LXI LES QUATRE CONCEPTS FONDAMENTAUX DE LA PSYCHANALYSE 1964 Leçon du 15 janvier 1964
Leçon du 15 janvier 1964
Mesdames, Messieurs,
Dans la série de conférences dont je suis chargé par la sixième Section de l’École pratique des Hautes études, je vais vous parler des fondements de la psychanalyse. Je voudrais seulement aujourd’hui vous indiquer le sens que je compte donner à ce titre et au mode sous lequel j’espère y satisfaire.
Pourtant il me faut d’abord me présenter devant vous, encore que la plupart ici, mais non pas tous, me connaissent, car les circonstances font qu’il me paraît approprié d’y introduire la question, préalable à vous présenter ce sujet.
En quoi suis-je autorisé ? Je suis autorisé à parler ici devant vous de ce sujet de par l’ouï-dire d’avoir fait par ailleurs ce qu’on appelait un « séminaire » qui s’adressait à des psychanalystes; mais comme certains le savent, je me suis démis de cette fonction à laquelle j’avais, pendant dix ans, vraiment voué ma vie, en raison d’événements survenus à l’intérieur de ce qu’on appelle une « société » psychanalytique, et nommément celle qui m’avait précisément confié cette fonction.
On pourrait soutenir que ma qualification n’est pas pour autant mise en cause pour remplir ailleurs cette même fonction. Je tiens pourtant provisoirement la question pour suspendue, et si je suis mis en demeure de pouvoir, disons, seulement donner suite à cet enseignement qui fut le mien, je considère que je dois commencer, avant d’ouvrir ce qui se présente donc comme une nouvelle étape, je dois commencer par les remerciements, que je dois de cette possibilité, à M. Fernand Braudel, président de la Section des Hautes études, que je délègue ici devant vous, à la grâce de qui je dois, en somme, de pouvoir le faire sous l’égide de cette Ecole hautement honorée — M. Braudel, empêché, m’a dit son regret de ne pouvoir être présent au moment où aujourd’hui je lui rends cet hommage — ainsi que ce que j’appellerai la noblesse avec laquelle en cette occasion, il a voulu parer à la situation de défaut où j’étais pour un enseignement dont, en somme, ne lui était parvenu rien d’autre que le style et la réputation, pour que je ne sois pas purement et simplement réduit au silence. Noblesse est bien le terme dont il s’agit quand il s’agit, en somme, d’accueillir celui qui était dans la position où je suis, celui d’un réfugié.
Il l’a fait aussi vite d’y être suscité par la vigilance de mon ami Claude Lévi-Strauss, dont je me réjouis qu’il ait bien voulu aujourd’hui me donner sa présence et dont il sait combien m’est précieux ce témoignage de l’attention qu’il porte à un travail, au mien, à ce qui s’y élabore en profonde correspondance avec le sien.
J’y ajouterai mes remerciements pour tous ceux qui, en cette occasion, m’ont marqué leur sympathie, jusqu’à aboutir à la complaisance avec laquelle M. Robert Flacelière, directeur de l’Ecole Normale Supérieure, a bien voulu mettre à la disposition de l’Ecole des Hautes études, cette salle sans laquelle je ne sais pas comment j’aurais pu vous recevoir, d’être venus si nombreux, ce dont je vous remercie du fond du cœur.
Tout ceci concerne donc la base, en un sens, je dirai, local, voire militaire, de ce mot : base pour mon enseignement. Mais je me permets d’aborder maintenant ce dont il s’agit, les fondements de la psychanalyse.
Pour ce qui est des fondements de la psychanalyse, mon séminaire y était, si je puis dire, impliqué. Il en était un élément, puisque, en somme, il contribuait à la fonder in concreto, puisqu’il faisait partie de la praxis elle-même, puisqu’il y était intérieur, puisqu’il était dirigé vers ce qui est un élément de cette praxis, à savoir la formation de psychanalystes.
J’ai pu, dans un temps, ironiquement définir (provisoirement peut-être, mais aussi bien, faute de mieux, dans l’embarras où je pouvais être) un critère de ce que c’est que la psychanalyse : comme le traitement distribué par un psychanalyste. Henry Ey, qui est ici aujourd’hui, se souviendra de cet article puisqu’il fut publié dans ce tome de l’encyclopédie qu’il dirige. Il me sera d’autant plus aisé d’évoquer, puisqu’il est présent, le fait du véritable acharnement qui fut mis à faire retirer de ladite encyclopédie, ledit article — au point que lui-même, dont chacun sait les sympathies qu’il m’accorde, fut, en somme, impuissant à arrêter cette opération obtenue par un comité directeur où se trouvaient précisément des psychanalystes! Cet article qui sera recueilli, dans ce que j’essaie de faire pour l’instant, pour un certain nombre de mes textes, à savoir une édition, vous pourrez, je pense, juger s’il avait perdu son actualité. Je le pense d’autant moins que toutes les questions que j’y soulève sont celles-là mêmes présentes, présentifiées à la fois par le fait que je suis ici dans la posture qui est la mienne pour introduire toujours cette même question : qu’est-ce que la psychanalyse? Sans doute y a-t-il là plus d’une ambiguïté et cette question est-elle toujours, selon le mode où je la désigne dans cet article, une question chauve-souris. De l’examiner au jour, tel est ce que je me proposais.
D’où, de quelque enseignement où je doive vous le proposer aujourd’hui à la place, la place d’où je réaborde ce problème, le fait qu’on puisse la définir comme une place qui a changé, qui n’est plus tout à fait au dedans, dont on ne sait pas si elle est en dehors, n’est pas ici anecdotique. Et c’est bien pourquoi je pense que vous ne verrez de ma part ni recours à l’anecdote, ni polémique d’aucune sorte si je pointe ceci qui est un fait : c’est que mon enseignement (désigné comme tel) a subi de la part d’un organisme qui s’appelle le Comité exécutif de cette organisation internationale qui s’appelle l’International Psychoanalytical Society, une censure qui n’est point ordinaire. Puisqu’il ne s’agit de rien de moins que de faire de la proscription de cet enseignement — qui doit être considéré comme nul en tout ce qui peut en venir quant à l’habilitation au registre de cette société d’un psychanalyste — à faire de cette proscription la condition d’affiliation de la société à laquelle j’appartiens.
Ceci encore n’est pas suffisant. Il est formulé que cette affiliation ne sera acceptée que si l’on donne des garanties pour que mon enseignement ne rentre, à jamais, par cette société, en activité pour la formation des analystes.
Il s’agit donc là de quelque chose qui est proprement comparable à ce qu’on appelle en d’autres lieux, « l’excommunication majeure». Encore celle-ci, dans les lieux où ce terme est employé, n’est-elle jamais prononcée sans possibilité de retour. Elle n’existe, elle existe pourtant sous cette forme dans une communauté religieuse désignée par le terme indicatif, symbolique de la Synagogue, c’est proprement ce dont Spinoza fut l’objet en deux étapes : le 27 juillet 1656, singulier tricentenaire, puisqu’il correspond au tricentenaire de Freud; le 27 juillet 1656, Spinoza fut l’objet du Kherem, excommunication qui répond bien à cette excommunication majeure. Il attendit quelque temps pour compléter notre tricentenaire pour être l’objet du Shammata, lequel consiste à y ajouter cette condition de l’impossibilité d’un retour.
Ne croyez pas, là non plus, qu’il s’agisse d’un jeu métaphorique, qu’il serait en quelque sorte puéril d’agiter au regard du champ, mon Dieu! long autant que sérieux, que nous avons à couvrir. Je crois, et vous le verrez, qu’il introduit quelque chose, non seulement par les échos qu’il évoque, mais par la structure qu’il implique. Il introduit quelque chose qui serait au principe de notre interrogation concernant la praxis psychanalytique.
Je ne suis, bien entendu, pas en train de dire, car ce ne serait pas impossible, que la communauté psychanalytique est une église, mais incontestablement la question surgit de savoir ce qu’elle peut bien avoir qui fait ici écho à une pratique religieuse. Nous y viendrons et nous verrons que cette voie ne sera pas, pour nous, inféconde. Aussi bien n’aurais-je même pas à accentuer ce fait, pourtant en lui-même plein de relief de porter avec lui je ne sais quel relent de scandale si, comme tout ce qui s’avancerait aujourd’hui, vous ne pouviez être sûr d’en retrouver, dans la suite, l’écho d’une civilisation.
Bien sûr, ce n’est pas là dire que je suis, en de telles conjonctures, seulement un sujet indifférent. Ne croyez pas que pour moi pas plus que pour l’intercesseur dont je n’ai pas hésité à l’instant à évoquer ce en quoi il peut servir en une telle occasion, de référence, voire de précédent, pas plus pour moi que, je le suppose, pour lui, ce n’est là matière à comédie, au sens de matière à rire. Néanmoins je voudrais au passage, parce que c’est là quelque chose qui peut…, vous témoigner d’un certain niveau de la perception analytique, que quelque chose ne m’a pas échappé d’une vaste dimension comique dans ce détour. Elle n’appartenait pas au registre de ce qui se passe au niveau de cette formulation, celle que j’ai appelée « excommunication». Elle appartenait plutôt au fait qui fut le mien pendant deux ans, de savoir que j’étais, et très exactement par ceux-là, qui étaient, à mon endroit, dans la position de collègues, voire d’élèves, dans la position d’être ce qu’on appelle négocié; car ce dont il s’agit, c’était de savoir dans quelle mesure les concessions faites au sujet de la valeur habilitante de mon enseignement pouvaient être mises en balance avec ce qu’il s’agissait d’obtenir d’autre part : l’habilitation de cette société.
Je ne veux pas laisser passer cette occasion, dans la même perspective que je vous ai dite tout à l’heure (à savoir de ce que nous pouvons en retrouver dans la suite), l’occasion de pointer — nous le retrouverons —que c’est là, à proprement parler, quelque chose qui peut être vécu, quand on y est, dans la dimension du comique.
Je crois néanmoins que ce n’est peut-être saisi pleinement que par un psychanalyste. Être négocié n’est pas, pour un sujet humain, une situation exceptionnelle ni rare, contrairement au verbiage qui concerne la dignité humaine, voire les Droits de l’homme. Chacun, à tout instant et à tous les niveaux, est négociable puisque, comme nous l’appelons, toute appréhension un peu sérieuse de la « structure » sociale est l’échange. Et l’échange dont il s’agit est l’échange des individus, de supports sociaux qui sont par ailleurs ce qu’on appelle des sujets, avec ce qu’ils comportent de droits — sacrés, dit-on — à l’autonomie. D’ailleurs chacun sait que la politique consiste à négocier, et cette fois-ci, à la grosse, par paquets, les mêmes sujets, dits « citoyens », par centaines de mille.
La situation n’avait donc rien d’exceptionnel à ceci près que, par exemple, d’être négocié par ceux que j’ai appelés tout à l’heure ses collègues, voire ses élèves, prend quelquefois, hors de ce jeu, vu du dehors, un autre nom…
Néanmoins, une saine aperception des choses concernant le sujet, même quand ce sujet est en position honnête, une saine aperception de ce qu’il en est réellement du sujet humain, à savoir de ceci que sa vérité n’est pas en lui mais dans un objet et à savoir que, dans quelque position qu’on soit, cet élément qui est proprement l’élément de comique pur, surgit, lié à la nature voilée de cet objet.
C’est là une expérience dont, sans doute, je crois opportun de la pointer, et de là où je puis en témoigner. Parce qu’après tout peut-être en pareille occasion serait-il l’objet d’une retenue indue, une sorte de fausse pudeur à ce que quelqu’un en témoignât du dehors; du dedans je peux vous dire que cette dimension est tout à fait légitime, qu’elle peut, du point de vue analytique, je vous l’ai dit, être vécue — et même d’une façon qui, à partir du moment où elle est aperçue, la surmonte, à savoir vécue sous l’angle de ce qu’on appelle l’humour, qui en cette occasion n’est que la reconnaissance du comique.
Je ne crois pas que cette remarque soit même hors du champ de ce que j’apporte concernant les fondements de la psychanalyse, car « fondement » a plus d’un sens et je n’aurais point besoin d’évoquer la Kabbale pour rappeler qu’il y désigne un des modes de la manifestation qui est proprement dans ce registre identifié au pudendum, et qu’il serait tout de même extraordinaire que, dans un discours analytique ce soit au pudendum que nous nous arrêtions. Les fondements, ici, sans doute, prendraient la forme de dessous si ces dessous n’étaient pas déjà quelque peu à l’air.
Dès lors, je ne crois pas inutile de marquer que — si certains, au dehors, peuvent s’étonner par exemple qu’à cette négociation et d’une façon très insistante aient participé tels de mes analysés, voire analysés encore en cours et s’interroger comment une chose pareille, (si tant est qu’elle soit au dehors objet de scandale), peut-elle être possible si ce n’est qu’il y a dans les rapports de vos analysés à vous quelque discorde qui mettrait en question la valeur même de l’analyse… — entendez que c’est justement de partir de ce qui, dans ce fait, peut être matière à scandale, que nous pouvons pointer mieux et d’une façon plus précise concernant ce fait qui s’appelle la psychanalyse didactique, cette praxis ou cette étape de la praxis qui est laissée, par ce qui se publie, tant à l’intérieur que, bien entendu, a fortiori, à l’extérieur de la psychanalyse complètement dans l’ombre, d’apporter, justement, quelque lumière concernant ses buts, ses limites, ses effets.
Ce n’est plus là Une question de pudendum, c’est question effectivement de savoir ce que, de la psychanalyse, on peut, on doit attendre et de ce qui doit s’y entériner comme frein, voire comme échec. C’est pour cela que j’ai cru ne rien devoir ménager, mais plutôt poser ici, comme un objet, dont j’espère que vous verrez plus clairement, à la fois les contours et le maintien possible, le poser à l’entrée même de ce que j’ai maintenant à dire au moment où, devant vous, j’interroge. Qu’est-ce que les fondements, au sens large du terme, de la psychanalyse? Ce qui veut dire qu’est-ce qui la fonde comme praxis?
Qu’est-ce qu’une praxis? Il me paraît douteux que ce terme puisse être considéré comme impropre concernant la psychanalyse. C’est le terme le plus large pour désigner une action concertée par l’homme, quelle qu’elle soit, qui le met en mesure de traiter, dirais-je, le réel par le symbolique. Qu’il y rencontre plus ou moins d’imaginaire ne prend ici que valeur secondaire.
Cette définition de la praxis s’étend donc fort loin. Il est clair que nous n’allons pas comme Diogène nous mettre à rechercher non pas un homme, mais notre psychanalyse, dans les différents champs, très diversifiés, de la praxis! Nous prendrons plutôt avec nous notre psychanalyse et nous allons voir que tout de suite elle nous dirige vers des points assez localisés, dénommables, de la praxis; qui sont même, par quelque transition, les deux termes entre lesquels j’entends poser la question, non pas du tout d’une façon ironique mais d’une façon qui est, je crois, destinée à être très éclairante.
— Il est bien clair que si je suis ici devant un auditoire aussi large, dans un tel milieu et avec une telle assistance, c’est pour me demander si c’est une science et l’examiner avec vous.
— Il est clair d’autre part que j’ai mon idée, quand j’ai tout à l’heure évoqué la référence religieuse en précisant bien que c’est de ‘religion’ au sens actuel du terme, non pas d’une religion asséchée, méthodologisée, repoussée dans le lointain d’une « pensée primitive », d’une religion telle que nous les voyons s’exercer encore vivantes, et bien vivantes.
Ce que nous pouvons attendre d’un tel discours n’est pas seulement de classer notre psychanalyse, qui a bien pour nous sa valeur authentique, parfaitement reconnaissable. Nous savons où nous sommes (il y a assez de psychanalystes dans cette assemblée, pour me servir, ici, de contrôle). Mais que, assurément, par ce en quoi elle nous permet de poser cette question, cette psychanalyse, qu’elle soit digne ou non de s’inscrire à l’un des deux registres, peut même nous éclairer sur ce que nous devons entendre par une science, voire par une religion.
Il est bien clair qu’il est plus décent que je commence par interroger la science. Je voudrais tout de suite éviter un malentendu. On va me dire : « De toute façon, c’est une recherche». Eh bien! là, permettez-moi d’énoncer, et même après tout m’adressant un tant soit peu aux pouvoirs publics pour qui ce terme de ‘recherche’, depuis quelque temps, semble servir de schibbolet, pour pas mal de choses, le terme de ‘recherche’, je m’en méfie.
Pour moi, je ne me suis jamais considéré comme un chercheur. Comme l’a dit un jour Picasso au grand scandale des gens qui l’entouraient, «Je ne cherche pas, je trouve». Il y a d’ailleurs dans le champ de la ‘recherche’, dite ‘scientifique’, deux domaines qu’on peut parfaitement reconnaître : celui où l’on cherche, et celui où l’on trouve…
Chose curieuse, ceci correspond à une frontière assez bien définie quant à ce qui peut se qualifier de ‘science’. La frontière recouvre très significativement deux versants parfaitement qualifiables dans ce champ de la recherche.
Aussi bien, y a-t-il sans doute quelque affinité entre cette recherche et ce que j’ai appelé le versant religieux. Il s’y dit couramment: « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé». Et trouvé est derrière. La question peut-être dont il s’agit est de savoir s’il ne s’établit pas une sorte d’ouverture à une recherche, voire à une recherche complaisante dans la mesure où quelque chose de l’ordre de l’oubli frappe ce qui a été déjà trouvé. La recherche, en cette occasion, nous intéresse par ce qui dans le débat s’établit au niveau de ce que nous pouvons appeler, de nos jours, ‘les sciences humaines’.
On voit comme surgir, sous les pas de quiconque trouve, ce que j’appellerais la revendication herméneutique qui est justement celle qui cherche, celle qui cherche la signification toujours neuve et jamais épuisée — qui serait, au principe, menacée d’être coupée dans l’œuf par celui qui trouve!
Or cette herméneutique, nous autres analystes y sommes intéressés ce que l’herméneutique se propose comme voie de développement de la ‘signification’, c’est quelque chose qui n’est pas, semble-t-il, étranger, en tout cas, qui dans bien des esprits se confond avec ce que nous analystes appelons « interprétation». Et par tout un côté il semble que, si tant est que cette interprétation n’est pas du tout peut-être dans le même sens que ladite herméneutique, l’herméneutique s’en accommode, voire s’en favorise assez volontiers… Le versant par où nous voyons tout au moins un couloir de communication entre la psychanalyse et ce que j’ai appelé le registre religieux, de l’avoir ouvert ici n’est point sans importance. Nous le retrouverons en son temps.
Donc, pour autoriser la psychanalyse à s’appeler une science, nous exigerons un peu plus.
Repartons de notre praxis. Ce qui spécifie une science, c’est d’avoir un objet. On peut le soutenir, qu’une science est spécifiée par un objet défini au moins par un certain niveau d’opération reproductible qu’on appelle expérience. Le rapport de l’objet à la praxis, en tout cas, est un rapport nécessaire.
Est-il suffisant? Je n’en trancherai pas tout de suite. Pour la science nous devons être très prudents parce que cet objet change (et singulièrement!) au cours de l’évolution d’une science. Nous ne pouvons point dire que l’objet de la physique moderne est le même maintenant qu’au moment de sa naissance — que, je vous le dis tout de suite, je date au XVIIe siècle. Est-ce que l’objet de la chimie moderne est le même qu’au moment de sa naissance, que je date à Lavoisier!
Peut-être ces remarques nous forcent-elles à un recul au moins tactique pour un moment, et à repartir de la praxis, nous demander si dans le fait que la praxis délimite un champ, c’est au niveau de ce champ que le savant de la science moderne se trouve spécifié : non point comme un homme qui en sache long en tout.
Je m’entends, nous laisserions ici de côté toute référence de la science à un système unitaire dit « système du monde », à cette exigence, de Duhem pour la qualifier, voire Meyerson dans les rapports entre identité et réalité — référence, plus ou moins qualifiable d’idéaliste, au besoin d’identification. J’irai même à dire que nous pouvons nous passer, nous abstraire de ce complément transcendant, implicite même dans la position du positiviste : il se réfère toujours à une unité dernière de tous les champs. Nous nous en abstrairons d’autant mieux, d’autant plus qu’après tout, c’est discutable et ce peut-être même être tenu pour [exorbitant] : il n’est nullement nécessaire que l’arbre de la science n’ait qu’un seul tronc. Je ne pense pas qu’il en ait beaucoup, il en a peut-être, sur le modèle du chapitre premier de la Genèse, deux différents. Non pas du tout que j’attache une importance exceptionnelle à ce mythe plus ou moins marqué d’obscurantisme, mais après tout, pourquoi n’attendrions-nous pas de la psychanalyse de nous éclairer là-dessus?
A nous en tenir à la notion du champ définissant une expérience, nous voyons bien tout de suite que ceci ne suffit pas à définir une science, pour la raison que, par exemple, cette définition s’appliquerait très très bien à l’expérience mystique. C’est même par cette porte qu’on lui redonne une considération scientifique! Nous arrivons presque à penser que nous pouvons avoir, de cette expérience, une appréhension scientifique, car il ne faut pas se dissimuler qu’il y a là une sorte d’ambiguïté. Soumettre à un examen scientifique prête toujours à ce que [l’on risque] de laisser entendre que l’expérience peut avoir d’elle-même une subsistance scientifique.
Or tous ces points d’ambiguïté, forts de malentendus, nous intéressent dans notre propos en ceci qu’il semble bien que tout le problème de la psychanalyse, en ce tournant que nous vivons, soit celui d’un véritable nœud de malentendus.
Qu’il soit évident, tout aussitôt, que nous ne pouvons pas faire rentrer dans la science l’expérience mystique.
A condition qu’on le fasse remarquer encore, cette définition d’une praxis, du champ qu’elle détermine, l’appliquerons-nous à l’alchimie pour l’autoriser à être une science? Je relisais récemment un tout petit volume qui n’a même pas été recueilli dans les Œuvres Complètes de Diderot mais qui semble assurément être de lui. Si elle naît à Lavoisier, Diderot ne parle pas de chimie, mais de bout en bout de l’alchimie, avec toute la finesse d’esprit que vous savez être la sienne. Qu’est-ce qui nous fait, tout de suite, malgré le caractère saisissant, étincelant des histoires, qu’au cours des âges il nous situe, qu’est-ce qui nous fait dire que l’alchimie, après tout, n’est pas une science? Après tout, qu’en savons-nous? Quelque chose, à mes yeux, est décisif, c’est que dans l’alchimie, la pureté de l’âme de l’opérateur était, comme telle et de façon dénommée, un élément essentiel en l’affaire.
Cette remarque n’est pas non plus accessoire, contingente. Vous le sentez, puisque peut-être va-t-on soulever qu’il s’agit de quelque chose d’analogue concernant la présence de l’analyste dans le Grand œuvre analytique et que c’est peut-être ça qui est cherché dans notre psychanalyse didactique; et peut-être moi-même ai-je l’air de dire la même chose dans mon enseignement ces derniers temps (et connu de tous ceux qui m’ont suivi) que je pointais tout droit, toutes voiles dehors, et de façon avouée vers ce point central que je mettais en question: à savoir quel est le désir de l’analyste. Que doit-il en être du désir de l’analyste pour qu’il opère d’une façon correcte? Et si cette question, on peut l’admettre, peut être laissée hors des limites du champ, comme elle l’est en effet, dans les sciences, — j’entends, les sciences modernes du type le plus [formalisé] — où personne ne s’interroge sur ce qu’il en est du désir du physicien.
Il faut vraiment des crises qui se posent, comme on dit, comme problèmes à l’attention humaine pour que M. Oppenheimer nous interroge tous sur ce qu’il en est du désir qui est au fond de la physique moderne (personne d’ailleurs n’y ferait attention, on croit que c’est un incident politique…) Est-ce que c’est quelque chose du même ordre que ce qui est exigé de l’adepte de l’alchimie?
Lui [le désir] ne peut nullement être laissé en dehors de notre question pour la raison que le problème de la formation de l’analyste le pose. L’analyse didactique ne peut servir à rien d’autre qu’à le mener à ce point que je désigne en mon algèbre comme le désir de l’analyste.
Là encore, il me faut laisser la question ouverte, à charge pour vous de sentir ce que je vous amène par approximations — comme celle-ci l’agriculture est-elle une science? On répondra oui, on répondra non. Cet exemple est avancé par moi, seulement pour vous suggérer que vous faites quand même une différence entre l’agriculture définie par un objet et définie (c’est le cas de le dire) par un champ. Entre l’agriculture et l’agronomie — ceci me permettra de faire surgir une dimension qui est assurée (nous sommes dans le b. a. ba, mais enfin, il faut bien y être), c’est la mise en formules.
Est-ce que ça va nous suffire à faire le lien, à définir les conditions d’une science? Je n’en crois rien. Une fausse science commune, il est vrai, peut être mise en formules; la question n’apparaît donc pas tellement simple, dès lors que la psychanalyse, comme science supposée, apparaît sous des traits qu’on peut dire problématiques. Il conviendrait peut-être de prendre la question par d’autres bouts.
Que concernent les formules? Où doivent-elles porter? Qu’est-ce qui motive et module ce glissement de l’objet? Assurément, nous ne
pouvons pas éviter la question du concept. Est-ce qu’il y a des concepts analytiques d’ores et déjà formés? Est-ce que… L’extraordinaire prévalence, le maintien presque religieux des termes avancés par Freud pour structurer l’expérience analytique, à quoi ceci se rapporte-t-il? Est-ce qu’il s’agit d’un fait très marqué, très surprenant dans l’histoire des sciences, qui serait celui-ci : qu’il serait le premier et serait resté le seul dans l’interrogation de cette science supposée à avoir introduit des concepts, non seulement fondamentaux, mais restés isolés? Sans ce tronc, ce mât, ce pilotis, où amarrer notre pratique, pouvons-nous dire même que ce dont il s’agit, ce que je vise, concernant Freud, ce soit, à proprement parler, des concepts ? Sont-ils des concepts en formation? Sont-ce des concepts en évolution, en mouvement et qu’il y ait à réviser? Je crois que c’est là un point où nous pouvons tenir qu’une expérience est déjà faite dans une voie qui ne peut être que de travail, que de conquête dans le sens de résoudre la question.
Si la psychanalyse est une science, à la vérité, si le maintien de ses concepts au centre de toute discussion théorique dans cette chaîne lassante, fastiDieuse, rebutante — et que personne ne lit hors les psychanalystes — qui s’appelle la littérature psychanalytique, c’est quelque chose qui nous montre, en tout cas, qu’on y reste très en retrait de ces concepts, que la plupart de ceux que Freud a avancés, y sont faussés, adultérés, brisés; et que ceux qui sont trop difficiles, sont purement et simplement mis dans la poche, que toute l’évolution de ce qui s’est élaboré autour de la frustration est, au regard de ceux de quoi ça dérive dans les concepts freudiens, nettement en arrière, préconceptuel.
Il est tout à fait clair que personne ne se préoccupe plus, sauf de rares exceptions qui sont proprement dans mon entourage, de la structure tierce du complexe d’Œdipe ni du complexe de castration.
Il ne suffit nullement, pour assurer un statut théorique à la psychanalyse, qu’un écrivain du type Fenichel ramène tout le matériel accumulé de l’expérience au niveau de la platitude par une énumération du type grand collecteur. Bien sûr, une certaine quantité de faits ont été rassemblés. Il n’est pas vain de les voir groupés en quelques chapitres. On peut y avoir l’impression que, dans tout un champ, tout est expliqué à l’avance. Or l’analyse n’est pas de retrouver dans un cas le trait différentiel de la théorie et de croire expliquer avec, pourquoi votre fille est muette. Car ce dont il s’agit, c’est de la faire parler. Or cet effet procède d’un type d’intervention qui n’a rien à faire avec la référence au trait différentiel.
Pour la faire parler, on se réfère à l’analyse, à l’analyse, qui consiste justement à la faire parler, de sorte qu’on pourrait définir la psychanalyse comme consistant, au dernier terme, dans la levée du mutisme. Et c’est bien, en effet, ce qu’on a appelé un moment de l’analyse des résistances.
Le symptôme c’est d’abord le mutisme dans le sujet supposé parlant. S’il parle, il est guéri, de son mutisme, évidemment! Mais cela ne nous dit pas du tout pourquoi il a commencé de parler, pourquoi il a guéri de son mutisme. Cela nous désigne seulement un trait différentiel qui est celui, comme il fallait s’y attendre, dans le cas de la fille muette, celui d’hystérique.
Or ce trait différentiel est celui-ci que c’est dans ce mouvement même de parler que l’hystérique constitue son désir, de sorte qu’il n’est pas étonnant que ce soit par cette porte que Freud soit entré dans ce qui était; en réalité, les rapports du désir au langage, à l’intérieur duquel, dans ce champ, il a découvert les mécanismes de l’inconscient.
Que ce rapport du désir au langage comme tel ne lui soit pas resté voilé est justement là un trait de son génie, mais ce n’est pas encore dire qu’il ait été pleinement élucidé même et surtout pas par la question massive de transfert.
Que pour guérir l’hystérique de tous ses symptômes, la meilleure façon soit de satisfaire à son désir d’hystérique, qui est, pour nous, à nos regards, elle l’hystérique, de peser son désir comme désir insatisfait, laisse entièrement hors du champ la question spécifique de ce pourquoi elle ne peut soutenir son désir que comme désir insatisfait, de sorte que l’hystérie, dirais-je, nous met sur la trace d’un certain péché originel de l’analyse. Il faut bien qu’il y en ait un. Le vrai n’est peut-être qu’une seule chose, c’est le désir de Freud lui-même, à savoir le fait que quelque chose, dans Freud, n’a jamais été analysé.
C’est exactement là que j’en étais au moment où, par une singulière coïncidence, j’ai été mis en position de devoir me démettre de mon séminaire, car ce que j’avais à dire sur les Noms-du-Père ne visait à rien d’autre qu’à mettre en question l’origine, à savoir par quel privilège le désir de Freud avait pu trouver, dans le champ de l’expérience qu’il désigne comme l’inconscient, la porte d’entrée.
Remonter à cette origine est tout à fait essentiel si nous voulons mettre l’analyse sur les pieds dont il ne manque pas un d’entre eux.
Quoi qu’il en soit, un tel mode d’interroger le champ de l’expérience va, dans notre prochaine rencontre, être guidé par la référence suivante:
quel statut conceptuel devons-nous donner à quatre des termes introduits par Freud comme concepts fondamentaux? Nommément : l’inconscient, la répétition, le transfert et la pulsion.
A considérer ces concepts, à savoir le mode sous lequel dans mon enseignement passé, je les ai situés en relation à une fonction plus générale qui les englobe et qui permet de montrer leur valeur opératoire dans ce champ, à savoir la référence au signifiant comme tel, qui est sous-jacente, implicite mais non explicite; voilà ce qui nous fera, à notre prochaine rencontre, faire le pas suivant.
J e me suis promis, cette année, de mettre un terme fixe à deux heures moins vingt à mon propos. Je le tiendrai, je pense, fidèlement; je me réserve, par ce mode, d’interrompre mon exposé en un point fixe, de laisser, ensuite, pour tous ceux qui seront en mesure de rester ici, n’ayant point à chercher tout de suite ailleurs l’accrochage à une autre occupation, de me poser les questions que leur auront suggéré, ce jour-là les termes de mon exposé.
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