samedi, juillet 27, 2024
Recherches Lacan

LXI LES QUATRE CONCEPTS FONDAMENTAUX DE LA PSYCHANALYSE 1964 Leçon du 22 janvier 1964

Leçon du 22 janvier 1964

 

Mesdames, Messieurs,

 

Pour commencer à l’heure, pour vous permettre aussi de prendre place, je vais commencer mon propos d’aujourd’hui par la lecture d’un poème qui, à la vérité, n’a aucun rapport avec ce que je vous dirai — mais un cer­tain rapport, et je crois même que certains en retrouveront l’accent le plus profond, avec ce que j’ai dit l’année dernière, dans mon séminaire concer­nant l’objet mystérieux, l’objet le plus caché, celui de la pulsion scopique.

Il s’agit de ce court poème qu’à la page 70 du Fou d’Elsa, Aragon inti­tule « Contre-chant »

 

Vainement ton image arrive à ma rencontre

Et ne m’entre où je suis qui seulement la montre

Toi te tournant vers moi tu ne saurais trouver

Au mur de mon regard que ton ombre rêvée

 

Je suis ce malheureux comparable aux miroirs

Qui peuvent réfléchir mais ne peuvent pas voir

Comme eux mon œil est vide et comme eux habité

De l’absence de toi qui fait sa cécité

 

J e dédie ce poème à la nostalgie que certains peuvent avoir de ce séminaire interrompu et de ce que j’y développais au niveau des problèmes, spécialement l’année dernière, de l’angoisse et de la fonction de l’objet a.

Ils saisiront, je pense, ceux-là (je m’excuse d’être aussi abrégé, ellip­tique, allusif), ils saisiront la saveur du fait qu’Aragon dans cette œuvre admirable où je suis fier de trouver l’écho des goûts de notre génération, celle qui fait que je suis forcé de me reporter à mes camarades du même âge que moi, pour pouvoir encore m’entendre sur ce poème d’Aragon,

— qu’il fait suivre de ces lignes énigmatiques : « Ainsi dit une fois An­-Nadjî comme on l’avait invité pour une circoncision».

Point où ceux qui ont entendu mon séminaire de l’année dernière, retrouveront cette correspondance des formes diverses de l’objet a, avec la fonction centrale et symbolique du — p ici évoqué par cette référence singulière et certainement pas de hasard qu’Aragon confère à la conno­tation, si je puis dire, historique de l’émission, par son personnage, le poète fou, de ce « contre-chant».

Il y en a ici quelques-uns, je le sais, qui s’introduisent à mon ensei­gnement. Ils s’y introduisent par des écrits qui sont déjà datés. Je vou­drais, avant d’introduire mon propos d’aujourd’hui, qu’ils sachent qu’une des coordonnées indispensables pour apprécier la direction, le sens de ce premier enseignement, doit être trouvée dans ceci qu’ils ne peuvent, d’où ils sont, imaginer à quel degré, dirais-je, de mépris ou sim­plement de méconnaissance pour leur instrument peuvent arriver les praticiens. Qu’ils sachent que pendant quelques années, tout mon effort a été nécessaire pour revaloriser aux yeux de ceux-ci cet instrument, la parole, pour lui redonner, si je puis dire, sa dignité et faire que, pour eux, la parole ne soit pas toujours ces mots, d’avance dévalorisés, qui les for­çaient à fixer leurs regards ailleurs pour en trouver le répondant.

C’est ainsi que j’ai pu passer (au moins pour un temps) pour être hanté, dans mon enseignement, par je ne sais quelle philosophie du lan­gage, voire heideggerienne! alors qu’il ne s’agissait que d’un travail pro­pédeutique.

Ce n’est pas parce que je parle ici que je parlerai plus en philosophe et, pour m’attaquer à quelque chose d’autre qui concerne bien les psy­chanalystes mais que je serai effectivement plus à l’aise ici pour dénom­mer, ce dont il s’agit est quelque chose que je n’appellerai pas autrement que le refus du concept. C’est pourquoi, comme je l’ai annoncé au terme de mon premier cours, c’est aux concepts freudiens majeurs, que j’ai iso­lés comme étant au nombre de quatre et tenant proprement cette fonc­tion, que j’essaierai aujourd’hui de vous introduire.

Ces quelques mots au tableau noir (sous le titre des concepts freu­diens), ce sont les deux premiers, l’inconscient et la répétition, les deux autres étant le transfert et la pulsion.

J’essaierai d’avancer aussi loin que possible aujourd’hui dans la voie de vous expliquer ce que j’entends par fonction de ces concepts, nom­mément l’inconscient et la répétition.

Le transfert — je l’aborderai, j’espère la prochaine fois — nous intro­duira directement aux algorithmes que j’ai cru devoir introduire dans la pratique spécialement aux fins de la mise en œuvre proprement de la technique analytique comme telle.

La pulsion est d’un accès encore si difficile et, à vrai dire, si inabordé que je ne crois pas pouvoir faire plus cette année que d’y revenir seule­ment après que nous aurons parlé du transfert. Nous verrons seulement l’essence de l’analyse, et spécialement ce qu’a en elle de profondément problématique et en même temps directeur, la fonction de l’analyse didactique. Ce n’est qu’après être passé par cet exposé que nous pour­rons peut-être, en fin d’année et sans à nous-mêmes minimiser le côté difficile, mouvant, voire scabreux de l’approche de ce concept, aborder la pulsion. Ceci, dirais-je, par contraste avec ceux qui peuvent s’y aven­turer au nom de références incomplètes et fragiles.

Les deux petites flèches que vous voyez, indiquent après ‘l’incons­cient’ et ‘la répétition’ qui sont écrits ici au tableau, indiquent non pas ce qui est à l’autre côté de la ligne, mais le point d’interrogation qui suit. A savoir que la conception que nous nous faisons du concept implique qu’il est toujours fait dans une approche qui n’est point sans rapport avec ce que nous impose, comme forme, le calcul infinitésimal:

à savoir que si le concept se modèle d’une approche à la réalité, à une réalité qu’il est fait pour saisir, ce n’est que par un saut, un passage à la limite qu’il s’achève à se réaliser; que dès lors nous considérons que nous sommes requis, en quelque sorte, que ça nous est un devoir de dire quelque chose de ce en quoi peut s’achever, je dirais sous forme de quantité finie, l’élaboration qui s’appelle l’inconscient. De même pour ‘la répétition’.

Les deux termes que vous voyez inscrits sur ce tableau au bout de la ligne concernent deux termes de référence essentiels, eu égard à la ques­tion posée la dernière fois (la psychanalyse sous ses aspects paradoxaux, singuliers, aporiques, peut-elle, parmi nous, être considérée comme constituant, à quelque degré, une science ou seulement un espoir de science ?). C’est par rapport à ces deux termes, le ‘sujet’ et le ‘réel’, que nous serons amenés à donner forme à la question.

Je prends d’abord le concept de ‘l’inconscient’. La majorité de cette assemblée se rappelle ou a quelques notions de ce que j’ai avancé ceci l’inconscient est structuré comme un langage. Une part peut-être moins large mais aussi très importante de mes auditeurs ici aujourd’hui, et mon audience ordinaire, sait bien que ceci se rapporte à un certain champ qui nous est beaucoup plus accessible, beaucoup plus ouvert qu’au temps de Freud. Et que, pour l’illustrer par quelque chose qui est matérialisé assu­rément sur un plan scientifique, je l’illustrerai par exemple par ce champ

— je ne vais pas le cerner — ce champ qu’explore, structure, élabore et qui se montre déjà infiniment riche, ce champ que Claude Lévi-Strauss

épinglé du titre de Pensée sauvage. Avant toute expérience, toute déduction individuelle, avant même que s’y inscrivent les expériences collectives qui ne sont rapportables qu’aux besoins sociaux, quelque chose organise ce champ, en inscrit les lignes de force initiales, qui est cette fonction que Claude Lévi-Strauss, dans sa critique du totémisme, nous montre être sa vérité, et vérité qui en réduit l’apparence, de cette fonction du totémisme, à savoir une fonction classificatoire primaire: ce quelque chose qui fait [que], avant que les relations s’organisent, qui soient des relations proprement humaines, déjà s’est organisé ce rapport d’un monde, à un autre monde de certains rapports humains qui sont déterminés par une organisation, aux termes de cette organisation qui sont pris dans tout ce que la nature peut offrir comme support, qui s’or­ganisent dans des thèmes d’opposition. La nature, pour dire le mot, fournit des signifiants, et ces signifiants organisent de façon inaugurale les rapports humains, en donnent les structures et les modèlent.

L’important est ceci, c’est que nous voyons là le niveau où, avant toute formation du sujet (d’un sujet qui pense, qui s’y situe), ça compte, c’est compté, et dans ce compté, le compte, déjà, y est! Il a ensuite à s’y recon­naître, et à s’y reconnaître comme comptant. Disons que l’achoppement naïf où le mesureur de niveau mental s’esbaudit de saisir le petit homme, quand il lui propose l’interrogation : «J’ai trois frères, Paul, Ernest et moi, qu’est-ce que tu penses de ça ? » — Le petit n’en pense rien pour la bonne raison, c’est que c’est tout naturel! D’abord sont comptés les trois frères Paul, Ernest et moi, et tel je suis moi, au niveau de ce qu’on avance que j’ai à réfléchir : ce moi… c’est moi! et que c’est moi qui compte.

C’est cette structure, affirmée comme initiale de l’inconscient, aux temps historiques où nous sommes de formation d’une science, d’une science qu’on peut qualifier d’humaine, mais qu’il faut bien distinguer de toute psychosociologie. D’une science dont le modèle est le jeu combi­natoire que la linguistique nous permet de saisir dans un certain champ, opérant dans sa spontanéité et tout seul, d’une façon présubjective, c’est ce champ-là qui donne, de nos jours, son statut à l’inconscient. C’est celui-là, en tout cas, qui nous assure qu’il y a quelque chose de quali­fiable sous ce terme qui est assurément accessible d’une façon tout à fait objectivable.

Mais, est-ce à dire que, quand j’invoque les psychanalystes, quand je les induis, quand je les incite à ne point ignorer ce terrain, ce champ qui est le leur, qui leur donne un solide appui pour leur élaboration, est-ce à dire que je pense, à proprement parler, tenir les concepts introduits his­toriquement par Freud sous le terme d’inconscient?

Eh bien non! Je ne le pense pas, l’inconscient, concept freudien, est autre chose que je voudrais essayer de vous faire saisir aujourd’hui.

Il ne suffit pas de dire que l’inconscient est un concept dynamique, puisque c’est substituer l’ordre de mystère le plus courant à un mystère particulier (la force, ça sert en général à désigner un lieu d’opacité).

Je voudrais introduire ce que je veux vous dire aujourd’hui, en me référant à la fonction de la cause. Je sais bien que j’entre là sur un terrain qui, du point de vue de la critique philosophique, disons, n’est pas sans évoquer un monde de références. Assez pour me faire hésiter dans ces références, nous en serons quittes pour choisir.

Il y a au moins une partie de mon auditoire qui restera plutôt sur sa faim, si simplement j’indique qu’autour des années 1760, voire 63, l’Essai sur les grandeurs négatives de Kant, là où nous pouvons saisir combien est serrée de près sinon la crise, voire la béance que, depuis toujours, offre la fonction de la cause pour toute saisie conceptuelle. Quand dans cet Essai dont je parle, il est à peu près dit que c’est un concept, en fin de compte, inanalysable, qu’il est impossible de comprendre par la raison, (si tant est que la règle de la raison, la Vernunftregel, c’est toujours quelque comparaison, Vergleichung, ou équivalent), qu’essentiellement reste dans la fonction de la cause, une certaine béance, terme qui est employé dans Les Prolégomènes du même auteur.

Et aussi bien je n’irai pas non plus faire remarquer que c’est depuis toujours ce problème de la cause qui est l’embarras des philosophes, que ce n’est même pas simple, si simple à voir s’équilibrer dans Aristote, ses quatre causes — mais je ne suis pas ici philosophant et ne prétends m’ac­quitter d’aucune aussi lourde charge avec ces références [que] pour rendre sensible simplement ce que veut dire ce sur quoi j’insiste.

Je dirai que la cause, toute modalité que Kant finalement l’inscrive dans les catégories de la raison pure ou plus exactement qu’il y inscrit au registre, au tableau des relations entre l’inhérent et la communauté, que la cause n’est pas pour autant, pour nous, plus rationalisée.

Elle se distingue de ce qu’il y a de déterminant dans une chaîne, autrement dit de la loi. Pour l’exemplifier, je dirais, pensez à ce qui s’image dans la fonction de l’action et de la réaction. Il n’y a, si vous voulez, qu’un seul tenant. L’un ne va pas sans l’autre. Un corps qui s’écrase au sol, sa masse n’est pas la cause de ce qu’il reçoit en retour de sa force vive. Sa masse est intégrée à cette force qui lui revient pour dis­soudre sa cohérence par un effet de retour. Ici pas de béance, si ce n’est à la fin.

Chaque fois que nous parlons de cause, il y a toujours, dans ce terme, quelque chose d’anticonceptuel, d’indéfini. ‘Les phases de la lune sont la cause des marées’, ça, c’est vivant, nous savons à ce moment-là que le mot ‘cause’ est bien employé. ‘Les miasmes sont la cause de la fièvre’, ça ne veut rien dire. Là, en somme, il y a tout un trou et quelque chose qui vient osciller dans l’intervalle. Il. n’y a de cause que de ce qui cloche. Entre la cause et ce qu’elle affecte, il y a toujours la clocherie.

Eh bien! l’inconscient freudien, c’est à ce point, que j’essaie de vous faire viser par approximation, qu’il se situe. L’important n’est pas que. l’inconscient détermine la névrose. Là-dessus Freud a très volontiers le geste pilatique de se laver les mains. Un jour ou l’autre, on trouvera peut-être quelque chose, des déterminants humoraux, peu importe. Ça lui est égal.

Mais l’inconscient, justement! nous désigne cet ordre de béance où j’essayais de vous rappeler la dimension essentielle de cette notion de cause. L’inconscient nous montre la béance par où, en somme, la névro­se se raccorde à un réel qui peut bien, lui, n’être pas déterminé.

Dans cette béance, il apparaît, il se passe quelque chose. Cette béance une fois bouchée, la névrose est-elle guérie? Vous savez qu’après tout, la question est toujours ouverte. Seulement elle devient autre, parfois simple infirmité, cicatrice, comme dit Freud ailleurs, non pas cicatrice de la névrose, mais de cet inconscient.

Comme vous le voyez, cette topologie, je ne vous la ménage pas très savamment, parce que je n’ai pas le temps. Je saute dedans, et ce que je désigne là en ces termes, je crois que vous pourrez vous sentir, vous en sentir guidés quand vous irez au texte de Freud et quand vous voyez d’où il part, proprement de l’étiologie des névroses, et qu’est-ce qu’il trouve dans ce trou, dans cette fente, dans cette béance caractéristique de la cause? Essayons de l’épeler. Ce qu’il trouve c’est quelque chose de l’ordre du non réalisé. On parle de refus. C’est aller trop vite en matiè­re : depuis quelque temps, quand on parle de ‘refus’, on ne sait plus ce qu’on dit. L’inconscient, d’abord, se manifeste à nous comme quelque chose qui se tient en attente dans l’aire, dirais-je, du non-né. Que le refoulement y déverse quelque chose, ça n’est pas étonnant, c’est le rap­port aux limbes de la faiseuse d’anges.

Cette dimension est à évoquer dans ce registre qui n’est ni d’irréel ni de déréel : de non-réalisé. Ce n’est jamais sans danger, après tout, qu’on fait remuer quelque chose dans cette zone des larves et peut-être, après tout, est-il de la position de l’analyste, s’il y est vraiment, de devoir être assiégé, je veux dire, réellement, par ceux chez qui il a évoqué ce monde des larves sans avoir pu toujours les mener jusqu’au jour.

Tout discours, là, bien sûr, n’est pas inoffensif, et le discours même que je tiens, que j’ai pu, dans ces dix dernières années, tenir, trouve un certain de ces effets, de ces retours, à cette direction qu’ici je désigne comme l’explication de ces retours.

Ce n’est pas en vain que, même dans un discours public, on vise les sujets et qu’on les touche à ce que Freud appelle le nombril, nombril des rêves, écrit-il pour en désigner, au dernier terme, le centre d’inconnu, dit-il, mais qui n’est point autre chose, comme l’image anatomique dont il s’agit, et s’avère être la meilleure à le représenter, que cette béance dont nous parlons.

Danger du discours public pour autant qu’il s’adresse justement au plus proche. Nietzsche le savait qu’un certain type de discours ne peut s’adresser qu’au plus lointain.

C’est qu’à vrai dire, cette dimension dont je parle, de l’inconscient, tout cela, c’était oublié, comme Freud l’avait parfaitement bien prévu. L’inconscient s’était refermé sur son message grâce au soin de ces actifs orthopédeutes que sont devenus les analystes de la seconde ou de la troi­sième génération, qui se sont employés, en psychologisant la théorie analytique, à suturer cette béance.

Croyez bien, d’ailleurs, que moi-même je ne la rouvre jamais qu’avec précaution. J’ai mieux à faire puisque, dans le domaine de la cause, je suis, à ma date, à mon époque, en position d’introduire la loi, la loi du signifiant où cette béance se produit.

Mais il n’en reste pas moins qu’il nous faut, si nous voulons com­prendre ce dont il s’agit dans la psychanalyse, revenir à évoquer ce concept dans les temps où Freud a procédé pour les forger, puisque nous ne pouvons l’achever qu’à l’y porter à sa limite. Je vous passe les consi­dérations ordinaires où l’inconscient freudien fournit un paragraphe parmi les autres inconscients. Il n’a rien à faire avec les formes dites de l’inconscient qui l’ont précédé voire accompagné, voire qui l’entourent encore.

Ouvrez, pour voir ce que je viens de dire, le dictionnaire Lalande. Lisez sa très jolie énumération qu’a faite Dwelshauvers dans un livre paru il y a une quarantaine d’années chez Flammarion. Il y a huit ou dix formes d’inconscient qui n’apprennent rien à personne, qui désignent simplement le pas-conscient, le plus ou moins conscient, et, dans le champ des élaborations psychologiques, on trouve mille variétés sup­plémentaires.

On peut faire remarquer que l’inconscient de Freud n’est pas du tout l’inconscient romantique de la création imaginante, n’est pas le lieu des divinités de la nuit où certains croient encore pouvoir révéler l’incons­cient freudien. Sans doute n’est-ce pas là tout à fait sans rapport avec, disons, le lieu vers où se tourne le regard de Freud.

Mais le fait que Jung, qui est le relaps des termes de l’inconscient romantique, ait été répudié par Freud, nous indique assez que ce que Freud introduit, c’est autre chose.

Pour dire que l’inconscient, cet inconscient lui-même si fourre-tout, si hétéroclite qu’élabore pendant toute sa vie, dans sa vie de philosophe solitaire, Eduard von Hartmann, ce ne soit pas l’inconscient de Freud, il ne faudrait pas non plus aller trop vite puisque Freud, dans son septiè­me chapitre de l’Interprétation des rêves, de la Traumdeutung, lui-même s’y réfère en note. C’est dire qu’il faut aller y voir de plus près pour dési­gner ce qui, dans Freud, s’en distingue.

J e vous l’ai dit, je ne me contente pas de dire, de tous ces inconscients toujours plus ou moins affiliés à une volonté obscure considérée comme primordiale, à quelque chose d’avant la conscience,

Ce que Freud nous oppose, c’est la révélation qu’ici, quelque chose, en tout point homologue à ce qui se passe au niveau du sujet, fonction­ne, que là, ça parle, et, renversant complètement la perspective, à savoir qu’au niveau de l’inconscient, ça fonctionne d’une façon aussi élaborée qu’au niveau de ce qui paraissait être le privilège du conscient.

J e sais les résistances que provoque encore cette simple remarque, pourtant sensible dans le moindre texte de Freud. Et lisez là-dessus le paragraphe de ce septième chapitre intitulé « L’oubli dans les rêves », à-propos de quoi Freud ne fait que référence aux jeux du signifiant de la façon la plus sensible.

De ce registre, vous en avez eu, dans l’oreille, l’indication dimension­nelle. Je ne me contente pas de cette référence massive. Je vous ai épelé point par point ce fonctionnement de l’inconscient dans le phénomène, dans ce qui nous est produit d’abord par Freud, comme le champ, le registre de l’inconscient.

Le rêve, l’acte manqué, le mot d’esprit… Qu’est-ce qui frappe d’abord. C’est le mode d’achoppement sous lequel il apparaît.

Achoppement, défaillance, fêlure, voilà ce qui frappe d’abord. Dans une phrase prononcée, écrite, quelque chose vient à trébucher. Freud qui est aimanté par des phénomènes, c’est là qu’il va chercher ce qui va se manifester comme l’inconscient. Là, quelque chose d’autre demande à se réaliser qui apparaît comme intentionnel, certes, mais d’une étrange, dirons-nous, temporalité. Ce qui se produit, au sens plein du terme « se produire», dans cette béance, dans cette fêlure, présente comme la trouvaille : c’est ainsi d’abord que l’exploration freudienne rencontre ce qui se passe dans l’inconscient. Trouvaille qui est, en même temps, solution, mais pas forcément ache­vée, mais, si incomplète qu’elle soit, elle a ce je ne sais quoi qui nous touche de cet accent particulier qu’a si admirablement détaché et seule­ment détaché, car Freud l’a bien fait remarquer avant lui, Theodor Reik:

à savoir la surprise, ce par quoi le sujet se sent dépassé.

Il en trouve à la fois plus ou moins qu’il n’en attendait, mais, de toute façon, c’est par rapport à ce qu’il attendait, d’un prix unique.

Or, cette trouvaille, dès qu’elle se présente, se présente comme retrou­vailles instaurant la dimension de la perte et, qui plus est, cette trouvaille est toujours prête à se dérober à nouveau.

Pour me laisser aller à quelque métaphore, Eurydice deux fois perdue, vous dirais-je, telle est l’image la plus sensible que nous puissions don­ner dans le mythe, de ce qu’est le mythe, de ce que c’est que ce rapport de l’Orphée analyste par rapport à l’inconscient.

En quoi, si vous me permettez d’y ajouter quelque ironie, l’incons­cient se trouve au bord strictement opposé de ce qu’il en est de l’amour, dont chacun sait qu’il est toujours unique, et que la formule « une de perdue, dix de retrouvées » est celle qui trouve sa meilleure application.

La discontinuité, telle est la forme essentielle où nous apparaît d’abord l’inconscient comme phénomène. Dans cette discontinuité, quelque chose qui se manifeste comme une vacillation, et ceci nous conduit à nous interroger sur ce qu’il en est de son fond puisqu’il s’agit d’une discontinuité.

Si cette discontinuité a ce caractère absolu, ce que nous semblons lui donner dans le texte du phénomène, ce caractère inaugural dans le che­min de la découverte de Freud, devons-nous lui donner, comme ce fut depuis la tendance des analystes, le fond, en quelque sorte, nécessaire, d’une appréhension de quelque totalité?

Est-ce que le « un » lui est antérieur? Justement, je ne le pense pas, et tout ce que j’ai enseigné, ces dernières années, tendait, si je puis dire, à faire virer deux sortes d’exigence d’un « un » fermé qui est mirage auquel s’attache la référence à cette sorte de double de l’organisme que serait le psychisme d’enveloppe où résiderait cette fausse unité; à faire virer cette exigence, vous m’accorderez que l’un qui est introduit par l’expérience de l’inconscient, c’est justement cet un de la fente, du trait, de la rupture.

Ici jaillit, disons, une forme méconnue de l’un, disons, si vous voulez, que ce n’est pas l’un, que c’est l’Un de I’ Unbewusste; disons que la limi­te de l’Unbewusste, c’est l’Unbegriff non pas non-concept, mais concept du manque; et d’ailleurs, qu’est-ce que nous avons vu surgir tout à l’heu­re, sinon son rapport à cette vacillation qui retourne à l’absence?

Où est le fond? Est-ce l’absence? Non pas. La rupture, la fente, ce trait de l’ouverture fait surgir cette absence comme le cri qui, peut-on dire, non pas s’isole, se profile sur fond de silence, mais au contraire le fait surgir comme silence.

Si vous saisissez, vous gardez dans la main cette structure initiale, vous serez plus sûrs de ne pas vous livrer à seulement tel ou tel aspect partiel de ce dont il s’agit concernant l’inconscient, comme par exemple que c’est le sujet, en tant qu’aliéné dans son histoire, au niveau où la syn­cope du discours se conjoint avec son désir.

Vous verrez que, plus radicalement, c’est dans la dimension d’une synchronie que vous devez situer l’inconscient, que c’est au niveau d’un être, mais en tant qu’il peut se porter sur tout, que c’est au niveau du sujet de l’énonciation en tant que, vous savez bien, selon les phrases, selon les modes, il se perd autant qu’il se retrouve et que, dans une inter­jection, dans un impératif, dans une invocation, voire dans une défaillan­ce, c’est toujours lui qui vous pose son énigme, qui parle, bref, que c’est au niveau où tout ce qui s’épanouit se diffuse, comme dit Freud à pro­pos du rêve, comme le mycelium autour d’un point central, et qui se rap­porte à l’inconscient.

C’est toujours du sujet en tant qu’indéterminé qu’il s’agit. Oblivium, c’est levis avec le « e » long, je veux dire polir, unir, rendre lisse. Oblivium, c’est ce qui efface : le rapport de l’oubli avec l’effacement de quelque chose qui est le signifiant comme tel.

Voilà où nous retrouvons la structure basale, ce à quoi se rattache la possibilité de quelque chose que nous devons concevoir comme opéra­toire, la possibilité de quelque chose qui prenne la fonction de barrer, de rayer une autre chose. Ceci se situe à un niveau plus primordial structurellement que le refoulement dont nous parlerons plus tard.

Aussi bien, nous voyons que la référence à cet élément opératoire dont je parle, de l’effacement, c’est ce que Freud désigne, dès l’origine, dans la fonction de la censure.

Les modes sous lesquels il souligne que nous devons les concevoir comme le travail du censeur, le caviardage avec des ciseaux, la censure russe ou encore, comme Henri Heine, au début du livre De l’Allemagne le dit en caricaturant la censure allemande: « Monsieur et Madame Untel ont le plaisir de vous annoncer la naissance d’un enfant beau comme la liberté». Le Dr Hoffmann raye le mot « liberté » et assurément, on peut s’interroger sur ce que devient l’effet du mot « liberté » de ce fait même de cette censure proprement matérielle. C’est là un autre problème, mais c’est aussi ce sur quoi Freud désigne que porte, de la façon la plus effi­ciente, le dynamisme de l’inconscient, et, pour reprendre un exemple jamais assez exploité, celui qui est le premier sur lequel il a fait porter sa démonstration, l’oubli, l’achoppement de mémoire concernant le mot de « Signorelli » après sa visite faite aux peintures d’Orvieto. Est-il possible de ne pas voir surgir du texte même, s’imposer, non pas la métaphore, mais la réalité de la disparition, de la suppression, de I’Unterdrückung, du passage dans les dessous, et impossible de le retrouver, du terme de «Signor», du Herr. Le Signor, le Herr, le maître absolu, ai-je dit en un temps, la mort pour tout dire, est, là, disparue. Mais aussi bien ne voyons-nous pas, là derrière, se profiler tout ce qui nécessite Freud à trouver dans les mythes de la mort, du père, la régulation de son désir; et, qu’après tout, il se rencontre, avec Nietzsche, pour énoncer à sa manière, dans son mythe à lui, que Dieu est mort. C’est peut-être sur le fond des mêmes raisons, à savoir que le mythe du « Dieu est mort», dont je suis, pour ma part, beaucoup moins assuré comme mythe, entendez bien, que la plupart des intellectuels contemporains, ce qui n’ont pas du tout une déclaration de théisme ni de foi à sa résurrection, que dis-je, ce mythe du « Dieu est mort » n’est peut-être que l’abri trouvé contre une menace particulièrement présente en fonction d’un certain nombre de corrélations effectivement de temps et d’époque, la menace de la castra­tion, précisément celle dont il s’agit, si vous savez les lire, aux fresques apocalyptiques de la cathédrale d’Orvieto, et si vous en doutez, si vous ne savez pas les lire, lisez dans la conversation du train avec son interlo­cuteur, l’interlocuteur précisément vis-à-vis de qui il ne retrouve pas le nom de « Signorelli », il ne s’agit précisément, dans la demi-heure où l’heure qui précède ces propos qui se tiennent dans un train quelque part qui circule du côté de Dubrovnik ou de quelque endroit analogue, il ne s’agit que de la fin de la puissance sexuelle dont son interlocuteur méde­cin lui dit le caractère dramatique pour ceux qui sont ordinairement ses patients.

Ainsi l’inconscient se manifeste toujours comme ce qui vacille dans une coupure du sujet, d’où resurgit une trouvaille que Freud assimile au désir que nous situerons, pour nous, provisoirement, dans la métonymie dénudée du discours en cause où le sujet se saisit en quelque point inat­tendu.

N’oublions pas que, pour parler de Freud et de sa relation au père, tout son effort ne l’a mené qu’à avouer que, pour lui la question restait entière. Il l’a dit à une de ses interlocutrices : « Que veut une femme ? »Question qu’il n’a jamais résolue. Ici, nous nous référons à ce qu’a été effectivement sa relation à la femme, à ce caractère uxorieux, comme s’exprime pudiquement Jones le concernant.

Nous dirons que Freud aurait fait assurément un admirable idéaliste passionné s’il ne s’était pas consacré à l’autre, sous la forme de l’hysté­rique.

J’ai décidé d’arrêter toujours à point nommé, deux heures moins vingt, mon séminaire. Vous le voyez, je n’ai pas clos aujourd’hui ce qu’il en est de la fonction de l’inconscient. Restons donc un peu avant les termes que j’avais donnés à ce que j’espérais boucler : l’inconscient.

 

Aujourd’hui je n’ai point abordé la répétition. Ce que j’ai à dire sur l’inconscient se lie étroitement à ce qu’il en sera de notre abord du second concept de la répétition la prochaine fois.

Print Friendly, PDF & Email