lundi, mai 20, 2024
Recherches Lacan

LIII LES PSYCHOSES 1955 – 1956 Leçon du 23 novembre 1955

Leçon du 23 novembre 1955

 

Je crois que plus on essaie de se rapprocher de l’histoire de la notion de paranoïa, plus on s’aperçoit de son caractère hautement significatif, de l’enseignement qu’on peut tirer du progrès, même en l’absence de progrès, comme vous voudrez, qui ont caractérisé le mouvement psychiatrique.

 

Il n’y a pas de notion en fin de compte plus paradoxale, et ce n’est pas pour rien que j’ai pris soin la dernière fois, de mettre au premier plan le terme vieux de « folie », c’est-à­-dire le terme fondamental du commun pour désigner la folie qui est restée toujours synonyme de paranoïa;

et vraiment on peut dire que dans le mot de paranoïa, les auteurs ont manifesté toute l’ambiguïté qui se traduit fondamentale­ment dans l’usage de ce terme de folie. Assurément si nous considérons l’histoire du terme, il ne date pas d’hier ni même de la naissance de la psychiatrie, et sans vouloir me livrer ici à ces sortes de déploiement d’érudition qui sont beaucoup trop faciles, je peux vous rappeler quand même que la référence au terme de la folie fait partie depuis tou­jours du langage  de la sagesse ou de ce qui est prétendu tel, et que c’est déjà une  certaine date historique que ce fameux « Éloge de la folie ».

 

Cette sorte de mise en valeur de la folie est quelque chose  d’identique au comportement humain normal, encore que le mot à cette époque ne soit pas en usage, c’est quelque chose qui garde tout son prix. Simplement dirons-nous que ce qui était dit à ce moment-là dans le langage des philosophes, de philosophe à philosophe, on parlait de la sagesse en parlant de la folie, et avec le temps, ça finit par être pris tout à fait au sérieux, au pied de la lettre. Le tournant se fait avec Pascal, avec tout l’accent du grave et du médité, que sans doute il y a une folie nécessaire, que ce serait fou, par un autre tour de folie, que de ne pas être fou de la folie de tout le monde.

Ces rappels ne sont pas complètement inutiles à voir le danger des paradoxes implicites déjà inclus dans les pré­mices, qu’il y a à essayer. On peut dire que jusqu’à Freud, on ramenait la folie à un certain nombre de comportements, de patterns, cependant que d’autres, par ces patterns, pen­saient aussi juger le comportement de tout le monde. En fin de compte, la différence, pattern pour pattern, ne paraît pas immédiatement sauter aux yeux, et le point d’accent n’a jamais tout à fait été mis sur ce qui permet de faire l’image de ce qui est une conduite normale, voire compréhensible, et de situer la conduite proprement paranoïaque. C’est bien ainsi en effet que les choses évoluaient à travers l’histoire de cette paranoïa, et ceci d’une façon plus ou moins accentuée, puisque après que Kraepelin soit resté attaché très long­temps à cette notion tout à fait vaste et en somme liée à cette sorte de sensibilité qui fait que en gros, l’homme qui a la pra­tique sait reconnaître que cet espèce de don, de sens, ce qu’on appelle l’indice naturel, qui est le véritable don médi­cal, certaine façon de voir quel est l’indice qui découpe bien la réalité.

Restons là au niveau des définitions. Le découpage de la paranoïa était incontestablement plus large et beaucoup plus vaste pendant tout le XIXe siècle, qu’il ne l’a été à partir d’un certain moment qui correspond à la fin du siècle dernier, c’est-à-dire vers 1899, à l’époque de la quatrième ou cin­quième édition de Kraepelin; et c’est en 1899 seulement que Kraepelin introduit une subdivision plus réduite à l’inté­rieur de ce cadre assez vaste qu’étaient les paranoïas, et qui en somme recouvrait jusque-là ce qu’il y a, à partir de cette réduction, ramené vers le cadre de la démence précoce, en en faisant le secteur paranoïde, et alors il amène une définition assez intéressante de la paranoïa, qui se distingue des autres modes de délires paranoïaques jusque-là pris dans cette vaste classe de la paranoïa« La paranoïa se distingue des autres parce qu’elle se caractérise par le développement insidieux de causes internes, et selon une évolution continue d’un système déli­rant, durable et impossible à ébranler, et qui s’installe avec une conservation complète de la clarté et de l’ordre dans la pensée, le vouloir et l’action. »Définition dont on peut dire que sous la plume d’un clini­cien aussi éminent que Kraepelin, elle contredit point par point toutes les données de la clinique, c’est-à-dire que rien là-dedans n’est vrai. Le développement n’est pas insidieux, il y a toujours des poussées, des phases. Il me semble, mais je n’en suis pas absolument sûr, que c’est moi qui ait introduit la notion de moment fécond; ce moment fécond est toujours sensible, il y a toujours au début d’une paranoïa, quelque chose qui est une rupture dans ce qu’il appelle plus tard l’évo­lution continue d’un délire sous la dépendance de causes internes. Il est absolument manifeste qu’on ne peut pas limi­ter l’évolution d’une paranoïa aux causes internes, et il suffit de passer au chapitre étiologique sous la plume du même auteur et des auteurs contemporains, c’est-à-dire Sérieux et Capgras qui ont fait cinq années plus tard leur travail, pour que justement quand on cherche les causes déclenchantes d’une paranoïa, on fasse toujours état de quelque chose avec le point d’interrogation nécessaire, mais d’une crise, d’un élé­ment émotionnel dans la vie du sujet, d’une crise vitale, on cherchera toujours quelque chose qui bel et bien se rappor­tera aux relations externes du sujet. Il serait bien étonnant qu’on ne soit pas amené à faire état dans un délire qui se carac­térise essentiellement comme un délire de rapports, délire de relations – terme qui n’est pas de Kretschmer, mais qui a été inventé par Wernicke – de causes externes. « L’évolution continue, système délirant durable et impossible à ébranler. » – Il n’y a rien de plus faux. Il est tout à fait manifeste dans la moindre observation de paranoïa, que le système délirant varie. Qu’on l’ait ébranlé ou pas la question me paraît secondaire. Il s’agit bien en effet de quelque chose qui a un certain rapport avec une interpsy­chologie avec les interventions de l’extérieur, avec le main­tien d’un certain ordre dans le monde autour d’une paranoïa dont il est bien loin de ne pas tenir compte, et qu’il cherche au cours de l’évolution de son délire, de faire entrer en com­position avec son délire, « qui s’instaure avec une conserva­tion complète de la clarté et de l’ordre dans la pensée, le vouloir et l’action ». Bien sûr, c’est même là ce qui va être le plus frappant, c’est qu’il s’agit de savoir ce qu’on appelle clarté et ordre et si ce quelque chose qui mérite ce nom peut être retrouvé dans l’exposé que le sujet fait de son délire, c’est quelque chose qui est loin d’être le moins intéressant dans les cas de paranoïa, encore faut-il qu’il n’y ait là qu’une caractérisation tout à fait approximative, qui est bien de nature à nous faire mettre en cause la notion de clarté et la notion d’ordre, à son propos.

Quant « à la pensée, le vouloir et l’action », c’est bien de cela qu’il s’agit, nous sommes là plutôt pour essayer de défi­nir la pensée, le vouloir et l’action, en fonction d’un certain nombre de comportements concrets, au nombre desquels est le comportement de la folie, plutôt que de partir de cette pensée, de ce vouloir et de cette action, qui nous emmènent dans une psychologie académique qui nous paraît devoir être remise sur le métier avant de faire l’objet de concepts suffisamment rigoureux pour pouvoir être échangés, au moins au niveau de notre expérience.

Je crois que l’ambiguïté de tout ce progrès autour de la notion de paranoïa, est lié à bien des choses, bien entendu à une insuffisante peut-être subdivision clinique, et je pense qu’il y a ici, parmi les psychiatres, suffisamment de connaissance des différents types cliniques, pour savoir que par exemple ça n’est pas du tout la même chose un délire d’interprétation et un délire de revendication, et la structure des deux formes de délires est très suffisamment différenciée pour poser justement les problèmes de ce qui fait qu’un délire est un délire d’interprétation, ou un autre, n’est pas un délire de revendication. je crois que ce n’est néanmoins pas dans le sens, d’abord d’une sorte d’éparpillement, pulvéru­lence des types cliniques, qu’il faut s’orienter pour com­prendre où est vraiment situé le problème; la différence en d’autres termes, entre les psychoses paranoïaques et les psy­choses passionnelles, encore qu’elle ait été admirablement mise en valeur par les travaux de mon maître Clérambault dont j’ai commencé la dernière fois de vous indiquer la fonc­tion, le rôle, la personnalité et la doctrine, n’était peut-être pas à situer tout à fait de la façon massive comme on le fai­sait tout d’abord, et que c’est précisément dans l’ordre des « distinctions psychologiques » que son couvre prend la por­tée la plus grande; nous aurons à le montrer plus en détail à un prochain séminaire. je crois que malgré tout, il y a tout intérêt à voir que le problème qui se pose à nous, se situe au niveau de l’ensemble du cadre de la paranoïa, et que le rôle essentiel de cette difficulté, d’abord qui donne vraiment le sentiment qu’un siècle de clinique n’a fait que déraper à tout instant autour du problème, à savoir qu’à chaque fois qu’elle s’avançait un peu dans son approfondissement, elle perdait aussitôt le terrain conquis, je dirais par la façon même de conceptualiser ce qui était immédiatement sensible et tou­chable au cœur des observations, car nulle part n’est plus manifeste la contradiction qu’il y a entre l’observation même simplement lue, et la théorisation; on peut presque dire qu’il n’y a pas de discours de la folie plus manifeste et plus sensible que celui des psychiatres, précisément sur ce sujet de la paranoïa.

Il y a quelque chose qui me paraît être tout à fait du ressort du problème et que nous approcherons par la voie suivante: si vous lisez par exemple le travail que j’ai fait sur la psychose paranoïaque, vous verrez que j’y mets l’accent pour essayer de reprendre l’analyse clinique au point qui est vraiment un nerf du problème, l’accent que j’y mets sur ce que j’appelle les phénomènes élémentaires, j’emprunte ce terme et intentionnellement à mon maître Clérambault, et en centrant précisément sur les phénomènes élémentaires, j’essaie de démontrer le caractère radicalement différent qu’il y a entre ces phénomènes, et quoi que ce soit qui puisse être déduit de ce qu’il appelle la déduction idéique, c’est-à­-dire de ce qui est compréhensible pour tout le monde. En fait ces phénomènes ne sont pas plus élémentaires que ce qui est sous-jacent à l’ensemble de la construction d’un délire; dès cette époque, je n’ai pas souligné avec moins de fermeté le fait que ce phénomène n’est pas plus élémentaire que n’est par rapport à une plante, la feuille où se verra un certain détail de la façon dont s’imbriquent et s’insèrent les ner­vures, il y a quelque chose de commun à toute la plante qui se reproduit ou se masque dans certaines des formes qui composent sa totalité. Et j’insiste très précisément sur ce qui est du délire, des structures analogues se retrouvent, soit qu’on considère les choses au niveau de la composition, de la motivation, de la thématisation du délire lui-même ou au niveau du phénomène élémentaire, autrement dit que c’est la même force structurante si on peut s’exprimer ainsi qui se retrouve, qu’on le considère dans une de ses parties ou dans sa totalité. L’important du phénomène élémentaire n’est donc pas là comme quelque chose qui serait une espèce de noyau initial, de point parasitaire, comme s’exprimait Clérambault, à l’intérieur de la personnalité, et autour duquel le sujet ferait une sorte de construction, de réaction fibreuse destinée à l’enkyster en l’enveloppant, en même temps à l’intégrer, c’est-à-dire à l’expliquer comme on dit le plus souvent. Le délire n’est pas détruit*, il en reproduit la même force constituante, il est, le délire lui aussi, un phéno­mène élémentaire, c’est-à-dire que la notion d’élémentaire est là à ne pas prendre autrement que pour une notion directe d’utilité, c’est-à-dire d’une structure qui précisé­ment est différenciée, irréductible à autre chose qu’à elle­-même, qui se définit comme structure.

je crois que ce qui fait que ce ressort de la structure a été si profondément méconnu, que tout le discours dont je par­lais tout à l’heure, autour de la paranoïa, est quelque chose qui toujours garde ce caractère de pouvoir – c’est une épreuve que vous pouvez faire au cours de la lecture de Freud, et de presque tous les auteurs, vous y trouverez tou­jours des pages entières, quelquefois des chapitres entiers, extrayez-les de leur contexte, lisez-les à haute voix, et vous y trouverez les plus merveilleux développements concer­nant le comportement très précisément de tout le monde. Il s’en faut de peu que ce que je vous ai lu tout à l’heure sur le sujet de la définition de la paranoïa par Kraepelin, ne soit la définition du comportement normal, mais vous y retrou­verez ce paradoxe sans cesse, et même dans les auteurs analystes, quand précisément ils se mettent sur le plan de ce que j’appelais tout à l’heure le pattern, terme d’un avène­ment récent dans sa dominance, dans la théorie analytique, mais qui n’était pas moins là en puissance depuis très très longtemps.

je relisais par exemple pour préparer cet entretien, un article déjà ancien – environ 1908 – d’Abraham, qui concerne la démence précoce: il est appelé à parler de la rela­tion du dément précoce avec les objets. Il dit: regardez ce dément précoce, le voilà qui pendant des mois et des mois a entassé pierre sur pierre – il s’agit de cailloux vulgaires qui sont affectés pour lui du plus grand bien. Il est dans la voie de. nous. expliquer l’inaffectivité du sujet qui trouve une valeur sur-affective à garder des objets qui sont collection­nés, sur-valorisés; voilà donc où va ce mal qu’est l’inaffecti­vité du sujet, c’est qu’à force d’entasser sur la planche elle craque, grand fracas dans la chambre, on balaye tout. Et voilà bien un paradoxe nous dit Abraham : ce personnage qui semblait accorder tellement d’importance à ces objets, ne fait pas la moindre attention à ce qui se passe, ni la moindre protestation à l’évacuation générale des objets de son attention et de ses désirs, simplement il recommence, il va en accumuler d’autres.

Il est bien évident qu’il s’agit là de la démence précoce, mais que présenté sous cette forme, ce petit apologue a un caractère manifestement humain, qu’on aimerait en faire une fable et montrer que c’est ce que nous faisons tout le temps, je dirais même plus: ce pouvoir d’accumuler une foule de choses qui sont pour nous sans aucune valeur, et de les voir passer du jour au lendemain par pertes et profits, et tout simplement de recommencer, c’est même un très bon signe. Si on restait attaché à ce qu’on perd, c’est à ce moment-là qu’on pourrait dire: il y a une survalorisation d’objets dont la perte ou la frustration ne peut pas être sup­portée par le sujet.

L’ambiguïté totale de ces ressorts prétendus démonstra­tifs dans la description est quelque chose dont on se demande comment l’illusion peut même être un seul instant conservée, sinon par je ne sais quoi que nous pourrions vrai­ment caractériser comme une sorte d’obnubilation du sens critique qui semble saisir l’ensemble des lecteurs à partir du moment où l’on ouvre un ouvrage technique, et tout spé­cialement de la technique de notre expérience et de notre profession.

Cette remarque que je vous ai faite la dernière fois, à quel point le terme « compréhensible » est quelque chose de complètement fuyant et qui se dérobe, on est surpris qu’on ne la pose pas comme une espèce de leçon primordiale, de formulation obligée à l’entrée d’un seuil. Commencez par ne pas croire que vous comprenez, partez de l’idée du mal­entendu fondamental, c’est là une disposition première, faute de quoi il n’y a véritablement aucune raison pour que vous ne compreniez pas tout et n’importe quoi. Un auteur vous donne tel comportement comme signe d’inaffectivité dans un certain contexte, ailleurs ce serait au contraire excessivement valorisé que le personnage puisse recommen­cer son oeuvre après simplement en avoir accusé la perte. Il y a perpétuellement une sorte d’appel à des notions consi­dérée comme reçues, fondamentales, alors qu’elles ne le sont d’aucune façon et, pour tout dire c’est là que je veux en venir. cette difficulté d’aborder le problème de la paranoïa, est très précisément à saisir que la paranoïa se situe juste­ment sur ce plan de la compréhension, le phénomène élé­mentaire au sens où je viens de le définir tout à l’heure, le phénomène irréductible, qu’il soit au niveau du délire, qu’il soit au niveau de l’interprétation.

Mais dès maintenant vous savez je pense assez de choses pour savoir de quoi il retourne: il s’agit d’un sujet pour qui le monde a commencé par prendre une signification. Qu’est-ce que l’interprétation ? Voilà le sujet qui depuis quelques temps est en proie à un certain nombre de phéno­mènes qui consistent en ce que dans la rue il s’aperçoit qu’il se passe des choses, mais lesquelles ? En l’interrogeant vous y verrez bien des choses. Vous y verrez en effet qu’il a des points qui restent mystérieux pour lui-même et d’autres sur lesquels il s’exprime, qu’en d’autres termes, il symbolise ce qui se passe et comment le symbolise-t-il ? C’est déjà en termes de signification, c’est-à-dire qu’il ne sait pas tou­jours, et bien souvent, si vous serrez les choses de près, il n’est pas capable de dire tout à fait si les choses lui sont favo­rables ou défavorables, il cherche ce qu’indique tel ou tel comportement de ses semblables, ou tel ou tel trait remar­qué dans le monde extérieur considéré comme significatif. La dernière fois je vous ai parlé d’auto rouge, et je cherchais à ce propos à vous montrer quelle portée excessivement dif­férente peut prendre la couleur rouge, selon qu’elle est considérée dans sa valeur perceptive, dans sa valeur imagi­naire, et je disais même que vous deviez bien distinguer à propos de cela à quel point sa valeur symbolique est quelque chose qui doit être distingué – et c’est très facile à faire sen­tir – de sa valeur imaginaire.

Dans les comportements humains il y a aussi un certain nombre de traits qui apparaissent dans le champ des per­ceptions, dans ce monde qui n’est jamais simplement et purement un monde inhumain, qui est un monde composé par l’humain, mais où des traits jusque-là tout à fait neutres prennent pour lui une valeur. Qu’est-ce que le sujet dit en fin de compte, surtout à une certaine période de son délire ? C’est que c’est la notion de signification avant tout, il ne sait pas laquelle, mais c’est la signification, le moment avec ce qu’il comporte de traits qui viennent au premier plan, qui surgissent pour lui, le champ de sa relation est chargé d’une signification, dans beaucoup de cas il ne peut guère aller au-­delà, mais ce qu’il y a de frappant, c’est que cette significa­tion, elle, vient tout à fait au premier plan, elle s’impose, elle est une défiance, elle est pour lui parfaitement compréhen­sible, et du seul fait qu’il s’agit de ce registre, nous compre­nons aussi que c’est justement parce que c’est sur le plan de la compréhension en tant que phénomène incompréhen­sible si je puis dire que la paranoïa a pour nous à la fois ce caractère si difficile à saisir et cet intérêt de tout premier plan. Mais si on a pu parler à ce sujet de folie raisonnable, parler de conservation et de clarté, et de l’ordre dans le vou­loir, c’est uniquement à cause de ce sentiment qu’aussi loin que nous allions dans le phénomène, nous sommes dans le domaine du compréhensible, même quand ce qu’on com­prend ne peut même pas être articulé, dénommé à propre­ment parler, inséré par le sujet dans un contexte qui véritablement l’explicite. Le fait que simplement il s’agisse de quelque chose qui est déjà dans le plan de la compréhen­sion, fait que nous nous y sentons en effet à portée de com­prendre, sous réserve qu’il s’agira d’aller un peu plus loin simplement, mais s’il s’agit de choses qui en elles-mêmes se font déjà comprendre, et c’est à partir de là que naît l’illu­sion, puisqu’il s’agit de comprendre nous comprenons. Eh bien! justement non, comme quelqu’un l’avait fait remar­quer, mais s’était tenu à cette remarque strictement élémen­taire. Charles Blondel avait fait un livre sous le titre « La conscience morbide », où il disait que le propre des psycho­pathologies était justement de tromper cette compréhen­sion. C’était une oeuvre de valeur, mais il s’est obstinément refusé à comprendre quoi que ce soit qui lui ait été apporté par la suite de l’expérience psychiatrique ou du développe­ment des idées dans la psychopathologie, à partir de cette oeuvre.

C’est pourtant bien là qu’il convient de reprendre le pro­blème: c’est qu’en effet c’est toujours compréhensible, d’ailleurs c’est une observation que nous pouvons faire dans la formation que nous donnons aux élèves de comprendre la critique de cas, que c’est toujours là qu’il convient de les arrêter, c’est toujours le moment où ils ont compris qui coïncide avec le moment où ils ont raté l’interprétation, par exemple, qu’il convenait de faire ou de ne pas faire. Il y a toujours un moment dans le discours du sujet, qui apparaît d’une façon saillante, comme présentant l’ouverture pour le problème, l’entrée dialectique dans le cas, c’est toujours le moment où le débutant s’est précipité pour combler le cas avec une compréhension dont il exprime en général la formule en toute naïveté: le sujet a voulu dire ça; qu’est-ce que vous en savez ? Ce qu’il y a de certain c’est qu’il ne l’a pas dit et qu’à entendre ce qu’il a dit il apparaît à tout le moins qu’une question aurait pu surgir, aurait pu être posée, et que peut-être cette question aurait suffi à elle toute seule à constituer l’interprétation valable, ou tout au moins l’amorcer.

En fait je vais déjà vous donner une idée du point où converge ce discours; ce qui est important, ce n’est pas que tel ou tel moment de la perception du sujet, de sa déduction délirante, de son explication de lui-même, de son dialogue avec vous soit plus ou moins compréhensible, c’est qu’il arrive quelque chose en certains de ces points, qui se carac­térise et qui ne peut être caractérisé autrement que par la for­mule suivante: qu’il y a en effet dans tel point, tel noyau complètement compréhensible si vous y tenez, mais ça n’a strictement aucun intérêt qu’il soit compréhensible. Ce qui est tout à fait frappant, c’est qu’il est inaccessible, inerte, stagnant par rapport à toute dialectique. Prenons l’élément de signification qu’il y a dans l’interprétation élémentaire; cet élément est répétitif, il procède par réitérations, il est plus ou moins poussé, plus ou moins élaboré, quelquefois le sujet va beaucoup plus loin dans l’élaboration de la signifi­cation, mais ce qu’il y a d’assuré, c’est qu’il restera, pendant au moins un certain temps, toujours se répétant avec le même signe interrogatif qu’il comporte, sans que jamais lui soit apporté aucune réponse, aucune tentative de l’intégrer dans un dialogue. Le phénomène reste réduit à quelque chose qui n’est absolument ouvert à aucune composition à proprement parler dialectique.

Dans la psychose passionnelle qui est tellement en appa­rence plus proche de ce qu’on appelle la normale, qu’est-ce que veut dire aussi l’accent que l’on met sur la prévalence de la revendication passionnelle ? Le fait qu’un sujet ne peut pas encaisser telle perte, ou tel dommage, et que toute sa vie paraisse centrée sur la compensation du dommage subi, de la revendication qu’elle entraîne, de toute la processivité qui va passer tellement au premier plan, qu’elle semble parfois dominer de beaucoup l’intérêt de l’enjeu qu’elle comporte, c’est aussi quelque chose du même ordre qui est aussi un arrêt dans toute dialectique possible, cette fois-ci centrée d’une façon toute différente.

je vous ai indiqué la dernière fois autour de quoi se pla­çait le phénomène d’interprétation, autour de quelque chose qui participe du moi et de l’autre, très exactement dans la mesure où la théorie analytique nous permet de donner cette définition du moi comme toujours relative. Ici dans la psychose passionnelle, c’est évidemment beaucoup plus proche du « je » du sujet que se situe ce que l’on appelle ce noyau compréhensible, mais noyau d’inertie dialectique qui constitue la caractéristique du sujet. Bref, c’est précisément pour méconnaître et avoir toujours méconnu radicalement dans la phénoménologie de notre expérience pathologique cette dimension dialectique comme telle, dont on peut dire que c’est ce qui caractérise une classe d’esprit, qu’il semble que l’entrée dans le champ de l’observation clinique humaine, depuis un siècle et demi où elle s’est constituée comme telle avec les débuts de la psychiatrie, ait substitué à cette sorte de formule liminaire dont je souhaitais tout à l’heure l’admission générale, qui est que d’abord toute com­préhension est substituée à celle-ci: à partir du moment où nous nous occupons de l’homme, nous méconnaissons radicalement cette dimension qui. semble pourtant, partout ailleurs, vivante, admise, maniée, je dirais couramment dans le sens des sciences humaines, à savoir l’autonomie comme telle de la dimension dialectique.

On fait remarquer l’intégrité des facultés de ce sujet, comme disait tout à l’heure Kraepelin, de vouloir, d’agir, qui nous paraît tout à fait homogène par rapport à tout ce que nous attendons des êtres humains normaux; il n’y a nulle part de déficit, de faille, de trouble des fonctions. La seule chose qui n’est absolument pas mise en cause, c’est à savoir que le propre du comportement humain est d’axer ses actions, ses désirs, ses valeurs, dans une mouvante dialec­tique qui fait que précisément nous les voyons, non seule­ment changer à tout instant, mais d’une façon continue et même passer à des valeurs strictement opposées en fonction même d’un détour du dialogue, et nous apercevoir que cette vérité, absolument première qui est, jusque dans les apo­logues de la question, dissimulée sous la forme des fables les plus populaires, ce qui était un moment perte et désavantage peut devenir juste l’instant d’après le bonheur même qui lui a été accordé par les dieux. Cette possibilité à chaque instant de remise en question de toutes parties du désir, de l’atta­chement, voire de la signification la plus persévérante d’une activité humaine, cette perpétuelle possibilité de renverse­ment du signe en fonction de la totalité dialectique de la position de l’individu, est quelque chose qui est d’expé­rience si commune que l’on est absolument étonné, simple­ment par le fait qu’on a tout à coup à faire à quelque chose qu’on peut objectiver, son semblable. Cette dimension-là est totalement oubliée.

Elle ne l’a cependant jamais été complètement, nous en trouvons la trace à tout instant chaque fois que l’observateur se laisse en quelque sorte guider par son instinct, par le sen­timent de ce dont il s’agit: et dans le texte de la folie raison­nable, beaucoup plus, bien entendu, expressif, significatif, destiné à nous montrer ce dont il s’agit, il est effectif dans les phénomènes en question que le terme d’interprétation qui prête surtout dans le contexte de cette folie raisonnable où il est inséré, à toutes sortes d’ambiguïtés, à parler de para­noïa, combinatoire, dans la combinaison des phénomènes que réside le secret… En d’autres termes, le terme qui pour­tant en tout cas ici a été promu pour prendre toute sa valeur, pour que nous n’hésitions pas à l’appliquer, le terme de « qui parle » parait simplement être celui qui doit dominer toute la question de la paranoïa. je vous l’ai déjà un petit peu indi­qué la dernière fois en vous rappelant le caractère tout à fait central dans la paranoïa de ce que l’on appelle l’hallucina­tion verbale et les théories qu’on a échafaudées à son pro­pos, et du temps qu’on a mis à s’apercevoir que quelquefois, tout à fait visible, que littéralement au sens qui parle, au sens de l’hallucination, le sujet était là en train d’articuler devant vous ce qu’il disait entendre. Il a fallu M. Seglas dans son livre des « Leçons cliniques » au début de sa carrière, qui a fait une sorte de coup d’éclat en faisant remarquer que les hallucinations verbales se produisaient chez des gens dont on pouvait s’apercevoir à des signes très évidents dans cer­tains cas, et dans d’autres en y regardant d’un peu plus près, qu’ils étaient eux-mêmes en train d’articuler, le sachant ou ne le sachant pas, ou ne voulant pas le savoir, qu’ils articu­laient les mots qu’ils accusaient d’entendre. Cela a constitué quand même une petite révolution, à savoir que l’hallucina­tion auditive devait être quelque chose qui n’avait pas sa source à l’extérieur, et qui devait l’avoir à l’intérieur : et quoi de plus tentant que de penser que cela peut répondre à un chatouillis d’une zone elle-même dite sensorielle ?

Il reste à savoir si cela continue à être applicable, par exemple, au domaine du langage, et s’il y a à proprement parler ces fameuses hallucinations psychiques verbales, si ça n’est pas toujours plus ou moins des hallucinations psychomotrices, si en somme ce qui pourrait être facile­ment résumé comme le phénomène de la parole sous ses formes pathologiques, peut être sous ses formes normales, être dissocié de ce phénomène dont il semble qu’il a simple­ment abordé les choses du point de vue concret. Ce fait, qui est pourtant tout à fait remarquable et sensible, c’est que lorsque le sujet parle, il s’entend lui-même, c’est une des dimensions absolument essentielles du phénomène de la parole au niveau de l’expérience la plus élémentaire, c’est que ce n’est pas simplement l’autre qui vous entend, ce qui est tout à fait impossible de schématiser, c’est le phénomène de la parole simplement sur cette image qui sert de base à un certain nombre de théories dites de la communication, à savoir l’émetteur et un récepteur, et puis quelque chose qui se passe dans l’intervalle. On semble oublier que dans la parole humaine, entre beaucoup d’autres choses, que l’émetteur quand il s’agit de la parole humaine, est toujours en même temps un récepteur, en d’autres termes qu’on entend le son de ses propres paroles, on peut n’y pas faire attention, mais il est certain qu’on l’entend.

Des remarques aussi simples semblent devoir dominer toute la question de l’hallucination psychomotrice dite ver­bale, et qui peut-être en raison même de son trop d’évi­dence, passait tout à fait au second plan dans l’analyse de ces phénomènes. En fait bien entendu, cette petite révolution séglassienne était loin de nous avoir apporté toute seule le mot de l’énigme; Seglas est resté au niveau de l’exploration phénoménale de l’hallucination, et il a dû revenir sur ce qu’avait de trop absolu, enveloppant, englobant, sa pre­mière théorie; il a restitué à leur juste valeur la notion de cer­taines hallucinations qui sont absolument inthéorisables dans ce registre, et il a apporté les clartés cliniques et la finesse dans la description, qui ne peuvent pas être mécon­nues, et dont je vous conseille de vous efforcer de prendre connaissance.

Beaucoup de ces choses sont instructives, plus peut-être par leurs erreurs que par ce qu’elles constituent d’apports propres. On ne peut pas se livrer à une sorte d’expérience négative du champ dont il s’agit, c’est-à-dire construire quelque chose uniquement sur les erreurs; et d’autre part ce domaine des erreurs est assez foisonnant pour être presque inépuisable. Il faudra bien quand même que nous prenions quelques chemins de traverse pour couper et essayer d’aller au cœur de ce dont il s’agit.

Nous allons le faire en suivant les conseils de Freud, c’est-­à-dire avec Freud, d’entrer dans l’analyse du cas Schreber, de faire une lecture, fût-elle cursive, mais complète, du cas Schreber. J’essaierai de vous en livrer le plus de passages possibles, car je ne pourrai pas vous faire cette lecture inté­gralement parce que ce serait fastidieux.

Schreber est ce personnage qui occupait une place assez importante dans la magistrature allemande, et qui après une courte maladie qui a lieu entre 1884 et 1885, maladie dont il nous donne lui-même les détails, maladie mentale ayant consisté en une sorte de délire hypocondriaque, sort de la maison de santé du professeur Flechsig qui l’a soigné et guéri apparemment d’une façon complète, aucune séquelle apparente. Il mène à ce moment-là une vie apparemment normale pendant une huitaine d’années, il fait remarquer lui-même qu’un seul trouble dans son équilibre planait sur le plan de son bonheur domestique, et consistait dans le regret que sa femme et lui pouvaient avoir du fait de ne pas avoir d’enfant. Au bout de ces huit années – tous les auteurs s’accordent à relever dans les écrits de Schreber, que ceci correspond avec le moment d’une promotion très impor­tante dans sa carrière: il est nommé Président de la Cour d’Appel dans la ville de Leipzig-, il reçoit avant la période dite des vacances l’annonce de cette promotion et il prend son poste en octobre. Il est semble-t-il, comme il arrive sou­vent dans beaucoup de crises mentales, à un certain moment un peu dépassé par ses fonctions: cette promotion qu’il a eue à l’âge – semble-t-il par les recoupements – de cin­quante et un ans, ce qui est jeune pour le titre de Président de la Cour d’Appel de Leipzig, l’affole un peu. Il se trouve au milieu de gens beaucoup plus expérimentés que lui, beau­coup plus rompus au maniement d’affaires délicates, il doit pendant un mois se surmener, comme il s’exprime lui-même, et au bout d’un mois il commence à avoir de grands troubles. Au bout de ces huit années donc de vie normale, il recommence à avoir des troubles qui commencent par des phénomènes divers: l’insomnie, le mentisme, l’apparition de certains thèmes de plus en plus perturbant dans sa pen­sée, qui le mènent à consulter à nouveau assez rapidement, et à ce qui est à proprement parler un internement. Cet internement se passe d’abord dans la même maison de santé de Leipzig, chez le professeur Flechsig, puis ensuite après un court séjour dans une autre maison, celle du Professeur Pierson à Dresde, il est interné dans une maison de santé près de Pirma. Il restera là jusqu’à 1901 [de 1894 à 1901], et c’est là que son délire va passer par toute une série de phases dont il peut nous donner, tout au moins en apparence, une relation extraordinairement composé, extrêmement sûre semble-t-il dans les dates et il le fait dans les derniers mois de son internement, préparant un livre qu’il va faire paraître tout de suite après sa sortie. Donc il n’a dissimulé à personne au moment où il revendiquait le droit de sortir, qu’il en ferait part à l’humanité tout entière, dans le dessein très précis de l’informer des révélations, très importantes pour tous, que comporte son expérience.

C’est ce livre paru en 1905 que Freud prend en main en 1909. Il en parle aux vacances avec Ferenczi et c’est en décembre 1910 qu’il rédige le mémoire que nous avons sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa délirante.

Nous allons ouvrir tout simplement le livre de Schreber: la lettre qui le précède et qui est adressée au conseiller privé, le Pr. Flechsig, a son intérêt parce que précisément elle nous montre bien le médium dans lequel peut s’établir la critique par un sujet délirant des termes auxquels il tient le plus, ceci au moins pour une certaine partie d’entre vous qui n’ont pas une telle pratique de ces cas, a une valeur qui mérite d’être relevée. Vous verrez que le Pr. Flechsig occupe une place tout à fait centrale dans la construction du délire de Schreber.

 

[Lecture de la lettre de Schreber au Pr. Flechsig, pp. 11-14.]

 

Vous voyez donc que le développement, le ton de cour­toisie, le développement de clarté et d’ordre avec lequel il introduit ce livre dont le premier chapitre est composé par tout une théorie concernant apparemment tout au moins Dieu et l’immortalité, vous montre simplement, d’ores et déjà, que les termes qui sont au centre du délire de Schreber consistent dans l’admission tout à fait première, de la fonc­tion des nerfs du temps.

 

[Lecture d’un passage du 1er chapitre du livre de Schreber, pp. 23-24.

 

Tout est là: ces rayons qui ne sont pas limités et encore bien moins aux limites de l’individualité humaine, telle qu’elle se reconnaît, ces rayons qui vont former le réseau explicatif, mais loin d’être seulement explicatif puisqu’il est également éprouvé, le réseau sur lequel notre patient va tis­ser comme sur une toile tout l’ensemble de son délire, ce rapport entre les nerfs, et principalement entre les nerfs du sujet et les nerfs divins, va comporter tout une série de péri­péties au rang desquelles le terme de Nervenanhang, c’est-­à-dire adjonction de nerfs, une forme d’attraction qui peut intervenir dans ces échanges, et susceptible de mettre les nerfs de l’individu, du sujet en question, dans un état de plus ou moins grande dépendance par rapport aux entreprises de quelque personnage, sur les intentions duquel le sujet prend lui-même parti de façon diverse au cours de son délire. Autrement dit, il essaie de situer exactement ces intentions qui bien entendu sont loin d’être bienveillantes au départ, ne serait-ce que par les effets catastrophiques éprouvés par le malade, mais qui assurément n’excluent pas toutes les répliques, puisqu’au cours du délire, la fonction donnée par ces intentions, transformée et intégrée dans une véritable progressivité, comme par exemple dans le début du délire où domine la personnalité du Dr. Flechsig, et à la fin du délire où toute la structure de Dieu*, et vous allez voir qu’elle est loin d’être simple, est loin d’être intéressée. Il y a vérification et même progrès caractéristique des rayons divins, autre­ment dit ce qui est le fondement des âmes, mais ce qui ne se confond pas avec l’identité des dites âmes, car il souligne bien qu’il ne faut pas considérer l’immortalité de ces âmes comme quelque chose qui doit être conclu et réduit sur le plan proprement de la personne, de l’identité de l’âme en elle-même. Tout ceci, il le dit avec un caractère de vraisem­blance qui ne rend pas sa théorie inacceptable.

Cette conservation de l’identité du moi est quelque chose qui ne lui paraît pas comme devant être justifiée. Par contre le support, la qualité propre, les expressions enregistrées par les dits nerfs deviennent dans la suite ce qui est réincorporé aux rayons divins. Cela est quelque chose comme cette sorte de matière première qui peut toujours être reprise, remise en action par l’action divine, qui aussi bien nourrit cette action divine, et dont cette action divine inversement va constituer ses ultérieures créations. Il y a toute une image métabolique développée sur un plan très large et extrêmement détaillée comme vous allez le voir, car le détail de ces fonctions importe énormément, mais d’ores et déjà ce que nous pou­vons y voir c’est qu’il est dans la nature des rayons divins de parler; il y a l’âme des nerfs qui se confond avec une certaine langue fondamentale dont je vous montrerai avec les pas­sages appropriés, à quel point elle est définie par ce sujet, et avec une finesse dont le relief mérite d’être dès maintenant souligné.

Le caractère d’apparentement de ce plan fondamental avec un allemand plein de saveur, avec un usage extrême­ment poussé des euphémismes qui va jusqu’à utiliser le pouvoir ambivalent des mots, est quelque chose dont je vous distillerai peut-être un peu plus efficacement la lecture la prochaine fois. Car ce qu’il y a évidemment de fort piquant, c’est ce qu’on ne peut pas manquer d’y recon­naître: une parenté tout à fait saisissante avec le fameux article de Freud sur le sens double des mots primitifs. Vous vous rappelez cet article où Freud croit trouver une analo­gie entre le langage de l’inconscient qui n’admet pas de contradictions, avec le fait que les mots primitifs auraient pour propriété de désigner le même, propriété considérée à ses deux pôles, le même mot pouvant servir la qualité bon et la qualité mauvais, jeune et vieux, long et court, etc. On avait entendu l’année dernière à une conférence la critique tout à fait efficace de M. Benveniste du point de vue linguistique, il n’en reste pas moins que la remarque de Freud prend toute sa portée de l’expérience des névrosés, et s’il y avait quelque chose qui lui donnerait de la valeur, ce serait l’accent que lui donne au passage le dénommé Schreber.

Ce qu’il faut voir dans la première approximation que nous avons de ce livre, c’est que la construction du délire dont vous verrez la richesse et le nombre de structures qu’elle permet de mettre en évidence, est quelque chose qui apparaît justement comme présentant des analogies surpre­nantes, non pas simplement par leur contenu, par tout ce qu’elles entraînent de ce qu’on appelle au sens courant, le symbolisme de l’image, mais dans leur structure même de certains schémas qui se rapprochent de ce que nous pouvons nous-mêmes être appelés à extraire de notre expérience. Vous pouvez entrevoir et sentir dans cette théorie des nerfs divins qui parlent, autrement dit de quelque chose qui peut être à la fois intégré par le sujet, mais aussi bien tout en étant tout à fait radicalement séparés de lui, tout à fait différent de ce que je vous enseigne, la façon dont il faut décrire le fonc­tionnement des inconscients. Nous voyons dans ce cas Schreber une certaine forme d’objectivation de quelque chose de tout à fait supposé, correct en théorie, avec natu­rellement la possibilité de renversement, c’est à savoir si la qualité humaine ne participe pas de quelque cas théorisé délirant, c’est la question qui se pose à propos de toute espèce de construction émotionnelle dans les domaines sca­breux qui sont ceux dans lesquels nous nous déplaçons habituellement; et c’est aussi bien que la remarque a été faite par Freud lui-même, qui, en quelque façon, authentifie l’homogénéité en remarquant lui-même à la fin de toute son analyse du cas Schreber, que, après tout, il n’a encore jamais vu de chose qui ressemble autant à la théorie de la libido, avec tous les désinvestissements (potémisation), réaction de séparation, influence à distance, que cela comporte, il n’a jamais vu quelque chose qui ressemble autant à la théorie de la libido, la sienne telle qu’elle est formulée, que la théorie des rayons divins de Schreber, et il n’en est pas plus ému pour cela, puisque tout son développement a été fait pour montrer l’idée, ce à quoi peut se rapporter dans le cas Schreber une approximation aussi surprenante de ce qui est vraiment les rapports structuraux de l’échange interindivi­duel, aussi bien que d’économie intrapsychique.

Nous sommes donc vous le voyez dans un cas de folie fort avancée car ces introductions délirantes à tout ce que va nous développer le cas Schreber, peuvent vous donner toute espèce d’idées sur l’extraordinaire richesse tout à fait pommée de l’élucubration schrébérienne. Vous voyez que nous sommes en plein dans cette ambiguïté, cette fois-ci portée à un degré d’efficacité maximale, puisqu’elle va se poursuivre bien plus loin dans cet apport en surface, qui a été jusque-là le mode dont on a tourné autour du délire. Pour la première fois avec un cas aussi exemplaire que celui de Schreber, avec l’inter­vention d’un esprit aussi pénétrant dans des notions struc­turales tout à fait évidentes, dont l’extrapolation possible, dont les applications à tous les cas, paraissent une nouveauté absolument fulgurante, éclairante en même temps, et per­mettant en particulier de refaire une classification de la para­noïa sur des bases complètement nouvelles, et en même temps nous trouvons que dans le texte même du délire, dans ce qu’exprime le sujet, ce quelque chose qui n’est pas là à titre d’implication, à titre de rapport caché, comme quand nous nous trouvons dans les névroses, mais bel et bien expli­cité, théorisé, développé même. Le délire fournit déjà une espèce de double parfaitement lisible, à partir du moment où on en a, on ne peut même pas dire la clef, où simplement on songe à le regarder, à le prendre pour ce qu’il est, une espèce de double de ce qui est abordé par l’investigation théorique. C’est là que gît le caractère exemplaire et significatif de ce champ particulier des psychoses, auquel je vous ai proposé de garder la plus grande extension, la plus grande souplesse au nom de paranoïa, c’est là que se justifie que nous lui accordions cette année cette attention spéciale.

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