dimanche, mai 19, 2024
Recherches Lacan

Les écrits Variantes de la cure-type

Les chiffres indiquent les numéros de page de l’édition originale

p 323 – Variantes de la cure-type

Ce titre, en pendant à un autre promouvant la rubrique encore inédite de cure-type, nous fut imparti en 1953, d’un plan dont était responsable un comité de psychanalystes. Choisis de diverses tendances, notre ami Henri Ey leur avait délégué dans l’Encyclopédie médico-chirurgicale pour leur ressort, la charge générale qu’il y avait reçue lui-même des méthodes thérapeutiques en psychiatrie.

Nous acceptions cette part pour la tâche d’interroger ladite cure sur son fondement scientifique, le seul dont pût prendre effet ce que nous offrait un tel titre de référence implicite à une déviation.

Déviation trop sensible en effet : au moins croyons-nous en avoir ouvert la question, si sans doute à l’envers de l’intention de ses promoteurs.

Faut-il penser que cette question ait été résolue par le retrait de cet article, vite passé au compte, par les soins dudit comité, du renouvellement ordinaire au maintien de l’actualité en cette sorte d’ouvrage?

Beaucoup y virent le signe de quelque précipitation, explicable en ce cas par la façon même dont une certaine majorité se trouvait définie par notre critique. (L’article parut en 1955.)

 

Une question chauve-souris : l’examiner au jour.

 

« Variantes de la cure-type », ce titre fait pléonasme, mais non pas simple 1 : se pointant d’une contradiction, il n’en est pas moins boiteux. Est-ce là torsion de son adresse à l’information

1. En 1966, disons que nous le tenions pour abject. Ceci qui nous sort de la gorge, nous permet de récrire plus légèrement notre premier chapitre.

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médicale ? Ou bien s’agit-il d’un gauchissement intrinsèque à la question ?

Pas d’arrêt qui fait pas d’entrée à son problème, de rappeler ce qu’on pressent dans le public : à savoir que la psychanalyse n’est pas une thérapeutique comme les autres. Car la rubrique des variantes ne veut dire ni l’adaptation de la cure, sur des critères empiriques, ni disons-le, cliniques 1, à la variété des cas, ni la référence aux variables dont se différencie le champ de la psychanalyse, mais un souci, voire ombrageux, de pureté dans les moyens et les fins, qui laisse présager d’un statut de meilleur aloi que l’étiquette ici présentée.

Il s’agit bien d’une rigueur en quelque sorte éthique, hors de laquelle toute cure, même fourrée de connaissances psychanalytiques, ne saurait être que psychothérapie.

Cette rigueur exigerait une formalisation, nous l’entendons théorique, qui n’a guère trouvé à se satisfaire à ce jour que d’être confondue avec un formalisme pratique : soit de ce qui se fait ou bien ne se fait pas.

C’est pourquoi il n’est pas mauvais de partir de la théorie des critères thérapeutiques pour éclairer cette situation.

Certes l’insouciance du psychanalyste quant aux rudiments exigés pour l’emploi de la statistique, n’a d’égale que celle qui est encore d’usage en médecine. Elle est pourtant chez lui plus innocente. Car il fait moins de cas d’appréciations aussi sommaires que : « amélioré », « très amélioré», voire « guéri », étant prémuni par une discipline qui sait détacher la hâte à conclure comme un élément en lui-même questionnable.

Bien averti par Freud de regarder de près aux effets dans son expérience de ce dont le terme de furor sanarsdi annonce assez le danger, il ne tient pas tellement au bout du compte à en donner les apparences.

S’il admet donc la guérison comme bénéfice de surcroît de la cure psychanalytique, il se garde de tout abus du désir de guérir, et ceci si habituellement qu’au seul fait qu’une innovation s’y

1. Sauf à reprendre dans la structure ce qui spécifie notre e clinique a au sens qu’elle soutient encore d’un moment de naissance, moment originellement refoulé chez le médecin qui la proroge, lui-même devenant de ce moment l’enfant perdu, toujours plus. Cf. Michel Foucault, Naissance de ta Clinique, P.U.F., 1964.

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motive, il s’inquiète en son for intérieur, voire réagit au for du groupe par la question automatique à s’ériger d’un : si l’on est encore là dans la psychanalyse.

Ce trait peut paraître, en la question présente, périphérique. Mais c’est justement sa portée que de la cerner d’une ligne qui, à peine visible du dehors, fait le tenant intérieur d’un cercle, sans que celui-ci cesse pour autant de se présenter comme si rien là ne le séparait.

Dans ce silence qui est le privilège des vérités indiscutées, les psychanalystes trouvent le refuge qui les rend imperméables à tous critères autres que ceux d’une dynamique, d’une topique, d’une économie, qu’ils sont incapables de faire valoir au dehors.

Dès lors toute reconnaissance de la psychanalyse, autant comme profession que comme science, ne se propose qu’à receler un principe d’extraterritorialité auquel il est aussi impossible au psychanalyste de renoncer que de ne pas le dénier : ce qui l’oblige à mettre toute validation de ses problèmes sous le signe de la double appartenance, et à s’armer des postures d’insaisissable qu’a la Chauve-souris de la fable.

Toute discussion sur la question présente s’engage donc par un malentendu, lequel encore se relève de se produire au contrejour d’un paradoxe du dedans.

Ce paradoxe s’introduit bien de ce qui vient de toutes plumes, et les plus autorisées ne le démontrant pas moins, à propos des critères thérapeutiques de la psychanalyse. Que ces critères s’évanouissent à mesure même qu’on y appelle une référence théorique, est grave, quand la théorie est alléguée pour donner à la cure son statut. Plus grave, quand à cette occasion éclate que les termes les plus reçus n’y montrent soudain plus d’usage que d’indices de la carence ou d’écrans de la nullité.

Pour en prendre une idée, il suffit de se référer aux communications faites au dernier Congrès de l’Association psychanalytique internationale, réuni à Londres; elles mériteraient d’être portées au dossier dans leur totalité, et chacune intégralement1. On extraira de l’une d’entre elles une appréciation mesurée (la traduc-

1. Voir International Journal of Psycho-Analysis, 1954, n° 2 : tout le numéro.

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tion est de nous) : « Il y a vingt ans 1, écrit Edward Glover, je fis circuler un questionnaire aux fins de rendre compte de ce qu’étaient les pratiques techniques réelles et les normes de travail des psychanalystes en ce pays (la Grande-Bretagne). J’obtins des réponses complètes de vingt-quatre sur vingt-neuf de nos membres praticiens. De l’examen desquelles, il transpira (sic) qu’il n’y avait d’accord complet que sur six des soixante-trois points soulevés. Un seul de ces six points pouvait être regardé comme fondamental, à savoir : la nécessité d’analyser le transfert; les autres se rapportaient à des matières aussi mineures que l’inopportunité d’accepter des cadeaux, le rejet de l’usage des termes techniques dans l’analyse, l’évitement des contacts sociaux, l’abstention de répondre aux questions, l’objection de principe aux conditions préalables, et, de façon assez intéressante, le paiement de toutes les séances où l’on fait défaut au rendez-vous. » Cette référence à une enquête déjà ancienne prend sa valeur de la qualité des praticiens, encore réduits , à une élite, auxquels elle s’adressait. Elle n’est évoquée que pour l’urgence, devenue publique, de ce qui n’était que besoin personnel, à savoir (c’est, le titre de l’article) définir les « critères thérapeutiques de l’analyse ». L’obstacle majeur y est désigné dans des divergences théoriques fondamentales : « Nous n’avons pas besoin de regarder loin, continue-t-on, pour trouver des sociétés psychanalytiques fendues en deux (sic) par de telles différences, avec des groupes extrêmes professant des vues mutuellement incompatibles, les sections étant maintenues dans une union malaisée par des groupes moyens, dont les membres, comme c’est le fait de tous les éclectiques de par le monde, tirent parti de leur absence d’originalité en faisant vertu de leur éclectisme, et en prétendant, de façon implicite ou explicite, que, peu important les divergences de principe, la vérité scientifique ne gît que dans le compromis. En dépit de cet effort des éclectiques pour sauver l’apparence d’un front uni devant le public scientifique et psychologique, il est évident que, sous certains aspects fondamentaux, les techniques mises en pratique par les groupes

1. I.J.P. cité, p. 95. On trouvera cet article traduit intégralement aux dernières pages du recueil de cet auteur publié sous le titre Technique de la psychanalyse, P. U. F., 1958.

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opposés sont aussi différentes que la craie du fromage1.» Aussi bien, l’auteur cité ne se fait pas d’illusion sur la chance qu’offre le Congrès plénier, auquel il s’adresse, de réduire les discordances, et ceci faute de toute critique portant sur la « supposition affectée et entretenue avec soin que ceux qui sont en fonction de participer à un tel propos partageraient, fût-ce grossièrement, les mêmes vues, parleraient le même langage technique, suivraient des systèmes identiques de diagnostic, de pronostic et de sélection des cas, pratiqueraient, fût-ce de façon approximative, les mêmes procédés techniques. Aucune de ces prétentions ne saurait supporter un contrôle un peu serré 2 ».

Comme il faudrait dix pages de cette Encyclopédie pour la seule bibliographie des articles et ouvrages où les autorités les moins contestées confirment un tel aveu, tout recours au sens commun des philosophes semble exclu pour y trouver quelque mesure en la question des variantes du traitement analytique. Le maintien des normes tombe de plus en plus dans l’orbe des intérêts du groupe, comme il s’avère aux U. S. A. où ce groupe représente une puissance.

Il s’agit moins alors d’un standard que de standing. Ce que nous avons appelé plus haut formalisme est ce que Glover désigne comme « perfectionnisme ». Il suffit pour s’en rendre compte de relever comment il en parle : l’analyse « y perd la mesure de ses limites », cet idéal la conduit à des critères de son opération « immotivés et dès lors hors de portée de tout contrôle », voire à une « mystique (le mot est en français) qui défie l’examen et se dérobe à toute discussion sensée3  »

Cette mystification — c’est en effet le terme technique pour désigner tout processus qui rend occulte pour le sujet l’origine des effets de sa propre action – est d’autant plus frappante que l’analyse garde une faveur qui se chevronne de sa durée, seulement d’être tenue dans une opinion assez large pour remplir sa place putative. Il y suffit que, dans les cercles des sciences humaines, on se trouve à l’attendre d’elle, lui en donner la garantie.

1. I.J.P., cité, p. 95

2. Les italiques sont de l’auteur, I.J.P., p. 96. 3. I.J.P., 1954, n° 2, p. 96.

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Il en résulte des problèmes qui deviennent d’intérêt public dans un pays comme l’Amérique où la quantité des analystes donne à la qualité du groupe la portée d’un facteur sociologique embrayé sur le collectif.

Que le milieu tienne pour nécessaire la cohérence entre technique et théorie, n’en est pas plus rassurant pour autant.

Seule une appréhension d’ensemble des divergences, qui sache aller à leur synchronie, peut atteindre à la cause de leur discord. Si l’on s’y essaie, on prend l’idée d’un phénomène massif de passivité, voire d’inertie subjective, dont les effets semblent s’accroître avec l’extension du mouvement.

Du moins est-ce là ce que suggère la dispersion que l’on constate, tant dans la coordination des concepts que dans leur compréhension.

De bons travaux s’efforcent de les remettre en vigueur, et paraissent prendre la voie forte d’arguer de leurs antinomies, mais c’est pour retomber dans des syncrétismes de pure fiction, qui n’excluent pas l’indifférence au faux semblant.

On en arrive à se réjouir que la faiblesse de l’invention n’ait pas permis plus de dégâts dans les concepts fondamentaux, lesquels restent ceux qu’on doit à Freud. Leur résistance à tant d’efforts pour les adultérer devient la preuve a contrario de leur consistance.

Ainsi du transfert qui s’avère à toute épreuve de la théorie vulgarisante, voire de l’idée vulgaire. Ce qu’il doit à la robustesse hégelienne de sa constitution : quel autre concept y a-t-il en effet à faire mieux saillir son identité à la chose, à la chose analytique en l’occasion, quand il y colle de toutes les ambiguïtés qui constituent son temps logique.

Ce fondement de temps, c’est celui dont Freud l’inaugure et que nous modulons : retour ou mémorial? D’autres s’attardent à la chose sur ce point résolu : est-elle réelle ou déréelle ? Lagache 1 questionne sur le concept : besoin de répétition ou répétition du besoin a ?

On saisit là que les dilemmes dont s’empêtre le praticien, pro-

1. ” Le problème du transfert “, Rev. franç. Psychanal., 1952, 16, n° 1-2.

2. En 1966, personne qui suive notre enseignement sans y voir que le transfert, c’est l’immixtion du temps de savoir.

Ce texte, quoique récrit, suit scrupuleusement nos énoncés d’alors.

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cèdent des rabais par où sa pensée fait défaut à son fait. Contradictions qui nous captivent, quand drainées en sa théorie, elles semblent forcer sa plume de quelque anankè sémantique où se lit ab inferiori la dialectique de son action.

Ainsi une cohérence extérieure persiste-t-elle dans ces déviations de l’expérience analytique qui encadrent son axe, de la même rigueur dont les éclats d’un projectile, à se disperser, conservent sa trajectoire idéale au centre de gravité de la gerbe qu’ils tracent.

La condition du malentendu dont nous avons noté qu’elle entrave la psychanalyse dans la voie de sa reconnaissance, s’avère donc redoublée d’une méconnaissance interne à son propre mouvement.

C’est là que la question des variantes peut, à devoir lui faire retour de la condition d’être présentée au public médical, trouver une faveur imprévue.

Cette plate-forme est étroite : elle tient tout en ce qu’une pratique qui se fonde sur l’intersubjectivité ne peut fuir ses lois, quand à vouloir se faire reconnaître elle en invoque les effets.

Peut-être l’éclair y surgirait-il suffisant de faire apparaître que l’extraterritorialité couverte dont la psychanalyse procède pour s’étendre, suggère de la traiter à la façon d’une tumeur par l’extériorisation.

Mais on ne rend justice à toute prétention qui s’enracine dans une méconnaissance qu’à l’accepter en termes crus.

La question des variantes de la cure, de se pousser ici du trait galant d’être cure-type, nous incite à n’y conserver qu’un critère, pour ce qu’il est le seul dont dispose le médecin qui y oriente son patient. Ce critère rarement énoncé d’être pris pour tautologique, nous l’écrivons : une psychanalyse, type ou non, est la cure qu’on attend d’un psychanalyste.

 

De la voie du psychanalyste à son maintien : considéré dans sa déviation.

 

La remarque qui sert d’issue au chapitre précédent n’a d’évidence qu’ironique. C’est qu’à se profiler sur l’impasse apparente de la question dans son abord dogmatique, elle la réitère, à bien y

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regarder et sans omettre le grain de sel, par un jugement synthétique a priori, à partir d’où une raison pratique pourra sans doute s’y retrouver.

Car, si la voie de la psychanalyse se met en cause en la question de ses variantes au point de ne plus se recommander que d’un type, une existence aussi précaire pose qu’un homme la maintienne et que ce soit un homme réel.

Aussi, c’est aux sollicitations exercées sur l’homme réel par l’ambiguïté de cette voie qu’on tentera de mesurer, avec l’effet qu’il en éprouve, la notion qu’il en prend. S’il poursuit sa tâche en effet dans cette ambiguïté, c’est qu’elle ne l’arrête pas plus qu’il n’est commun au plus grand nombre des pratiques humaines; mais si la question reste permanente en cette pratique particulière, de la limite à assigner à ses variantes, c’est qu’on n’y voit pas le terme où s’arrête l’ambiguïté.

Dès lors, il importe peu que l’homme réel se décharge du soin de définir ce terme sur les autorités qui n’y subviennent qu’à y donner le change, ou qu’il s’accommode de le méconnaître en sa rigueur, à éviter d’en éprouver la limite; dans les deux cas, il sera, par son action, plutôt joué qu’il ne la joue, mais il ne s’y trouvera que plus à l’aise pour y loger les dons qui l’y adaptent sans s’apercevoir qu’à s’abandonner ici à la mauvaise foi de la pratique instituée, il la fait tomber au niveau des routines dont les habiles dispensent les secrets, dès lors incritiquables, puisque toujours subordonnés aux mêmes dons, n’en fût-il plus au monde, qu’ils se réservent de discerner.

Celui qui se laisse, à ce prix, alléger du souci (le sa mission, s’y croira même confirmé par l’avertissement qui résonne encore de la voix même qui formula les règles fondamentales de sa pratique : de ne pas se faire une idée trop élevée de cette mission, ni moins encore le prophète d’aucune vérité établie. Ainsi ce précepte, à se présenter sous le mode négatif, par quoi le maître pensa offrir ces règles à la, compréhension, n’ouvre-t-il que son contre-sens à la fausse humilité.

Dans le chemin de la vraie, on n’aura pas à chercher loin l’ambiguïté insoutenable qui se propose à la psychanalyse; elle est à la portée de tous. C’est elle qui se révèle dans la question de ce que parler veut dire, et chacun la rencontre à seulement accueil

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lir un discours. Car la locution même où la langue recueille son intention la plus naïve : celle d’entendre ce qu’il « veut dire », dit assez qu’il ne le dit pas. Mais ce que veut dire ce « veut dire » est encore à double entente, et il tient à l’auditeur que ce soit l’une ou l’autre : soit ce que le parleur veut lui dire par le discours qu’il lui adresse, ou ce que ce discours lui apprend de la condition du parleur. Ainsi, non seulement le sens de ce discours réside dans celui qui l’écoute, mais c’est de son accueil que dépend gui le dit : c’est à savoir le sujet à qui il donne accord et foi, ou cet autre que son discours lui livre comme constitué.

Or l’analyste s’empare de ce pouvoir discrétionnaire de l’auditeur pour le porter à une puissance seconde. Car, outre qu’il se pose expressément pour soi-même, voire pour le sujet parlant, en interprète du discours, il impose au sujet, dans le propos de son discours, l’ouverture propre à la règle qu’il lui assigne comme fondamentale : à savoir que ce discours se poursuive primo sans relâche, secundo sans retenue, ce non seulement quant au souci de sa cohérence ou de sa rationalité interne, mais encore quant à la vergogne de son appel ad hominem ou de sa recevabilité mondaine. Il distend donc ainsi l’écart qui met à sa merci la surdétermination du sujet dans l’ambiguïté de la parole constituante et du discours constitué, comme s’il espérait que les extrêmes s’en rejoignent par une révélation qui les confond. Mais cette conjonction ne peut s’opérer, en raison de la limite peu remarquée où reste contenue la prétendue libre association, par quoi la parole du sujet est maintenue dans les formes syntaxiques qui l’articulent en discours dans la langue employée comme entendue par l’analyste.

Dès lors, l’analyste garde entière la responsabilité au sens lourd qu’on vient de définir à partir de sa position d’auditeur. Une ambiguïté sans ambages, d’être à sa discrétion comme interprète, se répercute en une secrète sommation, qu’il ne saurait écarter même à se taire.

Aussi bien les auteurs en avouent-ils le poids. Si obscur qu’il reste pour eux, par tous les traits où se distingue un malaise. Ceci s’étend de l’embarras, voire de l’informe des théories de l’interprétation, à sa rareté toujours accrue dans la pratique par

l’atermoiement jamais proprement motivé de son emploi. Le

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terme vague d’analyser vient à suppléer trop souvent au flottement qui retient devant celui d’interpréter, par défaut de sa mise à jour. C’est bien d’un effet de fuite qu’il s’agit dans la pensée du praticien. La fausse consistance de la notion de contre-transfert, sa vogue et les fanfaronnades qu’elle abrite, s’expliquent de servir ici d’alibi : l’analyste s’y dérobe à considérer l’action qui lui revient dans la production de la vérité 1.

La question des variantes s’éclairerait à suivre cet effet, cette fois diachroniquement, dans une histoire des variations du mouvement psychanalytique, en ramenant à sa racine universelle, à savoir son insertion dans l’expérience de la parole, l’espèce de catholicité parodique où cette question prend corps.

Au reste, il n’est pas besoin d’être grand clerc pour savoir que les mots-clefs dont l’homme réel, ici évoqué, fait l’usage le plus jaloux pour en illustrer sa technique, ne sont pas toujours ceux qu’il conçoit le plus clairement. Les augures rougiraient de trop se presser entre eux là-dessus, et ne trouvent pas mauvais que la vergogne de leurs cadets, pour s’étendre aux plus novices par un paradoxe qu’expliquent les modes actuellement en faveur de leur formation, leur en épargne l’épreuve.

Analyse du matériel, analyse des résistances, c’est en ces termes que chacun rapportera le principe élémentaire comme le fin mot de sa technique, la première apparaissant comme périmée depuis la promotion de la seconde. Mais, la pertinence de l’interprétation d’une résistance se sanctionnant à l’issue d’un « nouveau matériel », c’est quant au sort à réserver à celui-ci que commenceront les nuances, voire les divergences. Et que s’il faut l’interpréter comme devant, on sera fondé à se demander si, dans ces deux temps, le terme d’interprétation garde le même sens.

Pour y répondre, on peut se reporter aux abords de l’année 1920 où s’instaure le tournant (c’est là le terme consacré dans l’histoire de la technique) tenu dès lors pour décisif dans les voies de l’analyse. Il se motive, à cette date, d’un amortissement dans ses résultats, dont on ne peut jusqu’ici éclaircir la constatation que de l’avis, apocryphe ou non, où l’humour du maître prend après

1. Trois paragraphes récrits.

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coup valeur de prévision, d’avoir à se presser de faire l’inventaire de l’inconscient avant qu’il ne se referme.

Ce dont pourtant le terme même de « matériel » marque dès lors le discrédit dans la technique, c’est l’ensemble des phénomènes où l’on avait appris jusque-là à trouver le secret du symptôme, domaine immense annexé par le génie de Freud à la connaissance de l’homme et qui mériterait le titre propre (le « sémantique psy-chanalytique» : rêves, actes manqués, lapsus du discours, désordres de la remémoration, caprices de l’association mentale, etc.

Avant le « tournant », c’est par le déchiffrage de ce matériel que le sujet recouvre, avec la disposition du conflit qui détermine ses symptômes, la remémoration de son histoire. (;’est aussi bien à la restauration de l’ordre et des lacunes de celle-ci qu’on mesure alors la valeur technique à accorder à la réduction des symptômes. Cette réduction constatée démontre une dynamique où l’inconscient se définit comme un sujet bel et bien constituant, puisqu’il soutenait les symptômes dans leur sens avant qu’il ne fût révélé, et on l’éprouve directement à le reconnaître dans la ruse du désordre où le refoulé compose avec la censure, ce en quoi, notons-le au passage, la névrose s’apparente à la condition la plus commune de la vérité dans la parole et dans l’écrit.

Si dès lors l’analyste donnant au sujet le mot de son symptôme, celui-ci n’en persiste pas moins, c’est que le sujet résiste à en reconnaître le sens : et l’on conclut que c’est cette résistance qu’il faut, avant tout, analyser. Entendons que cette règle fait encore foi à l’interprétation, mais c’est du versant du sujet où l’on va chercher cette résistance que va dépendre la déviation qui s’annonce; et il est clair que la notion penche à tenir le sujet pour constitué dans son discours. Qu’elle aille chercher sa résistance hors de ce discours même, et la déviation sera sans remède. On ne reviendra plus à questionner sur son échec la fonction constituante de l’interprétation.

Ce mouvement de démission dans l’usage de la parole justifie à dire que la psychanalyse n’est pas sortie, depuis, de sa maladie infantile, ce terme dépassant ici le lieu commun, de toute la propriété qu’il rencontre du ressort de ce mouvement : où tout se soutient en effet du faux pas de méthode que couvre le plus grand nom dans la psychanalyse d’enfants.

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La notion de la résistance n’était pourtant pas nouvelle. Freud en avait reconnu l’effet dés 1895 pour se manifester dans la verbalisation des chaînes de discours où le sujet constitue son histoire, processus dont il n’hésite pas à imager la conception en représentant ces chaînes comme englobant de leur faisceau le noyau pathogène autour duquel elles s’infléchissent, pour préciser que l’effet de résistance s’exerce dans le sens transversal au parallélisme de ces chaînes. Il va même jusqu’à poser mathématiquement la formule de proportionnalité inverse de cet effet à la distance du noyau à la chaîne en cours de mémorisation, y trouvant, par là même, la mesure de l’approche réalisée.

Il est clair ici que, si l’interprétation de la résistance en action dans telle chaîne de discours se distingue de l’interprétation de sens par où le sujet passe d’une chaîne à une autre plus « profonde », c’est sur le texte même du discours que la première s’exerce pourtant, y étant compris ses élusions, ses distorsions, ses élisions, voire ses trous et ses syncopes.

L’interprétation de la résistance ouvre donc la même ambiguïté qu’on a analysée plus haut dans la position de l’auditeur et que reprend ici la question : Qui résiste? – Le Moi, répondait la première doctrine, y comprenant sans doute le sujet personnel, mais du seul angle tout-venant de sa dynamique.

C’est en ce point que la nouvelle orientation de la technique se précipite dans un leurre : elle y répond de même, en négligeant le fait qu’elle s’en prend au Moi dont Freud, son oracle, vient de changer le sens, à l’installer en sa nouvelle topique, précisément aux fins d’y bien marquer que la résistance n’est pas le privilège du Moi, mais aussi bien du Ça ou du Surmoi.

Dès lors plus rien de ce dernier effort de sa pensée ne sera vraiment compris, comme il se voit à ce que les auteurs de la vague du tournant en soient encore à retourner sous toutes ses faces l’instinct de mort, voire à s’empêtrer sur ce à quoi proprement le sujet a à s’identifier du Moi ou du Surmoi de l’analyste, sans y faire un pas qui vaille, mais toujours plus multipliant un contresens irrésistible.

Par un renversement du juste choix qui détermine quel sujet est accueilli dans la parole, le sujet constituant du symptôme est traité comme constitué soit, comme on dit, en matériel, cependant

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que le Moi, tout constitué qu’il soit dans la résistance, devient le sujet auquel l’analyste va désormais en appeler comme à l’instance constituante.

Qu’il s’agisse de la personne en sa « totalité » est en effet faux du nouveau concept, même et surtout à ce qu’il assure le branchement d’organes dit système perception-conscience. (Freud d’autre part ne fait-il pas du Surmoi le premier garant d’une expérience de la réalité ?)

Il s’agit en fait du retour, du type le plus réactionnaire et dès lors combien instructif, d’une idéologie qui partout ailleurs se renie d’avoir simplement fait faillite’.

Il n’est que de lire les phrases qui ouvrent le livre : Le Moi et les mécanismes de défense, de Mlle Anna Freud 2 : « En certaines périodes du développement de la science psychanalytique, l’intérêt théorique porté au Moi de l’individu était ouvertement désapprouvé… Toute remontée de l’intérêt des couches les plus profondes vers les plus superficielles de la vie psychique, et aussi bien tout virage de la recherche du Ça vers le Moi étaient tenus, en général, pouf un commencement de prise en aversion de l’analyse », pour entendre, au son anxieux dont elles préludent à l’avènement d’une ère nouvelle, la musique sinistre où Euripide inscrit, en ses Phéniciennes, le lien mythique du personnage d’Antigone au temps de retour de la Sphynge sur l’action du héros.

Depuis lors, c’est un lieu commun de rappeler que nous ne savons rien du sujet que ce que son Moi veut bien nous en faire connaître, Otto Fenichel allant jusqu’à proférer tout uniment, comme une vérité qui n’a pas besoin d’être discutée, que « c’est au Moi qu’incombe la tâche de comprendre le sens des mots 3 ».

Le pas suivant mène à la confusion de la résistance et de la défense du Moi.

 

1. Si de ces lignes, comme de nos leçons, nous avons assez allégé l’empire d’ennui contre lequel elles se collètent, pour qu’à les reparcourir ici, s’en corrige comme de soi-même le style d’émission, ajoutons-y cette note : qu’en 1966 nous dirions que le Moi est la théologie de la libre entreprise, lui désignant pour patrons la triade Fénelon, Guizot, Victor Cousin.

2. Traduites ici par nous.

3. Problèmes de technique psychanalytique, P-11-F-, P. 63

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La notion de défense, promue par Freud, dès 1894, dans une première référence de la névrose à une conception généralement reçue de la fonction de la maladie, est reprise par lui, dans son travail majeur sur l’inhibition, le symptôme et l’angoisse, pour indiquer que le Moi se forme des mêmes moments qu’un symptôme.

Mais le seul emploi sémantique que, dans son livre à l’instant cité, Mile Anna Freud fait du terme de Moi comme sujet du verbe montre assez la transgression qu’elle y consacre, et que, dans la déviation désormais acquise, le Moi est bien le sujet objectivé, dont les mécanismes de défense constituent la résistance.

Le traitement sera conçu dès lors comme une attaque, qui pose en principe l’existence d’une succession de systèmes de défense chez le sujet, ce que confirme assez la « tarte à la crème », raillée au passage par Edward Glover, et par où l’on se donne à bon marché de l’importance à poser à tout bout de champ la question de savoir si l’on a « assez bien analysé l’agressivité 1 »; moyennant quoi le benêt affirme n’avoir jamais rencontré du transfert d’autres effets qu’agressifs.

C’est ainsi que Fenichel tente (le redresser les choses par un retournement qui les embrouille un peu plus. Car si l’on ne suit pas sans intérêt l’ordre qu’il trace de l’opération à mener contre les défenses du sujet qu’il considère comme une place forte, – d’où résulte que les défenses dans leur ensemble ne tendent qu’à détourner l’attaque de celle qui, pour couvrir (le trop près ce qu’elle cache, déjà le livre, mais aussi que cette défense est dès lors l’enjeu essentiel, tant et si bien que la pulsion qu’elle recèle, à s’offrir nue, soit à tenir pour l’artifice suprême à le préserver -, l’impression de réalité qui nous retient à cette stratégie, prélude au réveil qui veut que là où disparaît tout soupçon de vérité, la dialectique reprenne ses droits d’apparaître ne pas devoir être inutile dans la pratique, à seulement lui rendre un sens.

Car on ne voit plus de terme ni même de raison à la recherche des prétendues profondeurs, si ce qu’elle découvre n’est pas plus vrai que ce qui le recouvre, et, à l’oublier, l’analyse se dégrade

1. I.J.P., 1954, n° 2, P. 97.

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en un immense trifouillage psychologique, dont les échos qu’on peut avoir de sa pratique chez certains ne donnent que trop le sentiment.

Si feindre de feindre, en effet, est un moment possible de la dialectique, il n’en reste pas moins que la vérité que le sujet avoue pour qu’on la prenne pour un mensonge se distingue de ce qui serait son erreur. Mais le maintien de cette distinction n’est possible que dans une dialectique de l’intersubjectivité, où la parole constituante est supposée dans le discours constitué.

A fuir en effet l’en deçà de la raison de ce discours, on le déplace dans l’au-delà. Si le discours du sujet pouvait, à la rigueur et à l’occasion, être mis entre parenthèses dans la perspective initiale de l’analyse pour la fonction de leurre, voire d’obstruction, qu’il peut remplir clans la révélation de la vérité, c’est au titre de sa fonction de signe et de façon permanente qu’il est maintenant dévalué. Car ce n’est plus seulement qu’on le dépouille de son contenu pour s’arrêter à son débit, à son ton, à ses interruptions, voire à sa mélodie. Toute autre manifestation de la présence du sujet semble bientôt lui devoir être préférée : sa présentation clans son abord et sa démarche, l’affectation de ses manières, et le salut de son congé; une réaction d’attitude dans la séance retiendra plus qu’une faute de syntaxe et sera plus appréciée par son indice de tonus que pour sa portée gestuelle. Une bouffée émotionnelle, un borborygme viscéral seront témoignages quêtés de la mobilisation de la résistance, et la niaiserie où va le fanatisme du vécu ira à en trouver dans l’intersubodoration le fin du fin.

Mais, à mesure qu’on détache plus du discours où elle s’inscrit l’authenticité de la relation analytique, ce qu’on continue d’appeler son « interprétation » relève toujours plus exclusivement du savoir de l’analyste. Sans doute, ce savoir s’est-il beaucoup accru en cette voie, mais qu’on ne prétende pas s’être ainsi éloigné d’une analyse intellectualiste, à moins qu’on ne reconnaisse que la communication de ce savoir au sujet n’agit que comme une suggestion à laquelle le critère de la vérité reste étranger. Aussi bien un Wilhelm Reich, qui a parfaitement défini les conditions de l’intervention dans son mode d’analyse du caractère, tenu à juste titre

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pour une étape essentielle de la nouvelle technique, reconnaît-il n’attendre son effet que de son insistance 1.

Que le fait même de cette suggestion soit analysé comme tel, n’en fera pas pour autant une interprétation véritable. Une telle analyse dessinerait seulement la relation d’un Moi avec un Moi. C’est ce qu’on voit dans la formule usitée, que l’analyste doit se faire un allié de la partie saine du Moi du sujet, si on la complète de la théorie du dédoublement du Moi dans la psychanalyse 2. Si l’on procède ainsi à une série de bipartitions du Moi du sujet en la poussant ad infinitum, il est clair qu’il se réduit, à la limite, au Moi de l’analyste.

Dans cette voie, peu importe que l’on procède selon une formule où se reflète bien le retour au dédain traditionnel du savant pour la « pensée morbide », en parlant au patient « son langage » on ne lui rendra pas pour autant sa parole.

Le fonds de la chose n’est pas changé, mais confirmé à se formuler dans une toute autre perspective, celle de la relation d’objet dont on verra le rôle récent dans la technique. Seulement, à se référer à une introjection par le sujet, et sous forme de bon objet, du Moi de l’analyste, laisse-t-elle à rêver sur ce qu’un Huron observateur déduirait de ce repas mystique quant à la mentalité de civilisé moderne, pour peu qu’il cède à la même étrange erreur que nous commettons à prendre au pied de la lettre les identifications symboliques de la pensée que nous appelons« primitive ».

Il reste qu’un théoricien opinant en la délicate question de la terminaison de l’analyse pose crûment qu’elle implique l’identification du sujet avec le Moi de l’analyste en tant que ce Moi l’analyse 3.

Cette formule, démystifiée, ne signifie rien d’autre sinon qu’à exclure son rapport au sujet de toute fondation clans la parole, l’analyste ne peut rien lui communiquer qu’il ne tienne d’un savoir

1. W. Reich, « L’analyse de caractère », Internat. Zsehr. ärztl. Psychoanal., 1928, 14, no 2, p. 180-196. Trad. angl. In The psychoanalytic Reader, Hogarth Press, Londres, 1950.

2. R. Streba, « Le sort du Moi dans la thérapeutique analytique », Internat. J. PsychoAnal., 1934. no 2-3. P. 118-126

3. W. Hoffer, « Trois critères psychologiques pour terminer le traitement », Internat. J. Psycho-Anal., 1950, n° 3, 194-195.

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préconçu ou d’une intuition immédiate, c’est-à-dire qui ne soit: soumis à l’organisation de son propre Moi.

On acceptera pour le moment cette aporie où l’analyse est réduite pour maintenir dans sa déviation son principe, et l’on posera la question : pour assumer d’être la mesure de la vérité de tous et de chacun des sujets qui se confient à son assistance, que doit donc être le Moi de l’analyste?

Du Moi dans l’analyse et de sa fin chez l’analyste.

Ce terme d’aporie dont nous résumons au débucher de ce second chapitre le gain acquis sur l’impasse du premier, annonce que nous entendons bien affronter ce gain au sens commun du psychanalyste et certes pas nous complaire à ce qu’il puisse s’en offenser.

Ici encore nous procéderons à remarquer que les mêmes choses exigent un discours différent à être prises dans un autre contexte, et préparerons nos propos en rappelant que, si ont prévalu sur la fameuse « communication des inconscients » (tenue non sans raison dans une phase antérieure pour le principe de la vraie interprétation) cette connivence (Einfühlung), cette cotation (Abschätzung) dont S. Ferenczi’ (1928, p. 209) ne veut pas qu’elles viennent d’ailleurs que du préconscient, c’est aussi bien d’un effet de retour qu’il s’agit dans la présente promotion des effets mis sous la rubrique du contre-transfert 2.

Aussi bien l’ergotage ne peut que se poursuivre dans l’irrelation où se situe l’instance du Moi à ses voisines pour ceux-là qui la tiennent pour représenter la sûreté du sujet.

Il faut faire appel au sentiment premier que donne l’analyste, qui n’est tout de même pas que le Moi soit son fort, au moins quand il s’agit du sien et du fonds qu’il peut y prendre.

N’est-ce pas là l’os qui nécessite que le psychanalyste doive être un psychanalysé, principe que S. Ferenczi porte au rang de seconde règle fondamentale? Et l’analyste ne fléchit-il pas sous le jugement

1. S. Ferenczi, « Élasticité de la technique psychanalytiques, Internat. Zscbr ». ärztl. Psychoanal., 1928, 14, ne 2, 207-209.

2. C’est-à-dire du transfert chez l’analyste (note de 1966).

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qu’on peut bien dire dernier, de Freud, puisqu’il a été porté par lui deux ans avant sa mort, à savoir qu’ «il n’atteint pas généralement, dans sa propre personnalité, le degré de normalité auquel il voudrait faire parvenir ses patients 1». Ce verdict étonnant, et sur lequel il n’y a pas lieu de revenir, soustrait le psychanalyste au bénéfice de l’excuse qu’on peut faire valoir justement en faveur de toute élite, c’est qu’elle se recrute dans le commun des hommes.

Dès lors qu’elle est en dessous de la moyenne, l’hypothèse la plus favorable est d’y voir le contrecoup d’un désarroi dont ce qui précède montre qu’il s’origine de l’acte même analytique.

S. Ferenczi, l’auteur de la première génération le plus pertinent à questionner ce qui est requis de la personne du psychanalyste, et notamment pour la fin du traitement, évoque ailleurs le fond du problème.

Dans son lumineux article sur l’élasticité psychanalytique 2, il s’exprime en ces termes : « Un problème, jusqu’ici non effleuré, sur lequel j’attire l’attention, est celui d’une métapsychologie qui reste à faire des processus psychiques de l’analyste durant l’analyse. Sa balance libidinale montre un mouvement pendulaire qui la fait aller et venir entre une identification (amour de l’objet dans l’analyse) et un contrôle exercé sur soi, en tant qu’il est une action intellectuelle. Durant le travail prolongé de chaque jour, il ne peut du tout s’abandonner au plaisir d’épuiser librement son narcissisme et son égoïsme dans la réalité en général, mais seulement en imagination et pour de courts moments. Je ne doute pas qu’une charge aussi excessive, qui trouverait difficilement sa pareille dans la vie, n’exige tôt ou tard la mise au point d’une hygiène spéciale à l’analyste. »

Tel est l’abrupt préalable qui prend sa valeur d’apparaître pour ce que doit vaincre d’abord en lui le psychanalyste. Car quelle autre raison pour en faire l’exorde de cette voie tempérée qu’ici l’auteur veut nous tracer de l’intervention de l’analyste avec la ligne élastique qu’il va tâcher d’y définir?

L’ordre de subjectivité qu’il doit en lui réaliser, voilà seulement ce qui s’indique d’une flèche à chaque carrefour, monotone à

 

1.            Freud, L’Analyse finie et l’analyse sans fin, G. W., t. 16, p. 93.

2.            2. Internat. Zschr. ärztl. Psychoanal., 1928, no 2, p. 207.

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se répéter sous des avis par trop variés pour qu’on ne cherche pas d’où ils se rassemblent. Menscherkenntniss, Menschenforschung, deux termes dont leur ascendance romantique qui les pousse vers l’art de mener les hommes et l’histoire naturelle de l’homme, nous permet d’apprécier ce que s’en promet l’auteur, d’une méthode sûre et d’un marché ouvert, – réduction de l’équation personnelle, – place seconde du savoir, – empire qui sache n’insister pas, – bonté sans complaisance’, – défiance des autels du bienfait, – seule résistance à attaquer : celle de l’indifférence (Unglauben) ou du très peu pour moi (Ablehnung), – encouragement aux propos malveillants, – modestie vraie sur son savoir, – en toutes ces consignes, n’est-ce pas le Moi qui s’efface pour laisser place au point-sujet de l’interprétation. Aussi bien ne prennent-elles vigueur que de l’analyse personnelle du psychanalyste, et spécialement de sa fin.

Où est la fin de l’analyse concernant le Moi? Comment le savoir, à méconnaître sa fonction dans l’action même de la psychanalyse? Aidons-nous de cette voie de critique qui met une œuvre à l’épreuve des principes mêmes qu’elle soutient.

Et soumettons-y l’analyse dite du caractère. Celle-ci s’expose comme fondée sur la découverte que la personnalité du sujet est structurée comme le symptôme qu’elle ressent comme étranger, c’est-à-dire qu’à son instar elle recèle un sens, celui d’un conflit refoulé. Et la sortie du matériel qui révèle ce conflit est obtenue en temps second d’une phase préliminaire du traitement, dont W. Reich, en sa conception restée classique dans l’analyse 2, marque expressément que sa fin est de faire considérer au sujet cette personnalité comme un symptôme.

Il est certain que ce point de vue a montré ses fruits dans une objectivation de structures telles que les caractères dits « phallique-narcissique », « masochique », jusque-là méconnus parce qu’apparemment asymptomatiques, sans parler des caractères, déjà signalés par leurs symptômes, de l’hystérique et du compulsionnel, dont le groupement de traits, quelque valeur qu’il faille accorder

1. Ferenczi n’imaginait pas qu’elle pût un jour passer à l’usage de panneau publi-citaire (1966).

2. W. Reich, t L’analyse de caractère a, Internat. Zschr. ärztl. Psychoanal., 1928, 14, n° 2. Trad. Angl. In The psychoanalytic Reader, Hogarth Press, Londres, 1950.

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à leur théorie, constitue un apport précieux à la connaissance psychologique.

Il n’en est que plus important de s’arrêter aux résultats de l’analyse dont Reich fut le grand artisan, dans le bilan qu’il en trace. Il se solde en ceci que la marge du changement qui sanctionne cette analyse chez le sujet ne va jamais jusqu’à faire seulement se chevaucher les distances par où se distinguent les structures originelles 1. Dès lors, le bienfait ressenti par le sujet, de l’analyse de ces structures, après qu’elles aient été « symptomatifiées » dans l’objectivation de leurs traits, oblige à préciser de plus près leur rapport aux tensions que l’analyse a résolues. Toute la théorie que Reich en donne, est fondée sur l’idée que ces structures sont une défense de l’individu contre l’effusion orgasmique, dont la primauté dans le vécu peut seule assurer son harmonie. On sait à quels extrêmes cette idée l’a mené, jusqu’à le faire rejeter par la communauté analytique. Mais, ce faisant non sans raison, personne n’a jamais su bien formuler, en quoi Reich avait tort.

C’est qu’il faut voir d’abord que ces structures, puisqu’elles subsistent à la résolution des tensions qui paraissent les motiver, n’y jouent qu’un rôle de support ou de matériel, qui s’ordonne sans doute comme le matériel symbolique de la névrose, ainsi que le prouve l’analyse, mais qui prend ici son efficace de la fonction imaginaire, telle qu’elle se démontre dans les modes de déclenchement des comportements instinctuels, manifestés par l’étude de leur éthologie chez l’animal, non sans que cette étude n’ait été fortement induite par les concepts de déplacement, voire d’identification, venus de l’analyse.

Ainsi Reich n’a fait qu’une erreur dans son analyse du caractère : ce qu’il a dénommé « armure » (character armor) et traité comme telle n’est qu’armoirie. Le sujet, après le traitement, garde le poids des armes qu’il tient de la nature, il y a seulement effacé la marque d’un blason.

Si cette confusion s’est avérée possible pourtant, c’est que la fonction imaginaire, guide de vie chez l’animal dans la fixation sexuelle au congénère et dans la parade où se déclenche l’acte reproducteur, voire dans la signalisation du territoire, semble, chez

1. Article cité, p. 196.

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l’homme, être entièrement détournée vers la relation narcissique où le Moi se fonde, et crée une agressivité dont la coordonnée dénote la signification qu’on va tenter de démontrer pour être l’alpha et l’oméga de cette relation : mais l’erreur de Reich s’explique par son refus déclaré de cette signification, qui se situe dans la perspective de l’instinct de mort, introduite par Freud au sommet de sa pensée, et dont on sait qu’elle est la pierre de touche de la médiocrité des analystes, qu’ils la rejettent ou qu’ils la défigurent.

Ainsi l’analyse du caractère ne peut-elle fonder une conception proprement mystifiante du sujet que par ce qui se dénonce en elle comme une défense, à lui appliquer ses propres principes.

Pour restaurer sa valeur dans une perspective véridique, il convient de rappeler que la psychanalyse n’est allée si loin dans la révélation des désirs de l’homme qu’à suivre, aux veines de la névrose et de la subjectivité marginale de l’individu, la structure propre à un désir qui s’avère ainsi le modeler à une profondeur inattendue, à savoir le désir de faire reconnaître son désir. Ce désir, où se vérifie littéralement que le désir de l’homme s’aliène dans le désir de l’autre, structure en effet les pulsions découvertes dans l’analyse, selon toutes les vicissitudes des substitutions logiques, dans leur source, leur direction et leur objet 1; mais loin que ces pulsions, si haut qu’on remonte en leur histoire, se montrent dériver du besoin d’une satisfaction naturelle, elles ne font que se moduler en des phases qui reproduisent toutes les formes de la perversion sexuelle, c’est au moins la plus évi-dente comme la plus connue des données de l’expérience analytique.

Mais l’on néglige plus aisément la dominance qui s’y marque de la relation narcissique, c’est-à-dire d’une seconde aliénation par où s’inscrit dans le sujet, avec l’ambivalence parfaite de la position où il s’identifie dans le couple pervers, le dédoublement interne de son existence et de sa facticité. C’est pourtant par le sens proprement subjectif ainsi mis en valeur dans la perversion, bien plus que par son accession à une objectivation reconnue, que réside – comme l’évolution de la seule littérature scientifique

1. S. Freud, Les pulsions et leur destin, G. W., x, p. 210-232.

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le démontre – le pas que la psychanalyse a fait franchir dans son annexion à la connaissance de l’homme.

Or la théorie du Moi dans l’analyse reste marquée d’une méconnaissance foncière, à négliger la période de son élaboration qui, dans l’œuvre de Freud, va de 1910 à 1920 et où elle apparaît comme s’inscrivant entièrement dans la structure de la relation narcissique.

Car, loin que l’étude du Moi ait jamais constitué, dans la première époque de la psychanalyse, le point d’aversion que Mlle Anna Freud veut bien dire dans le passage plus haut cité, c’est bien plutôt depuis qu’on s’est imaginé de l’y promouvoir, qu’elle en favorise en vérité la subversion.

La conception du phénomène de l’amour-passion comme déterminé par l’image du Moi idéal autant que la question posée de l’imminence en lui de la haine, seront les points à méditer de la période susdite de la pensée freudienne, si l’on veut comprendre comme il convient la relation du moi à l’image de l’autre, telle qu’elle apparaît suffisamment évidente dans le seul titre, conjoignant Psychologie collective et analyse du Moi (1921) 1, d’un des articles par où Freud inaugure la dernière période de sa pensée, celle où il achèvera de définir le Moi dans la topique.

Mais cet achèvement ne peut être compris qu’à saisir les coordonnées de son progrès dans la notion du masochisme primordial et celle de l’instinct de mort, inscrites dans l’Au-delà du principe du plaisir (1920) 2, ainsi que dans la conception de la racine dénégatrice de l’objectivation, telle qu’elle s’expose dans le petit article de 1925 sur la Verneinung (la dénégation)3.

Seule, cette étude donnera son sens à la montée progressive de l’intérêt porté à l’agressivité dans le transfert et dans la résistance, non moins que dans le Malaise de la civilisation (1929) 4, en montrant qu’il ne s’agit pas là de l’agression qu’on imagine à la racine de la lutte vitale. La notion de l’agressivité répond au contraire au déchirement du sujet contre lui-même, déchirement dont il a connu le moment primordial à voir l’image de l’autre,

1. S. Freud, Psychologie collective et analyse du Moi, G.W., XIII, p. 7t-161.

2. S. Freud, Au-delà du principe du plaisir, G.W., XIII, p. t-G9.

3. S. Freud, La dénégation, G.W, XIV, p. 11-15.

4. S. Freud, Malaise de k civilisation, G.W, XIV.

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appréhendée en la totalité de sa Gestalt, anticiper sur le sentiment de sa discordance motrice, qu’elle structure rétroactivement en images de morcellement. Cette expérience motive aussi bien la réaction dépressive, reconstruite par Mme Mélanie Klein aux origines du Moi, que l’assomption jubilatoire de l’image apparue au miroir, dont le phénomène, caractéristique de la période de six ou huit mois, est tenu par l’auteur de ces lignes comme manifestant de façon exemplaire, avec la constitution de l’Urbild idéale du Moi, la nature proprement imaginaire de la fonction du Moi dans le sujet 1.

C’est donc au sein des expériences de prestance et d’intimidation des premières années de sa vie que l’individu est introduit à ce mirage de la maîtrise de ses fonctions, où sa subjectivité restera scindée, et dont la formation imaginaire, naïvement objectivée par les psychologues comme fonction synthétique du moi, montre bien plutôt la condition qui l’ouvre à la dialectique aliénante du Maître et de l’Esclave.

Mais si ces expériences, qui se lisent aussi chez l’animal en maints moments des cycles instinctuels, et spécialement dans la parade préliminaire du cycle de la reproduction, avec tous les leurres et les aberrations qu’elles comportent, s’ouvrent, en effet, à cette signification pour structurer durablement le sujet humain, c’est qu’elles la reçoivent de la tension éprouvée de l’impuissance propre à cette prématuration de la naissance dont les naturalistes reconnaissent la spécificité dans le développement anatomique de l’homme, – fait où l’on appréhende cette déhiscence de l’harmonie naturelle, exigée par Hegel pour être la maladie féconde, la faute heureuse de la vie, où l’homme, à se distinguer de son essence, découvre son existence.

Il n’y a pas, en effet, d’autre réalité que cette touche de la mort dont il reçoit la marque à sa naissance, derrière le prestige nouveau que prend chez l’homme la fonction imaginaire. Car c’est bien le même « instinct de mort » qui chez l’animal se manifeste dans cette fonction, si l’on s’arrête à considérer qu’à servir à la fixation spécifique au congénère dans le cycle sexuel, la subjecti

1. J. Lacan, s L’agressivité en psychanalyse a (1948) et « Le stade du miroir o (1949), voir ici p. 101 et 93.

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vité ne s’y distingue pas de l’image qui la captive, et que l’individu n’y apparaît que comme représentant passager de cette image, que comme passage de cette image représentée dans la vie. A l’homme seulement, cette image révèle sa signification mortelle, et de mort du même temps : qu’il existe. Mais cette image ne lui est donnée que comme image de l’autre, c’est-à-dire lui est ravie.

Ainsi le Moi n’est toujours que la moitié du sujet; encore est-ce celle qu’il perd en la trouvant. On comprend donc qu’il y tienne et qu’il cherche à la retenir en tout ce qui paraît la doubler en lui-même ou dans l’autre, et lui en offre, avec l’effigie, la ressemblance.

Démystifiant le sens de ce que la théorie appelle « identifications primaires », disons que le sujet impose toujours à l’autre, dans la diversité radicale de modes de relation, qui vont de l’invocation de la parole à la sympathie la plus immédiate, une forme imaginaire, qui y porte le sceau, voire les sceaux surimposés, des expériences d’impuissance où cette forme s’est modelée dans le sujet : et cette forme n’est autre que le Moi.

Ainsi, pour en revenir à l’action de l’analyse, c’est toujours au point focal de l’imaginaire où cette forme se produit que le sujet tend naïvement à concentrer son discours, dès lors qu’il est libéré, par la condition de la règle, de toute menace d’une fin de non-recevoir à son adresse. C’est même dans la prégnance visuelle que cette forme imaginaire garde de ses origines, qu’est la raison d’une condition qui, pour si cruciale qu’on la sente dans les variantes de la technique, est rarement tirée au clair : celle qui veut que l’analyste occupe, dans la séance, une place qui le rende invisible au sujet : l’image narcissique, en effet, ne s’en produira que plus pure et le champ en sera plus libre au protéisme régressif de ses séductions.

Or sans doute l’analyste sait-il, à l’encontre, qu’il ne faut pas qu’il réponde aux appels, si insinuants soient-ils, que le sujet lui fait entendre à cette place, sous peine de voir y prendre corps l’amour de transfert que rien, sauf sa production artificielle, ne distingue de l’amour-passion, les conditions qui l’ont produit venant dès lors à échouer par leur effet, et le discours analytique à se réduire au silence de la présence évoquée. Et l’analyste

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sait encore qu’à la mesure de la carence de sa réponse, il provoquera chez le sujet l’agressivité, voire la haine, du transfert négatif.

Mais il sait moins bien que ce qu’il répond est moins important en la matière que la place d’où il répond. Car il ne peut se contenter de la précaution d’éviter d’entrer dans le jeu du sujet, dès lors que le principe de l’analyse de la résistance lui commande de l’objectiver.

A seulement accommoder, en effet, sa visée sur l’objet dont le Moi du sujet est l’image, disons sur les traits de son caractère, il se placera, non moins naïvement que ne le fait le sujet lui-même, sous le coup des prestiges de son propre Moi. Et l’effet ici n’en est pas tant à mesurer dans les mirages qu’ils produisent que dans la distance, qu’ils déterminent, de sa relation à l’objet. Car il suffit qu’elle soit fixe pour que le sujet sache l’y trouver.

Dès lors, il entrera dans le jeu d’une connivence plus radicale où le modelage du sujet par le Moi de l’analyste ne sera que l’alibi de son narcissisme.

Si la vérité de cette aberration ne s’avouait pas ouvertement dans la théorie qu’on en donne et dont nous avons plus haut relevé les formes, la preuve en serait faite dans les phénomènes qu’un des analystes les mieux formés à l’école d’authenticité de Ferenczi analyse de façon si sensible pour caractéristiques des cas qu’il considère comme terminés : qu’il nous décrive cette ardeur narcissique dont le sujet est consumé et qu’on le presse d’aller éteindre au bain froid de la réalité, ou cette irradiation, dans son adieu, d’une émotion indescriptible, et dont il va jusqu’à noter que l’analyste y participe1. On en trouve la contre-épreuve dans la résignation déçue du même auteur à admettre que certains êtres ne puissent espérer mieux que de se séparer de l’analyste dans la haine 2.

Ces résultats sanctionnent un usage du transfert correspondant à une théorie de l’amour dit « primaire » qui se sert comme modèle

1. M. Balint « Sur la terminaison de l’analyse », Internat. J. Psycho-AnaL, 195o, P. 197.

2. M. Balint, e Amour et haine a, in Primary love and psychoanalylic technique, Hogarth Press, Londres, p. 155.

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de la voracité réciproque du couple mère-enfant 1 : dans toutes les formes envisagées, se trahit la conception purement duelle qui est venue gouverner la relation analytique 2.

Si la relation intersubjective dans l’analyse est en effet conçue comme celle d’une dualité d’individus, elle ne peut se fonder que dans l’unité d’une dépendance vitale perpétuée dont l’idée est venue altérer la conception freudienne de la névrose (névrose d’abandon), comme elle ne peut s’effectuer que dans la polarité passivation-activation du sujet, dont les termes sont reconnus expressément par Michaël Balint pour formuler l’impasse qui rend sa théorie nécessaire 3. De telles erreurs se qualifient humainement à la mesure même de la subtilité qu’on trouve à leur connotation sous une telle plume.

Elles ne sauraient être rectifiées sans que l’on recoure à la médiation que constitue, entre les sujets, la parole; mais cette médiation n’est concevable qu’à supposer, dans la relation imaginaire même, la présence d’un troisième terme : la réalité mor-telle, l’instinct de mort, que l’on a démontré comme conditionnant les prestiges du narcissisme, et dont les effets se retrouvent sous une forme éclatante dans les résultats reconnus par notre auteur pour être ceux de l’analyse menée jusqu’à son terme dans la relation d’un Moi à un Moi.

Pour due la relation de transfert pût dès lors échapper à ces effets, il faudrait que l’analyste eût dépouillé l’image narcissique de son Moi de toutes les formes du désir où elle s’est constituée, pour la réduire à la seule figure qui, sous leurs masques, la soutient celle du maître absolu, la mort.

C’est donc bien là que l’analyse du Moi trouve son terme idéal, celui où le sujet, ayant retrouvé les origines de son Moi en une régression imaginaire, touche, par la progression remémorante, à sa fin dans l’analyse : soit la subjectivation de sa mort.

Et ce serait la fin exigible pour le Moi de l’analyste, dont on

1. M. Balint, ” Amour pour la mère et amour maternel », Internat. J. Psycbo-Anal., 1949. P. 251.

2. M. Balint, « Changements des buts et des techniques thérapeutiques de la psychanalyse, », Internat. J. Psycho-Anal., 1950. Les remarques sur la two body’s psychology, P. 123-124.

3. Voir l’appendice de l’article « Amour pour la mère » cité plus haut.

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peut dire qu’il ne doit connaître que le prestige d’un seul maître la mort, pour que la vie, qu’il doit guider à travers tant de destins, lui soit amie. Fin qui ne semble pas hors de l’atteinte humaine, – car elle n’implique pas que pour lui non plus que pour quiconque, la mort soit plus que prestige -, et qui ne vient que satisfaire aux exigences de sa tâche, telle que plus haut un Ferenczi la définit.

Cette condition imaginaire ne peut pourtant être réalisée que dans une ascèse s’affirmant dans l’être par une voie où tout savoir objectif sera de plus en plus mis en état de suspension. Car, pour le sujet, la réalité de sa propre mort n’est aucun objet imaginable, et l’analyste, pas plus qu’un autre, n’en peut rien savoir, sinon qu’il est un être promis à la mort. Dès lors, à supposer qu’il ait réduit tous les prestiges de son Moi pour accéder à l’ « être-pour-la-mort », aucun autre savoir, qu’il soit immédiat ou construit, ne peut avoir sa préférence pour qu’il en fasse un pouvoir, s’il n’est pas pour autant aboli.

Il peut donc maintenant répondre au sujet de la place où il veut, mais il ne veut plus rien qui détermine cette place.

C’est là que se trouve, à y réfléchir, le motif du profond mouvement d’oscillation qui ramène l’analyse à une pratique « expectante » après chaque tentative, toujours leurrée, de la rendre plus active ».

L’attitude de l’analyste ne saurait pourtant être laissée à l’indétermination d’une liberté d’indifférence. Mais la consigne en usage d’une neutralité bienveillante n’y apporte pas une indication suffisante. Car, si elle subordonne le bon vouloir de l’analyste au bien du sujet, elle ne lui rend pas pour autant la disposition de son savoir.

On en vient donc à la question qui suit : que doit savoir, dans l’analyse, l’analyste?

 

Ce que le psychanalyste doit savoir : ignorer ce qu’il sait.

 

La condition imaginaire où le chapitre précédent aboutit n’est à comprendre que comme condition idéale. Mais, s’il est entendu que d’appartenir à l’imaginaire ne veut pas dire qu’elle

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soit illusoire, disons que d’être prise pour idéale ne la rend pas plus déréelle pour autant. Car un point idéal, voire une solution, dite, en mathématique, « imaginaire », à donner le pivot de transformation, le nœud de convergence de figures ou de fonctions tout à fait déterminées dans le réel, en sont bel et bien partie constituante. Il en est ainsi de la condition concernant le Moi de l’analyste dans la forme obtenue du problème dont nous avons relevé la gageure.

La question portée maintenant sur le savoir de l’analyste, prend sa force de ne pas comporter la réponse que l’analyste sait ce qu’il fait, puisque c’est le fait patent qu’il le méconnaît, dans la théorie et dans la technique, qui nous a mené à la déplacer là.

Car, étant tenu pour acquis que l’analyse ne change rien au réel, et qu’elle « change tout » pour le sujet, aussi longtemps que l’analyste ne peut dire en quoi consiste son opération, le terme de «pensée magique » pour désigner la foi naïve que le sujet dont il s’occupe accordé à son pouvoir n’apparaîtra que l’alibi de sa propre méconnaissance.

S’il est en effet mainte occasion de démontrer la sottise constituée par l’emploi de ce terme dans l’analyse et au dehors, on trouvera sans doute ici la plus favorable pour demander à l’analyste ce qui l’autorise à tenir son savoir pour privilégié.

Car le recours imbécile au terme de « vécue » pour qualifier la connaissance qu’il tient de sa propre analyse, comme si toute connaissance issue d’une expérience ne l’était pas, ne suffit pas à distinguer sa pensée de celle qui lui attribue d’être un homme « pas comme les autres ». On ne peut non plus imputer la vanité de ce dire à l’on qui le rapporte. Car si l’on n’est pas fondé, en effet, à dire qu’il n’est pas un homme comme les autres, puisque l’on reconnaît dans son semblable un homme à ce que l’on peut lui parler, l’on n’a pas tort de vouloir dire par là qu’il n’est pas un homme comme tout le monde en ce que l’on reconnaît dans un homme son égal à la portée de ses paroles.

Or l’analyste se distingue en ce qu’il fait d’une fonction qui est commune à tous les hommes, un usage qui n’est pas à la portée de tout le monde, quand il porte la parole.

Car c’est bien là ce qu’il fait pour la parole du sujet, même

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à seulement l’accueillir, comme on l’a montré plus haut, dans le silence de l’auditeur. Car ce silence comporte la parole, comme on le voit à l’expression de garder le silence, qui, pour parler du silence de l’analyste, ne veut pas dire seulement qu’il ne fait pas de bruit, mais qu’il se tait au lieu de répondre.

On n’ira pas plus loin par-là, avant d’interroger : qu’est-ce que la parole? Et l’on essaiera qu’ici tous les mots portent. Nul concept pourtant ne donne le sens de la parole, pas même le concept du concept, car elle n’est pas le sens du sens. Mais elle donne au sens son support dans le symbole qu’elle incarne par son acte.

C’est donc un acte, et comme tel, supposant un sujet. Mais ce n’est pas assez dire que, dans cet acte, le sujet suppose un autre sujet, car bien plutôt il s’y fonde comme étant l’autre, mais dans cette unité paradoxale de l’un et de l’autre, dont on a montré plus haut que, par son moyen, l’un s’en remet à l’autre pour devenir identique à lui-même.

On peut donc dire que la parole se manifeste comme une communication où non seulement le sujet, pour attendre de l’autre qu’il rende vrai son message, va le proférer sous une forme inversée, mais où ce message le transforme en annonçant qu’il est le même. Comme il apparaît en toute foi donnée, où les déclarations de « tu es ma femme », ou « tu es mon maître » signifient « je suis ton époux », « je suis ton disciple ».

La parole apparaît donc d’autant plus vraiment une parole que sa vérité est moins fondée dans ce qu’on appelle l’adéquation à la chose : la vraie parole s’oppose ainsi paradoxalement au discours vrai, leur vérité se distinguant par ceci que la première constitue la reconnaissance par les sujets de leurs êtres en ce qu’ils y sont intéressés, tandis que la seconde est constituée par la connaissance du réel, en tant qu’il est visé par le sujet dans les objets. Mais chacune des vérités ici distinguées s’altère à croiser l’autre dans sa voie.

C’est ainsi que le discours vrai, à dégager dans la parole donnée les données de la promesse, la fait paraître menteuse, puisqu’elle engage l’avenir, qui, comme on dit, n’est à personne, et encore ambiguë, en ce qu’elle outrepasse sans cesse l’être qu’elle concerne, en l’aliénation où se constitue son devenir.

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Mais la vraie parole, à interroger le discours vrai sur ce qu’il signifie, y trouvera que la signification renvoie toujours à la signification, aucune chose ne pouvant être montrée autrement que par un signe, et dès lors le fera apparaître comme voué à l’erreur.

Comment, entre le Charybde et le Scylla de cette inter-accusation de la parole, le discours intermédiaire, celui où le sujet, dans son dessein de se faire reconnaître, adresse la parole à l’autre en tenant compte de ce qu’il sait de son être comme donné, ne serait-il pas contraint aux cheminements de la ruse ?

C’est ainsi en effet que procède le discours pour convaincre, mot qui implique la stratégie dans le procès de l’accord. Et, si peu qu’on ait participé à l’entreprise, voire seulement au soutien d’une institution humaine, on sait que la lutte se poursuit sur les termes, même les choses étant accordées; en quoi se manifeste encore la prévalence du moyen terme qu’est la parole.

Ce procès s’accomplit dans la mauvaise foi du sujet, gouvernant son discours entre la tromperie, l’ambiguïté et l’erreur. Mais cette lutte pour assurer une paix si précaire ne s’offrirait pas comme le champ le plus commun de l’intersubjectivité, si l’homme n’était déjà tout entier per-suadé par la parole, ce qui veut dire qu’il s’y complaît de part en part.

C’est qu’aussi bien l’homme, dans la subordination de son être à la loi de la reconnaissance, est traversé par les avenues de la parole et c’est par là qu’il est ouvert à toute suggestion. Mais il s’attarde et il se perd au discours de la conviction, en raison des mirages narcissiques qui dominent la relation à l’autre de son Moi.

Ainsi la mauvaise foi du sujet, pour être si constituante de ce discours intermédiaire qu’elle ne fait même pas défaut à l’aveu de l’amitié, se redouble-t-elle de la méconnaissance où ces mirages l’installent. C’est là ce que Freud a désigné comme la fonction inconsciente du Moi de sa topique, avant d’en démontrer la forme essentielle dans le discours de la dénégation (Verneinung, 1925).

Si donc la condition idéale s’impose, pour l’analyste, que les mirages du narcissisme lui soient devenus transparents, c’est pour qu’il soit perméable à la parole authentique de l’autre, dont il s’agit maintenant de comprendre comment il peut la reconnaître à travers son discours.

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Certes ce discours intermédiaire, même en tant que discours de la tromperie et de l’erreur, n’est pas sans témoigner de l’existence de la parole où se fonde la vérité, en ceci qu’il ne se soutient qu’à se proposer pour tel, et que, même à se donner ouvertement pour le discours du mensonge, il n’en affirme qu’avec plus de force l’existence de cette parole. Et si l’on retrouve, par cet abord phénoménologique de la vérité, la clef dont la perte mène le logicisme positiviste à rechercher le « sens du sens », ne fait-il pas aussi reconnaître en elle le concept du concept, en tant qu’il se révèle dans la parole en acte?

Cette parole, qui constitue le sujet en sa vérité, lui est pourtant à jamais interdite, hors des rares moments de son existence où il s’essaie, combien confusément, à la saisir en la foi jurée, et interdite en ceci que le discours intermédiaire le voue à la méconnaître. Elle parle cependant partout où elle peut se lire en son être, soit à tous les niveaux où elle l’a formé. Cette antinomie est celle même du sens que Freud a donné à la notion d’inconscient.

Mais si cette parole est accessible pourtant, c’est qu’aucune vraie parole n’est seulement parole du sujet, puisque c’est toujours à la fonder dans la médiation à un autre’ sujet qu’elle opère, et que par là elle est ouverte à la chaîne sans fin – mais non sans doute indéfinie, car elle se referme – des paroles où se réalise concrètement dans la communauté humaine, la dialectique de la reconnaissance.

C’est dans la mesure où l’analyste fait se taire en lui le discours intermédiaire pour s’ouvrir à la chaîne des vraies paroles, qu’il peut y placer son interprétation révélante.

Comme il se voit chaque fois que l’on considère dans sa forme concrète une authentique interprétation : pour prendre un exemple, dans l’analyse classiquement connue sous le nom de « l’homme aux rats », le tournant majeur s’en trouve dans le moment où Freud comprend le ressentiment provoqué chez le sujet par le calcul que sa mère lui suggère au principe du choix d’une épouse. Que l’interdiction qu’un tel conseil comporte pour le sujet, de s’engager en des fiançailles avec la femme qu’il pense aimer, soit reportée par Freud à la parole de son père à l’encontre des faits patents, et notamment de celui-ci qui les prime tous, que son père est mort, laisse plutôt surpris, mais se justifie au niveau

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d’une vérité plus profonde, qu’il semble avoir devinée à son insu et qui se révèle par la suite des associations que le sujet apporte alors. Elle ne se situe en rien d’autre qu’en ce qu’on appelle ici la a chaîne des paroles », qui, pour se faire entendre dans la névrose comme dans le destin du sujet, s’étend beaucoup plus loin que son individu : c’est à savoir qu’un manque de foi pareil a présidé au mariage de son père, et que cette ambiguïté recouvre elle-même un abus de confiance en matière d’argent qui, en faisant exclure son père de l’armée, l’a déterminé au mariage.

Or cette chaîne, qui n’est pas constituée de purs événements, au reste tous révolus avant la naissance du sujet, mais d’un manquement, peut-être le plus grave parce que le plus subtil, à la vérité de la parole, non moins que d’un forfait plus grossier à son honneur — la dette engendrée par le premier semblant avoir porté son ombre sur toute une vie de mariage et celle du second n’avoir jamais été soldée -, donne le sens où se comprend le simulacre de rachat que le sujet fomente jusqu’au délire dans le procès de la grande transe obsessionnelle qui l’a amené à appeler Freud à son aide.

Entendons certes que cette chaîne n’est pas toute la structure de la névrose obsessionnelle, mais qu’elle s’y croise, dans le texte du mythe individuel du névrosé, avec la trame des fantasmes où se conjoignent, en un couple d’images narcissiques, l’ombre de son père mort et l’idéal de la dame de ses pensées.

Mais si l’interprétation de Freud, à défaire dans toute sa portée latente cette chaîne, va aboutir à faire tomber la trame imaginaire de la névrose, c’est que pour la dette symbolique qui se promulgue au tribunal du sujet, cette chaîne l’y fait comparaître moins encore comme son légataire que comme son témoignage vivant.

Car il convient de méditer que ce n’est pas seulement par une assomption symbolique que la parole constitue l’être du sujet, mais que, par la loi de l’alliance, où l’ordre humain se distingue de la nature, la parole détermine, dés avant sa naissance, non seulement le statut du sujet, mais la venue au monde de son être biologique.

Or il semble que l’accès de Freud au point crucial du sens où le sujet peut à la lettre déchiffrer son destin lui fut ouvert par le fait d’avoir été lui-même l’objet d’une suggestion semblable de

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la prudence familiale – ce que nous savons par un fragment de son analyse démasqué en son œuvre par Bernfeld, – et peut-être eût-il suffi qu’il n’y eût pas en son temps répondu à l’opposé pour qu’il eût manqué dans le traitement l’occasion de la reconnaître.

Sans doute la fulgurante compréhension dont Freud fait la preuve en pareil cas, n’est-elle pas sans se voiler maintes fois des effets de son narcissisme. Encore, pour ne rien devoir à une analyse poursuivie dans les formes, laisse-t-elle voir, dans la hauteur de ses dernières constructions doctrinales, que les chemins de l’être étaient pour lui déblayés.

Cet exemple, s’il fait sentir l’importance d’un commentaire de l’œuvre de Freud pour la compréhension de l’analyse, ne prend place ici que de tremplin pour précipiter le saut dernier en la question présente, à savoir : le contraste entre les objets proposés à l’analyste par son expérience et la discipline nécessaire à sa formation.

Faute d’avoir jamais été conçu jusqu’en son fonds, ni même approximativement formulé, ce contraste s’exprime pourtant, comme on peut s’y attendre (le toute vérité méconnue, clans la rébellion (les faits.

Au niveau de l’expérience d’abord, où nul mieux qu’un Théodore Reik ne lui donne voix, et l’on peut se contenter du cri d’alarme de son livre : Listening with the third ear 1, soit en français : «entendre avec cette troisième oreille » par quoi il ne désigne rien d’autre sans doute que les deux dont tout homme dispose, à condition qu’elles soient rendues à la fonction que leur conteste la parole de l’Évangile.

On y verra les raisons de son opposition à l’exigence d’une succession régulière des plans de la régression imaginaire, dont l’analyse des résistances a posé le principe, non moins qu’aux formes plus systématiques de planning où celle-ci s’est avancée, – cependant qu’il rappelle, par cent exemples vivants, la voie propre à l’interprétation véritable. On ne pourra, à le lire, manquer d’y reconnaître un recours malheureusement mal défini à la divination, si l’emploi de ce terme retrouve sa vertu à évoquer l’ordalie juridique qu’il désigne à l’origine (Aulu-Gelle : Nuits attiques,

1r. Garden City Book, New York, 1951.

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1. II, chap. IV) en rappelant que le destin humain dépend du choix de celui qui va y porter l’accusation de la parole.

On ne s’intéressera pas moins au malaise qui règne sur tout ce qui concerne la formation de l’analyste, et pour n’en prendre que le dernier écho, on s’arrêtera aux déclarations faites en décembre 1952 par le docteur Knight dans son adresse présidentielle à l’Association psychanalytique américaine I. Parmi les facteurs qui tendent à « altérer le rôle de la formation analytique », il signale, à côté de l’accroissement en nombre des candidats en formation, la « forme plus structurée de l’enseignement » dans les instituts qui le dispensent, en l’opposant au type précédent de la formation par un maître (« the earlier preceptorship type of training »).

Sur le recrutement des candidats, il s’exprime ainsi : « Autrefois ils étaient, au premier chef, des individualités introspectives, marquées par leur penchant à l’étude et à la méditation, et qui tendaient à réaliser une haute individualité, voire à limiter leur vie sociale aux discussions cliniques et théoriques avec leurs collègues. Ils lisaient prodigieusement et possédaient parfaitement la littérature analytique »… « Tout au contraire, on peut dire que la majorité des étudiants de la dernière décade… ne sont pas introspectifs, qu’ils penchent à ne rien lire que la littérature qu’on leur indique dans le programme des instituts, et ne désirent qu’à en finir le plus rapidement possible avec ce qu’on exige pour leur formation. Leur intérêt va d’abord à la clinique plutôt qu’à la recherche et à la théorie. Leur motif pour être analysé est plutôt d’en passer par où leur formation l’exige… La capitulation par-tielle de certains instituts… dans leur hâte ambitieuse et leur tendance à se satisfaire de l’appréhension la plus superficielle de la théorie, est à l’origine des problèmes auxquels nous avons à faire face maintenant dans la formation des analystes. »

On voit assez, dans ce discours fort public, combien le mal apparaît grave et aussi combien il n’est que peu, voire pas du tout saisi. Ce qui est à souhaiter n’est pas que les analysés soient plus « introspectifs », mais qu’ils comprennent ce qu’ils font; et le remède n’est pas que les instituts soient moins structurés, mais

1. R. P. Knight, f Conditions actuelles de l’organisation de la psychanalyse aux États-Unis s, J. Am. Psychoanal. Ass., av. 1953. 1. n° 2, p. 197-227.

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qu’on n’y enseigne pas un savoir prédigéré, même s’il résume les données de l’expérience analytique.

Mais ce qu’il faut avant tout comprendre, c’est que, quelle que soit la dose de savoir ainsi transmise, elle n’a pour l’analyste aucune valeur formatrice.

Car le savoir accumulé dans son expérience concerne l’imaginaire, où elle vient buter sans cesse, au point d’en être venue à régler son allure sur son exploration systématique chez le sujet. Elle a réussi ainsi à constituer l’histoire naturelle de formes de capture du désir, voire d’identifications du sujet qui n’avaient jamais été cataloguées dans leur richesse, voire approchées dans leur biais d’action, ni dans la science, ni même dans la sagesse, à ce degré de rigueur, si la luxuriance et la séduction s’en étaient dès longtemps déployées dans la fantaisie des artistes.

Mais outre que les effets de capture de l’imaginaire sont extrêmement difficiles à objectiver dans un discours vrai, auxquels ils opposent dans le quotidien son obstacle majeur, ce qui menace constamment l’analyse de constituer une mauvaise science dans l’incertitude où elle reste de leurs limites dans le réel, cette science, même à la supposer correcte, n’est que d’un secours trompeur dans l’action de l’analyste, car elle n’en regarde que le dépôt, mais non pas le ressort.

L’expérience en ceci ne donne de privilège ni à la tendance dite « biologique » de la théorie, qui n’a bien entendu de biologique que la terminologie, ni à la tendance sociologique qu’on appelle parfois « culturaliste ». L’idéal d’harmonie « pulsionnelle », se réclamant d’une éthique individualiste, de la première tendance, ne saurait, on le conçoit, montrer des effets plus humanisants que l’idéal de conformité au groupe, par où la seconde s’ouvre aux convoitises des « ingénieurs de l’âme », et la différence qu’on peut lire en leurs résultats ne tient qu’à la distance qui sépare la greffe autoplastique d’un membre de l’appareil orthopédique qui le remplace, ce qui reste d’éclopé, dans le premier cas, au regard du fonctionnement instinctuel (ce que Freud appelle la « cicatrice » de la névrose), ne laissant qu’un bénéfice incertain sur l’artifice compensatoire que visent les sublimations dans le second.

A vrai dire, si l’analyse confine d’assez prés aux domaines ainsi évoqués de la science pour que certains de ses concepts y aient été

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utilisés, ceux-ci ne trouvent pas leur fondement dans l’expérience de ces domaines, et les essais qu’elle produit pour y faire naturaliser la sienne, restent en un suspens qui ne la fait considérer dans la science qu’à s’y poser comme un problème.

C’est qu’aussi bien la psychanalyse est une pratique subordonnée par destination au plus particulier du sujet, et quand Freud y met l’accent jusqu’à dire que la science analytique doit être remise en question dans l’analyse de chaque cas (V. « L’homme aux loups », passim, toute la discussion du cas se déroulant sur ce principe), il montre assez à l’analysé la voie de sa formation.

L’analyste, en effet, ne saurait y entrer qu’à reconnaître en son savoir le symptôme de son ignorance, et ceci au sens proprement analytique que le symptôme est le retour du refoulé dans le compromis, et que le refoulement ici comme ailleurs est censure de la vérité. L’ignorance en effet ne doit pas être entendue ici comme une absence de savoir, mais, à l’égal de l’amour et de la haine, comme une passion de l’être; car elle peut être, à leur instar, une voie où l’être se forme.

C’est bien là qu’est la passion qui doit donner son sens à toute la formation analytique, comme il est évident à seulement s’ouvrir au fait qu’elle structure sa situation.

On a tenté d’apercevoir l’obstacle interne à l’analyse didactique dans l’attitude psychologique de postulante où le candidat se met par rapport à l’analyste, ruais ce n’est pas le dénoncer dans son fondement essentiel, qui est le désir de savoir ou de pouvoir qui anime le candidat au principe de sa décision. Non plus qu’on n’a reconnu que ce désir doit être traité à l’instar du désir d’aimer chez le névrosé, dont la sagesse de tout temps sait qu’il est l’antinomie de l’amour, – si ce n’est là ce que visent les meilleurs auteurs en déclarant que toute analyse didactique se doit d’ana-lyser les motifs qui ont fait choisir au candidat la carrière d’analyste 1 ?

Le fruit positif de la révélation de l’ignorance est le non-savoir, qui n’est pas une négation du savoir, mais sa forme la plus élaborée. La formation du candidat ne saurait s’achever sans l’action

1. M. Gitelson, a Problèmes thérapeutiques dans l’analyse du candidat normal », Internat. J. Psycho-Anal., 7954, 35. n° 2, P. 774-783.

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du maître ou des maîtres qui le forment à ce non-savoir; faute de quoi il ne sera jamais qu’un robot d’analyste.

Et c’est bien là que l’on comprend cette fermeture de l’inconscient dont nous avons indiqué l’énigme au moment du tournant majeur de la technique analytique et dont Freud a prévu, ailleurs qu’en un propos rapide, qu’elle pût un jour résulter de la diffusion même, à l’échelle sociale, des effets de l’analyse1. L’inconscient se ferme en effet pour autant que l’analyste ne « porte plus la parole n, parce qu’il sait déjà ou croit savoir ce qu’elle a à dire. Ainsi, s’il parle au sujet, qui au reste en sait tout autant, celui-ci ne peut reconnaître en ce qu’il dit la vérité naissante de sa parole particulière. Et c’est ce qui explique aussi les effets souvent étonnants pour nous des interprétations que donnait Freud lui-même. C’est que la réponse qu’il donnait au sujet était la vraie parole où il se fondait lui-même, et que, pour unir deux sujets en sa vérité, la parole exige d’être une vraie parole pour l’un comme pour l’autre.

C’est pourquoi l’analyste doit aspirer à telle maîtrise de sa parole qu’elle soit identique à son être. Car il n’aura pas besoin d’en prononcer beaucoup dans le traitement, voire si peu que c’est à croire qu’il n’en est besoin d’aucune, pour entendre, chaque fois qu’avec l’aide de Dieu, c’est-à-dire (lu sujet lui-même, il aura mené un traitement à son terme, le sujet lui sortir les paroles mêmes dans lesquelles il reconnaît la loi de son être.

Et comment s’en étonnerait-il, lui dont l’action, dans la solitude où il a à répondre de son patient, ne relève pas seulement, comme on le dit d’un chirurgien, de sa conscience, puisque sa technique lui apprend que la parole même qu’elle révèle est affaire d’un sujet inconscient. Aussi l’analyste, mieux qu’un autre, doit-il savoir qu’il ne peut être que lui-même en ses paroles.

N’est-ce pas là la réponse à la question qui fut le tourment de Ferenczi, à savoir : si, pour que l’aveu du patient vienne à son terme, celui de l’analyste ne doit pas être aussi prononcé? L’être de l’analyste en effet est en action même dans son silence, et c’est à l’étiage de la vérité qui le soutient, que le sujet proférera sa parole. Mais si, conformément à la loi de la parole, c’est en lui en tant

1. S. Freud, Les chances d’avenir du traitement psychanalytique (1911), G.W., t. VIII, P. 122-113.

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qu’autre que le sujet trouve son identité, c’est pour y maintenir son être propre.

Résultat bien éloigné de l’identification narcissique, si finement décrite par M. Balint (v. plus haut), car celle-ci laisse le sujet, dans une béatitude sans mesure, plus offert que jamais à cette figure obscène et féroce que l’analyse appelle le Surmoi, et qu’il faut comprendre comme la béance ouverte dans l’imaginaire par tout rejet (Verwerfung) des commandements de la parole 1.

Et nul doute qu’une analyse didactique n’ait cet effet, si le sujet n’y trouve rien de plus propre à témoigner de l’authenticité de son expérience, par exemple de s’être enamouré de la personne qui lui ouvrait la porte chez son analyste en la prenant pour l’épouse de celui-ci. Fantaisie piquante sans doute par sa spécieuse confor-mité, mais dont il n’a guère à se targuer d’y avoir pris la connaissance vécue de l’Œdipe, bien plutôt destinée qu’elle est à la lui dérober, car, à s’en tenir là, il n’aura vécu rien de plus que le mythe d’Amphitryon, et à la façon de Sosie, c’est-à-dire sans y rien comprendre. Comment s’attendre dès lors à ce que, si subtil qu’il ait pu apparaître en ses promesses, un tel sujet, quand il aura à opiner en la question des variantes, se montre autrement que comme un suiveur habité de racontars ?

Pour éviter ces résultats, il faudrait que l’analyse didactique, dont tous les auteurs notent que les conditions ne sont jamais discutées que sous une forme censurée, n’enfonçât pas ses fins comme sa pratique dans des ténèbres toujours plus profondes, à mesure que croît le formalisme des garanties qu’on prétend y apporter : comme Michaël Balint le déclare et le démontre avec la plus grande clarté 2.

Pour l’analyse, en effet, la seule quantité des chercheurs ne saurait emporter les effets de qualité sur la recherche, qu’elle peut avoir pour une science constituée dans l’objectivité. Cent psychanalystes médiocres ne feront pas faire un pas à sa connaissance, tandis qu’un médecin, d’être l’auteur d’une oeuvre géniale dans la grammaire (et qu’on n’aille pas imaginer ici quelque sympathique production de l’humanisme médical), a maintenu, sa vie durant,

1. S. Freud, Le cas de l’homme aux loups, G. W., t. XII, p. III.

2. M. Balint, « Formation analytique et analyse didactique », Internat. J. Psycho-Anal., 1954, 35. n° 2, P. 157-162.

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le style de la communication à l’intérieur d’un groupe d’analystes contre les vents de sa discordance et la marée de ses servitudes.

C’est que l’analyse, de progresser essentiellement dans le non-savoir, se rattache, dans l’histoire de la science, à son état d’avant sa définition aristotélicienne et qui s’appelle la dialectique. Aussi bien l’œuvre de Freud, par ses références platoniciennes, voire présocratiques, en porte-t-elle le témoignage.

Mais du même coup, loin d’être isolée, ni même isolable, elle trouve sa place au centre du vaste mouvement conceptuel qui à notre époque restructurant tant de sciences improprement dites « sociales », changeant ou retrouvant le sens de certaines sections de la science exacte par excellence, la mathématique, pour en restaurer les assises d’une science de l’action humaine en tant qu’elle se fonde sur la conjecture, reclasse, sous le nom de sciences humaines, le corps des sciences de l’intersubjectivité.

L’analyste trouvera beaucoup à prendre de la recherche linguistique dans ses développements modernes les plus concrets, pour éclaircir les difficiles problèmes qui lui sont posés par la verbalisation dans ses abords technique et doctrinal. Cependant qu’on peut reconnaître, de la façon la plus inattendue, dans l’élaboration des phénomènes les plus originaux de l’inconscient, rêves et symptô-mes, les figures mêmes de la désuète rhétorique, qui se montrent à l’usage en donner les spécifications les plus fines.

La notion moderne de l’histoire ne sera pas moins nécessaire à l’analyste pour comprendre sa fonction dans la vie individuelle du sujet.

Mais c’est proprement la théorie du symbole, reprise de l’aspect de curiosité où elle s’offrit à la période qu’on peut dire paléontologique de l’analyse et sous le registre d’une prétendue « psychologie des profondeurs », que l’analyse doit faire rentrer dans sa fonction universelle. Nulle étude n’y sera plus propre que celle des nombres entiers, dont l’origine non empirique ne saurait être par lui trop méditée. Et, sans aller aux exercices féconds de la moderne théorie des jeux, voire aux formalisations si suggestives de la théorie des ensembles, il trouvera matière suffisante à fonder sa pratique à seulement apprendre, comme s’emploie à l’enseigner le signataire de ces lignes, à compter correctement jusqu’à quatre

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(soit à intégrer la fonction de la mort dans la relation ternaire de l’Œdipe).

Il ne s’agit pas là de définir les matières d’un programme, mais d’indiquer que pour situer l’analyse à la place éminente que les responsables de l’éducation publique se doivent de lui reconnaître, il faut l’ouvrir à la critique de ses fondements, faute de quoi elle se dégrade en effets de subornement collectif.

C’est à sa discipline intérieure qu’il appartient pourtant d’éviter ces effets dans la formation de l’analyste et par là d’apporter la clarté en la question de ses variantes.

Alors pourra être entendue l’extrême réserve avec laquelle Freud introduit les formes mêmes, depuis lors devenues standards, de la « cure-type » en ces termes

« Mais je dois dire expressément que cette technique n’a été obtenue que comme étant la seule appropriée pour ma personnalité; je ne me hasarderais pas à contester qu’une personnalité médicale constituée tout autrement pût être amenée à préférer des dispositions autres à l’endroit des malades et du problème à résoudre 1. »      ,

Car cette réserve alors cessera d’être reléguée au rang de signe de sa profonde modestie, mais sera reconnue pour affirmer cette vérité que l’analyse ne peut trouver sa mesure que dans les voies d’une docte ignorance.

 

1. S. Freud, n Conseils au médecin pour le traitement psychanalytique “, G. W. t. VIII, p. 376. Passage traduit par l’auteur.

 

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