jeudi, mars 28, 2024
Recherches Lacan

Lacan Les noms du père séance unique du 20-11-1963

VERSION AFI incluse à la fin du seminaire sur l’ANGOISSE à partir de la page 415

(Information ajoutée à cette version scannée : le 19.11.1963, Lacan est exclu de la formation dans le cadre de la SFP. La nouvelle lui a été rapportée tard dans la nuit par Leclaire.)

Les Noms du Père 1963

Leçon du 20 novembre 1963

Note – Les versions existantes de cette leçon sont toutes très imparfaites et comportent, apparemment, des formulations résumées de ce que Lacan a dit. Dans tous les cas où prévaut l’incertitude nous avons utilisé les crochets, comme nous le faisons habituellement pour les ajouts de l’éditeur.

Je n’ai pas l’intention aujourd’hui de me livrer à aucun jeu qui ressemble à un coup de théâtre, je n’attendrai pas la fin de ce séminaire pour vous dire que ce séminaire est le dernier que je ferai. Aussi bien pour certains, initiés aux choses qui se passent, ceci ne sera-t-il pas une surprise; pour les autres, c’est par égard pour leur présence que je ferai cette déclaration. Jusqu’à la nuit dernière très tard… une certaine nouvelle m’a été annoncée… j’ai pu croire que je vous donnerai cette année ce que je vous donnai depuis dix ans; il était préparé, je ne ferai rien de mieux que de vous donner le premier; j’ai annoncé que je vous parlerai cette année des Noms du Père.

Pas possible de le faire entendre; pourquoi ce pluriel concernant les noms? Ce que j’entendais apporter de progrès dans une notion que j’ai amorcée dès la troisième année de mon Séminaire, quand j’ai abordé le cas Schreber, la fonction de Nom du Père ponctuait dans mon enseignement passé les repères où vous avez pu voir se fonder les linéaments

– premièrement, 15 janvier, 22, 29 janvier et 5 février 1958, la métaphore paternelle;

– deuxièmement, les séminaires du 20 décembre 1961 et ceux qui suivent concernant la fonction du nom propre;

– troisièmement, les séminaires de mai de mon année sur le transfert concernant ce qui est intéressé du drame du père dans la trilogie claudé­lienne;

– quatrièmement enfin, les séminaires de décembre 61 et janvier 62 concernant le nom propre.

 

Je vous invite à vous référer à ces séminaires pour voir dans quelle direc­tion je voulais poursuivre mon discours; il y a là, d’une façon déjà très avan­cée dans sa structuration, quelque chose qui eût pu me permettre de faire le pas suivant. Ce séminaire s’enchaîne à celui sur l’angoisse. Pourquoi, en quoi? Avant d’aller plus loin… ce qu’a apporté mon séminaire sur l’angois­se…

On a pu donner tout leur poids à des formules telles que, l’angoisse est un affect du sujet. L’ordonner en fonction aussi de la structure, celle du sujet défini comme le sujet qui parle, qui se fonde, qui se détermine dans un

effet du signifiant.

Où, et à quel temps, [référence au niveau de la synchronie], à quel temps ce sujet est-il affec­té de l’angoisse ? [voir le schéma cerné au tableau].

Ce dont, quel que soit ce temps, ce temps sur lequel nous allons nous étendre, ce dont le sujet

est dans l’angoisse affecté, c’est, vous ai-je dit, par le désir de l’Autre. Il en est affecté d’une façon que nous devons dire immédiate, non dialectisable et c’est en ceci que l’angoisse est, dans l’affect du sujet, ce qui ne trompe pas.

Je vous ai dit de l’angoisse, dont vous voyez ainsi se dessiner dans ce qui ne trompe pas à quel niveau plus radical – que tout ce qui a été dérivé dans le discours de Freud – s’inscrit sa fonction de signal. Pas moyen de situer cette fonction, sinon à ce niveau. A le poser ainsi se confirme et reste valable, comme Freud lui-même l’a ressenti assez pour le maintenir, que toutes les premières formulations qu’il a données de l’angoisse, transforma­tion directe de la libido, etc., restent encore compréhensibles.

Que n’ai-je dit d’autre part concernant l’angoisse, m’opposant à la tradi­tion psychologisante qui distingue l’angoisse de la peur de par ses corrélats, spécialement corrélats de la réalité…, je change ici les choses, disant de l’an­goisse, elle n’est pas sans objet, cet objet a, dont j’ai dessiné aussi bien que j’ai pu les formes fondamentales; ce qui est chu du sujet dans l’angoisse, cet objet a, qui est le même que je désigne comme la cause du désir.

A l’angoisse, à l’angoisse qui ne trompe pas se substitue pour le sujet ce qui doit s’opérer au moyen de cet objet a. Il peut s’opérer plus d’une chose… ceci est suspendu – ce qui était réservé pour l’avenir – et que vous ne perdrez pas tout à fait, car vous le trouverez dans un livre à paraître dans six mois, c’est à ceci qu’est suspendue la fonction de l’acte et encore quelque chose d’autre. L’année dernière, et pour l’instant, ce à quoi je me suis tenu, à la fonction de ce petit a dans le fantasme, dans la fonction qu’il prend d’être le soutien du désir, du désir en tant que ce qu’il est donné au sujet d’atteindre de plus intensif dans sa réalisation de sujet au niveau de la conscience, c’est par cette chaîne que s’affirme une fois de plus sa dépen­dance au désir de l’Autre, du désir.

Ai-je besoin, ne suis-je pas trop tenté de rappeler pour qu’il n’y ait pas trop de confusion, le caractère radical, tout à fait restructurant, qu’ont ces conceptions tant du sujet que de l’objet.

Bien sûr, nous-mêmes parlons depuis longtemps et nous nous détachons de toute conception du sujet qui en fait un pur corrélat de l’intelligent à l’in­telligible, du noùs antique, de toute foi faite à la connaissance. Ici l’angoisse se montre en position cruciale. Dans Aristote, pour la tradition antique, ago­nia, pathos local qui s’apaise dans l’impassibilité du Tout. Il reste quelque chose de la conception antique jusque dans la pensée positiviste, celle sur laquelle se fonde et vit maintenant encore, la science dite psychologique.

Assurément, quelque chose y reste de fondé de cette correspondance de l’intelligence à l’intelligible et ce n’est pas sans fondement qu’elle peut nous montrer que l’intelligence humaine n’est pas autre, dans son fondement, que l’intelligence animale. [Voir les théories de l’évolution, les progrès de l’intelligence, son adaptation].

Ceci nous permet une théorie partant de cet intelligible supposé dans les données des faits, de déduire que ce procès se reproduit chez chaque indi­vidu, hypothèse même pas aperçue de la pensée positiviste, c’est que ces faits soient intelligibles. L’intelligence, dans cette perspective, n’est rien de plus qu’un affect parmi d’autres, un affect fondé sur un affect, l’intelligibi­lité.

D’où cette psychologie de tireuses de cartes, même du haut des chaires universitaires. L’affect n’est ici qu’intelligence obscure; il n’y a qu’une chose qui échappe à celui qui reçoit cet enseignement, c’est son effet d’obs­curantisme subsistant de cette perspective. C’est une entreprise de techno­crates, étalonnage psychologique des sujets en mal d’emploi entrés courbés sous l’étalon du psychologue dans les cadres de la société existante.

L’essence de la découverte de Freud est à ceci dans une opposition radi­cale. Les premiers pas de mon enseignement ont cheminé dans les pas de la dialectique hégélienne, étape nécessaire pour faire brèche dans ce monde dit de la positivité. La dialectique hégélienne se ramène à des racines logiques, au déficit intrinsèque de la logique de la prédication, à savoir que l’univer­sel ne se fonde que de la négation, que le particulier seul à y trouver l’exis­tence y apparaît comme contingent. Toute la dialectique hégélienne faite pour combler cette faille y montre, dans une prestigieuse transmutation, comment l’universel, par la voie de la scansion, thèse, antithèse, synthèse, peut arriver à se particulariser. Mais quels qu’en soient les effets de prestige de la dialectique hégélienne, que par Marx elle soit entrée dans le monde, achevant ce qui de Hegel était la signification, par la subversion d’un ordre politique et social fondé sur l’ecclésial, l’Église, quelle que soit sa nécessité, la dialectique hégélienne est fausse et contredite tant par l’observation des sciences de la nature que par le progrès historique de la science fondamen­tale, à savoir des mathématiques.

C’est ici que l’angoisse est le signe comme l’a vu tout aussitôt un contem­porain du développement du système de Hegel, Kierkegaard, l’angoisse est pour nous lé témoin d’une béance essentielle qui porte le témoignage que la doctrine freudienne est celle qui en donne l’éclaircissement.

Cette structure du rapport de l’angoisse au désir, cette double béance du sujet à l’objet chu de lui où au-delà de l’angoisse il doit trouver son ins­trument, la fonction initiale de cet objet perdu sur lequel insiste Freud, là est la faille qui ne nous permet pas de traiter du désir dans l’immanence logicienne.

De la seule violence comme dimension à forcer les impasses de la logique, là Freud nous ramène au cœur de ce quelque chose sur quoi fonder les bases de ce qui était pour lui l’illusion, qu’il appelait selon le mode de son temps l’alibi, la Religion que j’appelle quant à moi l’Église.

C’est sur ce champ même par lequel l’Église tient intacte et dans tout l’éclat que vous lui voyez, contre la révolution hégélienne, c’est là que Freud s’avance au fondement même de la tradition ecclésiale, qu’il nous permet de tracer le clivage d’un chemin qui aille au-delà, infiniment plus loin, structuralement plus loin que la borne qu’il a posée sous la forme du mythe du meurtre du père.

C’est sur ce terrain scabreux, mouvant, que là, cette année, je voulais m’avancer avant de reprendre l’ordre ecclésial. Car, pour ce qui est du père, leur père, les servants de l’Église, les Pères de l’Église, qu’ils me laissent leur dire que sur le père je ne les ai pas trouvés suffisants. Certains savent que je pratique depuis mon âge pubertaire la lecture de Saint-Augustin. Le De Trinitate, il y a à peu près dix ans que j’en ai pris connaissance. Je l’ai rouvert ces jours-ci pour ne pouvoir que m’étonner combien sur le père il dit peu de choses. Il a su nous parler du Fils et combien du Saint-Esprit mais je ne sais quelle fuite se produit, automaton sous sa plume quand il s’agit du Père. Comment ne pas protester, chez un esprit si lucide, contre l’attribu­tion radicale à Dieu du terme de causa sui. Absurdité ponctuée qu’à partir du relief de ceci que je vous ai dit, qu’il n’y a de cause qu’après l’émergen­ce du désir.

Ce qui est cause est cause du désir – pas équivalent de l’antinomie cause et cause de soi – ne pourrait être en aucune façon tenu pour équivalent antinomique de la cause pour lui. Augustin contre toute piété intellectuelle, fléchit sur ce que je voulais vous articuler avec toutes sortes d’exemples ‘Asher ‘Ehyeh 1,l’hébreu, je suis ce que je suis, ego sum qui sum. Qu’on y trouve un je suis celui qui suis dit Saint Augustin – déjà en français [ça] sonne faux et boiteux -par quoi Dieu s’affirme identique à l’Être, ce Dieu, au moment où Moïse parle, ne serait qu’une pure absurdité.

Voici donc le sens de cette fonction du petit a dans les formes diverses dont je vous ai parlé l’année dernière, où ceux qui me suivent ont pu voir où elle s’arrêtait. Dans l’angoisse, l’objet petit a choit. Cette chute est pri­mitive; la diversité des formes que prend cet objet de la chute est dans une certaine relation au mode sous lequel s’appréhende pour le sujet le désir de l’Autre. C’est ce qui explique la fonction de l’objet oral. Elle ne se com­prend – j’y ai longtemps insisté – que si cet objet, le sein, que le sujet lâche, dont il se détache, cet objet fondamentalement est de son apparte­nance. Si à ce moment-là cet objet s’introduit dans la demande à l’Autre, dans l’appel vers la mère elle dessine sous un voile l’au-delà où se noue le désir de la mère; étonné le bébé renverse là tête en se détachant du sein. Ce sein, il n’est qu’apparemment appartenance à l’Autre [voir les références biologiques, le complexe nourricier se constitue différemment dans un contexte animal. Ici le sein est une partie profonde et une partie plaquée au thorax de la mère].

Une seconde forme, l’objet anal. [Phénoménologie du cadeau, du don; en lâchant les fèces, lui concédant comme à un ordre dominant, la demande de l’Autre évidemment imposteur, non pas la demande à l’Autre, un temps plus avant, ce qui chez l’Autre est encore ambigu, le désir]. Comment les auteurs n’ont-ils pas reconnu que c’est là que s’accroche le support de ce qu’on appelle oblativité, que c’est par une véritable ambiguïté, par un esca­motage révélateur de fuite panique devant une angoisse, qu’on a pu situer la conjonction oblative au niveau de l’acte génital. Par ailleurs, c’est là que l’enseignement de Freud, d’une tradition qui s’en conserve, nous situe la béance de la castration.

L’année dernière, j’ai insisté sur ceci, que tout ce que Freud a dit nous montre, c’est que l’orgasme n’est pas seulement ce que les psycho-biolo­gistes de son époque ont appelé le mécanisme de la détumescence. Il faut savoir articuler que ce qui compte de l’orgasme représente exactement la même fonction, quant au sujet, que l’angoisse. L’orgasme est en lui-même angoisse, pour autant qu’à jamais par une faille centrale le désir est séparé de la jouissance. Qu’on ne nous objecte pas ce moment de paix, de fusion du couple, où chacun même peut se dire que l’autre est bien content. Nous, analystes, allons y regarder de plus près pour voir ce qu’il y a dans ces moments d’alibi fondamental, un alibi phallique.

La femme se sublime en quelque sorte, dans sa fonction de gaine, elle résout quelque chose, quelque chose qui va plus loin et reste infiniment au dehors. C’est pourquoi je vous ai longtemps commenté ce passage d’Ovide où se fabule le mythe de Tirésias. Aussi bien faut-il indiquer ce qui se voit de traces de cet au-delà inentamé de la jouissance féminine dans le mythe masculin de son prétendu masochisme.

Plus loin, symétrique, comme sur une ligne courbe redescendante par rapport à ce sommet de la béance du désir-jouissance au niveau génital, j’ai ponctué la fonction du petit a dans la pulsion scopique. Son essence est résumée en ceci que plus qu’ailleurs le sujet est captif de la fonction du désir. C’est qu’ici, l’objet est étrange, l’objet a pour ceux qui ne m’ont pas suivi dans ma première approximation, c’est cet œil qui dans la mythe d’Œdipe est l’équivalent de l’organe à castrer. Ce n’est pourtant pas tout à fait de cela qu’il s’agit. Dans la pulsion scopique où le sujet rencontre le monde comme spectacle qu’il possède, il rit… que ce leurre par quoi ce qui sort de lui et ce qu’il affronte est non pas ce vrai petit a mais son complément, l,1(a), son image spéculaire, voilà ce qui paraît être chu de lui.

Il est fier, il se réjouit, il s’esbaudit dans ce que Saint Augustin dénonce et désigne d’une façon si sublime – j’eusse voulu aussi vous faire parcourir ce texte – désigne comme concupiscence des yeux. Il croit désirer parce qu’il se voit comme désirant et qu’il ne voit pas que ce que l’Autre veut lui arracher, c’est son regard. La preuve, c’est ce qui arrive dans le phénomène de l’Unheimlich. Chaque fois que, soudain, par quelque incident fomenté par l’Autre, cette image de lui dans l’Autre apparaît au sujet comme privée de son regard, ici se défait toute la trame de la chaîne dont le sujet est cap­tif dans là pulsion scopique et c’est le retour à l’angoisse la plus basale, l’Aleph de l’angoisse. Tel est ce à quoi se ressemble, dans sa structure la plus fondamentale, le rapport du sujet au petit a et l’Aleph (א) sera là pour nous aider à le symboliser.

Je n’ai pas encore dépassé la pulsion scopique, le franchissement que je désigne de ce qui s’y manifeste et va à y pointer vers l’imposture; ce fan­tasme que j’ai articulé sous le terme de l’agalma, sommet de l’obscurité où le sujet est plongé dans la relation du désir, l’agalma est cet objet dont il croit que son désir le vise et il porte à son extrême la méconnaissance de cet objet comme cause du désir. Telle est la frénésie d’Alcibiade et le renvoi que lui fait Socrate : « Occupe-toi de ton âme », […] de ce que Platon fera plus tard : «… ton âme et occupe-toi de cet objet que tu poursuis, ce n’est que ton image », cet objet dans sa fonction de visée et de cause mortelle. « Fais ton deuil de cet objet; alors tu connaîtras les voies de ton désir, car moi, Socrate, je ne sais rien; c’est la seule chose que je connais de la fonc­tion de l’Éros ».

C’est ainsi que je vous ai mené à la porte, cinquième terme de cette fonc­tion du petit a, par quoi va se montrer l’éventail, l’épanouissement, de ce petit a dans le rapport prégénital à la demande de l’Autre. Nous allons voir le petit a venir de l’Autre, seul témoin de ce lieu de l’Autre qui n’est pas seu­lement le lieu du mirage. Ce petit a je ne l’ai pas nommé; pourtant, je l’ai montré dans une des réunions de notre société, j’aurais pu l’éclairer aux journées sur la paranoïa, je me suis abstenu, à savoir ce dont il s’agissait, à savoir de la voix.

La voix de l’Autre doit être considérée comme un objet essentiel. Tout analyste sera appelé à lui donner sa place, ses incarnations diverses, tant dans le champ de la psychose que dans la formation du surmoi. Ceci, abord phénoménologique, ce rapport de la voix à l’Autre, le petit a comme chu de l’Autre, nous pouvons en épuiser la fonction structurale à porter l’interro­gation sur ce qu’est l’Autre comme sujet. Par la voix, cet objet chu de l’organe de la parole, l’Autre est le lieu où ça parle. Ici, nous ne pouvons plus échapper à la question, qui?, au-delà de celui qui parle au lieu de l’Autre, et qui est le sujet, qu’y a-t-il au-delà dont le sujet chaque fois qu’il parle, prend la voix?

Il est clair que si Freud, au centre de sa doctrine, met le mythe du père, c’est en raison de l’inévitabilité de cette question. Il n’est pas moins clair que si toute la théorie et la praxis de la psychanalyse nous apparaissent aujour­d’hui comme en panne, c’est pour n’avoir pas osé sur cette question aller plus loin que Freud. C’est bien pourquoi l’un de ceux que j’ai formés comme j’ai pu, a parlé, à propos d’un travail qui n’est point sans mérite, de la question du père. Cette formule était mauvaise, c’est même un contresens sans qu’on puisse le lui reprocher. Il ne peut être question de la question du père, pour la raison que nous sommes au-delà de la formule que nous puis­sions formuler comme question.

Comment nous aurions pu aujourd’hui dessiner l’abord du problème ici introduit? Il est clair que l’Autre ne saurait être confondu avec le sujet qui parle au lieu de l’Autre, ne fût-ce que par sa voix; l’Autre, s’il est ce que je dis, le lieu où ça parle, il ne peut poser qu’une sorte de problème, celui du sujet d’avant la question. Or, Freud, cela, il l’a admirablement ressenti. Puisque je dois à partir d’aujourd’hui rentrer dans un certain silence, je ne manquerai pas de vous signaler ici qu’un de mes élèves, Conrad Stein, a dans ce champ tracé la voie. Je vous eusse priés de vous reporter à son tra­vail, car il est bien satisfaisant. Ce qu’il a fait, comment, malgré tout, l’er­reur et la confusion du temps, Freud a mis le doigt sur ce qui mérite de res­ter, malgré toute là critique sans doute fondée du spécialiste, sur la question du Totem. Il n’en reste pas moins, et Freud [en] est la vivante démonstra­tion, combien celui qui est au niveau de la recherche de la vérité peut dépas­ser de haut tous les avis du spécialiste. Qu’en resterait-il sinon qu’il doit s’agir du sujet d’avant la question ?

Si, mythiquement, le père ne peut être qu’un animal, le père primordial, le père d’avant l’interdit de l’inceste ne peut être avant l’avènement de la culture, et conformément au mythe de l’animal sa satisfaction est sans fin; le père est ce chef de horde. Mais qu’il l’appelle Totem, et justement à la lumière des progrès apportés par la critique de l’anthropologie structurale de Lévi-Strauss qui met en relief l’essence classificatoire du Totem, ce qu’il faut en second terme, c’est mettre au niveau du père la fonction du nom.

Référez-vous à un certain de mes séminaires, celui où j’ai défini le nom propre. Le nom, c’est cette marque, déjà ouverte à la lecture, c’est pour cela qu’elle se lira de même en toutes les langues, y est imprimé quelque chose, peut-être un sujet qui va parler. Bertrand Russel se trompe quand il dit, on pourrait appeler John un point géométrique sur un tableau, il peut toujours l’interroger avec l’espoir qu’il lui réponde!

J’avais aussi marqué comme référence les caractères que sir W Spaky a découverts sur des poteries phéniciennes de Haute-Égypte, antérieures à la découverte de l’alphabet, ceci pour illustrer que la poterie n’a jamais pris la parole pour dire sa marque de fabrique, mais qu’il y a dans le signifiant ce côté qui attend la lecture et que c’est à ce niveau que se situe le nom. Ici, je vous désigne quelque chose de la direction à suivre, voyez quel apport nous donne maintenant la voie que nous abordons.

Car ce père, est-ce que nous ne pouvons pas, nous, aller au-delà du mythe pour prendre comme repère ce qu’implique le mythe dans ce registre que donne notre progrès sur ces trois termes de la jouissance, du désir et de l’objet. Car tout de suite nous verrons, concernant le père, le père pour que Freud trouve ce singulier équilibre, cette sorte de con… conformité de la loi et du désir vraiment conjoints, nécessités l’un par l’autre dans l’inceste, sur la supposition de la jouissance pure du père comme primordiale.

Mais ceci, qui est censé nous donner l’empreinte de la formation du désir chez l’enfant dans son procès normal, est-ce que ce n’est pas là qu’il faut qu’on se pose la question de savoir pourquoi ça donne des névroses.

C’est ici que l’accent aussi que j’ai permis de mettre sur la fonction de la perversion, quant à sa relation au désir de l’Autre comme tel qui représen­te la mise au pied du mur de la prise au pied de la lettre de la fonction du Père, être suprême, sens toujours voilé et insondable. Mais de son désir comme intéressé dans l’ordre du monde, c’est là le principe où pétrifiant son angoisse, le pervers s’installe comme tel.

Arcature première : comment se composent et se conjuguent le désir dit normal et celui qui se pose au même niveau, le désir pervers ? Position d’abord de cette arche d’où, par la suite, pour comprendre un éventail de phénomènes qui vont depuis la névrose inséparable à nos yeux d’une fuite devant le terme du désir du père, auquel on substitue le terme de la deman­de, celui du mysticisme aussi, dans toutes les traditions, sauf celles, vous verrez, ascèse, assomption plongées vers la jouissance de Dieu. Ce qui fait l’entrave dans le mysticisme juif et plus encore dans le chrétien, et plus encore pour l’amour, c’est l’incidence du désir de l’Autre.

Je ne veux pas vous quitter sans avoir au moins prononcé le nom, le pre­mier nom, par lequel je voulais introduire l’incidence spécifique de la tradi­tion judéo-chrétienne, pas celle de la jouissance, mais du désir d’un Dieu, le dieu Elohim. C’est devant ce Dieu premier terme que Freud, sûrement au-delà de ce que nous transmet sa plume, s’est arrêté. Ce Dieu dont le nom n’est que le nom Shadday 2 que je n’aurais jamais prononcé. Ce nom, dans l’Exode au Chapitre VI, l’Elohim qui parle dans le buisson ardent qu’il faut concevoir comme son corps, qu’on traduit par la voix et dont on n’a pas voulu vous expliquer qu’il est bien autre chose, ce Dieu parlant à Moïse lui dit à ce moment: « Quand tu iras vers eux, tu leur diras que je m’appelle Je suis, ‘Ehyeh ‘je suis ce que je suis ».

La propriété de ces termes, désigner des lettres qui composent le nom, toujours certaines lettres choisies parmi les consonnes, je suis, je suis le cor­tège, il n’y a aucun autre sens à accorder à ce je suis que d’être le nom je suis. Mais ce n’est pas sous ce nom que je me suis annoncé à vos ancêtres. « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob et non Dieu des philosophes et des savants », dit Pascal en tête des Pensées. De celui-là, on peut dire qu’un Dieu ça se rencontre dans le réel, comme tout réel est inaccessible, ça se signale par ce qui ne trompe pas, l’angoisse. Ce Dieu qui s’est annoncé à Abraham, d’abord, l’a fait par un nom de l’Elohim au buisson ardent, El Shadday a; les Grecs, ceux qui ont fait la traduction des Septantes, étaient beaucoup plus au courant que nous. Ils n’ont pas traduit ‘Ehyeh par je suis celui qui suis, comme saint Augustin, mais par l’Étant, Eîmi to ôn 5 et non pas ami 6,l’être. Ça a un sens. Ils ont pensé comme des Grecs que Dieu c’est l’étant suprême; on ne détache pas les gens de leurs habitudes. Ils ne l’ont pas tra­duit comme de nos jours par Tout Puissant, mais prudemment par Théos. Tout le reste étant seigneur, kirios 7, le Shem s, le nom qu’on ne prononce pas.

Qu’est-ce qu’El Shadday ? Il n’était pas prévu que je vous le dise aujour­d’hui. Je ne forcerai pas la porte fût-elle de l’Enfer pour vous le dire, mais j’entends introduire ce que j’eusse pu vous dire par quelque chose d’essen­tiel, [rendez-vous à Kierkegaard]. La `Agedah9, le sacrifice d’Abraham sous la forme où on pénètre dans une tradition où les images ne sont pas inter­dites – la figuration de ces choses est interdite chez les Juifs – pourquoi de temps en, temps dans le Christianisme on a quelque fièvre à s’en débar­rasser ? Voir les images d’Épinal, Michelet, etc. Ce qu’on voit sur les images à ce niveau, tout ce qu’il faut en somme, non pas pour suppléer à mon sémi­naire car les noms n’y sont pas mais les images y sont, en éventail de tout ce que je vous ai dit. J’ai assez avancé pour que vous y retrouviez ce que j’ai annoncé de la métaphore paternelle.

Il y a un fils, la tête bloquée contre le petit autel de pierre [tableau de Caravage], il grimace, il souffre, le couteau d’Abraham est levé au-dessus de lui, l’ange qui est là, la présence de celui dont le nom n’est pas prononçable.

L’ange, un ange, qu’est-ce qu’un ange ? Ces anges, comment les suppri­merez-vous de la bible, disais-je à un Père éminent, je l’ai rendu fou. Mon dernier dialogue avec le Père Teilhard de Chardin, j’ai cru que je le ferais pleurer, cet homme.

-Est-ce que vraiment vous me parlez sérieusement? – Oui, mon Père, il s’agit des textes.

Avec son nominateur de la planète, qu’est-ce qu’il faisait des anges ?

Cet ange retient le bras d’Abraham et sans le consentement du Père Teilhard, quoiqu’il en soit de cet ange, c’est bien au titre d’El Shadday qu’il est là. Toujours vu traditionnellement là. C’est bien à ce titre que se dérou­le tout le pathétique du drame où nous entraîne Kierkegaard. Avant ce geste qui retient, Abraham est venu là pour quelque chose. Dieu lui a donné un fils et lui donne l’ordre d’amener son garçon pour un mystérieux rendez-vous, les mains aux pieds liées comme à une brebis, pour le sacrifier. Avant de nous émouvoir, nous pourrions nous souvenir que, d’aller sacrifier son petit garçon à l’Elohim du coin, à l’époque, c’était courant. Ça a continué si tard qu’il a fallu pour que ça cesse que l’ange et les prophètes arrêtassent les Israélites sur la voie de recommencer.

Voyons plus loin, ce fils me direz-vous, c’est son fils unique. Ce n’est pas vrai, Ismaël a déjà quatorze ans, mais Sarah est restée inféconde jusqu’à l’âge de quatre-vingt dix ans. Ismaël est né d’un couchage du patriarche avec une esclave.

Le son déjà de la primauté d’El Shadday, celui qui a tiré Abraham du milieu de ses frères et de ses pères, il y avait tellement de pères qui vivaient encore, Sem qui a vécu cinq cents ans, et, dans toutes les lignées, ils ont eu des enfants vers l’âge de trente ans. Quoi qu’il en soit, cet El Shadday, s’il est bien pour quelque chose dans cet enfant du miracle de Sarah qui dit: «Je suis flétrie » – cherchez du côté du corps jeune, la ménopause existait à l’époque! -, on peut concevoir qu’Abraham y tenait donc à Isaac, c’est l’enfant de la promesse. Sarah meurt quelque temps après. Beaucoup de monde se trouve là et Ismaël fait sa rentrée. Après la mort de Sarah, Abraham, ce patriarche, va se montrer tel qu’il est, un formidable géniteur. Il épouse et aura cinq enfants, mais ce n’est pas des enfants qui ont reçu la baraka de Sarah. Cette toute puissance tombe à la limite même du territoi­re de son peuple. Un autre Elohim d’à côté donne le bon truc pour repous­ser l’envahisseur, El Shadday y décampe avec les tribus qui l’ont amené à l’assaut. El Shadday est celui qui élit et promet et fait passer par son nom une certaine alliance transmissible d’une seule façon, par la baraka pater­nelle, c’est celui qui fait attendre un fils même à une femme de quatre-vingt dix ans et bien autre chose encore.

Dans un petit livre qui date de la fin du XI° siècle [de Scholomo Ben Isaac de Troyes ?], un ashkénaze, vous lirez d’étranges commentaires du malheur d’Abraham. Dans la Michna, il y a un dialogue d’Abraham avec Dieu; quand l’ange dit : « n’étends pas », Abraham dit : « Si c’est ainsi, je suis venu ici pour rien; je vais lui faire au moins une légère blessure pour te faire plaisir, Elohim… ». Ce n’est pas tout ce qu’on peut voir sur l’image d’Épi­nal, il y a encore autre chose, à droite et à gauche dans le tableau de Caravage, cette tête de bélier que j’introduis sous la forme du Shofar, la corne lui est incontestablement arrachée.

Quant à ce qu’est ce bélier, c’est là-dessus que je voudrais terminer. Car il n’est pas vrai que l’animal paraisse comme métaphore du père au niveau de la phobie. La phobie n’est qu’un retour; c’est ce que Freud disait en se réfé­rant au Totem. L’homme n’a pas tellement à être fier d’être le dernier venu de la création, celui qu’on a fait avec de la boue, ce qui n’est dit d’aucun être. Il va se chercher des ancêtres honorables et nous en sommes encore là, il lui faut un ancêtre animal.

Dans la Sentence des pères, le Pirkey ‘Abot10beaucoup moins impor­tant que le Talmud, traduit en français par Rachi -, il est dit catégorique­ment que, selon la tradition rabbinique, le bélier dont il s’agit est le bélier primordial. Il était là, Maaseh Mimé Berechitll, dès les six jours de la créa­tion, ce qui le désigne pour ce qu’il est, un Elohim. Ce n’est pas celui dont le nom est imprononçable, mais tous les Elohim. Celui-là est reconnu comme l’ancêtre de la race de Sem, donc des origines.

Alors cette tête de bélier aux cornes emmêlées dans une haie qui l’arrête, ce lieu de la haie, je voudrais vous le commenter, le texte même fait sentir qu’il se rue sur le lieu du sacrifice. De quoi vient-il avidement se repaître, quand celui dont le nom est imprononçable le désigne, lui, pour le sacrifice?

Ce qu’Elohim désigne pour sacrifice à Abraham à la place d’Isaac, c’est son ancêtre, le dieu de sa race.

Ici se marque le tranchant entre la jouissance de Dieu et ce qui d’une tra­dition le désigne comme désir, désir de quelque chose dont il s’agit de pro­voquer la chute, c’est l’origine biologique. Ici est la clé de ce mystère où se lit l’aversion à l’égard de la tradition judaïque, la pratique des rites méta­physico-sexuels, au regard de ce qui unit la communauté dans la fête eu égard à la jouissance de Dieu. Quelque chose se manifeste qui, comme étant le désir, met essentiellement en valeur cette béance qui sépare la jouissance du désir, et le symbole en est que, c’est dans le même contexte, la relation d’El Shadday à Abraham, la circoncision signe de l’alliance du peuple [à] celui qu’il a élu, la circoncision désigne ce petit morceau de chair tranchée à l’énigme duquel je vous avais amené par quelques hiéroglyphes, ce petit a.

Je vais vous quitter ici. Avant de vous quitter, je vous dirai que si j’inter­romps ce séminaire, je ne le fais pas sans m’excuser auprès de ceux qui, depuis des années, ont été mes fidèles auditeurs, ceux qui, nourris des mots, des termes, des voies et des chemins appris ici, comme ceux qui retournent cette empreinte contre moi. Dans les débats récents et confus, un groupe s’est montré véritablement dans sa fonction de groupe mené deci-delà aux tourbillons aveugles. Un de mes élèves a essayé de sauver un débat confus à son niveau analytique, il a cru devoir parler… que la vérité, que la véritable pièce, le sens de mon enseignement, c’est qu’on ne l’attrape jamais. Quel incroyable contresens! Quelle impatience enfantine au mieux!

Est-ce là pour autant justifier une fonction métonymique de la vérité ? Où a-t-on vu, comme en mathématique, que chaque chapitre renvoie au suivant? Je m’approchais à un certain point de la densité où vous ne pou­viez pas parvenir – il n’y a pas que les attributs de l’infatuation et de la sot­tise, esprit en forme d’épluchure, comité de rédaction, il y a autre chose – j’ai en effet cherché; je la trouve parfois, la vérité de la praxis qui s’appelle psychanalyse. Quelle est sa vérité

Si quelque chose s’y avère décevant, cette praxis doit s’avancer vers une conquête du vrai par la voie de la tromperie, car le transfert n’est pas autre chose, [tant qu’il n’y a pas de nom au lieu de l’Autre, inopérant]. Si ma marche est progressive, prudente, n’est-ce pas tout ce que j’ai tenté de pro­mouvoir dans cette voie contre quoi j’ai toujours à me prononcer, sans quoi elle risque de glisser vers la voie de l’imposture.

Depuis deux ans, ayant confié à d’autres le maniement intérieur d’un groupe pour laisser la pureté à ce que j’ai à vous dire ; pas de différence entre le oui et le non.

 

 

Bibliographie sommaire

Greenacre Phyllis, Generalproblems of acting out,

in American Psychoanalytic Association, mai 1949.

Kris Ernst, Ego psychology and interpretation in psychoanalytic therapie, in Psychoanalytic Quaterly, vol. 20, 1951.

Little Margaret, « R » the analysts total response to his patients needs,

in Scientific Meeting of the British Psychoanalytical Society, 18. 1. 1956. Low Barbara, The Psychological compensations of the analyst,

in the International Journal of Psychoanalysis, vol.16, janvier 1935. Nacht Sacha, The curative factors in Psychoanalysis

in 22e Congrès psychanalytique international, Edimbourg, juillet-août 1961.

Rapaport David, On the psychoanalytic theory of affects

in the International Journal of Psychoanalysis, vol. 34, 3° Partie, 1953. Szasz Thomas, On the theory of psychoanalytic treatment,

in Annual Meeting of the American Psychoanalytic Association, à Atlantic-City, New Jersey, 7 mars 1955.

Tower Lucia E., Countertransference,

in Journal of the American Psychoanalytic Association, vol. 4, 1956.

Print Friendly, PDF & Email