vendredi, décembre 6, 2024
Recherches Lacan

Lacan : des Écrits

Lacan : des Écrits

 

LACAN :  DES ECRITS

1953 LACAN Fonction et champ de la parole

(62 p.) 1953-09-26 :

Cette première version de « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse » parut dans La psychanalyse, n° 1, 1956, Sur la parole et le langage, pages 81-166.

 

(81)FONCTION ET CHAMP

DE LA PAROLE ET DU LANGAGE

EN PSYCHANALYSE

par Jacques LACAN

Rapport

du Congrès de Rome

tenu à

l’Istituto di Psicologia della Universitá di Roma

les 26 et 27 septembre 1953

PRÉFACE

« En particulier, il ne faudra pas oublier que la séparation en embryologie, anatomie, physiologie, psychologie, sociologie, clinique n’existe pas dans la nature et qu’il n’y a qu’une discipline : la neurobiologie à laquelle l’observation nous oblige d’ajouter l’épithète d’humaine en ce qui nous concerne ».

(Citation choisie pour exergue d’un Institut de Psychanalyse en 1952).

Le discours qu’on trouvera ici mérite d’être introduit par ses circonstances. Car il en porte la marque.

Le thème en fut proposé à l’auteur pour constituer le rapport théorique d’usage, en la réunion annuelle dont la société qui représentait alors la psychanalyse en France, poursuivait depuis dix-huit ans la tradition devenue vénérable sous le titre de « Congrès des Psychanalystes de langue française », étendu depuis deux ans aux psychanalystes de langue romane (la Hollande y étant comprise par une tolérance de langage). Ce Congrès devait avoir lieu à Rome au mois de septembre 1953.

(82)Dans l’intervalle, des dissentiments graves amenèrent dans le groupe français une sécession. Ils s’étaient révélés à l’occasion de la fondation d’un « institut de psychanalyse ». On put alors entendre l’équipe qui avait réussi à y imposer ses statuts et son programme, proclamer qu’elle empêcherait de parler à Rome celui qui avec d’autres avait tenté d’y introduire une conception différente, et elle employa à cette fin tous les moyens en son pouvoir.

Il ne sembla pas pourtant à ceux qui dès lors avaient fondé la nouvelle Société française de Psychanalyse qu’ils dussent priver de la manifestation annoncée la majorité d’étudiants qui se ralliaient à leur enseignement, ni même qu’ils dussent se démettre du lieu éminent où elle avait été prévue.

Les sympathies généreuses qui leur vinrent en aide du groupe italien, ne les mettaient pas en posture d’hôtes importuns dans la Ville universelle.

Pour l’auteur de ce discours, il pensait être secouru, quelque inégal qu’il dût se montrer à la tâche de parler de la parole, de quelque connivence inscrite dans ce lieu même.

Il se souvenait en effet, que bien avant que s’y révélât la gloire de la plus haute chaire du monde, Aulu-Gelle, dans ses Nuits attiques, donnait au lieu dit du Mons Vaticanus l’étymologie de vagire, qui désigne les premiers balbutiements de la parole.

Que si donc son discours ne devait être rien de plus qu’un vagissement, au moins prendrait-il là l’auspice de rénover en sa discipline les fondements qu’elle prend dans le langage.

Aussi bien cette rénovation prenait-elle de l’histoire trop de sens, pour qu’il ne rompît pas quant à lui avec le style traditionnel qui situe le « rapport » entre la compilation et la synthèse, pour lui donner le style ironique d’une mise en question des fondements de cette discipline.

Puisque ses auditeurs étaient ces étudiants qui attendent de nous la parole, c’est avant tout à leur adresse qu’il a fomenté son discours, et pour renoncer à leur endroit, aux règles qui s’observent entre augures de mimer la rigueur par la minutie et de confondre règle et certitude.

Dans le conflit en effet qui les avait menés à la présente issue, on avait fait preuve quant à leur autonomie de sujets, d’une méconnaissance si exorbitante, que l’exigence première (83)en ressortait d’une réaction contre le ton permanent qui avait permis cet excès.

C’est qu’au delà des circonstances locales qui avaient motivé ce conflit, un vice était venu au jour qui les dépassait de beaucoup. Qu’on ait pu seulement prétendre à régler de façon si autoritaire la formation du psychanalyste, posait la question de savoir si les modes établis de cette formation n’aboutissaient pas à la fin paradoxale d’une minorisation perpétuée.

Certes les formes initiatiques et puissamment organisées où Freud a vu la garantie de la transmission de sa doctrine, se justifient dans la position d’une discipline qui ne peut se survivre qu’à se tenir au niveau d’une expérience intégrale.

Mais n’ont-elles pas mené à un formalisme décevant qui décourage l’initiative en pénalisant le risque, et qui fait du règne de l’opinion des doctes le principe d’une prudence docile où l’authenticité de la recherche s’émousse avant de se tarir ?

L’extrême complexité des notions mises en jeu en notre domaine fait que nulle part ailleurs un esprit, à exposer son jugement, ne court plus totalement le risque de découvrir sa mesure.

Mais ceci devrait comporter la conséquence de faire notre propos premier, sinon unique, de l’affranchissement des thèses par l’élucidation des principes.

La sélection sévère qui s’impose, en effet, ne saurait être remise aux ajournements indéfinis d’une cooptation vétilleuse, mais à la fécondité de la production concrète et à l’épreuve dialectique de soutenances contradictoires.

Ceci n’implique de notre fait aucune valorisation de la divergence. Bien au contraire, ce n’est pas sans surprise que nous avons pu entendre au Congrès international de Londres où, pour avoir manqué aux formes, nous venions en demandeurs, une personnalité bien intentionnée à notre égard déplorer que nous ne puissions pas justifier notre sécession de quelque désaccord doctrinal. Est-ce à dire qu’une association qui se veut internationale, ait une autre fin que de maintenir le principe de la communauté de notre expérience ?

Sans doute est-ce le secret de polichinelle, qu’il y a belle lurette qu’il n’en est plus ainsi, et c’est sans aucun scandale qu’à l’impénétrable M. Zilboorg qui, mettant à part notre cas, insistait pour que nulle sécession ne fût admise qu’au titre (84)d’un débat scientifique, le pénétrant M. Wälder put rétorquer qu’à confronter les principes où chacun de nous croit fonder son expérience, nos murs se dissoudraient bien vite dans la confusion de Babel.

Nous pensons, quant à nous, que, si nous innovons, ce n’est point à nous d’en faire état, et il n’est point de notre goût de nous en faire un mérite.

Dans une discipline qui ne doit sa valeur scientifique qu’aux concepts théoriques que Freud a forgés dans le progrès de son expérience, mais qui, d’être encore mal critiqués et de conserver pour autant l’ambiguïté de la langue vulgaire, profitent de ces résonances non sans encourir les malentendus, il nous semblerait prématuré de rompre la tradition de leur terminologie.

Mais il nous semble que ces termes ne peuvent que s’éclaircir à ce qu’on établisse leur équivalence au langage actuel de l’anthropologie, voire aux derniers problèmes de la philosophie, où souvent la psychanalyse n’a qu’à reprendre son bien.

Urgente en tout cas nous paraît la tâche de dégager dans des notions qui s’amortissent dans un usage de routine, le sens qu’elles retrouvent tant d’un retour sur leur histoire que d’une réflexion sur leurs fondements subjectifs.

C’est là sans doute la fonction de l’enseigneur, d’où toutes les autres dépendent, et c’est elle où s’inscrit le mieux le prix de l’expérience.

Qu’on la néglige, et le sens s’oblitère d’une action qui ne tient ses effets que du sens, et les règles techniques, à se réduire à des recettes, ôtent à l’expérience toute portée de connaissance et même tout critère de réalité.

Car personne n’est moins exigeant qu’un psychanalyste sur ce qui peut donner son statut à une action qu’il n’est pas loin de considérer lui-même comme magique, faute de savoir où la situer dans une conception de son champ qu’il ne songe guère à accorder à sa pratique.

L’exergue dont nous avons transporté l’ornement à cette préface, en est un assez joli exemple.

Aussi bien s’accorde-t-elle à une conception de la formation analytique qui serait celle d’une auto-école qui, non contente de prétendre au privilège singulier de délivrer le permis de (85)conduire, s’imaginerait être en posture de contrôler la construction automobile ?

Cette comparaison vaut ce qu’elle vaut, mais elle vaut bien celles qui ont cours dans nos convents les plus graves et qui pour avoir pris naissance dans notre discours aux idiots, n’ont même pas la saveur du canular d’initiés, mais n’en semblent pas moins recevoir valeur d’usage de leur caractère de pompeuse ineptie.

Cela commence à la comparaison que l’on connaît, du candidat qui se laisse entraîner prématurément à la pratique, au chirurgien qui opérerait sans asepsie, et cela va à celle qui incite à pleurer sur ces malheureux étudiants que le conflit de leurs maîtres déchire comme des enfants dans le divorce de leurs parents.

Sans doute cette dernière née nous paraît s’inspirer du respect qui est dû à ceux qui ont subi en effet ce que nous appellerons, en modérant notre pensée, une pression à l’enseignement qui les a mis à rude épreuve, mais on peut aussi se demander à en entendre le trémolo dans la bouche des maîtres, si les limites de l’enfantillage n’auraient pas été sans préavis reculées jusqu’à la niaiserie.

Les vérités que ces clichés recouvrent, mériteraient pourtant qu’on les soumette à un plus sérieux examen.

Méthode de vérité et de démystification des camouflages subjectifs, la psychanalyse manifesterait-elle une ambition démesurée à appliquer ses principes à sa propre corporation : soit à la conception que les psychanalystes se font de leur rôle auprès du malade, de leur place dans la société des esprits, de leurs relations à leurs pairs et de leur mission d’enseignement ?

Peut-être pour rouvrir quelques fenêtres au grand jour de la pensée de Freud, cet exposé soulagera-t-il chez certains l’angoisse qu’engendre une action symbolique quand elle se perd en sa propre opacité.

Quoi qu’il en soit, en évoquant les circonstances de ce discours, nous ne pensons point à excuser ses insuffisances trop évidentes de la hâte qu’il en a reçue, puisque c’est de la même hâte qu’il prend son sens avec sa forme.

Aussi bien avons-nous démontré, en un sophisme exemplaire du temps intersubjectif[1], la fonction de la hâte dans la précipitation (86)logique où la vérité trouve sa condition indépassable.

Rien de créé qui n’apparaisse dans l’urgence, rien dans l’urgence qui n’engendre son dépassement dans la parole.

Mais rien aussi qui n’y devienne contingent quand le moment y vient pour l’homme, où il peut identifier en une seule raison le parti qu’il choisit et le désordre qu’il dénonce, pour en comprendre la cohérence dans le réel et anticiper par sa certitude sur l’action qui les met en balance.

INTRODUCTION

Nous allons déterminer cela pendant que nous sommes encore dans l’aphélie de notre matière car, lorsque nous arriverons au périphélie, la chaleur sera capable de nous la faire oublier. (Lichtenberg).

« Flesh composed of suns. How can such be ? » exclaim the simple ones.

(R. Browning,

Parleying with certain people).

Tel est l’effroi qui s’empare de l’homme à découvrir la figure de son pouvoir qu’il s’en détourne dans l’action même qui est la sienne quand cette action la montre nue. C’est le cas de la psychanalyse. La découverte – prométhéenne – de Freud a été une telle action ; son œuvre nous l’atteste ; mais elle n’est pas moins présente dans chaque expérience humblement conduite par l’un des ouvriers formés à son école.

On peut suivre à mesure des ans passés cette aversion de l’intérêt quant aux fonctions de la parole et quant au champ du langage. Elle motive les « changements de but et de technique » qui sont avoués dans le mouvement et dont la relation à l’amortissement de l’efficacité thérapeutique est pourtant ambiguë. La promotion en effet de la résistance de l’objet dans la théorie et de la technique, doit être elle-même soumise à la dialectique de l’analyse qui ne peut qu’y reconnaître un alibi du sujet.

Essayons de dessiner la topique de ce mouvement. À considérer cette littérature que nous appelons notre activité scientifique, les problèmes actuels de la psychanalyse se dégagent nettement sous trois chefs :

A) Fonction de l’imaginaire, dirons-nous, ou plus directement des fantasmes dans la technique de l’expérience et dans (88)la constitution de l’objet aux différents stades du développement psychique. L’impulsion est venue ici de la psychanalyse des enfants, et du terrain favorable qu’offrait aux tentatives comme aux tentations des chercheurs l’approche des structurations préverbales. C’est là aussi que sa culmination provoque maintenant un retour en posant le problème de la sanction symbolique à donner aux fantasmes dans leur interprétation.

B) Notion des relations libidinales d’objet qui, renouvelant l’idée du progrès de la cure, remanie sourdement sa conduite. La nouvelle perspective a pris ici son départ de l’extension de la méthode aux psychoses et de l’ouverture momentanée de la technique à des données de principe différent. La psychanalyse y débouche sur une phénoménologie existentielle, voire sur un activisme animé de charité. Là aussi une réaction nette s’exerce en faveur d’un retour au pivot technique de la symbolisation.

C) Importance du contre-transfert et, corrélativement, de la formation du psychanalyste. Ici l’accent est venu des embarras de la terminaison de la cure, qui rejoignent ceux du moment où la psychanalyse didactique s’achève dans l’introduction du candidat à la pratique. Et la même oscillation s’y remarque : d’une part, et non sans courage, on indique l’être de l’analyste comme élément non négligeable dans les effets de l’analyse et même à exposer dans sa conduite en fin de jeu ; on n’en promulgue pas moins énergiquement, d’autre part, qu’aucune solution ne peut venir que d’un approfondissement toujours plus poussé du ressort inconscient.

Ces trois problèmes ont un trait commun en dehors de l’activité de pionniers qu’ils manifestent sur trois frontières différentes avec la vitalité de l’expérience qui les supporte. C’est la tentation qui se présente à l’analyste d’abandonner le fondement de la parole, et ceci justement en des domaines où son usage, pour confiner à l’ineffable, requerrait plus que jamais son examen : à savoir la pédagogie maternelle, l’aide samaritaine et la maîtrise dialectique. Le danger devient grand, s’il y abandonne en outre son langage au bénéfice de langages déjà institués et dont il connaît mal les compensations qu’ils offrent à l’ignorance.

À la vérité on aimerait en savoir plus sur les effets de la symbolisation chez l’enfant, et les mères officiantes dans la (89)psychanalyse, voire celles qui donnent à nos plus hauts conseils un air de matriarcat, ne sont pas à l’abri de cette confusion des langues où Ferenczi désigne la loi de la relation enfant-adulte[2].

Les idées que nos sages se forment de la relation d’objet achevée sont d’une conception plutôt incertaine et, à être exposées, laissent apparaître une médiocrité qui n’honore pas la profession.

Nul doute que ces effets, – où le psychanalyste rejoint le type du héros moderne qu’illustrent des exploits dérisoires dans une situation d’égarement –, ne pourraient être corrigés par un juste retour à l’étude où le psychanalyste devrait être passé maître, des fonctions de la parole.

Mais il semble que, depuis Freud, ce champ central de notre domaine soit tombé en friche. Observons combien lui-même se gardait de trop grandes excursions dans sa périphérie : ayant découvert les stades libidinaux de l’enfant dans l’analyse des adultes et n’intervenant chez le petit Hans que par le moyen de ses parents, – déchiffrant un pan entier du langage de l’inconscient dans le délire paranoïde, mais n’utilisant pour cela que le texte-clef laissé par Schreber dans la lave de sa catastrophe spirituelle. Assumant par contre pour la dialectique de l’œuvre, comme pour la tradition de son sens, et dans toute sa hauteur, la position de la maîtrise.

Est-ce à dire que si la place du maître reste vide, c’est moins du fait de sa disparition que d’une oblitération croissante du sens de son œuvre ? Ne suffit-il pas pour s’en convaincre de constater ce qui se passe à cette place ?

Une technique s’y transmet, d’un style maussade, voire réticente en son opacité, et que toute aération critique semble affoler. À la vérité, prenant le tour d’un formalisme poussé jusqu’au cérémonial, et tant qu’on peut se demander si elle ne tombe pas sous le coup du même rapprochement avec la névrose obsessionnelle, à travers lequel Freud a visé de façon si convaincante l’usage, sinon la genèse, des rites religieux.

L’analogie s’accentue à considérer la littérature que cette activité produit pour s’en nourrir : on y a souvent l’impression (90)d’un curieux circuit fermé, où la méconnaissance de l’origine des termes engendre le problème de les accorder, et où l’effort de résoudre ce problème renforce cette méconnaissance.

Pour remonter aux causes de cette détérioration du discours analytique, il est légitime d’appliquer la méthode psychanalytique à la collectivité qui le supporte.

Parler en effet de la perte du sens de l’action analytique, est aussi vrai et aussi vain que d’expliquer le symptôme par son sens, tant que ce sens n’est pas reconnu. Mais l’on sait qu’en l’absence de cette reconnaissance, l’action ne peut être ressentie que comme agressive au niveau où elle se place, et qu’en l’absence des « résistances » sociales où le groupe analytique trouvait à se rassurer, les limites de sa tolérance à sa propre activité, maintenant « reçue » sinon admise, ne dépendent plus que du taux numérique où se mesure sa présence à l’échelle sociale.

Ces principes suffisent à répartir les conditions symbolique, imaginaire et réelle qui détermineront les défenses, – isolation, annulation, dénégation et généralement méconnaissance –, que nous pouvons reconnaître dans la doctrine.

Dès lors si l’on mesure à sa masse l’importance que le groupe américain a pour le mouvement analytique, on appréciera à leur poids les conditions qui s’y rencontrent.

Dans l’ordre symbolique d’abord, on ne peut négliger l’importance de ce facteur c dont nous faisions état au Congrès de Psychiatrie de 1950, comme d’une constante caractéristique d’un milieu culturel donné : condition ici de l’anhistorisme où chacun s’accorde à reconnaître le trait majeur de la « communication » aux U. S. A., et qui à notre sens, est aux antipodes de l’expérience analytique. À quoi s’ajoute une forme mentale très autochtone qui sous le nom de behaviourisme, domine tellement la notion psychologique en Amérique, qu’il est clair qu’elle a désormais tout à fait coiffé dans la psychanalyse l’inspiration freudienne.

Pour les deux autres ordres, nous laissons aux intéressés le soin d’apprécier ce que les mécanismes manifestés dans la vie des sociétés psychanalytiques doivent respectivement aux relations de prestance à l’intérieur du groupe, et aux effets ressentis de leur libre entreprise sur l’ensemble du corps social, ainsi que le crédit qu’il faut faire à la notion soulignée par un de leurs représentants les plus lucides, de la convergence qui (91)s’exerce entre l’extranéité d’un groupe où domine l’immigrant, et la distanciation où l’attire la fonction qu’appellent les conditions sus-indiquées de la culture.

Il apparaît en tout cas de façon incontestable que la conception de la psychanalyse s’y est infléchie vers l’adaptation de l’individu à l’entourage social, la recherche des pattern de la conduite et toute l’objectivation impliquée dans la notion des human relations, et c’est bien une position d’exclusion privilégiée par rapport à l’objet humain qui s’indique dans le terme, né sur place, de human engineering.

C’est donc à la distance nécessaire à soutenir une pareille position qu’on peut attribuer l’éclipse dans la psychanalyse, des termes les plus vivants de son expérience, l’inconscient, la sexualité, dont il semble que bientôt la mention même doive s’effacer.

Nous n’avons pas à prendre parti sur le formalisme et l’esprit de boutique, dont les documents officiels du groupe lui-même font état pour les dénoncer. Le pharisien et le boutiquier ne nous intéressent que pour leur essence commune, source des difficultés qu’ils ont l’un et l’autre avec la parole, et spécialement quand il s’agit du talking shop, de parler métier.

C’est que l’incommunicabilité des motifs, si elle peut soutenir un magistère, ne va pas de pair avec la maîtrise, celadu moins qu’exige un enseignement. On s’en est aperçu du reste, les mêmes causes ayant mêmes effets.

C’est pourquoi l’attachement indéfectiblement réaffirmé par maints auteurs pour la technique traditionnelle après bilan des épreuves faites aux champs frontières plus haut énumérés, ne va pas sans équivoque ; elle se mesure à la substitution du terme de classique à celui d’orthodoxie pour qualifier cette technique. On se rattache à la forme, faute de savoir à quel sens se vouer.

Nous affirmons pour nous que la technique ne peut être comprise, ni donc correctement appliquée, si l’on méconnaît les concepts qui la fondent. Notre tâche sera de démontrer que ces concepts ne prennent leur sens plein qu’à s’orienter dans un champ de langage, qu’à s’ordonner à la fonction de la parole.

Point où nous notons que pour manier aucun concept freudien, la lecture de Freud ne saurait être tenue pour superflue, fût-ce pour ceux qui sont homonymes à des notions (92)courantes. Comme le démontre la mésaventure que la saison ramène à notre souvenir d’une théorie des instincts, revue de Freud par un auteur peu éveillé à la part, dite par Freud expressément mythique, qu’elle contient. Manifestement il ne saurait l’être puisqu’il l’aborde par un exposé de seconde main, tenu sans cesse pour équivalent au texte freudien et cité sans que rien en avertisse le lecteur, se fiant, peut-être non sans raison, au bon goût de celui-ci pour l’en distinguer, mais prouvant par là que rien ne justifie cette préférence, sinon la différence de style par quoi l’ouvrage reste ou non partie de l’œuvre. Moyennant quoi de réductions en déductions, et d’inductions en hypothèses, l’auteur conclut par la stricte tautologie de ses prémisses fausses : à savoir que les instincts dont il s’agit sont réductibles à l’arc réflexe. Telle la pile d’assiettes dont l’écroulement se distille dans l’exhibition classique, pour ne laisser entre les mains de l’artiste que deux morceaux dépareillés par le fracas, la construction complexe qui va de la découverte des migrations de la libido dans les zones érogènes au passage métapsychologique d’un principe de plaisir généralisé à l’instinct de mort, devient le binôme d’un instinct érotique passif modelé sur l’activité des chercheuses de poux, chères au poète, et d’un instinct destructeur, simplement identifié à la motricité. Résultat qui mérite une mention très honorable pour l’art, volontaire ou non, de pousser à la rigueur les conséquences d’un malentendu.

 

 

(93)I

PAROLE VIDE ET PAROLE PLEINE

DANS LA RÉALISATION PSYCHANALYTIQUE DU SUJET

 

« Donne en ma bouche parole vraie et estable et fay de moy langue caulte ». (L’Internele consolacion, XLVe Chapitre : qu’on ne doit pas chascun croire et du legier trebuchement de paroles).

« Cause toujours ». (Devise de la pensée causaliste).

 

Qu’elle se veuille agent de guérison, de formation ou de sondage, la psychanalyse n’a qu’un médium : la parole du patient. L’évidence du fait n’excuse pas qu’on le néglige. Or toute parole appelle réponse.

Nous montrerons qu’il n’est pas de parole sans réponse, même si elle ne rencontre que le silence, pourvu qu’elle ait un auditeur, et que c’est là le cœur de sa fonction dans l’analyse.

Mais si le psychanalyste ignore qu’il en va ainsi de la fonction de la parole, il n’en subira que plus fortement l’appel, et si c’est le vide qui d’abord s’y fait entendre, c’est en lui-même qu’il l’éprouvera et c’est au delà de la parole qu’il cherchera une réalité qui comble ce vide.

Ainsi en vient-il à analyser le comportement du sujet pour y trouver ce qu’il ne dit pas. Mais pour en obtenir l’aveu, il faut bien qu’il lui en parle. Il retrouve alors la parole, mais rendue suspecte de n’avoir répondu qu’à la défaite de son silence, devant l’écho perçu de son propre néant.

Mais qu’était donc cet appel du sujet au delà du vide de son dire ? Appel à la vérité dans son principe, à travers quoi (94)vacilleront les appels de besoins plus humbles. Mais d’abord et d’emblée appel propre du vide, dans la béance ambiguë d’une séduction tentée sur l’autre par les moyens où le sujet met sa complaisance et où il va engager le monument de son narcissisme.

« La voilà bien, l’introspection ! » s’exclame l’homme qui en sait long sur ses dangers. Il n’est pas certes le dernier à en avoir goûté les charmes, avant d’en avoir épuisé le profit. Dommage qu’il n’ait plus de temps à y perdre. Car vous en entendriez de belles et de profondes, s’il venait sur votre divan.

Il est étrange qu’un analyste, pour qui ce personnage est une des premières rencontres de son expérience, fasse encore état de l’introspection dans la psychanalyse. Car si cet homme tient sa gageure, il voit s’évanouir ces belles choses qu’il avait en réserve et, s’il s’oblige à les retrouver, elles s’avèrent plutôt courtes, mais d’autres se présentent assez inattendues pour lui paraître des sottises et le rendre coi un bon moment, comme tout un chacun.

Il saisit alors la différence entre le mirage de monologue dont les fantaisies accommodantes animaient sa jactance et le travail forcé de ce discours sans échappatoire que le psychologue, non sans humour, et le thérapeute, non sans ruse, ont décoré du nom de « libre association ».

Car c’est bien là un travail, et tant un travail qu’on a pu dire qu’il exige un apprentissage, et aller jusqu’à voir dans cet apprentissage la valeur formatrice de ce travail. Mais à le prendre ainsi, que formerait-il d’autre qu’un ouvrier qualifié ?

Dès lors, qu’en est-il de ce travail ? Examinons ses conditions, son fruit, dans l’espoir d’y voir mieux son but et son profit.

On a reconnu au passage la pertinence du terme durcharbeiten auquel équivaut l’anglais working through, et qui chez nous a désespéré les traducteurs, encore que s’offrît à eux l’exercice d’épuisement à jamais marqué en notre langue de la frappe d’un maître du style : « Cent fois sur le métier, remettez… », mais comment l’ouvrage progresse-t-il ici ?

La théorie nous rappelle la triade : frustration, agressivité, régression. C’est une explication d’aspect si compréhensible qu’elle pourrait bien nous dispenser de comprendre. L’intuition est preste, mais une évidence doit nous être d’autant plus suspecte qu’elle est devenue idée reçue. Que l’analyse vienne à (95)surprendre sa faiblesse, il conviendra de ne pas se payer du recours à l’affectivité. Mot-tabou de l’incapacité dialectique qui, avec le verbe intellectualiser, dont l’acception péjorative fait de cette incapacité mérite, resteront dans l’histoire de la langue les stigmates de notre obtusion en matière de psychologie…

Demandons-nous plutôt d’où vient cette frustration ? Est-ce du silence de l’analyste ? Une réponse, même et surtout approbatrice, à la parole vide montre souvent par ses effets qu’elle est bien plus frustrante que le silence. Ne s’agit-il pas plutôt d’une frustration qui serait inhérente au discours même du sujet ? Ce discours ne l’engage-t-il pas dans une dépossession toujours plus grande de cet être de lui-même, dont, à force de peintures sincères qui laissent se dissiper son image, d’efforts dénégateurs qui n’atteignent pas à dégager son essence, d’étais et de défenses qui n’empêchent pas de vaciller sa statue, d’étreintes narcissiques qui s’épuisent à l’animer de son souffle, il finit par reconnaître que cet être n’a jamais été qu’une œuvre imaginaire et que cette œuvre déçoit en lui toute certitude. Car dans ce travail qu’il fait de la reconstruire pour un autre, il retrouve l’aliénation fondamentale qui la lui a fait construire comme une autre, et qui l’a toujours destinée à lui être dérobée par un autre.

Cet ego, dont nos théoriciens définissent maintenant la force par la capacité de soutenir une frustration, est frustration dans son essence[3]. Il est frustration non d’un désir du sujet, mais d’un objet où son désir est aliéné et qui, tant plus il s’élabore, tant plus s’approfondit pour le sujet l’aliénation de sa jouissance. Frustration au second degré, donc, et telle que le sujet en ramènerait-il la forme en son discours jusqu’à l’image passivante par où le sujet se fait objet dans la parade du miroir, il ne saurait s’en satisfaire puisqu’à atteindre même en cette image sa plus parfaite ressemblance, ce serait encore la jouissance de l’autre qu’il y ferait reconnaître. C’est pourquoi il n’y a (96)pas de réponse adéquate à ce discours, car le sujet tiendra comme de mépris toute parole qui s’engagera dans sa méprise.

L’agressivité que le sujet éprouvera ici n’a rien à faire avec l’agressivité animale du désir frustré. Cette référence dont on se contente, en masque une autre moins agréable pour tous et pour chacun : l’agressivité de l’esclave qui répond à la frustration de son travail par un désir de mort.

On conçoit dès lors comment cette agressivité peut répondre à toute intervention qui, dénonçant les intentions imaginaires du discours, démonte l’objet que le sujet a construit pour les satisfaire. C’est ce qu’on appelle en effet l’analyse des résistances, dont apparaît aussitôt le dangereux versant. Il est déjà signalé par l’existence du naïf qui n’a jamais vu se manifester que la signification agressive des fantasmes de ses sujets[4].

C’est le même qui, n’hésitant pas à plaider pour une analyse « causaliste » qui viserait à transformer le sujet dans son présent par des explications savantes de son passé, trahit assez jusque dans son ton, l’angoisse qu’il veut s’épargner d’avoir à penser que la liberté de son patient soit suspendue à celle de son intervention. Que le biais où il se résout puisse être à quelque moment bénéfique pour le sujet, ceci n’a pas d’autre portée qu’une plaisanterie stimulante et ne nous retiendra pas plus longtemps.

Visons plutôt ce hic et nunc où certains croient devoir enclore la manœuvre de l’analyse. Il peut être utile en effet, pourvu que l’intention imaginaire que l’analyste y découvre, ne soit pas détachée par lui de la relation symbolique où elle s’exprime. Rien ne doit y être lu concernant le moi du sujet, qui ne puisse être réassumé par lui sous la forme du « je », soit en première personne.

« Je n’ai été ceci que pour devenir ce que je puis être » : si telle n’était pas la pointe permanente de l’assomption que le sujet fait de ses mirages, où pourrait-on saisir ici un progrès ?

L’analyste dès lors ne saurait traquer sans danger le sujet dans l’intimité de son geste, voire de sa statique, sauf à les réintégrer comme parties muettes dans son discours narcissique, et ceci a été noté de façon fort sensible, même par de jeunes praticiens.

(97)Le danger n’y est pas de la réaction négative du sujet, mais bien plutôt de sa capture dans une objectivation, non moins imaginaire que devant, de sa statique, voire de sa statue, dans un statut renouvelé de son aliénation.

Tout au contraire l’art de l’analyste doit être de suspendre les certitudes du sujet, jusqu’à ce que s’en consument les derniers mirages. Et c’est dans le discours que doit se scander leur résolution.

Quelque vide en effet qu’apparaisse ce discours, il n’en est ainsi qu’à le prendre à sa valeur faciale : celle qui justifie la phrase de Mallarmé quand il compare l’usage commun du langage à l’échange d’une monnaie dont l’avers comme l’envers ne montrent plus que des figures effacées et que l’on se passe de main en main « en silence ». Cette métaphore suffit à nous rappeler que la parole, même à l’extrême de son usure, garde sa valeur de tessère.

Même s’il ne communique rien, le discours représente l’existence de la communication ; même s’il nie l’évidence, il affirme que la parole constitue la vérité ; même s’il est destiné à tromper, il spécule sur la foi dans le témoignage.

Aussi bien le psychanalyste sait-il mieux que personne que la question y est d’entendre à quelle « partie » de ce discours est confié le terme significatif, et c’est bien ainsi qu’il opère dans le meilleur cas : prenant le récit d’une histoire quotidienne pour un apologue qui à bon entendeur adresse son salut, une longue prosopopée pour une interjection directe, ou au contraire un simple lapsus pour une déclaration fort complexe, voire le soupir d’un silence pour tout le développement lyrique auquel il supplée.

Ainsi c’est une ponctuation heureuse qui donne son sens au discours du sujet. C’est pourquoi la suspension de la séance dont la technique actuelle fait une halte purement chronométrique et comme telle indifférente à la trame du discours, y joue le rôle d’une scansion qui a toute la valeur d’une intervention pour précipiter les moments concluants. Et ceci indique de libérer ce terme de son cadre routinier pour le soumettre à toutes fins utiles de la technique.

C’est ainsi que la régression peut s’opérer, qui n’est que l’actualisation dans le discours des relations fantasmatiques restituées par un ego à chaque étape de la décomposition de sa (98)structure. Car enfin cette régression n’est pas réelle ; elle ne se manifeste même dans le langage que par des inflexions, des tournures, des « trébuchements si légers » qu’ils ne sauraient à l’extrême dépasser l’artifice du parler « babyish » chez l’adulte. Lui imputer la réalité d’une relation actuelle à l’objet revient à projeter le sujet dans une illusion aliénante qui ne fait que répercuter un alibi du psychanalyste.

C’est pourquoi rien ne saurait plus égarer le psychanalyste que de chercher à se guider sur un prétendu contact éprouvé de la réalité du sujet. Cette tarte à la crème de la psychologie intuitionniste, voire phénoménologique, a pris dans l’usage contemporain une extension bien symptomatique de la raréfaction des effets de la parole dans le contexte social présent. Mais sa valeur obsessionnelle devient flagrante à être promue dans une relation qui, par ses règles mêmes, exclut tout contact réel.

Les jeunes analystes qui s’en laisseraient pourtant imposer par ce que ce recours implique de dons impénétrables, ne trouveront pas mieux pour en rabattre qu’à se référer au succès des contrôles mêmes qu’ils subissent. Du point de vue du contact avec le réel, la possibilité même de ces contrôles deviendrait un problème. Bien au contraire, le contrôleur y manifeste une seconde vue, c’est le cas de le dire, qui rend pour lui l’expérience au moins aussi instructive que pour le contrôlé. Et ceci presque d’autant plus que ce dernier y montre moins de ces dons, que certains tiennent pour d’autant plus incommunicables qu’ils font eux-mêmes plus d’embarras de leurs secrets techniques.

La raison de cette énigme est que le contrôlé y joue le rôle de filtre, voire de réfracteur du discours du sujet, et qu’ainsi est présentée toute faite au contrôleur une stéréographie dégageant déjà les trois ou quatre registres où il peut lire la partition constituée par ce discours.

Si le contrôlé pouvait être mis par le contrôleur dans une position subjective différente de celle qu’implique le terme sinistre de contrôle (avantageusement remplacé, mais seulement en langue anglaise, par celui de supervision), le meilleur fruit qu’il tirerait de cet exercice serait d’apprendre à se tenir lui-même dans la position de subjectivité seconde où la situation met d’emblée le contrôleur.

(99)Il y trouverait la voie authentique pour atteindre ce que la classique formule de l’attention diffuse, voire distraite, de l’analyste n’exprime que très approximativement. Car l’essentiel est de savoir ce que cette attention vise : assurément pas, tout notre travail est fait pour le démontrer, un objet au delà de la parole du sujet, comme certains s’astreignent à ne le jamais perdre de vue. Si telle devait être la voie de l’analyse, c’est sans aucun doute à d’autres moyens qu’elle aurait recours, ou bien ce serait le seul exemple d’une méthode qui s’interdirait les moyens de sa fin.

Le seul objet qui soit à la portée de l’analyste, c’est la relation imaginaire qui le lie au sujet en tant que moi et, faute de pouvoir l’éliminer, il peut s’en servir pour régler le débit de ses oreilles, selon l’usage que la physiologie, en accord avec l’Évangile, montre qu’il est normal d’en faire : des oreilles pour ne point entendre, autrement dit pour faire la détection de ce qui doit être entendu. Car il n’en a pas d’autres, ni troisième oreille, ni quatrième, pour une transaudition qu’on voudrait directe de l’inconscient par l’inconscient. Nous dirons ce qu’il faut penser de cette prétendue communication.

Nous avons abordé la fonction de la parole dans l’analyse par son biais le plus ingrat, celui de la parole vide, où le sujet semble parler en vain de quelqu’un qui, lui ressemblerait-il à s’y méprendre, jamais ne se joindra à l’assomption de son désir. Nous y avons montré la source de la dépréciation croissante dont la parole a été l’objet dans la théorie et la technique, et il nous a fallu soulever par degrés, telle une pesante roue de moulin renversée sur elle, ce qui ne peut servir que de volant au mouvement de l’analyse : à savoir les facteurs psychophysiologiques individuels qui, en réalité, restent exclus de sa dialectique. Donner pour but à l’analyse d’en modifier l’inertie propre, c’est se condamner à la fiction du mouvement, où une certaine tendance de la technique semble en effet se satisfaire.

Si nous portons maintenant notre regard à l’autre extrême l’expérience psychanalytique, – dans son histoire, dans sa casuistique, dans le procès de la cure –, nous trouverons à opposer à l’analyse du hic et nunc la valeur de l’anamnèse comme indice et comme ressort du progrès thérapeutique, à l’intra-subjectivité (100)obsessionnelle l’intersubjectivité hystérique, à l’analyse de la résistance l’interprétation symbolique. Ici commence la réalisation de la parole pleine.

Examinons la relation qu’elle constitue.

Souvenons-nous que la méthode instaurée par Breuer et par Freud fut, peu après sa naissance, baptisée par l’une des patientes de Breuer, Anna 0., du nom de « talking cure ». Rappelons que c’est l’expérience inaugurée avec cette hystérique qui les mena à la découverte de l’événement pathogène dit traumatique.

Si cet événement fut reconnu pour être la cause du symptôme, c’est que la mise en paroles de l’un (dans les « stories » de la malade) déterminait la levée de l’autre. Ici le terme de prise de conscience emprunté à la théorie psychologique qu’on a aussitôt donnée du fait, garde un prestige qui mérite la méfiance que nous tenons pour de bonne règle à l’endroit des explications qui font office d’évidences. Les préjugés psychologiques de l’époque s’opposaient à ce qu’on reconnût dans la verbalisation comme telle une autre réalité que son flatus vocis. Il reste que dans l’état hypnotique elle est dissociée de la prise de conscience et que ceci suffirait à faire réviser cette conception de ses effets.

Mais comment les vaillants de l’aufhebung behaviouriste ne donnent-ils pas ici l’exemple, pour dire qu’ils n’ont pas à connaître si le sujet s’est ressouvenu de quoi que ce soit. Il a seulement raconté l’événement. Nous dirons, quant à nous, qu’il l’a verbalisé, ou pour développer ce terme dont les résonances en français évoquent une autre figure de Pandore que celle de la boîte où il faudrait peut-être le renfermer, il l’a fait passer dans le verbe ou, plus précisément, dans l’épos où il rapporte à l’heure présente les origines de sa personne. Ceci dans un langage qui permet à son discours d’être entendu par ses contemporains, et plus encore qui suppose le discours présent de ceux-ci. C’est ainsi que la récitation de l’épos peut inclure un discours d’autrefois dans sa langue archaïque, voire étrangère, voire se poursuivre au temps présent avec toute l’animation de l’acteur, mais c’est à la façon d’un discours indirect, isolé entre des guillemets dans le fil du récit et, s’il se joue, c’est sur une scène impliquant la présence non seulement du chœur, mais des spectateurs.

(101)La remémoration hypnotique est sans doute reproduction du passé, mais surtout représentation parlée et comme telle impliquant toutes sortes de présences. Elle est à la remémoration vigile de ce qu’on appelle curieusement dans l’analyse « le matériel », ce que le drame produisant devant l’assemblée des citoyens les mythes originels de la Cité est à l’histoire qui sans doute est faite de matériaux, mais où une nation de nos jours apprend à lire les symboles d’une destinée en marche. On peut dire dans le langage heideggérien que l’une et l’autre constituent le sujet comme gewesend,c’est-à-dire comme étant celui qui a ainsi été. Mais dans l’unité interne de cette temporalisation, l’étant marque la convergence des ayant été. C’est-à-dire que d’autres rencontres étant supposées depuis l’un quelconque de ces moments ayant été, il en serait issu un autre étant qui le ferait avoir été tout autrement.

L’ambiguïté de la révélation hystérique du passé ne tient pas tant à la vacillation de son contenu entre l’imaginaire et le réel, car il se situe dans l’un et dans l’autre. Ce n’est pas non plus qu’elle soit mensongère. C’est qu’elle nous présente la naissance de la vérité dans la parole, et que par là nous nous heurtons à la réalité de ce qui n’est ni vrai, ni faux. Du moins est-ce là le plus troublant de son problème.

Car la vérité de cette révélation, c’est la parole présente qui en témoigne dans la réalité actuelle et qui la fonde au nom de cette réalité. Or dans cette réalité, seule la parole témoigne de cette part des puissances du passé qui a été écartée à chaque carrefour où l’événement a choisi.

C’est pourquoi la condition de continuité dans l’anamnèse, où Freud mesure l’intégrité de la guérison, n’a rien à faire avec le mythe bergsonien d’une restauration de la durée où l’authenticité de chaque instant serait détruite de ne pas résumer la modulation de tous les instants antécédents. C’est qu’il ne s’agit pour Freud ni de mémoire biologique, ni de sa mystification intuitionniste, ni de la paramnésie du symptôme, mais de remémoration, c’est-à-dire d’histoire, faisant reposer sur le seul couteau des certitudes de date la balance où les conjectures sur le passé font osciller les promesses du futur. Soyons catégorique, il ne s’agit pas dans l’anamnèse psychanalytique de réalité, mais de vérité, parce que c’est l’effet d’une parole pleine de réordonner les contingences passées en leur donnant le sens (102)des nécessités à venir, telles que les constitue le peu de liberté par où le sujet les fait présentes.

Les méandres de la recherche que Freud poursuit dans l’exposé du cas de « l’homme aux loups » confirment ces propos pour y prendre leur plein sens.

Freud exige une objectivation totale de la preuve tant qu’il s’agit de dater la scène primitive, mais il suppose sans plus toutes les resubjectivations de l’événement qui lui paraissent nécessaires à expliquer ses effets à chaque tournant où le sujet se restructure, c’est-à-dire autant de restructurations de l’événement qui s’opèrent, comme il s’exprime nachträglich, après-coup[5]. Bien plus avec une hardiesse qui touche à la désinvolture, il déclare tenir pour légitime d’élider dans l’analyse des processus les intervalles de temps où l’événement reste latent dans le sujet[6]. C’est-à-dire qu’il annule les temps pour comprendre au profit des moments de conclure qui précipitent la méditation du sujet vers le sens à décider de l’événement originel.

Notons que temps pour comprendre et moment de conclure sont des fonctions que nous avons définies dans un théorème purement logique, et qui sont familières à nos élèves pour s’être démontrées très propices à l’analyse dialectique par où nous les guidons dans le procès d’une psychanalyse.

C’est bien cette assomption par le sujet de son histoire, en tant qu’elle est constituée par la parole adressée à l’autre, qui fait le fond de la nouvelle méthode à quoi Freud donne le nom de psychanalyse, non pas en 1904, comme l’enseignait naguère une autorité qui, pour avoir rejeté le manteau d’un silence prudent, apparut ce jour-là ne connaître de Freud que le titre de ses ouvrages, mais bien en 1896[7].

Pas plus que Freud, nous ne nions, dans cette analyse du sens de sa méthode, la discontinuité psycho-physiologique que manifestent les états où se produit le symptôme hystérique, ni que celui-ci ne puisse être traité par des méthodes, – hypnose, voire narcose –, qui reproduisent la discontinuité de ces états. Simplement, et aussi expressément qu’il s’est interdit à partir (103)d’un certain moment d’y recourir, nous excluons tout appui pris dans ces états, tant pour expliquer le symptôme que pour le guérir.

Car si l’originalité de la méthode est faite des moyens dont elle se prive, c’est que les moyens qu’elle se réserve suffisent à constituer un domaine dont les limites définissent la relativité de ses opérations.

Ses moyen sont ceux de la parole en tant qu’elle confère aux fonctions de l’individu un sens ; son domaine est celui du discours concret en tant que champ de la réalité trans-individuelle du sujet ; ses opérations sont celles de l’histoire en tant qu’elle constitue l’émergence de la vérité dans le réel.

Premièrement en effet, quand le sujet s’engage dans l’analyse, il accepte une position plus constituante en elle-même que toutes les consignes dont il se laisse plus ou moins leurrer : celle de l’interlocution, et nous ne voyons pas d’inconvénient à ce que cette remarque laisse l’auditeur interloqué. Car ce nous sera l’occasion d’appuyer sur ce que l’allocution du sujet y comporte un allocutaire[8], autrement dit que le locuteur[9] s’y constitue comme intersubjectivité.

Secondement, c’est sur le fondement de cette interlocution en tant qu’elle inclut la réponse de l’interlocuteur, que le sens se délivre pour nous de ce que Freud exige comme restitution de la continuité dans les motivations du sujet. L’examen opérationnel de cet objectif nous montre en effet, qu’il ne se satisfait que dans la continuité intersubjective du discours où se constitue l’histoire du sujet.

C’est ainsi que le sujet peut vaticiner sur son histoire sous l’effet d’une quelconque de ces drogues qui endorment la conscience et qui ont reçu de notre temps le nom de « sérums de vérité », où la sûreté dans le contresens trahit l’ironie propre du langage. Mais la retransmission même de son discours enregistré, fût-elle faite par la bouche de son médecin, ne peut, de lui parvenir sous cette forme aliénée, avoir les mêmes effets que l’interlocution psychanalytique.

Aussi c’est dans la position d’un troisième, terme que la (104)découverte freudienne de l’inconscient s’éclaire dans son fondement véritable et peut être formulée de façon simple en ces termes :

L’inconscient est cette partie du discours concret en tant que transindividuel, qui fait défaut à la disposition du sujet pour rétablir la continuité de son discours conscient.

Ainsi disparaît le paradoxe que présente la notion de l’inconscient, si on la rapporte à une réalité individuelle. Car la réduire à la tendance inconsciente n’est résoudre le paradoxe, qu’en éludant l’expérience qui montre clairement que l’inconscient participe des fonctions de l’idée, voire de la pensée. Comme Freud y insiste en clair, quand, ne pouvant éviter de la pensée inconsciente la conjonction de termes contrariée, il lui donne le viatique de cette invocation : sit venia verbo. Aussi bien lui obéissons-nous en rejetant en effet la faute sur le verbe, mais sur ce verbe réalisé dans le discours qui court comme le furet de bouche en bouche pour donner à l’acte du sujet qui en reçoit le message, le sens qui fait de cet acte un acte de son histoire et qui lui donne sa vérité.

Dès lors l’objection de contradiction in terminis qu’élève contre la pensée inconsciente une psychologie mal dégagée de la logique, tombe avec la distinction même du domaine psychanalytique en tant qu’il manifeste la réalité du discours dans son autonomie, et l’eppur si muove ! du psychanalyste rejoint celui de Galilée dans son incidence, qui n’est pas celle de l’expérience du fait, mais celle de l’experimentum mentis.

L’inconscient est ce chapitre de mon histoire qui est marqué par un blanc ou occupé par un mensonge : c’est le chapitre censuré. Mais la vérité peut être retrouvée ; le plus souvent déjà elle est écrite ailleurs. À savoir :

–        – dans les monuments : et ceci est mon corps, c’est-à-dire le noyau hystérique de la névrose où le symptôme hystérique montre la structure d’un langage et se déchiffre comme une inscription qui, une fois recueillie, peut sans perte grave être détruite ;

–        – dans les documents d’archives aussi : et ce sont les souvenirs de mon enfance, impénétrables aussi bien qu’eux, quand je n’en connais pas la provenance ;

–        – dans l’évolution sémantique : et ceci répond au stock et aux (105)acceptions du vocabulaire qui m’est particulier, comme au style de ma vie et à mon caractère ;

–        – dans les traditions aussi, voire dans les légendes qui sous une forme héroïsée véhiculent mon histoire ;

–        – dans les traces, enfin, qu’en conservent inévitablement les distorsions, nécessitées par le raccord du chapitre adultéré dans les chapitres qui l’encadrent, et dont mon exégèse rétablira le sens.

L’étudiant qui aura l’idée, – assez rare, il est vrai, pour que notre enseignement s’emploie à la répandre –, que pour comprendre Freud, la lecture de Freud est préférable à celle de M. Fenichel, pourra se rendre compte à l’entreprendre, que ce que nous venons d’exprimer est si peu original, même dans sa verve, qu’il n’y apparaît pas une seule métaphore que l’œuvre de Freud ne répète avec la fréquence d’un motif où transparaît sa trame même.

Il pourra dès lors plus facilement toucher à chaque instant de sa pratique qu’à l’instar de la négation que son redoublement annule, ces métaphores perdent leur dimension métaphorique, et il reconnaîtra qu’il en est ainsi parce qu’il opère dans le domaine propre de la métaphore qui n’est que le synonyme du déplacement symbolique, mis en jeu dans le symptôme.

Il jugera mieux après cela du déplacement imaginaire qui motive l’œuvre de M. Fenichel, en mesurant la différence de consistance et d’efficacité technique, entre la référence aux stades prétendus organiques du développement individuel et la recherche des événements particuliers de l’histoire d’un sujet. Elle est exactement celle qui sépare la recherche historique authentique des prétendues lois de l’histoire dont on peut dire que chaque époque trouve son philosophe pour les répandre au gré des valeurs qui y prévalent.

Ce n’est pas dire qu’il n’y ait rien à retenir des différents sens découverts dans la marche générale de l’histoire au long de cette voie qui va de Bossuet (Jacques-Bénigne) à Toynbee (Arnold) et que ponctuent les édifices d’Auguste Comte et de Karl Marx. Chacun sait certes qu’elles valent aussi peu pour orienter la recherche sur un passé récent que pour présumer avec quelque raison des événements du lendemain. Au reste sont-elles assez modestes pour repousser à l’après-demain leurs certitudes, (106)et pas trop prudes non plus pour admettre les retouches qui permettent de prévoir ce qui est arrivé hier.

Si leur rôle donc est assez mince pour le progrès scientifique, leur intérêt pourtant se situe ailleurs : il est dans leur rôle d’idéaux qui est considérable. Car il nous porte à distinguer ce qu’on peut appeler les fonctions primaire et secondaire de l’historisation.

Car affirmer de la psychanalyse comme de l’histoire qu’en tant que sciences elles sont des sciences du particulier, ne veut pas dire que les faits auxquels elles ont à faire soient purement accidentels, sinon factices, et que leur valeur ultime se réduise à l’aspect brut du trauma.

Les événements s’engendrent dans une historisation primaire, autrement dit l’histoire se fait déjà sur la scène où on la jouera une fois écrite, au for interne comme au for extérieur.

À telle époque, telle émeute dans le faubourg Saint-Antoine est vécue par ses acteurs comme victoire ou défaite du Parlement ou de la Cour ; à telle autre, comme victoire ou défaite du prolétariat ou de la bourgeoisie. Et bien que ce soit « les peuples » pour parler comme Retz, qui toujours en soldent les frais, ce n’est pas du tout le même événement historique, – nous voulons dire qu’elles ne laissent pas la même sorte de souvenir dans la mémoire des hommes.

À savoir qu’avec la disparition de la réalité du Parlement et de la Cour, le premier événement retournera à sa valeur traumatique susceptible d’un progressif et authentique effacement, si l’on ne ranime expressément son sens. Tandis que le souvenir du second restera fort vif même sous la censure, – de même que l’amnésie du refoulement est une des formes les plus vivantes de la mémoire –, tant qu’il y aura des hommes pour soumettre leur révolte à l’ordre de la lutte pour l’avènement politique du prolétariat, c’est-à-dire des hommes pour qui les mots-clefs du matérialisme dialectique auront un sens.

Dès lors ce serait trop dire que nous allions reporter ces remarques sur le champ de la psychanalyse puisqu’elles y sont déjà, et que la désintrication qu’elles y produisent entre la technique de déchiffrage de l’inconscient et la théorie des instincts, voire des pulsions, va de soi.

Ce que nous apprenons au sujet à reconnaître comme son inconscient, c’est son histoire, – c’est-à-dire que nous l’aidons à (107)parfaire l’historisation actuelle des faits qui ont déterminé déjà dans son existence un certain nombre de « tournants » historiques. Mais s’ils ont eu ce rôle, c’est déjà en tant que faits d’histoire, c’est-à-dire en tant que reconnus dans un certain sens ou censurés dans un certain ordre.

Ainsi toute fixation à un prétendu stade instinctuel est avant tout stigmate historique : page de honte qu’on oublie ou qu’on annule, ou page de gloire qui oblige. Mais l’oublié se rappelle dans les actes, et l’annulation s’oppose à ce qui se dit ailleurs, comme l’obligation perpétue dans le symbole le mirage même où le sujet s’est trouvé pris.

Pour dire bref, les stades instinctuels sont déjà quand ils sont vécus, organisés en subjectivité. Et pour dire clair, la subjectivité de l’enfant qui enregistre en victoires et en défaites la geste de l’éducation de ses sphincters, y jouissant de la sexualisation imaginaire de ses orifices cloacaux, faisant agression de ses expulsions excrémentielles, séduction de ses rétentions, et symboles de ses relâchements, cette subjectivité n’est pas fondamentalement différente de la subjectivité du psychanalyste qui s’essaie à restituer pour les comprendre les formes de l’amour qu’il appelle prégénital.

Autrement dit, le stade anal n’est pas moins purement historique quand il est vécu que quand il est repensé, ni moins purement fondé dans l’intersubjectivité. Par contre, son homologation comme étape d’une prétendue maturation instinctuelle mène tout droit les meilleurs esprits à s’égarer jusqu’à y voir la reproduction dans l’ontogenèse d’un stade du phylum animal qu’il faut aller chercher aux ascaris, voire aux méduses, spéculation qui, pour être ingénieuse sous la plume d’un Balint, mène ailleurs aux rêveries les plus inconsistantes, voire à la folie qui va chercher dans le protiste le schème imaginaire de l’effraction corporelle dont la crainte commanderait la sexualité féminine. Pourquoi dès lors ne pas chercher l’image du moi dans la crevette sous le prétexte que l’un et l’autre retrouvent après chaque mue leur carapace ?

Un nommé Jaworski, dans les années 1910-1920, avait édifié un fort beau système où « le plan biologique » se retrouvait jusqu’aux confins de la culture et qui précisément donnait à l’ordre des crustacés son conjoint historique, si mon souvenir est bon, dans quelque tardif Moyen Âge, sous le chef d’une (108)commune floraison de l’armure, – ne laissant veuve au reste de son répondant humain nulle forme animale, et sans en excepter mollusques et punaises.

L’analogie n’est pas la métaphore, et le recours qu’y ont trouvé les philosophes de la nature, exige le génie d’un Goethe dont l’exemple même n’est pas encourageant. Aucun ne répugne plus à l’esprit de notre discipline, et c’est en s’en éloignant expressément, que Freud a ouvert la voie propre à l’interprétation des rêves, et avec elle à la notion du symbolisme analytique. Cette notion, nous le disons, va strictement à l’encontre de la pensée analogique dont une tradition douteuse fait que certains, même parmi nous, la tiennent encore pour solidaire.

C’est pourquoi les excès dans le ridicule doivent être utilisés pour leur valeur dessillante, car, pour ouvrir les yeux sur l’absurdité d’une théorie, ils les ramèneront sur des dangers qui n’ont rien de théorique.

Cette mythologie de la maturation instinctuelle, bâtie avec des morceaux choisis de l’œuvre de Freud, engendre en effet des problèmes subjectifs dont la vapeur condensée en idéaux de nuées irrigue en retour de ses ondées le mythe originel. Les meilleures plumes distillent leur encre à poser des équations qui satisfassent aux exigences du mystérieux genital love (il y a des notions dont l’étrangeté s’accommode mieux de la parenthèse d’un terme emprunté), et elles paraphent leur tentative par un aveu de non liquet. Personne pourtant ne paraît ébranlé par le malaise qui en résulte, et l’on y voit plutôt matière à encourager tous les Münchhausen de la normalisation psychanalytique à se tirer par les cheveux dans l’espoir d’atteindre au ciel de la pleine réalisation de l’objet génital, voire de l’objet tout court.

Si nous, psychanalystes, sommes bien placés pour connaître le pouvoir des mots, ce n’est pas une raison pour l’orienter dans le sens de l’insoluble, ni pour « lier des fardeaux pesants et insupportables pour en accabler les épaules des hommes », comme s’exprime la malédiction du Christ aux pharisiens dans le texte de saint Matthieu.

Ainsi la pauvreté des termes où nous tentons d’inclure un problème spirituel, peut-elle laisser à désirer à des esprits exigeants, pour peu qu’ils se reportent à ceux qui structuraient jusque dans leur confusion les querelles anciennes autour de la Nature et de la Grâce. Ainsi peut-elle leur laisser à craindre (109)quant à la qualité des effets psychologiques et sociologiques qu’on peut attendre de leur usage. Et l’on souhaitera qu’une meilleure appréciation des fonctions du logos dissipe les mystères de nos charismes fantastiques.

Pour nous en tenir à une tradition plus claire, peut-être entendrons-nous la maxime célèbre où La Rochefoucauld nous dit qu’« il y a des gens qui n’auraient jamais été amoureux, s’ils n’avaient jamais entendu parler de l’amour », non pas dans le sens romantique d’une « réalisation » tout imaginaire de l’amour qui s’en ferait une objection amère, mais comme une reconnaissance authentique de ce que l’amour doit au symbole et de ce que la parole emporte d’amour.

Il n’est en tout cas que de se reporter à l’œuvre de Freud pour mesurer en quel rang secondaire et hypothétique il place la théorie des instincts. Elle ne saurait à ses yeux tenir un seul instant contre le moindre fait particulier d’une histoire, insiste-t-il, et le narcissisme génital qu’il invoque au moment de résumer le cas de l’homme aux loups, nous montre assez le mépris où il tient l’ordre constitué des stades libidinaux. Bien plus, il n’y évoque le conflit instinctuel que pour s’en écarter aussitôt, et pour reconnaître dans l’isolation symbolique du « je ne suis pas châtré », où s’affirme le sujet, la forme compulsionnelle où reste rivé son choix hétérosexuel, contre l’effet de capture homosexualisante qu’a subi le moi ramené à la matrice imaginaire de la scène primitive. Tel est en vérité le conflit subjectif, où il ne s’agit que des péripéties de la subjectivité tant et si bien que le « je » gagne et perd contre le « moi » au gré de la catéchisation religieuse ou de l’Aufklärung endoctrinante, et dont Freud a fait réaliser les effets au sujet avant de nous les faire comprendre dans la dialectique du complexe d’Œdipe.

C’est à l’analyse d’un tel cas qu’on voit bien que la réalisation de l’amour parfait n’est pas un fruit de la nature mais de la grâce, c’est-à-dire d’un accord intersubjectif imposant son harmonie à la nature déchirée qui le supporte.

Mais qu’est-ce donc que ce sujet dont vous nous rebattez l’entendement ? s’exclame enfin un auditeur impatienté. N’avons-nous pas déjà reçu de M. de La Palice la leçon que tout ce qui est éprouvé par l’individu est subjectif ?

– Bouche naïve dont l’éloge occupera mes derniers jours, ouvrez-vous encore pour m’entendre. Nul besoin de fermer les (110)yeux. Le sujet va bien au delà de ce que l’individu éprouve « subjectivement », aussi loin exactement que la vérité qu’il peut atteindre, et qui peut-être sortira de cette bouche que vous venez de refermer déjà. Oui, cette vérité de son histoire n’est pas toute dans son rollet, et pourtant la place s’y marque, aux heurts douloureux qu’il éprouve de ne connaître que ses répliques, voire en des pages dont le désordre ne lui donne guère de soulagement.

Que l’inconscient du sujet soit le discours de l’autre, c’est ce qui apparaît plus clairement encore que partout dans les études que Freud a consacrées à ce qu’il appelle la télépathie, en tant qu’elle se manifeste dans le contexte d’une expérience analytique. Coïncidence des propos du sujet avec des faits dont il ne peut être informé, mais qui se meuvent toujours dans les liaisons d’une autre expérience où le psychanalyste est interlocuteur, – coïncidence aussi bien le plus souvent constituée par une convergence toute verbale, voire homonymique, ou qui, si elle inclut un acte, c’est d’un acting-out d’un patient de l’analyste ou d’un enfant en analyse de l’analysé qu’il s’agit. Cas de résonance dans des réseaux communicants de discours, dont une étude exhaustive éclairerait les faits analogues que présente la vie courante.

L’omniprésence du discours humain pourra peut-être un jour être embrassée au ciel ouvert d’une omnicommunication de son texte. Ce n’est pas dire qu’il en sera plus accordé. Mais c’est là le champ que notre expérience polarise dans une relation qui n’est à deux qu’en apparence, car toute position de sa structure en termes seulement duels, lui est aussi inadéquate en théorie que ruineuse pour sa technique.

 

 

(111)II

SYMBOLE ET LANGAGE COMME STRUCTURE ET LIMITE

DU CHAMP PSYCHANALYTIQUE

 

T¯n Žrx¯n ø ti kŒi lalÆ êmÝn.

(Évangile selon saint Jean,

VIII, 25.)

« Faites des mots croisés ».

(Conseils à un jeune psychanalyste).

 

Pour reprendre le fil de notre propos, répétons que c’est par réduction de l’histoire du sujet particulier que l’analyse touche à des Gestalten relationnelles qu’elle extrapole en un développement régulier ; mais que ni la psychologie génétique, ni la psychologie différentielle qui peuvent en être éclairées, ne sont de son ressort, pour ce qu’elles exigent des conditions d’observation et d’expérience qui n’ont avec les siennes que des rapports d’homonymie.

Allons plus loin encore : ce qui se détache comme psychologie à l’état brut de l’expérience commune (qui ne se confond avec l’expérience sensible que pour le professionnel des idées), – à savoir dans quelque suspension du quotidien souci, l’étonnement surgi de ce qui apparie les êtres dans un disparate passant celui des grotesques d’un Léonard ou d’un Goya –, ou la surprise qu’oppose l’épaisseur propre d’une peau à la caresse d’une paume qu’anime la découverte sans que l’émousse encore le désir –, ceci, peut-on dire, est aboli dans une expérience, revêche à ces caprices, rétive à ces mystères.

Une psychanalyse va normalement à son terme sans nous livrer que peu de chose de ce que notre patient tient en propre de sa sensibilité aux coups et aux couleurs, de la promptitude de ses prises ou des points faibles de sa chair, de son pouvoir de retenir ou d’inventer, voire de la vivacité de ses goûts.

(112)Ce paradoxe n’est qu’apparent et ne tient à nulle carence personnelle, et si l’on peut le motiver par les conditions négatives de notre expérience, il nous presse seulement un peu plus d’interroger celle-ci sur ce qu’elle a de positif.

Car il ne se résout pas dans les efforts de certains qui, – semblables à ces philosophes que Platon raille de ce que leur appétit du réel les menât à embrasser les arbres –, vont à prendre tout épisode où pointe cette réalité qui se dérobe, pour la réaction vécue dont ils se montrent si friands. Car ce sont ceux-là mêmes qui, se donnant pour objectif ce qui est au delà du langage, réagissent à la « défense de toucher » inscrite en notre règle par une sorte d’obsession. Nul doute que, dans cette voie, se flairer réciproquement ne devienne le fin du fin de la réaction de transfert. Nous n’exagérons rien : un jeune psychanalyste en son travail de candidature peut de nos jours saluer dans une telle subodoration de son sujet, obtenue après deux ou trois ans de psychanalyse vaine, l’avènement attendu de la relation d’objet, et en recueillir le dignus est intrare de nos suffrages, garants de ses capacités.

Si la psychanalyse peut devenir une science, – car elle ne l’est pas encore –, et si elle ne doit pas dégénérer dans sa technique, – et peut-être est-ce déjà fait –, nous devons retrouver le sens de son expérience.

Nous ne saurions mieux faire à cette fin que de revenir à l’œuvre de Freud. Il ne suffit pas de se dire technicien pour s’autoriser, de ce qu’on ne comprend pas un Freud III, à le récuser au nom d’un Freud II que l’on croit comprendre, et l’ignorance même où l’on est de Freud I, n’excuse pas qu’on tienne les cinq grandes psychanalyses pour une série de cas aussi mal choisis que mal exposés, dût-on s’émerveiller que le grain de vérité qu’elles recelaient, en ait réchappé.

Qu’on reprenne donc l’œuvre de Freud à la Traumdeutung pour s’y rappeler que le rêve a la structure d’une phrase, ou plutôt, à nous en tenir à sa lettre, d’un rébus, c’est-à-dire d’une écriture, dont le rêve de l’enfant représenterait l’idéographie primordiale, et qui chez l’adulte reproduit l’emploi phonétique et symbolique à la fois des éléments signifiants, que l’on retrouve aussi bien dans les hiéroglyphes de l’ancienne Égypte que dans les caractères dont la Chine conserve l’usage.

Encore n’est-ce là que déchiffrage de l’instrument. C’est (113)à la version du texte que l’important commence, l’important dont Freud nous dit qu’il est donné dans l’élaboration du rêve, c’est-à-dire dans sa rhétorique. Ellipse et pléonasme, hyperbate ou syllepse, régression, répétition, apposition, tels sont les déplacements syntaxiques, métaphore, catachrèse, antonomase, allégorie, métonymie et synecdoque, les condensations sémantiques, où Freud nous apprend à lire les intentions ostentatoires ou démonstratives, dissimulatrices ou persuasives, rétorsives ou séductrices, dont le sujet module son discours onirique.

Sans doute a-t-il posé en règle qu’il y faut rechercher toujours l’expression d’un désir. Mais entendons-le bien. Si Freud admet comme motif d’un rêve qui paraît aller à l’encontre de sa thèse, le désir même de le contredire chez le sujet qu’il a tenté d’en convaincre[10], comment n’en viendrait-il pas à admettre le même motif pour lui-même dès lors, que pour être parvenu, c’est d’autrui que lui reviendrait sa loi ?

Pour tout dire, nulle part n’apparaît plus clairement que le désir de l’homme trouve son sens dans le désir de l’autre, non pas tant parce que l’autre détient les clefs de l’objet désiré, que parce que son premier objet est d’être reconnu par l’autre.

Qui parmi nous au reste ne sait par expérience que dès que l’analyse est engagée dans la voie du transfert, – et c’est pour nous l’indice qu’elle l’est en effet –, chaque rêve du patient s’interprète comme provocation, aveu larvé ou diversion, par sa relation au discours analytique, et qu’à mesure du progrès de l’analyse, ils se réduisent toujours plus à la fonction d’élément du dialogue qui s’y réalise ?

Pour la psychopathologie de la vie quotidienne, autre champ consacré par une autre œuvre de Freud, il est clair que tout acte manqué est un discours réussi, voire assez joliment tourné, et que dans le lapsus c’est le bâillon qui tourne sur la parole, et juste du quadrant qu’il faut pour qu’un bon entendeur y trouve son salut.

Mais allons droit où le livre débouche sur le hasard et les croyances qu’il engendre, et spécialement aux faits où il s’attache (114)à démontrer l’efficacité subjective des associations sur des nombres laissés au sort d’un choix immotivé, voire d’un tirage de hasard. Nulle part ne se révèlent mieux qu’en un tel succès les structures dominantes du champ psychanalytique. Et l’appel fait au passage à des mécanismes intellectuels ignorés n’est plus ici que l’excuse de détresse de la confiance totale faite aux symboles et qui vacille d’être comblée au delà de toute limite.

Car si pour admettre un symptôme dans la psychopathologie psychanalytique, qu’il soit névrotique ou non, Freud exige le minimum de surdétermination que constitue un double sens, symbole d’un conflit défunt par delà sa fonction dans un conflit présent non moins symbolique, s’il nous a appris à suivre dans le texte des associations libres la ramification ascendante de cette lignée symbolique, pour y repérer aux points où les formes verbales s’en recroisent les nœuds de sa structure, – il est déjà tout à fait clair que le symptôme se résout tout entier dans une analyse de langage, parce qu’il est lui-même structuré comme un langage, qu’il est langage dont la parole doit être délivrée.

C’est à celui qui n’a pas approfondi la nature du langage, que l’expérience d’association sur les nombres pourra montrer d’emblée ce qu’il est essentiel ici de saisir, à savoir la puissance combinatoire qui en agence les équivoques, et pour y reconnaître le ressort propre de l’inconscient.

En effet si des nombres obtenus par coupure dans la suite des chiffres du nombre choisi, de leur mariage par toutes les opérations de l’arithmétique, voire de la division répétée du nombre originel par l’un des nombres scissipares, les nombres résultants s’avèrent symbolisants entre tous dans l’histoire propre du sujet, c’est qu’ils étaient déjà latents au choix où ils ont pris leur départ, – et dès lors si l’on réfute comme superstitieuse l’idée que ce sont là les chiffres mêmes qui ont déterminé la destinée du sujet, force est d’admettre que c’est dans l’ordre d’existence de leurs combinaisons, c’est-à-dire dans le langage concret qu’ils représentent que réside tout ce que l’analyse révèle au sujet comme son inconscient.

Nous verrons que les philologues et les ethnographes nous en révèlent assez sur la sûreté combinatoire qui s’avère dans les systèmes complètement inconscients qui constituent le langage, pour que la proposition ici avancée n’ait pour eux rien de surprenant.

(115)Mais si quelqu’un parmi nous voulait douter encore de sa validité, nous en appellerions, une fois de plus, au témoignage de celui qui, ayant découvert l’inconscient, n’est pas sans titre à être cru pour désigner sa place : il ne nous fera pas défaut.

Car si délaissée qu’elle soit de notre intérêt – et pour cause –, Le mot d’esprit et l’inconscient reste l’œuvre la plus incontestable parce que la plus transparente, où l’effet de l’inconscient nous soit démontré jusqu’aux confins de sa finesse ; et le visage qu’il nous révèle est celui même de l’esprit dans l’ambiguïté que lui confère le langage, où l’autre face de son pouvoir régalien est la « pointe » par qui son ordre entier s’anéantit en un instant, – pointe en effet où son activité créatrice dévoile sa gratuité absolue, où sa domination sur le réel s’exprime dans le défi du non-sens, où l’humour, dans la grâce méchante de l’esprit libre, symbolise une vérité qui ne dit pas son dernier mot.

Il faut suivre aux détours admirablement pressants des lignes de ce livre la promenade où Freud nous emmène dans ce jardin choisi du plus amer amour.

Ici tout est substance, tout est perle. L’esprit qui vit en exilé dans la création dont il est l’invisible soutien, sait qu’il est maître à tout instant de l’anéantir. Formes altières ou perfides, dandystes ou débonnaires de cette royauté cachée, il n’est pas jusqu’aux plus méprisées dont Freud ne sache faire briller l’éclat secret. Histoires du marieur courant les ghettos de Moravie, figure décriée d’Éros et comme lui fils de la pénurie et de la peine, guidant de son service discret l’avidité du goujat, et soudain le bafouant d’une réplique illuminante en son non-sens : « Celui qui laisse ainsi échapper la vérité, commente Freud, est en réalité heureux de jeter le masque ».

C’est la vérité en effet, qui dans sa bouche jette là le masque, mais c’est pour que l’esprit en prenne un plus trompeur, la sophistique qui n’est que stratagème, la logique qui n’est là qu’un leurre, le comique même qui ne va là qu’à éblouir. L’esprit est toujours ailleurs. « L’esprit comporte en effet une telle conditionnalité subjective… : n’est esprit que ce que j’accepte comme tel », poursuit Freud qui sait de quoi il parle.

Nulle part l’intention de l’individu n’est en effet plus manifestement dépassée par la trouvaille du sujet, – nulle part la distinction que nous faisons de l’un à l’autre ne se fait mieux(116)comprendre, – puisque non seulement il faut que quelque chose m’ait été étranger dans ma trouvaille pour que j’y aie mon plaisir, mais qu’il faut qu’il en reste ainsi pour qu’elle porte. Ceci est en rapport profond avec la nécessité, si bien dénoncée par Freud, du tiers auditeur au moins supposé, et au fait que le mot d’esprit ne perd pas son pouvoir dans sa transmission au style indirect. Bref ceci manifeste la conjonction intime de l’intersubjectivité et de l’inconscient dans les ressources du langage, et leur explosion dans le jeu d’une suprême alacrité.

Une seule raison de chute pour l’esprit : la platitude de la vérité qui s’explique.

Or ceci concerne directement notre problème. Le mépris actuel pour les recherches sur la langue des symboles qui se lit au seul vu des sommaires de nos publications d’avant et d’après les années 1920, ne répond à rien de moins pour notre discipline qu’à un changement d’objet, dont la tendance à s’aligner au plus plat niveau de la communication, pour s’accorder aux objectifs nouveaux proposés à la technique, a peut-être à répondre du bilan assez morose que les plus lucides dressent de ses résultats[11].

Comment la parole, en effet, épuiserait-elle le sens de la parole ou, pour mieux dire avec le logicisme positiviste d’Oxford, le sens du sens, – sinon dans l’acte qui l’engendre ? Ainsi le renversement gœthéen de sa présence aux origines : « Au commencement était l’action », se renverse à son tour : c’était bien le verbe qui était au commencement, et nous vivons dans sa création, mais c’est l’action de notre esprit qui continue cette création en la renouvelant toujours. Et nous ne pouvons nous retourner sur cette action qu’en nous laissant pousser toujours plus avant par elle.

Nous ne le tenterons nous-mêmes qu’en sachant que c’est là sa voie…

Nul n’est censé ignorer la loi, cette formule transcrite de l’humour d’un Code de Justice exprime pourtant la vérité où notre expérience se fonde et qu’elle confirme. Nul homme (117)ne l’ignore en effet, puisque la loi de l’homme est la loi du langage depuis que les premiers mots de reconnaissance ont présidé aux premiers dons, y ayant fallu les Danaëns détestables qui viennent et fuient par la mer pour que les hommes apprennent à craindre les mots trompeurs avec les dons sans foi. Jusque-là, pour les Argonautes pacifiques unissant par les nœuds d’un commerce symbolique les îlots de la communauté, ces dons, leur acte et leurs objets, leur érection en signes et leur fabrication même, sont si mêlés à la parole qu’on les désigne par son nom[12].

Est-ce à ses dons ou bien aux mots de passe qui y accordent leur non-sens salutaire, que commence le langage avec la loi ? Car ces dons sont déjà symboles, en ceci que symbole veut dire pacte, et qu’ils sont d’abord signifiants du pacte qu’ils constituent comme signifié : comme il se voit bien à ceci que les objets de l’échange symbolique, vases faits pour être vides, boucliers trop lourds pour être portés, gerbes qui se dessécheront, piques qu’on enfonce au sol, sont sans usage par destination, sinon superflus par leur abondance.

Cette neutralisation du signifiant est-elle le tout de la nature du langage. Pris à ce taux, on en trouverait l’amorce chez les hirondelles de mer, par exemple, pendant la parade, et matérialisée dans le poisson qu’elles se passent de bec en bec et où les éthologues, s’il faut bien y voir avec eux l’instrument d’une mise en branle du groupe qui serait un équivalent de la fête, seraient tout à fait justifiés à reconnaître un symbole.

On voit que nous ne reculons pas à chercher hors du domaine humain les origines du comportement symbolique. Mais ce n’est certainement pas par la voie d’une élaboration du signe, celle où s’engage après tant d’autres M. Jules H. Massermann[13], à laquelle nous nous arrêterons un instant, non seulement pour le ton déluré dont il y trace sa démarche, mais par l’accueil qu’elle a trouvé auprès des rédacteurs de notre journal officiel, qui conformément à une tradition empruntée aux bureaux de placements, ne négligent jamais rien de ce qui peut fournir à notre discipline de « bonnes références ».

(118)Pensez-donc, un homme qui a reproduit la névrose ex-pé-ri-men-ta-le-ment chez un chien ficelé sur une table et par quels moyens ingénieux : une sonnerie, le plat de viande qu’elle annonce, et le plat de pommes qui arrive à contretemps, je vous en passe. Ce n’est pas lui, du moins lui-même nous en assure, qui se laissera prendre aux « amples ruminations », car c’est ainsi qu’il s’exprime, que les philosophes ont consacrées au problème du langage. Lui va vous le prendre à la gorge.

Figurez-vous que par un conditionnement judicieux de ses réflexes, on obtient d’un raton laveur qu’il se dirige vers son garde-manger quand on lui présente la carte où peut se lire son menu. On ne nous dit pas si elle porte mention des prix, mais on ajoute ce trait convaincant que, pour peu que le service l’ait déçu, il reviendra déchirer la carte trop prometteuse, comme le ferait des lettres d’un infidèle une amante irritée (sic).

Telle est l’une des arches où l’auteur fait passer la route qui conduit du signal au symbole. On y circule à double voie, et le sens du retour n’y montre pas de moindres ouvrages d’art.

Car si chez l’homme vous associez à la projection d’une vive lumière devant ses yeux le bruit d’une sonnette, puis le maniement de celle-ci à l’émission de l’ordre : contractez (en anglais : contract),vous arriverez à ce que le sujet, à moduler cet ordre lui-même, à le murmurer, bientôt seulement à le produire en sa pensée, obtienne la contraction de sa pupille, soit une réaction du système que l’on dit autonome, parce qu’ordinairement inaccessible aux effets intentionnels. Ainsi M. Hudgins, s’il faut en croire notre auteur, « a-t-il créé chez un groupe de sujets, une configuration hautement individualisée de réactions affines et viscérales du symbole idéique (idea-symbol) « contract », – une réponse qui pourrait être ramenée à travers leurs expériences particulières à une source en apparence lointaine, mais en réalité basiquement physiologique : dans cet exemple, simplement la protection de la rétine contre une lumière excessive ». Et l’auteur conclut : « La signification de telles expériences pour la recherche psychosomatique et linguistique n’a même pas besoin de plus d’élaboration ».

Nous aurions pourtant, quant à nous, été curieux d’apprendre si les sujets ainsi éduqués réagissent aussi à l’énonciation du même vocable articulée dans les locutions : marriage (119)contract, bridge-contract, breach of contract, voire progressivement réduite à l’émission de sa première syllabe : contract, contrac, contra, contr… La contre-épreuve, exigible en stricte méthode, s’offrant ici d’elle-même du murmure entre les dents de cette syllabe par le lecteur français qui n’aurait subi d’autre conditionnement que la vive lumière projetée sur le problème par M. Jules H. Massermann. Nous demanderions alors à celui-ci si les effets ainsi observés chez les sujets conditionnés lui paraîtraient toujours pouvoir se passer aussi aisément d’être élaborés. Car ou bien ils ne se produiraient plus, manifestant ainsi qu’ils ne dépendent pas même conditionnellement du sémantème, ou bien ils continueraient à se produire, posant la question des limites de celui-ci.

Autrement dit, ils feraient apparaître dans l’instrument même du mot, la distinction du signifiant et du signifié, si allègrement confondue par l’auteur dans le terme idea-symbol. Et sans avoir besoin d’interroger les réactions des sujets conditionnés à l’ordre don’t contract, voire à la conjugaison entière du verbe to contract, nous pourrions faire observer à l’auteur que ce qui définit comme appartenant au langage un élément quelconque d’une langue, c’est qu’il se distingue comme tel pour tous les usagers de cette langue dans l’ensemble supposé constitué des éléments homologues.

Il en résulte que les effets particuliers de cet élément du langage sont liés à l’existence de cet ensemble, antérieurement à sa liaison possible à toute expérience particulière du sujet. Et que considérer cette dernière liaison hors de toute référence à la première, consiste simplement à nier dans cet élément la fonction propre du langage.

Rappel de principes qui éviterait peut-être à notre auteur de découvrir avec une naïveté sans égale la correspondance textuelle des catégories de la grammaire de son enfance dans les relations de la réalité.

Ce monument de naïveté, au reste d’une espèce assez commune en ces matières, ne mériterait pas tant de soins s’il n’était le fait d’un psychanalyste, ou plutôt de quelqu’un qui y raccorde comme par hasard tout ce qui se produit dans une certaine tendance de la psychanalyse, au titre de théorie de l’ego ou de technique d’analyse des défenses, de plus opposé à l’expérience freudienne, manifestant ainsi à contrario la (120)cohérence d’une saine conception du langage avec le maintien de celle-ci. Car la découverte de Freud est celle du champ des incidences, en la nature de l’homme, de ses relations à l’ordre symbolique, et la remontée de leur sens jusqu’aux instances les plus radicales de la symbolisation dans l’être. Le méconnaître est condamner la découverte à l’oubli, l’expérience à la ruine.

Et nous posons comme une affirmation qui ne saurait être retranchée du sérieux de notre propos actuel que la présence du raton laveur, plus haut évoqué, dans le fauteuil où la timidité de Freud, à en croire notre auteur, aurait confiné l’analyste en le plaçant derrière le divan, nous paraît être préférable à celle du savant qui tient sur le langage et la parole un pareil discours.

Car le raton laveur au moins, par la grâce de Jacques Prévert (« une pierre, deux maisons, trois ruines, quatre fossoyeurs, un jardin, des fleurs, un raton laveur ») est entré à jamais dans le bestiaire poétique et participe comme tel en son essence à la fonction éminente du symbole, mais l’être à notre ressemblance qui professe ainsi la méconnaissance systématique de cette fonction, se bannit à jamais de tout ce qui peut par elle être appelé à l’existence. Dès lors, la question de la place qui revient au dit semblable dans la classification naturelle nous paraîtrait ne relever que d’un humanisme hors de propos, si son discours, en se croisant avec une technique de la parole dont nous avons la garde, ne devait être trop fécond, même à y engendrer des monstres stériles. Qu’on sache donc, puisqu’aussi bien il se fait mérite de braver le reproche d’anthropomorphisme, que c’est le dernier terme dont nous userions pour dire qu’il fait de son être la mesure de toutes choses.

Revenons à notre objet symbolique qui est lui-même fort consistant dans sa matière, s’il a perdu le poids de son usage, mais dont le sens impondérable entraînera des déplacements de quelque poids. Est-ce donc là la loi et le langage ? Peut-être pas encore.

Car même apparût-il chez l’hirondelle quelque caïd de la colonie qui, en gobant le poisson symbolique au bec béant des autres hirondelles, inaugurât cette exploitation de l’hirondelle par l’hirondelle dont nous nous plûmes un jour à filer (121)la fantaisie, ceci ne suffirait point à reproduire parmi elles cette fabuleuse histoire, image de la nôtre, dont l’épopée ailée nous tint captifs en l’île des pingouins, et il s’en faudrait de quelque chose pour faire un univers « hirundinisé ».

Ce « quelque chose » achève le symbole pour en faire le langage. Pour que l’objet symbolique libéré de son usage devienne le mot libéré de l’hic et nunc, la différence n’est pas de la qualité, sonore, de sa matière, mais de son être évanouissant où le symbole trouve la permanence du concept.

Par le mot qui est déjà une présence faite d’absence, l’absence même vient à se nommer en un moment original dont le génie de Freud a saisi dans le jeu de l’enfant la recréation perpétuelle. Et de ce couple modulé de la présence et de l’absence, qu’aussi bien suffit à constituer la trace sur le sable du trait simple et du trait rompu des koua mantiques de la Chine, naît l’univers de sens d’une langue où l’univers des choses viendra à se ranger.

Par ce qui ne prend corps que d’être la trace d’un néant et dont le support dès lors ne peut s’altérer, le concept, sauvant la durée de ce qui passe, engendre la chose.

Car ce n’est pas encore assez dire que de dire que le concept est la chose même, ce qu’un enfant peut démontrer contre l’école. C’est le monde des mots qui crée le monde des choses, d’abord confondues dans l’hic et nunc du tout en devenir, en donnant son être concret à leur essence, et sa place partout à ce qui est de toujours : kt°ma ¤w ŽeÛ.

L’homme parle donc, mais c’est parce que le symbole l’a fait homme. Si en effet des dons surabondants accueillent l’étranger qui s’est fait connaître, la vie des groupes naturels qui constituent la communauté est soumise aux règles de l’alliance, ordonnant le sens dans lequel s’opère l’échange des femmes, et aux prestations réciproques que l’alliance détermine : comme le dit le proverbe Sironga, un parent par alliance est une cuisse d’éléphant. À l’alliance préside un ordre préférentiel dont la loi impliquant les noms de parenté est pour le groupe, comme le langage, impérative en ses formes, mais inconsciente en sa structure. Or dans cette structure dont l’harmonie ou les impasses règlent l’échange restreint ou généralisé qu’y discerne l’ethnologue, le théoricien étonné retrouve toute la logique des combinaisons : ainsi les lois du (122)nombre, c’est-à-dire du symbole le plus épuré, s’avèrent être immanentes au symbolisme originel. Du moins est-ce la richesse des formes où se développent les structures qu’on dit élémentaires de la parenté, qui les y rend lisibles. Et ceci donne à penser que c’est peut-être seulement notre inconscience de leur permanence, qui nous laisse croire à la liberté des choix dans les structures dites complexes de l’alliance sous la loi desquelles nous vivons. Si la statistique déjà laisse entrevoir que cette liberté ne s’exerce pas au hasard, c’est qu’une logique subjective l’orienterait en ses effets.

C’est bien en quoi le complexe d’Œdipe en tant que nous le reconnaissons toujours pour couvrir de sa signification le champ entier de notre expérience, sera dit, dans notre propos, marquer les limites que notre discipline assigne à la subjectivité : à savoir, ce que le sujet peut connaître de sa participation inconsciente au mouvement des structures complexes de l’alliance, en vérifiant les effets symboliques en son existence particulière du mouvement tangentiel vers l’inceste qui se manifeste depuis l’avènement d’une communauté universelle.

La Loi primordiale est donc celle qui en réglant l’alliance superpose le règne de la culture au règne de la nature livré à la loi de l’accouplement. L’interdit de l’inceste n’en est que le pivot subjectif, dénudé par la tendance moderne à réduire à la mère et à la sœur les objets interdits aux choix du sujet, toute licence au reste n’étant pas encore ouverte au delà.

Cette loi se fait donc suffisamment connaître comme identique à un ordre de langage. Car nul pouvoir sans les nominations de la parenté n’est à portée d’instituer l’ordre des préférences et des tabous qui nouent et tressent à travers les générations le fil des lignées. Et c’est bien la confusion des générations qui, dans la Bible comme dans toutes les lois traditionnelles, est maudite comme l’abomination du verbe et la désolation du pécheur.

Nous savons en effet quel ravage déjà allant jusqu’à la dissociation de la personnalité du sujet peut exercer une filiation falsifiée, quand la contrainte de l’entourage s’emploie à en soutenir le mensonge. Ils peuvent n’être pas moindres quand un homme épousant la mère de la femme dont il a eu un fils, celui-ci aura pour frère un enfant frère de sa mère. Mais s’il est ensuite, – et le cas n’est pas inventé –, adopté (123)par le ménage compatissant d’une fille d’un mariage antérieur du père, il se trouvera encore une fois demi-frère de sa nouvelle mère, et l’on peut imaginer les sentiments complexes dans lesquels il attendra la naissance d’un enfant qui sera à la fois son frère et son neveu, dans cette situation répétée.

Aussi bien le simple décalage dans les générations qui se produit par un enfant tardif né d’un second mariage et dont la mère jeune se trouve contemporaine d’un frère aîné, peut produire des effets qui s’en rapprochent, et l’on sait que c’était là le cas de Freud.

Cette même fonction de l’identification symbolique par où le primitif se croit réincarner l’ancêtre homonyme et qui détermine même chez l’homme moderne une récurrence alternée des caractères, introduit donc chez les sujets soumis à ces discordances de la relation paternelle une dissociation de l’Œdipe où il faut voir le ressort constant de ses effets pathogènes. Même en effet représentée par une seule personne, la fonction paternelle concentre en elle des relations imaginaires et réelles, toujours plus ou moins inadéquates à la relation symbolique qui la constitue essentiellement.

C’est dans le nom du père qu’il nous faut reconnaître le support de la fonction symbolique qui, depuis l’orée des temps historiques, identifie sa personne à la figure de la loi. Cette conception nous permet de distinguer clairement dans l’analyse d’un cas les effets inconscients de cette fonction d’avec les relations narcissiques, voire d’avec les relations réelles que le sujet soutient avec l’image et l’action de la personne qui l’incarne, et il en résulte un mode de compréhension qui va à retentir dans la conduite même des interventions. La pratique nous en a confirmé la fécondité, à nous, comme aux élèves que nous avons induits à cette méthode. Et nous avons eu souvent l’occasion dans des contrôles ou dans des cas communiqués de souligner les confusions nuisibles qu’engendre sa méconnaissance.

Ainsi c’est la vertu du verbe qui perpétue le mouvement de la Grande Dette dont Rabelais, en une métaphore célèbre, élargit jusqu’aux astres l’économie. Et nous ne serons pas surpris que le chapitre où il nous présente avec l’inversion macaronique des noms de parenté une anticipation des découvertes ethnographiques, nous montre en lui la substantifique (124)divination du mystère humain que nous tentons d’élucider ici.

Identifiée au hau sacré ou au mana omniprésent, la Dette inviolable est la garantie que le voyage où sont poussés femmes et biens ramène en un cycle sans manquement à leur point de départ d’autres femmes et d’autres biens, porteurs d’une entité identique : symbole zéro, dit Lévi-Strauss, réduisant à la forme d’un signe algébrique le pouvoir de la Parole.

Les symboles enveloppent en effet la vie de l’homme d’un réseau si total qu’ils conjoignent avant qu’il vienne au monde ceux qui vont l’engendrer « par l’os et par la chair », qu’ils apportent à sa naissance avec les dons des astres, sinon avec les dons des fées, le dessin de sa destinée, qu’ils donnent les mots qui le feront fidèle ou renégat, la loi des actes qui le suivront jusque-là même où il n’est pas encore et au delà de sa mort même, et que par eux sa fin trouve son sens dans le jugement dernier où le verbe absout son être ou le condamne, – sauf à atteindre à la réalisation subjective de l’être-pour-la-mort.

Servitude et grandeur où s’anéantirait le vivant, si le désir ne préservait sa part dans les interférences et les battements que font converger sur lui les cycles du langage, quand la confusion des langues s’en mêle et que les ordres se contrarient dans les déchirements de l’œuvre universelle.

Mais ce désir lui-même, pour être satisfait dans l’homme, exige d’être reconnu, par l’accord de la parole ou par la lutte de prestige, dans le symbole ou dans l’imaginaire.

L’enjeu d’une psychanalyse est l’avènement dans le sujet du peu de réalité que ce désir y soutient au regard des conflits symboliques et des fixations imaginaires comme moyen de leur accord, et notre voie est l’expérience intersubjective où ce désir se fait reconnaître.

Dès lors on voit que le problème est celui des rapports dans le sujet de la parole et du langage.

Trois paradoxes dans ces rapports se présentent dans notre domaine.

Dans la folie, quelle qu’en soit la nature, il nous faut reconnaître, d’une part, la liberté négative d’une parole qui a renoncé à se faire reconnaître, soit ce que nous appelons obstacle au transfert, et, d’autre part, la formation singulière d’un délire qui, – fabulatoire, fantastique ou cosmologique –, (125)interprétatif, revendicateur ou idéaliste –, objective le sujet dans un langage sans dialectique[14].

L’absence de la parole s’y manifeste par les stéréotypies d’un discours où le sujet, peut-on dire, est parlé plutôt qu’il ne parle : nous y reconnaissons les symboles de l’inconscient sous des formes pétrifiées qui, à côté des formes embaumées où se présentent les mythes en nos recueils, trouvent leur place dans une histoire naturelle de ces symboles. Mais c’est une erreur de dire que le sujet les assume : la résistance à leur reconnaissance n’étant pas moindre que dans les névroses, quand le sujet y est induit par une tentative de cure.

Notons au passage qu’il vaudrait de repérer dans l’espace social les places que la culture a assignées à ces sujets, spécialement quant à leur affectation à des services sociaux afférents au langage, car il n’est pas invraisemblable que s’y démontre un des facteurs qui désignent ces sujets aux effets de rupture produite par les discordances symboliques, caractéristiques des structures complexes de la civilisation.

Le second cas est représenté par le champ privilégié de la découverte psychanalytique : à savoir les symptômes, l’inhibition et l’angoisse, dans l’économie constituante des différentes névroses.

La parole est ici chassée du discours concret qui ordonne la conscience, mais elle trouve son support ou bien dans les fonctions naturelles du sujet, pour peu qu’une épine organique y amorce cette béance de son être individuel à son essence, qui fait de la maladie l’introduction du vivant à l’existence du sujet[15], – ou bien dans les images qui organisent à la limite de l’Umwelt et de l’Innenwelt leur structuration relationnelle.

Le symptôme est ici le signifiant d’un signifié refoulé de la conscience du sujet. Symbole écrit sur le sable de la chair et sur le voile de Maia, il participe du langage par l’ambiguïté sémantique que nous avons déjà soulignée dans sa constitution.

(126)Mais c’est une parole de plein exercice, car elle inclut le discours de l’autre dans le secret de son chiffre.

C’est en déchiffrant cette parole que Freud a retrouvé la langue première des symboles[16], vivante encore dans la souffrance de l’homme de la civilisation (Das Unbehagen in der Kultur).

Hiéroglyphes de l’hystérie, blasons de la phobie, labyrinthes de la Zwangsneurose, – charmes de l’impuissance, énigmes de l’inhibition, oracles de l’angoisse, – armes parlantes du caractère[17], sceaux de l’autopunition, déguisements de la perversion, – tels sont les hermétismes que notre exégèse résout, les équivoques que notre invocation dissout, les artifices que notre dialectique absout, dans une délivrance du sens emprisonné, qui va de la révélation du palimpseste au mot donné du mystère et au pardon de la parole.

Le troisième paradoxe de la relation du langage à la parole est celui du sujet qui perd son sens dans les objectivations du discours. Si métaphysique qu’en paraisse la définition, nous n’en pouvons méconnaître la présence au premier plan de notre expérience. Car c’est là l’aliénation la plus profonde du sujet de la civilisation scientifique et c’est elle que nous rencontrons d’abord quand le sujet commence à nous parler de lui : aussi bien, pour la résoudre entièrement, l’analyse devrait-elle être menée jusqu’au terme de la sagesse.

Pour en donner une formulation exemplaire, nous ne saurions trouver terrain plus pertinent que l’usage du discours courant en faisant remarquer que le « ce suis-je » du temps de Villon s’est renversé dans le « c’est moi » de l’homme moderne.

Le moi de l’homme moderne a pris sa forme, nous l’avons indiqué ailleurs, dans l’impasse dialectique de la belle âme qui ne reconnaît pas la raison même de son être dans le désordre qu’elle dénonce dans le monde.

Mais une issue s’offre au sujet pour la résolution de cette impasse où délire son discours. La communication peut s’établir pour lui valablement dans l’œuvre commune de la science et dans les emplois qu’elle commande dans la civilisation universelle ; (127)cette communication sera effective à l’intérieur de l’énorme objectivation constituée par cette science et elle lui permettra d’oublier sa subjectivité. Il collaborera efficacement à l’œuvre commune dans son travail quotidien et meublera ses loisirs de tous les agréments d’une culture profuse qui, du roman policier aux mémoires historiques, des conférences éducatives à l’orthopédie des relations de groupe, lui donnera matière à oublier son existence et sa mort, en même temps qu’à méconnaître dans une fausse communication le sens particulier de sa vie.

Si le sujet ne retrouvait dans une régression, souvent poussée jusqu’au stade du miroir, l’enceinte d’un stade où son moi contient ses exploits imaginaires, il n’y aurait guère de limites assignables à la crédulité à laquelle il doit succomber dans cette situation. Et c’est ce qui fait notre responsabilité redoutable quand nous lui apportons, avec les manipulations mythiques de notre doctrine, une occasion supplémentaire de s’aliéner, dans la trinité décomposée de l’ego, du superego et de l’id, par exemple.

Ici c’est un mur de langage qui s’oppose à la parole, et les précautions contre le verbalisme qui sont un thème du discours de l’homme « normal » de notre culture, ne font qu’en renforcer l’épaisseur.

Il ne serait pas vain de mesurer celle-ci à la somme statistiquement déterminée des kilogrammes de papier imprimé, des kilomètres de sillons discographiques, et des heures d’émission radiophonique, que la dite culture produit par tête d’habitant dans les zones A, B et C de son aire. Ce serait un bel objet de recherches pour nos organismes culturels, et l’on y verrait que la question du langage ne tient pas toute dans l’aire des circonvolutions où son usage se réfléchit dans l’individu.

We are the hollow men

We are the stuffed men

Leaning together

Headpiece filled with straw. Alas !

et la suite.

 

La ressemblance de cette situation avec l’aliénation de la folie pour autant que la formule donnée plus haut est authentique, à savoir que le sujet y est parlé plutôt qu’il ne parle, (128)ressortit évidemment à l’exigence, supposée par la psychanalyse, d’une parole vraie. Si cette conséquence, qui porte à leur limite les paradoxes constituants de notre actuel propos, devait être retournée contre le bon sens même de la perspective psychanalytique, nous accorderions à cette objection toute sa pertinence, mais pour nous en trouver confirmé : et ce par un retour dialectique où nous ne manquerions pas de parrains autorisés, à commencer par la dénonciation hégélienne de la « philosophie du crâne » et à seulement nous arrêter à l’avertissement de Pascal résonnant, de l’orée de l’ère historique du « moi », en ces termes : « les hommes sont si nécessairement fous, que ce serait être fou par un autre tour de folie, de n’être pas fou ».

Ce n’est pas dire pourtant que notre culture se poursuive dans des ténèbres extérieures à la subjectivité créatrice. Celle-ci, au contraire, n’a pas cessé d’y militer pour renouveler la puissance jamais tarie des symboles dans l’échange humain qui les met au jour.

Faire état du petit nombre de sujets qui supportent cette création serait céder à une perspective romantique en confrontant ce qui n’est pas équivalent. Le fait est que cette subjectivité, dans quelque domaine qu’elle apparaisse, mathématique, politique, religieuse, voire publicitaire, continue d’animer dans son ensemble le mouvement humain. Et une prise de vue non moins illusoire sans doute nous ferait accentuer ce trait opposé : que son caractère symbolique n’a jamais été plus manifeste. C’est l’ironie des révolutions qu’elles engendrent un pouvoir d’autant plus absolu en son exercice, non pas, comme on le dit, de ce qu’il soit plus anonyme, mais de ce qu’il est plus réduit aux mots qui le signifient. Et plus que jamais, d’autre part, la force des églises réside dans le langage qu’elles ont su maintenir : instance, il faut le dire, que Freud a laissée dans l’ombre dans l’article où il nous dessine ce que nous appellerons les subjectivités collectives de l’Église et de l’Armée.

La psychanalyse a joué un rôle dans la direction de la subjectivité moderne et elle ne saurait le soutenir sans l’ordonner au mouvement qui dans la science l’élucide.

C’est là le problème des fondements qui doivent assurer à notre discipline sa place dans les sciences : problème de formalisation, à la vérité fort mal engagé.

(129)Car il semble que, ressaisis par un travers même de l’esprit médical à l’encontre duquel la psychanalyse a dû se constituer, ce soit à son exemple avec un retard d’un demi-siècle sur le mouvement des sciences que nous cherchions à nous y rattacher.

Objectivation abstraite de notre expérience sur des principes fictifs, voire simulés de la méthode expérimentale : nous trouvons là l’effet de préjugés dont il faudrait nettoyer d’abord notre champ si nous voulons le cultiver selon son authentique structure.

Praticiens de la fonction symbolique, il est étonnant que nous nous détournions de l’approfondir, au point de méconnaître que c’est elle qui nous situe au cœur du mouvement qui instaure un nouvel ordre des sciences, avec l’avènement d’une anthropologie authentique.

Ce nouvel ordre ne signifie rien d’autre qu’un retour à une notion de la science véritable qui a déjà ses titres inscrits dans une tradition qui part du Théétète. Cette notion s’est dégradée, on le sait, dans le renversement positiviste qui, en plaçant les sciences de l’homme au couronnement de l’édifice des sciences expérimentales, les y subordonne en réalité. Cette notion provient d’une vue erronée de l’histoire de la science, fondée sur le prestige d’un développement spécialisé de l’expérience.

Mais aujourd’hui les sciences de l’homme retrouvant la notion de la science de toujours, nous obligent à réviser la classification des sciences que nous tenons du XIXe siècle, dans un sens que les esprits les plus lucides dénotent clairement.

Il n’est que de suivre l’évolution concrète des disciplines pour s’en apercevoir.

La linguistique peut ici nous servir de guide, puisque c’est là le rôle qu’elle tient en flèche de l’anthropologie contemporaine, et nous ne saurions y rester indifférent.

La forme de mathématisation où s’inscrit la découverte du phonème comme fonction des couples d’opposition formés par les plus petits éléments discriminatifs saisissables de la sémantique, nous mène aux fondements mêmes où la dernière doctrine de Freud désigne, dans une connotation vocalique de la présence et de l’absence, les sources subjectives de la fonction symbolique.

Et la réduction de toute langue au groupe d’un tout petit (130)nombre de ces oppositions phonémiques amorçant une aussi rigoureuse formalisation de ses morphèmes les plus élevés, nous laisse entrevoir une voie d’abord tout à fait stricte des phénomènes du langage.

Ce progrès se rapproche de notre portée au point de lui offrir un accès immédiat, de la marche qu’opère à sa rencontre dans les lignes qu’il polarise, l’ethnographie, avec une formalisation des mythes en mythèmes qui nous intéresse le plus directement.

Ajoutons que les recherches d’un Lévi-Strauss, en démontrant les relations structurales entre langage et lois sociales[18], n’apportent rien de moins que ses fondements objectifs à la théorie de l’inconscient.

Dès lors, il est impossible de ne pas axer sur une théorie générale du symbole une nouvelle classification de sciences où les sciences de l’homme reprennent leur place centrale en tant que sciences de la subjectivité. Nous ne pourrons bien entendu ici qu’en indiquer le principe, mais ses conséquences sont décisives quant au champ qu’il détermine.

La fonction symbolique se caractérise, en effet, par un double mouvement dans le sujet : l’homme fait un objet de son action, mais pour lui rendre en temps voulu sa fonction fondatrice. Dans cette équivoque, opérante à tout instant, gît tout le progrès d’une fonction où se confondent action et connaissance.

Exemples empruntés l’un aux bancs de l’école, l’autre au plus vif de notre époque :

–        – le premier mathématique : premier temps, l’homme objective en deux nombres cardinaux deux collections qu’il a comptées, – deuxième temps, il réalise avec ces nombres l’acte de les additionner (cf. l’exemple cité par Kant dans l’introduction à l’esthétique transcendantale, § IV dans la 2e édition de la Critique de la raison pure) ;

–        – le second historique : premier temps, l’homme qui travaille à la production dans notre société, se compte au rang des prolétaires, – deuxième temps, au nom de cette appartenance, il fait la grève générale.

(131)Ce n’est pas par hasard que nous avons choisi ces deux domaines, ni que nos exemples se situent aux deux extrêmes de l’histoire concrète.

Car les effets de ces domaines ne sont pas minces et nous viennent de loin, mais ils s’entrecroisent dans le temps de façon singulière, la science la plus subjective ayant créé une réalité nouvelle, la réalité la plus opaque devenant un symbole agissant.

Certes le rapprochement surprend d’abord de la science qui passe pour la plus exacte avec celle qui s’avère pour la plus conjecturale, mais ce contraste n’est pas contradictoire.

Car l’exactitude se distingue de la vérité, et la conjecture n’exclut pas la rigueur. Et si la science expérimentale tient des mathématiques son exactitude, son rapport à la nature n’en reste pas moins problématique.

Si notre lien à la nature, en effet, nous incite à nous demander poétiquement si ce n’est pas son propre mouvement que nous retrouvons dans notre science, en

… cette voix

Qui se connaît quand elle sonne

N’être plus la voix de personne

Tant que des ondes et des bois,

il est clair que notre physique n’est qu’une fabrication mentale, dont le symbole mathématique est l’instrument.

Car la science expérimentale n’est pas tant définie par la quantité qui la domine en effet, que par la mesure.

Comme il se voit pour le temps qui la définit et dont l’instrument de précision sans lequel elle serait impossible, l’horloge, n’est que l’organisme réalisé de l’hypothèse de Galilée sur l’équigravité des corps, autrement dit sur l’accélération uniforme de leur chute. Et ceci est tellement vrai que l’instrument a été achevé dans son montage avant que l’hypothèse ait pu être vérifiée par l’observation, qu’il a d’ailleurs rendue inutile[19].

Mais la mathématique peut symboliser un autre temps, notamment le temps intersubjectif qui structure l’action humaine, dont la théorie des jeux, dite encore stratégie, qu’il (132)vaudrait mieux appeler stochastique, commence à nous livrer les formules.

L’auteur de ces lignes a tenté de démontrer en la logique d’un sophisme les ressorts de temps par où l’action humaine, en tant qu’elle s’ordonne à l’action de l’autre, trouve dans la scansion de ses hésitations l’avènement de sa certitude, et dans la décision qui la conclut donne à l’action de l’autre qu’elle inclut désormais, avec sa sanction quant au passé, son sens à venir.

On y démontre que c’est la certitude anticipée par le sujet dans le temps pour comprendre qui, par la hâte précipitant le moment de conclure, détermine chez l’autre la décision qui fait du propre mouvement du sujet erreur ou vérité.

On voit par cet exemple comment l’axiomatisation mathématique qui a inspiré la logique de Boole, voire la théorie des ensembles, peut apporter à la science de l’action humaine cette formalisation du temps intersubjectif, dont la conjecture psychanalytique a besoin pour s’assurer dans sa rigueur.

Si, d’autre part, l’histoire de la technique historienne montre que son progrès se définit dans l’idéal d’une identification de la subjectivité de l’historien à la subjectivité constituante de l’historisation primaire où s’humanise l’événement, il est clair que la psychanalyse y trouve sa portée exacte : soit dans la connaissance, comme réalisant cet idéal, et dans l’efficacité, comme y trouvant sa raison. L’exemple de l’histoire dissipe aussi comme un mirage ce recours à la réaction vécue qui obsède notre technique comme notre théorie, car l’historicité fondamentale de l’événement que nous retenons suffit pour concevoir la possibilité d’une reproduction subjective du passé dans le présent.

Plus encore, cet exemple nous fait saisir comment la régression psychanalytique implique cette dimension progressive de l’histoire du sujet dont Freud nous souligne qu’il fait défaut au concept jungien de la régression névrotique, et nous comprenons comment l’expérience elle-même renouvelle cette progression en assurant sa relève.

La référence enfin à la linguistique nous introduira à cette méthode qui, en distinguant les structurations synchroniques des structurations diachroniques dans le langage, peut nous permettre de mieux comprendre la valeur différente que prend notre langage dans l’interprétation des résistances et du (133)transfert, ou encore de différencier les effets propres du refoulement et la structure du mythe individuel dans la névrose obsessionnelle.

On sait la liste des disciplines que Freud désignait comme devant constituer les sciences annexes d’une idéale faculté de psychanalyse. On y trouve auprès de la psychiatrie et de la sexologie : « l’histoire de la civilisation, la mythologie, la psychologie des religions, l’histoire et la critique littéraires ».

L’ensemble de ces matières déterminant le cursus d’un enseignement technique, s’inscrit normalement dans le triangle épistémologique que nous avons décrit et qui donnerait sa méthode à un haut enseignement de sa théorie et de sa technique.

Nous y ajouterons volontiers, quant à nous : la rhétorique, la dialectique au sens technique que prend ce terme dans les Topiques d’Aristote, la grammaire, et, pointe suprême de l’esthétique du langage : la poétique, qui inclurait la technique, laissée dans l’ombre, du mot d’esprit.

Et si ces rubriques évoquaient pour certains des résonances un peu désuètes, nous ne répugnerions pas à les endosser comme d’un retour à nos sources.

Car la psychanalyse dans son premier développement, lié à la découverte et à l’étude des symboles, allait à participer de la structure de ce qu’au Moyen Âge on appelait « arts libéraux ». Privée comme eux d’une formalisation véritable, elle s’organisait comme eux en un corps de problèmes privilégiés, chacun promu de quelque heureuse relation de l’homme à sa propre mesure, et prenant de cette particularité un charme et une humanité qui peuvent compenser à nos yeux l’aspect un peu récréatif de leur présentation. Ne dédaignons pas cet aspect dans les premiers développements de la psychanalyse ; il n’exprime rien de moins, en effet, que la recréation du sens humain aux temps arides du scientisme.

Dédaignons-les d’autant moins que la psychanalyse n’a pas haussé son niveau en s’engageant dans les fausses voies d’une théorisation contraire à sa structure dialectique.

Elle ne donnera des fondements scientifiques à sa théorie comme à sa technique qu’en formalisant de façon adéquate ces dimensions essentielles de son expérience qui sont, avec la théorie historique du symbole : la logique intersubjective et la temporalité du sujet.

 

 

(134)III

LES RÉSONANCES DE L’INTERPRÉTATION

ET LE TEMPS DU SUJET

DANS LA TECHNIQUE PSYCHANALYTIQUE

 

Entre l’homme et l’amour,

Il y a la femme.

Entre l’homme et la femme,

Il y a un monde.

Entre l’homme et le monde,

Il y a un mur.

(Antoine Tudal, in Paris en l’an 2000).

 

Nam Sibyllam quidem Cumis

ego ipse oculis meis vidi in

ampulla pendere, et cum illi

pueri dicerent : Sibælla tÛ

y¡leiw, respondebat illa :

ŽpoyaneÛn y¡lv.

(Satyricon, XLVIII).

 

Ramener l’expérience psychanalytique à la parole et au langage comme à ses fondements, ne saurait aller sans retentir sur sa technique. À en restaurer les principes dans leur fondement, le chemin parcouru se découvre et le sens unique où l’interprétation analytique s’est déplacée pour s’en éloigner toujours plus. On est dès lors fondé à soupçonner que cette évolution de la pratique motive les nouveaux buts dont la théorie se pare.

À y regarder de plus près, les problèmes de l’interprétation symbolique ont commencé par intimider notre petit monde avant d’y devenir embarrassants. Les succès obtenus par Freud y étonnent maintenant par le sans-gêne de l’endoctrination dont ils paraissent procéder, et l’étalage qui s’en remarque dans les cas de Dora, de l’homme aux rats et de l’homme aux loups, ne va pas pour nous sans scandale. Il est vrai que nos habiles (135)ne reculent pas à mettre en doute que ce fût là une bonne technique.

Cette désaffection relève en vérité, dans le mouvement psychanalytique, d’une confusion des langues dont, dans un propos familier d’une époque récente, la personnalité la plus représentative de son actuelle hiérarchie ne faisait pas mystère avec nous.

Il est assez remarquable que cette confusion s’accroisse avec la prétention où chacun se croit délégué de découvrir dans notre expérience les conditions d’une objectivation achevée, et avec la ferveur qui semble accueillir ces essais théoriques à mesure même qu’ils s’avèrent plus déréels.

Il est certain que les principes, tout bien fondés qu’ils soient, de l’analyse des résistances, ont été dans la pratique l’occasion d’une méconnaissance toujours plus grande du sujet, faute d’être compris dans leur relation à l’intersubjectivité de la parole.

À suivre, en effet, le procès des sept premières séances qui nous sont intégralement rapportées du cas de l’homme aux rats, il paraît peu probable que Freud n’ait pas reconnu les résistances en leur lieu, soit là même où nos modernes techniciens nous font leçon qu’il en ait laissé passer l’occurrence, puisque c’est son texte même qui leur permet de les pointer, – manifestant une fois de plus cette exhaustion du sujet qui, dans les textes freudiens, nous émerveille sans qu’aucune interprétation en ait encore épuisé les ressources.

Nous voulons dire qu’il ne s’est pas seulement laissé prendre à encourager son sujet à passer outre à ses premières réticences, mais qu’il a parfaitement compris la portée séductrice de ce jeu dans l’imaginaire. Il suffit pour s’en convaincre de se reporter à la description qu’il nous donne de l’expression de son patient pendant le pénible récit du supplice imaginaire qui constitue le thème de son obsession, celui du rat forcé dans l’anus du supplicié : « Son visage, nous dit-il, reflétait l’horreur d’une jouissance ignorée ». La signification actuelle de la répétition de ce récit ne lui a donc pas échappé, non plus que l’identification du psychanalyste au « capitaine cruel » qui a fait entrer de force ce récit dans la mémoire du sujet, et non plus donc la portée des éclaircissements théoriques dont le sujet requiert le gage pour poursuivre son discours.

(136)Loin pourtant d’interpréter ici la résistance, Freud nous étonne en accédant à sa requête, et si loin qu’il paraît entrer dans le jeu du sujet.

Mais le caractère extrêmement approximatif, au point de nous paraître vulgaire, des explications dont il le gratifie, nous instruit suffisamment : il ne s’agit point tant ici de doctrine, ni même d’endoctrination, que d’un don symbolique de la parole, gros d’un pacte secret, dans le contexte de la participation imaginaire qui l’inclut, et dont la portée se révélera plus tard à l’équivalence symbolique que le sujet institue dans sa pensée des rats et des florins dont il rétribue l’analyste.

Nous voyons donc que Freud loin de méconnaître la résistance, en use comme d’une disposition propice à la mise en branle des résonances de la parole, et il se conforme, autant qu’il se peut, à la définition première qu’il a donnée de la résistance, en s’en servant pour impliquer le sujet dans son message. Aussi bien rompra-t-il brusquement les chiens, dès qu’il verra qu’à être ménagée, la résistance tourne à maintenir le dialogue au niveau d’une conversation où le sujet dès lors perpétuerait sa séduction avec sa dérobade.

Mais nous apprenons que l’analyse consiste à jouer sur les multiples portées de la partition que la parole constitue dans les registres du langage : dont relève la surdétermination de l’ordre qu’intéresse l’analyse.

Et nous tenons du même coup le ressort du succès de Freud. Pour que le message de l’analyste réponde à l’interrogation profonde du sujet, il faut en effet que le sujet l’entende comme la réponse qui lui est particulière, et le privilège qu’avaient les patients de Freud d’en recevoir la bonne parole de la bouche même de celui qui en était l’annonciateur, satisfaisait en eux cette exigence.

Notons au passage qu’ici le sujet en avait eu un avant-goût à entrouvrir la « psychopathologie de la vie quotidienne », ouvrage alors dans la fraîcheur de sa parution.

Ce n’est pas dire que ce livre soit beaucoup plus connu maintenant même des analystes, mais la vulgarisation des notions freudiennes dans la conscience commune, leur rentrée dans ce que nous appelons le mur du langage, amortirait l’effet de notre parole, si nous lui donnions le style des propos tenus par Freud à l’homme aux rats.

(137)Mais il n’est pas question ici de l’imiter. Pour retrouver l’effet de la parole de Freud, ce n’est pas à ses termes que nous recourront, mais aux principes qui la gouvernent.

Ces principes ne sont rien d’autre que la dialectique de la conscience de soi, telle qu’elle se réalise de Socrate à Hegel, à partir de la supposition ironique que tout ce qui est rationnel est réel pour se précipiter dans le jugement scientifique que tout ce qui est réel est rationnel. Mais la découverte freudienne a été de démontrer que ce procès vérifiant n’atteint authentiquement le sujet que décentré de la conscience de soi, dans l’axe de laquelle la maintenait la reconstruction hégélienne de la phénoménologie de l’esprit : c’est dire qu’elle rend encore plus caduque toute attribution d’efficacité à la « prise de conscience » qui, de se réduire à l’objectivation d’un phénomène psychologique, fait déchoir la Selbstbewusstsein de son sens universel, et du même coup de sa particularité en la réduisant à sa forme générale.

Ces remarques définissent les limites dans lesquelles il est impossible à notre technique de méconnaître les moments structurants de la phénoménologie hégélienne : au premier chef la dialectique du Maître et de l’Esclave, ou celle de la belle âme et de la loi du cœur, et généralement tout ce qui nous permet de comprendre comment la constitution de l’objet se subordonne à la réalisation du sujet.

Mais s’il restait quelque chose d’inaccompli dans la reconnaissance, où se mesure le génie de Hegel, de l’identité foncière du particulier et de l’universel, c’est bien la psychanalyse qui lui apporte son fondement concret chaque fois qu’elle ouvre la voie à travers ses obstacles vers le point où ils se confondent pour un sujet dès aujourd’hui. Et si dans cette voie rien de proprement individuel et du même coup de collectif ne peut apparaître qui ne soit de l’ordre du mirage, c’est ce qui ne peut plus être oublié, grâce à elle, sinon par les psychanalystes eux-mêmes qui dans les prétendues « nouvelles tendances » de leur technique forgent une discipline renégate à son inspiration.

Que si Hegel seul peut nous permettre d’assumer authentiquement la position de notre neutralité, ce n’est pas que nous n’ayons rien à apprendre de la maïeutique de Socrate, ni même de l’usage technique où Platon nous la présente, ne serait-ce que pour situer par rapport à l’idée ce que nous mettons en (138)œuvre dans le sujet, et qui en est aussi distinct et distant que la répétition analysée par Kierkegaard l’est de la réminiscence supposée par Platon.

Mais il est aussi une différence historique qu’il n’est pas vain de mesurer de l’interlocuteur de Socrate au nôtre. Quand Socrate prend appui sur une raison artisane qu’il peut extraire aussi bien du discours de l’esclave, c’est pour faire accéder des maîtres authentiques à la nécessité d’un ordre qui fasse justice de leur puissance et vérité des maîtres-mots de la cité. Mais nous avons affaire à des esclaves qui se croient être des maîtres et qui trouvent dans un langage de mission universelle le soutien de leur servitude avec les liens de son ambiguïté. Si bien qu’on pourrait dire avec humour que notre but est de restituer en eux la liberté souveraine dont fait preuve Humpty Dumpty quand il rappelle à Alice qu’après tout il est le maître du signifiant, s’il ne l’est pas du signifié où son être a pris sa forme.

Nous retrouvons donc toujours notre double référence à la parole et au langage. Pour libérer la parole du sujet, nous l’introduisons au langage de son désir, c’est à dire au langage premier dans lequel, au delà de ce qu’il nous dit de lui, déjà il nous parle à son insu, et dans les symboles du symptôme tout d’abord.

C’est bien d’un langage qu’il s’agit, en effet, dans le symbolisme mis au jour dans l’analyse. Ce langage, répondant au vœu ludique qu’on peut trouver dans un aphorisme de Lichtenberg, a le caractère universel d’une langue qui se ferait entendre dans toutes les autres langues, mais en même temps, pour être le langage qui saisit le désir au point même où il s’humanise en se faisant reconnaître, il est absolument particulier au sujet.

Langage premier, disons-nous aussi, en quoi nous ne voulons pas dire langue primitive, puisque Freud, qu’on peut comparer à Champollion pour le mérite d’en avoir fait la totale découverte, l’a déchiffré tout entier dans les rêves de nos contemporains. Aussi bien le champ essentiel en est-il défini avec quelque autorité par l’un des préparateurs associés le plus tôt à ce travail, et l’un des rares qui y ait apporté du neuf, j’ai nommé Ernest Jones, le dernier survivant de ceux à qui furent donnés les sept anneaux du maître et qui atteste par sa présence aux postes d’honneur d’une association internationale qu’ils (139)ne sont pas seulement réservés aux porteurs de reliques.

Dans un article fondamental sur le symbolisme, le Dr Jones, vers la page 15, fait cette remarque que, bien qu’il y ait des milliers de symboles au sens où l’entend l’analyse, tous se rapportent au corps propre, aux relations de parenté, à la naissance, à la vie et à la mort.

Cette vérité, ici reconnue de fait, nous permet de comprendre que, bien que le symbole psychanalytiquement parlant soit refoulé dans l’inconscient, il ne porte en lui-même nul indice de régression, voire d’immaturation. Il suffit donc, pour qu’il porte ses effets dans le sujet, qu’il se fasse entendre, car ces effets s’opèrent à son insu, comme nous l’admettons dans notre expérience quotidienne, en expliquant maintes réactions des sujets normaux autant que névrosés, par leur réponse au sens symbolique d’un acte, d’une relation ou d’un objet.

Nul doute donc que l’analyste ne puisse jouer du pouvoir du symbole en l’évoquant d’une façon calculée dans les résonances sémantiques de ses propos.

Ce peut être là l’objet d’un retour à l’usage des effets symboliques, dans une technique renouvelée de l’interprétation.

Nous y pourrions prendre référence de ce que la tradition hindoue enseigne du dhvani[20],en ce qu’elle y distingue cette propriété de la parole de faire entendre ce qu’elle ne dit pas. C’est ainsi qu’elle l’illustre d’une historiette dont la naïveté, qui paraît de règle en ces exemples, montre assez d’humour pour nous induire à pénétrer la vérité qu’elle recèle.

Une jeune fille, dit-on, attend son amant sur le bord d’une rivière, quand elle voit un brahme y engager ses pas. Elle va à lui et s’écrie du ton du plus aimable accueil : « Quel bonheur aujourd’hui ! Le chien qui sur cette rive vous effrayait de ses aboiements n’y sera plus, car il vient d’être dévoré par un lion qui fréquente les alentours… »

L’absence du lion peut donc avoir autant d’effets que le bond qu’à être présent, il ne fait qu’une fois, au dire du proverbe.

Le caractère premier des symbole les rapproche, en effet, de ces nombres dont tous les autres sont composés, et s’ils sont donc sous-jacents à tous les sémantèmes de la langue, nous (140)pourrons par une recherche discrète de leurs interférences, au fil d’une métaphore dont le déplacement symbolique neutralisera les sens seconds des termes qu’elle associe, restituer à la parole sa pleine valeur d’évocation.

Cette technique exigerait pour s’enseigner comme pour s’apprendre une assimilation profonde des ressources d’une langue, et spécialement de celles qui sont réalisées concrètement dans ses textes poétiques. On sait que c’était le cas de Freud quant aux lettres allemandes, y étant inclus le théâtre de Shakespeare par la vertu d’une traduction sans égale. Toute son œuvre en témoigne, en même temps que du recours qu’il y trouve sans cesse, et non moins dans sa technique que dans sa découverte. Sans préjudice de l’appui d’une connaissance classique des Anciens, d’une initiation moderne au folklore, et d’une participation intéressée aux conquêtes de l’humanisme contemporain dans le domaine ethnographique.

On pourrait demander au technicien de l’analyse de ne pas tenir pour vain tout essai de le suivre dans cette voie.

Mais il y a un courant à remonter. On peut le mesurer à l’attention condescendante qu’on porte, comme à une nouveauté, au wording : la morphologie anglaise donne ici un support assez subtil à une notion encore difficile à définir, pour qu’on en fasse cas.

Ce qu’elle recouvre n’est pourtant guère encourageant et l’émerveillement dont un auteur[21] nous fait part du succès opposé qu’a rencontré auprès de son patient l’usage successif qu’il a fait sans préméditation, nous dit-il, des mots de need et de demand pour analyser la même résistance, laisse rêveur. Nous croyons ne faire preuve ni d’un grand besoin de purisme, ni d’une excessive exigence de rigueur, en y mesurant le degré de bafouillage que cet émerveillement démontre être courant dans la pratique.

Car need et demand pour le sujet ont un sens diamétralement opposé, et tenir que leur emploi puisse même un instant être confondu revient à méconnaître radicalement l’intimation de la parole.

Car dans sa fonction symbolisante, elle ne va à rien de moins (141)qu’à transformer le sujet à qui elle s’adresse par le lien qu’elle établit avec celui qui l’émet, soit : par la vertu du don qu’elle constitue.

C’est pourquoi il nous faut revenir, une fois encore, sur la structure de la communication interhumaine et dissiper définitivement le malentendu du langage-signe, source en ce domaine des confusions du discours comme des malfaçons de la parole.

Si la communication du langage est en effet conçue comme un signal par quoi l’émetteur informe le récepteur de quelque chose par le moyen d’un certain code, il n’y a aucune raison pour que nous n’accordions pas autant de créance et plus encore à tout autre signe quand le « quelque chose » dont il s’agit est le sujet lui-même : il y a même toute raison pour que nous donnions la préférence à tout mode d’expression qui se rapproche du signe naturel.

C’est ainsi que le discrédit est venu chez nous sur la technique de la parole et qu’on nous voit en quête d’un geste, d’une grimace, d’une attitude, d’une mimique, d’un mouvement, d’un frémissement, que dis-je, d’un arrêt du mouvement habituel, car nous sommes fins et rien n’arrêtera plus dans ses foulées notre lancer de limiers.

Nous allons montrer l’insuffisance de la notion du langage-signe par la manifestation même qui l’illustre le mieux dans le règne animal, et dont il semble que, si elle n’y avait récemment fait l’objet d’une découverte authentique, il aurait fallu l’inventer à cette fin.

Chacun admet maintenant que l’abeille revenue de son butinage à la ruche, transmet à ses compagnes par deux sortes de danse l’indication de l’existence d’un butin proche ou bien lointain. La seconde est la plus remarquable, car le plan où elle décrit la courbe en 8 qui lui a fait donner le nom de wagging dance et la fréquence des trajets que l’abeille y accomplit dans un temps donné, désigne exactement la direction déterminée en fonction de l’inclinaison solaire (où les abeilles peuvent se repérer par tous temps, grâce à leur sensibilité à la lumière polarisée) d’une part, et d’autre part la distance jusqu’à plusieurs kilomètres où se trouve le butin. Et les autres abeilles répondent à ce message en se dirigeant immédiatement vers le lieu ainsi désigné.

Une dizaine d’années d’observation patiente a suffi à (142)Karl von Frisch pour décoder ce mode de message, car il s’agit bien d’un code, ou d’un système de signalisation que seul son caractère générique nous interdit de qualifier de conventionnel.

Est-ce pour autant un langage ? Nous pouvons dire qu’il s’en distingue précisément par la corrélation fixe de ses signes à la réalité qu’ils signifient. Car dans un langage les signes prennent leur valeur de leur relation les uns aux autres, dans le partage lexical des sémantèmes autant que dans l’usage positionnel, voire flexionnel des morphèmes, contrastant avec la fixité du codage ici mis en jeu. Et la diversité des langues humaines prend, sous cet éclairage, sa pleine valeur.

En outre, si le message du mode ici décrit détermine l’action du socius, il n’est jamais retransmis par lui. Et ceci veut dire qu’il reste fixé à sa fonction de relais de l’action, dont aucun sujet ne le détache en tant que symbole de la communication elle-même[22].

La forme sous laquelle le langage s’exprime, définit par elle-même la subjectivité. Il dit : « Tu iras par ici, et quand tu verras ceci, tu prendras par là ». Autrement dit, il se réfère au discours de l’autre. Il est enveloppé comme tel dans la plus haute fonction de la parole, pour autant qu’elle engage son auteur en investissant son destinataire d’une réalité nouvelle, par exemple quand l’homme dit : « Tu es ma femme », pour signifier son propre don.

Telle est en effet la forme essentielle dont toute parole humaine dérive plutôt qu’elle n’y arrive.

D’où le paradoxe dont un de nos auditeurs les plus aigus a cru pouvoir nous opposer la remarque, lorsque nous avons commencé à faire connaître nos vues sur l’analyse en tant que dialectique, et qu’il a formulé ainsi : le langage humain constituerait donc une communication où l’émetteur reçoit du récepteur son propre message sous une forme inversée, formule que nous n’avons eu qu’à reprendre de la bouche de l’objecteur pour y reconnaître la frappe de notre propre pensée, à savoir que la parole inclut toujours subjectivement sa réponse, que le (143)« Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé » ne fait qu’homologuer cette vérité, et que c’est la raison pourquoi dans le refus paranoïaque de la reconnaissance, c’est sous la forme d’une verbalisation négative que l’inavouable sentiment vient à surgir dans l’« interprétation » persécutive.

Aussi bien quand vous vous applaudissez d’avoir rencontré quelqu’un qui parle le même langage que vous, ne voulez-vous pas dire que vous vous rencontrez avec lui dans le discours de tous, mais que vous lui êtes unis par une parole particulière.

On voit donc l’antinomie immanente aux relations de la parole et du langage. À mesure que le langage devient plus général, il est rendu impropre à la parole, et à nous devenir trop particulier il perd sa fonction de langage.

On sait l’usage qui est fait dans les traditions primitives, des noms secrets où le sujet identifie sa personne ou ses dieux jusqu’à ce point que les révéler, c’est se perdre ou les trahir, et les confidences de nos sujets, sinon nos propres souvenirs, nous apprennent qu’il n’est pas rare que l’enfant retrouve spontanément la vertu de cet usage.

Finalement c’est à l’intersubjectivité du « nous » qu’il assume, que se mesure en un langage sa valeur de parole.

Par une antinomie inverse, on observe que plus l’office du langage se neutralise en se rapprochant de l’information, plus il apparaît chargé de redondances. Cette notion de redondances a pris son départ de recherches d’autant plus précises qu’elles étaient plus intéressées, ayant reçu leur impulsion d’un problème d’économie portant sur les communications à longue distance et, notamment, sur la possibilité de faire voyager plusieurs conversations sur un seul fil téléphonique ; on peut y constater qu’une part importante du médium du langage est superflue pour que soit réalisée la communication effectivement cherchée.

Ceci est pour nous hautement instructif[23], car ce qui est (144)redondance pour l’information, c’est précisément ce qui, dans la parole, fait office de résonance.

Car la fonction du langage n’y est pas d’informer, mais d’évoquer.

Ce que je cherche dans la parole, c’est la réponse de l’autre. Ce qui me constitue comme sujet, c’est ma question. Pour me faire reconnaître de l’autre, je ne profère ce qui fut qu’en vue de ce qui sera. Pour le trouver, je l’appelle d’un nom qu’il doit assumer ou refuser pour me répondre.

Je m’identifie dans le langage, mais non comme un objet. Ce qui se réalise dans mon histoire, n’est pas le passé défini de ce qui fut puisqu’il n’est plus, ni même le parfait de ce qui a été dans ce que je suis, mais le futur antérieur de ce que j’aurai été pour ce que je suis en train de devenir.

Si maintenant je me place en face de l’autre pour l’interroger, nul appareil cybernétique, si riche que vous puissiez l’imaginer, ne peut faire une réaction de ce qui est la réponse. Sa définition comme second terme du circuit stimulus-réponse, n’est qu’une métaphore qui se soutient de la subjectivité imputée à l’animal pour l’élider ensuite dans le schéma physique où elle la réduit. C’est ce que nous avons appelé mettre le lapin dans le chapeau pour ensuite l’en faire sortir. Mais une réaction n’est pas une réponse.

Si je presse sur un bouton électrique et que la lumière se fasse, il n’y a de réponse que pour mon désir. Si pour obtenir le même résultat je dois essayer tout un système de relais dont je ne connais pas la position, il n’y a de question que pour mon attente, et il n’y en aura plus quand j’aurai obtenu du système une connaissance suffisante pour le manœuvrer à coup sûr.

Mais si j’appelle celui à qui je parle, par le nom quel qu’il soit que je lui donne, je lui intime la fonction subjective qu’il reprendra pour me répondre, même si c’est pour la répudier.

Dès lors, apparaît la fonction décisive de ma propre réponse et qui n’est pas seulement comme on le dit d’être reçue par le sujet comme approbation ou rejet de son discours, mais vraiment de le reconnaître on de l’abolir comme sujet. Telle est la responsabilité de l’analyste chaque fois qu’il intervient par la parole.

Aussi bien le problème des effets thérapeutiques de l’interprétation (145)inexacte qu’a posé M. Edward Glover[24] dans un article remarquable, l’a-t-il mené à des conclusions où la question de l’exactitude passe au second plan. C’est à savoir que non seulement toute intervention parlée est reçue par le sujet en fonction de sa structure, mais qu’elle y prend une fonction structurante en raison de sa forme, et que c’est précisément la portée des psychothérapies non analytiques, voire des plus communes « ordonnances » médicales, d’être des interventions qu’on peut qualifier de systèmes obsessionnels de suggestion, de suggestions hystériques d’ordre phobique, voire de soutiens persécutifs, chacune prenant son caractère de la sanction qu’elle donne à la méconnaissance par le sujet de sa propre réalité.

La parole en effet est un don de langage, et le langage n’est pas immatériel. Il est corps subtil, mais il est corps. Les mots sont pris dans toutes les images corporelles qui captivent le sujet ; ils peuvent engrosser l’hystérique, s’identifier à l’objet du penis-neid, représenter le flot d’urine de l’ambition urétrale, ou l’excrément retenu de la jouissance avaricieuse.

Bien plus les mots peuvent eux-mêmes subir les lésions symboliques, accomplir les actes imaginaires dont le patient est le sujet. On se souvient de la Wespe (guêpe) castrée de son W initial pour devenir le S. P. des initiales de l’homme aux loups, au moment où il réalise la punition symbolique dont il a été l’objet de la part de Grouscha, la guêpe.

On se souvient aussi de l’S qui constitue le résidu de la formule hermétique où se sont condensées les invocations conjuratoires de l’homme aux rats après que Freud ait extrait de son chiffre l’anagramme du nom de sa bien-aimée, et qui, conjoint à l’amen terminal de sa jaculation, inonde éternellement le nom de la dame de l’éjet symbolique de son désir impuissant.

De même, un article de Robert Fliess[25], inspiré des remarques inaugurales d’Abraham, nous démontre que le discours dans son ensemble peut devenir l’objet d’une érotisation suivant les déplacements de l’érogénéité dans l’image corporelle, (146)momentanément déterminés par la relation analytique.

Le discours prend alors une fonction phallique-urétrale, érotique-anale, voire sadique-orale. Il est d’ailleurs remarquable que l’auteur en saisisse surtout l’effet dans les silences qui marquent l’inhibition de la satisfaction qu’en éprouve le sujet.

Ainsi la parole peut devenir objet imaginaire, voire réel, dans le sujet et, comme tel, ravaler sous plus d’un aspect la fonction du langage. Nous la mettrons alors dans la parenthèse de la résistance qu’elle manifeste.

Mais ce ne sera pas pour la mettre à l’index de la relation analytique, car celle-ci y perdrait jusqu’à sa raison d’être.

L’analyse ne peut avoir pour but que l’avènement d’une parole vraie et la réalisation par le sujet de son histoire dans sa relation à un futur.

Le maintien de cette dialectique s’oppose à toute orientation objectivante de l’analyse, et la mise en relief de cette nécessité est capitale pour pénétrer l’aberration des nouvelles tendances manifestées dans l’analyse.

C’est par un retour à Freud que nous illustrerons encore ici notre propos, et aussi bien par l’observation de l’homme aux rats puisque nous avons commencé de nous en servir.

Freud va jusqu’à en prendre à son aise avec l’exactitude des faits, quand il s’agit d’atteindre à la vérité du sujet. À un moment, il aperçoit le rôle déterminant qu’a joué la proposition de mariage apportée au sujet par sa mère à l’origine de la phase actuelle de sa névrose. Il en a eu d’ailleurs l’éclair, nous l’avons montré dans notre séminaire, en raison de son expérience personnelle. Néanmoins, il n’hésite pas à en interpréter au sujet l’effet, comme d’une interdiction portée par son père défunt contre sa liaison avec la dame de ses pensées.

Ceci n’est pas seulement matériellement inexact. Ce l’est aussi psychologiquement, car l’action castratrice du père, que Freud affirme ici avec une insistance qu’on pourrait croire systématique, n’a dans ce cas joué qu’un rôle de second plan. Mais l’aperception du rapport dialectique est si juste que l’interprétation de Freud portée à ce moment déclenche la levée décisive des symboles mortifères qui lient narcissiquement le sujet à la fois à son père mort et à la dame idéalisée, leurs deux images se soutenant, dans une équivalence caractéristique de l’obsessionnel, l’une de l’agressivité fantasmatique qui la perpétue, (147)l’autre du culte mortifiant qui la transforme en idole.

De même, est-ce en reconnaissant la subjectivation forcée de la dette[26] obsessionnelle dont son patient joue la pression jusqu’au délire, dans le scénario, trop parfait à en exprimer les termes imaginaires pour que le sujet tente même de le réaliser, de la restitution vaine, que Freud arrive à son but : soit à lui faire retrouver dans l’histoire de l’indélicatesse de son père, de son mariage avec sa mère, de la fille « pauvre, mais jolie », de ses amours blessées, de la mémoire ingrate à l’ami salutaire, – avec la constellation fatidique, qui présida à sa naissance même, la béance impossible à combler de la dette symbolique dont sa névrose est le protêt.

Nulle trace ici d’un recours au spectre ignoble de je ne sais quelle « peur » originelle, ni même à un masochisme pourtant facile à agiter, moins encore à ce contre-forçage obsessionnel que certains propagent sous le nom d’analyse des défenses. Les résistances elles-mêmes, je l’ai montré ailleurs, sont utilisées aussi longtemps qu’on le peut dans le sens du progrès du discours. Et quand il faut y mettre un terme, c’est en y cédant qu’on y vient.

C’est pourtant ainsi que le patient arrive à introduire dans sa subjectivité sa médiation véritable sous la forme transférentielle de la fille imaginaire qu’il donne à Freud pour en recevoir de lui l’alliance, et qui dans un rêve-clef lui dévoile son vrai visage : celui de la mort qui le regarde de ses yeux de bitume.

Aussi bien si c’est avec ce pacte symbolique que sont tombées chez le sujet les ruses de sa servitude, la réalité ne lui aura pas fait défaut pour combler ces épousailles, et la note en guise d’épitaphe qu’en 1923 Freud dédie à ce jeune homme qui, dans le risque de la guerre, a trouvé « la fin de tant de jeunes gens de valeur sur lesquels on pouvait fonder tant d’espoirs », concluant le cas avec la rigueur du destin, l’élève à la beauté de la tragédie.

Pour savoir comment répondre au sujet dans l’analyse, la méthode est de reconnaître d’abord la place où est son ego, cet ego que Freud lui même a défini comme ego formé d’un (148)nucleus verbal, autrement dit de savoir par qui et pour qui le sujet pose sa question. Tant qu’on ne le saura pas, on risquera le contresens sur le désir qui y est à reconnaître et sur l’objet à qui s’adresse ce désir.

L’hystérique captive cet objet dans une intrigue raffinée et son ego est dans le tiers par le médium de qui le sujet jouit de cet objet où sa question s’incarne. L’obsessionnel entraîne dans la cage de son narcissisme les objets où sa question se répercute dans l’alibi multiplié de figures mortelles et, domptant leur haute voltige, en adresse l’hommage ambigu vers la loge où lui-même a sa place, celle du maître qui ne peut se voir.

Trahit sua quemque voluptas ; l’un s’identifie au spectacle, et l’autre donne à voir.

Pour le premier sujet, vous avez à lui faire reconnaître où se situe son action, pour qui le terme d’acting-out prend son sens littéral puisqu’il agit hors de lui-même. Pour l’autre, vous avez à vous faire reconnaître dans le spectateur, invisible de la scène, à qui l’unit la médiation de la mort.

C’est donc toujours dans le rapport du moi du sujet au je de son discours, qu’il vous faut comprendre le sens du discours pour désaliéner le sujet.

Mais vous ne sauriez y parvenir si vous vous en tenez à l’idée que le moi du sujet est identique à la présence qui vous parle.

Cette erreur est favorisée par la terminologie de la topique qui ne tente que trop la pensée objectivante, en lui permettant de glisser du moi défini comme le système perception-conscience, c’est-à-dire comme le système des objectivations du sujet, au moi conçu comme corrélatif d’une réalité absolue, et ainsi d’y retrouver, en un singulier retour du refoulé de la pensée psychologiste, la « fonction du réel » à quoi un Pierre Janet ordonne ses conceptions.

Un tel glissement ne s’est opéré que faute de reconnaître que dans l’œuvre de Freud la topique de l’ego, de l’id et du superego est subordonnée à la métapsychologie dont il promeut les termes à la même époque et sans laquelle elle perd son sens. Ainsi s’est-on engagé dans une orthopédie psychologique qui n’a pas fini de porter ses fruits.

Michaël Balint a analysé d’une façon tout à fait pénétrante les effets intriqués de la théorie et de la technique dans la genèse (149)d’une nouvelle conception de l’analyse, et il ne trouve pas mieux pour en indiquer l’issue que le mot d’ordre qu’il emprunte à Rickman, de l’avènement d’une Two-body psychology.

On ne saurait mieux dire en effet. L’analyse devient la relation de deux corps entre lesquels s’établit une communication fantasmatique où l’analyste apprend au sujet à se saisir comme objet ; la subjectivité n’y est admise que dans la parenthèse de l’illusion, et la parole y est mise à l’index d’une recherche du vécu qui en devient le but suprême, mais le résultat dialectiquement nécessaire en apparaît dans le fait que la subjectivité du psychanalyste étant délivrée de tout frein, laisse le sujet livré à toutes les intimations de sa parole.

La topique intra-subjective une fois entifiée se réalise en effet dans la division du travail entre les sujets en présence. Et cet usage détourné de la formule de Freud que tout ce qui est de l’id doit devenir de l’ego, apparaît sous une forme démystifiée ; le sujet transformé en un cela a à se conformer à un ego où l’analyste n’aura pas de peine à reconnaître son allié, puisque c’est de son propre egoqu’en vérité il s’agit.

C’est bien ce processus qui s’exprime dans mainte formulation théorique du splitting de l’ego dans l’analyse. La moitié de l’ego du sujet passe de l’autre côté du mur qui sépare l’analysé de l’analyste, puis la moitié de la moitié, et ainsi de suite, en une procession asymptotique qui ne parviendra pourtant à annuler, si loin qu’elle soit poussée dans l’opinion où le sujet sera venu de lui-même, toute marge qui puisse l’avertir de l’aberration de l’analyse.

Mais comment le sujet d’une analyse axée sur le principe que toutes ses formulations sont des systèmes de défense, pourrait-il être défendu contre la désorientation totale où ce principe laisse la dialectique de l’analyste ?

L’interprétation de Freud, dont le procédé dialectique apparaît si bien dans l’observation de Dora, ne présente pas ces dangers, car, lorsque les préjugés de l’analyste (c’est-à-dire son contre-transfert, terme dont l’emploi correct à notre gré ne saurait être étendu au delà des raisons dialectiques de l’erreur) l’ont fourvoyé dans son intervention, il le paie aussitôt de son prix par un transfert négatif. Car celui-ci se manifeste avec une force d’autant plus grande qu’une telle analyse a déjà (150)engagé plus loin le sujet dans une reconnaissance authentique, et il s’ensuit habituellement la rupture.

C’est bien ce qui est arrivé dans le cas de Dora, en raison de l’acharnement de Freud à vouloir lui faire reconnaître l’objet caché de son désir en cette personne de M. K. où les préjugés constituants de son contre-transfert l’entraînaient à voir la promesse de son bonheur.

Sans doute Dora était-elle elle-même feintée en cette relation, mais elle n’en a pas moins vivement ressenti que Freud le fût avec elle. Mais quand elle revient le voir, après le délai de quinze mois où s’inscrit le chiffre fatidique de son « temps pour comprendre », on la sent entrer dans la voie d’une feinte d’avoir feint, et la convergence de cette feinte au second degré, avec l’intention agressive que Freud lui impute non sans exactitude certes, mais sans en reconnaître le véritable ressort, nous présente l’ébauche de la complicité intersubjective qu’une « analyse des résistances » forte de ses droits, eût pu entre eux perpétuer. Nul doute qu’avec les moyens qui nous sont maintenant offerts par notre progrès technique, l’erreur humaine eût pu se proroger au delà des limites où elle devient diabolique.

Tout ceci n’est pas de notre cru, car Freud lui-même a reconnu après coup la source préjudicielle de son échec dans la méconnaissance où il était alors lui-même de la position homosexuelle de l’objet visé par le désir de l’hystérique.

Sans doute tout le procès qui a abouti à cette tendance actuelle de la psychanalyse remonte-t-il, et d’abord, à la mauvaise conscience que l’analyste a pris du miracle opéré par sa parole. Il interprète le symbole, et voici que le symptôme, qui l’inscrit en lettres de souffrance dans la chair du sujet, s’efface. Cette thaumaturgie est malséante à nos coutumes. Car enfin nous sommes des savants et la magie n’est pas une pratique défendable. On s’en décharge en imputant au patient une pensée magique. Bientôt nous allons prêcher à nos malades l’Évangile selon Lévy-Bruhl. En attendant, nous voici redevenus des penseurs, et voici aussi rétablies ces justes distances qu’il faut savoir garder avec les malades et dont on avait sans doute un peu vite abandonné la tradition si noblement exprimée dans ces lignes de Pierre Janet sur les petites capacités de l’hystérique comparées à nos hauteurs. « Elle ne comprend rien (151)à la science, nous confie-t-il parlant de la pauvrette, et ne s’imagine pas qu’on puisse s’y intéresser… Si l’on songe à l’absence de contrôle qui caractérise leur pensée, au lieu de se scandaliser de leurs mensonges, qui sont d’ailleurs très naïfs, on s’étonnera plutôt qu’il y en ait encore tant d’honnêtes, etc. ».

Ces lignes, pour représenter le sentiment auquel sont revenus maints de ces analystes de nos jours qui condescendent à parler au malade « son langage », peuvent nous servir à comprendre ce qui s’est passé entre temps. Car si Freud avait été capable de les signer, comment aurait-il pu entendre comme il l’a fait la vérité incluse aux historiettes de ses premiers malades, voire déchiffrer un sombre délire comme celui de Schreber jusqu’à l’élargir à la mesure de l’homme éternellement enchaîné à ses symboles ?

Notre raison est-elle si faible que de ne pas se reconnaître égale dans la médiation du discours savant et dans l’échange premier de l’objet symbolique, et de n’y pas retrouver la mesure identique de sa ruse originelle ?

Va-t-il falloir rappeler ce que vaut l’aune de la « pensée », aux praticiens d’une expérience qui en rapproche l’occupation plutôt d’un érotisme intestin que d’un équivalent de l’action ?

Faut-il que celui qui vous parle vous témoigne qu’il n’a pas, quant à lui, besoin de recourir à la pensée, pour comprendre que s’il vous parle en ce moment de la parole, c’est en tant que nous avons en commun une technique de la parole qui vous rend aptes à l’entendre quand il vous en parle, et qui le dispose à s’adresser à travers vous à ceux qui n’y entendent rien ?

Car si nous ne saisissons dans la parole qu’un reflet de la pensée cachée derrière le mur du langage, bientôt nous en viendrons à ne plus vouloir entendre que les coups frappés derrière le mur, à les chercher non pas dans la ponctuation mais dans les trous du discours.

Dès lors, nous ne serons plus occupés qu’au décodage de ce mode de communication et, comme il faut avouer que nous ne nous sommes pas mis dans les conditions les plus propres à en recevoir le message, nous aurons à le faire répéter quelquefois pour être sûrs de le comprendre, voire pour faire comprendre au sujet que nous le comprenons, et il se pourra qu’après un nombre suffisant de ces allers et retours le sujet ait simplement (153)appris de nous à frapper ses coups en mesure, forme de « mise au pas » qui en vaut bien une autre.

À mi-chemin de cet extrême, la question est posée : la psychanalyse reste-t-elle une relation dialectique où le non-agir de l’analyste guide le discours du sujet vers la réalisation de sa vérité, ou se réduira-t-elle à une relation fantasmatique où « deux abîmes se frôlent » sans se toucher jusqu’à épuisement de la gamme des régressions imaginaires, – à une sorte de bundling[27], poussé à ses limites suprêmes en fait d’épreuve psychologique.

En fait, cette illusion. qui nous pousse à chercher la réalité du sujet au delà du mur du langage est la même par laquelle le sujet croit que sa vérité est en nous déjà donnée, que nous la connaissons à l’avance, et c’est aussi bien par là qu’il est béant à notre intervention objectivante.

Sans doute n’a-t-il pas, quant à lui, à répondre de cette erreur subjective qui, avouée ou non dans son discours, est immanente au fait qu’il est entré dans l’analyse, et qu’il en a conclu le pacte principiel. Et l’on saurait d’autant moins négliger la subjectivité de ce moment que nous y trouvons la raison de ce qu’on peut appeler les effets constituants du transfert en tant qu’ils se distinguent par un indice de réalité des effets constitués qui leur succèdent.

Freud, rappelons-le, touchant les sentiments qu’on rapporte au transfert, insistait sur la nécessité d’y distinguer un facteur de réalité, et ce serait, concluait-il, abuser de la docilité du sujet que de vouloir le persuader en tous les cas que ces sentiments sont une simple répétition transférentielle de la névrose. Dès lors, comme ces sentiments réels se manifestent comme primaires et que le charme propre de nos personnes reste un facteur aléatoire, il peut sembler qu’il y ait là quelque mystère.

Mais ce mystère s’éclaircit à l’envisager dans la phénoménologie (153)du sujet, en tant que le sujet se constitue dans la recherche de la vérité. Il n’est que de recourir aux données traditionnelles que les bouddhistes ne seront pas seuls à nous fournir, pour reconnaître dans cette forme du transfert l’erreur propre de l’existence, et sous trois chefs dont ils font le compte ainsi : l’amour, la haine et l’ignorance. C’est donc comme contre effet du mouvement analytique que nous comprendrons leur équivalence dans ce qu’on appelle un transfert positif à l’origine – chacun trouvant à s’éclairer des deux autres sous cet aspect existentiel, si l’on n’en excepte pas le troisième généralement omis pour sa proximité du sujet.

Nous évoquons ici l’invective par où nous prenait à témoin du manque de retenue dont faisait preuve un certain travail (déjà trop cité par nous) dans son objectivation insensée du jeu des instincts dans l’analyse, quelqu’un, dont on reconnaîtra la dette à notre endroit par l’usage conforme qu’il y faisait du terme de réel. C’est en ces mots en effet qu’il « libérait », comme on dit, « son cœur » : « Il est grand temps que finisse cette escroquerie qui tend à faire croire qu’il se passe dans le traitement quoi que ce soit de réel ». Laissons de côté ce qu’il en est advenu, car hélas ! si l’analyse n’a pas guéri le vice oral du chien dont parle l’Écriture, son état est pire qu’avant : c’est le vomissement des autres qu’il ravale.

Mais si la question posée dans cette boutade, mieux inspirée que bien intentionnée, a bien son sens, nous croyons qu’il faut l’envisager dans la distinction fondamentale du symbolique, de l’imaginaire et du réel.

La réalité en effet dans l’expérience analytique reste souvent voilée sous des formes négatives, mais il n’est pas trop malaisé de la situer.

Elle se rencontre, par exemple, dans ce que nous réprouvons habituellement comme interventions actives ; mais ce serait une erreur que d’en définir par là la limite.

Car il est clair, d’autre part, que l’abstention de l’analyste, son refus de répondre, est un élément de la réalité dans l’analyse. Plus exactement, c’est dans cette négativité en tant qu’elle est pure, c’est-à-dire détachée de tout motif particulier, que réside la jointure entre le symbolique et le réel. Ce qui se comprend en ceci que ce non-agir est fondé sur notre savoir affirmé du principe que tout ce qui est réel est rationnel, et sur (154)le motif qui s’ensuit que c’est au sujet qu’il appartient de retrouver sa mesure.

Il reste que cette abstention n’est pas soutenue indéfiniment ; quand la question du sujet a pris forme de vraie parole, nous la sanctionnons de notre réponse, mais aussi avons-nous montré qu’une vraie parole contient déjà sa réponse et que seulement nous doublons de notre lai son antienne. Qu’est-ce à dire ? Sinon que nous ne faisons rien que donner à la parole du sujet sa ponctuation dialectique.

On voit dès lors l’autre moment où le symbolique et le réel se conjoignent, et nous l’avions déjà marqué théoriquement : dans la fonction du temps, et ceci vaut que nous arrêtions un moment sur les effets techniques du temps.

Le temps joue son rôle dans la technique sous plusieurs incidences.

Il se présente dans la durée totale de l’analyse d’abord, et implique le sens à donner au terme de l’analyse, qui est la question préalable à celle des signes de sa fin. Nous toucherons au problème de la fixation de son terme. Mais d’ores et déjà, il est clair que cette durée ne peut être anticipée pour le sujet que comme indéfinie.

Ceci pour deux raisons, qu’on ne peut distinguer que dans la perspective dialectique :

–          – l’une qui tient aux limites de notre champ et qui confirme notre propos sur la définition de ses confins : nous ne pouvons prévoir du sujet quel sera son temps pour comprendre, en tant qu’il inclut un facteur psychologique qui nous échappe comme tel ;

–          – l’autre qui est proprement du sujet et par où la fixation d’un terme équivaut à une projection spatialisante, où il se trouve d’ores et déjà aliéné à lui-même : du moment que l’échéance de sa vérité peut être prévue, quoi qu’il puisse en advenir dans l’intersubjectivité intervallaire, c’est que la vérité est déjà là, c’est-à-dire que nous rétablissons dans le sujet son mirage originel en tant qu’il place en nous sa vérité et qu’en le sanctionnant de notre autorité, nous installons son analyse en une aberration, qui sera impossible à corriger dans ses résultats.

(155)C’est bien ce qui s’est passé dans le cas célèbre de l’homme aux loups, dont l’importance exemplaire a été si bien comprise par Freud qu’il y reprend appui dans son article sur l’analyse finie ou indéfinie[28].

La fixation anticipée d’un terme, première forme d’intervention active, inaugurée (proh pudor !) par Freud lui-même, quelle que soit la sûreté divinatoire (au sens propre du terme[29]), dont puisse faire preuve l’analyste à suivre son exemple, laissera toujours le sujet dans l’aliénation de sa vérité.

Aussi bien en trouvons-nous la confirmation en deux faits du cas de Freud :

Premièrement, l’homme aux loups, – malgré tout le faisceau de preuves démontrant l’historicité de la scène primitive, malgré la conviction qu’il manifeste à son endroit, imperturbable aux mises en doute méthodiques dont Freud lui impose l’épreuve –, jamais n’arrive pourtant à en intégrer sa remémoration dans son histoire.

Deuxièmement, l’homme aux loups démontre ultérieurement son aliénation de la façon la plus catégorique, sous une forme paranoïde.

Il est vrai qu’ici se mêle un autre facteur, par où la réalité intervient dans l’analyse, à savoir le don d’argent dont nous nous réservons de traiter ailleurs la valeur symbolique, mais dont la portée déjà s’indique dans ce que nous avons évoqué du lien de la parole au don constituant de l’échange primitif. Or ici le don d’argent est renversé par une initiative de Freud où nous pouvons reconnaître, autant qu’à son insistance à revenir sur ce cas, la subjectivation non résolue en lui des problèmes que ce cas laisse en suspens. Et personne ne doute que ç’ait été là un facteur déclenchant de la psychose, au reste sans savoir dire trop bien pourquoi.

Ne comprend-on pas pourtant qu’admettre un sujet à être (156)nourri dans le prytanée de la psychanalyse (car c’est en fait d’une collecte du groupe qu’il tenait sa pension) pour le mérite du service à elle rendu par l’observation de son cas, c’est précipiter définitivement en lui l’aliénation de sa vérité ?

Un rêve du sujet durant le supplément d’analyse où Mme Ruth Mac Brunswick le prend en charge, démontre ce que nous avançons au delà de toute rigueur souhaitable, – ses images symbolisant jusqu’au mur même de notre métaphore, derrière lequel se pressent dans un vain effort les loups de la scène primitive, jusqu’à ce qu’ils arrivent à le tourner avec l’aide de l’analyste qui n’intervient ici qu’en fonction seconde. Rien ne serait plus instructif pour notre propos que de montrer comment Mme Mac Brunswick a mené ce rôle second. L’identification de l’ensemble du discours de la première analyse à ce mur même qu’il faut tourner, serait la plus belle illustration des rôles réciproques de la parole et du langage dans la médiation analytique, mais la place nous manque ici pour en donner le développement.

Ceux qui suivent notre enseignement le connaissent déjà, et ceux qui nous ont suivi maintenant pourront le retrouver sans doute par leurs propres moyens.

Nous voulons en effet toucher un autre aspect particulièrement brûlant dans l’actualité, de la fonction du temps dans la technique. Nous voulons parler de la durée de la séance.

Ici il s’agit encore d’un élément qui appartient manifestement à la réalité, puisqu’il représente notre temps de travail et, sous cet angle, il tombe sous le chef d’une réglementation professionnelle qui peut être tenue pour prévalente.

Mais ses incidences subjectives ne sont pas moins importantes. Et d’abord pour l’analyste. Le caractère tabou sous lequel on l’a produit dans de récents débats prouve assez que la subjectivité du groupe est fort peu libérée à son égard, et le caractère scrupuleux, pour ne pas dire obsessionnel, que prend pour certains, sinon pour la plupart, l’observation d’un standard dont les variations historiques et géographiques ne semblent au reste inquiéter personne, est bien le signe de l’existence d’un problème qu’on est d’autant moins disposé à aborder qu’on sent qu’il entraînerait fort loin dans la mise en question de la fonction de l’analyste.

Pour le sujet en analyse, d’autre part, on n’en saurait (157)méconnaître l’importance. L’inconscient, profère-t-on sur un ton d’autant plus entendu qu’on est moins capable de justifier ce qu’on veut dire, l’inconscient demande du temps pour se révéler. Nous en sommes bien d’accord. Mais nous demandons quelle est sa mesure ? Est-ce celle de l’univers de la précision, pour employer l’expression de M. Alexandre Koyré ? Sans doute nous vivons dans cet univers, mais son avènement pour l’homme est de date récente, puisqu’il remonte exactement à l’horloge de Huyghens, soit à l’an 1659, et le malaise de l’homme moderne n’indique pas précisément que cette précision soit en soi pour lui un facteur de libération. Ce temps de la chute des graves est-il sacré comme répondant au temps des astres en tant que posé dans l’éternel par Dieu qui, comme Lichtenberg nous l’a dit, remonte nos cadrans solaires ? Peut-être en prendrons-nous quelque meilleure idée en comparant le temps de la création d’un objet symbolique et le moment d’inattention où nous le laissons choir ?

Quoi qu’il en soit, si le travail de notre fonction durant ce temps reste problématique, nous croyons avoir assez mis en évidence la fonction de travail de ce qu’y réalise le patient.

Mais la réalité, quelle qu’elle soit, de ce temps y prend dès lors une valeur particulière, celle d’une sanction de la qualité dans ce travail.

Sans doute jouons-nous de notre côté un rôle d’enregistrement, en assumant la fonction, fondamentale en tout échange symbolique, de recueillir ce que do kamo, l’homme dans son authenticité, appelle la parole qui dure.

Témoin pris à partie de la sincérité du sujet, dépositaire du procès-verbal de son discours, référence de son exactitude, garant de sa droiture, gardien de son testament, tabellion de ses codicilles, l’analyste participe du scribe.

Mais il reste avant tout le maître de la vérité dont ce discours est le progrès. C’est lui, avant tout, qui en ponctue, avons-nous dit, la dialectique. Et ici, il est appréhendé comme juge du prix de ce discours. Ceci comporte deux conséquences.

La suspension de la séance ne peut pas ne pas être éprouvée par le sujet comme une ponctuation dans son progrès. Nous savons comment il en calcule l’échéance pour l’articuler à ses propres délais, voire à ses échappatoires, comment il l’anticipe en la soupesant à la façon d’une arme, en la guettant comme un abri.

(158)L’indifférence avec laquelle la coupure du timing interrompt les moments de hâte dans le sujet, peut être fatale à la conclusion vers quoi se précipitait son discours, voire y fixer un malentendu, sinon donner prétexte à une ruse rétorsive.

Il est remarquable que les débutants semblent plus frappés que nous des effets de cette incidence.

C’est un fait qu’on constate bien dans la pratique des textes des écritures symboliques, qu’il s’agisse de la Bible ou des canoniques chinois : l’absence de ponctuation y est une source d’ambiguïté, la ponctuation posée fixe le sens, son changement le renouvelle ou le bouleverse, et, fautive, elle équivaut à l’altérer.

Certes la neutralité que nous manifestons à appliquer strictement cette règle maintient la voie de notre non-agir.

Mais ce non-agir a lui-même sa limite, sans quoi nous n’interviendrions jamais. Et ce n’est pas en maintenir la voie que de la pousser sur ce seul point à la rigueur.

Le danger qui s’annonce à la seule évocation d’une formation obsessionnelle à son propos, est d’y rencontrer la connivence du sujet. Et elle trouvera à s’exercer chez d’autres types de sujet que l’obsessionnel lui-même. Nulle part pourtant elle ne trouvera mieux à se démontrer qu’à comprendre le sens que prend chez l’obsessionnel le travail. Sens de travail forcé qui s’impose même à ses loisirs. Ce sens est soutenu par sa relation subjective au maître en tant que c’est sa mort qu’il attend.

L’obsessionnel manifeste en effet une des attitudes que Hegel n’a pas développée dans sa dialectique du maître et de l’esclave. L’esclave s’est dérobé devant le risque de la mort, où l’occasion de la maîtrise lui était offerte dans une lutte de pur prestige. Mais puisqu’il sait qu’il est mortel, il sait aussi que le maître peut mourir. Dès lors, il peut accepter de travailler pour le maître et de renoncer à la jouissance entre temps : et, dans l’incertitude du moment où arrivera la mort du maître, il attend.

Telle est la raison intersubjective, tant du doute que de la procrastination qui sont des traits de caractère chez l’obsessionnel.

Cependant tout son travail s’opère sous le chef de cette intention, et devient de ce chef doublement aliénant. Car non seulement l’œuvre du sujet lui est dérobée par un autre, ce qui (159)est la relation constituante de tout travail, mais la reconnaissance par le sujet de sa propre essence dans son œuvre où ce travail trouve sa raison, ne lui échappe pas moins, car lui-même « n’y est pas », il est dans le moment anticipé de la mort du maître, à partir de quoi il vivra, mais en attendant quoi il s’identifie à lui comme mort, et ce moyennant quoi il est lui-même déjà mort.

Néanmoins il s’efforce à tromper le maître par la démonstration des bonnes intentions manifestées dans son travail. C’est ce que les bons enfants du catéchisme analytique expriment dans leur rude langage en disant que l’ego du sujet cherche à séduire son super-ego.

Cette formulation intra-subjective se démystifie immédiatement à la comprendre dans la relation analytique, où le working through du sujet est en effet utilisé pour la séduction de l’analyste.

Ce n’est pas par hasard non plus que, dès que le progrès dialectique approche de la mise en cause des intentions de l’ego chez nos sujets, le fantasme de la mort de l’analyste, souvent ressenti sous la forme d’une crainte, voire d’une angoisse, ne manque jamais de se produire.

Et le sujet de repartir dans une élaboration encore plus démonstrative de sa « bonne volonté ».

Comment douter, dès lors, de l’effet de quelque dédain marqué par le maître pour le produit d’un tel travail ? La résistance du sujet peut s’en trouver absolument déconcertée.

De ce moment, son alibi jusqu’alors inconscient commence à se découvrir pour lui, et on le voit rechercher passionnément la raison de tant d’efforts.

Nous n’en dirions pas tant si nous n’étions pas convaincu qu’à expérimenter en un moment maintenant venu à sa conclusion de notre expérience, ce qu’on a appelé nos séances courtes, nous avons pu faire venir au jour chez tel sujet mâle, des fantasmes de grossesse anale avec le rêve de sa résolution par césarienne, dans un délai où autrement nous en aurions encore été à écouter ses spéculations sur l’art de Dostoïevski.

Au reste nous ne sommes pas là pour défendre ce procédé, mais pour montrer qu’il a un sens dialectique précis dans son application technique.

Et nous ne sommes pas seuls à avoir fait la remarque qu’il (160)rejoint à la limite la technique qu’on désigne sous le nom de zen, et qui est appliquée comme moyen de révélation du sujet dans l’ascèse traditionnelle de certaines écoles extrême-orientales.

Sans aller jusqu’aux extrêmes où se porte cette technique, puisqu’ils seraient contraires à certaines des limitations que la nôtre s’impose, une application discrète de son principe dans l’analyse nous paraît beaucoup plus admissible que certains modes dits d’analyse des résistances, pour autant qu’elle ne comporte en elle-même aucun danger d’aliénation du sujet.

Car elle ne brise le discours que pour accoucher la parole.

Nous voici donc au pied du mur, au pied du mur du langage. Nous y sommes à notre place, c’est-à-dire du même côté que le patient, et c’est sur ce mur, qui est le même pour lui et pour nous, que nous allons tenter de répondre à l’écho de sa parole.

Au-delà de ce mur, il n’y a rien qui ne soit pour nous ténèbres extérieures. Est-ce à dire que nous soyons entièrement maîtres de la situation ? Certainement pas, et Freud là-dessus nous a légué son testament sur la réaction thérapeutique négative.

La clef de ce mystère, dit-on, est dans l’instance d’un masochisme primordial, soit dans une manifestation à l’état pur de cet instinct de mort dont Freud nous a proposé l’énigme à l’apogée de son expérience.

Nous ne pouvons en faire fi, pas plus que nous ne pourrons ici ajourner son examen.

Car nous pouvons remarquer que se conjoignent dans un même refus de cet achèvement de la doctrine, ceux qui mènent l’analyse autour d’une conception de l’ego dont nous avons dénoncé l’erreur, et ceux qui, comme Reich, vont si loin dans le principe d’aller chercher au delà de la parole l’ineffable expression organique, que pour, comme lui, la délivrer de son armure, ils pourraient comme lui symboliser dans la superposition des deux formes vermiculaires dont on peut voir dans son livre de l’analyse du caractère le stupéfiant schéma, l’induction orgasmique qu’ils attendent comme lui de l’analyse.

Conjonction qui nous laissera sans doute augurer favorablement de la rigueur des formations de l’esprit, quand nous aurons montré le rapport profond qui unit la notion de l’instinct de mort aux problèmes de la parole.

La notion de l’instinct de mort, pour si peu qu’on la considère, se propose comme ironique, son sens devant être cherché (161)dans la conjonction de deux termes contraires : l’instinct en effet dans son acception la plus compréhensive est la loi qui règle dans sa succession un cycle de comportement pour l’accomplissement d’une fonction vitale, et la mort apparaît d’abord comme la destruction de la vie.

Pourtant la définition que Bichat, à l’orée de la biologie, a donnée de la vie comme de l’ensemble des forces qui résistent à la mort, non moins que la conception la plus moderne que nous en trouvons chez un Cannon dans la notion de l’homéostase, comme fonction d’un système entretenant son propre équilibre, – sont là pour nous rappeler que vie et mort se composent en une relation polaire au sein même de phénomènes qu’on rapporte à la vie.

Dès lors la congruence des termes contrastés de l’instinct de mort aux phénomènes de répétition auxquels l’explication de Freud les rapporte en effet sous la qualification de l’automatisme, ne devrait pas faire de difficultés, s’il s’agissait là d’une notion biologique.

Chacun sent bien qu’il n’en est rien, et c’est là ce qui fait buter maints d’entre nous sur son problème. Le fait que beaucoup s’arrêtent à l’incompatibilité apparente de ces termes peut même retenir notre attention en ce qu’il manifeste une innocence dialectique que déconcerterait sans doute le problème classiquement posé à la sémantique dans l’énoncé déterminatif : un hameau sur le Gange, par quoi l’esthétique hindoue illustre la deuxième forme des résonances du langage[30].

Il faut aborder en effet cette notion par ses résonances dans ce que nous appellerons la poétique de l’œuvre freudienne, première voie d’accès pour en pénétrer le sens, et dimension essentielle à en comprendre la répercussion dialectique des origines de l’œuvre à l’apogée qu’elle y marque. Il faut se souvenir, par exemple, que Freud nous témoigne avoir trouvé sa vocation médicale dans l’appel entendu d’une lecture publique du fameux Hymne à la nature de Goethe, soit dans ce texte retrouvé par un ami où le poète au déclin de sa vie a accepté de reconnaître un enfant putatif des plus jeunes effusions de sa plume.

À l’autre extrême de la vie de Freud, nous trouvons (162)dans l’article sur l’analyse en tant que finie et indéfinie, la référence expresse de sa nouvelle conception au conflit des deux principes auxquels Empédocle d’Agrigente, au Ve siècle avant Jésus-Christ, soit dans l’indistinction présocratique de la nature et de l’esprit, soumettait les alternances de la vie universelle.

Ces deux faits nous sont une suffisante indication qu’il s’agit là d’un mythe de la dyade dont la promotion dans Platon est au reste évoquée dans l’« au-delà du principe du plaisir », mythe qui ne peut se comprendre dans la subjectivité de l’homme moderne qu’en l’élevant à la négativité du jugement où il s’inscrit.

C’est-à-dire que de même que l’automatisme de répétition qu’on méconnaît tout autant à vouloir en diviser les termes, ne vise rien d’autre que la temporalité historisante de l’expérience du transfert, de même l’instinct de mort exprime essentiellement la limite de la fonction historique du sujet. Cette limite est la mort, non pas comme échéance éventuelle de la vie de l’individu, ni comme certitude empirique du sujet, mais selon la formule qu’en donne Heidegger, comme « possibilité absolument propre, inconditionnelle, indépassable, certaine et comme telle indéterminée du sujet », entendons-le du sujet défini par son historicité.

En effet cette limite est à chaque instant présente en ce que cette histoire a d’achevé. Elle représente le passé sous sa forme absolument réelle, c’est-à-dire non pas le passé physique dont l’existence est abolie, ni le passé épique tel qu’il s’est parfait dans l’œuvre de mémoire, ni le passé historique où l’homme trouve le garant de son avenir, mais le passé qui se manifeste toujours présent dans l’éternel retour.

Tel est le mort dont la subjectivité fait son partenaire dans la triade que sa médiation institue dans le conflit universel de Philia, l’amour, et de Neikos, la discorde.

Il n’est plus besoin dès lors de recourir à la notion périmée du masochisme primordial pour comprendre la raison des jeux répétitifs où la subjectivité fomente tout ensemble la maîtrise de sa déréliction et la naissance du symbole.

Ce sont ces jeux d’occultation que Freud, en une intuition géniale, a produit à notre regard pour que nous y reconnaissions que le moment où le désir s’humanise est aussi celui où l’enfant naît au langage.

(163)Nous pouvons maintenant y saisir que le sujet n’y maîtrise pas seulement sa privation en l’assumant, mais qu’il y élève son désir à une puissance seconde. Car son action détruit l’objet qu’elle fait apparaître et disparaître dans la provocation anticipante de son absence et de sa présence. Elle négative ainsi le champ de forces du désir pour devenir à elle-même son propre objet. Et cet objet prenant aussitôt corps dans le couple symbolique de deux jaculations élémentaires, annonce dans le sujet l’intégration diachronique de la dichotomie des phonèmes, dont le langage existant offre la structure synchronique à son assimilation ; aussi bien l’enfant commence-t-il à s’engager dans le système du discours concret de l’ambiance, en reproduisant plus ou moins approximativement dans son Fort ! et dans son Da ! les vocables qu’il en reçoit.

Fort ! Da ! C’est bien déjà dans sa solitude que le désir du petit d’homme est devenu le désir d’un autre, d’un alter ego qui le domine et dont l’objet de désir est désormais sa propre peine.

Que l’enfant s’adresse maintenant à un partenaire imaginaire ou réel, il le verra obéir également à la négativité de son discours, et son appel ayant pour effet de le faire se dérober, il cherchera dans une intimation bannissante la provocation du retour qui le ramène à son désir.

Ainsi le symbole se manifeste d’abord comme meurtre de la chose, et cette mort constitue dans le sujet l’éternisation de son désir.

Le premier symbole où nous reconnaissions l’humanité dans ses vestiges, est la sépulture, et le truchement de la mort se reconnaît en toute relation où l’homme vient à la vie de son histoire.

Seule vie qui perdure et qui soit véritable, puisqu’elle se transmet sans se perdre dans la tradition perpétuée de sujet à sujet. Comment ne pas voir de quelle hauteur elle transcende cette vie héritée par l’animal et où l’individu s’évanouit dans l’espèce, puisqu’aucun mémorial ne distingue son éphémère apparition de celle qui la reproduira dans l’invariabilité du type. Mises à part en effet ces mutations hypothétiques du phylum que doit intégrer une subjectivité que l’homme n’approche encore que du dehors, – rien, sinon les expériences où l’homme l’associe, ne distingue un rat du rat, un cheval du (164)cheval, rien sinon ce passage inconsistant de la vie à la mort, – tandis qu’Empédocle se précipitant dans le Vésuve, laisse à jamais présent dans la mémoire des hommes cet acte symbolique de son être-pour-la-mort.

La liberté de l’homme s’inscrit toute dans le triangle constituant de la renonciation qu’il impose au désir de l’autre par la menace de la mort pour la jouissance des fruits de son servage, – du sacrifice consenti de sa vie pour les raisons qui donnent à la vie humaine sa mesure, – et du renoncement suicide du vaincu frustrant de sa victoire le maître qu’il abandonne à son inhumaine solitude.

De ces figures de la mort, la troisième est le suprême détour par où la particularité immédiate du désir, reconquérant sa forme ineffable, retrouve dans la dénégation un triomphe dernier. Et il nous faut en reconnaître le sens, car nous avons affaire à elle. Elle n’est pas en effet une perversion de l’instinct, mais cette affirmation désespérée de la vie qui est la forme la plus pure où nous reconnaissions l’instinct de mort.

Le sujet dit : « Non ! » à ce jeu de furet de l’intersubjectivité où le désir ne se fait reconnaître un moment que pour se perdre dans un vouloir qui est vouloir de l’autre. Patiemment, il soustrait sa vie précaire aux moutonnantes agrégations de l’Éros du symbole pour l’affirmer enfin dans une malédiction sans parole.

Aussi quand nous voulons atteindre dans le sujet ce qui était avant les jeux sériels de la parole, et ce qui est primordial à la naissance des symboles, nous le trouvons dans la mort, d’où son existence prend tout ce qu’elle a de sens. C’est comme désir de mort en effet qu’il s’affirme pour les autres ; s’il s’identifie à l’autre, c’est en le figeant en la métamorphose de son image essentielle, et tout être par lui n’est jamais évoqué que parmi les ombres de la mort.

Dire que ce sens mortel révèle dans la parole un centre extérieur au langage, est plus qu’une métaphore et manifeste une structure. Cette structure est différente de la spatialisation de la circonférence ou de la sphère où l’on se plaît à schématiser les limites du vivant et de son milieu : elle répond plutôt à ce groupe relationnel que la logique symbolique désigne topologiquement comme un anneau.

À vouloir en donner une représentation intuitive, il semble (165)que plutôt qu’à la superficialité d’une zone, c’est à la forme tridimensionnelle d’un tore qu’il faudrait recourir, pour autant que son extériorité périphérique et son extériorité centrale ne constituent qu’une seule région.

Ce schéma satisfait à la circularité sans fin du processus dialectique qui se produit quand le sujet réalise sa solitude, soit dans l’ambiguïté vitale du désir immédiat, soit dans la pleine assomption de son être-pour-la-mort.

Mais l’on y peut saisir du même coup que la dialectique n’est pas individuelle, et que la question de la terminaison de l’analyse est celle du moment où la satisfaction du sujet trouve à se réaliser dans la satisfaction de chacun, c’est-à-dire de tous ceux qu’elle s’associe dans une œuvre humaine. De toutes celles qui se proposent dans le siècle, l’œuvre du psychanalyste est peut-être la plus haute parce qu’elle y opère comme médiatrice entre l’homme du souci et le sujet du savoir absolu. C’est aussi pourquoi elle exige une longue ascèse subjective, et qui ne sera jamais interrompue, la fin de l’analyse didactique elle-même n’étant pas séparable de l’engagement du sujet dans sa pratique.

Qu’y renonce donc plutôt celui qui ne peut rejoindre à son horizon la subjectivité de son époque. Car comment pourrait-il faire de son être l’axe de tant de vies, celui qui ne saurait rien de la dialectique qui l’engage avec ces vies dans un mouvement symbolique. Qu’il connaisse bien la spire où son époque l’entraîne dans l’œuvre continuée de Babel, et qu’il sache sa fonction d’interprète dans la discorde des langages. Pour les ténèbres du mundus autour de quoi s’enroule la tour immense, qu’il laisse à la vision mystique le soin d’y voir s’élever sur un bois éternel le serpent pourrissant de la vie.

Qu’on nous laisse rire si l’on impute à ces propos de détourner le sens de l’œuvre de Freud des assises biologiques qu’il lui eût souhaitées vers les références culturelles dont elle est parcourue. Nous ne voulons ici vous prêcher la doctrine ni du facteur b, par quoi l’on désignerait les unes, ni du facteur c, où l’on reconnaîtrait les autres. Nous avons voulu seulement vous rappeler l’ab, c,méconnu de la structure du langage, et vous faire épeler à nouveau le b-a, ba, oublié, de la parole.

Car, quelle recette vous guiderait-elle dans une technique qui se compose de l’un et tire ses effets de l’autre, si vous ne reconnaissiez de l’un et l’autre le champ et la fonction.

(166)L’expérience psychanalytique a retrouvé dans l’homme l’impératif du verbe comme la loi qui l’a formé à son image. Elle manie la fonction poétique du langage pour donner à son désir sa médiation symbolique. Qu’elle vous fasse comprendre enfin que c’est dans le don de la parole[31] que réside toute la réalité de ses effets ; car c’est par la voie de ce don que toute réalité est venue à l’homme et par son acte continué qu’il la maintient.

Si le domaine que définit ce don de la parole doit suffire à votre action comme à votre savoir, il suffira aussi à votre dévouement. Car il lui offre un champ privilégié.

Quand les Dévas, les hommes et les Asuras, lisons-nous au premier Brâhmana de la cinquième leçon du Bhrad-âranyaka Upanishad, terminaient leur noviciat avec Prajapâti, ils lui firent cette prière : « Parle-nous ».

« Da, dit Prajapâti, le dieu du tonnerre. M’avez-vous entendu ? ». Et les Devas répondirent : « Tu nous as dit : Damyata, domptez-vous », – le texte sacré voulant dire que les puissances d’en haut se soumettent à la loi de la parole.

« Da, dit Prajapâti, le dieu du tonnerre. M’avez-vous entendu ? ». Et les hommes répondirent : « Tu nous as dit : Datta, donnez », – le texte sacré voulant dire que les hommes se reconnaissent par le don de la parole.

« Da, dit Prajapâti, le dieu du tonnerre. M’avez-vous entendu ? ». Et les Asuras répondirent : « Tu nous as dit : Dayadhvam, faites grâce », – le texte sacré voulant dire que les puissances d’en bas résonnent à l’invocation de la parole.

C’est là, reprend le texte, ce que la voix divine fait entendre dans le tonnerre : Soumission, don, grâce. Da da da.

Car Prajapâti à tous répond : « Vous m’avez entendu ».

 


[1]. Cf. Le temps logique ou l’assertion de certitude anticipée, voir Cahiers d’art, 1945.

[2]. Ferenczi, Confusion of tongues between the adult and the child, Int. Jour. of Psycho., 1949, XXX, IV, pp. 225-230.

[3]. C’est là la croix d’une déviation autant pratique que théorique. Car identifier l’ego à la discipline du sujet, c’est confondre l’isolation imaginaire avec la maîtrise des instincts. C’est par là s’offrir à des erreurs de jugements dans la conduite du traitement : ainsi à viser un renforcement de l’ego dans maintes névroses motivées par sa structure trop forte, ce qui est une voie sans issue. N’avons-nous pas lu, sous la plume de notre ami Michaël Balint, qu’un renforcement de l’ego doive être favorable au sujet souffrant d’ejaculatio praecox, parce qu’il lui permettrait une suspension plus prolongée de son désir. Comment le penser pourtant, si c’est précisément au fait que son désir est suspendu à la fonction imaginaire de l’ego que le sujet doit le court-circuit de l’acte, dont la clinique psychanalytique montre clairement qu’il est lié à l’identification narcissique au partenaire.

[4]. Ceci dans le travail même qui reçoit notre palme à la fin de notre introduction.

[5]G. W., XII, p. 71, Cinq psychanalyses, p. 356, traduction faible « du terme ».

[6]G. W., XII, p. 72, n. 1, dernières lignes. On retrouve soulignée dans la note la notion de Nachträglichkeit, Cinq psych., p. 356, n. 1.

[7]. Dans un article à la portée du lecteur français le moins exigeant, puisqu’il est paru dans la Revue neurologique dont la collection se trouve habituellement dans les bibliothèques de salles de garde.

[8]. Nous empruntons ces termes au regretté Edouard Pichon qui, tant dans les indications qu’il donna pour la venue au jour de notre discipline que pour celles qui le guidèrent dans les ténèbres des personnes, montra une divination que nous ne pouvons rapporter qu’à son exercice de la sémantique.

[9]. Idem note précédente.

[10]. Cf. Gegenwunschträume, in Traumdeutung, G. W., II, pp. 156-157 et pp. 163-164. Trad. anglaise, Standard édition, IV, p. 151 et pp. 157-158. Trad. franç., éd. Alcan, p. 110 et p. 146.

[11]. Cf. Oberndorf (C. I.), Unsatisfactory results of psychoanalytic therapy, Psychoanalytic Quarterly, 19, 393-407.

[12] Cf. entre autres : Do Kamo, de Maurice Leenhardt, chap. IX, et X.

[13] Jules H. Massermann, Language, behavior and dynamic psychiatry, in Intern. Journal of Psychan., 1944, 1 et 2, pp. 1-8.

[14]. Aphorisme de Lichtenberg : « Un fou qui s’imagine être un prince ne diffère du prince qui l’est en fait, que parce que celui-ci est un prince négatif, tandis que celui-là est un fou négatif. Considérés sans leur signe, ils sont semblables ».

[15]. Pour obtenir immédiatement la confirmation subjective de cette remarque de Hegel, il suffit d’avoir vu, dans l’épidémie récente, un lapin aveugle au milieu d’une route, érigeant vers le soleil couchant le vide de sa vision changée en regard : il est humain jusqu’au tragique.

[16]. Les lignes supra et infra montrent l’acception que nous donnons à ce terme.

[17] L’erreur de Reich, sur laquelle nous reviendrons, lui a fait prendre des armoiries pour une armure.

[18]. Cf. Claude Lévi-Strauss Language and the analysis of social laws, in American anthropologist, vol. 53, n° 2, april-june 1951, pp. 155-163.

[19]. Cf. sur l’hypothèse galiléenne et sur l’horloge de Huyghens : An experiment in measurement, par Alexandre Koyré, in Proceedings of American philosophical Society, vol. 97, avril 1953.

[20]. Il s’agit de l’enseignement d’Abhinavagupta, au Xe siècle. Cf. l’ouvrage du Dr Kanti CHANDRA PANDEY : Indian esthetics, in Chowkamba Sanskrit series, Studies, vol. II, Bénarès, 1950.

[21]. Ernst Kris, Ego psychology and interpretation, Psychoanalytic Quarterly, XX, n° 1, January 1951, pp. 15-29, cf. le passage cité pp. 27-28.

[22]. Ceci à l’usage de qui peut l’entendre encore, après avoir été chercher dans le Littré la justification d’une théorie qui fait de la parole une « action à côté », par la traduction qu’il donne en effet du grec parabolê (mais pourquoi pas « action vers » ?) sans y avoir du même coup remarqué que si ce mot toutefois désigne ce qu’il veut dire, c’est en raison de l’usage sermonnaire qui réserve le mot verbe, depuis le Xe siècle, au Logos incarné.

[23]. À chaque langage, sa forme de transmission, et la légitimité de telles recherches étant fondée sur leur réussite, il n’est pas interdit d’en faire un usage moralisant. Considérons, par exemple, la sentence que nous avons épinglée en épigraphe à notre préface. Son style, d’être embarrassé de redondances vous paraîtra peut-être plat. Mais que vous l’en allégiez, et sa hardiesse s’offrira à l’enthousiasme qu’elle mérite.

Oyez :

« Parfaupe ouclaspa nannanbryle anaphi ologi psysoscline ixispad anlana – égniakune n’rbiol’ ô blijouter têtumaine ennouconç’… ».

Voici dégagée enfin la pureté de son message. Le sens y relève la tête, l’aveu de l’être s’y dessine et notre esprit vainqueur lègue au futur son empreinte immortelle.

[24]. Edward Glover, The therapeutic effect of inexact interpretation ; a contribution to the theory of suggestion, Int. J. Psa., XII, p. 4.

[25]. Robert Fliess, Silence and verbalization. A supplement to the theory of the « analytic rule », Int. J. Psa, XXX, p. 1.

[26]. Équivalent pour nous ici du terme Zwangsbefürchtung qu’il faut décomposer sans rien perdre des ressources sémantiques de la langue allemande.

[27]. On désigne, sous ce terme, la coutume d’origine celtique et encore en usage dans certaines sectes bibliques en Amérique, qui permet aux fiancés, et même à l’hôte de passage conjoint à la jeune fille de la maison, de coucher ensemble dans le même lit, à la condition qu’ils gardent leurs vêtements. Le mot tire son sens de ce que la jeune fille y est ordinairement empaquetée dans des draps.

(Quincey en parle. Cf. aussi le livre d’Aurand le Jeune sur cette pratique dans la secte des Amish.)

Ainsi le mythe de Tristan et Yseut, voire le complexe qu’il représente, parrainerait désormais le psychanalyste dans sa quête de l’âme promise à des épousailles mystifiantes par la voie de l’exténuation de ses fantasmes instinctuels.

[28]. Car c’est là la traduction correcte des deux termes qu’on a traduits, avec cette infaillibilité dans le contresens que nous avons déjà signalée, par « analyse terminée et analyse interminable ».

[29]Cf. Aulu-Gelle, Nuits attiques, II, 4 : « Dans un procès, quand il s’agit de savoir qui sera chargé de l’accusation, et que deux ou plusieurs personnes demandent à se faire inscrire pour ce ministère, le jugement par lequel le tribunal nomme l’accusateur s’appelle divination… Ce mot vient de ce que l’accusateur et l’accusé étant deux choses corrélatives, et qui ne peuvent subsister l’un sans l’autre, et l’espèce de jugement dont il s’agit ici présentant un accusé sans accusateur, il faut recourir à la divination pour trouver ce que la cause ne donne pas, ce qu’elle laisse encore inconnu, c’est-à-dire l’accusateur ».

[30] C’est la forme appelée Laksanalaksana..

[31] On entend bien qu’il ne s’agit pas ici de ces « dons » qui sont toujours censés faire défaut aux novices, mais d’un don qui leur manque en effet plus souvent qu’à leur tour.

1954 LACAN Introduction au commentaire de Jean Hyppolite sur la Verneinung de Freud

(9 p.) 1954-02-10 :      

L’« Introduction au commentaire de Jean Hyppolite sur la Verneinung » prononcé lors de la séance du séminaire du 10 février 1954 avant l’exposé de Jean Hyppolite, est d’abord, retravaillée et amplifiée, dans La psychanalyse, 1956, n° 1, « Sur la parole et le langage », pp. 17-28 (c’est cette version qui est ici proposée). Puis dans Écrits, Paris, Seuil, coll. « Le champ freudien », 1966, pp. 369-380 (sous le titre : « Introduction au commentaire de Jean Hyppolite sur la Verneinung de Freud ».

(17)Séminaire de technique freudienne du 10 février 1954[1].

 

INTRODUCTION AU COMMENTAIRE

DE JEAN HYPPOLITE

SUR LA VERNEINUNG

Vous avez entendu la dernière fois mon commentaire sur le passage central de l’écrit de Freud sur la dynamique du transfert[2].

Vous avez pu y mesurer combien féconde se révèle notre méthode de recourir aux textes de Freud pour soumettre à un examen critique l’usage présent des concepts fondamentaux de la technique psychanalytique et spécialement de la notion de résistance.

L’adultération qu’a subie en effet cette dernière notion prend sa gravité de la consigne que Freud a consacrée de son autorité, de donner le pas dans la technique à l’analyse des résistances. Car si Freud entendait bien là marquer un tournant de la pratique, nous croyons qu’il n’y a que confusion et contresens dans la façon dont on s’autorise d’un ordre d’urgence pour y appuyer une technique qui ne méconnaît rien de moins que ce à quoi il s’applique.

La question est du sens qu’il faut restituer aux préceptes (18)de cette technique qui, pour s’être bientôt réduits à des formules toutes faites, ont perdu la vertu indicative qu’ils ne sauraient conserver que dans une compréhension authentique de la vérité de l’expérience qu’ils sont destinés à conduire. Freud, bien entendu, ne saurait y manquer non plus que ceux qui pratiquent son œuvre. Mais, vous avez pu en faire l’épreuve, ce n’est pas le fort de ceux qui dans notre discipline se rempardent à plus grand bruit derrière la primauté de la technique, – sans doute pour se couvrir de la concomitance certaine qui y accorde en effet les progrès de la théorie, dans l’usage abêti des concepts analytiques qui peut seul justifier la technique qui est la leur.

Que l’on tente de serrer d’un peu plus près ce que représente dans l’usage dominant l’analyse des résistances, on sera bien déçu. Car ce qui frappe d’abord à lire ses doctrinaires, c’est que le maniement dialectique d’une idée quelconque leur est si impensable, qu’ils ne sauraient même le reconnaître quand ils y sont précipités à la façon dont M. Jourdain faisait de la prose sans le savoir, par une pratique à laquelle la dialectique est en effet immanente. Dès lors ils ne sauraient y arrêter leur réflexion, sans se raccrocher sous un mode panique aux objectivations les plus simplistes, fut-ce aux plus grossièrement imageantes.

C’est ainsi que la résistance en vient à être par eux imaginée plutôt que conçue, selon ce qu’elle connote dans son emploi sémantique moyen[3], soit, à bien examiner cet emploi, dans une acception transitive indéfinie. Grâce à quoi « le sujet résiste » est entendu « il résiste à… » – À quoi ? – Sans doute à ses tendances dans la conduite qu’il s’impose en tant que sujet névrotique, à leur aveu dans les justifications qu’il propose de sa conduite à l’analyste. Mais comme les tendances reviennent à la charge, et comme la technique est là pour un coup, cette résistance est supposée sérieusement mise à l’épreuve : dès lors (19)pour la maintenir il faut qu’il y mette du sien et, avant même que nous ayons le temps de nous retourner, nous voici glisser dans l’ornière de l’idée obtuse que le malade « se défend ». Car le contresens ne se scelle définitivement que de sa jonction avec un autre abus de langage : celui qui fait bénéficier le terme de défense du blanc-seing que lui confère son usage en médecine, sans qu’on s’aperçoive, car on n’est pas meilleur médecin pour être mauvais psychanalyste, qu’il y a là aussi maldonne quant à la notion, si c’est à son sens correct en physiopathologie qu’on entend faire écho, – et qu’on ne trahit pas moins, car on n’est pas plus instruit en psychanalyse pour être ignorant en médecine, l’application parfaitement avertie que Freud en a faite dans ses premiers écrits sur la pathogénie des névroses.

Mais, nous dira-t-on, à centrer votre visée d’une idée confuse sur son point le plus bas de désagrégation, ne tombez-vous pas dans le travers de ce qu’on appelle proprement un procès de tendance. C’est qu’aussi bien, répondrons-nous, rien ne retient dans cette tendance les usagers d’une technique ainsi appareillée, car les préceptes dont ils parent sa confusion originelle ne remédient en rien à ses suites. C’est ainsi qu’on profère que le sujet ne peut rien nous communiquer que de son moi et par son moi, – ici le regard de défi du bon sens qui reprend pied à la maison ; qu’il faut pour arriver à quelque chose viser à renforcer le moi, ou tout au moins, corrige-t-on, sa partie saine, – et les bonnets de hocher à cette ânerie ; que dans l’usage du matériel analytique nous procéderons par plans, – ces plans dont nous avons bien entendu en poche le relevé garanti ; que nous irons ainsi de la surface à la profondeur, – pas de charrue avant les bœufs ; que pour ce faire le secret des maîtres est d’analyser l’agressivité, – pas de charrue qui tue les bœufs ; enfin voici la dynamique de l’angoisse, et les arcanes de son économie, – que nul ne touche, s’il n’est expert hydraulicien, aux potentiels de ce mana sublime. Tous ces préceptes, disons-le, et leur parure théorique seront délaissés de notre attention parce qu’ils sont simplement macaroniques.

La résistance en effet ne peut être que méconnue dans son essence, si on ne la comprend pas à partir des dimensions du discours où elle se manifeste dans l’analyse. Et nous les avons(20)rencontrées d’emblée dans la métaphore dont Freud a illustré sa première définition. Je veux dire celle que nous avons commentée en son temps[4] et qui évoque les portées où le sujet déroule « longitudinalement » pour employer le terme de Freud, les chaînes de son discours, selon une partition dont le « noyau pathogène » est le leit-motiv. Dans la lecture de cette partition, la résistance se manifeste « radialement », terme opposé au précédent, et avec une croissance proportionnelle à la proximité où vient la ligne en cours de déchiffrage de celle qui livre en l’achevant la mélodie centrale. Et ceci au point que cette croissance, souligne Freud, peut être tenue pour la mesure de cette proximité.

C’est dans cette métaphore que certains ont même voulu trouver l’indice de la tendance mécanistique dont la pensée de Freud serait grevée. Pour saisir l’incompréhension dont cette réserve fait la preuve, il n’est que de se référer à la recherche que nous avons menée pas à pas dans les éclaircissements successifs que Freud a apportés à la notion de résistance, et spécialement à l’écrit sur lequel nous sommes et où il en donne la plus claire formule.

Que nous y dit Freud en effet ? Il nous découvre un phénomène structurant de toute révélation de la vérité dans le dialogue. II y a la difficulté fondamentale que le sujet rencontre dans ce qu’il a à dire ; la plus commune est celle que Freud a démontrée dans le refoulement, à savoir cette sorte de discordance entre le signifié et le signifiant, que détermine toute censure d’origine sociale. La vérité peut toujours dans ce cas être communiquée entre les lignes. C’est-à-dire que celui qui. veut la faire entendre, peut toujours recourir à la technique qu’indique l’identité de la vérité aux symboles qui la révèlent, à savoir arriver à ses fins en introduisant délibérément dans un texte des discordances qui répondent cryptographiquement à celles qu’impose la censure.

Le sujet vrai, c’est-à-dire le sujet de l’inconscient, ne procède pas autrement dans le langage de ses symptômes qui n’est pas tant déchiffré par l’analyste qu’il ne vient à s’adresser à lui de façon de plus en plus consistante, pour la satisfaction (21)toujours renouvelée de notre expérience. C’est en effet ce qu’elle a reconnu dans le phénomène du transfert.

Ce que dit le sujet qui parle, si vide que puisse être d’abord son discours, prend son effet de l’approximation qui s’y réalise de la parole où il convertirait pleinement la vérité qu’expriment ses symptômes. Précisons même tout de suite que cette formule est d’une portée plus générale, nous le verrons aujourd’hui, que le phénomène du refoulement par quoi nous venons de l’introduire.

Quoi qu’il en soit, c’est en tant que le sujet arrive à la limite de ce que le moment permet à son discours d’effectuer de la parole, que se produit le phénomène où Freud nous montre le point d’articulation de la résistance à la dialectique analytique. Car ce moment et cette limite s’équilibrent dans l’émergence, hors du discours du sujet, du trait qui peut le plus particulièrement s’adresser à vous dans ce qu’il est en train de dire. Et cette conjoncture est promue à la fonction de ponctuation de sa parole. Pour faire saisir un tel effet nous avons usé de cette image que la parole du sujet bascule vers la présence de l’auditeur[5].

Cette présence qui est le rapport le plus pur dont le sujet soit capable à l’endroit d’un être, et qui est d’autant plus vivement sentie comme telle que cet être est pour lui moins qualifié, cette présence pour un instant délivrée à l’extrême des voiles qui la recouvrent et l’éludent dans le discours commun en tant qu’il se constitue comme discours de l’on précisément à cette fin, cette présence se marque dans le discours par une scansion suspensive souvent connotée par un moment d’angoisse, comme je vous l’ai montré dans un exemple de mon expérience.

D’où la portée de l’indication que Freud nous a donnée d’après la sienne : à savoir que, quand le sujet s’interrompt dans son discours, vous pouvez être sûr qu’une pensée l’occupe qui se rapporte à l’analyste.

Cette indication, vous la verrez le plus souvent confirmée à poser au sujet la question : « Que pensez-vous à l’instant, qui se rapporte à ce qui vous entoure ici et plus précisément (22)à moi qui vous écoute ? ». Encore la satisfaction intime que vous pourrez tirer d’entendre des remarques plus ou moins désobligeantes sur votre aspect général et votre humeur du jour, sur le goût que dénote le choix de vos meubles ou la façon dont vous êtes nippé, ne suffit-elle pas à justifier votre initiative, si vous ne savez pas ce que vous attendez de ces remarques, et l’idée, reçue pour beaucoup, qu’elles donnent occasion de se décharger à l’agressivité du sujet, est proprement imbécile.

La résistance, disait Freud avant l’élaboration de la nouvelle topique, est essentiellement un phénomène du moi. Comprenons ici ce que cela veut dire. Cela nous permettra plus tard de comprendre ce qu’on entend de la résistance, quand on la rapporte aux autres instances du sujet.

Le phénomène ici en question montre une des formes les plus pures où le moi puisse manifester sa fonction dans la dynamique de l’analyse. C’est en quoi il fait bien saisir que le moi tel qu’il opère dans l’expérience analytique, n’a rien à faire avec l’unité supposée de la réalité du sujet que la psychologie dite générale abstrait comme instituée dans ses « fonctions synthétiques ». Le moi dont nous parlons est absolument impossible à distinguer des captations imaginaires qui le constituent de pied en cap, dans sa genèse comme dans son statut, dans sa fonction comme dans son actualité, par un autre et pour un autre. Autrement dit, la dialectique qui soutient notre expérience, se situant au niveau le plus enveloppant de l’efficacité du sujet, nous oblige à comprendre le moi de bout en bout dans le mouvement d’aliénation progressive, où se constitue la conscience de soi dans la phénoménologie de Hegel.

Ce qui veut dire que si vous avez affaire dans le moment que nous étudions, à l’ego du sujet, c’est que vous êtes à ce moment le support de son alter ego.

Je vous ai rappelé que l’un de nos confrères, guéri depuis de ce prurit de la pensée qui le tourmentait encore en un temps où il cogitait sur les indications de l’analyse, avait été saisi d’un soupçon de cette vérité ; aussi bien, le miracle de l’intelligence illuminant sa face, fit-il culminer son discours sur les dites indications, par l’annonce de cette nouvelle que l’analyse devait être subordonnée à cette condition première que le sujet eût le sentiment de l’autre comme existant.

C’est précisément ici que commence la question : quelle (23)est la sorte d’altérité par quoi le sujet s’intéresse à cette existence ? Car c’est de cette altérité même que le moi du sujet participe, au point que, s’il est une connaissance qui soit proprement classificatoire pour l’analyste, et de nature à satisfaire cette exigence d’orientation préalable que la nouvelle technique proclame d’un ton d’autant plus fendant qu’elle en méconnaît jusqu’au principe, c’est celle qui dans chaque structure névrotique définit le secteur ouvert aux alibis de l’ego.

En bref, ce que nous attendons de la réponse du sujet à lui poser la question stéréotypée, qui le plus souvent le libérera du silence qui vous signale ce moment privilégié de la résistance, c’est qu’il vous montre qui parle et à qui : ce qui ne constitue qu’une seule et même question.

Mais il reste à votre discrétion de le lui faire entendre en l’interpellant à la place imaginaire où il se situe : cela sera selon que vous pouvez ou non en raccorder le quolibet au point de son discours où sera venue buter sa parole.

Vous homologuerez ainsi ce point comme une ponctuation correcte. Et c’est ici que se conjugue harmonieusement l’opposition, qu’il serait ruineux de soutenir formellement, de l’analyse de la résistance et de l’analyse du matériel. Technique à quoi vous vous formez pratiquement au séminaire dit de contrôle.

Pour ceux pourtant qui en ont appris une autre, dont je connais trop la systématique, et qui lui garderaient encore quelque crédit, je ferai remarquer que bien sûr vous ne manquerez pas d’obtenir une réponse actuelle à faire état de l’agressivité du sujet à votre égard, et même à montrer quelque finesse à y reconnaître sous un mode contrasté le « besoin d’amour ». Après quoi, votre art verra s’ouvrir pour lui le champ des manèges de la défense. La belle affaire ! Ne savons-nous pas qu’aux confins où la parole se démet, commence le domaine de la violence, et qu’elle y règne déjà, même sans qu’on l’y provoque.

Si donc vous y portez la guerre, sachez au moins ses principes et qu’on méconnaît ses limites à ne pas la comprendre avec un Clausewitz comme un cas particulier du commerce humain.

On sait que c’est à en reconnaître, sous le nom de guerre totale, la dialectique interne, que celui-ci est venu à formuler qu’elle commande d’être considérée comme le prolongement des moyens de la politique.

Ce qui a permis à des praticiens plus avancés dans l’expérience (24)moderne de la guerre sociale, à laquelle il préludait, de dégager le corollaire que la première règle à observer serait de ne pas laisser échapper le moment où l’adversaire devient autre qu’il n’était, – ce qui indiquerait de procéder rapidement à cette partition des enjeux qui fonde les bases d’une paix équitable. Vous êtes d’une génération qui a pu éprouver que cet art est inconnu des démagogues qui ne peuvent pas plus se détacher des abstractions qu’un psychanalyste vulgaire. C’est pourquoi les guerres même qu’ils gagnent, ne font qu’engendrer les contradictions où l’on n’a guère occasion de reconnaître les effets qu’ils en promettaient.

Dès lors ils se lancent à corps perdu dans l’entreprise d’humaniser l’adversaire tombé à leur charge dans sa défaite, – appelant même le psychanalyste à la rescousse pour collaborer à la restauration d’human relations, dans quoi celui-ci, du train dont il mène maintenant les choses, n’hésite pas à se fourvoyer.

Tout ceci ne paraît pas déplacé à retrouver au tournant la note de Freud sur laquelle je me suis arrêté déjà dans le même écrit, et peut-être ceci éclaire-t-il d’une nouvelle lumière ce qu’il veut nous dire par la remarque qu’il ne faudrait pas inférer, de la bataille qui s’acharne parfois pour des mois autour d’une ferme isolée que celle-ci représente le sanctuaire national d’un des combattants, voire qu’elle abrite une de ses industries de guerre. Autrement dit le sens d’une action défensive ou offensive n’est pas à chercher dans l’objet qu’elle dispute apparemment à l’adversaire, mais plutôt dans le dessein dont elle participe et qui définit l’adversaire par sa stratégie.

L’humeur obsidionale qui se trahit dans la morosité de l’analyse des défenses, porterait donc sans doute des fruits plus encourageants pour ceux qui s’y fient, s’ils la mettaient seulement à l’école de la moindre lutte réelle, qui leur apprendrait que la réponse la plus efficace à une défense, n’est pas d’y porter l’épreuve de force.

En fait il ne s’agit chez eux, faute de s’astreindre aux voies dialectiques où s’est élaborée l’analyse, et faute de talent pour retourner à l’usage pur et simple de la suggestion, que de recourir à une forme pédantesque de celle-ci à la faveur d’un psychologisme ambiant dans la culture. Ce en quoi ils ne laissent pas d’offrir à leurs contemporains le spectacle de gens qui n’étaient appelés à leur profession par rien d’autre (25)que d’être en posture d’y avoir toujours le dernier mot, et qui, pour y rencontrer un peu plus de difficulté que dans d’autres activités dites libérales, montrent la figure ridicule de Purgons obsédés par la « défense » de quiconque ne comprend pas ce pourquoi sa fille est muette.

Mais ils ne font en cela que rentrer dans cette dialectique du moi et de l’autre qui fait l’impasse du névrosé et qui rend sa situation solidaire du préjugé de sa mauvaise volonté. C’est pourquoi il m’arrive de dire qu’il n’y a dans l’analyse d’autre résistance que celle de l’analyste. Car ce préjugé ne peut céder qu’à une véritable conversion dialectique, encore faut-il qu’elle s’entretienne chez le sujet d’un exercice continuel. C’est à quoi se ramènent véritablement toutes les conditions de la formation du psychanalyste.

Hors d’une telle formation, le préjugé restera toujours dominant qui a trouvé sa plus stable formule dans la conception du pithiatisme. Mais d’autres l’avaient précédée, et je ne veux induire ce que Freud pouvait en penser qu’à rappeler ses sentiments devant la dernière venue au temps de sa jeunesse. J’en extrais le témoignage du chapitre IV de son grand écrit sur Psychologie des masses et analyse du moi. Il parle des étonnants tours de force de la suggestion dont il fut le témoin chez Bernheim en 1899.

« Je peux, dit-il, me souvenir de la sourde révolte que, même à cette époque, j’éprouvais contre la tyrannie de la suggestion, quand un malade qui ne montrait pas assez de souplesse, s’entendait crier après : « Qu’est-ce que vous faites donc ? Vous vous contre-suggestionnez ! » (En français dans le texte). Je me disais à part moi que c’était la plus criante des injustices et des violences, que le malade avait bien le droit d’user de contre-suggestion, quand on tentait de le subjuguer par des artifices de suggestion. Ma résistance prit par la suite la direction plus précise de m’insurger contre le fait que la suggestion qui expliquait tout, dût elle-même se dérober à l’explication. J’allais répétant à son endroit la vieille plaisanterie :

« Christophe portait le Christ

Le Christ portait le monde entier,

Dis donc, où Christophe

Pouvait-il bien poser ses pieds ? »

(26)Je verse ceci au dossier du soupçon auquel notre ami Anzieu, se faisant l’avocat du diable, voulait l’autre jour donner corps, que Freud eût jamais conçu la résistance du malade comme une résistance à réduire.

Et si Freud poursuit en déplorant que le concept de suggestion ait dérivé vers une conception de plus en plus relâchée, qui ne lui laisse pas prévoir de sitôt l’éclaircissement du phénomène, que n’aurait-il pas dit de l’usage présent de la notion de la résistance, et comment n’eût-il pas à tout le moins encouragé notre effort d’en resserrer techniquement l’emploi ? Pour le reste, notre façon de la réintégrer dans l’ensemble du mouvement dialectique de l’analyse est peut-être ce qui nous permettra de donner un jour de la suggestion une formule à l’épreuve des critères de l’expérience.

Tel est le dessein qui nous guide quand nous éclairons la résistance au moment de transparence où elle se présente, selon l’heureuse expression de M. Mannoni, par le bout transférentiel.

Et c’est pourquoi nous l’éclairons par des exemples où l’on peut voir jouer la même syncope dialectique.

C’est ainsi que nous fîmes cas[6] de celui dont Freud illustre de façon presque acrobatique ce qu’il entend par le désir du rêve. Car s’il le donne pour couper court à l’objection de l’altération que le rêve subirait par sa remémoration dans le récit, il apparaît clairement que seule l’intéresse l’élaboration du rêve en tant qu’elle se poursuit dans le récit lui-même, c’est-à-dire que le rêve ne vaut pour lui que comme vecteur de la parole. Si bien que tous les phénomènes qu’il donne d’oubli, voire de doute, qui viennent entraver le récit, sont à interpréter comme signifiants dans cette parole, et que, ne restât-il d’un rêve qu’un débris aussi évanescent que le souvenir flottant dans l’air du chat qui se subtilise de façon si inquiétante aux yeux d’Alice, ceci n’est fait que pour rendre plus certain qu’il s’agit là du bout brisé de ce qui dans le rêve constitue sa pointe transférentielle, autrement dit ce qui dans ledit rêve s’adresse directement à l’analyste. Ici par l’intermédiaire du mot « canal », seul vestige subsistant du rêve, soit un sourire encore, mais celui-là impertinent de femme, dont (27)celle pour qui Freud a pris la peine de lui faire goûter sa théorie du Witz, accueille son hommage, et qui se traduit par la phrase concluant l’histoire drôle que sur l’invitation de Freud elle associe au mot : canal : « Du sublime au ridicule, il n’y a qu’un pas ».

De même, dans l’exemple d’oubli d’un nom, que nous avons naguère pris littéralement comme le premier venu[7], dans la « psychopathologie de la vie quotidienne », avons-nous pu saisir que l’impossibilité où se trouve Freud d’évoquer le nom de Signorelli dans le dialogue qu’il poursuit avec le confrère qui est alors son compagnon de voyage, répond au fait qu’en censurant dans sa conversation antérieure avec le même tout ce que les propos de celui-ci lui suggéraient tant par leur contenu que par les souvenirs qui leur faisaient en lui cortège, de la relation de l’homme et du médecin à la mort, soit au maître absolu, Herrsignor, Freud avait littéralement abandonné en son partenaire, retranché donc de soi, la moitié brisée (entendons-le au sens le plus matériel du terme) de l’épée de la parole, et pour un temps, précisément celui où il continuait à s’adresser au dit partenaire, il ne pouvait plus disposer de ce terme comme matériel signifiant, pour attaché qu’il restait à la signification refoulée, – et ce d’autant plus que le thème de l’œuvre dont il s’agissait de retrouver en Signorelli l’auteur, nommément la fresque de l’Antéchrist, à Orvieto, ne faisait qu’historier sous une forme des plus manifestes, encore qu’apocalyptique, cette maîtrise de la mort.

Mais peut-on se contenter de parler ici de refoulement ? Sans doute pouvons-nous assurer qu’il y est par les seules surdéterminations que Freud nous livre du phénomène, et nous pouvons y confirmer aussi par l’actualité de ses circonstances la portée de ce que je veux vous faire entendre dans la formule : l’inconscient, c’est le discours de l’autre.

Car l’homme qui dans l’acte de la parole, brise avec son semblable le pain de la vérité, partage le mensonge.

Mais est-ce ici tout dire ? Et la parole ici retranchée, pouvait-elle ne pas s’éteindre devant l’être-pour-la-mort, quand elle s’en serait approchée à un niveau où seul le mot d’esprit est (28)encore viable, les apparences du sérieux pour répondre à sa gravité n’y faisant plus figure que d’hypocrisie.

Ainsi la mort nous apporte la question de ce qui nie le discours, mais aussi de savoir si c’est elle qui y introduit la négation. Car la négativité du discours en tant qu’elle y fait être ce qui n’est pas, nous renvoie à la question de savoir ce que le non-être, qui se manifeste dans l’ordre symbolique, doit à la réalité de la mort.

C’est ainsi que l’axe des pôles où s’orientait un premier champ de la parole, dont l’image primordiale est le matériel du tessère (où l’on retrouve l’étymologie du symbole), est ici croisé par une dimension seconde non pas refoulée, mais leurrante par nécessité. Or, c’est celle d’où surgit avec le non-être la définition de la réalité.

Ainsi voyons-nous déjà sauter le ciment dont la soi-disant nouvelle technique bouche ordinairement ses fissures, à savoir un recours, dépourvu de toute critique, à la relation au réel.

Nous n’avons pas cru pouvoir mieux faire, pour que vous sachiez que cette critique est absolument consubstantielle à la pensée de Freud, que d’en confier la démonstration à M. Jean Hyppolite, qui n’illustre pas seulement ce séminaire par l’intérêt qu’il veut bien lui porter, mais qui, par sa présence, vous est en quelque sorte garant que je ne m’égare pas dans ma dialectique.

Je lui ai demandé de commenter de Freud un texte très court, mais qui, pour se situer en 1925, c’est-à-dire bien plus avant dans le développement de la pensée de Freud, puisqu’il est postérieur aux grands écrits sur la nouvelle topique[8], nous porte au cœur de la nouvelle question soulevée par notre examen de la résistance. J’ai nommé le texte sur la dénégation.

M. Jean Hyppolite, à se charger de ce texte, me décharge d’un exercice où ma compétence est loin d’atteindre la sienne. Je le remercie d’avoir accédé à ma demande et je lui passe la parole sur la Verneinung.

 

 


[1]. On donne ici le texte recueilli d’un des colloques du séminaire tenu par Jacques Lacan, à la clinique de la Faculté à l’hôpital Sainte-Anne et consacré par lui pendant l’année 53-54 aux « Écrits techniques de Freud » et à l’actualité qu’ils intéressent. II a été seulement amplifié de quelques rappels, qui ont semblé utiles, à des leçons antérieures, sans qu’on ait pu lever pour autant la difficulté d’accès inhérente à tout morceau choisi d’un enseignement.

[2]. Il s’agit de l’article : Zur Dynamik der Uebertragung auquel on accédera de la façon la plus simple dans les Gesammelte Werke, VIII, pp. 364-374, Imago publishing, London. Ou en anglais dans les Coll. Papers, II, pp. 312-332. Nous ne saurions recommander l’usage de la traduction française dont les inexactitudes sur le plus vif du sujet ici traité, rendent préférable pour le lecteur non averti le recours direct au texte allemand.

[3] Celui-ci, disons-le en passant, comporte certainement des oscillations non négligeables quant à l’accentuation de sa transitivité, selon l’espèce d’altérité à laquelle il s’applique.

On dit : to resist the evidence comme to resist the authority of the Court, – mais par contre nicht der Versuchung widerstehen. Notons la gamme des nuances qui peuvent se répartir beaucoup plus aisément dans la diversité du sémantème en allemand : widerstehen, – widerstreben, – sich straüben gegen, andauern, fortbestehen, moyennant quoi widerstehen peut être intentionnellement plus adéquat au sens que nous allons dégager comme étant le sens proprement analytique de la résistance.

[4]. Cf. G. W., I, pp. 290-307 dans le chapitre Zur Psychotherapie der Hysterie, pp. 254-312, dû à Freud dans les Studien über hysterie, publiées en 1895, avec Breuer. Il y a une édition anglaise des Studies on hysteria.

[5] On reconnaîtra là la formule par où nous introduisions dans les débuts de notre enseignement ce dont il s’agit ici. Le sujet, disions-nous, commence l’analyse en parlant de lui sans vous parler à vous, ou en parlant à vous sans parler de lui. Quand il pourra vous parler de lui, l’analyse sera terminée.

[6]G. W., II-III, p. 522, n. 1. S. E., V, p. 517, n. 2, Science des rêves, p. 427.

[7]. Cet exemple en effet inaugure le livre, G. W., IV, pp. 5-12, Psychopathologie de la vie quotidienne, pp. 1-8.

[8]. Nous devions consacrer l’année qui a suivi au commentaire de l’écrit intitulé Au-delà du principe du plaisir.

 (N. d. R.).

1954 LACAN Réponse au commentaire de Jean Hyppolite sur la Verneinung de Freud

(13 p.) 1954-02-10 :

La « Réponse au commentaire de Jean Hyppolite sur la Verneinung de Freud » fût prononcé le 10 février 1954, lors du séminaire, après l’exposé de Jean Hyppolite. Elle est parue d’abord retravaillée et amplifiée dans La psychanalyse, 1956, n° 1, Sur la parole et le langage, pp.41-58 (c’est cette version qui est ici proposée). Puis dans Écrits, Paris, Seuil, coll. « Le champ freudien », 1966, pp. 381-399.

 

(41)RÉPONSE AU COMMENTAIRE

DE JEAN HYPPOLITE

SUR LA VERNEINUNG DE FREUD

 

J’espère que la reconnaissance que nous éprouvons tous pour la grâce que M. Jean Hyppolite nous a faite de son lumineux exposé pourra justifier à vos yeux, non moins je l’espère qu’aux siens, l’insistance que j’ai mise à l’en prier.

Ne voilà-t-il pas, une fois de plus, démontré qu’à proposer à l’esprit le moins prévenu, s’il n’est pas certes le moins exercé, le texte de Freud que je dirai de l’intérêt le plus local en apparence, nous y trouvons cette richesse jamais épuisée de significations qui l’offre par destination à la discipline du commentaire. Non pas un de ces textes à deux dimensions, infiniment plat, comme disent les mathématiciens, qui n’ont de valeur que fiduciaire dans un discours constitué, mais un texte véhicule d’une parole, en tant qu’elle constitue une émergence nouvelle de la vérité.

S’il convient d’appliquer à cette sorte de texte toutes les ressources de notre exégèse, ce n’est pas seulement, vous en avez ici l’exemple, pour l’interroger sur ses rapports à celui qui en est l’auteur, mode de critique historique ou littéraire dont la valeur de « résistance » doit sauter aux yeux d’un psychanalyste formé, mais bien pour le faire répondre aux questions qu’il nous pose à nous, le traiter comme une parole véritable, nous devrions dire, si nous connaissions nos propres termes, dans sa valeur de transfert.

Bien entendu, ceci suppose qu’on l’interprète. Y a-t-il, en effet, meilleure méthode critique que celle qui applique à la compréhension d’un message les principes mêmes de compréhension dont il se fait le véhicule ? C’est le mode le plus rationnel d’éprouver son authenticité.

(42)La parole pleine, en effet, se définit par son identité à ce dont elle parle. Et ce texte de Freud nous en fournit un lumineux exemple en confirmant notre thèse du caractère transpsychologique du champ psychanalytique, comme M. Jean Hyppolite vient de vous le dire en propres termes.

C’est pourquoi les textes de Freud se trouvent en fin de compte avoir une véritable valeur formatrice pour le psychanalyste, en le rompant, comme il doit l’être, nous l’enseignons expressément, à l’exercice d’un registre hors duquel son expérience n’est plus rien.

Car il ne s’agit de rien de moins que de son adéquation au niveau de l’homme où il s’en saisit, quoi qu’il en pense – auquel il est appelé à lui répondre, quoi qu’il veuille – et dont il assume, quoi qu’il en ait, la responsabilité. C’est dire qu’il n’est pas libre de s’y dérober par un recours hypocrite à sa qualification médicale et une référence indéterminée aux assises de la clinique.

Car le new deal psychanalytique montre plus d’un visage, à vrai dire il en change selon les interlocuteurs, de sorte que, depuis quelque temps, il en a tant qu’il lui arrive d’être pris à ses propres alibis, d’y croire lui-même, voire de s’y rencontrer par erreur.

Pour ce que nous venons d’entendre, je veux seulement vous indiquer aujourd’hui les avenues qu’il ouvre à nos recherches les plus concrètes.

M. Hyppolite, par son analyse, nous a fait franchir la sorte de haut col, marqué par la différence de niveau dans le sujet, de la création symbolique de la négation par rapport à la Bejahung. Cette création du symbole, a-t-il souligné, est à concevoir comme un moment mythique, plutôt que comme un moment génétique. Car on ne peut même la rapporter à la constitution de l’objet, puisqu’elle concerne une relation du sujet à l’être, et non pas du sujet au monde.

Ainsi donc Freud, dans ce court texte, comme dans l’ensemble de son œuvre, se montre très en avance sur son époque et bien loin d’être en reste avec les aspects les plus récents de la réflexion philosophique. Ce n’est pas qu’il anticipe en rien sur le moderne développement de la pensée de l’existence. Mais ladite pensée n’est que la parade qui décèle chez les uns, recouvre pour les autres les contrecoups plus ou moins bien (43)compris d’une méditation de l’être, qui va à contester toute la tradition de notre pensée comme issue d’une confusion primordiale de l’être dans l’étant.

Or on ne peut manquer d’être frappé par ce qui transparaît constamment dans l’œuvre de Freud d’une proximité de ces problèmes, qui laisse à penser que des références répétées aux doctrines présocratiques ne portent pas le simple témoignage d’un usage discret de notes de lecture (qui serait au reste contraire à la réserve presque mystifiante que Freud observe dans la manifestation de son immense culture), mais bien d’une appréhension proprement métaphysique de problèmes pour lui actualisés.

Ce que Freud désigne ici par l’affectif, n’a donc, est-il besoin d’y revenir, rien à faire avec l’usage que font de ce terme les tenants de la nouvelle psychanalyse, en s’en servant comme d’unequalitas occulta psychologique pour désigner ce vécu, dont l’or subtil, à les entendre, ne serait donné qu’à la décantation d’une haute alchimie, mais dont la quête, à les voir haleter devant ses formes les plus niaises, n’évoque guère qu’un flairage d’aloi peu relevé.

L’affectif dans ce texte de Freud est conçu comme ce qui d’une symbolisation primordiale conserve ses effets jusque dans la structuration discursive. Cette structuration, dite encore intellectuelle, étant faite pour traduire sous forme de méconnaissance ce que cette première symbolisation doit à la mort.

Nous sommes ainsi portés à une sorte d’intersection du symbolique et du réel qu’on peut dire immédiate, pour autant qu’elle s’opère sans intermédiaire imaginaire, mais qui se médiatise, encore que ce soit précisément sous une forme qui se renie, par ce qui a été exclu au temps premier de la symbolisation.

Ces formules vous sont accessibles, malgré leur aridité, par tout ce qu’elles condensent de l’usage, où vous voulez bien me suivre, des catégories du symbolique, de l’imaginaire et du réel.

Je veux vous donner une idée des lieux fertiles dont ce que j’appelais tout à l’heure le haut col qu’elles définissent est la clef.

Pour ce faire, j’extrairai de deux champs différents deux exemples en prémisses ; le premier, de ce que ces formules peuvent éclairer des structures psychopathologiques et faire comprendre du même coup à la nosographie ; le second, de ce (44)qu’elles font comprendre de la clinique psychothérapique et du même coup éclairent pour la théorie de la technique.

Le premier intéresse la fonction de l’hallucination. Assurément on ne saurait surestimer l’ampleur du déplacement qui s’est produit dans la position de ce problème par l’envisagement dit phénoménologique de ses données.

Mais quelque progrès qui se soit ici accompli, le problème de l’hallucination n’en reste pas moins centré sur les attributs de la conscience qu’auparavant. Pierre d’achoppement pour une théorie de la pensée qui cherchait dans la conscience la garantie de sa certitude, et comme telle à l’origine de l’hypothèse de cette contrefaçon de la conscience qu’on comprend comme on peut sous le nom d’épiphénomène, c’est à nouveau et plus que jamais au titre de phénomène de conscience que l’hallucination va être soumise à la réduction phénoménologique : où l’on croira voir son sens se livrer à la trituration des formes composantes de son intentionnalité.

Nul exemple plus saisissant d’une telle méthode que les pages consacrées par Maurice Merleau-Ponty à l’hallucination dans la Phénoménologie de la perception. Mais les limites à l’autonomie de la conscience qu’il y appréhende si admirablement dans le phénomène lui-même sont trop subtiles à manier pour barrer la route à la grossière simplification de la noèse hallucinatoire où les psychanalystes tombent couramment : utilisant à contresens les notions freudiennes pour motiver d’une éruption du principe du plaisir la conscience hallucinée[1].

Il ne serait pourtant que trop facile d’y objecter que le noème de l’hallucination, ce qu’on appellerait vulgairement son contenu, ne montre en fait que le rapport le plus contingent avec une satisfaction quelconque du sujet. Dès lors la préparation phénoménologique du problème laisse entrevoir qu’elle n’a plus ici de valeur qu’à poser les termes d’une véritable conversion de la question : à savoir, si la noèse du phénomène a quelque rapport de nécessité avec son noème.

C’est ici que l’article de Freud mis à l’ordre du jour, prend sa place de signaler à notre attention combien plus structuraliste (45)est la pensée de Freud qu’il n’est admis dans les idées reçues. Car on fausse le sens du principe du plaisir à méconnaître que dans la théorie il n’est jamais posé tout seul.

Car la mise en forme structurale, dans cet article, telle que M. Hyppolite vient de l’expliciter devant vous, nous porte d’emblée, si nous savons l’entendre, au delà de la conversion que nous évoquons comme nécessaire. Et c’est à cette conversion que je vais tenter de vous accoutumer à analyser un exemple où je veux que vous sentiez la promesse d’une reconstitution véritablement scientifique des données du problème, dont peut-être nous serons ensemble les artisans pour autant que nous y trouverons les prises qui se sont jusqu’ici dérobées à l’alternative cruciale de l’expérience.

Je n’ai pas besoin d’aller plus loin pour trouver cet exemple que de reprendre celui qui s’est offert à nous la dernière fois, à interroger un moment significatif de l’analyse de « l’homme aux loups ».

Je pense qu’est encore présente à votre mémoire l’hallucination dont le sujet retrouve la trace avec le souvenir. Elle est apparue erratiquement dans sa cinquième année, mais aussi avec l’illusion, dont la fausseté sera démontrée, de l’avoir déjà racontée à Freud. L’examen de ce phénomène va nous être allégé de ce que nous connaissons de son contexte. Car ce n’est pas de faits accumulés qu’une lumière peut surgir, mais d’un fait bien rapporté avec toutes ses corrélations, c’est-à-dire avec celles que, faute de comprendre le fait, justement on oublie, – sauf intervention du génie qui, non moins justement, formule déjà l’énigme comme s’il en connaissait la ou les solutions.

Ce contexte, vous l’avez donc déjà dans les obstacles que ce cas a présentés à l’analyse, et où Freud semble progresser de surprise en surprise. Car bien entendu il n’avait pas l’omniscience qui permet à nos néo-praticiens de mettre la planification du cas au principe de l’analyse. Et même c’est dans cette observation qu’il affame avec la plus grande force le principe contraire, à savoir qu’il préférerait renoncer à l’équilibre entier de sa théorie que de méconnaître les plus petites particularités d’un cas qui la mettrait en question. C’est-à-dire que si la somme de l’expérience analytique permet d’en dégager quelques (46)formes générales, une analyse ne progresse que du particulier au particulier.

Les obstacles du cas présent, comme les surprises de Freud, pour peu que vous vous souveniez non seulement de ce qui en est venu au jour la dernière fois, mais du commentaire que j’en ai fait dans la première année de mon séminaire[2], se situent en plein dans notre affaire d’aujourd’hui. À savoir « l’intellectualisation » du procès analytique d’une part, le maintien du refoulement, malgré la prise de conscience du refoulé, d’autre part.

C’est ainsi que Freud, dans son inflexible inflexion à l’expérience, constate que bien que le sujet ait manifesté dans son comportement un accès, et non sans audace, à la réalité génitale, celle-ci est restée lettre morte pour son inconscient où règne toujours la « théorie sexuelle » de la phase anale.

De ce phénomène, Freud discerne la raison dans le fait que la position féminine assumée par le sujet dans la captation imaginaire du traumatisme primordial (à savoir celui dont l’historicité donne à la communication du cas son motif majeur), lui rend impossible d’accepter la réalité génitale sans la menace pour lui dès lors inévitable de la castration.

Mais ce qu’il dit de la nature du phénomène est beaucoup plus remarquable. Il ne s’agit pas, nous dit-il, d’un refoulement (Verdrängung), car le refoulement ne peut être distingué du retour du refoulé par où ce dont le sujet ne peut parler, il le crie par tous les pores de son être.

Ce sujet, nous dit Freud, de la castration ne voulait rien savoir au sens de refoulement, er von ihr nichts wissen wollte im Sinne der Verdrängung[3]Et pour désigner ce processus il emploie le terme deVerwerfung, pour lequel nous proposerons à tout prendre le terme de « retranchement ».

Son effet est une abolition symbolique. Car quand Freud a dit Er verwarf sie, il retranche la castration (und blieb auf dem Standpunkt des Verkehrs im After, et reste dans le statu quo du coït anal) (G. W., XII, p. 117), il continue « par là on ne peut dire que fut proprement porté aucun jugement sur son existence, mais il en fut aussi bien que si elle n’avait jamais existé[4] ».

(47)Quelques pages plus haut, c’est-à-dire juste après avoir déterminé la situation historique de ce procès dans la biographie de son sujet, Freud a conclu en le distinguant expressément du refoulement en ces termes : Eine Verdrängung ist etwas anderes als eine Verwerfung[5]Ce qui, dans la traduction française, nous est présenté en ces termes : « Un refoulement est autre chose qu’un jugement qui rejette et choisit ». Je vous laisse à juger quelle sorte de maléfice il faut admettre dans le sort fait aux textes de Freud en français, si l’on se refuse à croire que les traducteurs se soient donné le mot pour les rendre incompréhensibles, et je ne parle pas de ce qu’ajoute à cet effet l’extinction complète de la vivacité de son style.

Le procès dont il s’agit ici sous le nom de Verwerfung et dont je ne sache pas qu’il ait jamais fait l’objet d’une remarque un peu consistante dans la littérature analytique, se situe très précisément dans l’un des temps que M. Hyppolite vient de dégager à votre adresse dans la dialectique de la Verneinung : c’est exactement ce qui s’oppose à la Bejahung primaire et constitue comme tel ce qui est expulsé. Comme vous allez en voir la preuve à un signe dont l’évidence vous surprendra. Car c’est ici que nous nous retrouvons au point où je vous ai laissé la dernière fois, et qu’il va nous être beaucoup plus facile de franchir après ce que nous venons d’apprendre par le discours de M. Hyppolite.

J’irai donc plus avant, sans que les plus férus de l’idée de développement, s’il en est encore ici, puissent m’objecter la date tardive du phénomène, puisque M. Hyppolite vous a admirablement montré que c’est mythiquement que Freud le décrit comme primordial.

La Verwerfung donc a coupé court à toute manifestation de l’ordre symbolique, c’est-à-dire à la Bejahung que Freud pose comme le procès primaire où le jugement attributif prend sa racine, et qui n’est rien d’autre que la condition primordiale pour que du réel quelque chose vienne à s’offrir à la révélation de l’être, ou, pour employer le langage de Heidegger, soit laissé-être. Car c’est bien à ce point reculé que Freud nous porte, puisque ce n’est que par après, que quoi que ce soit pourra y être retrouvé comme étant.

(48)Telle est l’affirmation inaugurale, qui ne peut plus être renouvelée sinon à travers les formes voilées de la parole inconsciente, car c’est seulement par la négation de la négation que le discours humain permet d’y revenir.

Mais de ce qui n’est pas laissé être dans cette Bejahung qu’advient-il donc ? Freud nous l’a dit d’abord, ce que le sujet a ainsi retranché (verworfen), disions-nous, de l’ouverture à l’être, ne se retrouvera pas dans son histoire, si l’on désigne par ce nom le lieu où le refoulé vient à réapparaître. Car, je vous prie de remarquer combien la formule est frappante d’être sans la moindre ambiguïté, le sujet n’en voudra « rien savoir au sens du refoulement ». Car pour qu’il eût en effet à en connaître en ce sens, il faudrait que cela fût venu de quelque façon au jour de la symbolisation primordiale. Mais encore une fois qu’en advient-il ? Ce qu’il en advient, vous pouvez le voir : ce qui n’est pas venu au jour du symbolique, apparaît dans le réel. Car c’est ainsi qu’il faut comprendre l’Einbeziehung ins Ich,l’introduction dans le sujet, et l’Ausstossung aus dem Ich, l’expulsion hors du sujet. C’est cette dernière qui constitue le réel en tant qu’il est le domaine de ce qui subsiste hors de la symbolisation. Et c’est pourquoi la castration ici retranchée par le sujet des limites même du possible, mais aussi bien par là soustraite aux possibilités de la parole, va apparaître dans le réel, erratiquement, c’est-à-dire dans des relations de résistance sans transfert, – nous dirions, pour reprendre la métaphore dont nous usions tout à l’heure, comme une ponctuation sans texte.

Car le réel n’attend pas, et nommément pas le sujet, puisqu’il n’attend rien de la parole. Mais il est là, identique à son existence, bruit où l’on peut tout entendre, et prêt à submerger de ses éclats ce que le « principe de réalité » y construit sous le nom de monde extérieur. Car si le jugement d’existence fonctionne bien comme nous l’avons entendu dans le mythe freudien, c’est bien d’un monde sur lequel la ruse de la raison a deux fois prélevé sa part qu’il s’agit, c’est-à-dire qu’il ne répond aux besoins humains qu’à la satisfaction générale.

C’est bien ainsi en effet que se distinguent ce premier et ce second partage du dehors et du dedans qu’indiquait la phrase de Freud : Es ist, wie man sieht, wieder eine Frage des Aussen und Innen. « Il s’agit, comme on le voit, à nouveau d’une question du dehors et du dedans ». À quel moment, en effet, (49)cette phrase vient-elle ? – Il y a eu d’abord l’expulsion primaire, c’est-à-dire le réel comme extérieur au sujet. Puis à l’intérieur de la représentation (Vorstellung), constituée par la reproduction (imaginaire) de la perception première, la discrimination de la réalité comme de ce qui de l’objet de cette perception première n’est pas seulement posé comme existant par le sujet, mais peut être retrouvé (wiedergefunden) à la place où il peut s’en saisir. C’est en cela seulement que l’opération, toute déclenchée qu’elle soit par le principe du plaisir, échappe à sa maîtrise. Mais dans cette réalité que le sujet doit composer selon la gamme bien tempérée de ses objets, le réel, en tant que retranché de la symbolisation primordiale, y est déjà. Nous pourrions même dire qu’il cause tout seul. Et le sujet peut l’en voir émerger sous la forme d’une chose qui est loin d’être un objet qui le satisfasse, et qui n’intéresse que de la façon la plus incongrue son intentionnalité présente : c’est ici l’hallucination en tant qu’elle se différencie radicalement du phénomène interprétatif. Comme en voici de la plume de Freud le témoignage transcrit sous la dictée du sujet.

Le sujet lui raconte en effet que « quand il avait 5 ans, il jouait dans le jardin à côté de sa bonne, et faisait des entailles dans l’écorce d’un de ces noyers (dont on sait le rôle dans son rêve). Soudain, il remarqua, avec une terreur impossible à exprimer, qu’il s’était sectionné le petit doigt de la main (droite ou gauche ? Il ne le sait pas) et que ce doigt ne tenait plus que par la peau. Il n’éprouvait aucune douleur, mais une grande anxiété. Il n’avait pas le cœur de dire quoi que ce soit à sa bonne qui n’était qu’à quelques pas de lui ; il se laissa tomber sur un banc et demeura ainsi, incapable de jeter un regard de plus sur son doigt. À la fin, il se calma, regarda bien son doigt, et – voyez-vous ça ! – il était tout à fait indemne ».

Laissons à Freud le soin de nous confirmer avec son scrupule habituel par toutes les résonances thématiques et les corrélations biographiques qu’il extrait du sujet par la voie de l’association, toute la richesse symbolique du scénario halluciné. Mais ne nous laissons pas nous-mêmes fasciner par elle.

Les corrélations du phénomène nous en apprendront plus pour ce qui nous retient que le récit qui le soumet aux conditions de transmissibilité du discours. Que son contenu s’y plie si aisément, qu’il aille jusqu’à se confondre avec les thèmes dit (50)mythe ou de la poésie, pose certes une question, qui se formule tout de suite, mais qui peut-être exige d’être reposée clans un temps second, ne serait-ce que pour ce qu’au départ nous savons que la solution simple n’est pas ici suffisante.

Un fait en effet se dégage du récit de l’épisode, qui n’est nullement nécessaire à sa compréhension, bien au contraire, c’est l’impossibilité où le sujet a été d’en parler sur le moment. Il y a là, remarquons-le, une interversion de la difficulté par rapport au cas d’oubli du nom que nous avons analysé tout à l’heure. Là, le sujet a perdu la disposition du signifiant, ici il s’arrête devant l’étrangeté du signifié. Et ceci au point de ne pouvoir communiquer le sentiment qu’il en éprouve, fût-ce sous la forme d’un appel, alors qu’il a à sa portée la personne la plus appropriée à l’entendre : sa bien-aimée Nania.

Bien loin de là, si vous me permettez la familiarité du terme argotique pour sa valeur expressive, il ne moufte pas ; ce qu’il décrit de son attitude suggère l’idée que ce n’est pas seulement dans une assiette d’immobilité qu’il s’enfonce, mais dans une sorte d’entonnoir temporel d’où il revient sans avoir pu compter les tours de sa descente et de sa remontée, et sans que son retour à la surface du temps commun ait répondu en rien à son effort.

Le trait de mutisme atterré se retrouve remarquablement dans un autre cas, presque calqué sur celui-ci, et rapporté par Freud d’un correspondant occasionnel[6].

Le trait de l’abîme temporel ne va pas laisser de montrer des corrélations significatives.

Nous allons les trouver en effet dans les formes actuelles où la remémoration se produit. Vous savez que le sujet, au moment d’entreprendre son récit, a d’abord cru qu’il l’avait déjà raconté, et que cet aspect du phénomène a paru à Freud mériter d’être considéré à part pour faire l’objet d’un des écrits qui constituent cette année notre programme[7].

La façon même dont Freud vient à expliquer cette illusion du souvenir, à savoir par le fait que le sujet avait raconté à plusieurs reprises l’épisode de l’achat fait par un oncle à sa (51)requête d’un couteau de poche, cependant que sa sœur obtenait un livre ; ne nous retiendra que pour ce qu’elle implique de la fonction du souvenir-écran.

Un autre aspect du mouvement de la remémoration nous paraît converger vers l’idée que nous allons émettre. C’est la correction que le sujet y apporte secondairement, à savoir que le noyer dont il s’agit dans le récit et qui ne nous est pas moins familier qu’à lui quand il évoque sa présence dans le rêve d’angoisse, qui est en quelque sorte la pièce maîtresse du matériel de ce cas, y est sans doute apporté d’ailleurs, à savoir d’un autre souvenir d’hallucination où c’est de l’arbre lui-même qu’il fait sourdre du sang.

Cet ensemble ne nous indique-t-il pas dans un caractère en quelque sorte extra-temporel de la remémoration, quelque chose comme le cachet d’origine de ce qui est remémoré.

Et ne trouvons-nous pas dans ce caractère quelque chose non d’identique, mais que nous pourrions dire complémentaire de ce qui se produit dans le fameux sentiment du déjà vu qui, depuis qu’il constitue la croix des psychologues, n’est pas pour autant éclairé malgré le nombre des explications qu’il a reçues, et dont ce n’est ni par hasard ni par goût d’érudition que Freud les rappelle dans l’article dont nous parlons pour l’instant.

On pourrait dire que le sentiment du déjà vu vient à la rencontre de l’hallucination erratique, que c’est l’écho imaginaire qui surgit en réponse à un point de la réalité qui appartient à la limite où il a été retranché du symbolique.

Ceci veut dire que le sentiment d’irréalité est exactement le même phénomène que le sentiment de réalité, si l’on désigne sous ce terme le « déclic » qui signale la résurgence, rare à obtenir, d’un souvenir oublié. Ce qui fait que le second est ressenti comme tel, c’est qu’il se produit à l’intérieur du texte symbolique qui constitue le registre de la remémoration, alors que le premier répond aux formes immémoriales qui apparaissent sur le palimpseste de l’imaginaire, quand le texte s’interrompant laisse à nu le support de la réminiscence.

Il n’est besoin pour le comprendre dans la théorie freudienne que d’entendre celle-ci jusqu’au bout, car si toute représentation n’y vaut que pour ce qu’elle reproduit de la perception première, cette récurrence ne peut s’arrêter à celle-ci sinon à titre mythique. La remarque renvoyait déjà Platon à l’idée (52)éternelle ; elle préside de nos jours à la renaissance de l’archétype. Pour nous, nous nous contenterons de remarquer que ce n’est que par les articulations symboliques qui l’enchevêtrent à tout un monde que la perception prend son caractère de réalité.

Mais le sujet n’éprouvera pas un sentiment moins convaincant à se heurter au symbole qu’il a à l’origine retranché de sa Bejahung. Car ce symbole ne rentre pas pour autant dans l’imaginaire. Il constitue, nous dit Freud, ce qui proprement n’existe pas ; et c’est comme tel qu’il ek-siste, car rien n’existe que sur un fond supposé d’absence. Rien n’existe qu’en tant qu’il n’existe pas.

Aussi bien est-ce ce qui apparaît dans notre exemple. Le contenu de l’hallucination si massivement symbolique, y doit son apparition dans le réel à ce qu’il n’existe pas pour le sujet. Tout indique en effet que celui-ci reste fixé dans son inconscient à une position féminine imaginaire qui ôte tout sens à sa mutilation hallucinatoire.

Dans l’ordre symbolique, les vides sont aussi signifiants que les pleins ; il semble bien, à entendre Freud aujourd’hui, que ce soit la béance d’un vide qui constitue le premier pas de tout son mouvement dialectique.

C’est bien ce qui explique, semble-t-il, l’insistance que met le schizophrène à réitérer ce pas. En vain, puisque pour lui tout le symbolique est réel.

Bien différent en cela du paranoïaque dont nous avons montré dans notre thèse les structures imaginaires prévalentes, c’est-à-dire la rétro-action dans un temps cyclique qui rend si difficile l’anamnèse de ses troubles, de phénomènes élémentaires qui sont seulement pré-signifiants et qui n’atteignent qu’après une organisation discursive longue et pénible à établir, à constituer, cet univers toujours partiel qu’on appelle un délire[8].

Je m’arrête dans ces indications, que nous aurons à reprendre dans un travail clinique, pour donner un second exemple où mettre à l’épreuve notre propos d’aujourd’hui.

Cet exemple concerne un autre mode d’interférence entre le symbolique et le réel, non pas cette fois que le sujet subisse, (53)mais qu’il agisse. C’est en effet ce mode de réaction que l’on désigne dans la technique sous le nom d’acting out sans toujours bien délimiter son sens ; et nous allons voir que nos considérations d’aujourd’hui sont de nature à en renouveler la notion.

L’acting out que nous allons examiner, pour être d’aussi peu de conséquence apparemment pour le sujet que l’hallucination qui vient de nous retenir, peut n’en être pas moins démonstratif. S’il ne doit pas nous permettre d’aller aussi loin, c’est que l’auteur à qui nous l’empruntons n’y montre pas la puissance d’investigation et la pénétration divinatoire de Freud, et que pour en tirer plus d’instruction la matière nous manquera bien vite.

Il est en effet rapporté par Ernst Kris, auteur qui prend pourtant toute son importance de faire partie du triumvirat qui a pris en charge de donner au new deal de la psychologie de l’ego son statut en quelque sorte officiel, et même de passer pour en être la tête pensante.

Ce n’est pas pour autant qu’il nous en donne une formule plus assurée, et les préceptes techniques que cet exemple passe pour illustrer dans l’article Ego psychology and interpretation in psychoanalytic therapy[9], aboutissent, dans leur balancement où se distinguent les nostalgies de l’analyste de vieille souche, à des notions nègre-blanc dont nous remettons l’examen à plus tard, espérant toujours au reste la venue du benêt qui, calibrant enfin dans sa naïveté cette infatuation de l’analyse normalisante, lui assénerait, sans que quiconque ait à s’en mêler, le coup définitif.

Considérons en attendant le cas qu’il nous présente pour la mise en lumière de l’élégance, avec laquelle il l’a, peut-on dire, dégagé, et ce en raison des principes dont son intervention décisive montre l’application magistrale : entendons par là, l’appel au moi du sujet, l’abord par la surface, la référence à la réalité, et tutti quanti.

Voici donc un sujet qu’il a pris en position de second analyste. Ce sujet est gravement entravé dans sa profession, profession intellectuelle dont il semble qu’elle n’est pas très loin de la nôtre. C’est ce qu’on traduit en nous disant que bien qu’occupant une position académique respectée, il ne saurait (54)avancer à un plus haut rang, faute de pouvoir publier ses recherches. L’entrave est la compulsion par laquelle il se sent poussé à prendre les idées des autres. Obsession donc du plagiat, voire du plagiarisme. Au point où il en est, après avoir recueilli une amélioration pragmatique de sa première analyse, sa vie gravite autour d’un brillant scholar dans le tourment sans cesse alimenté d’éviter de lui prendre ses idées. Quoi qu’il en soit, un travail est prêt à paraître.

Et un beau jour, le voici qui arrive à la séance avec un air de triomphe. La preuve est faite : il vient de mettre la main sur un livre à la bibliothèque, qui contient toutes les idées du sien. On peut dire qu’il ne connaissait pas le livre, puisqu’il y a jeté un œil il n’y a pas longtemps. Néanmoins le voilà plagiaire malgré lui. L’analyste (femme) qui lui a fait sa première tranche (comme on dit dans notre slang), avait bien raison quand elle lui disait à peu près « qui a volé, volera », puisqu’aussi bien à sa puberté il chapardait volontiers livres et sucreries.

C’est ici qu’Ernst Kris, de sa science et de son audace, intervient, non sans conscience de nous les faire mesurer, sentiment où nous le laisserons peut-être à mi-chemin. Il demande à voir ce livre. Il le lit. Il découvre que rien n’y justifie ce que le sujet croit y lire. C’est lui seul qui prête à l’auteur d’avoir dit tout ce qu’il veut dire.

Dès lors, nous dit Kris, la question change de face. Bientôt transpire que l’éminent collègue s’est emparé de façon réitérée des idées du sujet, les a arrangées à son goût et tout simplement démarquées sans en faire mention. Et c’est cela que le sujet tremblait de lui prendre, sans y reconnaître son bien.

Une ère de compréhension nouvelle s’annonce. Si je disais que le grand cœur de Kris en a ouvert les portes, sans doute ne recueillerais-je pas son assentiment. Il me dirait, avec le sérieux proverbialement attribué au pape, qu’il a suivi le grand principe d’aborder les problèmes par la surface. Et pourquoi ne dirait-on pas aussi qu’il les prend par le dehors, et même qu’une pointe de don quichottisme pourrait bien se lire à son insu dans la façon dont il vient à trancher en matière aussi délicate que le fait de plagiat ?

Le renversement d’intention dont nous avons été aujourd’hui réapprendre la leçon chez Freud, mène sans doute à (55)quelque chose, mais il n’est pas dit que ce soit à l’objectivité. À la vérité, si l’on peut être certain que ce ne sera point sans profit qu’on ramènera la belle âme de sa révolte contre le désordre du monde, à la mettre en garde quant à la part qu’elle y prend, l’inverse n’est point vrai, et il ne doit point nous suffire que quelqu’un s’accuse de quelque mauvaise intention pour que nous l’assurions qu’il n’en est point coupable.

L’occasion était belle pourtant qu’on pût s’apercevoir que, s’il y a un préjugé au moins dont le psychanalyste devrait être détaché par la psychanalyse, c’est celui de la propriété intellectuelle. Sans doute cela eût-il rendu plus aisé à celui que nous suivons ici, de se retrouver dans la façon dont son patient l’entendait lui-même.

Et puisqu’on saute la barrière d’une interdiction, d’ailleurs plus imaginaire que réelle, pour permettre à l’analyste un jugement sur pièces, pourquoi ne pas s’apercevoir que c’est rester dans l’abstrait que de ne pas regarder le contenu propre des idées ici en litige, car il ne saurait être indifférent.

L’incidence vocationnelle, pour tout dire, de l’inhibition n’est peut-être pas à négliger tout à fait, si toutefois ses effets professionnels paraissent évidemment plus importants dans la perspective culturellement spécifiée du success.

Car, si j’ai pu remarquer quelque retenue dans l’exposé des principes d’interprétation que comporte une psychanalyse revenue désormais à l’ego psychology, on ne nous fait par contre, dans le commentaire du cas, grâce de rien.

Se réconfortant au passage d’une rencontre qui lui paraît des plus heureuses avec les formules de l’honorable M. Bibring, M. Kris nous expose sa méthode : « Il s’agit de déterminer dans une période préparatoire (sic) les patterns de comportement, présents et passés, du sujet (cf. p. 24 de l’article). On notera d’abord ici ses attitudes de critique et d’admiration à l’endroit des idées des autres ; puis le rapport de celles-ci aux idées propres du patient ». Qu’on m’excuse de suivre pas à pas le texte. Car il faut ici qu’il ne nous laisse aucun doute sur la pensée de son auteur. « Une fois à ce point, la comparaison entre la productivité du patient lui-même et celle des autres doit être poursuivie dans le plus grand détail. À la fin, la déformation d’imputer aux autres ses propres idées va pouvoir enfin être analysée et le mécanisme « doit et avoir » être rendu conscient ».

(56)Un des maîtres regrettés de notre jeunesse, dont pourtant nous ne pouvons dire que nous l’ayons suivi dans les derniers tournants de sa pensée, avait déjà désigné ce que l’on nous décrit ici du nom de « bilanisme ». Bien entendu, il n’est pas à dédaigner de rendre conscient un symptôme obsessionnel, mais c’est autre chose encore que de le fabriquer de toutes pièces.

Abstraitement posée, cette analyse, descriptive, nous précise-t-on, ne me paraît pas pourtant différenciée beaucoup de ce qu’on rapporte du mode d’abord qu’aurait suivi la première analyste. Car on ne nous fait pas mystère qu’il s’agit de Mme Melitta Schmideberg, en citant une phrase extraite d’un commentaire qu’elle aurait fait paraître de ce cas : « Un patient qui durant sa puberté a volé de temps en temps… a gardé plus tard un certain penchant au plagiat… Dès lors, puisque pour lui l’activité était liée au vol, l’effort scientifique au plagiarisme, etc. ».

Nous n’avons pu vérifier si cette phrase épuise la part prise à l’analyse par l’auteur mis en cause, une partie de la littérature analytique étant devenue malheureusement très difficile d’accès[10].

Mais nous comprenons mieux l’emphase de l’auteur dont nous tenons le texte, quand il embouche sa conclusion : « Il est maintenant possible de comparer les deux types d’approche analytique. »

Car, à mesure qu’il a précisé concrètement en quoi consiste le sien, nous voyons bien ce que veut dire cette analyse des pattern de la conduite du sujet, c’est proprement d’inscrire cette conduite dans les patterns de l’analyste.

Ce n’est pas qu’on n’y remue rien d’autre. Et nous voyons se dessiner avec le père et le grand-père une situation à trois fort attrayante d’aspect, et ceci d’autant plus que le premier semble avoir failli, comme il arrive, à se tenir au niveau du second, savant distingué dans sa partie. Ici quelques astuces sur le grand-père et le père qui n’était pas grand, auxquelles nous aurions peut-être préféré quelques indications sur le rôle de la mort dans tout ce jeu. Que les grands et les petits poissons des parties de pêche avec le père ne symbolisent la classique (57)« comparaison » qui dans notre monde mental a pris la place tenue en d’autres siècles par d’autres plus galantes, nous n’en doutons pas ! Mais tout cela, si j’ose dire, ne me paraît pas pris par le bon bout.

Je n’en donnerai pas d’autre preuve que le corps du délit promis dans mon exemple, c’est-à-dire justement ce que M. Kris nous produit comme le trophée de sa victoire. Il se croit arrivé au but ; il en fait part à son patient. « Il n’y a que les idées des autres qui sont intéressantes, ce sont les seules qui soient bonnes à prendre ; s’en emparer est une question de savoir s’y prendre » – je traduis ainsi : engineering, parce que je pense qu’il fait écho au célèbre how to américain, mettons, si ce n’est pas ça : question de planification.

« À ce point, nous dit Kris, de mon interprétation, j’attendais la réaction de mon patient. Le patient se taisait, et la longueur même de ce silence, affirme-t-il, car il mesure ses effets, a une signification spéciale. Alors comme saisi d’une illumination subite, il profère ces mots : « Tous les midis, quand je me lève de la séance, avant le déjeuner, et avant que je ne retourne à mon bureau, je vais faire un tour dans telle rue (une rue, nous explique l’auteur, bien connue pour ses restaurants petits, mais où l’on est bien soigné) et je reluque les menus derrière les vitres de leur entrée. C’est dans un de ces restaurants que je trouve d’habitude mon plat préféré : des cervelles fraîches. »

C’est le mot de la fin de son observation. Mais l’intérêt très vif que je porte aux cas de génération suggérée des souris par les montagnes, vous retiendra, j’espère, encore un moment, si je vous prie d’examiner avec moi celle-ci.

Il s’agit en tous points d’un individu de l’espèce dite acting out, sans doute de petite taille, mais fort bien constitué.

Le plaisir seul qu’il semble apporter à son accoucheur m’étonne. Pense-t-il qu’il s’agisse d’une issue valable de cet id, que le suprême de son art eût réussi à provoquer.

Qu’assurément l’aveu qu’en fait le sujet n’ait toute sa valeur transférentielle, ce n’est pas douteux, encore que l’auteur ait pris le parti, délibéré, il le souligne, de nous épargner tout détail concernant l’articulation, et ici je souligne moi-même, entre les défenses (dont il vient de nous décrire le démontage) et la résistance du patient dans l’analyse.

Mais l’acte lui-même, qu’en comprendre ? Sinon y voir proprement une émergence d’une relation orale primordialement « retranchée », ce qui explique sans doute le relatif échec de la première analyse.

Mais qu’elle apparaisse ici sous la forme d’un acte totalement incompris du sujet ne nous paraît pour celui-ci d’aucun bénéfice, si elle nous montre d’autre part où aboutit une analyse des résistances qui consiste à s’attaquer au monde (aux patterns) du sujet pour le remodeler sur celui de l’analyste, au nom de l’analyse des défenses. Je ne doute pas que le patient ne se trouve, somme toute, fort bien de se mettre là aussi à un régime de cervelle fraîche. Il remplira ainsi un pattern de plus, celui qu’un grand nombre de théoriciens assignent en propres termes au procès de l’analyse : à savoir l’introjection du moi de l’analyste. Il faut espérer, en effet, que là aussi c’est de la partie saine qu’ils entendent parler. Et là-dessus les idées de M. Kris sur la productivité intellectuelle nous paraissent garanties conformes pour l’Amérique.

Il semble accessoire de demander comment il va s’arranger avec les cervelles fraîches, les cervelles réelles, celles qu’on fait revenir au beurre noir, y étant recommandé un épluchage préalable de la pie-mère qui demande beaucoup de soin. Ce n’est pas là pourtant une question vaine, car supposez que ce soit pour les jeunes garçons qu’il se fût découvert le même goût, exigeant de non moindres raffinements, n’y aurait-il pas au fond le même malentendu ? Et cet acting out, comme on dirait, ne serait-il pas tout aussi étranger au sujet ?

Ceci veut dire qu’à aborder la résistance du moi dans les défenses du sujet, qu’à poser à son monde les questions auxquelles il devrait répondre lui-même, on peut s’attirer des réponses fort incongrues, et dont la valeur de réalité, au titre des pulsions du sujet, n’est pas celle qui se fait reconnaître dans les symptômes. C’est ce qui nous permet de mieux comprendre l’examen fait par M. Hyppolite des thèses apportées par Freud dans la Verneinung.

Nous ne manquerons pas d’en poursuivre les conséquences au prochain séminaire que nous tiendrons sous le chef d’« analyse du discours et analyse du moi », en essayant d’y éclairer les démarches qui opposent, dans l’analyse des enfants, Mlle Anna Freud et Mme Melanie Klein.

 

 


[1]. Comme exemple de ce simplisme, on peut donner le rapport de R. de Saussure, au Congrès de psychiatrie de 1950 et l’usage qu’il y fait à toutes fins de cette notion franchement nouvelle : l’émotion hallucinée !

[2]. Soit en 1951-1952. (N. d. R)

[3]G.W., XII p. 117, Cinq psychanalyses, p. 389.

[4]Ibid.

[5]G.W., XII p. 111, Cinq psychanalyses, p. 385.

[6] Cf. Uber fausse reconnaissance (« déjà raconté ») während der psychoanalytischen Arbeit, G. W., X, pp. 116-123, passage cité, p. 122. Trad. anglaise, Coll. Papers, II, 334, 341, p. 340.

[7]. C’est l’article cité à l’instant.

[8]. Cf. Jacques Lacan, De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Paris, Le François, 1932.

[9]. Paru dans The psychoanalytic quarterly, vol. XX, n° 1, January,

[10]. Cf. s’il se peut Melitta Schmideberg, Intellektuelle Hemmung und Es Störung, Zischr. f. psa. Päd, VIII, 1934.

1955 LACAN La Chose freudienne ou sens du retour à Freud en psychanalyse

(25 p.) 1955-11-07 :      

« La chose freudienne » fut publiée dans l’Évolution Psychiatrique, 1956, fascicule I pages 225-252 puis ensuite, avec des modifications en 1966, dans les Écrits.

 

LA CHOSE FREUDIENNE

ou

SENS DU RETOUR À FREUD EN PSYCHANALYSE

 

Amplification d’une conférence prononcée à la clinique

neuro-psychiatrique de VIENNE le 7 novembre 1955

 

(225)SITUATION DE TEMPS ET DE LIEU DE CET EXERCICE.

En ces jours où Vienne, pour se faire entendre à nouveau par la voix de l’Opéra, reprend en une variante pathétique ce qui fut sa mission de toujours en un point de convergence culturelle dont elle sut faire le concert, – je ne crois pas venir hors de saison y évoquer l’élection par quoi elle restera, cette fois à jamais, liée à une révolution de la connaissance à la mesure du nom de Copernic : entendez, le lieu éternel de la découverte de Freud, si l’on peut dire que par elle le centre véritable de l’être humain n’est désormais plus au même endroit que lui assignait toute une tradition humaniste.

Sans doute même pour les prophètes à qui leur pays ne fut pas tout à fait sourd, le moment doit-il venir où s’y observe leur éclipse, ceci fût-il après leur mort. La réserve convient à l’étranger quant aux forces qui mettent en jeu un tel effet de phase.

Aussi bien le retour à Freud dont je me fais ici l’annonciateur se situe-t-il ailleurs : là où l’appelle suffisamment le scandale symbolique que le Df Alfred Winterstein ici présent, a su comme président de la Société psychanalytique de Vienne, relever quand il se consommait, soit à l’inauguration de la plaque mémoriale qui désigne la maison où Freud élabora son œuvre héroïque, et qui n’est pas que ce monument n’ait pas été dédié à Freud par ses concitoyens, (226)mais qu’il ne soit pas dû à l’association internationale de ceux qui vivent de son parrainage.

Défaillance symptomatique, car elle trahit un reniement qui ne vient pas de cette terre où Freud de par sa tradition ne fut qu’un hôte de passage, mais du champ même dont il nous a légué le soin et de ceux à qui il en a confié la garde, je dis du mouvement de la psychanalyse où les choses en sont venues au point que le mot d’ordre d’un retour à Freud signifie un renversement.

Bien des contingences sont nouées dans cette histoire, depuis que le premier son du message freudien a retenti avec ses résonances dans la cloche viennoise pour étendre au loin ses ondes. Celles-ci parurent s’étouffer dans les sourds effondrements du premier conflit mondial. Leur propagation reprit avec l’immense déchirement humain où se fomenta le second, et qui fut leur plus puissant véhicule. Tocsin de la haine et tumulte de la discorde, souffle panique de la guerre, c’est sur leurs battements que nous parvint la voix de Freud, pendant que nous voyons passer la diaspora de ceux qui en étaient les porteurs et que la persécution ne visait pas par hasard. Ce train ne devait plus s’arrêter qu’aux confins de notre monde, pour s’y répercuter là où il n’est pas juste de dire que l’histoire perd son sens puisqu’elle y trouve sa limite, où l’on se tromperait même à croire l’histoire absente, puisque, déjà nouée sur plusieurs siècles, elle n’y est que plus pesante du gouffre que dessine son horizon trop court, mais où elle est niée en une volonté catégorique qui donne leur style aux entreprises : anhistorisme de culture, propre aux États-Unis de l’Amérique du Nord.

C’est cet anhistorisme qui définit l’assimilation requise pour être reconnu dans la société constituée par cette culture. C’est à sa sommation qu’avait à répondre un groupe d’émigrants qui, pour se faire reconnaître, ne pouvaient faire valoir que leur différence, mais dont la fonction supposait l’histoire à son principe, leur discipline étant celle qui avait rétabli le pont unissant l’homme moderne aux mythes antiques. La conjoncture était trop forte, l’occasion trop séduisante pour qu’on n’y cédât pas à la tentation offerte : d’abandonner le principe pour faire reposer la fonction sur la différence. Entendons bien la nature de cette tentation. Elle n’est pas celle de la facilité ni du profit. II est certes plus facile d’effacer les principes d’une doctrine que les stigmates d’une provenance, plus profitable d’asservir sa fonction à la demande, mais ici réduire sa fonction à sa différence, c’est céder à un mirage interne à la fonction même, celui qui la fonde sur cette différence. C’est y faire retour au principe réactionnaire qui recouvre la dualité de celui qui souffre et de celui qui guérit, de l’opposition de celui qui sait à celui qui ignore. Comment ne pas s’excuser de tenir cette opposition pour vraie quand elle est réelle, comment ne pas de là glisser à devenir les managers des âmes dans un contexte social qui en requiert l’office. Le plus corrupteur des conforts est le confort intellectuel, comme la pire corruption est celle du meilleur.

(227)C’est ainsi que le mot de Freud à Jung de la bouche de qui je le tiens, quand invités tous deux de la Clark University, ils arrivèrent en vue du port de New York et de la célèbre statue éclairant l’univers : « Ils ne savent pas que nous leur apportons la peste », lui est renvoyé pour sanction d’une hybris dont l’antiphrase et sa noirceur n’éteignent pas le trouble éclat. La Némésis n’a eu, pour prendre au piège son auteur, qu’à le prendre au mot de son mot. Nous pourrions craindre qu’elle n’y ait joint un billet de retour de première classe.

À la vérité, s’il s’est passé quelque chose de tel, nous n’avons à nous en prendre qu’à nous. Car l’Europe paraît plutôt s’être effacée du souci comme du style, sinon de la mémoire de ceux qui en sont sortis, avec le refoulement de leurs mauvais souvenirs.

Nous ne nous plaindrons pas de cet oubli, s’il nous laisse plus libre de vous présenter le dessein d’un retour à Freud, tel que certains se le proposent dans l’enseignement de la Société française de psychanalyse. Ce n’est pas d’un retour du refoulé qu’il s’agit pour nous, mais de prendre appui dans l’antithèse que constitue la phase parcourue depuis la mort de Freud dans le mouvement psychanalytique, pour démontrer ce que la psychanalyse n’est pas, et de chercher avec vous le moyen de remettre en vigueur ce qui n’a cessé de la soutenir dans sa déviation même, à savoir le sens premier que Freud y préservait par sa seule présence et qu’il s’agit ici d’expliciter.

Comment ce sens pourrait-il nous manquer quand il nous est attesté dans l’œuvre la plus claire et la plus organique qui soit ? Et comment pourrait-il nous laisser hésitants quand l’étude de cette œuvre nous montre que ses étapes et ses virages sont commandés par le souci, inflexiblement efficace chez Freud, de le maintenir dans sa rigueur première ?

Textes qui se montrent comparables à ceux-là même que la vénération humaine a revêtu en d’autres temps des plus hauts attributs, en ce qu’ils supportent l’épreuve de cette discipline du commentaire, dont on retrouve la vertu à s’en servir selon la tradition non pas seulement pour replacer une parole dans le contexte de son temps, mais pour mesurer si la réponse qu’elle apporte aux questions qu’elle pose, est ou non dépassée par la réponse qu’on y trouve aux questions de l’actuel.

Vous apprendrai-je quelque chose, à vous dire que ces textes auxquels je consacre depuis quatre ans un séminaire de deux heures tous les mercredis de novembre à juillet, sans en avoir encore mis en œuvre plus du quart, si tant est que mon commentaire suppose leur ensemble, – nous ont donné à moi comme à ceux qui m’y suivent, la surprise de véritables découvertes ? Elles vont de concepts restés inexploités à des détails cliniques laissés à la trouvaille de notre exploration et qui témoignent de combien le champ dont Freud a fait l’expérience, dépassait les avenues qu’il s’est chargé de nous y ménager, et à quel point son observation qui donne parfois l’impression d’être exhaustive, (228)était peu asservie à ce qu’il avait à démontrer. Qui n’a pas été ému parmi les techniciens de disciplines étrangères à l’analyse que j’ai conduit à lire ces textes, de cette recherche en action : que ce soit celle qu’il nous fait suivre dans la Traumdeutung, dans l’observation de l’Homme aux loups ou dans l’Au-delà du principe du plaisir ? Quel exercice à former des esprits, et quel message à y prêter sa voix ! Quel contrôle aussi de la valeur méthodique de cette formation et de l’effet de vérité de ce message, quand les élèves à qui vous les transmettez, vous apportent le témoignage d’une transformation survenue parfois du jour au lendemain de leur pratique, devenue plus simple et plus efficace avant même qu’elle leur devienne plus transparente. Je ne saurais vous rendre un compte extensif de ce travail dans la causerie que je dois à l’amabilité de M. le Professeur Hoff de vous faire en ce lieu de haute mémoire, à l’accord de mes vues avec celle du Dr Dozent Arnold d’avoir eu l’idée de la produire maintenant devant vous, à mes relations excellentes et déjà datées avec M. Igor Caruso de savoir quel accueil elle rencontrerait à Vienne.

Mais je ne puis oublier aussi les auditeurs que je dois à la complaisance de M. Susini, directeur de notre Institut français à Vienne. Et c’est pourquoi au moment d’en venir au sens de ce retour à Freud dont je fais profession ici, il me faut me demander si, pour moins préparés qu’ils soient que les spécialistes à m’entendre, je ne risque pas de les décevoir.

L’ADVERSAIRE.

Je suis sûr ici de ma réponse : – Absolument pas, si ce que je vais dire est bien comme il doit être. Le sens d’un retour à Freud, c’est un retour au sens de Freud. Et le sens de ce qu’a dit Freud, peut être communiqué à quiconque parce que, même adressé à tous, chacun y sera intéressé : un mot suffira pour le faire sentir, la découverte de Freud met en question la vérité, et il n’est personne qui ne soit personnellement concerné par la vérité.

Avouez que voilà un propos bien étrange que de vous jeter à la tête ce mot qui passe presque pour mal famé, d’être proscrit des bonnes compagnies. Je demande pourtant s’il n’est pas inscrit au cœur même de la pratique analytique, puisque aussi bien celle-ci toujours refait la découverte du pouvoir de la vérité en nous et jusqu’en notre chair.

En quoi l’inconscient serait-il en effet plus digne d’être reconnu que les défenses qui s’y opposent dans le sujet avec un succès qui les fait apparaître non moins réelles ? Je ne relève pas ici le commerce de la pacotille nietzschéenne du mensonge de la vie, ni ne m’émerveille qu’on croie croire, ni n’accepte qu’il suffise qu’on le veuille bien pour vouloir. Mais je demande d’où provient cette paix qui s’établit à reconnaître la tendance inconsciente, si elle n’est pas plus vraie que ce qui la contraignait dans le conflit ? Aussi bien n’est-ce pas que cette paix depuis quelque temps ne s’avère vite être une paix manquée, puisque non contents d’avoir reconnu comme inconsciente les défenses à attribuer au moi, les psychanalyste en identifient de plus en plus les mécanismes,(229)déplacement quant à l’objet, renversement contre le sujet, régression de la forme, à la dynamique même que Freud avait analysée dans la tendance, laquelle ainsi semble s’y continuer à un changement de signe près. Le comble n’est-il pas atteint quand on admet que la pulsion elle-même puisse être amenée par la défense à la conscience pour éviter que le sujet s’y reconnaisse ?

Encore me sers-je pour traduire l’exposé de ces mystères en un discours cohérent, de mots qui malgré moi y rétablissent la dualité qui les soutient. Mais ce n’est pas que les arbres du cheminement technique cachent la forêt de la théorie que je déplore, c’est qu’il s’en faille de si peu qu’on ne se croie dans la forêt de Bondy, exactement de ceci qui s’esquive derrière chaque arbre, qu’il doit y avoir des arbres plus vrais que les autres, ou, si vous voulez, que tous les arbres ne sont pas des bandits. Faute de quoi l’on demanderait où sont les bandits qui ne sont pas des arbres. Ce peu donc dont il va de tout en l’occasion, peut-être mérite-t-il qu’on s’en explique ? Cette vérité sans quoi il n’y a plus moyen de discerner le visage du masque, et hors laquelle il apparaît n’y avoir pas d’autre monstre que le labyrinthe lui-même, quelle est-elle ? Autrement dit, en quoi se distinguent-ils entre eux en vérité, s’ils sont tous d’une égale réalité ?

Ici les gros sabots s’avancent pour chausser les pattes de colombe sur lesquelles, on le sait, la vérité se porte, et engloutir à l’occasion l’oiseau avec : notre critère, s’écrie t on, est simplement économique, idéologue que vous êtes. Tous les arrangements de la réalité ne sont pas également économiques. Mais au point où la vérité s’est déjà portée, l’oiseau s’échappe et sort indemne avec notre question : – Économiques pour qui ?

Cette fois l’affaire va trop loin. L’adversaire ricane : « On voit ce que c’est. Monsieur donne dans la philosophie. Dans un moment, entrée de Platon et de HegelCes signatures nous suffisent. Ce qu’elles avalisent est à mettre au panier, et quand même, comme vous l’avez dit, cela concernerait-il tout le monde, cela n’intéresse pas les spécialistes que nous sommes. Ça ne trouve même pas à se classer dans notre documentation ».

Vous pensez que je raille en ce discours. Nullement, j’y souscris.

Si Freud n’a pas apporté autre chose à la connaissance de l’homme que cette vérité qu’il y a du véritable, il n’y a pas de découverte freudienne. Freud prend place alors, dans la lignée des moralistes en qui s’incarne une tradition d’analyse humaniste, voie lactée au ciel de la culture européenne où Baltasar Gracián et La Rochefoucauld font figure d’étoiles de première grandeur et Nietzsche d’une nova aussi fulgurante que vite rentrée dans les ténèbres. Dernier venu d’entre eux et comme eux stimulé sans doute par un souci proprement chrétien de l’authenticité du mouvement de l’âme, Freud a su précipiter toute une casuistique en une carte de tendre où l’on n’a que faire d’une orientation pour les offices auxquels on la destine. Son objectivité est en effet strictement (230)liée à la situation analytique, laquelle entre les quatre murs qui limitent son champ, se passe fort bien qu’on sache où est le nord puisqu’on l’y confond avec l’axe long du divan, tenu pour dirigé vers la personne de l’analyste. La psychanalyse est la science des mirages qui s’établissent dans ce champ. Expérience unique, au demeurant assez abjecte, mais qui ne saurait être trop recommandée à ceux qui veulent s’introduire au principe des folies de l’homme, car, pour se montrer parente de toute une gamme d’aliénations, elles les éclaire.

Ce langage est modéré, ce n’est pas moi qui l’invente. On a pu entendre un zélote d’une psychanalyse prétendue classique définir celle-ci comme une expérience dont le privilège est strictement lié aux formes qui règlent sa pratique et qu’on ne saurait changer d’une ligne, parce qu’obtenues par un miracle du hasard, elles détiennent l’accès à une réalité transcendante aux aspects de l’histoire, et où le goût de l’ordre et l’amour du beau par exemple ont leur fondement permanent : à savoir les objets de la relation préœdipienne, merde et cornes au cul.

Cette position ne saurait être réfutée puisque les règles s’y justifient par leurs issues, lesquelles sont tenues pour probantes du bien-fondé des règles. Pourtant nos questions se reprennent à pulluler. Comment ce prodigieux hasard s’est-il produit ? D’où vient cette contradiction entre le mic-mac préœdipien où se réduit la relation analytique pour nos modernes, et le fait que Freud ne s’en trouvait satisfait qu’il ne l’eût ramenée à la position de l’Œdipe ? Comment la sorte d’osculation en serre chaude où confine ce new-look de l’expérience, peut-elle être le dernier terme d’un progrès qui paraissait au départ ouvrir des voies multipliées entre tous les champs de la création, – ou la même question posée à l’envers ? Si les objets décelés en cette fermentation élective ont été ainsi découverts par une autre voie que la psychologie expérimentale, celle-ci est-elle habilitée à les retrouver par ses procédés ?

Les réponses que nous obtiendrons des intéressés ne laissent pas de doute. Le moteur de l’expérience, même motivé en leurs termes, ne saurait être seulement cette vérité de mirage qui se réduit au mirage de la vérité. Tout est parti d’une vérité particulière, d’un dévoilement qui a fait que la réalité n’est plus pour nous telle qu’elle était avant, et c’est là ce qui continue à accrocher au vif des choses humaines la cacophonie insensée de la théorie, comme à empêcher la pratique de se dégrader au niveau des malheureux qui n’arrivent pas à s’en sortir (entendez que j’emploie ce terme pour en exclure les cyniques).

Une vérité, s’il faut le dire, n’est pas facile à reconnaître, après qu’elle a été une fois reçue. Non qu’il n’y ait des vérités établies, mais elles se confondent alors si facilement avec la réalité qui les entoure, que pour les en distinguer on n’a longtemps trouvé d’autre artifice que de les marquer du signe de l’esprit, et pour leur rendre hommage, de les tenir pour venues d’un autre monde. Ce(231)n’est pas tout de mettre au compte d’une sorte d’aveuglement de l’homme, le fait que la vérité ne soit jamais pour lui si belle fille qu’au moment où la lumière élevée par son bras dans l’emblème proverbial, la surprend nue. Et il faut faire un peu la bête pour feindre de ne rien savoir de ce qu’il en advient après. Mais la stupidité demeure d’une franchise taurine à se demander où l’on pouvait bien la chercher avant, l’emblème n’y aidant guère à indiquer le puits, lieu malséant voire malodorant, plutôt que l’écrin où toute forme précieuse doit se conserver intacte.

LA CHOSE PARLE D’ELLE-MÊME.

Mais voici que la vérité dans la bouche de Freud prend ladite bête aux cornes : « Je suis donc pour vous l’énigme de celle qui se dérobe aussitôt qu’apparue, hommes qui tant vous entendez à me dissimuler sous les oripeaux de vos convenances. Je n’en admets pas moins que votre embarras soit sincère, car même quand vous vous faites mes hérauts, vous ne valez pas plus à porter mes couleurs que ces habits qui sont les vôtres et pareils à vous-mêmes, fantômes que vous êtes. Où vais-je donc passée en vous, où étais-je avant ce passage ? Peut-être un jour vous le dirai-je ? Mais pour que vous me trouviez où je suis, je vais vous apprendre à quel signe me reconnaître. Hommes, écoutez, je vous en donne le secret. Moi la vérité, je parle.

« Faut-il vous faire remarquer que vous ne le saviez pas encore. Quelques-uns certes parmi vous, qui s’autorisaient d’être mes amants, sans doute en raison du principe qu’en ces sortes de vantardises on n’est jamais si bien servi que par soi-même, avaient posé de façon ambiguë et non sans que la maladresse n’apparût de l’amour-propre qui les y intéressait, que les erreurs de la philosophie, entendez les leurs, ne pouvaient subsister que de mes subsides. À force d’étreindre pourtant ces filles de leur pensée, ils finirent par les trouver aussi fades qu’elles étaient vaines, et se remirent à frayer avec les opinions vulgaires selon les mœurs des anciens sages qui savaient mettre ces dernières à leur rang, conteuses ou plaideuses, artificieuses, voire menteuses, mais aussi les chercher à leur place, au foyer et au forum, à la forge ou à la foire. Ils s’aperçurent alors qu’à n’être pas mes parasites, celles-ci semblaient me servir bien plus, qui sait même ? être ma milice, les agents secrets de ma puissance. Plusieurs cas observés au jeu de pigeon-vole, de mues soudaines d’erreurs en vérité, qui ne semblaient rien devoir qu’à l’effet de la persévérance, les mirent sur la voie de cette découverte. Le discours de l’erreur, son articulation en acte, pouvait témoigner de la vérité contre l’évidence elle-même. C’est alors que l’un d’eux tenta de faire passer au rang des objets dignes d’étude la ruse de la raison. Il était malheureusement professeur, et vous fûtes trop heureux de retourner contre ses propos les oreilles d’âne dont on vous coiffait à l’école et qui depuis font usage de cornets à ceux des vôtres dont la feuille est un peu dure. Restez-en donc à votre vague sens de l’histoire et laissez les habiles fonder sur la garantie de ma firme à venir le marché mondial du mensonge, le (232)commerce de la guerre totale et la nouvelle loi de l’autocritique. Si la raison est si rusée que Hegel l’a dit, elle fera bien sans vous son ouvrage.

« Mais vous n’avez pas pour autant rendues désuètes ni sans terme vos échéances à mon endroit. C’est d’après hier et d’avant demain qu’elles sont datées. Et il importe peu que vous vous ruiez en avant pour leur faire honneur ou pour vous y soustraire, car c’est par derrière qu’elles vous saisiront dans les deux cas. Que vous me fuyiez dans la tromperie ou pensiez me rattraper dans l’erreur, je vous rejoins dans la méprise contre laquelle vous êtes sans refuge. Là où la parole la plus caulte montre un léger trébuchement, c’est à sa perfidie qu’elle manque, je le publie maintenant, et ce sera dès lors un peu plus coton de faire comme si de rien n’était, dans la société bonne ou mauvaise. Mais nul besoin de vous fatiguer à mieux vous surveiller. Quand même les juridictions conjointes de la politesse et de la politique, décréteraient non recevable tout ce qui se réclamerait de moi à se présenter de façon si illicite, vous n’en seriez pas quittes pour si peu, car l’intention la plus innocente se déconcerte à ne pouvoir plus taire que ses actes manqués sont les plus réussis et que son échec récompense son vœu le plus secret. Au reste n’est-ce pas assez pour juger de votre défaite, de me voir m’évader d’abord du donjon de la forteresse où vous croyez le plus sûrement me retenir, en me situant non pas en vous, mais dans l’être lui-même. Je vagabonde dans ce que vous tenez pour être le moins vrai par essence : dans le rêve, dans le défi au sens de la pointe la plus gongorique et le nonsense du calembour le plus grotesque, dans le hasard, et non pas dans sa loi, mais dans sa contingence, et je ne procède jamais plus sûrement à changer la face du monde qu’à lui donner le profil du nez de Cléopâtre.

« Vous pouvez donc réduire le trafic sur les voies que vous vous épuisâtes à faire rayonner de la conscience, et qui faisaient l’orgueil du moi, couronné par Fichte des insignes de sa transcendance. Le commerce au long cours de la vérité ne passe plus par la pensée : chose étrange, il semble que ce soit désormais par les choses : rébus, c’est par vous que je communique, comme Freud le formule à la fin du premier paragraphe du sixième chapitre, consacré au travail du rêve, de son travail sur le rêve et sur ce que le rêve veut dire.

« Mais vous allez là prendre garde : la peine qu’a eue celui-ci à devenir professeur, lui épargnera peut-être votre négligence, sinon votre égarement, dit la vérité. Entendez bien ce qu’il a dit, et, comme il l’a dit de moi la vérité qui parle, le mieux pour le bien saisir est de le prendre au pied da la lettre. Sans doute ici les choses sont mes signes, mais je vous le redis, signes de ma parole. Le nez de Cléopâtre, s’il a changé le cours du monde, c’est d’être entré dans son discours, car pour le changer long ou court, il a suffi mais il fallait qu’il fût un nez parlant.

« Mais c’est du vôtre maintenant qu’il va falloir vous servir, bien qu’à des fins plus naturelles. Qu’un flair plus sûr que toutes vos catégories vous guide (233)dans la course où je vous provoque : car si la ruse de la raison, si dédaigneuse qu’elle fût de vous, restait ouverte à votre foi, je serai, moi la vérité, contre vous la grande trompeuse, puisque ce n’est pas seulement par la fausseté que passent mes voies, mais par la faille trop étroite à trouver au défaut de la feinte et par la nuée sans accès du rêve, par la fascination sans motif du médiocre et l’impasse séduisante de l’absurdité. Cherchez, chiens que vous devenez à m’entendre, limiers que Sophocle a préféré lancer sur les traces hermétiques du voleur d’Apollon qu’aux trousses sanglantes d’Œdipe, sûr qu’il était de trouver avec lui au rendez-vous sinistre de Colone l’heure de la vérité. Entrez en lice à mon appel et hurlez à ma voix. Déjà vous voilà perdus, je me démens, je vous défie, je me défile : vous dites que je me défends ».

PARADE.

Le retour aux ténèbres que nous tenons pour attendu à ce moment, donne le signal d’une murder party engagée par l’interdiction à quiconque de sortir, puisque chacun dès lors peut cacher la vérité sous sa robe, voire, comme en la fiction galante des « bijoux indiscrets », dans son ventre. La question générale est : qui parle ? et elle n’est pas sans pertinence. Malheureusement les réponses sont un peu précipitées. La libido est d’abord accusée, ce qui nous porte dans la direction des bijoux, mais il faut bien s’apercevoir que le moi lui-même, s’il apporte des entraves à la libido en mal de se satisfaire, est parfois l’objet de ses entreprises. On sent là-dessus qu’il va s’effondrer d’une minute à l’autre, quand un fracas de débris de verre apprend à tous que c’est à la grande glace du salon que l’accident vient d’arriver, le golem du narcissisme, évoqué en toute hâte pour lui porter assistance, ayant fait par là son entrée. Le moi dès lors est généralement tenu pour l’assassin, à moins que ce ne soit pour la victime, moyennant quoi les rayons divins du bon président Schreber commencent à déployer leur filet sur le monde, et le sabbat des instincts se complique sérieusement.

La comédie que je suspends ici au début de son second acte est plus bienveillante qu’on ne croit, puisque, faisant porter sur un drame de la connaissance la bouffonnerie qui n’appartient qu’à ceux qui le jouent sans le comprendre, elle restitue à ceux-ci l’authenticité d’où ils déchurent toujours plus.

Mais si une métaphore plus grave convient au protagoniste, c’est celle qui nous montrerait en Freud un Actéon perpétuellement lâché par des chiens dès l’abord dépistés, et qu’il s’acharne à relancer à sa poursuite, sans pouvoir ralentir la course où seule sa passion pour la déesse le mène. Le mène si loin qu’il ne peut s’arrêter qu’aux grottes où la Diane chtonienne dans l’ombre humide qui les confond avec le gîte emblématique de la vérité, offre à sa soif, avec la nappe égale de la mort, la limite quasi mystique du discours le plus rationnel qui ait été au monde, pour que nous y reconnaissions le lieu où le symbole se substitue à la mort pour s’emparer de la première boursouflure de la vie.

(234)Cette limite et ce lieu, on le sait, sont loin encore d’être atteints pour ses disciples, si tant est qu’ils ne refusent pas de l’y suivre, et l’Actéon donc qui ici est dépecé, n’est pas Freud, mais bien chaque analyste à la mesure de la passion qui l’enflamma et qui a fait, selon la signification qu’un Giordano Bruno dans ses Fureurs héroïques sut tirer de ce mythe, de lui la proie des chiens de ses pensées.

Pour mesurer ce déchirement, il faut entendre les clameurs irrépressibles qui s’élèvent des meilleurs comme des pires, à tenter de les ramener au départ de la chasse, avec les mots que la vérité nous y donna pour viatique : « je parle », pour enchaîner : « il n’est parole que de langage ». Ils couvrent aussitôt la suite.

« Logomachie ! telle est la strophe d’un côté. Que faites-vous du préverbal, du geste et de la mimique, du ton, de l’air de la chanson, de l’humeur et du con-tact af-fec-tif ? ». À quoi d’autres non moins animés donnent l’antistrophe : « Tout est langage : langage que mon cœur qui bat plus fort quand la venette me saisit, et si ma patiente défaille au vrombissement d’un avion à son zénith, c’est pour dire le souvenir qu’elle a gardé du dernier bombardement ». – « Oui, aigle de la pensée, et quand la forme de ton semblant mécanique surgit dans l’ovale éclairé dans la nuit par le pinceau du projecteur, c’est la réponse du ciel ».

On ne contestait pourtant, à s’essayer à ces prémisses, l’usage d’aucune forme de communication à quoi quiconque pût recourir en ses exploits, ni les signaux, ni les images, et fonds ni forme, aucun non plus qu’aucune, ce fonds fût-il un fonds de sympathie, et la vertu n’étant pas discutée d’aucune bonne forme.

On se prenait seulement à répéter après Freud le mot de sa découverte : ça parle, et là sans doute où l’on s’y attendait le moins, là où ça souffre. S’il fut un temps où il suffisait pour y répondre d’écouter ce que ça disait, (car à l’entendre la réponse y est déjà), tenons donc que les grands des origines, les géants du fauteuil furent frappés de la malédiction promise aux audaces titanesques, ou que leurs sièges cessèrent d’être conducteurs de la bonne parole dont ils se trouvaient investis à s’y asseoir ci-devant. Quoi qu’il en soit, depuis, entre le psychanalyste et la psychanalyse, on multiplie les rencontres dans l’espoir que l’Athénien s’atteigne avec l’Athéna sortie couverte de ses armes du cerveau de Freud. Dirai-je le sort jaloux, toujours pareil, qui contraria ces rendez-vous : sous le masque où chacun venait au devant de sa chacune, hélas ! trois fois hélas ! et cri d’horreur à y penser, une autre ayant pris la place d’elle, celui qui était là, non plus n’était pas lui.

Revenons donc posément à épeler avec la vérité ce qu’elle a dit d’elle-même. La vérité a dit : « je parle ». Pour que nous reconnaissions ce « je » à ce qu’il parle, peut-être n’était-ce pas sur le « je » qu’il fallait nous jeter, mais aux arêtes du parler que nous devions nous arrêter. « Il n’est parole (235)que de langage » nous rappelle que le langage est un ordre que des lois constituent, desquelles nous pourrions apprendre au moins ce qu’elles excluent. Par exemple que le langage, c’est différent de l’expression naturelle et que ce n’est pas non plus un code ; que ça ne se confond pas avec l’information, collez-vous-y pour le savoir à la cybernétique ; et que c’est si peu réductible à une superstructure qu’on vit le matérialisme lui-même s’alarmer de cette hérésie, bulle de Staline à voir ici.

Si vous voulez en savoir plus, lisez Saussure, et comme un clocher peut cacher même le soleil, je précise qu’il ne s’agit pas de la signature qu’on rencontre en psychanalyse, mais de Ferdinand, qu’on peut dire le fondateur de la linguistique moderne.

 

 

 

ORDRE DE LA CHOSE.

Un psychanalyste doit aisément s’y introduire à la distinction fondamentale du signifiant et du signifié, et commencer à l’exercer avec les deux réseaux qu’ils organisent dans des dimensions différentes.

Le premier réseau, du signifiant, est la structure synchronique du matériel du langage en tant que chaque élément y prend son emploi exact d’être différent des autres ; tel est le principe de répartition qui règle seul la fonction des éléments de la langue à ses différents niveaux, depuis le couple d’opposition phonématique jusqu’aux locutions composées dont c’est la tâche de la plus moderne recherche que de dégager les formes stables.

Le second réseau, du signifié, est l’ensemble diachronique des discours concrètement prononcés, lequel réagit historiquement sur le premier, de même que la structure de celui-ci commande les voies du second. Ici ce qui domine, c’est l’unité de signification laquelle s’avère ne jamais se résoudre en une pure indication du réel, mais toujours renvoyer à une autre signification. C’est-à-dire que si les significations saisissent les choses, c’est seulement à constituer leur ensemble en l’enveloppant dans le signifiant, et que si leur trame recouvre cet ensemble toujours assez pour le déborder, c’est que le signifiant dans son ensemble n’est signification de rien. Ce qui confirme que le langage n’est jamais signal, mais mouvement dialectique.

On peut, rien qu’en partant de là, remarquer que toute dénonciation verbale d’un désordre participe du désordre contre quoi elle réclame, en ceci que le désordre s’est installé par son discours. Hegel, dans sa dialectique de la belle âme, avait déjà montré que cette remarque n’est tautologique qu’à méconnaître l’effet tauto-ontique où elle s’enracine, c’est-à-dire que l’être est premier du désordre de quoi la belle âme vit en tous les sens (y compris le sens économique) qu’on peut trouver au terme : de quoi vivre, et qu’à dénoncer le désordre, la belle âme ne procède qu’à la médiation encore méconnue d’elle de la conduite par quoi elle en subsiste.

Cette dialectique ne semblait pas pouvoir pénétrer au delà du délire de la présomption à quoi Hegel l’appliquait, c’est-à-dire au delà du piège offert (236)par le mirage de la conscience au « je », infatué de son sentiment et l’y assumant en tant que « loi du cœur ».

Mais précisément le « je » que Hegel met en cause est un être légal, et comme tel plus concret que l’être réel où l’on avait cherché jusque là à le fonder par abstraction, comme il apparaît aussitôt à reconnaître que cet être implique un état-civil et un état-comptable.

Il était réservé à Freud de démontrer que c’est dans cet être légal que certains désordres manifestés par l’homme dans son être réel, c’est-à-dire dans son organisme fonctionnant comme totalité sans qu’on y puisse saisir leur relation, trouvaient enfin leur répondant. Et il en expliquait la possibilité par la béance congénitale que présente l’être réel de l’homme dans ses relations naturelles, et par la reprise à un usage parfois idéographique, mais aussi bien phonétique voire grammatical, des éléments imaginaires qui apparaissent morcelés dans cette béance. Les aperçus qui en résultèrent aussitôt sur l’omniprésence de la fonction symbolique dans l’être humain rendirent immédiatement sensibles à l’intuition ce qui caractérise la position du sujet parlant dans la société, ou encore ce qui distingue la société humaine des sociétés animales : à savoir que l’individu y est pris à titre d’unité dans une séquence d’échanges plus ou moins circulaires (soit : à échéances plus ou moins longues) selon les lois d’une combinatoire du don dont le principe lui échappe et qui est sans rapport immédiat, ni même direct, semblent nous dire les ethnologues, avec ses besoins.

Le conflit d’ordre, quoi qu’il en soit, est chez l’individu patent, et vu la profondeur où le pénètre l’ordre symbolique, peut retentir jusqu’à des limites que l’on recule un peu plus chaque jour dans l’organique. La psychanalyse n’est rien d’autre que la reconnaissance de la chaîne symbolique où ces effets s’ordonnent, parce que c’est le seul moyen pour que la vérité qu’ils symbolisent, vienne à se faire reconnaître, ce qui n’abolit pas pour autant tout conflit, mais en transfère la charge au sujet qui peut faire valoir cette vérité dans la lutte.

Les seuls termes où nous formulons cette fin, laissent assez pressentir que l’analyse ne débouche pas dans une éthique individualiste. Mais sa pratique dans la sphère américaine s’est ravalée si sommairement à un moyen d’obtenir le « success » et à un mode d’exigence de la « happiness » qu’il convient de préciser que c’est là le reniement de la psychanalyse, celui qui résulte chez trop de ses tenants du fait pur et radical qu’ils n’ont jamais rien voulu savoir de la découverte freudienne et qu’ils n’en sauront jamais rien, même au sens du refoulement : car il s’agit en cet effet du mécanisme de la méconnaissance systématique en ce qu’il simule le délire, même dans ses formes de groupe.

(237)Une référence plus rigoureuse de l’expérience analytique à la structure générale de la sémantique où elle a ses racines, eût pourtant permis de les convaincre avant d’avoir à les vaincre.

Car ce sujet dont nous parlions à l’instant comme du légataire de la vérité reconnue, n’est justement pas le moi perceptible dans les données plus ou moins immédiates de la jouissance consciente ou de l’aliénation laborieuse. Cette distinction de fait est la même qui se retrouve dans l’a de l’inconscient freudien en tant qu’il est séparé par un abîme des fonctions préconscientes, à l’v du testament de Freud en la 31e de ses Neue Vorlesungen : « Wo Es war, soll Ich werden ».

Formule éblouissante en sa brièveté et si coextensive à la propriété des significations où elle renvoie que les signifiants y prennent le poids d’une parole consécratoire.

Analysons-les dès lors. Contrairement à la forme que ne peut éviter la traduction anglaise : « Where the id was, there the ego shall be », Freud n’a pas dit : das Es, ni : das Ich, comme il le fait habituellement pour désigner ces instances où il a ordonné alors depuis dix ans sa nouvelle topique, et ceci, vu la rigueur inflexible de son style, donne à leur emploi dans cette sentence un accent particulier. De toutes façons sans même avoir à confirmer par la critique interne de l’œuvre de Freud qu’il a bien écrit Das Ich und das Es pour maintenir cette distinction fondamentale entre le sujet véritable de l’inconscient et le moi comme constitué en son noyau par une série d’identifications aliénantes, – il apparaît ici que c’est au lieu : Wo, où Es, sujet dépourvu d’aucun das ou autre article objectivant, war, était, c’est d’un lieu d’être qu’il s’agit, et qu’en ce lieu : soll, c’est un devoir au sens moral qui là s’annonce, comme le confirme l’unique phrase qui succède à celle-ci pour clore le chapitre[1], Ich, je,  dois-je (comme on annonçait : ce suis-je, avant qu’on dise : c’est moi), werden, devenir, c’est-à-dire non pas survenir, ni même advenir, mais venir au jour de ce lieu même en tant qu’il est lieu d’être.

C’est ainsi que nous consentirions contre les principes d’économie significative qui doivent dominer une traduction, à forcer un peu en français les formes du signifiant pour les aligner au poids que l’allemand reçoit mieux ici d’une signification encore rebelle, et pour cela de nous servir de l’homophonie du es allemand avec l’initiale du mot : sujet. Du même pas en viendrons-nous à une indulgence au moins momentanée pour la traduction première qui fut donnée du mot es par le soi, le ça qui lui fut préféré non sans motif ne nous paraissant pas beaucoup plus adéquat, puisque c’est au das allemand de : was ist das ? qu’il répond dans das ist, c’est. Ainsi le (238)c’ élidé qui va apparaître si nous nous en tenons à l’équivalence reçue, nous suggère-t-il la production d’un verbe : s’être, où s’exprimerait le mode de la subjectivité absolue, en tant que Freud l’a proprement découverte dans son excentricité radicale : « Là où c’était, peut-on dire, là où s’était, voudrions-nous faire qu’on entendît, c’est mon devoir que je vienne à être [2] ».

Vous entendez bien que ce n’est pas dans une conception grammaticale des fonctions où ils apparaissent, qu’il s’agit d’analyser si et comment le je et le moi se distinguent et se recouvrent dans chaque sujet particulier.

Ce que la conception linguistique qui doit former le travailleur dans son initiation de base lui apprendra, c’est à attendre du symptôme qu’il fasse la preuve de sa fonction de signifiant, c’est-à-dire de ce par quoi il se distingue de l’indice naturel que le même terme désigne couramment en médecine. Et pour satisfaire à cette exigence méthodique, il s’obligera à reconnaître son emploi conventionnel dans les significations suscitées par le dialogue analytique. (Dialogue dont nous allons tenter de dire la structure). Mais ces significations même, il les tiendra pour ne pouvoir être saisies avec certitude que dans leur contexte, soit dans la séquence que constituent pour chacune la signification qui renvoie à elle et celle à quoi elle renvoie dans le discours analytique.

Ces principes de base entrent aisément en application dans la technique, et en l’éclairant, ils dissipent beaucoup des ambiguïtés qui, pour se maintenir même dans les concepts majeurs du transfert et de la résistance, rendent ruineux l’usage que l’on en fait dans la pratique.

 

 

LA RÉSISTANCE AUX RÉSISTANTS.

À considérer seulement la résistance dont l’emploi se confond de plus en plus avec celui de la défense, et tout ce qu’elle implique dans ce sens comme manœuvres de réduction dont on peut plus s’aveugler sur la coercition qu’elles exercent, il est bon de rappeler que la première résistance à quoi l’analyse a à faire, c’est celle du discours lui-même en tant qu’il est d’abord discours de l’opinion, et que toute objectivation psychologique s’avérera solidaire de ce discours. C’est en effet ce qui a motivé la simultanéité remarquable avec laquelle les burgraves de l’analyse sont arrivés à un point mort de leur pratique vers les années 1920 : c’est qu’ils en savaient dès lors trop et pas assez, pour en faire reconnaître à leurs patients, qui n’en savaient guère moins, la vérité.

Mais le principe dès lors adopté de la primauté à accorder à l’analyse de la résistance, est loin d’avoir conduit à un développement favorable. Pour la raison que faire passer une opération en première urgence, ne suffit à lui faire atteindre son objectif, si l’on ne sait pas bien en quoi il consiste.

(239)Or c’est précisément vers un renforcement de la position objectivante chez le sujet que l’analyse de la résistance s’est orientée, au point que cette directive s’étale maintenant dans les principes à donner à la conduite d’une cure-type.

Bien loin donc qu’il faille maintenir le sujet dans un état d’observation, il faut qu’on sache qu’à l’y engager, on entre dans le cercle d’un malentendu que rien ne pourra briser dans la cure, pas plus que dans la critique. Toute intervention dans ce sens ne pourrait donc se justifier que d’une fin dialectique, à savoir de démontrer sa valeur d’impasse.

Mais j’irai plus loin et pour dire : vous ne pouvez à la fois procéder vous-même à cette objectivation du sujet et lui parler comme il convient. Et ce pour une raison qui n’est pas seulement qu’on ne peut à la fois, comme dit le proverbe anglais, manger son gâteau et le garder : c’est-à-dire avoir vis-à-vis des mêmes objets deux conduites dont les conséquences s’excluent. Mais pour le motif plus profond qui s’exprime dans la formule qu’on ne peut servir deux maîtres, c’est-à-dire conformer son être à deux actions qui s’orientent en sens contraire.

Car l’objectivation en matière psychologique est soumise dans son principe à une loi de méconnaissance qui régit le sujet non seulement comme observé, mais comme observateur. C’est-à-dire que ce n’est pas de lui que vous avez à lui parler, car il suffit à cette tâche, et ce faisant, ce n’est même pas à vous qu’il parle : si c’est à lui que vous avez à parler, c’est littéralement d’autre chose, c’est-à-dire d’une chose autre que ce dont il s’agit quand il parle de lui, et qui est la chose qui vous parle, chose qui, quoi qu’il dise, lui resterait à jamais inaccessible, si d’être une parole qui s’adresse à vous elle ne pouvait évoquer en vous sa réponse, et si, d’en avoir entendu le message sous cette forme inversée, vous ne pouviez, à le lui retourner, lui donner la double satisfaction de l’avoir reconnu et de lui en faire reconnaître la vérité.

Cette vérité que nous connaissons ainsi ne pouvons-nous donc la connaître ? Adæquatio rei et intellectus, tel se définit le concept de la vérité depuis qu’il y a des penseurs, et qui nous conduisent dans les voies de leur pensée. Un intellect comme le nôtre sera bien à la hauteur de cette chose qui nous parle, voire qui parle en nous, et même à se dérober derrière le discours qui ne dit rien que pour nous faire parler, il ferait beau voir qu’elle ne trouve pas à qui parler.

C’est bien la grâce que je vous souhaite, c’est d’en parler qu’il s’agit maintenant, et la parole est à ceux qui mettent la chose en pratique.

INTERMÈDE.

Ne vous attendez pourtant à rien de trop ici, car depuis que la chose psychanalytique est devenue chose reçue et que ses servants vont chez la manucure, le ménage qu’ils font s’accommode de sacrifices au bon ton, ce qui pour les idées dont les psychanalystes n’ont jamais eu à revendre, est bien commode : les idées en solde pour tous feront le solde de (240)ce qui manque à chacun. Nous sommes gens assez au fait des choses pour savoir que le chosisme n’est pas bien porté ; et voilà notre pirouette toute trouvée.

Qu’allez-vous chercher autre chose que ce moi que vous distinguez avec défense à nous d’y voir, nous rétorque-t-on. Nous l’objectivons, soit. Quel mal y a-t-il à cela ? Ici c’est à pas de loup que procèdent les souliers fins pour nous porter à la figure le coup de savate que voici : croyez-vous donc que le moi puisse être pris pour une chose, ce n’est pas nous qui mangeons de ce pain-là.

De trente-cinq ans de cohabitation avec le moi sous le toit de la seconde topique freudienne, dont dix de liaison plutôt orageuse, régularisée enfin par le ministère de mademoiselle Anna Freud en un mariage dont le crédit social n’a fait qu’aller en augmentant, au point qu’on m’assure qu’il demandera bientôt à se faire bénir par l’Église, en un mot comme en cent, de l’expérience la plus suivie des psychanalystes, vous ne tirerez rien de plus que ce tiroir.

Il est vrai qu’il est rempli jusqu’au bord de vieilles nouveautés et de nouvelles vieilleries dont l’amas ne laisse pas d’être divertissant. Le moi est une fonction, le moi est une synthèse, une synthèse de fonctions, une fonction de synthèse. Il est autonome ! Celle-là est bien bonne. C’est le dernier fétiche introduit au saint des saints de la pratique qui s’autorise de la supériorité des supérieurs. Il en vaut bien un autre en cet emploi, chacun sachant que pour cette fonction, elle tout à fait réelle, c’est l’objet le plus démodé, le plus sale et le plus repoussant qui fait toujours le mieux l’affaire. Que celui-ci vaille à son inventeur la vénération qu’il recueille là où il est en service, passe encore, mais le plus beau est qu’il lui confère dans des milieux éclairés le prestige d’avoir fait rentrer la psychanalyse dans les lois de la psychologie générale. C’est comme si S. E. l’Aga Khan, non content de recevoir le fameux pesant d’or qui ne lui nuit pas dans l’estime de la société cosmopolite, se voyait décerner le prix Nobel pour avoir distribué en échange à ses zélateurs le règlement détaillé du pari mutuel.

Mais la dernière trouvaille est la meilleure : le moi, comme tout ce que nous manions depuis quelque temps dans les sciences humaines, est une notion o-pé-ra-tion-nelle.

Ici je prends recours auprès de mes auditeurs de ce chosisme naïf qui les maintient si bienséants sur ces bancs à m’écouter malgré le ballet des appels du service, pour qu’ils veuillent bien avec moi stopper cet o-pé.

En quoi cet o-pé distingue-t-il rationnellement ce qu’on fait de la notion du moi en analyse de l’usage courant de toute autre chose, de ce pupitre pour prendre la première qui nous tombe sous la main ? En si peu de chose que je me fais fort de démontrer que les discours qui les concernent, et c’est cela qui est en cause, coïncident point par point.

(241)Car ce pupitre n’est pas moins que le moi, tributaire du signifiant, soit du mot qui portant sa fonction au général auprès du lutrin de mémoire querelleuse et du meuble Tronchin de noble pedigree, fait qu’il n’est pas seulement de l’arbre bûcheronné, menuisé et recollé par l’ébéniste, à des fins de commerce solidaires des modes créatrices de besoins qui en soutiennent la valeur d’échange, sous la condition d’un dosage qui ne l’amène pas trop vite à satisfaire le moins superflu de ces besoins par l’usage dernier où le réduira son usure : nommément comme bois de chauffage.

D’autre part, les significations où renvoie le pupitre, ne le cèdent en rien en dignité à celles que le moi intéresse, et la preuve, c’est qu’elles enveloppent à l’occasion le moi lui-même, si c’est par les fonctions que M. Heinz Hartmann lui attribue qu’un de nos semblables peut devenir notre pupitre : à savoir, maintenir une position convenable à cette intention plus ou moins consentie. Fonction opérationnelle sans doute qui permettra au dit semblable d’échelonner en lui toutes les valeurs possibles de la chose qu’est ce pupitre : depuis la location onéreuse qui maintint et maintient encore la cote du petit bossu de la rue Quincampoix au-dessus des vicissitudes et de la mémoire elle-même du premier grand krach spéculatif des temps modernes, en descendant par tous les offices de commodité familière, d’ameublement de l’espace, de cession vénale ou d’usufruit, jusqu’à l’usage, et pourquoi pas ? on a déjà vu ça, de combustible.

Ce n’est pas tout, car je suis prêt à prêter ma voix au vrai pupitre pour qu’il tienne discours sur son existence qui, tout ustensile qu’elle soit, est individuelle, sur son histoire qui, si radicalement aliénée qu’elle nous paraisse, a laissé des traces mémoriales auxquelles ne manque rien de ce qu’exige l’historien : des-documents-des-textes-des-notes-de-fournisseurs, sur sa destinée même qui, toute inerte qu’elle soit, est dramatique, puisqu’un pupitre est périssable, qu’il a été engendré dans le labeur, qu’il a un sort soumis à des hasards, à des traverses, à des avatars, à des prestiges, voire à des fatalités dont il devient l’intersigne, et qu’il est promis à une fin dont il n’est pas besoin qu’il sache rien pour qu’elle soit la sienne, puisque c’est la fin que l’on sait.

Mais il n’y aurait encore rien que de banal à ce qu’après cette prosopopée, l’un de vous rêve qu’il est ce pupitre doué ou non de la parole, et comme l’interprétation des rêves est maintenant chose connue sinon commune, il n’y aurait pas lieu d’être surpris qu’à déchiffrer l’emploi de signifiant que ce pupitre aura pris dans le rébus où le rêveur aura enfermé son désir, et à analyser le renvoi plus ou moins équivoque que cet emploi comporte aux significations qu’aura intéressées en lui la conscience de ce pupitre, avec ou sans son discours, nous touchions ce qu’on peut appeler le préconscient de ce pupitre.

(242)Ici j’entends une protestation que, bien qu’elle soit réglée comme papier à musique, je ne sais trop comment nommer : c’est qu’à vrai dire elle relève de ce qui n’a de nom dans aucune langue, et qui, pour s’annoncer en général sous la motion nègre-blanc de la personnalité totale, résume tout ce qui nous tympanise en psychiatrie de phénoménologie à la gomme et dans la société de progressisme stationnaire. Protestation de la belle âme sans doute, mais sous les formes qui conviennent à l’être ni chair ni poisson, à l’air mi figue mi raisin, à la démarche entre chien et loup de l’intellectuel moderne, qu’il soit de droite ou de gauche. C’est en effet de ce côté que la protestation fictive de ceux qui provignent du désordre, trouve ses apparentements nobles. Écoutons plutôt le ton de celle-ci.

Ce ton est mesuré mais grave : le préconscient non plus que la conscience, nous fait-on observer, ne sont pas du pupitre, mais de nous-mêmes qui le percevons et lui donnons son sens avec d’autant moins de peine du reste que nous avons fabriqué la chose. Mais se fût-il agi d’un être plus naturel, il convient de ne jamais ravaler inconsidérément dans la conscience la forme haute qui, quelle que soit notre faiblesse dans l’univers, nous y assure une imprescriptible dignité, voyez roseau au dictionnaire de la pensée spiritualiste.

Il faut reconnaître qu’ici Freud m’incite à l’irrévérence par la façon dont, quelque part en passant et comme sans y toucher, il s’exprime sur les modes de provocation spontanée qui sont de règle dans la mise en action de la conscience universelle. Et ceci m’ôte toute gêne à poursuivre mon paradoxe.

La différence est-elle donc si grande entre le pupitre et nous quant à la conscience, s’il en acquiert si facilement le semblant, à être mis en jeu entre moi et vous, que mes phrases aient permis qu’on s’y trompe. C’est ainsi qu’à être placé avec l’un de nous entre deux glaces parallèles, il sera vu se refléter indéfiniment, ce qui veut dire qu’il sera beaucoup plus semblable à celui qui regarde qu’on n’y pense, puisqu’à voir se répéter de la même façon son image, celui-ci aussi se voit bien par les yeux d’un autre quand il se regarde ; puisque sans cet autre qu’est son image, il ne se verrait pas se voir.

Autrement dit le privilège du moi par rapport aux choses est à chercher ailleurs que dans cette fausse récurrence à l’infini de la réflexion qui constitue le mirage de la conscience, et qui malgré sa parfaite inanité, émoustille encore assez ceux qui travaillent de la pensée, pour qu’ils y voient un progrès prétendu de l’intériorité, alors que c’est un phénomène topologique dont la distribution dans la nature est aussi sporadique que les dispositions de pure extériorité qui le conditionnent, si tant est que l’homme ait contribué à les répandre avec une fréquence immodérée.

Comment d’autre part écarter le terme de préconscient des affectations de ce pupitre, ou de celles qui se trouvent en puissance ou en acte en aucune autre chose, et qui de s’ajuster aussi exactement à mes affections, viendront à la conscience avec elles ?

(243)Que le moi soit le siège de perceptions et non pas le pupitre, nous le voulons bien, mais il reflète en cela l’essence des objets qu’il perçoit et non pas la sienne en tant que la conscience serait son privilège, puisque ces perceptions sont pour la plus grande part inconscientes.

Ce n’est pas pour rien du reste que nous repérions l’origine de la protestation dont nous devons nous occuper ici, dans ces formes bâtardes de la phénoménologie qui enfument les analyses techniques de l’action humaine et spécialement celles qui seraient requises en médecine. Si leur matière à bon marché, pour employer ce qualificatif que M. Jaspers affecte spécialement à son estimation de la psychanalyse, est bien ce qui donne à l’œuvre de celui-ci son style, comme son poids à sa statue de directeur de conscience en fonte et de maître à penser de fer-blanc, elles ne sont pas sans usage, et c’est même toujours le même : faire diversion.

On s’en sert ici par exemple pour ne pas aller au fait que le pupitre ne parle pas, dont les tenants de la fausse protestation ne veulent rien savoir, parce qu’à m’entendre le leur accorder, mon pupitre aussitôt deviendrait parlant.

LE DISCOURS DE L’AUTRE.

« En quoi prévaut-il donc sur le pupitre que je suis, leur dirait-il, ce moi que vous traitez dans l’analyse ?

« Car si sa santé est définie par son adaptation à une réalité tenue tout uniment pour être à sa mesure, et s’il vous faut d’alliance de « la partie saine du moi » pour réduire, dans l’autre partie sans doute, des discordances à la réalité, qui n’apparaissent telles qu’à votre principe de tenir la situation analytique pour simple et anodine, et dont vous n’aurez de cesse que vous ne les fassiez voir du même œil que vous par le sujet, n’est-il pas clair qu’il n’y a pas d’autre discrimination de la partie saine du moi du sujet que son accord avec votre optique qui, pour être supposée saine, devient ici la mesure des choses, de même qu’il n’y a pas d’autre critère de la guérison que l’adoption complète par le sujet de cette mesure qui est la vôtre, – ce que confirme l’aveu courant chez des auteurs graves que la fin de l’analyse est obtenue avec l’identification au moi de l’analyste.

« Assurément la conception qui s’étale aussi tranquillement, non moins que l’accueil qu’elle rencontre, laisse à penser qu’à l’encontre du lieu commun qui veut qu’on en impose aux naïfs, il est encore bien plus facile aux naïfs d’en imposer. Et l’hypocrisie qui se dévoile dans la déclaration dont le repentir apparaît avec une régularité si curieuse en ce discours, qu’il faut parler au sujet « son langage », donne encore plus à méditer quant à la profondeur de cette naïveté. Encore faut-il y surmonter l’écœurement qui se lève à l’évocation qu’elle suggère du parler babyish sans lequel des parents avisés ne croiraient pas pouvoir induire à leurs hautes raisons les pauvres petits qu’il faut bien faire tenir tranquilles ! Simples égards qu’on tient pour dus à ce que l’imbécillité analytique projette dans la notion de la faiblesse du moi des névrosés.

(244)« Mais nous ne sommes pas ici pour rêver entre la nausée et le vertige. Il reste que tout pupitre que je sois à vous parler, je suis le patient idéal puisque avec moi pas tant de peine à se donner, les résultats sont acquis d’emblée, je suis guéri d’avance. Puisqu’il s’agit seulement de substituer à mon discours le vôtre, je suis un moi parfait puisque je n’en ai jamais eu d’autre et que je m’en remets à vous de m’informer des choses auxquelles mes dispositifs de réglage ne vous permettent pas de m’adapter directement, à savoir de toutes celles qui ne sont pas vos dioptries, votre taille et la dimension de vos papiers ».

Voilà, me semble-t-il, qui est fort bien parlé pour un pupitre. Sans doute veux-je rire. Dans ce qu’il a dit à mon gré, il n’avait pas son mot à dire. Pour la raison qu’il était lui-même un mot ; il étaitmoi en tant que sujet grammatical. Tiens, un grade de gagné, et bon à être ramassé par le soldat d’occasion dans le fossé d’une revendication toute éristique, mais aussi à nous fournir une illustration de la devise freudienne qui, à s’exprimer comme : « Là où était ça, le je doit être », confirmerait pour notre profit le caractère faible de la traduction qui substantifie le Ich en passant un t au doit du sollet fixe le cours du Es au taux du cécédilla. Il reste que le pupitre n’est pas un moi, si éloquent ait-il été, mais un moyen dans mon discours.

Mais après tout, à envisager sa vertu dans l’analyse, le moi aussi est un moyen, et nous pouvons les comparer.

Comme le pupitre l’a pertinemment fait remarquer, il présente sur le moi l’avantage de n’être pas un moyen de résistance, et c’est bien pour cela que je l’ai choisi pour supporter mon discours et alléger d’autant ce qu’une plus grande interférence de mon moi dans la parole de Freud, eût provoqué en vous de résistance : satisfait que je serais déjà, si ce qui doit vous en rester malgré cet effacement, vous faisait trouver ce que je dis « intéressant ». Locution dont ce n’est pas sans motif qu’elle désigne en son euphémisme ce qui ne nous intéresse que modérément, et qui trouve à boucler sa boucle dans son antithèse par quoi sont appelées désintéressées les spéculations d’intérêt universel.

Mais voyons voir un peu que ce que je dis vienne à vous intéresser, comme on dit pour combler l’antonomase par le pléonasme : personnellement, le pupitre sera bientôt en morceau pour nous servir d’arme.

Eh bien ! tout cela se retrouve pour le moi, à ceci près que ses usages apparaissent renversés dans leur rapport à ses états. Moyen de la parole à vous adressée de l’inconscient du sujet, arme pour résister à sa reconnaissance, c’est morcelé qu’il porte la parole, et c’est entier qu’il sert à ne pas l’entendre.

C’est en effet dans la désagrégation de l’unité imaginaire que constitue le moi que le sujet trouve le matériel signifiant de ses symptômes. Et c’est (245)de la sorte d’intérêt qu’éveille en lui le moi que viennent les significations qui en détournent son discours.

LA PASSION IMAGINAIRE.

Cet intérêt du moi est une passion dont la nature était déjà entrevue par la lignée des moralistes où on l’appelait l’amour-propre, mais dont seule l’investigation psychanalytique a su analyser la dynamique dans sa relation à l’image du corps propre. Cette passion apporte à toute relation avec cette image, constamment représentée par mon semblable, une signification qui m’intéresse tellement, c’est-à-dire qui me fait être dans une telle dépendance de cette image, qu’elle vient à lier au désir de l’autre tous les objets de mes désirs de plus près qu’au désir qu’ils suscitent en moi.

Il s’agit des objets en tant que nous en attendons l’apparition dans un espace structuré par la vision, c’est-à-dire des objets caractéristiques du monde humain. Quant à la connaissance dont dépend le désir de ces objets, les hommes sont loin de confirmer la locution qui veut qu’ils n’y voient pas plus loin que le bout de leur nez, car leur malheur bien au contraire veut que ce soit au bout de leur nez que commence leur monde, et qu’ils n’y puissent appréhender leur désir que par le même truchement qui leur permet de voir leur nez lui-même, c’est-à-dire en quelque miroir. Mais à peine discerné ce nez, ils en tombent amoureux, et ceci est la première signification par où le narcissisme enveloppe les formes du désir. Ce n’est pas la seule, et la montée croissante de l’agressivité au firmament des préoccupations analytiques resterait obscure à s’y tenir.

C’est un point que je crois avoir moi-même contribué à élucider en concevant la dynamique dite du stade du miroir, comme conséquence d’une prématuration de la naissance, générique chez l’homme, d’où résulte au temps marqué l’identification jubilatoire de l’individu encore infans à la forme totale où s’intègre ce reflet de nez, soit à l’image de son corps : opération qui, pour être faite à vue de nez, c’est le cas de le dire, soit à peu près de l’acabit de cet aha ! qui nous éclaire sur l’intelligence du chimpanzé, émerveillés que nous sommes toujours d’en saisir le miracle sur la face de nos pairs, ne manque pas d’entraîner une déplorable suite.

Comme le remarque fort justement un poète bel esprit, le miroir ferait bien de réfléchir un peu plus avant de nous renvoyer notre image. Car à ce moment le sujet n’a encore rien vu. Mais pour peu que la même capture se reproduise devant le nez d’un de ses semblables, le nez d’un notaire par exemple, Dieu sait où le sujet va être emmené par le bout du nez, vu les endroits où ces officiers ministériels ont l’habitude de fourrer le leur. Aussi bien tout ce que nous avons de reste, mains, pieds, cœur, bouche, voire les yeux même répugnant à suivre, une rupture d’attelage vient à menacer dont l’annonce en angoisse ne saurait qu’entraîner des mesures de rigueur. Rassemblement ! c’est-à-dire appel au pouvoir de cette image du moi dont jubilait la (246)lune de miel du miroir, à cette union sacrée de la droite et de la gauche qui s’y affirme, pour intervertie qu’elle apparaisse si le sujet s’y montre un peu plus regardant.

Mais de cette union quel plus beau modèle que l’image elle-même de l’autre, c’est-à-dire du notaire en sa fonction. C’est ainsi que les fonctions de maîtrise qu’on appelle improprement fonctions de synthèse du moi, instaurent sur le fondement d’une aliénation libidinale le développement qui s’ensuit, et nommément ce que nous avons autrefois appelé le principe paranoïaque de la connaissance humaine, selon quoi ses objets sont soumis à une loi de reduplication imaginaire, évoquant l’homologation d’une série indéfinie de notaires, qui ne doit rien à leur chambre syndicale.

Mais la signification décisive pour nous de l’aliénation constituante de l’Urbild du moi, apparaît dans la relation d’exclusion qui structure dès lors dans le sujet la relation duelle de moi à moi. Car si la coaptation imaginaire de l’un à l’autre devrait faire que les rôles se répartissent de façon complémentaire entre le notaire et le notarié par exemple, l’identification précipitée du moi à l’autre dans le sujet a pour effet que cette répartition ne constitue jamais une harmonie même cinétique, mais s’institue sur le « toi ou moi » permanent d’une guerre où il en va de l’existence de l’un ou l’autre de deux notaires en chacun des sujets. Situation qui se symbolise dans le « Vous en êtes un autre » de la querelle transitiviste, forme originelle de la communication agressive.

On voit à quoi se réduit le langage du moi : l’illumination intuitive, le commandement récollectif, l’agressivité rétorsive de l’écho verbal. Ajoutons-y ce qui lui revient des déchets automatiques du discours commun : le serinage éducatif et la ritournelle délirante, modes de communication que reproduisent parfaitement des objets à peine plus compliqués que ce pupitre, une construction de feed-back pour les premiers, pour les seconds un disque de gramophone, de préférence rayé au bon endroit.

C’est pourtant dans ce registre que prétend se soutenir l’analyse systématique de la défense si elle est cohérente avec ses principes. On saisit la structure qui s’oppose à ce que, même en un forçage, elle y trouve son issue. C’est pourquoi l’analyse stricte de la relation d’objet débouche soit dans la réalité par un acting out de signe contraire à la suggestion, soit dans la paranoïa transitoire par la sorte d’ébriété mégalomaniaque que notre ami Michael Balint, d’une plume si amie de la vérité qu’elle nous le rend plus ami encore, dépeint comme l’indice de la terminaison de l’analyse, soit dans le symptôme psychosomatique par une hypochondrie où se retrouvent les lois de la fantasmatique kleinienne.

La théorie d’une two-ego analysis[3] ne rend donc compte de ses propres résultats que pour autant qu’elle est insoutenable.

(247)L’ACTION ANALYTIQUE.

C’est pourquoi nous enseignons qu’il n’y a pas seulement dans la situation analytique deux sujets présents, mais deux sujets pourvus chacun de deux objets qui sont le moi et l’autre, cet autre ayant l’indice d’un petit a initial. Or en raison des singularités d’une mathématique dialectique avec lesquelles il faudra se familiariser, leur réunion dans la paire des sujets S et A, ne compte en tout que quatre termes pour la raison que la relation d’exclusion qui joue entre a et a’, réduit les deux couples ainsi notés à un seul dans la confrontation des sujets.

Dans cette partie à quatre, l’analyste agira sur les résistances significatives qui lestent, freinent et dévient la parole, en apportant lui-même dans le quatuor le signe primordial de l’exclusion connotant l’ou bien – ou bien – de la présence ou de l’absence, qui dégage formellement la mort incluse dans la Bildung narcissique. Signe qui manque, notons-le au passage, dans l’appareil algorithmique de la logique moderne qui s’intitule symbolique, et y démontre l’insuffisance dialectique qui la rend encore inapte à la formalisation des sciences humaines.

Ceci veut dire que l’analyste intervient concrètement dans la dialectique de l’analyse en faisant le mort, en cadavérisant sa position comme disent les Chinois, soit par son silence là où il est l’Autre avec un grand A, soit en annulant sa propre résistance là où il est l’autre avec un petit aDans les deux cas et sous les incidences respectives du symbolique et de l’imaginaire, il présentifie la mort.

Encore convient-il qu’il reconnaisse et donc distingue son action dans l’un et l’autre de ces deux registres, pour savoir pourquoi il intervient, à quel instant l’occasion s’en offre et comment en agir.

La condition primordiale en est qu’il soit pénétré de la différence radicale de l’Autre auquel sa parole doit s’adresser, et de ce second autre qui est celui qu’il voit et dont et par qui le premier lui parle dans le discours qu’il poursuit devant lui. Car c’est ainsi qu’il saura être celui à qui ce discours s’adresse.

L’apologue de mon pupitre et la pratique courante du discours de la conviction lui montreront assez s’il y songe, qu’aucun discours, sur quelque inertie qu’il s’appuie ou à quelque passion qu’il fasse appel, ne s’adresse jamais qu’au bon entendeur auquel il porte son salut. Ce qu’on appelle l’argument ad hominem lui-même n’est considéré par celui qui le pratique que comme une séduction destinée à obtenir de l’autre dans son authenticité, l’acceptation d’une parole, parole qui constitue entre les deux sujets un pacte, avoué ou non, mais qui se situe dans un cas comme dans l’autre au-delà des raisons de l’argument.

Pour l’ordinaire chacun sait que les autres tout comme lui resteront inaccessibles aux contraintes de la raison, hors d’une acceptation de principe d’une (248)règle du débat qui ne va pas sans un accord explicite ou implicite sur ce qu’on appelle son fonds, ce qui équivaut presque toujours à un accord anticipé sur son enjeu. Ce qu’on appelle logique ou droit n’est jamais rien de plus qu’un corps de règles qui furent laborieusement ajustées à un moment de l’histoire dûment daté et situé par un cachet d’origine, agora ou forum, église, voire parti. Je n’espérerai donc rien de ces règles hors de la bonne foi de l’Autre, et en désespoir de cause ne m’en servirai, si je le juge bon ou si on m’y oblige, que pour amuser la mauvaise foi.

LE LIEU DE LA PAROLE.

L’Autre est donc le lieu où se constitue le je qui parle avec celui qui entend, ce que l’un dit était déjà la réponse et l’autre décidant à l’entendre si l’un a ou non parlé.

Mais en retour ce lieu s’étend aussi loin dans le sujet qu’y règnent les lois de la parole, c’est-à-dire bien au delà du discours qui prend du moi ses mots d’ordre, depuis que Freud a découvert son champ inconscient et les lois qui le structurent.

Ce n’est pas en raison d’un mystère qui serait celui de l’indestructibilité de certains désirs infantiles que ces lois de l’inconscient déterminent les symptômes analysables. Le modelage imaginaire du sujet par ses désirs plus ou moins fixés ou régressés dans leur relation à l’objet est insuffisant et partiel à en donner la clé.

L’insistance répétitive de ces désirs dans le transfert et leur remémoration permanente dans un signifiant dont le refoulement s’est emparé, c’est-à-dire où le refoulé fait retour, trouvent leur raison nécessaire et suffisante, si l’on admet que le désir de la reconnaissance domine dans ces déterminations le désir qui est à reconnaître en le conservant comme tel jusqu’à ce qu’il soit reconnu.

Les lois de la remémoration et de la reconnaissance symbolique, en effet, sont différentes dans leur essence et dans leur manifestation des lois de la réminiscence imaginaire, c’est-à-dire de l’écho du sentiment ou de l’empreinte (Prägung) instinctuelle, même si les éléments qu’ordonnent les premières comme signifiants sont empruntés au matériel auquel les secondes donnent signification.

Il suffit pour toucher la nature de la mémoire symbolique d’avoir une fois étudié, comme je l’ai fait faire en mon séminaire, la suite symbolique la plus simple, celle d’une série linéaire de signes connotant l’alternative de la présence ou de l’absence, chacun étant choisi au hasard sous quelque mode pur ou impur qu’on procède. Qu’à cette suite on apporte alors l’élaboration la plus simple, celle d’y noter les séquences ternaires en une nouvelle série, et l’on verra apparaître des lois syntaxiques qui imposent à chaque terme de celle-ci certaines exclusions de possibilité jusqu’à ce que soient levées les compensations qu’exigent ses antécédents.

(249)C’est au cœur de cette détermination de la loi symbolique que Freud s’est porté d’emblée par sa découverte, car dans cet inconscient dont il nous dit avec insistance qu’il n’a rien à faire avec tout ce qui a été désigné sous ce nom jusqu’alors, il a reconnu l’instance des lois où se fondent l’alliance et la parenté, en y installant dès la Traumdeutung le complexe d’Œdipe comme sa motivation centrale. Et c’est ce qui me permet maintenant de vous dire pourquoi les motifs de l’inconscient se limitent, – point sur quoi Freud s’est déclaré dès l’abord et n’a jamais fléchi –, au désir sexuel. C’est essentiellement en effet sur la liaison sexuelle, et en l’ordonnant à la loi des alliances préférentielles et des relations interdites, que la première combinatoire des échanges de femmes entre les lignées nominales prend son appui, pour développer en un échange de biens gratuits et en un échange de maîtres-mots le commerce fondamental et le discours concret qui supportent les sociétés humaines.

Le champ concret de la conservation individuelle par contre, par ses attaches à la division non pas du travail, mais de la jouissance et du travail, déjà manifesté depuis la première transformation introduisant dans l’aliment sa signification humaine jusqu’aux formes les plus élaborées de la production des biens qui se consomment, montre assez qu’il se structure dans cette dialectique du maître et de l’esclave où nous pouvons reconnaître l’émergence symbolique de la lutte à mort imaginaire où nous avons tout à l’heure défini la structure essentielle du moi : il n’y a pas dès lors à s’étonner que ce champ s’y reflète exclusivement. Autrement dit ceci explique que l’autre grand désir générique, celui de la faim, ne soit pas représenté, comme Freud l’a toujours soutenu, dans ce que l’inconscient conserve pour le faire reconnaître.

Ainsi s’éclaire toujours plus l’intention de Freud, si lisible à qui ne se contente pas d’ânonner son texte, au moment où il promut la topique du moi, et qui fut de restaurer dans sa rigueur la séparation, jusque dans leur interférence inconsciente, du champ du moi et de celui de l’inconscient premièrement découvert par lui, en montrant la position « en travers » du premier par rapport au second, à la reconnaissance duquel il résiste par l’incidence de ses propres significations dans la parole.

C’est bien là que gît le contraste entre les significations de la culpabilité dont la découverte dans l’action du sujet a dominé la phase première de l’histoire de l’analyse, et les significations de frustration affective, de carence instinctuelle et de dépendance imaginaire du sujet qui dominent sa phase actuelle.

Que la prévalence des secondes telle qu’elle se consolide à présent dans l’oubli des premières, nous promette une propédeutique d’infantilisation générale, c’est peu de le dire, quand la psychanalyse laisse déjà s’autoriser de son principe des pratiques de mystification sociale à grande échelle.

(250)LA DETTE SYMBOLIQUE.

Notre action ira-t-elle donc à refouler la vérité même qu’elle emporte en son exercice ? Fera-t-elle rentrer en sommeil celle-ci, que Freud dans la passion de l’homme aux rats maintiendrait offerte à jamais à notre reconnaissance, si même nous devions de plus en plus en détourner notre vigilance : à savoir que c’est des forfaitures et des vains serments, des manques de parole et des mots en l’air dont la constellation a présidé à la mise au monde d’un homme, qu’est pétri l’invité de pierre qui vient troubler, dans les symptômes, le banquet de ses désirs.

Car le raisin vert de la parole par quoi l’enfant reçoit trop tôt d’un père l’authentification du néant de l’existence, et la grappe de la colère qui répond aux mots de fausse espérance dont sa mère l’a leurré en le nourrissant au lait de son vrai désespoir, agacent plus ses dents que d’avoir été sevré d’une jouissance imaginaire ou même d’avoir été privé de tels soins réels.

Tirerons-nous notre épingle du jeu symbolique par où la faute réelle paye le prix de la tentation imaginaire ? Détournerons-nous notre étude de ce qu’il advient de la loi quand d’avoir été intolérable à une fidélité du sujet, elle fut par lui méconnue déjà quand ignorée encore, et de l’impératif si, de s’être présenté dans l’imposture, il est en lui récusé avant que d’être discerné : c’est-à-dire des ressorts qui, dans la maille rompue de la chaîne symbolique, font monter de l’imaginaire cette figure obscène et féroce où il faut voir la signification véritable du surmoi.

Qu’il soit entendu ici que notre critique de l’analyse qui se prétend être celle de la résistance et se réduit de plus en plus à la mobilisation des défenses, ne porte que sur le fait qu’elle est aussi désorientée dans sa pratique que dans ses principes, pour la rappeler à l’ordre de ses fins légitimes.

Les manœuvres de complicité duelle où elle s’efforce pour des effets de bonheur et de succès ne sauraient prendre de valeur à nos yeux que de la moindre résistance des significations qui intéressent le moi en ces effets, à la parole qui s’avoue à tel moment donné de l’analyse.

Nous croyons que c’est dans l’aveu de cette parole dont le transfert est l’actualisation énigmatique, que l’analyse doit retrouver son centre avec sa gravité, et qu’on n’aille pas imaginer à nos propos de tout à l’heure que nous concevions cette parole sous quelque mode mystique évocateur du karma. Car ce qui frappe dans le drame pathétique de la névrose, ce sont les aspects absurdes d’une symbolisation déconcertée, dont le quiproquo à mesure qu’on le pénètre plus avant, apparaît plus dérisoire.

Adæquatio rei et intellectus : l’énigme homonymique que nous pouvons faire jaillir du génitif rei, qui sans même changer d’accent peut être celui du mot reus, lequel veut dire partie en cause en un procès, particulièrement l’accusé, et métaphoriquement celui qui est en dette de quelque chose, nous surprend à donner à la fin sa formule à l’adéquation singulière dont nous (251)posions la question pour notre intellect et qui trouve sa réponse dans la dette symbolique dont le sujet est responsable comme sujet de la parole.

LA FORMATION DES ANALYSTES À VENIR.

Aussi est-ce aux structures du langage si manifestement reconnaissables aux mécanismes primordialement découverts de l’inconscient, que nous reviendrons à reprendre notre analyse des modes sous lesquels la parole sait recouvrer la dette qu’elle engendre.

Que l’histoire de la langue et des institutions et les résonances, attestées ou non dans la mémoire, de la littérature et des significations impliquées aux œuvres de l’art, soient nécessaires à l’intelligence du texte de notre expérience, c’est un fait dont Freud, pour y avoir pris lui-même son inspiration, ses procédés de pensée et ses armes techniques, témoigne si massivement qu’on peut le toucher rien qu’à feuilleter les pages de son œuvre. Mais il n’a pas cru superflu d’en poser la condition à toute institution d’un enseignement de la psychanalyse.

Que cette condition ait été négligée, et jusque dans la sélection des analystes, ceci ne saurait être étranger aux résultats que nous voyons, et nous indique que c’est à articuler techniquement ses exigences que nous pourrons seulement y satisfaire. C’est d’une initiation aux méthodes du linguiste, de l’historien et je dirai du mathématicien, qu’il doit être maintenant question pour qu’une nouvelle génération de praticiens et de chercheurs recouvre le sens de l’expérience freudienne et son moteur. Elle y trouvera aussi à se préserver de l’objectivation psycho-sociologique, où le psychanalyste en ses incertitudes va chercher la substance de ce qu’il fait, alors qu’elle ne peut lui apporter qu’une abstraction inadéquate où sa pratique s’enlise et se dissout.

Cette réforme sera une œuvre institutionnelle, car elle ne peut se soutenir que d’une communication constante avec des disciplines qui se définiraient comme sciences de l’inter-subjectivité, ou encore par le terme de sciences conjecturales, que j’indique pour ceux qui sont en état de reconnaître l’ordre de recherches qui est en train d’émerger dans les sciences humaines en les regroupant.

Mais c’est aussi une œuvre que seul un enseignement véritable, c’est-à-dire toujours renouvelé à son inspiration, maintiendra dans sa voie, puisque c’est du sein même de l’expérience qu’elle doit régir que se lève la moisson de faits captivants qui nous ramènent à des modes plus ou moins larvés de « pensée magique ». Ce n’est pas moi qui y insiste ni qui use de ce terme, disons plutôt : à faire que les pensées de pouvoir qui nous guettent en toute action, dévorent sa mesure, ici plus liée qu’en toute autre à la vérité.

C’est à cette mesure de vérité que Freud seulement se réfère quand il déclare tenir pour impossibles les trois grandes gageures qu’il compte ainsi : éduquer les enfants, gouverner les hommes et les assister, comme c’est notre (252)tâche, dans une reconnaissance de soi qu’ils ne peuvent trouver qu’en marge d’eux-mêmes, puisque c’est là que parle la vérité par Freud découverte.

Car la vérité s’y avère complexe par essence, humble en ses offices et étrangère à la réalité, insoumise au choix du sexe, parente de la mort et, à tout prendre, plutôt inhumaine, Diane peut-être…Actéon trop coupable à courre la déesse, proie où se prend, veneur, l’ombre que tu deviens, laisse la meute aller sans que ton pas se presse, Diane à ce qu’ils vaudront reconnaîtra les chiens…

 

 


[1]. C’est à savoir : « Es ist Kulturarbeit etwa die Trockenlegung der Zuydersee. C’est une tâche civilisatrice de la sorte de l’assèchement du Zuydersee ».

[2]. On ne peut que se demander quel démon a inspiré l’auteur quel qu’il soit de la traduction qui existe en français, à la produire en ces termes : « Le moi doit déloger le ça ». Il est vrai qu’on peut y savourer le ton d’un côté où l’on s’entend à la sorte d’opération ici évoquée.

[3]. Si ceci rejaillit sur le terme two-body psychology introduit par le regretté Rickman, ce ne vise pas, disons-le, la doctrine originale autant qu’ouverte où l’auteur cité quelques lignes plus haut intègre ce terme.

1955 LACAN Variante de la cure-type

(27 p.) 1955-02-03 :

« Variantes de la cure-type » par Jacques Lacan, Médecin des Hôpitaux psychiatriques, publié dans l’Encyclopédie Médico-Chirurgicale – Psychiatrie – le 3 février 1955, référencé cote 37812 C10 pages 1 à 11. Ce texte fut supprimé de l’E.M.C. en 1960. Nous reproduisons les variations de taille de caractère proposés par ce texte-source.

(1)UNE QUESTION chauve-souris : L’EXAMINER AU JOUR.

 

On attendrait ici l’annonce des variantes de la cure. Le titre « Variantes de la cure-type » fait boiteux. Mais cette boiterie a sa raison. L’ambiguïté de la formule peut mener droit à la question, non sans qu’on s’interroge d’abord si elle lui est intrinsèque, ou si elle trahit un gauchissement de la question dans un contexte d’information médicale.

Mais ce pas d’arrêt même est un pas en avant. Car il dégage aussitôt ce qu’on pressent dans le public : à savoir que la psychanalyse n’est pas une thérapeutique comme les autres. Ceci veut dire que, même à se présenter comme une cure, elle ne se satisfait pas de critères naïfs, disons-le même « cliniques », pour définir son opération selon la variété des cas où elle s’applique ; qu’elle ne se distingue pas même par un choix différent des variables où se repèrent son champ et son action, mais que la vigilance jalouse que traduit la notion de variantes touchant sa voie et ses moyens est fonction si interne à son exercice qu’elle ne peut être détachée de son statut.

Tout analyste considère, en effet, que ces variantes sont limitées par le respect de certaines formes techniques, hors desquelles son action sur le patient, même si elle prend appui sur les connaissances psychanalytiques, n’est plus que psychothérapie.

Que l’analyste s’efforce de déduire de ces formes un formalisme dont l’observance s’impose rigoureusement, encore faut-il qu’il éprouve la valeur de chacune d’elles par une critique positive des effets propres à son opération : c’est ce que la littérature psychanalytique désigne comme la théorie des critères thérapeutiques ; ce qui s’y traite est de savoir comment agit ce que l’on fait.

Cette place accordée au besoin de comprendre est un signe de qualité en un domaine aussi mouvant que celui de la guérison. L’insouciance même de l’analyste, quant aux règles les plus élémentaires de la statistique, dans les enquêtes, d’ailleurs rares, où sont produits ses « résultats », si elle ne dépasse pas, en fait, ce qui est d’usage en médecine, est, chez lui, plus justifiée.

S’il fait moins de cas que quiconque en effet d’appréciations aussi sommaires qu’ « amélioré », « très amélioré », voire « guéri », c’est qu’une discipline domine sa pratique, qui lui enseigne le détachement de toute urgence thérapeutique ; c’est aussi que son expérience, dans ses données les plus larges, le prévient contre les dangers de ce que le terme de furor sanandi énonce assez pour lui.

Car, s’il admet la guérison comme bénéfice de surcroît de son traitement, il en sépare si radicalement de son action l’instance qu’au seul fait qu’une initiative y prenne son motif, il réagit en son for intérieur par l’inquiétude, au for du groupe par la question préalable : savoir si l’on est encore là dans la psychanalyse.

À souligner ce trait, on entend qu’il puisse paraître, en la question présente, périphérique. Mais c’est précisément sa portée, qu’il la cerne d’une ligne dont le tracé à peine visible suffit à séparer l’intérieur d’un cercle de son dehors, et qu’à être éludé par une convention tacite dans ce qui de l’intérieur du cercle se présente au dehors, il donne l’exemple de la facilité avec laquelle sont omis les principes les plus décisifs, ceux qui règnent dans le silence des vérités indiscutées.

C’est ainsi que la psychanalyse se réfère, en ses critères thérapeutiques, à des concepts dont l’ordonnance en plusieurs registres, dynamique, topique, économique, laisse matière à maints débats, mais dont l’extrême élaboration ne répond qu’à son expérience. Leur compréhension exige donc cette expérience, et c’est un fait que les psychanalystes en font une objection de principe à toute critique du dehors quand elle prétend aller au fond.

En d’autres termes, toute reconnaissance de la psychanalyse, comme profession et comme science, se propose sur la base d’un principe d’extraterritorialité auquel il est impossible au psychanalyste de renoncer, même s’il le dénie, mettant toute validation de ses problèmes sous le signe de la double appartenance qui les rend aussi insaisissables que la chauve-souris de la fable.

Toute discussion ouverte sur une question comme la présente s’engage donc sur un malentendu, mais elle ne prend son relief qu’au contre-jour dont l’éclaire le paradoxe du dedans. II suffit, pour le faire apparaître, de s’en tenir à la lettre de ce qui s’écrit d’autorité sur les critères thérapeutiques de l’analyse : si, en effet, l’on peut alors s’accommoder du fait que l’intensité des débats croisse à mesure qu’on se rapproche du cœur de sa pratique, il s’avère plus surprenant que les oppositions y deviennent plus irréductibles à mesure même de cette proximité, et que la discussion, à devenir plus aiguisée, ne s’y achève qu’en confusion.

Pour prendre une idée du degré de ce paradoxe, il suffit de se référer aux communications faites au dernier Congrès mondial des psychanalystes freudiensréunis à Londres ; elles mériteraient d’être portées au dossier dans leur totalité, et chacune intégralement (Voir International Journal of Psycho-Analysis, 1954n° 2 : tout le numéro). On extraira de l’une d’entre elles une appréciation mesurée (la traduction est de l’auteur du présent article) : « II y a vingt ans », écrit l’un des auteurs (op. cit., p. 95), « je fis circuler un questionnaire aux fins de rendre compte de ce qu’étaient les pratiques techniques réelles et les normes de travail des psychanalystes en ce pays (la Grande-Bretagne). J’obtins des réponses complètes de 24 sur 29 de nos membres praticiens. De l’examen desquelles, il transpira (sic) qu’il n’y avait d’accord complet que sur six des soixante-trois points soulevés. Un seul de ces six points pouvait être regardé comme fondamental, à savoir : la nécessité d’analyser le transfert ; les autres se rapportaient à des matières aussi mineures que l’inopportunité d’accepter des cadeaux, le rejet de l’usage des termes techniques dans l’analyse, l’évitement des (37812 C10 p.2)contacts sociaux, l’abstention de répondre aux questions, l’objection de principe aux conditions préalables, et, de façon assez intéressante, le paiement de toutes les séances où l’on fait défaut au rendez-vous ». Cette référence à une enquête déjà ancienne prend sa valeur de la qualité des praticiens, encore réduits à une élite, auxquels elle s’adressait. Elle n’est évoquée que pour l’urgence, devenue publique, de ce qui n’était que besoin personnel, à savoir (c’est le titre de l’article) : définir les « critères thérapeutiques de l’analyse ». L’obstacle majeur y est désigné dans des divergences théoriques fondamentales : « Nous n’avons pas besoin de regarder loin », continue-t-on, « pour trouver des sociétés psychanalytiques fendues en deux (sic) par de telles différences, avec des groupes extrêmes professant des vues mutuellement incompatibles, les sections étant maintenues dans une union malaisée par des groupes moyens, dont les membres, comme c’est le fait de tous les éclectiques de par le monde, tirent parti de leur absence d’originalité en faisant vertu de leur éclectisme, et en prétendant, de façon implicite ou explicite, que, peu important les divergences de principe, la vérité scientifique ne gît que dans le compromis. En dépit de cet effort des éclectiques pour sauver l’apparence d’un front uni devant le public scientifique et psychologique, il est évident que, sous certains aspects fondamentaux, les techniques mises en pratique par les groupes opposés sont aussi différentes que la craie du fromage » (op. cit., p. 95).

Aussi bien, l’auteur cité ne se fait pas d’illusion sur la chance qu’offre le Congrès plénier, auquel il s’adresse, de réduire les discordances, et ceci faute de toute critique portant sur la « supposition affectée et entretenue avec soin que ceux qui sont en fonction de participer à un tel propos partageraient, fût-ce grossièrement, les mêmes vues, parleraient le même langage technique, suivraient des systèmes identiques de diagnostic, de pronostic et de sélection des cas, pratiqueraient, fût-ce de façon approximative, les mêmes procédés techniques. Aucune de ces prétentions ne saurait supporter un contrôle un peu serré » (les italiques sont de l’auteur, op. cit., p. 96).

Comme il faudrait dix pages de cette Encyclopédie pour la seule bibliographie des articles et ouvrages où les autorités les moins contestées confirment un tel aveu, tout recours à l’assentiment commun des philosophes semble exclu pour y trouver quelque mesure en la question des variantes du traitement analytique. Le maintien des normes tombe de plus en plus dans l’orbe des besoins de cohérence du groupe, comme il s’avère en un certain pays où ce groupe représente une puissance à la mesure de l’étendue de ce pays, sans plus se justifier d’autres motifs que de la préservation d’un standard : l’avènement d’un pur formalisme se préparant partout, pour reprendre les termes de l’auteur déjà cité, d’un « perfectionnisme » technique où l’analyse, dit-il, « perd la mesure de ses limites d’application », en même temps qu’il la conduit à des critères de son opération à la fois « perfectionnistes, immotivés et dès lors hors de portée de tout contrôle » par l’expérience, voire à une « mystique (le mot est en français) qui défie l’examen et se dérobe à toute discussion sensée » (op. cit., p. 96).

Cette mystification – c’est, en effet, le terme technique pour désigner tout processus qui rend occulte pour le sujet l’origine des effets de sa propre action – est d’autant plus frappante à constater, que le prestige croissant de l’analyse et la fonction pilote qu’elle joue dans une zone importante des relations humaines, s’ils sont la sanction méritée d’un cinquantenaire de recherches de la qualité la plus soutenue, donnent désormais à son mouvement le bénéfice à double face des préjugés jouant en faveur de toutes choses reçues.

Les problèmes qui en résultent peuvent tourner à l’urgence si la psychanalyse, comme dans le pays mentionné à l’instant, vient à une importance quantitative qui en fait un facteur sociologique retentissant immédiatement à l’échelle collective.

La solidarité étroite que manifestent théorie et technique dans leurs progrès et qu’on a soulignée souvent dans la psychanalyse, si elle est le garant de l’authenticité de son expérience, ne laisse ici que plus désarmé.

Seule, l’appréhension la plus vaste des divergences, et qui arrive à les saisir dans le synchronisme de leur moment, peut révéler leur cause profonde.

Si l’on s’y essaye, on prend l’idée d’un phénomène massif de passivité, voire d’inertie subjective, dont les effets semblent s’accroître avec l’extension du mouvement.

Du moins est-ce là ce que suggère la dispersion que l’on constate, tant dans la coordination des concepts que dans leur compréhension.

Si des travaux du meilleur aloi continuent d’en manifester la richesse, c’est dans un premier temps fécond d’approfondissement de leur antinomie, mais c’est pour décevoir par les syncrétismes de pure fiction, voire le retour dès lors confusionnel à l’indifférenciation première, où l’impuissance dialectique s’achève en solution de faux semblant.

Cet effort est mieux venu parfois à laisser en suspens la dissociation qu’il apporte dans les concepts fondamentaux, dont il faut remarquer que tous sont dus à l’inventeur de l’analyse. La résistance de ces concepts à des réductions théoriques, dont les échecs répétés sembleraient devoir les faire éclater, devient alors l’illustration de leur consistance.

S’il en est un qui manifeste son bien-fondé à cette épreuve, c’est le concept de transfert, dont on peut dire que, comblant les exigences hégéliennes, nul concept ne peut être mieux saisi pour identique à la chose même, que celui-ci ne se démontre l’être à la chose analytique, et ce jusque dans les ambiguïtés qui se proposent en l’un et l’autre et dans leur relation essentielle : la chose est-elle réelle ou déréelle ? le concept est-il d’un besoin de répétition ou de la répétition d’un besoin ? le temps où ils s’identifient est-il de réminiscence ou de réexpérience ? (Lagache, 1952).

On saisit, en même temps, les partialités qui s’ouvrent au choix du praticien, pour si peu qu’il rabaisse, en l’objectivant, le niveau d’une expérience qu’il ne peut soutenir sans la penser. S’il entreprend alors sa théorie, il entre dans des contradictions d’autant plus captivantes à suivre qu’elles semblent forcer sa plume sous une sorte d’ Žn‹gxh sémantique, démontrant ab inferiori la dialectique où son action s’inscrit.

Ainsi une cohérence profonde reste-t-elle sensible dans la gerbe même des chutes qui encadrent en quelque sorte l’axe, fût-il dévié, de l’expérience analytique, comme les éclats d’un projectile se dispersent en conservant pour centre de gravité commun sa trajectoire idéale.

Dès lors, la condition de malentendu, dont nous avons noté que ne se dégageait pas la psychanalyse, à s’engager dans la voie de sa reconnaissance, semble prendre un sens plus profond d’une méconnaissance interne à son mouvement.

Mais on entrevoit par là que l’accès à la question de ses variantes puisse rencontrer, de la condition même d’être exposée au public médical, une faveur imprévue.

Une pratique qui se fonde sur l’intersubjectivité ne peut, en effet, se soustraire à ses lois, là où la porte son besoin de se faire reconnaître. Car l’extraterritorialité dont elle se réclame ne lui permettra d’y accéder qu’en étrangère, voir suggérera de la traiter par l’extériorisation, à la façon dont on l’entend pour une tumeur de l’organisme.

Mais on rend justice à toute prétention où se trahit quelque méconnaissance de soi, en l’acceptant en termes crus.

Dans l’obscurité où s’annonce la question des variantes de la cure-type, on partira donc du critère unique dont dispose le médecin qui veut en faire bénéficier son patient. Ce critère qui doit sans doute à sa simplicité d’être rarement énoncé est le suivant : une psychanalyse est un traitement qu’on attend d’un psychanalyste.

 

DE LA VOIE DU PSYCHANALYSTE

À SON MAINTIEN :

CONSIDÉRÉ DANS SA DÉVIATION.

 

La remarque qui sert d’issue au précédent chapitre n’a d’évidence qu’ironique. C’est qu’à se profiler sur l’impasse apparente de la question dans son abord dogmatique, elle la réitère, à bien y regarder et sans omettre le grain de sel, par un jugement synthétique a priori, à partir d’où une raison pratique pourra sans doute s’y retrouver.

Car, si la voie de la psychanalyse se met en cause en la question de ses variantes, au point de ne plus apparaître en ce jugement que supposée, une existence aussi précaire pose qu’un homme la maintienne et que cet homme soit réel.

Aussi, c’est aux sollicitations exercées sur l’homme réel par l’ambiguïté de cette voie qu’on tentera de mesurer, avec l’effet (37812 C10 p. 3)qu’il en éprouve, la notion qu’il en prend. S’il poursuit sa tâche en effet dans cette ambiguïté, c’est qu’elle ne l’arrête pas plus qu’il n’est commun au plus grand nombre des pratiques humaines ; mais si la question reste permanente en cette pratique particulière, de la limite à assigner à ses variantes, c’est qu’on n’y voit pas le terme où s’arrête l’ambiguïté.

Dès lors, il importe peu que l’homme réel se décharge du soin de définir ce terme sur les autorités qui n’y subviennent qu’à y donner le change, ou qu’il s’accommode de le méconnaître en sa rigueur, à éviter d’en éprouver la limite ; dans les deux cas, il sera, par son action, plutôt joué qu’il ne la joue, mais il ne s’y trouvera que plus à l’aise pour y loger les dons qui l’y adaptent : sans s’apercevoir qu’à s’abandonner ici à la mauvaise foi de la pratique instituée il la fait tomber au niveau des routines dont des habiles dispensent les secrets, dès lors incritiquables, puisque toujours subordonnés aux mêmes dons, n’en fût-il plus au monde, dont ils se réservent la discrétion.

Celui qui se laisse, à ce prix, alléger du souci de sa mission, s’y croira même confirmé par l’avertissement qui résonne encore de la voix même qui formula les règles fondamentales de sa pratique : de ne pas se faire une idée trop élevée de cette mission, ni moins encore le prophète d’aucune vérité établie. Ainsi ce précepte, à se présenter sous le mode négatif, par quoi le maître pensa offrir ces règles à la compréhension, n’ouvre-t-il que son contresens à la fausse humilité.

Dans le chemin de la vraie, on n’aura pas à chercher loin l’ambiguïté insoutenable qui se propose à la psychanalyse ; elle est à la portée de tous. C’est celle qui se révèle dans la question de ce que parler veut dire, et chacun la rencontre à seulement accueillir un discours de son prochain. Car la locution même où la langue recueille son intention la plus naïve : celle d’entendre ce qu’il « veut dire », dit assez qu’il ne le dit pas. Mais ce que veut dire ce « veut dire » est encore à double entente, et il tient à l’auditeur que ce soit l’une ou l’autre : soit ce que le parleur veut lui dire par le discours qu’il lui adresse, ou ce que ce discours lui apprend de la condition du parleur. Ainsi, non seulement le sens de ce discours réside dans celui qui l’écoute, mais c’est de son accueil que dépend qui le dit : c’est à savoir le sujet à qui il donne accord et foi, ou un sujet que son discours lui livre comme constitué.

Or l’analyste s’empare de ce pouvoir discrétionnaire de l’auditeur pour le porter à une puissance seconde. Car, outre qu’il se pose expressément pour lui-même, voire pour le sujet parlant, en interprète de son discours, il impose au sujet, dans son discours, l’ouverture particulière aux conditions de la règle qu’il lui propose comme fondamentale : à savoir que ce discours se poursuive primosans interruption, secundo dans l’abandon de toute retenue du sujet, non seulement quant au souci de sa cohérence logique ou de sa rationalité pour lui-même, mais encore quant à la vergogne de son appel ad hominem ou de sa recevabilité par l’auditeur. Il distend donc ainsi l’écart qui met à sa merci la surdétermination du sujet dans l’ambiguïté de la parole constituante et du discours constitué, comme s’il espérait que les extrêmes s’en rejoignent par une révélation qui les confond. Mais cette conjonction ne peut s’opérer, en raison de la limite peu remarquée où reste contenue la prétendue libre association, par quoi la parole du sujet est maintenue dans les formes syntaxiques qui l’articulent en discours dans la langue employée comme entendue par l’analyste.

Dès lors, l’analyste garde entière la responsabilité qu’on vient de reconnaître, en un sens approfondi de ce terme, comme étant celle de l’auditeur, dans l’ambiguïté sans ambages qui s’offre à son interprétation, et son silence même ne l’en soulage pas d’une ligne, dès l’instant qu’il écoute.

Aussi bien les auteurs en avouent-ils le poids, si obscurément qu’ils s’en expliquent, quand ils font état, sous le chef actuellement passe-partout du contre-transfert, des répugnances personnelles de l’analyste, soit qu’ils considèrent le peu de succès, voire la désuétude, des théories de l’interprétation, soit qu’ils notent la rareté, voire l’atermoiement de son indication dans la technique. Et l’emploi usuel du terme vague d’analyser, là où celui d’interpréter supposerait l’indication de son sens propre, montre bien quel effet centrifuge détourne l’attention du praticien de son intervention majeure : effet qui répond essentiellement à la notion de contre-transfert, en ce que l’analyste s’y dérobe à considérer l’action qui lui revient dans la production de la vérité.

La question des variantes s’éclairerait à suivre cet effet, cette fois diachroniquement, dans une histoire des variations du mouvement psychanalytique, en ramenant à sa racine universelle, à savoir son insertion dans l’expérience de la parole, l’espèce de catholicité parodique où cette question prend corps.

Au reste, il n’est pas besoin d’être grand clerc pour savoir que les mots-clefs dont l’homme réel, ici évoqué, fait l’usage le plus jaloux pour en illustrer sa technique, ne sont pas toujours ceux qu’il conçoit le plus clairement. Les augures rougiraient de trop se presser entre eux là-dessus, et ne trouvent pas mauvais que la vergogne de leurs cadets, pour s’étendre aux plus novices par un paradoxe qu’expliquent lemodes actuellement en faveur de leur formation, leur en épargne l’épreuve.

Analyse du matériel, analyse des résistances, c’est en ces termes que chacun rapportera le principe élémentaire comme le fin mot de sa technique, la première apparaissant comme périmée depuis la promotion de la seconde. Mais, la pertinence de l’interprétation d’une résistance se sanctionnant à l’issue d’un « nouveau matériel », c’est quant au sort à réserver à celui-ci que commenceront les nuances, voire les divergences. Et que s’il faut l’interpréter comme devant, on sera fondé à se demander si, dans ces deux temps, le terme d’interprétation garde le même sens.

Pour y répondre, on peut se reporter aux abords de l’année 1920 où s’instaure le tournant (c’est là le terme consacré dans l’histoire de la technique) tenu dès lors pour décisif dans les voies de l’analyse. Il se motive, à cette date, d’un amortissement dans ses résultats, dont on ne peut jusqu’ici éclaircir la constatation que de l’avis, apocryphe ou non, où l’humour du maître prend après coup valeur de prévision, d’avoir à se presser de faire l’inventaire de l’inconscient avant qu’il ne se referme.

Ce dont pourtant le terme même de « matériel » marque dès lors le discrédit dans la technique, c’est l’ensemble des phénomènes où l’on avait appris jusque-là à trouver le secret du symptôme, domaine immense annexé par le génie de Freud à la connaissance de l’homme et qui mériterait le titre propre de « sémantique psychanalytique » : rêves, actes manqués, lapsus du discours, désordres de la remémoration, caprices de l’association mentale, etc.

Avant le « tournant », c’est par le déchiffrage de ce matériel que le sujet recouvre, avec la disposition du conflit qui détermine ses symptômes, la remémoration de son histoire. C’est aussi bien à la restauration de l’ordre et des lacunes de celle-ci qu’on mesure alors la valeur technique à accorder à la réduction des symptômes. Cette réduction constatée démontre une dynamique où l’inconscient se définit comme un sujet bel et bien constituant, puisqu’il soutenait les symptômes dans leur sens avant qu’il ne fût révélé, et on l’éprouve directement à le reconnaître dans la ruse du désordre où le refoulé compose avec la censure, ce en quoi, notons-le au passage, la névrose s’apparente à la condition la plus commune de la vérité dans la parole et dans l’écrit.

Si dès lors l’analyste donnant au sujet le mot de son symptôme, celui-ci n’en persiste pas moins, c’est que le sujet résiste à en reconnaître le sens : et l’on conclut que c’est cette résistance qu’il faut, avant tout, analyser. Entendons que cette règle fait encore foi à l’interprétation, mais c’est du versant du sujet où l’on va chercher cette résistance que va dépendre la déviation qui s’annonce ; et il est clair que la notion penche à tenir le sujet pour constitué dans son discours. Qu’elle aille chercher sa résistance hors de ce discours même, et la déviation sera sans remède. On ne reviendra plus à questionner sur son échec la fonction constituante de l’interprétation.

Ce mouvement de démission dans l’usage de la parole justifie à dire que la psychanalyse n’est pas sortie, depuis, de sa maladie infantile, ce terme dépassant ici la métaphore courante en son emploi massif, de toute la propriété qu’y retrouve son second (37812 C10 p. 4)terme à situer l’effet durable du trauma aussi bien que sa cause dans le lien de la technique à l’instrument du langage.

La notion de la résistance n’était pourtant pas nouvelle. Freud en avait reconnu l’effet dès 1895 pour se manifester dans la verbalisation des chaînes de discours où le sujet constitue son histoire, processus dont il n’hésite pas à imager la conception en représentant ces chaînes comme englobant de leur faisceau le noyau pathogène autour duquel elles s’infléchissent, pour préciser que l’effet de résistance s’exerce dans le sens transversal au parallélisme de ces chaînes. Il va même jusqu’à poser mathématiquement la formule de proportionnalité inverse de cet effet à la distance du noyau à la chaîne en cours de mémorisation, y trouvant, par là même, la mesure de l’approche réalisée.

Il est clair ici que, si l’interprétation de la résistance en action dans telle chaîne de discours se distingue de l’interprétation de sens par où le sujet passe d’une chaîne à une autre plus « profonde », c’est sur le texte même du discours que la première s’exerce pourtant, y étant compris ses élusions, ses distorsions, ses élisions, voire ses trous et ses syncopes.

L’interprétation de la résistance ouvre donc la même ambiguïté qu’on a analysée plus haut dans la position de l’auditeur et qui se formule ici la question : Qui résiste ? – Le Moi, répondait la première doctrine, en tant qu’elle l’opposait, en termes dynamiques, à l’inconscient.

C’est en ce point que la nouvelle orientation de la technique se précipite dans l’erreur : elle répond par le même terme à la question, négligeant le fait que Freud en a changé le sens dans le groupe des notions topiques, nouvelles aussi, qu’il apporte à ce moment dans sa métapsychologie, pour le maintien de la voie analytique, et notamment en y insistant sur la conception que la résistance n’est pas le privilège du Moi.

Pourtant, rien dans ce dernier effort de sa pensée ne sera vraiment compris, comme il se voit au fait que les auteurs en sont encore à pointer les contradictions apparentes dans les notions du Moi, du Ça et du Surmoi, voire de l’automatisme de répétition ou de l’instinct de mort, sans avoir avancé d’un pas dans leur solution, et ces notions, dont on ne peut dès lors que regretter que leur usage ait éclipsé la terminologie antérieure, ne seront utilisées que dans la voie d’un contresens irrésistible.

Par un renversement de l’alternative qui s’offre à la position du sujet dans l’accueil de la parole, le sens constituant du symptôme, traité dès lors en matériel, s’inscrit à l’actif du sujet constitué, cependant que le Moi, tenu pour constitué dans la résistance, devient le sujet auquel va désormais s’adresser l’analyste.

Ce Moi, en effet, compris comme la partie organisée de la personnalité, c’est-à-dire sous un aspect isolé du concept nouvellement élaboré, et le plus propre à se confondre avec une illusion déjà périmée pour la psychologie la moins concrète, concentre dès lors sur lui tous les feux de la théorie.

Il n’est que de lire les phrases qui ouvrent le livre : « Le Moi et les mécanismes de défense », de Mlle Anna Freud (traduites ici, par l’auteur de cet article) : « En certaines périodes du développement de la science psychanalytique, l’intérêt théorique porté au Moi de l’individu était ouvertement désapprouvé… Toute remontée de l’intérêt des couches les plus profondes vers les plus superficielles de la vie psychique, et aussi bien tout virage de la recherche du Ça vers le Moi étaient tenus, en général, pour un commencement de prise en aversion de l’analyse », pour entendre, au son anxieux dont elles préludent à l’avènement d’une ère nouvelle, la musique sinistre où Euripide inscrit, en ses « Phéniciennes », le lien mythique du personnage d’Antigone au temps de retour de la mort sur l’action du héros.

Depuis lors, c’est un lieu commun de rappeler que nous ne savons rien du sujet que ce que son Moi veut bien nous en faire connaître, Otto Fenichel allant jusqu’à proférer tout uniment, comme une vérité qui n’a pas besoin d’être discutée, que « c’est au Moi qu’incombe la tâche de comprendre le sens des mots » (« Problèmes de technique psychanalytique », p. 63).

Le pas suivant mène à la confusion de la résistance et de la défense du Moi.

La notion de défense, promue par Freuddès 1894, dans une première référence de la névrose à une conception généralement reçue de la fonction de la maladie, est reprise par lui, dans son travail majeur sur l’inhibition, le symptôme et l’angoisse, pour comprendre les moments de la formation du Moi dans une conception d’où résulte qu’il est constitué comme un symptôme.

Mais le seul emploi sémantique que, dans son livre à l’instant cité, Mlle Anna Freud fait du terme de Moi comme sujet du verbe montre assez la transgression qu’elle y consacre, et que, dans la déviation désormais acquise, le Moi est bien le sujet objectivé, dont les mécanismes de défense constituent la résistance.

Le traitement sera conçu dès lors comme une attaque, qui pose en principe, l’existence d’une succession de systèmes de défense chez le sujet, ce que confirme assez la « tarte à la crème », raillée au passage par l’auteur cité au précédent chapitre, et par où l’on se donne à bon marché de l’importance à poser à tout bout de champ la question de savoir si l’on a « assez bien analysé l’agressivité » (Internat. J. Psycho-Anal., 1954, n° 2, p. 97) ; moyennant quoi le benêt affirme n’avoir jamais rencontré du transfert d’autres effets qu’agressifs.

C’est ainsi que Fenichel, déjà cité pour les aplanissements qu’il apporte à la théorie, montre, à l’inverse, dans la technique, une complication qui n’est pas sans embrouiller les choses. Car, si l’on ne suit pas sans intérêt le développement, tout à fait défendable, de l’ordre à suivre dans l’attaque des défenses du sujet, le sujet protégeant de défenses sa défense, en ce qu’elle touche de trop près à ce qu’elle défend pour ne pas le révéler, et la pulsion elle-même à se montrer sans masque devant être tenue pour le leurre destiné à détourner l’attaque de la défense à préserver (« Problèmes de technique psychanalytique », par 0. Fenichel : chap. 4 : Les aspects structuraux de l’interprétation, pp. 63-82), l’impression de malaise qu’en retient le lecteur ne réveille que mieux en lui, avec l’évocation du terme toujours en suspicion de vérité, la notion qu’à méconnaître ses fondements dialectiques, l’analyse perd toute direction.

Car on ne voit plus ni terme ni même raison à la recherche des prétendues profondeurs, si ce qu’elle découvre n’est pas plus vrai que ce qui le recouvre, et, à l’oublier, l’analyse se dégrade en un immense trifouillage psychologique, dont les échos qu’on peut avoir de sa pratique chez certains ne donne que trop le sentiment.

Si feindre de feindre, en effet, est un moment possible de la dialectique, il n’en reste pas moins que la vérité que le sujet avoue pour qu’on la prenne pour un mensonge se distingue pourtant de ce qui serait son erreur. Mais le maintien de cette distinction n’est possible que dans une dialectique de l’intersubjectivité, où la parole constituante est supposée dans le discours constitué.

À fuir en effet l’en deçà de la raison de ce discours, on doit le chercher au-delà. Si le discours du sujet pouvait, à la rigueur et à l’occasion, être mis entre parenthèses dans la perspective initiale de l’analyse pour la fonction de leurre, voire d’obstruction, qu’il peut remplir dans la révélation de la vérité, c’est au titre de sa fonction de signe et de façon permanente qu’il est maintenant dévalué. Car ce n’est plus seulement qu’on le dépouille de son contenu pour s’arrêter à son débit, à son ton, à ses interruptions, voire à sa mélodie. Toute autre manifestation de la présence du sujet semble bientôt lui devoir être préférée : sa présentation dans son abord et sa démarche, l’affectation de ses manières, et le salut de son congé ; une réaction d’attitude dans la séance retiendra plus qu’une faute de syntaxe et sera plus appréciée par son indice de tonus que pour sa portée gestuelle. Une bouffée émotionnelle, un borborygme viscéral seront témoignages quêtés de la mobilisation de la résistance, et la niaiserie où va le fanatisme du vécu ira à en trouver dans l’intersubodoration le fin du fin.

Mais, à mesure qu’on détache plus du discours où elle s’inscrit l’authenticité de la relation analytique, ce qu’on continue d’appeler son « interprétation » relève toujours plus exclusivement du savoir de l’analyste. Sans doute, ce savoir s’est-il beaucoup accru en cette voie, mais qu’on ne prétende pas s’être ainsi éloigné d’une analyse intellectualiste, à moins qu’on ne reconnaisse que la communication de ce savoir au sujet n’agit que comme une suggestion (37812 C10 p. 5)à laquelle le critère de la vérité reste étranger. Aussi bien un Wilhelm Reich, qui a parfaitement défini les conditions de l’intervention dans son mode d’analyse du caractère, tenu à juste titre pour une étape essentielle de la nouvelle technique, reconnaît-il n’attendre son effet que de son insistance (Reich, 1928, pp. 180-196).

Que le fait même de cette suggestion soit analysé comme tel, n’en fera pas pour autant une interprétation véritable. Une telle analyse dessinerait seulement la relation d’un Moi avec un Moi. C’est ce qu’on voit dans la formule usitée, que l’analyste doit se faire un allié de la partie saine du Moi du sujet, si on la complète de la théorie du dédoublement du Moi dans la psychanalyse (Richard Sterba, 1934). Si l’on procède ainsi à une série de bipartitions du Moi du sujet en la poussant ad infinitum, il est clair qu’il se réduit, à la limite, au Moi de l’analyste.

Dans cette voie, peu importe que l’on procède selon une formule où se reflète bien le retour au dédain traditionnel du savant pour la « pensée morbide », en parlant au patient « son langage » on ne lui rendra pas pour autant sa parole.

Le fond de la chose n’est pas changé, mais confirmé à se formuler dans une toute autre perspective, celle de la relation d’objet dont on verra le rôle récent dans la technique, par exemple. Seulement, à se référer à une introjection par le sujet, et sous forme de bon objet, du Moi de l’analyste, laisse-t-elle à rêver sur ce qu’un Huron observateur déduirait de ce repas mystique quant à la mentalité de civilisé moderne, pour peu qu’il cède à la même étrange erreur que nous commettons à prendre au pied de la lettre les identifications symboliques de la pensée que nous appelons « primitive ».

Il reste qu’un théoricien opinant en la délicate question de la terminaison de l’analyse pose crûment qu’elle implique l’identification du sujet avec le Moi de l’analyste en tant qu’analysant (W. Hoffer, 1950).

Cette formule, démystifiée, ne signifie rien d’autre sinon qu’à exclure son rapport au sujet de toute fondation dans la parole l’analyste ne peut rien lui communiquer qu’il ne tienne d’un savoir préconçu ou d’une intuition immédiate, c’est-à-dire qui ne soit soumis à l’organisation de son propre Moi.

On acceptera pour le moment cette aporie où l’analyse est réduite pour maintenir dans sa déviation son principe, et l’on posera la question : pour assumer d’être la mesure de la vérité de tous et de chacun des sujets qui se confient à son assistance, que doit donc être le Moi de l’analyste ?

 

DU MOI DANS l’analyse

ET DE SA FIN CHEZ L’ANALYSTE.

 

Si c’est au terme d’« aporie », avancé au débucher de ce second chapitre, qu’on résume le gain acquis sur l’impasse du premier, c’est qu’on entend bien que le sens commun du psychanalyste y trouvera matière à objection, voire à scandale.

Comme le propos de cet exposé est précisément de nouer les contradictions où l’on se maintient à répéter en une phase dernière venue de l’analyse les formules reçues de la phase antérieure, on ne s’arrêtera à la fameuse communication des inconscients, tenue non sans raison pour être au principe de l’interprétation véritable, que pour demander à l’analyste si précisément elle ne se distingue pas de l’intuition psychologique où l’analyse de caractère trouve son instrument : prêt à lui faire remarquer que, même à négliger l’opinion de ceux qui tiennent que c’est le signe d’une analyse achevée que cette intuition (« Einfühlung ») et l’appréciation qui s’ensuit (« Abschätzung ») se jouent dans le préconscient (Ferenczi, 1928. p. 209), ce n’est pas pour rien qu’on tend présentement à considérer ce jeu comme l’utilisation du contre-transfert.

Mais l’ergotage ne s’en tiendra pas là dans l’irrelation où reste le terme de Moi avec les autres chez la plupart de ceux qui tiennent le premier pour le plus assuré de tous.

Force est, dès lors, de repartir du sentiment de l’analyste et de constater que la confiance à faire au Moi n’est pas son fort, au moins quand il s’agit du sien et de la part qu’il a à tenir dan son travail.

Aussi bien est-ce là le fondement même du principe que tout psychanalyste doit avoir été psychanalysé, principe si assuré qu’on peut le tenir, avec S. Ferenczi, pour la seconde règle fondamentale de l’analyse. L’analyste n’en fléchit pas moins sous le jugement, qu’on peut bien dire dernier, de Freud puisqu’il a été porté par lui deux ans avant sa mort, à savoir qu’« il n’atteint pas généralement, dans sa propre personnalité, le degré de normalité auquel il voudrait faire parvenir ses patients » (Freud : « l’analyse finie et l’analyse sans fin », Ges. Werke, t. 16, p. 93). Ce verdict étonnant, et sur lequel il n’y a pas lieu de revenir, soustrait le psychanalyste au bénéfice de l’excuse qu’on peut faire valoir justement en faveur de toute élite, c’est qu’elle se recrute dans le commun des hommes. Dès lors, il ne laisse d’autre issue à la pensée, sinon d’y voir le contrecoup en sa personne d’un désarroi dont ce qui précède montre assez qu’il peut résider au principe même de sa fonction.

Mais on a éludé ici ce qui peut en retentir au niveau de sa tâche elle-même. À se référer sur ce point à l’auteur que l’on retrouve à la source de tout ce qui s’est dit de pertinent sur la fonction de la personne de l’analyste dans le traitement, S. Ferenczi, déjà cité en ce chapitre, on ira droit au cœur de la question présente.

Dans son lumineux article sur l’élasticité de la technique psychanalytique (Internat. Zschr. ärztl. Psychoanal., 1928, n° 2, p. 207), il s’exprime en ces termes : « Un problème, jusqu’ici non effleuré, sur lequel j’attire l’attention est celui d’une métapsychologie qui reste à faire des processus psychiques de l’analyste durant l’analyse. Sa balance libidinale montre un mouvement pendulaire qui la fait aller et venir entre une identification (amour de l’objet dans l’analyse) et un contrôle exercé sur soi, en tant qu’il est une action intellectuelle. Durant le travail prolongé de chaque jour, il ne peut du tout s’abandonner au plaisir d’épuiser librement son narcissisme et son égoïsme dans la réalité en général, mais seulement en imagination et pour de courts moments. Je ne doute pas qu’une charge aussi excessive, qui trouverait difficilement sa pareille dans la vie, n’exige tôt ou tard la mise au point d’une hygiène spéciale à l’analyste ».

On saisit là comme en un chemin de traverse, qui ne se dérobe que pour trop abrupt à notre question, les aperçus majeurs qu’une voie plus tempérée fera découvrir. Celle-ci s’indique de partout, et, à se tenir à l’article cité, dans son dessein de définir la ligne élastique où doit se régler l’intervention de l’analyste, on en trouvera la direction répétée à chacun de ses carrefours comme par une flèche monotone.

Si c’est au tact, en effet, que l’auteur se réfère pour fixer les points d’arrêt de cette ligne, l’effort qu’il fait pour faire admettre qu’il ne s’en remet pas là à un critère subjectif, au sens courant du terme, laisse clairement voir qu’il s’agit de la subjectivité constituée du Moi, et, faute de savoir définir la subjectivité constituante de l’interprétation, il s’arrête à mi-chemin de cent approches saisissantes, telles que celles d’une connaissance des homme (« Menschenkenntnis ») désormais soumise à une méthode, d’une science humaine (« Menschenforschung ») à la portée de tous, d’une réduction de l’« équation personnelle », de la fonction seulement adjuvante du savoir, d’une capacité d’intuition qui ne s’emploie qu’à ne pas montrer d’insistance, d’une bonté sans faiblesse, de la défiance à opposer aux fantaisies du sentiment de la reconnaissance, d’une analyse de la résistance qui ne s’attaque qu’à la mauvaise foi (« Unglauben ») et au cant (« Ablehnung »), de l’encouragement à donner aux propos offensants, de la modestie authentique où doit se marquer la conscience des limites de notre savoir, en se fiant, pour autant de formes d’effacement du Moi, à la seule garantie que l’analyse personnelle de l’analyste doit être poussée jusqu’à sa fin.

Quelle est donc la fin de l’analyse en ce qui concerne le Moi ? Et comment le savoir, à méconnaître la fonction du Moi dans l’opération de l’analyse ? Lier les deux questions relève de la logique, qui veut qu’on applique à la critique d’une œuvre les principes même qu’elle expose pour être les siens.

Soumettons donc l’analyse du caractère à cette critique. Elle s’expose comme fondée sur la découverte que la personnalité du sujet est structurée comme le symptôme qu’elle ressent comme(37812 C10 p 6)étranger, c’est-à-dire qu’à son instar elle recèle un sens, celui d’un conflit refoulé. Et la sortie du matériel qui révèle ce conflit est obtenue en temps second d’une phase préliminaire du traitement, dont W. Reich, en sa conception restée classique dans l’analyse (« L’analyse caractérielle », Internat. Zschr. ärztl. Psychoanal., 1928, n° 2, in The Psychoanalytic Reader, Hogarth Press, édit., Londres), marque expressément que sa fin est de faire considérer au sujet cette personnalité comme un symptôme.

Il est certain que ce point de vue a montré ses fruits dans une objectivation de structures telles que les caractères dits « phallique-narcissique », « masochique », jusque-là méconnus parce qu’apparemment asymptomatiques, sans parler des caractères, déjà signalés par leurs symptômes, de l’hystérique et du compulsionnel, dont le groupement de traits, quelle que valeur qu’il faille accorder à leur théorie, constitue un apport précieux à la connaissance psychologique.

Il n’en est que plus important de s’arrêter aux résultats de l’analyse dont Reich fut le grand artisan dans le bilan qu’il en trace. Il se solde en ceci que la marge du changement qui sanctionne cette analyse chez le sujet ne va jamais jusqu’à faire seulement se chevaucher les distances par où se distinguent les structures originelles (W. Reich, Internat. Zschr. ärztl. Psychoanal., 1928, n° 2, p. 196).Dès lors, le bienfait ressenti par le sujet, de l’analyse de ces structures, après qu’elles aient été « symptomatifiées » dans l’objectivation de leurs traits, oblige à préciser de plus près leur rapport aux tensions que l’analyse a résolues. Toute la théorie que Reich en donne est fondée sur l’idée que ces structures sont une défense de l’individu contre l’effusion orgasmique, dont la primauté dans le vécu peut seule assurer son harmonie. On sait à quels extrêmes cette idée l’a mené, jusqu’à le faire rejeter par la communauté analytique. Mais, ce faisant non sans raison, personne n’a jamais su bien formuler en quoi Reich avait tort.

C’est qu’il faut voir d’abord que ces structures, puisqu’elles subsistent à la résolution des tensions qui paraissaient les motiver, n’y jouent qu’un rôle de support ou de matériel, qui s’ordonne sans doute comme le matériel symbolique de la névrose, ainsi que le prouve l’analyse, mais qui prend ici son efficace de la fonction imaginaire, telle qu’elle se démontre dans les modes de déclenchement des comportements instinctuels, manifestés par l’étude de leur éthologie chez l’animal, non sans que cette étude n’ait été fortement induite par les concepts de déplacement, voire d’identification, venus de l’analyse.

Ainsi Reich n’a fait qu’une erreur dans son analyse du caractère : ce qu’il a dénommé « armure » (« character armor ») et traitée comme telle n’est qu’armoirie. Le sujet, après le traitement, garde le poids des armes qu’il tient de la nature, il y a seulement effacé la marque d’un blason.

Si cette confusion s’est avérée possible pourtant, c’est que la fonction imaginaire, guide de vie chez l’animal dans la fixation sexuelle au congénère et dans la parade où se déclenche l’acte reproducteur, voire dans la signalisation du territoire, semble, chez l’homme, être entièrement détournée vers la relation narcissique où le Moi se fonde, et crée une agressivité dont la coordonnée dénote la signification qu’on va tenter de démontrer pour être l’alpha et l’oméga de cette relation : mais l’erreur de Reich s’explique par son refus déclaré de cette signification, qui n’est autre que ce que Freud veut dire dans la notion de l’instinct de mort, apportée au terme de sa pensée, notion dont on sait qu’elle est la pierre de scandale de la médiocrité des analystes, soit que celle-ci s’en désolidarise ouvertement, soit qu’elle l’admette sans la comprendre.

Ainsi l’analyse du caractère ne peut-elle fonder une conception proprement mystifiante du sujet que par ce qui se dénonce en elle comme une défense, à lui appliquer ses propres principes.

Pour restaurer sa valeur dans une perspective véridique, il convient de rappeler que la psychanalyse n’est allée si loin dans la révélation des désirs de l’homme qu’à suivre, aux veines de la névrose et de la subjectivité marginale de la vie de l’individu, la structure propre à un désir qui s’avère ainsi le modeler à une profondeur inattendue, à savoir le désir de faire reconnaître son désir. Ce désir, où se vérifie littéralement que le désir de l’homme s’aliène dans le désir de l’autre, structure en effet les pulsions découvertes dans l’analyse selon toutes les vicissitudes des substitutions logiques dans leur source, leur direction et leur objet (Freud : « Les pulsions et leur destin » Ges. Werke, t. 10, 210-232) ; mais loin que ces pulsions, si haut qu’on remonte en leur histoire, se montrent dériver du besoin d’une satisfaction naturelle, elles ne font que se moduler en des phases qui reproduisent toutes les formes de la perversion sexuelle, c’est au moins la plus évidente comme la plus connue des données de l’expérience analytique.

Mais l’on néglige plus aisément la dominance qui s’y marque de la relation narcissique, c’est-à-dire d’une seconde aliénation par où s’inscrit dans le sujet, avec l’ambivalence parfaite de la position où il s’identifie dans le couple pervers, le dédoublement interne de son existence et de sa facticité. C’est pourtant par le sens proprement subjectif ainsi mis en valeur dans la perversion, bien plus que par son accession à une objectivation reconnue, que réside – comme l’évolution de la seule littérature scientifique le démontre – le pas que la psychanalyse a fait franchir dans son annexion à la connaissance de l’homme.

Or la théorie du Moi dans l’analyse reste marquée d’une méconnaissance foncière, à négliger la période de son élaboration qui, dans l’œuvre de Freud, va de 1910 à 1920, et où elle apparaît comme s’inscrivant entièrement dans la structure de la relation narcissique.

Car, bien que l’étude du Moi ait jamais constitué, dans la première époque de la psychanalyse, le point d’aversion que Mlle Anna Freud veut bien dire dans le passage plus haut cité, c’est bien plutôt depuis qu’on s’est imaginé de l’y promouvoir, qu’elle en favorise en vérité la subversion.

La conception du phénomène de l’amour-passion comme déterminé par l’image du Moi idéal autant que la question posée de l’imminence en lui de la haine, seront les points à méditer de la période susdite de la pensée freudienne, si l’on veut comprendre comme il convient la relation du moi à l’image de l’autre, telle qu’elle apparaît suffisamment évidente dans le seul titre, conjoignant « psychologie collective et analyse du Moi » (1921), d’un des articles par où Freud inaugure la dernière période de sa pensée, celle où il achèvera de définir le Moi dans la topique.

Mais cet achèvement ne peut être compris qu’à saisir les coordonnées de son progrès dans la notion du masochisme primordial et celle de l’instinct de mort, inscrites dans l’« Au-delà du principe du plaisir » (1920), ainsi que dans la conception de la racine dégénératrice de l’objectivation, telle qu’elle s’expose dans le petit article de 1925 sur la « Verneinung » (la dénégation).

Seule, cette étude donnera son sens à la montée progressive de l’intérêt porté à l’agressivité dans le transfert et dans la résistance, non moins que dans le « malaise de la civilisation » (Freud, 1929), en montrant qu’il ne s’agit pas là de l’agression qu’on imagine à la racine de la lutte vitale. La notion de l’agressivité répond au contraire au déchirement du sujet contre lui-même, déchirement dont il a connu le moment primordial à voir l’image de l’autre, appréhendée en la totalité de sa « Gestalt », anticiper sur le sentiment de sa discordance motrice, qu’elle structure rétroactivement en images de morcellement. Cette expérience motive aussi bien la réaction dépressive, reconstruite par Mme Mélanie Klein aux origines du Moi, que l’assomption jubilatoire de l’image apparue au miroir, dont le phénomène, caractéristique de la période de six ou huit mois, est tenu par l’auteur de ces lignes comme manifestant de façon exemplaire, avec la constitution de l’« Urbild » idéale du Moi, la nature proprement imaginaire de la fonction du Moi dans le sujet (J. Lacan : « L’agressivité en psychanalyse », 1948, et « Le stade du miroir », 1949, articles renouvelant la communication faite au Congrès de Marienbad, en 1936).

C’est donc au sein des expériences de prestance et d’intimidation des premières années de sa vie que l’individu est introduit à ce mirage de la maîtrise de ses fonctions, où sa subjectivité restera scindée, et dont la formation imaginaire, naïvement objectivée par les psychologues comme fonction synthétique du moi, montre bien plutôt la condition qui l’ouvre à la dialectique aliénante du Maître et de l’Esclave.

Mais si ces expériences, qui se lisent aussi chez l’animal en maints moments des cycles instinctuels, et spécialement dans la (37812 C10 p. 7)parade préliminaire du cycle de la reproduction, avec tous les leurres et les aberrations qu’elles comportent, s’ouvrent, en effet, à cette signification pour structurer durablement le sujet humain, c’est qu’elles la reçoivent de la tension éprouvée de l’impuissance propre à cette prématuration de la naissance dont les naturalistes reconnaissent la spécificité dans le développement anatomique de l’homme, – fait où l’on appréhende cette déhiscence de l’harmonie naturelle, exigée par Hegel pour être la maladie féconde, la faute heureuse de la vie, où l’homme, à se distinguer de son essence, découvre son existence.

Il n’y a pas, en effet, d’autre réalité que cette touche de la mort dont il reçoit la marque à sa naissance, derrière le prestige nouveau que prend chez l’homme la fonction imaginaire. Car c’est bien le même « instinct de mort » qui chez l’animal se manifeste dans cette fonction, si l’on s’arrête à considérer qu’à servir à la fixation spécifique au congénère dans le cycle sexuel, la subjectivité ne s’y distingue pas de l’image qui la captive, et que l’individu n’y apparaît que comme représentant passager de cette image, que comme passage de cette image représentée dans la vie. À l’homme seulement, cette image révèle sa signification mortelle, et en même temps qu’il existe. Mais cette image ne lui est donnée que dans l’autre, c’est-à-dire lui est ravie.

Ainsi le Moi n’est toujours que la moitié du sujet ; encore est-ce celle qu’il perd en la trouvant. On comprend donc qu’il y tienne et qu’il cherche à la retenir en tout ce qui paraît la doubler en lui-même ou dans l’autre, et lui en offre, avec l’effigie, la ressemblance.

Démystifiant le sens de ce que la théorie appelle « identifications primaires », disons que le sujet impose toujours à l’autre, dans la diversité radicale de modes de relation, qui vont de l’invocation de la parole à la sympathie la plus immédiate, une forme imaginaire, qui y porte le sceau, voire les sceaux surimposés, des expériences d’impuissance où cette forme s’est modelée dans le sujet : et cette forme n’est autre que le Moi.

Ainsi, pour en revenir à l’action de l’analyse, c’est toujours au point focal de l’imaginaire où cette forme se produit que le sujet tend naïvement à concentrer son discours, dès lors qu’il est libéré, par la condition de la règle, de toute menace d’une fin de non-recevoir à son adresse. C’est même dans la prégnance visuelle que cette forme imaginaire garde de ses origines, qu’est la raison d’une condition qui, pour si cruciale qu’on la sente dans les variantes de la technique, est rarement tirée au clair : celle qui veut que l’analyste occupe, dans la séance, une place qui le rende invisible au sujet : l’image narcissique, en effet, ne s’en produira que plus pure et le champ en sera plus libre au protéisme régressif de ses séductions.

Or sans doute l’analyste sait-il, à l’encontre, qu’il ne faut pas qu’il réponde aux appels, si insinuants soient-ils, que le sujet lui fait entendre à cette place, sous peine de voir y prendre corps l’amour de transfert que rien, sauf sa production artificielle, ne distingue de l’amour-passion, les conditions qui l’ont produit venant dès lors à échouer par leur effet, et le discours analytique à se réduire au silence de la présence évoquée. Et l’analyste sait encore qu’à la mesure de la carence de sa réponse, il provoquera chez le sujet l’agressivité, voire la haine, du transfert négatif.

Mais il sait moins bien que ce qu’il répond est moins important en la matière que la place d’où il répond. Car il ne peut se contenter de la précaution d’éviter d’entrer dans le jeu du sujet, dès lors que le principe de l’analyse de la résistance lui commande de l’objectiver.

À seulement accommoder, en effet, sa visée sur l’objet dont le Moi du sujet est l’image, disons sur les traits de son caractère, il se placera, non moins naïvement que ne le fait le sujet lui-même, sous le coup des prestiges de son propre Moi. Et l’effet ici n’en est pas tant à mesurer dans les mirages qu’ils produisent que dans la distance, qu’ils déterminent, de sa relation à l’objet. Car il suffit qu’elle soit fixe pour que le sujet sache l’y trouver.

Dès lors, il entrera dans le jeu d’une connivence plus radicale où le modelage du sujet par le Moi de l’analyste ne sera que l’alibi de son narcissisme.

Si la vérité de cette aberration ne s’avouait pas ouvertement dans la théorie qu’on en donne et dont nous avons plus haut relevé les formes, la preuve en serait faite dans les phénomènes qu’un des analystes les mieux formés à l’école d’authenticité de Ferenczi analyse de façon si sensible pour caractéristiques des cas qu’il considère comme terminés : qu’il nous décrive cette ardeur narcissique dont le sujet est consumé et qu’on le presse d’aller éteindre au bain froid de la réalité, ou cette irradiation, dans son adieu, d’une émotion indescriptible, non sans aller jusqu’à noter que l’analyste y participe (Michael Balint : « Sur la terminaison de l’analyse », 1950, p. 197). Et n’en trouve-t-on pas la contre-épreuve dans la résignation déçue du même auteur à admettre que certains êtres ne puissent espérer mieux que de se séparer de l’analyste dans la haine ? (Michael Balint : « Amour et haine » in « Primary love and psychoanalytic technique », p. 155).

Ces résultats sanctionnent un usage du transfert correspondant à une théorie de l’amour dit « primaire » qui se sert comme modèle de la voracité réciproque du couple mère-enfant (Michael Balint : « Amour pour la mère et amour maternel », 1949 ; traduction anglaise de l’article en allemand de 1939) : dans toutes les formes envisagées, se trahit la conception purement duelle qui est venue gouverner la relation analytique (Cf. Michael Balint : Changements des buts et des techniques thérapeutiques de la psychanalyse, 1950 ; les remarques sur la « two Body’s psychology », pp. 123-124).

Si la relation intersubjective dans l’analyse est en effet conçue comme celle d’une dualité d’individus, elle ne peut se fonder que dans l’unité d’une dépendance vitale perpétuée dont l’idée est venue altérer la conception freudienne de la névrose (névrose d’abandon), comme elle ne peut s’effectuer que dans la polarité passivation-activation du sujet, dont les termes sont reconnus expressément par Michael Balint pour formuler l’impasse qui rend sa théorie nécessaire (V. l’appendice de l’article : « Amour pour la mère, etc. »). De telles erreurs se qualifient humainement à la mesure même de la subtilité qu’on trouve à leur connotation sous sa plume.

Elles ne sauraient être rectifiées sans que l’on recoure à la médiation que constitue, entre les sujets, la parole ; mais cette médiation n’est concevable qu’à supposer, dans la relation imaginaire même, la présence d’un troisième terme : la réalité mortelle, l’instinct de mort, que l’on a démontré comme conditionnant les prestiges du narcissisme, et dont les effets se retrouvent sous une forme éclatante dans les résultats reconnus par notre auteur pour être ceux de l’analyse menée jusqu’à son terme dans la relation d’un Moi à un Moi.

Pour que la relation de transfert pût dès lors échapper à ces effets, il faudrait que l’analyste eût dépouillé l’image narcissique de son Moi de toutes les formes du désir où elle s’est constituée, pour la réduire à la seule figure qui, sous leurs masques, la soutient : celle du maître absolu, la mort.

C’est donc bien là que l’analyse du Moi trouve son terme idéal, celui où le sujet, ayant retrouvé les origines de son Moi en une régression imaginaire, touche, par la progression remémorante, à sa fin dans l’analyse : soit la subjectivation de sa mort.

Et ce serait la fin exigible pour le Moi de l’analyste, dont on peut dire qu’il ne doit connaître que le prestige d’un seul maître : la mort, pour que la vie, qu’il doit guider à travers tant de destins, lui soit amie. Fin qui ne semble pas hors de l’atteinte humaine, – car elle n’implique pas, pour autant, que pour lui plus que pour quiconque, la mort ne soit plus qu’un prestige – et qui ne vient que satisfaire aux exigences de sa tâche, telle que plus haut un Ferenczi la définit.

Cette condition imaginaire ne peut pourtant être réalisée que dans une ascèse s’affirmant dans l’être par une voie où tout savoir objectif sera de plus en plus mis en état de suspension. Car, pour(37812 C10 p. 8)le sujet, la réalité de sa propre mort n’est aucun objet imaginable, et l’analyste, pas plus qu’un autre, n’en peut rien savoir, sinon qu’il est un être promis à la mort. Dès lors, à supposer qu’il ait réduit tous les prestiges de son Moi pour accéder à l’« être-pour-la-mort », aucun autre savoir, qu’il soit immédiat ou construit, ne peut avoir sa préférence pour qu’il en fasse un pouvoir, s’il n’est pas pourtant aboli.

Il peut donc maintenant répondre au sujet de la place où il veut, mais il ne veut plus rien qui détermine cette place.

C’est là que se trouve, à y réfléchir, le motif profond du mouvement d’oscillation qui ramène l’analyse à une pratique « expectante » après chaque tentative, toujours leurrée, de la rendre plus « active ».

L’attitude de l’analyste ne saurait pourtant être laissée à l’indétermination d’une liberté d’indifférence. Mais la consigne en usage d’une neutralité bienveillante n’y apporte pas une indication suffisante. Car, si elle subordonne le bon vouloir de l’analyste au bien du sujet, elle ne lui rend pas pour autant la disposition de son savoir.

On vient donc à la question qui suit : que doit savoir, dans l’analyse, l’analyste ?

 

CE QUE LE PSYCHANALYSTE DOIT SAVOIR :

IGNORER CE QU’IL SAIT.

 

La condition imaginaire où le chapitre précédent fait halte n’est à comprendre que comme condition idéale. Mais, s’il est entendu que d’appartenir à l’imaginaire ne veut pas dire qu’elle soit illusoire, disons que d’être prise pour idéale ne la rend pas plus déréelle pour autant. Car un point idéal, voire une solution, dite, en mathématique, « imaginaire », à donner le pivot de transformation, le nœud de convergence de figures ou de fonctions tout à fait déterminé dans le réel, en sont bel et bien partie constituante. Il en est ainsi de la condition concernant le Moi de l’analyste dans le dégagement de la question ici traitée dans sa forme présente.

Faisant problème du savoir de l’analyste, elle prend sa force de ne pas comporter la réponse que l’analyste sait ce qu’il fait, puisque c’est le fait patent qu’il le méconnaît, dans la théorie et dans la technique, qui nous a mené à la transformer ainsi.

Car, étant tenu pour acquis que l’analyse ne change rien au réel, et qu’elle « change tout » pour le sujet, aussi longtemps que l’analyste ne peut dire en quoi consiste son opération, le terme de « pensée magique » pour désigner la foi naïve que le sujet accorde à son pouvoir n’apparaîtra que l’alibi de sa propre méconnaissance.

S’il est en effet mainte occasion de démontrer la sottise constituée par l’emploi de ce terme dans l’analyse et au dehors, on trouvera sans doute ici la plus favorable pour demander à l’analyste ce qui l’autorise à tenir son savoir pour privilégié.

Car le recours imbécile au terme de « vécue » pour qualifier la connaissance qu’il tient de sa propre analyse, comme si toute connaissance issue d’une expérience ne l’était pas, ne suffit pas à distinguer sa pensée de celle qui lui attribue d’être un homme « pas comme les autres ». On ne peut non plus imputer la vanité de ce dire à l’on qui le rapporte. Car si l’on n’est pas fondé, en effet, à dire qu’il n’est pas un homme comme les autres, puisque l’on reconnaît dans son semblable un homme à ce que l’on peut lui parler, l’on n’a pas tort de vouloir dire par là qu’il n’est pas un homme comme tout le monde en ce que l’on reconnaît dans un homme son égal à la portée de ses paroles.

Or l’analyste se distingue en ce qu’il fait d’une fonction qui est commune à tous les hommes, un usage qui n’est pas à la portée de tout le monde, quand il porte la parole.

Car c’est bien là ce qu’il fait pour la parole du sujet, même à seulement l’accueillir, comme on l’a montré plus haut, dans le silence de l’auditeur. Car ce silence comporte la parole, comme on le voit à l’expression de garder le silence, qui, pour parler du silence de l’analyste, ne veut pas dire seulement qu’il ne fait pas de bruit, mais qu’il se tait au lieu de répondre.

On n’ira pas plus loin par là, avant d’interroger : qu’est-ce que la parole ? Et l’on essaiera qu’ici tous les mots portent.

Nul concept pourtant ne donne le sens de la parole, pas même le concept du concept, car elle n’est pas le sens du sens. Mais elle donne au sens son support dans le symbole qu’elle incarne par son acte.

C’est donc un acte, et comme tel, supposant un sujet. Mais ce n’est pas assez dire que, dans cet acte, le sujet suppose un autre sujet, car bien plutôt il l’y fonde comme étant l’autre, mais dans cette unité paradoxale de l’un et de l’autre, dont on a montré plus haut que, par son moyen, l’un s’en remet à l’autre pour devenir identique à lui-même.

On peut donc dire que la parole se manifeste comme une communication où non seulement le sujet, pour attendre de l’autre qu’il rende vrai son message, va le proférer sous une forme inversée, mais où ce message le transforme en annonçant qu’il est le même. Comme il apparaît en toute foi donnée, où les déclarations de « tu es ma femme », ou « tu es mon maître » signifient « je suis ton époux », « je suis ton disciple ».

La parole apparaît donc d’autant plus vraiment une parole que sa vérité est moins fondée dans ce qu’on appelle l’adéquation à la chose : la vraie parole s’oppose ainsi paradoxalement au discours vrai, leur vérité se distinguant par ceci que la première constitue la reconnaissance par les sujets de leurs êtres en ce qu’ils y sont inter-essés, tandis que la seconde est constituée par la connaissance du réel, en tant qu’il est visé par le sujet dans les objets. Mais chacune des vérités ici distinguées s’altère à croiser l’autre dans sa voie.

C’est ainsi que le discours vrai, à dégager dans la parole donnée les données de la promesse, la fait paraître menteuse, puisqu’elle engage l’avenir, qui, comme on dit, n’est à personne, et encore ambiguë, en ce qu’elle outrepasse sans cesse l’être qu’elle concerne, en l’aliénation où se constitue son devenir.

Mais la vraie parole, à interroger le discours vrai sur ce qu’il signifie, y trouvera que la signification renvoie toujours à la signification, aucune chose ne pouvant être montrée autrement que par un signe, et dès lors le fera apparaître comme voué à l’erreur.

Comment, entre le Charybde et le Scylla de cette inter-accusation de la parole, le discours intermédiaire, celui où le sujet, dans son dessein de se faire reconnaître, adresse la parole à l’autre en tenant compte de ce qu’il sait de son être comme donné, ne, serait-il pas contraint aux cheminements de la ruse ?

C’est ainsi en effet que procède le discours pour con-vaincre, mot qui implique la stratégie dans le procès de l’accord. Et, si peu qu’on ait participé à l’entreprise, voire seulement au soutien d’une institution humaine, on sait que la lutte se poursuit sur les termes, même les choses étant accordées ; en quoi se manifeste encore la prévalence du moyen terme qu’est la parole.

Ce procès s’accomplit dans la mauvaise foi du sujet, gouvernant son discours entre la tromperie, l’ambiguïté et l’erreur. Mais cette lutte pour assurer une paix si précaire ne s’offrirait pas comme le champ le plus commun de l’intersubjectivité, si l’homme n’était déjà tout entier per-suadé par la parole, ce qui veut dire qu’il s’y complaît de part en part.

C’est qu’aussi bien l’homme, dans la subordination de son être à la loi de la reconnaissance, est traversé de part en part par les avenues de la parole et c’est par là qu’il est ouvert à toute suggestion. Mais il s’attarde et il se perd au discours de la conviction, en raison des mirages narcissiques qui dominent la relation à l’autre de son Moi.

Ainsi la mauvaise foi du sujet, pour être si constituante de ce discours intermédiaire qu’elle ne fait même pas défaut à l’aveu de l’amitié, se redouble-t-elle de la méconnaissance où ces mirages l’installent. C’est là ce que Freud a désigné comme la fonction (37812 C10 p. 9)inconsciente du Moi de sa topique, avant d’en démontrer la forme essentielle dans le discours de la dénégation (« Verneinung », 1925).

Si donc la condition idéale s’impose, pour l’analyste, que les mirages du narcissisme lui soient devenus transparents, c’est pour qu’il soit perméable à la parole authentique de l’autre, dont il s’agit maintenant de comprendre comment il peut la reconnaître à travers son discours.

Certes ce discours intermédiaire, même en tant que discours de la tromperie et de l’erreur, n’est pas sans témoigner de l’existence de la parole où se fonde la vérité, en ceci qu’il ne se soutient qu’à se proposer pour tel, et que, même à se donner ouvertement pour le discours du mensonge, il n’en affirme qu’avec plus de force l’existence de cette parole. Et si l’on retrouve, par cet abord phénoménologique de la vérité, la clef dont la perte mène le logicisme positiviste à rechercher le « sens du sens », ne fait-il pas aussi reconnaître en elle le concept du concept, en tant qu’il se révèle dans la parole en acte.

Cette parole, qui constitue le sujet en sa vérité, lui est pourtant à jamais interdite, hors des rares moments de son existence où il s’essaie, combien confusément, à la saisir en la foi jurée, et interdite en ceci que le discours intermédiaire le voue à la méconnaître. Elle parle cependant partout où l’on sait la lire en son être, soit à tous les niveaux où elle l’a formé. Cette antinomie est celle même du sens que Freud a donné à la notion d’inconscient.

Mais si cette parole est accessible pourtant, c’est qu’aucune vraie parole n’est seulement parole du sujet, puisque c’est toujours à le fonder dans la médiation à un autre sujet qu’elle opère, et que par là elle est ouverte à la chaîne sans fin – mais non sans doute indéfinie, car elle se referme – des paroles où se réalise concrètement dans la communauté humaine, la dialectique de la reconnaissance.

C’est dans la mesure où l’analyste fait se taire en lui le discours intermédiaire pour s’ouvrir à la chaîne des vraies paroles, qu’il peut y placer son interprétation révélante.

Comme il se voit chaque fois que l’on considère dans sa forme concrète une authentique interprétation : pour prendre un exemple, dans l’analyse classiquement connue sous le nom de « l’homme aux rats », le tournant majeur s’en trouve dans le moment où Freud comprend le ressentiment provoqué chez le sujet par le calcul que sa mère lui suggère au principe du choix d’une épouse. Que l’interdiction qu’un tel conseil comporte pour le sujet, de s’engager en des fiançailles avec la femme qu’il pense aimer, soit reportée par Freud à la parole de son père à l’encontre des faits patents, et notamment de celui-ci qui les prime tous, que son père est mort, laisse plutôt surpris, mais se justifie au niveau d’une vérité plus profonde, qu’il semble avoir deviné à son insu et qui se révèle par la suite des associations que le sujet apporte alors. Elle ne se situe en rien d’autre qu’en ce qu’on appelle ici la « chaîne des paroles », qui, pour se faire entendre dans la névrose comme dans le destin du sujet, s’étend beaucoup plus loin que son individu : c’est à savoir qu’un manque de foi pareil a présidé au mariage de son père, et que cette ambiguïté recouvre elle-même un abus de confiance en matière d’argent qui, en faisant exclure son père de l’armée, l’a déterminé au mariage.

Or cette chaîne, qui n’est pas constituée de purs événements, au reste tous révolus avant la naissance du sujet, mais d’un manquement, peut-être le plus grave parce que le plus subtil, à la vérité de la parole, non moins que d’un forfait plus grossier à son honneur – la dette engendrée par le premier semblant avoir porté son ombre sur toute une vie de mariage et celle du second n’avoir jamais été soldée –, donne le sens où se comprend le simulacre de rachat que le sujet fomente jusqu’au délire dans le procès de la grande transe obsessionnelle qui l’a amené à appeler Freud à son aide.

Entendons, certes, que cette chaîne n’est pas toute la structure de la névrose obsessionnelle, mais qu’elle s’y croise, dans le texte du mythe individuel du névrosé, avec la trame des fantasmes où se conjoignent, en un couple d’images narcissiques, l’ombre de son père mort et l’idéal de la dame de ses pensées.

Mais si l’interprétation de Freud, à défaire dans toute sa portée latente cette chaîne, va aboutir à faire tomber la trame imaginaire de la névrose, c’est que pour la dette symbolique qui se promulgue au tribunal du sujet, cette chaîne l’y fait comparaître moins encore comme son légataire que comme son témoignage vivant.

Car il convient de méditer que ce n’est pas seulement par une assomption symbolique que la parole constitue l’être du sujet, mais que, par la loi de l’alliance où l’ordre humain se distingue de la nature, la parole détermine, dès avant sa naissance, non seulement le statut du sujet, mais la venue au monde de son être biologique.

Or il semble que l’accès de Freud au point crucial du sens où le sujet peut à la lettre déchiffrer son destin lui fut ouvert par le fait d’avoir été lui-même l’objet d’une suggestion semblable de la prudence familiale – ce que nous savons par un fragment de son analyse démasqué en son œuvre par Bernfeld –, et peut-être eût-il suffi qu’il n’y eût pas en son temps répondu à l’opposé pour qu’il eût manqué dans le traitement l’occasion de la reconnaître.

Sans doute la fulgurante compréhension dont Freud fait la preuve en pareil cas, n’est-elle pas sans se voiler maintes fois des effets de son narcissisme. Encore, pour ne rien devoir à une analyse poursuivie dans les formes, laisse-t-elle voir, dans la hauteur de ses dernières constructions doctrinales, que les chemins de l’être étaient pour lui déblayés.

Cet exemple, s’il fait sentir l’importance d’un commentaire de l’œuvre de Freud pour la compréhension de l’analyse, ne prend place ici que de tremplin pour précipiter le saut dernier en la question présente, à savoir : le contraste entre les objets proposés à l’analyste par son expérience et la discipline nécessaire à sa formation.

Faute d’avoir jamais été conçu jusqu’en son fonds, ni même approximativement formulé, ce contraste s’exprime pourtant, comme on peut s’y attendre de toute vérité méconnue, dans la rébellion des fait.

Au niveau de l’expérience d’abord, où nul mieux qu’un Théodore Reik ne lui donne voix, et l’on peut se contenter du cri d’alarme de son livre : Listening with the third ear, soit en français « entendre avec cette troisième oreille » par quoi il ne désigne rien d’autre sans doute que les deux dont tout homme dispose, à condition qu’elles soient rendues à la fonction que leur conteste la parole de l’Évangile.

On y verra les raisons de son opposition à l’exigence d’une succession régulière des plans de la régression imaginaire, dont l’analyse des résistances a posé le principe, non moins qu’aux formes plus systématiques de planning où celle-ci s’est avancée, – cependant qu’il rappelle, par cent exemples vivants, la voie propre à l’interprétation véritable. On ne pourra, à le lire, manquer d’y reconnaître un recours malheureusement mal défini à la divination, si l’emploi de ce terme retrouve sa vertu à évoquer l’ordalie juridique qu’il désigne à l’origine (Aulu-Gelle : Nuits attiques, t. 2, chap. 4) en rappelant que le destin humain dépend du choix de celui qui va y porter l’accusation de la parole.

On ne s’intéressera pas moins au malaise qui règne sur tout ce qui concerne la formation de l’analyste, et pour n’en prendre que le dernier écho, on s’arrêtera aux déclarations faites en décembre 1952 par le docteur Knight dans son adresse présidentielle à l’Association psychanalytique américaine. Parmi les facteurs qui tendent à « altérer le rôle de la formation analytique », il signale, à côté de l’accroissement en nombre des candidats en formation, la « forme plus structurée de l’enseignement dans les instituts » qui le dispensent, en l’opposant au type précédent de la formation par un maître (« the earlier preceptorship type of training »).

Sur le recrutement des candidats, il s’exprime ainsi : « Autrefois ils étaient, au premier chef, des individualités introspectives, marquées par leur penchant à l’étude et à la méditation, et qui tendaient à réaliser une haute individualité, voire à limiter leur vie sociale aux discussions cliniques et théoriques avec leurs collègues. Ils lisaient prodigieusement et possédaient parfaitement la littérature analytique »… « Tout au contraire, on peut dire que la majorité des étudiants de la dernière décade… ne sont pas introspectifs, qu’ils penchent à ne rien lire que la littérature qu’on leur indique dans le programme des instituts, et ne désirent qu’à en finir le plus rapidement possible avec ce qu’on exige pour leur formation. Leur intérêt va d’abord à la clinique plutôt qu’à la recherche et à la théorie. Leur motif pour être analysé est plutôt d’en passer par où leur formation l’exige… La capitulation partielle de certains instituts… dans leur hâte ambitieuse et leur tendance à se satisfaire de l’appréhension la plus superficielle de la (37812 C10 p. 10)théorie, est à l’origine des problèmes auxquels nous avons à faire face maintenant dans la formation des analystes » (Robert P. Knight, 1953).

On voit assez, dans ce discours fort public, combien le mal apparaît grave et aussi combien il n’est que peu, voire pas du tout, saisi. Ce qui est à souhaiter n’est pas que les analysés soient plus « introspectifs », mais qu’ils comprennent ce qu’ils font ; et le remède n’est pas que les instituts soient moins structurés, mais qu’on n’y enseigne pas un savoir prédigéré, même s’il résume les données de l’expérience analytique.

Mais ce qu’il faut avant tout comprendre, c’est que, quelle que soit la dose de savoir ainsi transmise, elle n’a pour l’analyste aucune valeur formatrice.

Car le savoir accumulé dans son expérience concerne l’imaginaire, où elle vient buter sans cesse, au point d’en être venue à régler son allure sur son exploration systématique chez le sujet. Elle a réussi ainsi à constituer l’histoire naturelle de formes de capture du désir, voire d’identifications du sujet qui n’avaient jamais été cataloguées dans leur richesse, voire approchées dans leur biais d’action, ni dans la science, ni même dans la sagesse, à ce degré de rigueur, si la luxuriance et la séduction s’en étaient dès longtemps déployées dans la fantaisie des artistes.

Mais, outre que les effets de capture de l’imaginaire sont extrêmement difficiles à objectiver dans un discours vrai, auxquels ils opposent dans le quotidien son obstacle majeur, ce qui menace constamment l’analyse de constituer une mauvaise science dans l’incertitude où elle reste de leurs limites dans le réel, cette science, même à la supposer correcte, n’est que d’un secours trompeur dans l’action de l’analyste, car elle n’en regarde que le dépôt, mais non pas le ressort.

L’expérience en ceci ne donne de privilège ni à la tendance dite « biologique » de la théorie, qui n’a bien entendu de biologique que la terminologie, ni à la tendance sociologique qu’on appelle parfois « culturaliste ». L’idéal d’harmonie « pulsionnelle », se réclamant d’une éthique individualiste, de la première tendance, ne saurait, on le conçoit, montrer des effets plus humanisants que l’idéal de conformité au groupe, par où la seconde s’ouvre aux convoitises des « ingénieurs de l’âme », et la différence qu’on peut lire en leurs résultats ne tient qu’à la distance qui sépare la greffe autoplastique d’un membre de l’appareil orthopédique qui le remplace, ce qui reste d’éclopé, dans le premier cas, au regard du fonctionnement instinctuel (ce que Freud appelle la « cicatrice » de la névrose), ne laissant qu’un bénéfice incertain sur l’artifice compensatoire que visent les sublimations dans le second.

À vrai dire, si l’analyse confine d’assez près aux domaines ainsi évoqués de la science pour que certains de ses concepts y aient été utilisés, ceux-ci n’ont pas à chercher leur fondement dans l’expérience de ces domaines, et les essais qu’elle produit pour y autoriser théoriquement la sienne gardent un caractère problématique qui la fait toujours considérer dans la science comme constituant elle-même un problème.

C’est qu’aussi bien la psychanalyse est une pratique subordonnée par destination au plus particulier du sujet, et quand Freud y met l’accent jusqu’à dire que la science analytique doit être remise en question dans l’analyse de chaque cas (V. « L’homme aux loups », passim, toute la discussion du cas se déroulant sur ce principe), il montre assez à l’analysé la voie de sa formation.

L’analyste, en effet, ne saurait y entrer qu’à reconnaître en son savoir le symptôme de son ignorance, et ceci au sens proprement analytique que le symptôme est le retour du refoulé dans le compromis, et que le refoulement ici comme ailleurs est censure de la vérité. L’ignorance en effet ne doit pas être entendue ici comme une absence de savoir, mais, à l’égal de l’amour et de la haine, comme une passion de l’être ; car elle peut être, à leur instar, une voie où l’être se forme.

C’est bien là qu’est la passion qui doit donner son sens à toute la formation analytique, comme il est évident à seulement s’ouvrir au fait qu’elle structure sa situation.

On a tenté d’apercevoir l’obstacle interne à l’analyse didactique dans l’attitude psychologique de postulance où le candidat se met par rapport à l’analyste, mais on ne l’a pas dénoncé dans son fondement essentiel, qui est le désir de savoir ou de pouvoir qui anime le candidat au principe de sa décision. Non plus qu’on n’a reconnu que ce désir doit être traité à l’instar du désir d’aimer chez le névrosé, dont la sagesse de tout temps sait qu’il est l’antinomie de l’amour, – si ce n’est là ce que visent les meilleurs auteurs en déclarant que toute analyse didactique se doit d’analyser les motifs qui ont fait choisir au candidat la carrière d’analyste ? (Voir Maxwell Gitelson, in « Problèmes thérapeutiques dans l’analyse du candidat normal », par exemple : Internat. J. Psycho-Anal., 1954, n° 2, 181).

Le fruit positif de la révélation de l’ignorance est le non-savoir, qui n’est pas une négation du savoir, mais sa forme la plus élaborée. La formation du candidat ne saurait s’achever sans l’action du maître ou des maîtres qui le forment à ce non-savoir ; faute de quoi il ne sera jamais qu’un robot d’analyste.

Et c’est bien là que l’on comprend cette fermeture de l’inconscient dont nous avons indiqué l’énigme au moment du tournant majeur de la technique analytique et dont Freud a prévu, ailleurs qu’en un propos rapide, qu’elle pût un jour résulter de la diffusion même, à l’échelle sociale, des effets de l’analyse (Freud, 1911 : Les chances d’avenir du traitement psychanalytique). L’inconscient se ferme en effet pour autant que l’analyste ne « porte plus la parole », parce qu’il sait déjà ou croit savoir ce qu’elle a à dire. Ainsi, s’il parle au sujet, qui au reste en sait tout autant, celui-ci ne peut reconnaître en ce qu’il dit la vérité naissante de sa parole particulière. Et c’est ce qui explique aussi les effets souvent étonnants pour nous des interprétations que donnait Freud lui-même. C’est que la réponse qu’il donnait au sujet était la vraie parole où il se fondait lui-même, et que, pour unir deux sujets en sa vérité, la parole exige d’être une vraie parole pour l’un comme pour l’autre.

C’est pourquoi l’analyste doit aspirer à telle maîtrise de sa parole qu’elle soit identique à son être. Car il n’aura pas besoin d’en prononcer beaucoup dans le traitement, voire si peu que c’est à croire qu’il n’en est besoin d’aucune, pour entendre, chaque fois qu’avec l’aide de Dieu, c’est-à-dire du sujet lui-même, il aura mené un traitement à son terme, le sujet lui sortir les paroles même dans lesquelles il reconnaît la loi de son être.

Et comment s’en étonnerait-il, lui dont l’action, dans la solitude où il a à répondre de son patient, ne relève pas seulement, comme on le dit d’un chirurgien, de sa conscience, puisque sa technique lui apprend que la parole même qu’elle révèle est affaire d’un sujet inconscient. Aussi l’analyste, mieux qu’un autre, doit-il savoir qu’il ne peut être que lui-même en ses paroles.

N’est-ce pas là la réponse à la question qui fut le tourment de Ferenczià savoir : si, pour que l’aveu du patient vienne à son terme, celui de l’analyste ne doit pas être aussi prononcé ? L’être de l’analyste en effet est en action même dans son silence, et c’est à l’étiage de la vérité qui le soutient, que le sujet proférera sa parole. Mais si, conformément à la loi de la parole, c’est en lui en tant qu’autre que le sujet trouve son identité, c’est pour y maintenir son être propre.

Résultat bien éloigné de l’identification narcissique, si finement décrite par M. Balint (V. plus haut), car celle-ci laisse le sujet, dans une béatitude sans mesure, plus offert que jamais à cette figure obscène et féroce que l’analyse appelle le Surmoi, et qu’il faut comprendre comme la béance ouverte dans l’imaginaire par tout rejet (« Verwerfung » : Voir Freud : le cas de l’homme aux loups. Ges. Werke, 12, 111) des commandements de la parole.

Et nul doute qu’une analyse didactique n’ait cet effet, si le sujet n’y trouve rien de plus propre à témoigner de l’authenticité de son expérience, par exemple de s’être énamouré de la personne qui lui ouvrait la porte chez son analyste en la prenant pour l’épouse de celui-ci. Fantaisie piquante sans doute par sa spécieuse conformité, mais dont il n’a guère à se targuer d’y avoir pris la connaissance vécue de l’Œdipe, bien plutôt destinée qu’elle est à la lui dérober, car, à s’en tenir là, il n’aura vécu rien de plus que le mythe d’Amphitryon, et à la façon de Sosie, c’est-à-dire sans y rien comprendre. Comment s’attendre dès lors à ce que, si subtil qu’il ait pu apparaître en ses promesses, un tel sujet, quand il aura à opiner en la question des variantes, se montre autrement que comme un suiveur habité de racontars ?

Pour éviter ces résultats, il faudrait que l’analyse didactique, dont tous les auteurs notent que les conditions ne sont jamais discutées que sous une forme censurée, n’enfonçât pas ses fins comme sa pratique dans des ténèbres toujours plus profondes, à mesure (37812 C10 p. 11)que croît le formalisme des garanties qu’on prétend y apporter : comme Michael Balint (« Formation analytique et analyse didactique », 1954) le déclare et le démontre avec la plus grande clarté.

Pour l’analyse, en effet, la seule quantité des chercheurs ne saurait emporter les effets de qualité sur la recherche, qu’elle peut avoir pour une science constituée dans l’objectivité. Cent psychanalystes médiocres ne feront pas faire un pas à sa connaissance, tandis qu’un médecin, d’être l’auteur d’une œuvre géniale dans la grammaire (et qu’on n’aille pas imaginer ici quelque sympathique production de l’humanisme médical), a maintenu, sa vie durant, le style de la communication à l’intérieur d’un groupe d’analystes contre les vents de sa discordance et la marée de ses servitudes.

C’est que l’analyse, de progresser essentiellement dans le non-savoir, se rattache, dans l’histoire de la science, à son état d’avant sa définition aristotélicienne et qui s’appelle la dialectique. Aussi bien l’œuvre de Freud, par ses références platoniciennes, voire présocratiques, en porte-t-elle le témoignage.

Mais du même coup, loin d’être isolée, ni même isolable, elle trouve sa place au centre du vaste mouvement conceptuel qui à notre époque restructurant tant de sciences improprement dites « sociales », changeant ou retrouvant le sens de certaines sections de la science exacte par excellence, la mathématique, pour en restaurer les assises d’une science de l’action humaine en tant qu’elle se fonde sur la conjecture, reclasse, sous le nom de sciences humaines, le corps des sciences de l’intersubjectivité.

L’analyste trouvera beaucoup à prendre de la recherche linguistique dans ses développements modernes les plus concrets, pour éclaircir les difficiles problèmes qui lui sont posés par la verbalisation dans ses abords technique et doctrinal. Cependant qu’on peut reconnaître, de la façon la plus inattendue, dans l’élaboration des phénomènes les plus originaux de l’inconscient, rêves et symptômes, les figures mêmes de la désuète rhétorique, qui se montrent à l’usage en donner les spécifications les plus fines.

La notion moderne de l’histoire ne sera pas moins nécessaire à l’analyste pour comprendre sa fonction dans la vie individuelle du sujet. Mais c’est proprement la théorie du symbole, reprise de l’aspect de curiosité où elle s’offrit à la période qu’on peut dire paléontologique de l’analyse et sous le registre d’une prétendue « psychologie des profondeurs », que l’analyse doit faire rentrer dans sa fonction universelle. Nulle étude n’y sera plus propre que celle des nombres entiers, dont l’origine non empirique ne saurait être par lui trop méditée. Et, sans aller aux exercices féconds de la moderne théorie des jeux, voire aux formalisations si suggestives de la théorie des ensembles, il trouvera matière suffisante à fonder sa pratique à seulement apprendre, comme s’emploie à l’enseigner le signataire de ces lignes, à compter correctement jusqu’à quatre (soit à intégrer la fonction de la mort dans la relation ternaire de l’Œdipe).

Il ne s’agit pas là de définir les matières d’un programme, mais d’indiquer que pour situer l’analyse à la place éminente que les responsables de l’éducation publique se doivent de lui reconnaître, il faut l’ouvrir à la critique de ses fondements, faute de quoi elle se dégrade en effets de subornement collectif.

C’est à sa discipline intérieure qu’il appartient pourtant d’éviter ces effets dans la formation de l’analyste et par là d’apporter la clarté en la question de ses variantes.

Alors pourra être entendue l’extrême réserve avec laquelle Freud introduit les formes mêmes, depuis lors plus communément reçues, de la « cure-type » en ces termes :

« Mais je dois dire expressément que cette technique n’a été obtenue que comme étant la seule appropriée pour ma personnalité ; je ne me hasarderais pas à contester qu’une personnalité médicale constituée tout autrement pût être amenée à préférer des dispositions autres à l’endroit des malades et du problème à résoudre » (in « Conseils au médecin pour le traitement psychanalytique » : passage traduit par l’auteur de cet article).

Car cette réserve alors cessera d’être reléguée au rang de signe de sa profonde modestie, mais sera reconnue pour affirmer cette vérité que l’analyse ne peut trouver sa mesure que dans les voies d’une docte ignorance.

 

 

INDEX BIBLIOGRAPHIQUE

AULU-GELLE – Nuits attiques. – 2, chap. 4.

BALINT M. – Amour pour la mère et amour maternel. – Internat. J. Psycho-Anal., 1949, 251-259.

BALINT M. – Amour et haine. – In« Primary love and psychoanalytic technique ». Hogarth Press, édit., Londres, 155.

BALINT M. – Sur la terminaison de l’analyse. – Internat. J. Psycho-Anal., 1950, 197.

Balint M. – Changements des buts et des techniques thérapeutiques de la psychanalyse. – Internat. J. Psycho-Anal.,1950, 123-124.

BALINT M. – Formation analytique et analyse didactique. – Internat. J. Psycho-Anal., 1954, 35. n° 2, 157-162.

XVIIIè Congrès international de psychanalyse, Londres, 1953. – Internat. J. Psycho-Anal., 1954, 35, n° 2.

FENICHEL O. – Problèmes de technique psychanalytique – Psychoanal. Quart Incorporated Albany, édit.., New-York, 1939 : Presses univ France, édit., Paris.

FERENCZI S – Elasticité de la technique psychanalytique. – Internat.Zschr. Ärztl. Psychoanal., 1928, 14. n° 2, 207-209.

FREUD A. – Le moi et les mécanismes de défense. – Internat. Psychoanalyt.Verlag, édit., Vienne, 1936.

FREUD S. – Les chances d’avenir du traitement psychanalytique. –. Ges Werke, 1911, 8, 112-113.

FREUD S. – Conseils au médecin pour 1e traitement psychanalytique. – Ges Werke, 8, 376.

FREUD S. – Les pulsions et leur destin. – Ges Werke, 10, 210 232.

FREUD S. – Cf. sur le rejet : Le cas de l’homme aux loups. – Ges Werke, 12, 111.

FREUD S. – Au delà du principe du plaisir. – Ges Werke, 1920, 13, 1-69.

FREUD S. – Psychologie collective et analyse du moi – Ges Werke, 1921, 13, 71-161.

FREUD S. – La dénégation. – Ges Werke, 1925, 14, 11-15.

FREUD S. – Malaise de la civilisation. –Ges Werke, 1929, 14.

FREUD S. – L’analyse finie et l’analyse sans fin. –Ges Werke, 16, 93.

GITELSON M. – Problèmes thérapeutiques dans l’analyse du candidat « normal » – Internat. J. Psycho-Anal.,1954, 35 n° 2, 174-183.

HOFFER W – Trois critères psvcho-logiques pour déterminer le traitement. –Internat. J. Psycho-Anal., 1950, n° 3, 194-195.

KNIGHT R. P. – Conditions actuelles de l’organisation de la Psychanalyse aux États-Unis. – J Am. Psychoanal. Ass., av.1953, 1, n° 2, 197-221.

LACAN J. – L’agressivité en psychanalyse – Revue franç. de Psychanalyse, 1948, 3, 367-388.

LACAN J. – Le stade du miroir. – Rev. Franç. Psychanal., 1949, 449-455.

LAGACHE – Le problème du transfert. – XIVè Conférence des psychanalystes de langue franç., Paris, lernov 1951, in Rev. franç. Psychanal., 1952, 16, n° 1-2.

REICH W. – L’analyse de caractère. –Internat. Zschr. ärztl. Psychoanal., 1928, 14, n° 2 180-196. Trad. angl. in The psychoanalytic reader. Hogarth Press, édit.., Londres. 1950.

REIK TH – Entendre avec la troisième oreille – (Listening with the third ear). –Garden City book, New York, 1951.

STERBA R – Le sort du Moi dans la thérapeutique analytique – Internat. J. Psycho-Anal., 1934. n° 2-3, 118-126.

1956 LACAN Situation de la psychanalyse et formation du psychanalyste 

(15 p.) 1956-09-30 :

Paru dans Études Philosophiques 1956, n° 4 (numéro spécial), pp. 567-584.

 

(567)Le centenaire de la naissance est rare à célébrer. Il suppose de l’œuvre une continuation de l’homme qui évoque la survie. C’est bien ce dont nous aurons à dénoncer les apparences dans notre double sujet.

Psychanalyste nous-même et longtemps confiné dans notre expérience, nous avons vu qu’elle s’éclairait à faire des termes où Freud l’a défini, l’usage non de préceptes, mais de concepts qui leur convient.

Engagé par là à la limite du possible, et sans doute au-delà de notre dessein, dans l’histoire en action de la psychanalyse, nous dirons ici des choses qui ne paraîtront osées qu’à confondre parti pris et relief.

Aussi bien la rédaction de notre titre est de nature, nous le savons, à détourner ceux que ces choses pourraient toucher, d’aller au-delà. Qu’on nous pardonne cette malice : ce dont il nous est arrivé de traiter sous ces termes, c’est de la situation vraie, de la formation valable. Ici c’est de la situation réelle, de la formation donnée que nous voudrions rendre compte, et pour une audience plus large.

Quel concours unanime n’obtiendrait-on pas à collapser psychanalyse et formation pour annoncer l’étude de la situation du psychanalyste. Et combien édifiant serait-il de la pousser jusqu’aux effets de son style de vie. Nous ne ferons que toucher un instant à sa relation au monde, pour introduire notre sujet.

On sait le « comment peut-on être psychanalyste » qui nous fait faire encore à l’occasion sur des lèvres mondaines figure de Persan, et que s’y enchaîne bientôt un « je n’aimerais pas vivre avec un psychanalyste », dont la mine pensive nous réconforte par l’aspect de ce que le sort nous épargne.

Cette révérence ambiguë n’est pas si loin qu’il semble du crédit, plus grave sans doute, que la science nous accorde. Car si l’on y note volontiers la pertinence de tel fait qui est censé nous regarder, c’est (568)de l’extérieur, et sous réserve de l’étrangeté, que l’on nous passe, de nos coutumes mentales.

Comment ne serions-nous pas satisfaits, comme du fruit de la distance que nous maintenons de l’incommunicable de notre expérience, de cet effet de ségrégation intellectuelle ?

Dommage qu’il contrarie un besoin de renfort, trop manifeste d’aller à peu près à n’importe où, et dont on peut mesurer dans notre décourageante littérature de combien peu il se contente. Ici il suffira que j’évoque le frémissement d’aise qui parcourut le rang de mes aînés quand un disciple de l’École[1], s’étant oint pour la conjoncture de pavlovisme, vint à leur donner son licet. Et le prestige du réflexe conditionné, voire de la névrose animale, n’a pas cessé depuis de faire des siennes dans nos rêveries… Que la rumeur pourtant vienne à certains, de ce qu’on appelle les sciences humaines, ils courent à la voix, et des zélotes sur l’estrade s’égaleront aux commandements de la figuration intelligente.

Assurément ce geste de la main tendue, mais jamais refermée, ne peut avoir de raison qu’interne : nous entendons par là que l’explication doit en être cherchée dans la situation de la psychanalyse plutôt que des psychanalystes. Car si nous avons pu définir ironiquement la psychanalyse comme le traitement qu’on attend d’un psychanalyste, c’est bien pourtant la première qui décide de la qualité du second.

Nous l’avons dit, il y a dans l’analyse une situation réelle qui s’indique à rapprocher le cliché le plus courant à s’y produire, qu’aucune notion nouvelle n’y a été introduite depuis Freud, et la référence la plus constante à entendre dans l’articulation des faits et des moyens, au point d’en apparaître le carrefour obligé, à savoir la notion de frustration. Or on chercherait vainement dans toute l’œuvre de Freud, de ce terme la moindre trace : car on n’y trouverait qu’à le rectifier par celui de Versagung, lequel implique renonciation, et qui donc s’en distingue de toute la différence du symbolique au réel, différence dont nous faisons la grâce à nos lecteurs de la considérer comme acquise, mais dont on peut dire que l’œuvre de Freud se résume à lui donner le poids d’une instance nouvelle.

Hernie centrale à être ici pointée du doigt, d’une discordance diffuse, et telle qu’en effet les termes freudiens étant si l’on peut dire, et nous verrons que ce n’est pas rien, laissés en place, c’est pour chacun quand on en use, quelque chose d’autre qu’on désigne.

(569)Rien en effet qui satisfasse mieux aux exigences du concept que ces termes, c’est-à-dire qui soit plus identique à la structure d’une relation, nommément l’analytique, et à la chose qui s’y saisit, nommément le signifiant. C’est dire que ces concepts, entre eux puissamment articulés, ne correspondent à rien qui se donne immédiatement à l’intuition. Or c’est précisément cela qui leur est point par point substitué par une approximation qui ne peut être que grossière, et telle qu’on peut la comparer à ce que l’idée de la force ou celle de l’onde est pour quelqu’un qui n’a aucune notion de la physique.

C’est ainsi que le transfert, quoiqu’on en ait et que chacun en professe, reste avec la force d’adhésion d’un commun consentement identifié à un sentiment ou à une constellation de sentiments éprouvés par le patient : alors qu’à seulement le définir par l’effet de reproduction relatif à l’analyse, il ressort que le plus clair en doit passer inaperçu du sujet.

De même et de façon plus insidieuse encore, la résistance est-elle assimilée à l’attitude d’opposition que le mot évoque dans son emploi vulgaire : quand Freud ne saurait prêter à équivoque, à y ranger comme il le fait les événements les plus accidentels de la vie du sujet dans la mesure de l’obstacle qu’ils font à l’analyse, fût-ce seulement à obvier à sa présence physique.

Ces rappels triviaux bien entendu restent opaques sous cette forme. Pour savoir ce qu’est le transfert, il faut savoir ce qui se passe dans l’analyse. Pour savoir ce qui se passe dans l’analyse, il faut savoir d’où vient la parole. Pour savoir ce qu’est la résistance, il faut savoir ce qui fait écran à l’avènement de la parole : et ce n’est pas telle disposition individuelle, mais une interposition imaginaire qui dépasse l’individualité du sujet, en ce qu’elle structure son individualisation spécifiée dans la relation duelle.

Qu’on nous pardonne une formule aussi abstraite à orienter l’esprit. Aussi bien ne fait-elle, à la façon de la formule générale de la gravitation dans un texte d’histoire des sciences, qu’indiquer les assises de la recherche. Et l’on ne saurait exiger de la vulgarisation psychanalytique qu’elle s’abstienne de toute référence semblable.

Ce n’est pas en effet que la rigueur conceptuelle ni l’élaboration technique, ne se rencontrent dans les travaux psychanalytiques. S’ils y restent sporadiques voire inefficients, c’est pour un vice plus profond et à quoi les préceptes de la pratique ont conduit par une confusion singulière.

On sait l’attitude asystématique qui est posée au principe, tant de la règle dite analytique qui est imposée au patient de ne rien (570)omettre de ce qui lui vient à l’esprit et de renoncer à cette fin à toute critique et à tout choix, que de l’attention dite flottante que Freud indique expressément au psychanalyste pour n’être rien que l’attitude qui correspond à cette règle.

Ces deux préceptes entre quoi se tend en quelque sorte l’étoffe de l’expérience, mettent, semble-t-il, suffisamment en valeur le rôle fondamental du discours du sujet et de son écoute.

C’est bien ce à quoi s’adonnèrent, et non sans fruit, les psychanalystes dans l’âge d’or de la psychanalyse. Si la moisson qu’ils recueillirent tant aux divagations jamais si permises à l’issue d’une bouche qu’aux lapsus jamais si offerts à l’ouverture d’une oreille, fut si féconde, ce n’est pas sans raison.

Mais cette richesse même de données, sources de connaissance, les menèrent vite à un nœud dont ils surent faire une impasse. Pouvaient-ils, ces données acquises, s’empêcher de s’orienter sur elles à travers ce qu’ils entendaient dès lors. À la vérité le problème ne se posa à eux qu’à partir du moment où le patient devenu bientôt autant au fait de ce savoir qu’ils l’étaient eux-mêmes, leur servit toute préparée l’interprétation qui était leur tâche, ce qui, il faut le dire, est bien le tour le plus fâcheux qu’on puisse faire à un augure.

N’en croyant plus leurs deux oreilles, ils voulurent retrouver l’au-delà qu’avait eu en effet toujours le discours, mais sans qu’ils sussent ce qu’il était. C’est pourquoi ils s’en inventèrent une troisième présumée appelée à le percevoir sans intermédiaire. Et pour désigner cette immédiateté du transcendant, rien ne fut épargné des métaphores du compact : l’affect, le vécu, l’attitude, la décharge, le besoin d’amour, l’agressivité latente, l’armure du caractère et le verrou de la défense, laissons le gobelet et passons la muscade, dont la reconnaissance n’était plus dès lors accessible qu’à ce je ne sais quoi dont un claquement de langue est la probation dernière et qui introduit dans l’enseignement une exigence inédite : celle de l’inarticulé.

À partir de là, les fantaisies psychologiques purent se donner libre cours. Ce n’est pas ici le lieu de faire l’histoire dans l’analyse des variations de la mode. Elles sont peu remarquées de ses adeptes, toujours captivés par la dernière : l’exhaustion des fantasmes, la régression instinctuelle, le déjouement de la défense, l’épongeage de l’angoisse, la libération de l’agressivité, l’identification au moi fort de l’analyste, la manducation imaginaire de ses attributs, la dynamique, ah ! la dynamique où se reconstruit la relation d’objet, et aux derniers échos l’objectif où une discipline fondée sur l’histoire du sujet, vient à culminer : ce couple de l’hic et nunc, dont le coassement jumeau n’est (571)pas seulement ironique à faire les cornes à notre latin perdu, mais à fleurer un humanisme de meilleur aloi en ressuscitant les corneilles auxquelles nous revoilà bayant, sans plus n’avoir pour tirer nos auspices de la nique de leur oblique volètement et du volet narquois de leur clin d’œil, que les démangeaisons de notre contre-transfert.

Ce domaine de nos errances n’est pas pourtant pure fumée : son labyrinthe est bien celui dont nous fut donné le fil, mais par un cas étrange ce fil perdu a dissipé en reflets ses murailles, et nous faisant sauter par sa cassure vingt siècles de mythologie, changé les couloirs de Dédale en ce palais de l’Arioste où de l’aimée et du rival qui vous défient, tout n’est que leurre.

Freud là comme partout est criant : tout son effort de 1897 à 1914[2] a été de faire la part de l’imaginaire et du réel dans les mécanismes de l’inconscient. Il est singulier que ceci ait mené les psychanalystes en deux étapes, d’abord à faire de l’imaginaire un autre réel, et de nos jours à y trouver la norme du réel.

Sans doute l’imaginaire n’est-il pas l’illusoire et donne-t-il matière à l’idée. Mais ce qui permit à Freud d’y faire la descente au trésor dont ses suivants furent enrichis, c’est la détermination symbolique où la fonction imaginaire se subordonne, et qui chez Freud est toujours rappelée puissamment, qu’il s’agisse du mécanisme de l’oubli verbal ou de la structure de fétichisme.

Et l’on peut dire qu’en insistant pour que l’analyse de la névrose fût toujours ramenée au nœud de l’Œdipe, il ne visait à rien d’autre qu’à assurer l’imaginaire dans sa concaténation symbolique, car l’ordre symbolique exige trois termes au moins, ce qui impose à l’analyste de ne pas oublier l’Autre présent, entre les deux qui d’être là, n’enveloppent pas celui qui parle.

Mais malgré ce que Freud ajoute à cet avertissement par sa théorie du mirage narcissique, le psychanalyste s’engage toujours plus avant dans la relation duelle, sans que le frappe l’extravagance de l’« introjection du bon objet », par laquelle nouveau pélican il s’offre, heureusement sous des espèces fantasmatiques, à l’appétit du consommateur, ni que l’arrêtent dans les textes célébrant cette conception de l’analyse, les doutes qu’y prendront nos neveux à s’interroger sur les obscénités de frères obscurantins qui trouvaient faveur et foi en notre novecento.

À vrai dire la notion même d’analyse préœdipienne résume cette débandade du collier où c’est au devant des perles qu’on jette les pourceaux. Curieusement les formes du rituel technique se valorisent (572)à mesure de la dégradation des objectifs. La cohérence de ce double procès dans la nouvelle psychanalyse est sentie par ses zélotes. Et l’un d’eux qui, des pages de Michelet qui font trôner la chaise percée sur les mœurs du Grand Siècle, trouvait eau à son moulin et matière à hausser le ton jusqu’à cette profession sans ambages : la beauté sera stercoraire ou ne sera pas, n’en tirait pas moindre courage à prôner comme un miracle les conditions où cette vérité dernière s’était produite, et leur maintien à ne pas changer d’une ligne : ainsi du compte des minutes que passe l’analyste sur son siège et où l’inconscient du sujet peut régler ses habitudes.

On aurait pu prévoir les issues où l’imaginaire, pour rejoindre le réel, doit trouver le no man’s land qui en effaçant leur frontière, lui en ouvre l’accès. Les sensoriums non spatialisants les indiquent, où l’hallucination elle-même prête à difficulté dans sa limite. Mais le calcul de l’homme est toujours devancé par son jaillissement inventif, et c’est à la surprise heureuse de tous qu’un novice dans un travail dont nous dirons quel fut pour lui le succès, vint une fois, en quelques pages modestes et sans fioritures, nous rapporter cette solution élégante d’un cas rebelle : « Après deux ou trois ans (nous vérifierons le chiffre), mon patient ne pouvait toujours pas me sentir ; un jour enfin mon insistance non moins patiente en vint à bout : il perçut mon odeur. « La guérison était là ».

On aurait tort de bouder ces audaces, elles ont leurs lettres de noblesse. Et « l’ingénieux Docteur Swift » ici ne nous ménagerait pas son patronage. À preuve ce Grand Mistère ou l’art de méditer sur la garde-robe renouvellé et dévoilé, dont nous citerons seulement dans une traduction de l’époque (La Haye, chez Jean Van Duren, 1729) pour n’y rien altérer, la page 18, où il vante les lumières qu’on peut tirer de « la matière fécale, qui, tandis qu’elle est encore fraîche… exhale des particules, qui montant au travers des nerfs optiques et des nerfs olfactoires de quiconque se tient vis-à-vis, excitent en lui par sympathie les mêmes affections qu’a l’Auteur de l’excrément, et, si on est bien instruit de ce profond mistère, c’en est assez pour apprendre tout ce qu’on veut de son tempérament, de ses pensées, de ses actions même, et de l’état de sa fortune ».

« C’est pourquoi je me flatte que mes supérieurs (nous apprendrons, p. 23, que ce sont des Docteurs et Membres de la Société Royale réunis en une Association jalouse de son secret), ne me blâmeront pas si à la fin de ce Traité, je propose de confier l’inspection des Privés à des Personnes qui aient plus de science et de jugement, que ceux qui font aujourd’hui cet office. Combien leur dignité… n’éclaterait-elle pas (573)davantage, si elle n’était accordée qu’à des Philosophes et à des Ministres, qui par le goût, l’odeur, la teinture, la substance des évacuations du corps naturel, sauraient découvrir quelle est la constitution du corps politique, et avertir l’État des complots secrets que forment des gens inquiets et ambitieux ».

Nous serions vain à nous complaire à l’humour cynique du Dean au déclin de sa vie, sinon de sa pensée : mais en passant nous voulons rappeler sous un mode sensible même aux entendements olfactifs, la différence d’un matérialisme naturaliste et du matérialisme freudien, lequel, loin de nous dépouiller de notre histoire, nous assure de sa permanence sous sa forme symbolique, hors des caprices de notre assentiment.

Ceci n’est pas peu de chose, s’il représente proprement les traits de l’inconscient, que Freud, loin de les arrondir, a toujours plus affirmés. Dès lors pourquoi éluder les questions que l’inconscient provoque.

Si l’association dite libre nous y donne accès, est-ce par une libération qui se compare à celle des automatismes neurologiques ?

Si les pulsions qui s’y découvrent sont du niveau diencéphalique, voire du rhinencéphale, comment concevoir qu’elles se structurent en termes de langage ?

Car si dès l’origine c’est dans le langage que se sont fait connaître leurs effets, – leurs ruses que nous avons appris depuis à reconnaître, ne dénotent pas moins, dans leur trivialité comme dans leurs finesses, une procédure langagière ?

Les pulsions qui dans les rêves se jouent en calembours d’almanach, fleurent aussi bien cet air de Witz qui à la lecture de la Traumdeutung touche les plus naïfs. Car ce sont les mêmes pulsions dont la présence distancie le trait d’esprit du comique, de s’y affirmer sous une plus altière altérité[3].

Mais la défense elle-même dont la dénégation suffit à indiquer l’ambiguïté inconsciente, ne fait pas usage de formes moins rhétoriques. Et ses modes se conçoivent mal sans recours aux tropes et aux figures, celles-ci de parole ou de mots aussi vrai que dans Quintilien[4], et qui vont de l’accisme et de la métonymie à la catachrèse et à l’antiphrase, à l’hypallage, voire à la litote (reconnaissable dans ce que (574)décrit M. Fenichel), et ceci s’impose à nous toujours plus avant à mesure que la défense nous apparaît plus inconsciente.

Ce qui nous contraint à conclure qu’il n’est pas de forme si élaborée du style où l’inconscient n’abonde, sans en excepter les érudites, les concettistes et les précieuses, qu’il ne dédaigne pas plus que ne le fait l’auteur de ces lignes, le Góngora de la psychanalyse, à ce qu’on dit, pour vous servir.

Si ceci est de nature à nous décourager de le retrouver dans le péristaltisme d’un chien si pavlovisé qu’on le suppose, ce n’est pas non plus pour obliger les analystes à prendre des bains de poésie macaronique, ni les leçons de tablature des arts courtois, dont leurs débats pourtant s’agrémenteraient heureusement. Encore pourrait-on leur imposer un rudiment qui les formât à la problématique du langage, assez pour leur permettre de distinguer le symbolisme de l’analogie naturelle avec laquelle ils le confondent habituellement.

Ce rudiment est la distinction du signifiant et du signifié dont on honore à juste titre Ferdinand de Saussure, de ce que par son enseignement elle soit maintenant inscrite au fondement des sciences humaines. Notons seulement que, même mention faite de précurseurs comme Baudouin de Courtenay, cette distinction était parfaitement claire aux anciens, et attestée dans Quintilien et saint Augustin.

La primauté du signifiant sur le signifié y apparaît déjà impossible à éluder de tout discours sur le langage, non sans qu’elle déconcerte trop la pensée pour avoir pu même de nos jours être affrontée par les linguistes.

Seule la psychanalyse est en mesure d’imposer à la pensée cette primauté en démontrant que le signifiant se passe de toute cogitation, fût-ce des moins réflexives, pour exercer des regroupements non douteux dans les significations qui asservissent le sujet, bien plus : pour se manifester en lui par cette intrusion aliénante dont la notion de symptôme en analyse prend un sens émergent : le sens du signifiant qui connote la relation du sujet au signifiant.

Aussi bien dirions-nous que la découverte de Freud est cette vérité que la vérité ne perd jamais ses droits, et qu’à réfugier ses créances jusque dans le domaine voué à l’immédiateté des instincts, seul son registre permet de concevoir cette durée inextinguible du désir dont le trait n’est pas le moins paradoxal à souligner de l’inconscient, comme Freud le fait à n’en pas démordre.

Mais pour écarter toute méprise, il faut articuler que ce registre de la vérité est à prendre à la lettre, c’est-à-dire que la détermination symbolique, soit ce que Freud appelle surdétermination, est à tenir (575)d’abord comme fait de syntaxe, si l’on veut saisir ses effets d’analogie. Car ces effets s’exercent du texte au sens, loin d’imposer leur sens au texte. Comme il se voit aux désirs proprement insensés qui de ces effets sont les moins retors.

De cette détermination symbolique, la logique combinatoire nous donne la forme la plus radicale, et il faut savoir renoncer à l’exigence naïve qui voudrait en soumettre l’origine aux vicissitudes de l’organisation cérébrale qui la reflète à l’occasion.

Rectification salubre, quelque offense qu’elle apporte au préjugé psychologique. Et il ne semble pas de trop pour la soutenir de rappeler tous les lieux où l’ordre symbolique trouve son véhicule, fût-ce dans le silence peuplé de l’univers surgi de la physique. L’industrie humaine que cet ordre détermine plutôt qu’elle ne le sert, n’est pas seulement là pour le conserver, mais déjà visiblement le proroge au delà de ce que l’homme en maîtrise, et les deux kilos de langage dont nous pouvons pointer la présence sur cette table, sont moins inertes à les retrouver courant sur les ondes croisées de nos émissions, pour ouvrir l’oreille même des sourds à la vérité que Rabelais sut enclore en son apologue des paroles gelées.

Un psychanalyste doit s’assurer dans cette évidence que l’homme est, dès avant sa naissance et au delà de sa mort, pris dans la chaîne symbolique, laquelle a fondé le lignage avant que s’y brode l’histoire, – se rompre à cette idée que c’est dans son être même, dans sa personnalité totale comme on s’exprime comiquement, qu’il est en effet pris comme un tout, mais à la façon d’un pion, dans le jeu du signifiant, et ce dès avant que les règles lui en soient transmises, pour autant qu’il finisse par les surprendre, – cet ordre de priorités étant à entendre comme un ordre logique, c’est-à-dire toujours actuel.

De cette hétéronomie du symbolique, nulle préhistoire ne nous permet d’effacer la coupure. Bien au contraire tout ce qu’elle nous livre ne fait que plus la creuser : outils dont la forme sérielle nous tourne plus vers le rituel de leur fabrication que vers les usages à quoi ils aient été adaptés, – entassements qui ne montrent rien d’autre que le symbole anticipant de l’entrée du symbolique dans le monde, – sépultures qui, au delà de toute motivation que nous puissions leur rêver, sont des édifices que ne connaît pas la nature.

Cette extériorité du symbolique par rapport à l’homme est la notion même de l’inconscient. Et Freud a constamment prouvé qu’il y tenait comme au principe même de son expérience.

Témoin le point où il rompt net avec Jung, c’est-à-dire quand celui-ci publie ses « métamorphoses de la libido ». Car l’archétype, (576)c’est faire du symbole le fleurissement de l’âme, et tout est là : le fait que l’inconscient soit individuel et collectif important peu à l’homme qui, explicitement dans son Moïse, implicitement dans Totem et Tabou, admet qu’un drame oublié traverse dans l’inconscient les âges. Mais ce qu’il faut dire, ce conformément à Aristote c’est que ce n’est pas l’âme qui parle, mais l’homme qui parle avec son âme, à condition d’ajouter que ce langage il le reçoit, et que pour le supporter il y engouffre bien plus que son âme : ses instincts même dont le fond ne résonne en profondeur que de répercuter l’écho du signifiant. Aussi bien quand cet écho en remonte, le voici qui s’en émerveille et y élève la louange du romantisme éternel. Spricht die Seele, so spricht… Elle parle, l’âme, entendez là… ach ! schon die Seele nicht mehr[5]… Vous pouvez l’écouter ; l’illusion ne durera pas longtemps. Interrogez plutôt là-dessus M. Jones, un des rares disciples à avoir tenté d’articuler quelque chose qui se tînt sur le symbolisme : il vous dira le sort de la Commission spéciale instaurée pour son étude au Congrès de 1910[6].

Si l’on considère d’autre part la, préférence que Freud a gardée pour son Totem et Tabou, et le refus obstiné qu’il a opposé à toute relativation du meurtre du père considéré comme drame inaugural de l’humanité, on conçoit que ce qu’il maintient par là, c’est la primordialité de ce signifiant que représente la paternité au delà des attributs qu’elle agglutine et dont le lien de la génération n’est qu’une part. Cette portée de signifiant apparaît sans équivoque dans l’affirmation ainsi produite que le vrai père, le père symbolique, est le père mort. Et la connexion de la paternité à la mort, que Freud relève explicitement dans maintes relations cliniques, laisse voir d’où ce signifiant tient son rang primordial.

Tant d’effets de masses pour rétablir une perspective, ne donneront pas pourtant au psychanalyste les moyens mentaux d’opérer dans le champ qu’elle cerne. Il ne s’agit pas de niveau mental bien entendu, mais du fait que l’ordre symbolique n’est abordable que par son propre appareil. Fera-t-on de l’algèbre sans savoir écrire ? De même ne peut-on traiter du moindre effet de signifiant, non plus qu’y parer, sans soupçonner fût-ce ce qu’implique un fait d’écriture.

Faut-il que les vues de ceux que la Traumdeutung[7] a menés à l’analyse aient été si courtes, ou les cheveux trop longs de la tête de (577)Méduse qu’elle leur présentait ? Qu’est cette nouvelle interprétation des rêves sinon le renvoi de l’orinomante au seul fondement, mais irréfragable, de toute mantique, à savoir la batterie de son matériel ? Nous ne voulons pas dire la matière de ladite batterie, mais sa finitude ordinale. Bâtonnets jetés au sol ou lames illustres du tarot, simple jeu de pair ou impair ou koua suprêmes du Yi-king, en vous tout destin possible, toute dette concevable peut se résumer, car rien en vous ne vaut que la combinatoire, où le géant du langage reprend sa stature d’être soudain délivré des liens gullivériens de la signification. Si le rêve y convient mieux encore, c’est que cette élaboration que reproduit vos jeux y est à l’œuvre dans son développement : « Seule l’élaboration du rêve nous intéresse », dit Freud, et encore : « Le rêve est un rébus ». Qu’eût-il fallu qu’il ajoutât, pour que nous n’en attendions pas les mots de l’âme ? Les phrases d’un rébus ont-elles jamais eu le moindre sens, et son intérêt, celui que nous prenons à son déchiffrement, ne tient-il pas à ce que la signification manifeste en ses images est caduque, n’y ayant de portée qu’à faire entendre le signifiant qui s’y déguise.

Ceci mériterait même d’en tirer un retour de lumière sur les sources dont nous nous éclairons ici, en incitant les linguistes à rayer de leurs papiers l’illusoire locution qui, au reste pléonasmatiquement, fait parler d’écriture « idéographique ». Une écriture, comme le rêve lui-même, peut être figurative, elle est toujours comme le langage articulée symboliquement, soit tout comme lui phonématique, et phonétique en fin de compte.

Le lapsus enfin nous fera-t-il saisir en son dépouillement ce que veut dire qu’il tolère d’être résumé dans la formule : que le discours vient à y surmonter la signification feinte ?

Arriverons-nous par là à arracher l’augure à son désir d’entrailles et à le ramener au but de cette attention flottante dont, depuis les quelque cinquante millions d’heures d’analyste qui y ont trouvé leurs aises et leur malaise, il semble que personne ne se soit demandé quel il est.

Car si Freud a donné cette sorte d’attention comme la contre partie[8] (Gegenstück) de l’association libre, le terme de flottante n’implique pas sa fluctuation, mais bien plutôt l’égalité de son niveau, ce qu’accentue le terme allemand : gleichschwebende.

Remarquons d’autre part que la troisième oreille dont nous nous sommes servi pour dénier leur existence aux au-delà incertains d’un (578)sens occulte, n’en est pas moins de fait l’invention d’un auteur, Reik (Theodor), plutôt sensé dans sa tendance à s’accommoder sur un en-deçà de la parole.

Mais quel besoin peut avoir l’analyste d’une oreille de surcroît quand il semble qu’il en ait trop de deux parfois à s’engager à pleines voiles dans le malentendu fondamental de la relation de compréhension. Nous le répétons à nos élèves : « Gardez-vous de comprendre ! » et laissez cette catégorie nauséeuse à Mrs Jaspers et consorts. Qu’une de vos oreilles s’assourdisse, autant que l’autre doit être aiguë. Et c’est celle que vous devez tendre à l’écoute des sons ou phonèmes, des mots, des locutions, des sentences, sans y omettre pauses, scansions, coupes, périodes et parallélismes, car c’est là que se prépare le mot à mot de la version, faute de quoi l’intuition analytique est sans support et sans objet.

C’est ainsi que dans la théorie comme dans la pratique qui sont venues à prévaloir, ce signifiant premier qui dit que : le numéro deux se réjouit d’être impair[9], introduisant une vérité qui, d’exiger que le numéro deux s’exerce à la connaître, ne le montre que mieux fondé à s’en réjouir – est traduit d’une façon qui, pour satisfaire à la vue basse des amateurs de « relation d’objet », laisse peut-être à désirer dans l’invitation qu’elle adresse au sujet en ces termes : des numéros, sont deux, qui n’ont pas leur pareil, attendent Godot.

 

 

 

Nous pensons nous faire entendre, – et que l’intérêt que nous montrons ici pour la mantique n’est pas pour approuver le style de la tireuse de cartes, qui dans la théorie des instincts donne le ton.

Bien au contraire l’étude de la détermination symbolique permettrait de réduire, sinon du même coup de dégager ce que l’expérience psychanalytique livre de données positives : et ce n’est pas rien.

La théorie du narcissisme et celle du moi telle que Freud l’a orientée dans sa seconde topique, sont des données qui prolongent les recherches les plus modernes de l’éthologie naturelle (précisément sous le chef de la théorie des instincts).

Mais même leur solidarité, où elles se fondent, est méconnue, et (579)la théorie du moi n’est plus qu’un énorme contresens : le retour à ce que la psychologie intuitive elle-même a vomi.

Car le manque théorique que nous pointons dans la doctrine, nous met au défaut de l’enseignement, qui réciproquement en répond. Soit au deuxième sujet de notre propos où nous sommes passé depuis un moment.

La technique de la psychanalyse s’exerçant sur la relation du sujet au signifiant, ce qu’elle a conquis de connaissances ne se situe qu’à s’ordonner autour.

Ceci lui donne sa place dans le regroupement qui s’affirme comme ordre des sciences conjecturales.

Car la conjecture n’est pas l’improbable : la stratégie peut l’ordonner en certitude. De même le subjectif n’est-il pas la valeur de sentiment avec quoi on le confond : les lois de l’intersubjectivité sont mathématiques.

C’est dans cet ordre que s’édifient les notions de structure, faute de quoi la vue par le dedans des névroses et la tentative d’abord des psychoses restent en panne.

La perspective d’une telle recherche exige une formation qui y réserve au langage son rôle substantiel. C’est ce que Freud formule expressément dans le programme d’un Institut idéal, dont on ne s’étonnera pas après ce que nous avançons, qu’il développe l’ensemble même des études philologiques[10].

Nous pouvons ici comme plus haut partir d’un contraste brutal, en notant que rien dans aucun des Instituts relevant d’une affiliation qui s’autorise de son nom, n’a jamais été même ébauché dans ce sens.

L’ordre du jour étant ici le legs de Freud, nous chercherons ce qu’il devient dans l’état des choses présent.

L’histoire nous montre chez Freud le souci qui le guide dans l’organisation de la A. I. P. ou Association internationale de Psychanalyse, et spécialement à partir de 1912 quand il y patronne la forme d’autorité qui y prévaudra, en y déterminant avec le détail des institutions le mode d’exercice et de transmission des pouvoirs : c’est le souci clairement avoué dans sa correspondance, d’assurer le maintien de sa pensée dans sa complétude, quand lui-même ne sera plus là pour la défendre. Maintien dont la défection de Jung, plus douloureuse que tontes celles auxquelles elle succède, fait cette fois un problème angoissant. Pour y faire face, Freud accepte ce qui s’offre à lui à ce moment : à savoir l’idée venue à une sorte de jeune garde, aspirant au (580)vétéranat, de veiller audit maintien au sein de l’A. I. P., non seulement par une solidarité secrète mais par une action inconnue.

Le blanc-seing que Freud accorde à ce projet[11], la sécurité qu’il en retire et qui l’apaise[12] – sont attestés par les documents de son biographe, dernier survivant lui-même de ce Comité, dit des Sept Anneaux, dont l’existence avait été publiée par le défunt Hans Sachs. Leur portée de principe et leurs suites de fait ne sauraient être voilés par la qualification amusée de romantisme[13] dont Freud de l’une fait passer la pilule, et l’incident piquant qu’aux autres le Dr Jones[14] s’empresse d’épingler : la lettre derrière son dos écrite à Freud par Ferenczi en ces termes : « Jones, de n’être pas juif, ne sera jamais assez affranchi pour être sûr en ce déduit. Il faut lui couper toute retraite et l’avoir à l’œil ».

L’histoire secrète de l’A. I. P. n’est ni faite, ni à faire. Ses effets sont sans intérêt auprès de ceux du secret de l’histoire. Et le secret de l’histoire n’est pas à confondre avec les conflits, les violences et les aberrations qui en sont la fable. La question que Freud a posée de savoir si les analystes dans leur ensemble satisfont au standard de normalité qu’ils exigent de leurs patients, fournit, à être régulièrement citée à ce propos, l’occasion aux analystes de montrer leur bravoure. On s’étonne que les auteurs de ces brocards n’en voient pas eux-mêmes la ruse : l’anecdote ici comme ailleurs dissimule la structure.

On doit partir pour notre visée de la remarque, jamais faite à notre connaissance, que Freud a engagé l’A. I. P. dans sa voie 10 ans avant que dans : Analyse du moi et psychologie des masses, il se soit intéressé à propos de l’Église et de l’Armée aux mécanismes par où un groupe organique participe de la foule, exploration dont la partialité certaine se justifie de la découverte fondamentale de l’identification du moi de chaque individu à une même image idéale dont la personnalité du chef supporte le mirage. Découverte sensationnelle, d’anticiper de peu les organisations fascistes qui la rendirent patente.

(581)Rendu plus tôt plus attentif à ces effets, Freud se fût interrogé de plus près sur les voies particulières que la transmission de sa doctrine exigeait de l’institution qui devait l’assurer. La seule organisation d’une communauté ne lui eût pas paru garantir cette transmission contre l’insuffisance du team même des fidèles, dont quelques confidences qu’on atteste de lui montrent qu’il avait le sentiment amer[15].

L’affinité lui fût apparue dans sa racine, qui relie les simplifications toujours psychologisantes contre lesquelles l’expérience l’avertissait, à la fonction de méconnaissance, propre au moi de l’individu comme tel.

Il eût vu la pente qu’offrait à cette incidence la particularité de l’épreuve que cette communauté doit imposer à son seuil : nommément de la psychanalyse pour laquelle l’usage consacre le titre de didactique, et que le moindre fléchissement sur le sens de ce qu’elle recherche, tourne en une expérience d’identification duelle.

Ce n’est pas nous ici qui portons un jugement ; c’est dans les cercles des didacticiens que s’est avouée et se professe la théorie qui donne pour fin à l’analyse l’identification au moi de l’analyste.

Or à quelque degré qu’on suppose qu’un moi soit parvenu à s’égaler à la réalité dont il est censé prendre la mesure, la sujétion psychologique sur laquelle on aligne ainsi l’achèvement de l’expérience est, si l’on nous a bien lu, ce qu’il y a de plus contraire à la vérité qu’elle doit rendre patente : à savoir l’extranéité des effets inconscients, par quoi est rabattue la prétention à l’autonomie dont le moi fait son idéal ; rien aussi de plus contraire au bienfait qu’on attend de cette expérience : à savoir la restitution qui s’y opère pour le sujet du signifiant qui motive ces effets, procédant d’une médiation qui justement dénonce ce qui de la répétition se précipite dans le modèle.

Que la voie duelle ainsi choisie à l’opposé pour la visée de l’expérience, échoue à réaliser la normalisation dont elle pourrait se justifier au plus bas, c’est ce qui, nous l’avons dit, est reconnu pour ordinaire, mais sans qu’on en tire la leçon d’une maldonne dans les prémisses, content qu’on est d’en attribuer le résultat aux faiblesses répercutées dont l’accident n’est en effet que trop visible.

De toutes façons, le seul fait que les buts de la formation s’affirment en postulats psychologiques, introduit dans le groupement une forme d’autorité sans pareille dans toute la science : forme que le terme de suffisance seul permet de qualifier.

(582)C’est en effet la dialectique hégélienne de l’infatuation qui seul rend compte du phénomène à la rigueur. Faute de quoi c’est à la satire, si la saveur n’en devait pas rebuter ceux qui ne sont pas intimes à ce milieu, qu’il faudrait recourir pour donner une juste idée de la façon dont on s’y fait valoir.

On ne peut ici que faire état de résultats apparents.

D’abord la curieuse position d’extraterritorialité scientifique par où nous avons amorcé nos remarques, et le ton de magistère dont les analystes la soutiennent dès qu’ils ont à répondre à l’intérêt que leur discipline suscite dans les domaines circonvoisins.

Si d’autre part les variations que nous avons montrées dans les approches théoriques de la psychanalyse, donnent l’impression extérieure d’une progression conquérante toujours à la frontière de champs nouveaux, il n’en est que plus frappant de constater combien est stationnaire ce qui s’articule d’enseignable à l’usage interne des analystes par rapport à l’énorme quantité d’expérience qui, si l’on peut dire, a passé par leurs mains.

Il en est résulté, tout à l’opposé des ouvertures dont, comme nous l’avons indiqué, Freud a formulé le projet universitaire, l’établissement d’une routine du programme théorique, dont on désignerait assez bien ce qu’il couvre par le terme forgé de matières à fiction.

Cependant dans la négligence où une méthode pourtant révolutionnante dans l’abord des phénomènes, a laissé la nosographie psychiatrique, on ne sait s’il faut plus s’étonner que son enseignement en ce domaine se borne à broder sur la symptomatologie classique, ou qu’elle en vienne ainsi à se poser en doublure de l’enseignement officiel.

Pour peu enfin qu’on s’astreigne à suivre une littérature peu avenante il faut le dire, on y verra la part qu’y prend une ignorance en quoi nous n’entendons pas désigner la docte ignorance ou ignorance formée, mais l’ignorance crasse, celle dont l’épaisseur n’a jamais été même effleurée par le soc d’une critique de ses sources.

Ces phénomènes de stérilisation, bien plus patents encore de l’intérieur, ne peuvent être sans rapports avec les effets d’identification imaginaire dont Freud a révélé l’instance fondamentale dans les masses et dans les groupements. Le moins qu’on en puisse dire, c’est que ces effets ne sont pas favorables à la discussion, principe de tout progrès scientifique. L’identification à l’image qui donne au groupement son idéal, ici celle de la suffisance incarnée, fonde certes comme Freud l’a montré en un schéma décisif, la communion du groupe, mais c’est précisément aux dépens de toute communication articulée. La tension hostile y est même constituante de la relation d’individu à individu.

(583)C’est là ce que l’euphuïsme, en usage dans le milieu, reconnaît tout à fait valablement sous le terme de narcissisme des petites différences que nous traduirons en termes plus directs par : terreur conformiste. Ceux à qui l’itinéraire de la phénoménologie de l’esprit est familier, se retrouveront mieux à ce débucher, et s’étonneront moins de la patience qui semble ajourner dans ce milieu toute excursion interrogeante. Encore la retenue des mises en question ne s’arrête-t-elle pas aux impétrants, et ce n’est pas un novice qui prenait instruction de son courage quand il le motivait ainsi : « Il n’est pas de domaine où l’on s’expose soi-même plus totalement qu’à parler de l’analyse ». Sans doute un bon objet, comme on s’exprime, peut-il présider à cet assujettissement collectif, mais cette image qui fait les chiens fidèles, rend les hommes tyranniques, car c’est l’Éros même dont Platon nous montre le phasme déployé sur la cité détruite et dont s’affole l’âme traquée.

Aussi bien cette expérience vient-elle à susciter sa propre idéologie, mais sous la forme de la méconnaissance propre à la présomption du moi : en ressuscitant une théorie du moi autonome, chargée de toutes les pétitions de principe dont la psychologie avait sans attendre la psychanalyse fait justice, mais qui livre sans ambiguïté la figure des idéaux de ses promoteurs[16]. Assurément ce psychologisme analytique n’est pas sans rencontrer des résistances. L’intéressant, c’est qu’à les traiter comme telles, il se trouve favorisé par maints désarrois apparus dans les modes de vie d’aires culturelles importantes, pour autant que la demande s’y manifeste de patterns qu’il n’est pas inapte à fournir.

On trouve là le joint par où la psychanalyse s’infléchit vers un behaviourisme, toujours plus dominant dans ses « tendances actuelles ».

Ce mouvement est supporté, on le voit, par des conditions sociologiques qui débordent la connaissance analytique comme telle. Ce qu’on ne peut manquer de dire ici, c’est que Freud en prévoyant nommément cette collusion avec le behaviourisme, l’a dénoncée à l’avance comme la plus contraire à sa voie[17].

Quelle que doive être pour l’analyse l’issue de la singulière régie spirituelle où elle parait ainsi s’engager, la responsabilité de ses tenants reste entière à l’endroit des sujets dont ils prennent la charge. Et c’est ici qu’on ne saurait trop s’alarmer de certains idéaux qui semblent (584)prévaloir dans leur formation : tel celui que dénonce suffisamment, de ce qu’il ait pris droit de cité, le terme dedésintellectualisation.

Comme si ce n’était pas déjà trop que le succès de l’analyse lui attirât tant d’adeptes insoucieux de leur culture, convient-il de considérer comme un résultat majeur autant que bénéfique de l’analyse didactique, que jusqu’à l’ombre d’une pensée soit proscrite de ceux qui n’auraient pas trop de toute la réflexion humaine pour parer aux intempestivités de toutes sortes auxquelles les exposent leurs meilleures intentions.

Aussi bien le plan de produire, pour ce pays même, « cent psychanalystes médiocres », a-t-il été proféré en des circonstances notoires, et non pas comme le propos d’une modestie avisée, mais comme la promesse ambitieuse de ce passage de la quantité à la qualité que Marx a illustré. Les promoteurs de ce plan annoncent même aux derniers échos qu’on est en train d’y battre superbement ses propres normes.

Personne ne doute en effet de l’importance du nombre des travailleurs pour l’avancement d’une science. Encore faut-il que la discordance n’y éclate pas de toutes parts sur le sens à accorder à l’expérience qui la fonde. C’est, nous l’avons dit, la situation de la psychanalyse.

Au moins cette situation nous paraîtra-t-elle en ceci exemplaire qu’elle apporte une preuve de plus à la prééminence que nous accordons, à partir de la découverte freudienne, dans la structure de la relation intersubjective, au signifiant.

À mesure en effet que la communauté analytique laisse plus se dissiper l’inspiration de Freud, quoi, sinon la lettre de sa doctrine, la ferait-il encore tenir en un corps.

 

 

Jacques Lacan

 

 

 


[1]. Nous voulons dire un thomiste.

[2]. De la lettre à Fliess du 21 septembre à la rédaction de l’Homme aux loups (voir la note liminaire de l’observation).

[3]. Qu’on entende bien, que ceci n’est pas un air de bravoure, mais une remarque technique que la lecture du Witz de Freud met à la portée tous. Il est vrai que peu de psychanalystes lisent cet ouvrage, ce que nous n’en sommes plus à celer après que l’un des plus dignes nous ait avoué comme une simple lacune, n’avoir jamais ouvert la Psychopathologie de la vie quotidienne.

[4]Sententiarum out verborumCf. Quintilllien Oratoria Institutio Lib. IX, Cap. 2 et 3.

[5]. Deuxième vers du célèbre distique de Schiller dont le premier questionne ainsi : Warum kann der lebendige Geist dem Geist nicht erscheinen ? et dont c’est la réponse. Ce distique a un titre : Sprache.

[6]Cf. E. Jones, Sigmund Freud. Life and Work, t. II, p. 76.

[7]. En français : La science des rêves, où Freud a désigné son œuvre capitale.

[8]. Et non pas du : pendant, comme on s’exprime dans une traduction qu’un dessus de pendule idéal a sans doute inspirée.

[9]. « Dic cur hic (l’autre École) », épigraphe d’un Traité de la contingence, paru en 1895 (Paris, Librairie de l’Art indépendant, 11 rue de la Chaussée-d’Antin), où la dialectique de cet exemple est discutée (p. 41). Œuvre d’un jeune homme nommé André Gide dont on ne peut que regretter qu’il se soit détourné prématurément des problèmes logiques pour lesquels cet essai le montrait si doué.

Le nonsense sur lequel après lui nous spéculons ici, reprend, faut-il le rappeler, la traduction burlesque qu’on donne aux écoliers, du latin : numéro Deus impare gaudet.

[10]Cf. Freud, GesWerke, vol. XIV, p. 281 et 283.

[11]. À la vérité c’est de Freud que l’action du « Comité » reçoit son caractère avec ses consignes. « This commitee would have to be strictly secret (souligné dans le teste donné par Jones) in its existence and its action (souligné par nous). » Lettre de Freud à E. Jones du 1eraoût 1912 que devait suivre un déplacement de Freud pour fixer avec Jones, Ferenczi et Rank la base de ce « plan ». E. Jones, Sigmund Freud, Life and Work, vol. II, p. 173.

[12]. « The secret of this Committee is that it has taken from me my most burdensome care for the future, so that I can calmly follow my path to the end », et « Since then I have felt more light-hearted and carefree about how long my life will last ». Lettre de Freud à Eitingon du 23 nov. 1919, soit 7 ans après (pendant lesquels donc même à son échelon l’existence du Comité était restée ignorée), pour lui proposer d’entrer au Comité. Même ouvrage, p. 174.

[13]. « I know there is a boyish and perhaps romantic element too in this conception… ». Lettre citée de Freud à Jones.

[14]. Jones, Sigmund Freud, 7, II, p. 173.

[15]Cf. « So, haben Sie jetzt diese Bande gesehen ? », dit à Binswanger à l’issue d’une des réunions hebdomadaires qui se tenaient chez lui au début de 1907. In Ludwig Binswanger : Erinnerungen an Sigmund Freud.

[16]. On sait que c’est là la théorie à la mesure de quoi MM. H. Hartmann, E. Kris et R. Loewenstein entendent réduire la pratique de l’analyse et « synchroniser » (c’est là leur terme) la pensée de Freud, sans doute un peu vacillante à leur goût, sinon à leur regard.

[17]. Freud, Ges. Werke, XIV, pp. 78-79.

1967 LACAN La psychanalyse. Raison d’un échec

Conférence au « Magistero » de l’Université de Rome, le 15 décembre 1967 à 18 heures, en la présence de notre ambassadeur. In Scilicet n° 1, pp. 42-50, Seuil, Paris, 1968.

 1967-12-15 :      (6 p.)

(42)En 1953 mon discours, celui que mon entourage appelle le discours de Rome, s’est donc tenu au lieu où je le reprends aujourd’hui[1].

Fonction et champ de la parole et du langage dans la psychanalyse, tels en furent les termes : fonction de la parole, – champ du langage, c’était interroger la pratique et renouveler le statut de l’inconscient.

Comment éluder en effet au moins une interrogation sur ce qui n’est pas un donné : ce qu’inaugure la parole, essentiellement entre deux êtres, quand la parole est l’instrument, le seul dont use cette pratique ? Comment même espérer situer ce qui se déplace au-delà, sans connaître le bâti dont elle constitue cet au-delà supposé comme tel ?

Et pour l’inconscient, comment à cette date ne pas y relever cette dimension oubliée justement d’y être évidente – sa structure, si clairement dès son apparition isomorphe au discours, – isomorphisme d’autant plus frappant que sa forme a anticipé la découverte dont il s’établit, que c’est dans le langage, en second, qu’ont été posées les formes, métaphore, métonymie qui en sont les prototypes, et qui avaient surgi masquées, c’est-à-dire sans que soit reconnu au langage d’en poser les fondements, dans les mécanismes primaires décrits par Freud : condensation et déplacement ?

Un rien d’enthousiasme… – comme je l’écris dans la remise en (43)place dont j’introduis dans mes Écrits la recollection de ce titre… accueillit ces propos qui en furent si gâchés là, que la gâche ne les quitta plus pour dix ans. Un rien d’enthousiasme où déjà pouvait se lire sous le signe de quel empêtrement psychologisant, ils étaient reçus.

L’hypothèse psychologique est très simple. C’est une métonymie. Au lieu de dire trente rafiots, vous dites : trente voiles, au lieu de deux bêtes humaines, prêtes à en faire une à deux dos, vous dites deux âmes.

Si c’est un moyen de méconnaître que l’âme ne subsiste que de la place où les deux bêtes, chacune à sa façon, dessinent la règle de l’incommensurable de leur copulation, et cette place, à la couvrir, – alors l’opération est réussie : j’entends, la méconnaissance est perpétuée, dont la psychanalyse constitue au moins la rupture. Il n’est juste de dire : au moins, qu’à ce qu’elle la mette en question. Pour la théorie donc, c’est de réviser cette métonymie qu’elle prend son préalable.

Ce qui fait ici la fallace (où il y a phallace cachée), ce qui fait la fallace de la métonymie de l’âme, c’est que l’objet qu’elle partialise, en est tenu pour autonome. Il est clair que je n’ai pu parler de deux bêtes qu’à ce qu’elles veuillent se conjoindre, et la flotte des trente navires veut dire un débarquement. Les âmes sont toujours monades, et les trente voiles, le signe du vent. Ce que cet emploi de la métonymie donne de plus valable, c’est la Monadologie et son comique latent, c’est aussi le souffle qui dissipe les Armadas.

L’œuvre de Leibniz en effet ne l’illustre en premier qu’à rétablir éristiquement qu’il ne faut pas partir du Tout, que c’est la partie qui le tient et le contient. Que chaque monade y soit le Tout, la relève d’en dépendre, ce qui soustrait la dernière-née de nos sottises, la personnalité totale, aux embrassements des amateurs. Il y pointerait au bout du compte la juste considération de l’organe, celle qui en fait l’embarras de la fonction.

Pour ce qui est du vent dans les voiles, il nous rappelle que le désir de l’homme est excentrique, que c’est au lieu de l’Autre qu’il se forme : juste dans ce cabinet particulier où de la coquille où gîte l’huître s’évoque l’oreille de la jolie femme avec un goût de compliment.

(44)Cette Structuration si précise en tant qu’elle fonde le désir, je l’ai introduite en février-mars 1958 en partant de la dynamique si proprement tracée par Freud de l’Œdipe Féminin, d’y démontrer sa distinction de la demande, de l’évidence qu’elle y prend.

Il devenait facile ensuite de réduire l’aberration, dont se motive de nos jours la réserve traditionnelle à spécifier le psychanalyste : soit ce recours à la frustration dont il n’est y a pas trace chez Freud. Si le psychanalyste ne peut pas répondre à la demande, c’est seulement parce qu’y répondre est forcément la décevoir, puisque ce qui y est demandé, est en tout cas Autre-Chose, et que c’est justement ce qu’il faut arriver à savoir.

Demande de l’amour au-delà. En deçà, absolu du manque à quoi s’accroche le désir.

Si le rien d’enthousiasme au départ signe déjà le malentendu, c’est que d’abord mon discours ne fut pris, par tel sourd exemplaire, que pour la peinturlure simplement propre à relancer la vente de ses joujoux. (Génial, dit-il alors).

Car n’est-ce pas joujoux le terme qui convient à une façon de prendre les mots dont Freud a fait le choix pour repérer une topique qui a ses raisons dans le progrès de sa pensée : moi idéal ou idéal du moi par exemple, dans le sens qu’ils peuvent avoir à la faculté des lettres, dans la « psychologie moderne », celle qui sera scientifique nécessairement puisque moderne, tout en restant humaniste d’être psychologie : vous reconnaissez là l’aube attendue des sciences humaines, de la carpe-lapin, du poisson-mammifère, de la sirène, quoi ! Elle donne ici son la : mettre dans ces mots de la topique freudienne, un contenu de l’ordre de ce qui s’apprécie dans les livrets scolaires.

J’ai fait l’honneur (ainsi s’exprime un amateur qui se régale de ce dialogue) d’une réprimande fort polie[2] à ce procédé qui ne va à rien de moins qu’à énoncer que le ça, c’est en somme le mauvais moi. Il m’a fallu écouter ça patiemment. Hélas ! combien d’auditeurs ici sont en position de mesurer l’inconcevable d’un tel impair ?

Je n’ai pas attendu pourtant cette expérience étonnante pour épingler de l’ignorance enseignante, terme à replacer dans sa juste opposition à l’ignorance docte, ce qui a cours comme valeur de la coulisse intellectuelle au titre de la bêtise académique.

(45)Le trafic d’autorité étant la règle de son marché, je me trouvais, dix ans après, négocié par ses soins, et comme ce fut dans les conditions de noir qui sont celles du gang anafreudien, ce fut ma tête simplement qui fut livrée comme dessous de table pour la conclusion d’un gentleman’s agreement avec l’I.P.A., dont il me faut bien indiquer ici l’incidence politique dans le procès de mon enseignement.

Que soit ici noté pour la drôlerie du fait qu’à peine le négociateur avait-il reçu cash, pour cette livraison, sa reconnaissance à titre personnel, qu’il gravissait la tribune du Congrès, de la sorte de Congrès qui sert de façade à ces choses, un Congrès sis à Édimbourg, disons-le pour l’histoire, pour y faire retentir les mots du désir et de la demande, devenus des mots-clefs pour toute l’audience française, mais dont pour s’en faire un mérite à l’échelle internationale, il lui manquait l’intelligence. (Autre occasion de rire pour l’amateur cité plus haut).

Qu’on ne se méprenne pas. Je ne fais rien ici que m’acquitter de ce que je dois à un partenaire dans l’extension de mon audience : car c’en fut l’origine. Comme ce succès me vaut l’attention de l’assemblée présente, il rend paradoxal que je me produise devant elle au titre de l’échec.

C’est qu’aussi bien n’ai-je pas voulu un succès de librairie, ni son branchement sur le battage autour du structuralisme ni ce qui n’est pour moi que poubellication…

C’est que je pense que le bruit ne convient pas au psychanalyste et moins encore au nom qu’il porte et qui ne doit pas le porter.

Ce qui revient à mon nom, ce sont ces parties caduques de mon enseignement dont j’entendais qu’elles restassent à une propédeutique réservées : puisque aussi bien elles ne sont rien que ce qui m’est échu d’une charge préliminaire : soit de décrasser l’ignorance dont il n’est pas défavorable qu’en ait procédé de toujours le recrutement pour la psychanalyse, mais qui a pris valeur de drame de ce qu’elle y emporte ses installations premières : dans la médecine et la psychologie nommément.

C’est là ce qui dans le recueil des Écrits est le plus reconnaissable à une critique, dont c’est tout dire qu’elle ne soit plus un métier, mais une crécelle : de ce fait je n’ai pas à me plaindre, elle n’a pas ralenti l’intérêt que son effort eût tempéré.

(46)Il arrive en effet que quelqu’un s’aperçoive qu’il s’agit là-dedans de la dialectique de Hegel, puis de la communication intersubjective. N’importe : elles sont tenues pour faire bon ménage, et d’en déduire incontinent que ce sont les références où j’entends ramener la psychanalyse.

Donnant résonance nigaude à ce qui se rabâche, en toute mauvaise foi cette fois, dans les milieux avertis.

Le fait que s’étale au titre d’une année de mon séminaire (60-61) le terme de « disparité subjective » pour en connoter le transfert, n’y change rien. Non plus qu’il n’en sera de ce que j’aie donné hier à Naples une conférence sur « la méprise du sujet supposé savoir » qui apparemment ne laisse pas le « sujet supposé savoir absolu » sûr de rejoindre son assiette.

Au reste un article de 60 précisément : « subversion du sujet » met les points sur les i. Non sans que, dès l’origine, le stade du miroir n’ait été présenté comme la vétille qui pourrait réduire la lutte dite de pur prestige comme dissension originaire du Maître et de l’Esclave, au patatras.

Alors pourquoi en fais-je état ? – Justement pour signaler au psychanalyste le Jourdain qu’il franchit aisément pour revenir à cette prose : sans le savoir. Quand ce Jourdain n’est rien que l’aune qu’il transporte avec lui et qui l’annexe, sans même qu’il l’imagine, à la non-existence des consciences, tout comme un simple Jean-Paul Sartre.

Et puis comment rectifier l’analyse proprement sauvage que le psychanalyste d’aujourd’hui fait du transfert, sinon à démontrer, ce que j’ai fait une année durant, en partant du Banquet de Platon, qu’il n’est aucun de ses effets qui ne se juge, mais pour s’en soutenir aussi, de ce que nous appellerons ici (pour aller vite) ce postulat du sujet supposé savoir ? Or c’est le postulat dont c’est le cas de l’inconscient qu’il l’abolisse (c’est ce que j’ai démontré hier) : dès lors le psychanalyste est-il le siège d’une pulsion plutôt mythique ou le servant d’un dieu trompeur ?

Peut-être cette divergence dans sa supposition, mérite t-elle d’être question posée à son sujet, quand ce sujet doit se retrouver dans son acte,

C’est à quoi j’ai voulu mener, d’une éristique dont chaque détour fut l’objet d’un soin délicat, d’une consomption de mes jours dont (47)la pile de mes propos est le monument désert, un cercle de sujets dont le choix me paraissait celui de l’amour d’être comme lui : fait du hasard.

Disons que je me suis voué à la réforme de l’entendement, qu’impose une tâche dont c’est un acte que d’y engager les autres. Si peu que l’acte flanche, c’est l’analyste qui devient le vrai psychanalysé, comme il s’en apercevra aussi sûr qu’il est plus près d’être à la hauteur de la tâche.

Mais ceci laisse voilé le rapport de la tâche à l’acte,

Le pathétique de mon enseignement, c’est qu’il opère à ce point. Et c’est ce qui dans mes Écrits dans mon histoire, dans mon enseignement, retient un public au-delà de toute critique. Il sent que quelque chose s’y joue dont tout le monde aura sa part.

Quoique ce ne se décèle que dans des actes inséparables d’un voisinage qui échappe à la publicité.

C’est pourquoi mon discours, si mince soit-il auprès d’une œuvre comme celle de mon ami Claude Lévi-Strauss, fait balise autrement, dans ce flot montant de signifiant, de signifié, de « ça parle «, de trace, de gramme, de leurre, de mythe, voire de manque, de la circulation desquels je me suis maintenant dessaisi. Aphrodite de cette écume, en a surgi au dernier temps la différance, avec un a. Ça laisse de l’espoir pour ce que Freud consigne comme le relai du catéchisme.

Tout de même tout n’est pas passé à l’égout. L’objet (a) n’y nage pas encore, ni l’Autre avec grand A. Et même l’i(a), image du petit autre spéculaire, ni la fin du moi qui ne frappe personne, ni la suspicion narcissique portée dans l’amour, ne sont encore du tout-venant. Pour la perversion Kantifiée (non des quantas, de Kant avec un K), ça commence.

Pour revenir à nos moutons, la tâche, c’est la psychanalyse. L’acte, c’est ce par quoi le psychanalyste se commet à en répondre.

On sait qu’il est admis que la tâche d’une psychanalyse l’y prépare : ce pourquoi elle est qualifiée de didactique.

Comment de l’une à l’autre passerait-on, si la fin de l’une ne tenait pas à la mise au point d’un désir poussant à l’autre ?

Rien sur ceci n’a été articulé de décent. Or, je témoigne (pour en avoir une expérience de trente ans) que même dans le secret où se juge cette accession, soit : par l’office de psychanalystes qualifiés, (48)le mystère s’épaissit encore. Et toute épreuve d’y mettre une cohérence, et notamment pour moi d’y porter la même question dont j’interroge l’acte lui-même, détermine jusque chez certains que j’ai pu croire déterminés à me suivre, une résistance assez étrange.

Il importe à l’entrée de ce domaine réservé de noter ce qui est patent, c’est que la formation de mes élèves n’est pas contestée. Non seulement elle s’impose elle-même, mais elle est fort appréciée, là même où elle n’est reconnue que sous la condition expresse – où il faut qu’ils s’engagent noir sur blanc, de ne me plus en rien aider.

Aucun autre examen n’y et porté. Aussi bien dans les conditions présentes, cet examen manque t-il de tout autre critère que de la notoriété. La qualification de psychanalyse personnelle dont on a cru pouvoir améliorer la psychanalyse didactique, n’est rien de plus qu’un aveu d’impuissance où se dénonce à la façon du lapsus, que la psychanalyse didactique est en effet bien personnelle, mais à celui qui la dirige.

Tel est le point d’achoppement. Quelque chose qu’avec combien de discrétion, puisque je l’ai réduit au véhicule d’un tirage à part pour l’auteur, dont j’ai voulu pourtant que 1956 fixât la subjectivité dominante dans les Sociétés de psychanalyse, quelque chose qu’on n’a qu’à lire dans mes Écrits maintenant pour en connaître autre chose qu’une satire, la structure là articulée de ces étages d’intronisation, dont le moindre engage dans l’échelle de Jacob de ce que j’ai appelé Suffisance, coiffée qu’elle est du ciel des Béatitudes, cette figure déployée non pour railler, mais à la façon du doyen Swift dont je désigne qu’elle s’inspire, pour que s’y lise l’ironie d’une capture modelant les volontés particulières, tout cet ordre de cérémonie, j’y ai touché en vain.

Il se profile au premier pas d’une psychanalyse engagée pour s’y faire valoir. Il y apporte indélébile sa marque par le truchement de l’analyste, de ce qu’il en soit couronné. Il est le ver dès le bourgeon du risque pris pour didactique. C’est pour cela qu’on a parié.

Sans doute cet idéal va t-il pouvoir être analysé, dit-on, dans les motifs de l’entreprise, mais c’est omettre cette pointe de l’existence qu’est le pari.

L’importance de l’enjeu n’y fait rien : il est après tout dérisoire. (49)C’est le pas du pari qui constitue ce que la psychanalyse, à mesure même de son sérieux, joue contre le sujet, puisque ce pari elle doit le rendre à sa folie. Mais l’enjeu obtenu à la fin offre ce refuge dont tout homme se fait rempart contre un acte encore sans mesure : le refuge du pouvoir.

Il n’est que d’entendre la façon dont les psychanalystes parlent de la pensée magique, pour y sentir résonner la confirmation de la puissance rien moins que magique qu’ils repoussent, celle de toucher comme personne ce qui est le sort de tous : qu’ils ne savent rien de leur acte et moins encore : de ce que l’acte qu’ils font entrer au jeu[3] des causes, c’est de se donner pour en être la raison.

Cet acte qui s’institue en ouverture de jouissance comme masochiste, qui en reproduit l’arrangement, le psychanalyste en corrige l’hybris d’une assurance, celle-ci : que nul de ses pairs ne s’engouffre en cette ouverture, que lui-même donc saura se tenir au bord.

D’où cette prime donnée à l’expérience, à condition qu’on soit bien sûr d’où elle se close pour chacun. La plus courte est dès lors la meilleure. Être sans espoir, c’est là aussi être sans crainte.

L’ineptie exorbitante que tolère un texte pourvu qu’il soit signé du nom d’un psychanalyste reconnu, prend sa valeur quand je la cite (cf. pages 605-606 des Écrits et la suite, les extraits de Maurice Bouvet sur les vertus de l’accès au génital).

Le jeune psychanalyste qu’elle frappe croit que je l’ai déformée à l’extraire. Il vérifie et constate tout ce qui l’encadre, la confirme, voire l’accentue. Il avoue avoir lu la première fois le texte comme plausible d’être un auteur grave.

Il n’est nul moment de l’enfance qui connaisse un état aussi délirant de déférence pour les aînés qui, quoi qu’ils disent, sont excusés, de ce qu’on tient pour acquis : qu’ils ont leur raison de ne pas dire ni plus, ni moins. C’est ce dont il s’agit.

Maurice Bouvet, quand je l’ai connu, valait mieux que l’orviétan dont il a forgé le prospectus. Moi-même je me modère : vous en avez la preuve dans l’atermoiement, auquel j’avoue avoir soumis mon texte sur la Société psychanalytique.

Une faible ébauche que j’en avais à ce même Bouvet donnée pour notre cercle lors d’une crise qui tenait plutôt de la farce et où il vira, l’avait alarmé de l’atteinte qu’elle portait, me dit-il, au narcissisme en tant que dominant le régime du groupe.

(50)Effectivement, il s’agit moins du narcissisme de chacun que de ce que le groupe se sent en garde d’un narcissisme plus vaste. Il n’est pour en juger que de sonder l’ampleur du détour que prend un Michel Foucault pour en venir à nier l’homme.

Toutes les civilisations déféraient la fonction de contrebattre les effets de ce narcissisme à un emploi différencié : fou ou bouffon.

Personne de raisonnable, de son chef, ne relèvera dans notre cercle la passion d’Antonin Artaud.

Si l’un de mes élèves s’enflammait dans ce sens, je tenterais de le calmer. Disons même que je n’oublie pas d’y être déjà parvenu.

Je joue donc la règle du jeu, comme fit Freud, et n’ai pas à m’étonner de l’échec de mes efforts pour dénouer l’arrêt de la pensée psychanalytique.

J’aurai marqué pourtant que d’un moment de démarcation entre l’imaginaire et le symbolique a pris départ notre science et son champ.

Je ne vous ai pas fatigués de ce point vif, d’où toute théorie s’originera qui redonnerait départ à son complément de vérité.

C’est quand la psychanalyse aura rendu ses armes devant les impasses croissantes de notre civilisation (malaise que Freud en pressentait), que seront reprises par qui ? les indications de mes Écrits.


[1]. À quelques kilomètres près.

[2]. Pages 647-684 de mes Écrits.

[3]. La première lettre de ce mot est illisible. Nous vous proposons jeu.

1972 LACAN L’étourdit

(36 p.) 1972-07-14 :

Paru dans Scilicet, 1973, n° 4, pp. 5-52.

 

(5)En contribuant au 50e anniversaire de l’hôpital Henri-Rousselle pour la faveur que les miens et moi y avons reçue dans un travail dont j’indiquerai ce qu’il savait faire, soit passer la présentation, je rends hommage au docteur Daumézon qui me l’a permis.

Ce qui suit ne préjuge, selon ma coutume, rien de l’intérêt qu’y prendra son adresse : mon dire à Sainte-Anne fut vacuole, tout comme Henri-Rousselle et, l’imagine-t-on, depuis presque le même temps, y gardant en tout état de cause le prix de cette lettre que je dis parvenir toujours où elle doit.

Je pars de miettes, certes pas philosophiques, puisque c’est de mon séminaire de cette année (à Paris I) qu’elles font relief.

J’y ai inscrit à deux reprises au tableau (d’une troisième à Milan où itinérant, j’en avais fait banderole pour un flash sur « le discours psychanalytique ») ces deux phrases :

 

Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend.

Cet énoncé qui paraît d’assertion pour se produire dans une forme universelle, est de fait modal, existentiel comme tel : le subjonctif dont se module son sujet, en témoignant.

 

Si le bienvenu qui de mon auditoire me répond assez pour que le terme de séminaire ne soit pas trop indigne de ce que j’y porte de parole, ne m’avait de ces phrases détourné, j’eusse voulu de leur rapport de signification démontrer le sens qu’elles prennent du discours psychanalytique. L’opposition qu’ici j’évoque devant être plus loin accentuée.

Je rappelle que c’est de la logique que ce discours touche au réel à le rencontrer comme impossible, en quoi c’est ce discours (6)qui la porte à sa puissance dernière : science, ai-je dit, du réel. Qu’ici me pardonnent ceux qui d’y être intéressés, ne le savent pas. Les ménagerais-je encore, qu’ils l’apprendraient bientôt des événements.

 

La signification, d’être grammaticale, entérine d’abord que la seconde phrase porte sur la première, à en faire son sujet sous forme d’un particulier. Elle dit : cet énoncé, puis qualifie celui-ci de l’assertif de se poser comme vrai, l’en confirmant d’être sous forme de proposition dite universelle en logique : c’est en tout cas que le dire reste oublié derrière le dit.

Mais d’antithèse, soit du même plan, en un second temps elle en dénonce le semblant : à l’affirmer du fait que son sujet soit modal, et à le prouver de ce qu’il se module grammaticalement comme : qu’on dise. Ce qu’elle rappelle non pas tant à la mémoire que, comme on dit : à l’existence.

La première phrase n’est donc pas de ce plan thétique de vérité que le premier temps de la seconde assure, comme d’ordinaire, au moyen de tautologies (ici deux). Ce qui est rappelé, c’est que son énonciation est moment d’existence, c’est que, située du discours, elle « ex-siste » à la vérité.

Reconnaissons ici la voie par où advient le nécessaire : en bonne logique s’entend, celle qui ordonne ses modes de procéder d’où elle accède, soit cet impossible, modique sans doute quoique dès lors incommode, que pour qu’un dit soit vrai, encore faut-il qu’on le dise, que dire il y en ait.

En quoi la grammaire mesure déjà force et faiblesse des logiques qui s’en isolent, pour, de son subjonctif, les cliver, et s’indique en concentrer la puissance, de toutes les frayer.

Car, j’y reviens une fois de plus, « il n’y a pas de métalangage » tel qu’aucune des logiques, à s’intituler de la proposition, puisse s’en faire béquille (qu’à chacune reste son imbécillité), et si l’on croit le retrouver dans ma référence, plus haut, au discours, je le réfute de ce que la phrase qui a l’air là de faire objet pour la seconde, ne s’en applique pas moins significativement à celle-ci.

Car cette seconde, qu’on la dise reste oublié derrière ce qu’elle dit. Et ceci de façon d’autant plus frappante qu’assertive, elle sans rémission au point d’être tautologique en les preuves qu’elle avance, (7)– à dénoncer dans la première son semblant, elle pose son propre dire comme inexistant, puisqu’en contestant celle-ci comme dit de vérité, c’est l’existence qu’elle fait répondre de son dire, ceci non pas de faire ce dire exister puisque seulement elle le dénomme, mais d’en nier la vérité – sans le dire.

À étendre ce procès, naît la formule, mienne, qu’il n’y a pas d’universelle qui ne doive se contenir d’une existence qui la nie. Tel le stéréotype que tout homme soit mortel, ne s’énonce pas de nulle part. La logique qui le date, n’est que celle d’une philosophie qui feint cette nullibiquité, ce pour faire alibi à ce que je dénomme discours du maître.

Or ce n’est pas de ce seul discours, mais de la place où font tour d’autres (d’autres discours), celle que je désigne du semblant, qu’un dire prend son sens.

Cette place n’est pas pour tous, mais elle leur ex-siste, et c’est de là que s’hommologue que tous soient mortels. Ils ne peuvent que l’être tous, parce qu’à la mort on les délègue de cette place, tous il faut bien, puisque c’est là qu’on veille à la merveille du bien de tous. Et particulièrement quand ce qui y veille y fait semblant du signifiant-maître ou du savoir. D’où la ritournelle de la logique philosophique.

Il n’y a donc pas d’universel qui ne se réduise au possible. Même la mort, puisque c’est là la pointe dont seulement elle s’articule. Si universelle qu’on la pose, elle ne reste jamais que possible. Que la loi s’allège de s’affirmer comme formulée de nulle part, c’est-à-dire d’être sans raison, confirme encore d’où part son dire.

 

Avant de rendre à l’analyse le mérite de cette aperception, acquittons-nous envers nos phrases à remarquer que « dans ce qui s’entend » de la première, se branche également sur l’existence du « reste oublié » que relève la seconde et sur le « ce qui se dit » qu’elle-même dénonce comme, ce reste, le couvrant.

Où je note au passage le défaut de l’essai « transformationnel » de faire logique d’un recours à une structure profonde qui serait un arbre à étages.

 

Et je reviens au sens pour rappeler la peine qu’il faut à la philosophie – la dernière à en sauver l’honneur d’être à la page dont (8)l’analyste fait l’absence – pour apercevoir ce qui est sa ressource, à lui, de tous les jours : que rien ne cache autant que ce qui dévoile, que la vérité, ƒAl®yeia = Verborgenheit.

Ainsi ne renié-je pas la fraternité de ce dire, puisque je ne le répète qu’à partir d’une pratique qui, se situant d’un autre discours, le rend incontestable.

 

Pour ceux qui m’écoutent… ou pire, cet exercice n’eût fait que confirmer la logique dont s’articulent dans l’analyse castration et Œdipe.

Freud nous met sur la voie de ce que l’ab-sens désigne le sexe : c’est à la gonfle de ce sens-absexe qu’une topologie se déploie où c’est le mot qui tranche.

Partant de la locution : « ça ne va pas sans dire », on voit que c’est le cas de beaucoup de choses, de la plupart même, y compris de la chose freudienne telle que je l’ai située d’être le dit de la vérité.

N’aller pas sans…, c’est faire couple, ce qui, comme on dit, « ne va pas tout seul ».

C’est ainsi que le dit ne va pas sans dire. Mais si le dit se pose toujours en vérité, fût-ce à ne jamais dépasser un midit (comme je m’exprime), le dire ne s’y couple que d’y ex-sister, soit de n’être pas de la dit-mension de la vérité.

Il est facile de rendre cela sensible dans le discours de la mathématique où constamment le dit se renouvelle de prendre sujet d’un dire plutôt que d’aucune réalité, quitte, ce dire, à le sommer de la suite proprement logique qu’il implique comme dit.

Pas besoin du dire de Cantor pour toucher cela. Ça commence à Euclide.

Si j’ai recouru cette année au premier, soit à la théorie des ensembles, c’est pour y rapporter la merveilleuse efflorescence qui, d’isoler dans la logique l’incomplet de l’inconsistant, l’indémontrable du réfutable, voire d’y adjoindre l’indécidable de ne pas arriver à s’exclure de la démontrabilité, nous met assez au pied du mur de l’impossible pour que s’évince le « ce n’est pas ça », qui est le vagissement de l’appel au réel.

J’ai dit discours de la mathématique. Non langage de la même. Qu’on y prenne garde pour le moment où je reviendrai à (9)l’inconscient, structuré comme un langage, ai-je dit de toujours. Car c’est dans l’analyse qu’il s’ordonne en discours.

Reste à marquer que le mathématicien a avec son langage le même embarras que nous avec l’inconscient, à le traduire de cette pensée qu’il ne sait pas de quoi il parle, fût-ce à l’assurer d’être vrai (Russell).

Pour être le langage le plus propice au discours scientifique, la mathématique est la science sans conscience dont fait promesse notre bon Rabelais, celle à laquelle un philosophe[1] ne peut que rester bouché : la gaye science se réjouissait d’en présumer ruine de l’âme. Bien sûr, la névrose y survit.

Ceci remarqué, le dire se démontre, et d’échapper au dit. Dès lors ce privilège, il ne l’assure qu’à se formuler en « dire que non », si, à aller au sens, c’est le contien qu’on y saisit, non la contradiction, – la réponse, non la reprise en négation, – le rejet, non la correction.

Répondre ainsi suspend ce que le dit a de véritable.

Ce qui s’éclaire du jour rasant que le discours analytique apporte aux autres, y révélant les lieux modaux dont leur ronde s’accomplit.

 

Je métaphoriserai pour l’instant de l’inceste le rapport que la vérité entretient avec le réel. Le dire vient d’où il la commande.

(10)Mais ne peut-il y avoir aussi dire direct ?

Dire ce qu’il y a, ça ne vous dit rien, chers petits de la salle de garde, sans doute dite ainsi de ce qu’elle se garde bien de contrarier le patronat où elle aspire (et quel qu’il soit).

Dire ce qu’il y a, pendant longtemps ça vous haussa son homme jusqu’à cette profession qui ne vous hante plus que de son vide : le médecin qui dans tous les âges et sur toute la surface du globe, sur ce qu’il y a, se prononce. Mais c’est encore à partir de ceci que ce qu’il y a, n’a d’intérêt qu’à devoir être conjuré.

Au point où l’histoire a réduit cette fonction sacrale, je comprends votre malaise. Pas même possible pour vous, le temps n’y étant plus, de jouer au philosophe qui fut la mue dernière où, de faire la valetaille des empereurs et des princes, les médecins se survécurent (lisez Fernel).

Sachez pourtant, quoique l’analyse soit d’un autre sigle – mais qu’elle vous tente, ça se comprend – ce dont je témoigne d’abord.

Je le dis, de ce que ce soit démontré sans exception de ceux que j’ai appelés mes « dandys » : il n’y a pas le moindre accès au dire de Freud qui ne soit forclos – et sans retour dans ce cas – par le choix de tel analyste.

C’est qu’il n’y a pas de formation de l’analyste concevable hors du maintien de ce dire, et que Freud, faute d’avoir forgé avec le discours de l’analyste, le lien dont auraient tenu les sociétés de psychanalyse, les a situées d’autres discours qui barrent son dire nécessairement.

Ce que tous mes écrits démontrent.

 

Le dire de Freud s’infère de la logique qui prend de source le dit de l’inconscient. C’est en tant que Freud a découvert ce dit qu’il ex-siste.

En restituer ce dire, est nécessaire à ce que le discours se constitue de l’analyse (c’est à quoi j’aide), ce à partir de l’expérience où il s’avère exister.

On ne peut, ce dire, le traduire en termes de vérité puisque de vérité il n’y a que midit, bien coupé, mais qu’il y ait ce midit net (il se conjugue en remontant : tu médites, je médis), ne prend son sens que de ce dire.

(11)Ce dire n’est pas libre, mais se produit d’en relayer d’autres qui proviennent d’autres discours. C’est à se fermer dans l’analyse (cf. ma Radiophonie, le numéro juste d’avant de cet apériodique) que leur ronde situe les lieux dont se cerne ce dire.

Ils le cernent comme réel, c’est-à-dire de l’impossible, lequel s’annonce :

il n’y a pas de rapport sexuel.

Ceci suppose que de rapport (de rapport « en général »), il n’y a qu’énoncé, et que le réel ne s’en assure qu’à se confirmer de la limite qui se démontre des suites logiques de l’énoncé.

Ici limite immédiate, de ce que « n’y a » rien à faire rapport d’un énoncé.

De ce fait, nulle suite logique, ce qui n’est pas niable, mais que ne suffit à supporter nulle négation : seulement le dire que : nya.

Nia n’y apportant que juste d’homophonie ce qu’il faut en français pour, du passé qu’il signifie, d’aucun présent dont s’y connote l’existence marquer que nya la trace.

Mais de quoi s’agit-il ? Du rapport de l’homme et de la femme en tant justement qu’ils seraient propres, de ce qu’ils habitent le langage, à faire énoncé de ce rapport.

Est-ce l’absence de ce rapport qui les exile en stabitat ? Est-ce d’labiter que ce rapport ne peut être qu’inter-dit ?

Ce n’est pas la question : bien plutôt la réponse, et la réponse qui la supporte, – d’être ce qui la stimule à se répéter –, c’est le réel.

Admettons-le : où il est-là. Rien à attendre de remonter au déluge, alors que déjà celui-ci se raconte de rétribuer le rapport de la femme aux anges.

 

Illustrons pourtant cette fonction de la réponse d’un apologue, logue aux abois d’être fourni par le psychologue, puisque l’âme est aboi, et même, à prononcer (a) petit a, (a)boi.

Le malheur est que le psychologue, pour ne soutenir son secteur que de la théologie, veut que le psychique soit normal, moyennant quoi il élabore ce qui le supprimerait.

L’Innenwelt et l’Umwelt notamment, alors qu’il ferait mieux de s’occuper de l’homme-volte qui fait le labyrinthe dont l’homme ne sort pas.

(12)Le couple stimulus-réponse passe à l’aveu de ses inventions. Appeler réponse ce qui permettrait à l’individu de se maintenir en vie est excellent, mais que ça se termine vite et mal, ouvre la question qui se résout de ce que la vie reproduit l’individu, donc reproduit aussi bien la question, ce qui se dit dans ce cas qu’elle se ré-pète.

C’est bien ce qui se découvre de l’inconscient, lequel dès lors s’avère être réponse, mais de ce que ce soit elle qui stimule.

C’t aussi en quoi, quoi qu’il en ait, le psychologue rentre dans l’homme-volte de la répétition, celle qu’on sait se produire de l’inconscient.

La vie sans doute reproduit, Dieu sait quoi et pourquoi. Mais la réponse ne fait question que là où il n’y a pas de rapport à supporter la reproduction de la vie.

Sauf à ce que l’inconscient formule : « Comment l’homme se reproduit-il ? », ce qui est le cas.

– « À reproduire la question », c’est la réponse. Ou « pour te faire parler », autrement dit qu’a l’inconscient, d’ex-sister.

C’est à partir de là qu’il nous faut obtenir deux universels, deux tous suffisamment consistants pour séparer chez des êtres parlants, – qui, d’être des, se croient des êtres –, deux moitiés telles qu’elles ne s’embrouillent pas trop dans la coïtération quand ils y arrivent.

 

Moitié dit en français que c’est une affaire de moi, la moitié de poulet qui ouvrait mon premier livre de lecture m’ayant en outre frayé la division du sujet.

Le corps des parlants est sujet à se diviser des organes, assez pour avoir à leur trouver fonction. Il y faut parfois des âges : pour un prépuce qui prend usage de la circoncision, voyez l’appendice l’attendre pendant des siècles, de la chirurgie.

C’est ainsi que du discours psychanalytique, un organe se fait le signifiant. Celui qu’on peut dire s’isoler dans la réalité corporelle comme appât, d’y fonctionner (la fonction lui étant déléguée d’un discours) :

a) en tant que phanère à la faveur de son aspect de plaquage amovible qui s’accentue de son érectilité,

b) pour être attrape, où ce dernier accent contribue, dans les (13)diverses pêches qui font discours des voracités dont se tamponne l’inexistence du rapport sexuel.

On reconnaît, même de ce mode d’évacuation, bien sûr l’organe qui d’être, disons, « à l’actif » du mâle, fait à celui-ci, dans le dit de la copulation, décerner l’actif du verbe. C’est le même que ses noms divers, dans la langue dont j’use, bien symptomatiquement féminisent.

Il ne faut pourtant pas s’y tromper : pour la fonction qu’il tient du discours, il est passé au signifiant. Un signifiant peut servir à bien des choses tout comme un organe, mais pas aux mêmes. Pour la castration par exemple, s’il fait usage, ça n’a (bonheur en général) pas les mêmes suites que si c’était l’organe. Pour la fonction d’appât, si c’est l’organe qui s’offre hameçon aux voracités que nous situions à l’instant, disons : d’origyne, le signifiant au contraire est le poisson à engloutir ce qu’il faut aux discours pour s’entretenir.

Cet organe, passé au signifiant, creuse la place d’où prend effet pour le parlant, suivons-le à ce qu’il se pense : être, l’inexistence du rapport sexuel.

L’état présent des discours qui s’alimentent donc de ces êtres, se situe de ce fait d’inexistence, de cet impossible, non pas à dire, mais qui, serré de tous les dits, s’en démontre pour le réel.

 

Le dire de Freud ainsi posé se justifie de ses dits d’abord, dont il se prouve, ce que j’ai dit, – se confirme à s’être avoué de la stagnation de l’expérience analytique, ce que je dénonce, – se développerait de la ressortie du discours analytique, ce à quoi je m’emploie, puisque, quoique sans ressource, c’est de mon ressort[2].

 

Dans la confusion où l’organisme parasite que Freud a greffé sur son dire, fait lui-même greffe de ses dits, ce n’est pas petite affaire qu’une chatte y retrouve ses petits, ni le lecteur un sens.

Le fouillis est insurmontable de ce qui s’y épingle de la castration, des défilés par où l’amour s’entretient de l’inceste, de la fonction du père, du mythe où l’Œdipe se redouble de la comédie du Père-Orang, du pérorant Outang.

(14)On sait que j’avais dix ans pris soin de faire jardin à la française de ces voies à quoi Freud a su coller dans son dessin, le premier, quand pourtant de toujours ce qu’elles ont de tordu était repérable pour quiconque eût voulu en avoir le cœur net sur ce qui supplée au rapport sexuel.

Encore fallait-il que fût venue au jour la distinction du symbolique, de l’imaginaire et du réel : ceci pour que l’identification à la moitié homme et à la moitié femme, où je viens d’évoquer que l’affaire du moi domine, ne fût pas avec leur rapport confondue.

Il suffit que l’affaire de moi comme l’affaire de phallus où l’on a bien voulu me suivre à l’instant, s’articulent dans le langage, pour devenir affaire de sujet et n’être plus du seul ressort de l’imaginaire. Qu’on songe que c’est depuis l’année 56 que tout cela eût pu passer pour acquis, y eût-il eu consentement du discours analytique.

Car c’est dans « la question préalable » de mes Écrits, laquelle était à lire comme la réponse donnée par le perçu dans la psychose, que j’introduis le Nom-du-Père et qu’aux champs (dans cet Écrit, mis en graphe) dont il permet d’ordonner la psychose elle-même, on peut mesurer sa puissance.

Il n’y a rien d’excessif au regard de ce que nous donne l’expérience, à mettre au chef de l’être ou avoir le phallus (cf. ma Bedeutung des Écrits) la fonction qui supplée au rapport sexuel.

D’où une inscription possible (dans la signification où le possible est fondateur, leibnizienne) de cette fonction comme , à quoi les êtres vont répondre par leur mode d’y faire argument. Cette articulation de la fonction comme proposition est celle de Frege.

Il est seulement de l’ordre du complément que j’apporte plus haut à toute position de l’universel comme tel, qu’il faille qu’en un point du discours une existence, comme on dit : s’inscrive en faux contre la fonction phallique pour que la poser soit « possible », ce qui est le peu de quoi elle peut prétendre à l’existence.

C’est bien à cette logique que se résume tout ce qu’il en et du complexe d’Œdipe.

 

Tout peut en être maintenu à se développer autour de ce que j’avance de la corrélation logique de deux formules qui, à s’inscrire mathématiquement  et , s’énoncent :

(15)la première, pour tout x,  est satisfait, ce qui peut se traduire d’un V notant valeur de vérité. Ceci, traduit dans le discours analytique dont c’est la pratique de faire sens, « veut dire » que tout sujet en tant que tel, puisque c’est là l’enjeu de ce discours, s’inscrit dans la fonction phallique pour parer à l’absence du rapport sexuel (la pratique de faire sens, c’est justement de se référer à cet ab-sens) ;

la seconde, il y a par exception le cas, familier en mathématique (l’argument x = o dans la fonction exponentielle 1/x), le cas où il existe un x pour lequel , la fonction, n’est pas satisfaite, c’est-à-dire ne fonctionnant pas, est exclue de fait.

C’est précisément d’où je conjugue le tous de l’universelle, plus modifié qu’on ne s’imagine dans le pourtout du quanteur, à l’il existe un que le quantique lui apparie, sa différence étant patente avec ce qu’implique la proposition qu’Aristote dit particulière. Je les conjugue de ce que l’il existe un en question, à faire limite au pourtout, est ce qui l’affirme ou le confirme (ce qu’un proverbe objecte déjà au contradictoire d’Aristote).

La raison en est que ce que le discours analytique concerne, c’est le sujet, qui, comme effet de signification, est réponse du réel. Cela je l’articulai, dès l’onze avril 56, en ayant texte recueilli, d’une citation du signifiant asémantique, ce pour des gens qui y eussent pu prendre intérêt à s’y sentir appelés à une fonction de déjet.

Frayage certes pas fait pour qui que ce soit qui à se lever du discours universitaire, le dévie en cette dégoulinade herméneutique, voire sémiologisante, dont je m’imagine répondre, ruisselante qu’elle est maintenant de partout, faute de ce que l’analyse en ait fixé la déontologie.

Que j’énonce l’existence d’un sujet à la poser d’un dire que non à la fonction propositionnelle , implique qu’elle s’inscrive d’un quanteur dont cette fonction se trouve coupée de ce qu’elle n’ait en ce point aucune valeur qu’on puisse noter de vérité, ce qui veut dire d’erreur pas plus, le faux seulement à entendre falsus comme du chu, ce où j’ai déjà mis l’accent.

En logique classique, qu’on y pense, le faux ne s’aperçoit pas qu’à être de la vérité l’envers, il la désigne aussi bien.

Il est donc juste d’écrire comme je le fais : . L’un qui (16)existe, c’est le sujet supposé de ce que la fonction phallique y fasse forfait. Ce n’est au rapport sexuel que mode d’accès sans espoir, la syncope de la fonction qui ne se soutient que d’y sembler que de s’y embler, dirai-je, ne pouvant suffire, ce rapport, à seulement l’inaugurer, mais étant par contre nécessaire à achever la consistance du supplément qu’elle en fait, et ce de fixer la limite où ce semblant n’est plus que dé-sens.

Rien n’opère donc que d’équivoque signifiante, soit de l’astuce par quoi l’ab-sens du rapport se tamponnerait au point de suspens de la fonction.

C’est bien le dé-sens qu’à le mettre au compte de la castration, je dénotais du symbolique dès 56 aussi (à la rentrée : relation d’objet, structures freudiennes : il y en a compte rendu), le démarquant par là de la frustration, imaginaire, de la privation, réelle.

Le sujet s’y trouvait déjà supposé, rien qu’à le saisir du contexte que Schreber, par Freud, m’avait fourni de l’exhaustion de sa psychose.

C’est là que le Nom-du-Père, à faire lieu de sa plage, s’en démontrait le responsable selon la tradition.

Le réel de cette plage, à ce qu’y échoue le semblant, « réalise » sans doute le rapport dont le semblant fait le supplément, mais ce n’est pas plus que le fantasme ne soutient notre réalité, pas peu non plus puisque c’est toute, aux cinq sens près, si l’on m’en croit.

La castration relaie de fait comme lien au père, ce qui dans chaque discours se connote de virilité. Il y a donc deux dit-mensions du pourtouthomme, celle du discours dont il se pourtoute et celle des lieux dont ça se thomme.

Le discours psychanalytique s’inspire du dire de Freud à procéder de la seconde d’abord, et d’une décence établie à prendre départ de ces – à qui l’héritage biologique fait largesse du semblant. Le hasard qui semble ne devoir pas se réduire de sitôt en cette répartition se formule de la sex ratio de l’espèce, stable, semble-t-il, sans qu’on puisse savoir pourquoi : ces – valent donc pour une moitié, mâle heur à moi.

Les lieux de ce thommage se repèrent de faire sens du semblant, – par lui, de la vérité qu’il n’y a pas de rapport, – d’une jouissance qui y supplée, – voire du produit de leur complexe, de l’effet dit (par mon office) du plus-de-jouir.

(17)Sans doute le privilège de ces allées élégantes serait-il gain à répartir d’un dividende plus raisonné que ce jeu de pile ou face (dosage de la sex ratio), s’il ne se prouvait pas de l’autre dimension dont ce thommage se pourtoute, que ça en aggraverait le cas.

Le semblant d’heur pour une moitié s’avère en effet être d’un ordre strictement inverse à l’implication qui la promet à l’office d’un discours.

Je m’en tiendrai à le prouver de ce qu’en pâtisse l’organe lui-même.

Pas seulement de ce que son thommage soit un dommage a priori d’y faire sujet dans le dire de ses parents, car pour la fille, ça peut être pire.

 

C’est plutôt que tant plus de l’a posteriori des discours qui l’attendent il est happé (la happiness qu’on dit ça aux U.S.A.), tant plus l’organe a-t-il d’affaires à en porter.

On lui impute d’être émotif… Ah ! n’eût-on pu mieux le dresser, je veux dire l’éduquer. Pour ça on peut toujours courir.

On voit bien dans le Satyricon que d’être commandé, voire imploré, surveillé dès le premier âge, mis à l’étude in vitro, ne change rien à ses humeurs, qu’on se trompe de mettre au compte de sa nature, quand, au contraire, ce n’est que du fait que ne lui plaise pas ce qu’on lui fait dire, qu’il se bute.

Mieux vaudrait pour l’apprivoiser avoir cette topologie dont relèvent ses vertus, pour être celle que j’ai dite à qui voulait m’entendre pendant que se poursuivait la trame destinée à me faire taire (année 61-62 sur l’identification). Je l’ai dessinée d’un cross-cap, ou mitre qu’on l’appelle encore… Que les évêques s’en chapotent, n’étonne pas.

Il faut dire qu’il n’y a rien à faire si on ne sait pas d’une coupure circulaire, – de quoi ? qu’est-elle ? pas même surface, de ne rien d’espace séparer –, comment pourtant ça se défait.

Il s’agit de structure, soit de ce qui ne s’apprend pas de la pratique, ce qui explique pour ceux qui le savent qu’on ne l’ait su que récemment. Oui, mais comment ? – Justement comme ça : mécomment.

C’est bien du biais de cette fonction que la bâtardise de l’organo-dynamisme éclate, plus encore que d’ailleurs. Croit-on que ce soit (18)par l’organe même que l’Éternel féminin vous attire en haut, et que ça marche mieux (ou pire) à ce que la moelle le libère de signifier ?

Je dis ça pour le bon vieux temps d’une salle de garde qui d’en tout cela se laisse paumer, avoue que sa réputation de foutoir ne tient qu’aux chansons qui s’y glapissent.

Fiction et chant de la parole et du langage, pourtant n’en eussent-ils pu, garçons et filles, se permettre contre les Permaîtres dont il faut dire qu’ils avaient le pli, les deux cents pas à faire pour se rendre là où je parlai dix ans durant. Mais pas un ne le fit de ceux à qui j’étais interdit.

Après tout qui sait ? La bêtise a ses voies qui sont impénétrables. Et si la psychanalyse la propage, l’on m’a entendu, à Henri-Rousselle justement, m’en assurer à professer qu’il en résulte plus de bien que de mal.

Concluons qu’il y a maldonne quelque part. L’Œdipe est ce que je dis, pas ce qu’on croit.

 

Ce d’un glissement que Freud n’a pas su éviter à impliquer – dans l’universalité des croisements dans l’espèce où ça parle, soit dans le maintien, fécond semble-t-il, de la sex ratio (moitié-moitié) chez ceux qui y font le plus grand nombre, de leurs sangs mêlés –, la signifiance qu’il découvrait à l’organe, universelle chez ses porteurs.

Il est curieux que la reconnaissance, si fortement accentuée par Freud, de la bisexualité des organes somatiques (où d’ailleurs lui fait défaut la sexualité chromosomique), ne l’ait pas conduit à la fonction de couverture du phallus à l’égard du germen.

Mais sa touthommie avoue sa vérité du mythe qu’il crée dans Totem et Tabou, moins sûr que celui de la Bible bien qu’en portant la marque, pour rendre compte des voies tordues par où procède, là où ça parle, l’acte sexuel.

Présumerons-nous que de touthomme, si reste trace biologique, c’est qu’il n’y en ait que d’race à se thommer, et qu’dale à se pourtouter.

Je m’explique : la race dont je parle n’est pas ce qu’une anthropologie soutient de se dire physique, celle que Hegel a bien dénotée du crâne et qui le mérite encore d’y trouver bien après Lavater et Gall le plus lourd de ses mensurations.

(19)Car ce n’est pas là, comme on l’a vu d’une tentative grotesque d’y fonder un Reich dit troisième, ce n’est pas là ce dont aucune race se constitue (ce racisme-là dans le fait non plus).

Elle se constitue du mode dont se transmettent par l’ordre d’un discours les places symboliques, celles dont se perpétue la race des maîtres et pas moins des esclaves, des pédants aussi bien, à quoi il faut pour en répondre des pédés, des scients, dirai-je encore à ce qu’ils n’aillent pas sans des sciés.

Je me passe donc parfaitement du temps du cervage, des Barbares rejetés d’où les Grecs se situent, de l’ethnographie des primitifs et du recours aux structures élémentaires, pour assurer ce qu’il en est du racisme des discours en action.

J’aimerais mieux m’appuyer sur le fait que des races, ce que nous tenons de plus sûr est le fait de l’horticulteur, voire des animaux qui vivent de notre domestique, effets de l’art, donc du discours : ces races d’homme, ça s’entretient du même principe que celles de chien et de cheval.

Ceci avant de remarquer que le discours analytique pourtoute ça à contrepente, ce qui se conçoit s’il se trouve en fermer de sa boucle le réel.

Car c’est celui où l’analyste doit être d’abord l’analysé, si, comme on le sait, c’est bien l’ordre dont se trace sa carrière. L’analysant, encore que ce ne soit qu’à moi qu’il doive d’être ainsi désigné (mais quelle traînée de poudre s’égale au succès de cette activation), l’analysant est bien ce dont le cervice (ô salle de garde), le cou qui se ploie, devait se redresser.

 

Nous avons jusqu’ici suivi Freud sans plus sur ce qui de la fonction sexuelle s’énonce d’un pourtout, mais aussi bien à en rester à une moitié, des deux qu’il repère, quant à lui, de la même toise d’y reporter dit-mensions les mêmes.

Ce report sur l’autre démontre assez ce qu’il en est de l’ab-sens du rapport sexuel. Mais c’est plutôt, cet ab-sens, le forcer.

C’est de fait le scandale du discours psychanalytique, et c’est assez dire où les choses en sont dans la Société qui le supporte, que ce scandale ne se traduise que d’être étouffé, si l’on peut dire, au jour.

(20)Au point que c’est un monde à soulever que ce débat défunt des années 30, non certes qu’à la pensée du Maître ne s’affrontent pas Karen Horney, Hélène Deutsch, voire Ernest Jones, d’autres encore.

Mais le couvercle mis dessus depuis, depuis la mort de Freud, à suffire à ce que n’en filtre plus la moindre fumée, en dit long sur la contention à quoi Freud s’en est, dans son pessimisme, délibérément remis pour perdre, à vouloir le sauver, son discours.

Indiquons seulement que les femmes ici nommées, y firent appel – c’est leur penchant dans ce discours – de l’inconscient à la voix du corps, comme si justement ce n’était pas de l’inconscient que le corps prenait voix. Il est curieux de constater, intacte dans le discours analytique, la démesure qu’il y a entre l’autorité dont les femmes font effet et le léger des solutions dont cet effet se produit.

Les fleurs me touchent, d’autant plus qu’elles sont de rhétorique, dont Karen, Hélène, – laquelle n’importe, j’oublie maintenant, car je n’aime pas de rouvrir mes séminaires –, dont donc Horney ou la Deutsch meublent le charmant doigtier qui leur fait réserve d’eau au corsage tel qu’il s’apporte au dating, soit ce dont il semble qu’un rapport s’en attende, ne serait-ce que de son dit.

Pour Jones, le biais de cervice (cf. dernière ligne avant le dernier intervalle) qu’il prend à qualifier la femme de la deutérophallicité, sic, soit à dire exactement le contraire de Freud, à savoir qu’elles n’ont rien à faire avec le phallus, tout en ayant l’air de dire la même chose, à savoir qu’elles en passent par la castration, c’est sans doute là le chef-d’œuvre à quoi Freud a reconnu que pour la cervilité à attendre d’un biographe, il avait là son homme.

J’ajoute que la subtilité logique n’exclut pas la débilité mentale qui, comme une femme de mon école le démontre, ressortit du dire parental plutôt que d’une obtusion native. C’est à partir de là que Jones était le mieux d’entre les goym, puisqu’avec les juifs Freud n’était sûr de rien.

Mais je m’égare à revenir au temps où ceci, je l’ai mâché, mâché pour qui ?

L’il n’y a pas de rapport sexuel n’implique pas qu’il n’y ait pas de rapport au sexe. C’est bien là même ce que la castration démontre, (21)mais non pas plus : à savoir que ce rapport au sexe ne soit pas distinct en chaque moitié, du fait même qu’il les répartisse.

Je souligne. Je n’ai pas dit : qu’il les répartisse d’y répartir l’organe, voile où se sont fourvoyées Karen, Hélène, Dieu ait leurs âmes si ce n’est déjà fait. Car ce qui est important, ce n’est pas que ça parte des titillations que les chers mignons dans la moitié de leur corps ressentent qui est à rendre à son moi-haut, c’est que cette moitié y fasse entrée en emperesse pour qu’elle n’y rentre que comme signifiant-m’être de cette affaire de rapport au sexe. Ceci tout uniment (là en effet Freud a raison) de la fonction phallique, pour ce que c’est bien d’un phanère unique qu’à procéder de supplément, elle, cette fonction, s’organise, trouve l’organon qu’ici je revise.

Je le fais en ce qu’à sa différence, – pour les femmes rien ne le guidait, c’est même ce qui lui a permis d’en avancer autant à écouter les hystériques qui « font l’homme » –, à sa différence, répété-je, je ne ferai pas aux femmes obligation d’auner au chaussoir de la castration la gaine charmante qu’elles n’élèvent pas au signifiant, même si le chaussoir, de l’autre côté, ce n’est pas seulement au signifiant, mais bien aussi au pied qu’il aide.

De faire chaussure, c’est sûr, à ce pied, les femmes (et qu’on m’y pardonne d’entre elles cette généralité que je répudie bientôt, mais les hommes là-dessus sont durs de la feuille), les femmes, dis-je, se font emploi à l’occasion. Que le chausse-pied s’y recommande, s’ensuit dès lors, mais qu’elles puissent s’en passer doit être prévu, ce, pas seulement au M.L.F. qui est d’actualité, mais de ce qu’il n’y ait pas de rapport sexuel, ce dont l’actuel n’est que témoignage, quoique, je le crains, momentané.

À ce titre l’élucubration freudienne du complexe d’Œdipe, qui y fait la femme poisson dans l’eau, de ce que la castration soit chez elle de départ (Freud dixit), contraste douloureusement avec le fait du ravage qu’est chez la femme, pour la plupart, le rapport à sa mère, d’où elle semble bien attendre comme femme plus de subsistance que de son père, – ce qui ne va pas avec lui étant second, dans ce ravage.

Ici j’abats mes cartes à poser le mode quantique sous lequel l’autre moitié, moitié du sujet, se produit d’une fonction à la satisfaire, soit à la compléter de son argument.

(22)De deux modes dépend que le sujet ici se propose d’être dit femme. Les voici :

et

Leur inscription n’est pas d’usage en mathématique. Nier, comme la barre mise au-dessus du quanteur le marque, nier qu’existe un ne se fait pas, et moins encore que pourtout se pourpastoute.

C’est là pourtant que se livre le sens du dire, de ce que, s’y conjuguant le nyania qui bruit des sexes en compagnie, il supplée à ce qu’entre eux, de rapport nyait pas.

Ce qui est à prendre non pas dans le sens qui, de réduire nos quanteurs à leur lecture selon Aristote, égalerait le nexistun au nulnest de son universelle négative, ferait revenir le m® p‹ntew, le pastout(qu’il a pourtant su formuler), à témoigner de l’existence d’un sujet à dire que non à la fonction phallique, ce à le supposer de la contrariété dite de deux particulières.

Ce n’est pas là le sens du dire, qui s’inscrit de ces quanteurs.

Il est : que pour s’introduire comme moitié à dire des femmes, le sujet se détermine de ce que, n’existant pas de suspens à la fonction phallique, tout puisse ici s’en dire, même à provenir du sans raison. Mais c’est un tout d’hors univers, lequel se lit tout de go du second quanteur comme pastout.

Le sujet dans la moitié où il se détermine des quanteurs niés, c’est de ce que rien d’existant ne fasse limite de la fonction, que ne saurait s’en assurer quoi que ce soit d’un univers. Ainsi à se fonder de cette moitié, « elles » ne sont pastoutes, avec pour suite et du même fait, qu’aucune non plus n’est toute.

Je pourrais ici, à développer l’inscription que j’ai faite par une fonction hyperbolique, de la psychose de Schreber, y démontrer dans ce qu’il a de sardonique l’effet de pousse-à-la-femme qui se spécifie du premier quanteur : ayant bien précisé que c’est de l’irruption d’Un-père comme sans raison, que se précipite ici l’effet ressenti comme de forçage, au champ d’un Autre à se penser comme à tout sens le plus étranger.

Mais à porter à sa puissance d’extrême logique la fonction, cela dérouterait. J’ai déjà pu mesurer la peine que la bonne volonté a prise de l’appliquer à Hölderlin : sans succès.

Combien plus aisé n’est-il pas, voire délice à se promettre, de (23)mettre au compte de l’autre quanteur, le singulier d’un « confin », à ce qu’il fasse la puissance logique du pastout s’habiter du recès de la jouissance que la féminité dérobe, même à ce qu’elle vienne à se conjoindre à ce qui fait thomme…

Car ce « confin » de s’énoncer ici de logique, est bien le même dont s’abrite Ovide à le figurer de Tirésias en mythe. Dire qu’une femme n’est pas toute, c’est ce que le mythe nous indique de ce qu’elle soit la seule à ce que sa jouissance dépasse, celle qui se fait du coït.

C’est aussi bien pourquoi c’est comme la seule qu’elle veut être reconnue de l’autre part : on ne l’y sait que trop.

Mais c’est encore où se saisit ce qu’on y a à apprendre, à savoir qu’y satisfît-on à l’exigence de l’amour, la jouissance qu’on a d’une femme la divise, lui faisant de sa solitude partenaire, tandis que l’union reste au seuil.

Car à quoi l’homme s’avouerait-il servir de mieux pour la femme dont il veut jouir, qu’à lui rendre cette jouissance sienne qui ne la fait pas toute à lui : d’en elle la re-susciter.

 

Ce qu’on appelle le sexe (voire le deuxième, quand c’est une sotte) est proprement, à se supporter de pastoute, l’ †Eterow qui ne peut s’étancher d’univers.

Disons hétérosexuel par définition, ce qui aime les femmes, quel que soit son sexe propre. Ce sera plus clair.

J’ai dit : aimer, non pas : à elles être promis d’un rapport qu’il n’y a pas. C’est même ce qui implique l’insatiable de l’amour, lequel s’explique de cette prémisse.

Qu’il ait fallu le discours analytique pour que cela vienne à se dire, montre assez que ce n’est pas en tout discours qu’un dire vient à ex-sister. Car la question en fut des siècles rebattue en termes d’intuition du sujet, lequel était fort capable de le voir, voire d’en faire des gorges chaudes, sans que jamais ç’ait été pris au sérieux.

C’est la logique de l’ †Eterow qui est à faire partir, y étant remarquable qu’y débouche le Parménide à partir de l’incompatibilité de l’Un à l’Etre. Mais comment commenter ce texte devant sept cents personnes ?

Reste la carrière toujours ouverte à l’équivoque du signifiant : l’ †Eterow, de se décliner en l’ †Etera, s’éthérise, voire s’hétaïrise…

(24)L’appui du deux à faire d’eux que semble nous tendre ce pastout, fait illusion, mais la répétition qui est en somme le transfini, montre qu’il s’agit d’un inaccessible, à partir de quoi, l’énumérable en étant sûr, la réduction le devient aussi.

C’est ici que s’emble, je veux dire : s’emblave, le semblable dont moi seul ai tenté de dénouer l’équivoque, de l’avoir fouillée de l’hommosexué, soit de ce qu’on appelait jusqu’ici l’homme en abrégé, qui est le prototype du semblable (cf. mon stade du miroir).

C’est l’ †Eterow, remarquons-le, qui, à s’y embler de discord, érige l’homme dans son statut qui est celui de l’hommosexuel. Non de mon office, je le souligne, de celui de Freud qui, cet appendice, le lui rend, et en toutes lettres.

Il ne s’emble ainsi pourtant que d’un dire à s’être déjà bien avancé. Ce qui frappe d’abord, c’est à quel point l’hommodit a pu se suffire du tout-venant de l’inconscient, jusqu’au moment où, à le dire « structuré comme un langage », j’ai laissé à penser qu’à tant parler, ce n’est pas lourd qui en est dit : que ça cause, que ça cause, mais que c’est tout ce que ça sait faire. On m’a si peu compris, tant mieux, que je peux m’attendre à ce qu’un jour on m’en fasse objection.

Bref on flotte de l’îlot phallus, à ce qu’on s’y retranche de ce qui s’en retranche.

 

Ainsi l’histoire se fait de manœuvres navales où les bateaux font leur ballet d’un nombre limité de figures.

Il est intéressant que des femmes ne dédaignent pas d’y prendre rang : c’est même pour cela que la danse est un art qui florit quand les discours tiennent en place, y ayant le pas ceux qui ont de quoi, pour le signifiant congru.

 

Mais quand le pastoute vient à dire qu’il ne se reconnaît pas dans celles-là, que dit-il, sinon ce qu’il trouve dans ce que je lui ai apporté, soit :

le quadripode de la vérité et du semblant, du jouir et de ce qui d’un plus de –, s’en défile à se démentir de s’en défendre,

et le bipode dont l’écart montre l’ab-sens du rapport,

puis le trépied qui se restitue de la rentrée du phallus sublime (25)qui guide l’homme vers sa vraie couche, de ce que sa route, il l’ait perdue.

« Tu m’as satisfaite, petithomme. Tu as compris, c’est ce qu’il fallait. Vas, d’étourdit il n’y en a pas de trop, pour qu’il te revienne l’après midit. Grâce à la main qui te répondra à ce qu’Antigone tu l’appelles, la même qui peut te déchirer de ce que j’en sphynge mon pastoute, tu sauras même vers le soir te faire l’égal de Tirésias et comme lui, d’avoir fait l’Autre, deviner ce que je t’ai dit ».

C’est là surmoitié qui ne se surmoite pas si facilement que la conscience universelle.

Ses dits ne sauraient se compléter, se réfuter, s’inconsister, s’indémontrer, s’indécider qu’à partir de ce qui ex-siste des voies de son dire.

 

D’où l’analyste d’une autre source que de cet Autre, l’Autre de mon graphe et signifié de S de A barré : pastoute d’où saurait-il trouver à redire à ce qui foisonne de la chicane logique dont le rapport au sexe s’égare, à vouloir que ses chemins aillent à l’autre moitié ?

Qu’une femme ici ne serve à l’homme qu’à ce qu’il cesse d’en aimer une autre ; que de n’y pas parvenir soit de lui contre elle retenu, alors que c’est bien d’y réussir, qu’elle le rate,

– que maladroit, le même s’imagine que d’en avoir deux la fait toute,

– que la femme dans le peuple soit la bourgeoise, qu’ailleurs l’homme veuille qu’elle ne sache rien :

d’où saurait-il s’y retrouver en ces gentillesses – il y en a d’autres –, sauf de la logique qui s’y dénonce et à quoi je prétends le rompre ?

 

Il m’a plu de relever qu’Aristote y fléchit, curieusement de nous fournir les termes que je reprends d’un autre déduit. Cela n’eût-il pas eu son intérêt pourtant qu’il aiguillât son Monde du pastout à en nier l’universel ? L’existence du même coup ne s’étiolait plus de la particularité, et pour Alexandre son maître l’avertissement eût pu être bon : si c’est d’un ab-sens comme-pas-un dont se nierait l’univers que se dérobe le pastout qui ex-siste, il aurait ri, tout le premier c’est le cas de le dire, de son dessein de l’univers « empirer ».

((26)C’est là justement que passifou, le philosophe joue d’autant mieux l’air du midit qu’il peut le faire en bonne conscience. On l’entretient pour dire la vérité : comme le fou il sait que c’est tout à fait faisable, à condition qu’il ne suture (Sutor…) pas outre sa semellité.

 

Un peu de topologie vient maintenant.

Prenons un tore (une surface formant « anneau »). Il saute aux yeux qu’à le pincer entre deux doigts tout de son long à partir d’un point pour y revenir, le doigt d’en haut d’abord étant en bas enfin, c’est-à-dire ayant opéré un demi-tour de torsion durant l’accomplissement du tour complet du tore, on obtient une bande de Moebius : à condition de considérer la surface ainsi aplatie comme confondant les deux lames produites de la surface première. C’en est à ce que l’évidence s’homologue de l’évidement.

Il vaut de la démontrer de façon moins grossière. Procédons d’une coupure suivant le bord de la bande obtenue (on sait qu’il est unique). Il est facile de voir que chaque lame, dès lors séparée de celle qui la redouble, se continue pourtant justement dans celle-ci. De ce fait, le bord pris d’une lame en un point est le bord de l’autre lame quand un tour l’a mené en un point conjugué d’être du même « travers », et quand d’un tour supplémentaire il revient à son point de départ, il a, d’avoir fait une double boucle répartie sur deux lames, laissé de côté une autre double boucle qui constitue un second bord. La bande obtenue a donc deux bords, ce qui suffit à lui assurer un endroit et un envers.

Son rapport à la bande de Moebius qu’elle figurait avant que nous y fassions coupure, est… que la coupure l’ait produite.

Là est le tour de passe-passe : ce n’est pas à recoudre la même coupure que la bande de Moebius sera reproduite puisqu’elle n’était que « feinte » d’un tore aplati, mais c’est par un glissement des deux lames l’une sur l’autre (et aussi bien dans les deux sens) que la double boucle d’un des bords étant affrontée à elle-même, sa couture constitue la bande de Moebius « vraie ».

Où la bande obtenue du tore se révèle être la bande de Moebius bipartie – d’une coupure non pas à double tour, mais à se fermer d’un seul (faisons-là médiane pour le saisir… imaginairement).

Mais du même coup ce qui apparaît, c’est que la bande de (27)Moebius n’est rien d’autre que cette coupure même, celle par quoi de sa surface elle disparaît.

Et la raison en est qu’à procéder d’unir à soi-même, après glissement d’une lame sur l’autre de la bande bipartie, la double boucle d’un des bords de cette même bande, c’est tout au long la face envers de cette bande que nous cousions à sa face endroit.

Où il se touche que ce n’est pas du travers idéal dont une bande se tord d’un demi-tour, que la bande de Moebius est à imaginer ; c’est tout de son long qu’elle fait n’être qu’un son endroit et son envers. Il n’y a pas un de ses points où l’un et l’autre ne s’unissent. Et la bande de Moebius n’est rien d’autre que la coupure à un seul tour, quelconque (bien qu’imagée de l’impensable « médiane »), qui la structure d’une série de lignes sans points.

Ce qui se confirme à imaginer cette coupure se redoubler (d’être « plus proche » de son bord) : cette coupure donnera une bande de Moebius, elle vraiment médiane, qui, abattue, restera faire chaîne avec la Moebius bipartie qui serait applicable sur un tore (ceci de comporter deux rouleaux de même sens et un de sens contraire ou, de façon équivalente : d’être obtenus de la même, trois rouleaux de même sens) : on voit là que l’ab-sens qui résulte de la coupure simple, fait l’absence de la bande de Moebius. D’où cette coupure = la bande de Moebius.

Reste que cette coupure n’a cette équivalence que de bipartir une surface que limite l’autre bord : d’un double tour précisément, soit ce qui fait la bande de Moebius. La bande de Moebius est donc ce qui d’opérer sur la bande de Moebius, la ramène à la surface torique.

Le trou de l’autre bord peut pourtant se supplémenter autrement, à savoir d’une surface qui, d’avoir la double boucle pour bord, le remplit ; – d’une autre bande de Moebius, cela va de soi, et cela donne la bouteille de Klein.

Il y a encore une autre solution : à prendre ce bord de la découpe en rondelle qu’à le dérouler il étale sur la sphère. À y faire cercle, il peut se réduire au point : point hors-ligne qui, de supplémenter la ligne sans points, se trouve composer ce qui dans la topologie se désigne du cross-cap.

C’est l’asphère, à l’écrire : l, apostrophe. Le plan projectif autrement dit, de Desargues, plan dont la découverte comme réduisant son horizon à un point, se précise de ce que ce point soit tel que(28)toute ligne tracée d’y aboutir ne le franchit qu’à passer de la face endroit du plan à sa face envers.

Ce point aussi bien s’étale-t-il de la ligne insaisissable dont se dessine dans la figuration du cross-cap, la traversée nécessaire de la bande de Moebius par la rondelle dont nous venons de la supplémenter à ce qu’elle s’appuie sur son bord.

Le remarquable de cette suite est que l’asphère (écrit : l, apostrophe), à commencer au tore (elle s’y présente de première main), ne vient à l’évidence de son asphéricité qu’à se supplémenter d’une coupure sphérique.

 

Ce développement est à prendre comme la référence – expresse, je veux dire déjà articulée – de mon discours où j’en suis : contribuant au discours analytique.

Référence qui n’est en rien métaphorique. Je dirais : c’est de l’étoffe qu’il s’agit, de l’étoffe de ce discours, – si justement ce n’était pas dans la métaphore tomber là.

Pour le dire, j’y suis tombé ; c’est déjà fait, non de l’usage du terme à l’instant répudié, mais d’avoir, pour me faire entendre d’à qui je m’adresse, fait-image, tout au long de mon exposé topologique.

Qu’on sache qu’il était faisable d’une pure algèbre littérale, d’un recours aux vecteurs dont d’ordinaire se développe de bout en bout cette topologie.

La topologie, n’est-ce pas ce n’espace où nous amène le discours mathématique et qui nécessite révision de l’esthétique de Kant ?

Pas d’autre étoffe à lui donner que ce langage de pur mathème, j’entends par là ce qui est seul à pouvoir s’enseigner : ceci sans recours à quelque expérience, qui d’être toujours, quoi qu’elle en ait, fondée dans un discours, permet les locutions qui ne visent en dernier ressort rien d’autre qu’à, ce discours, l’établir.

Quoi m’autorise dans mon cas à me référer à ce pur mathème ?

Je note d’abord que si j’en exclus la métaphore, j’admets qu’il puisse être enrichi et qu’à ce titre il ne soit, sur cette voie, que récréation, soit ce dont toute sorte de champs nouveaux mathématiques se sont de fait ouverts. Je me maintiens donc dans l’ordre que j’ai isolé du symbolique, à y inscrire ce qu’il en est de l’inconscient, pour y prendre référence de mon présent discours.

(29)Je réponds donc à ma question : qu’il faut d’abord avoir l’idée, laquelle se prend de mon expérience, que n’importe quoi ne peut pas être dit. Et il faut le dire.

Autant dire qu’il faut le dire d’abord.

Le « signifié » du dire n’est, comme je pense l’avoir de mes phrases d’entrée fait sentir, rien qu’ex-sistence au dit (ici à ce dit que tout ne peut pas se dire). Soit : que ce n’est pas le sujet, lequel est effet de dit.

Dans nos asphères, la coupure, coupure fermée, c’est le dit. Elle, fait sujet : quoi qu’elle cerne…

Notamment, comme le figure la sommation de Popilius d’y répondre par oui ou par non, notamment, dis-je, si ce qu’elle cerne, c’est le concept, dont se définit l’être même : d’un cercle autour – à se découper d’une topologie sphérique, celle qui soutient l’universel, le quant-au-tout : topologie de l’univers.

L’ennui est que l’être n’a par lui-même aucune espèce de sens. Certes là où il est, il est le signifiant-maître, comme le démontre le discours philosophique qui, pour se tenir à son service, peut être brillant, soit : être beau, mais quant au sens le réduit au signifiant-m’être. M’être sujet le redoublant à l’infini dans le miroir.

J’évoquerai ici la survivance magistrale, combien sensible quand elle s’étreint aux faits « modernes », la survivance de ce discours, celui d’Aristote et de saint Thomas, sous la plume d’Étienne Gilson, laquelle n’est plus que plaisance : m’est « plus-de-jouir ».

C’est aussi bien que je lui donne sens d’autres discours, l’auteur aussi, comme je viens de le dire. J’expliquerai cela, ce qui produit le sens, un peu plus loin.

 

L’être se produit donc « notamment ». Mais notre asphère sous tous ses avatars témoigne que si le dit se conclut d’une coupure qui se ferme, il est certaines coupures fermées qui de cette asphère ne font pas deux parts : deux parts à se dénoter du oui et du non pour ce qu’il en est (« de l’être ») de l’une d’elles.

L’important est que ce soit ces autres coupures qui ont effet de subversion topologique. Mais que dire du changement par elles survenu ?

(30)Nous pouvons le dénommer topologiquement : cylindre, bande, bande de Moebius. Mais y trouver ce qu’il en est dans le discours analytique, ne peut se faire qu’à y interroger le rapport du dire au dit.

Je dis qu’un dire s’y spécifie de la demande dont le statut logique est de l’ordre du modal, et que la grammaire le certifie.

Un autre dire, selon moi, y est privilégié : c’est l’interprétation, qui, elle, n’est pas modale, mais apophantique. J’ajoute que dans le registre de la logique d’Aristote, elle est particulière, d’intéresser le sujet des dits particuliers, lesquels ne sont pastous (association libre) des dits modaux (demande entre autres).

L’interprétation, ai-je formulé en son temps, porte sur la cause du désir, cause qu’elle révèle, ceci de la demande qui de son modal enveloppe l’ensemble des dits.

Quiconque me suit dans mon discours sait bien que cette cause je l’incarne de l’objet (a), et cet objet, le reconnaît (pour ce que l’ai énoncé dès longtemps, dix ans, le séminaire 61-62 sur l’identification, où cette topologie, je l’ai introduite), l’a, je l’avance, déjà reconnu dans ce que je désigne ici de la rondelle supplémentaire dont se ferme la bande de Moebius, à ce que s’en compose le cross-cap.

C’est la topologie sphérique de cet objet dit (a) qui se projette sur l’autre du composé, hétérogène, que constitue le cross-cap.

« Imaginons » encore selon ce qui s’en figure graphiquement de façon usuelle, cette autre part. Qu’en voyons-nous ? Sa gonfle.

Rien n’est plus de nature à ce qu’elle se prenne pour sphérique. Ce n’en est pas moins, si mince qu’on en réduise la part torse d’un demi-tour, une bande de Moebius, soit la mise en valeur de l’asphère du pastout : c’est ce qui supporte l’impossible de l’univers, – soit à prendre notre formule, ce qui y rencontre le réel.

L’univers n’est pas ailleurs que dans la cause du désir, l’universel non plus. C’est de là que procède l’exclusion du réel…

… de ce réel : qu’il n’y a pas de rapport sexuel, ceci du fait qu’un animal a stabitat qu’est le langage, que d’labiter c’est aussi bien ce qui pour son corps fait organe, – organe qui, pour ainsi lui ex-sister, le détermine de sa fonction, ce dès avant qu’il la trouve. C’est même de là qu’il est réduit à trouver que son corps n’est pas-sans autres organes, et que leur fonction à chacun, lui fait problème, – (31)ce dont le dit schizophrène se spécifie d’être pris sans le secours d’aucun discours établi.

 

J’ai la tâche de frayer le statut d’un discours, là où je situe qu’il y a… du discours : et je le situe du lien social à quoi se soumettent les corps qui, ce discours, labitent.

Mon entreprise paraît désespérée (l’est du même fait, c’est là le fait du désespoir) parce qu’il est impossible que les psychanalystes forment un groupe.

Néanmoins le discours psychanalytique (c’est mon frayage) est justement celui qui peut fonder un lien social nettoyé d’aucune nécessité de groupe.

Comme on sait que je ne ménage pas mes termes quand il s’agit de faire relief d’une appréciation qui, méritant un accès plus strict, doit s’en passer, je dirai que je mesure l’effet de groupe à ce qu’il rajoute d’obscénité imaginaire à l’effet de discours.

D’autant moins s’étonnera-t-on, je l’espère, de ce dire qu’il est historiquement vrai que ce soit l’entrée en jeu du discours analytique qui a ouvert la voie aux pratiques dites de groupe et que ces pratiques ne soulèvent qu’un effet, si j’ose dire, purifié du discours même qui en a permis l’expérience.

Aucune objection là à la pratique dite de groupe, pourvu qu’elle soit bien indiquée (c’est court).

La remarque présente de l’impossible du groupe psychanalytique est aussi bien ce qui en fonde, comme toujours, le réel. Ce réel, c’est cette obscénité même : aussi bien en « vit-il » (entre guillemets) comme groupe.

Cette vie de groupe est ce qui préserve l’institution dite internationale, et ce que j’essaie de proscrire de mon École, – contre les objurgations que j’en reçois de quelques personnes douées pour ça.

Ce n’est pas là l’important, ni qu’il soit difficile à qui s’installe d’un même discours de vivre autrement qu’en groupe, – c’est qu’y appelle, j’entends : à ce rempart du groupe, la position de l’analyste telle qu’elle est définie par son discours même.

Comment l’objet (a) en tant qu’il est d’aversion au regard du semblant où l’analyse le situe, comment se supporterait-il d’autre confort que le groupe ?

(32)J’y ai déjà perdu pas mal de monde : d’un cœur léger, et prêt ce que d’autres y trouvent à redire.

Ce n’est pas moi qui vaincrai, c’est le discours que je sers. Je vais dire maintenant pourquoi. Nous en sommes au règne du discours scientifique et je vais le faire sentir. Sentir de là où se confirme ma critique, plus haut de l’universel de ce que « l’homme soit mortel ».

Sa traduction dans le discours scientifique, c’est l’assurance-vie. La mort, dans le dire scientifique, est affaire de calcul des probabilités. C’est, dans ce discours, ce qu’elle a de vrai.

Il y a néanmoins, de notre temps, des gens qui se refusent à contracter une assurance-vie. C’est qu’ils veulent de la mort une autre vérité qu’assurent déjà d’autres discours. Celui du maître par exemple qui, à en croire Hegel, se fonderait de la mort prise comme risque ; celui de l’universitaire, qui jouerait de mémoire « éternelle » du savoir.

Ces vérités, comme ces discours, sont contestées, d’être contestables éminemment. Un autre discours est venu au jour, celui de Freud, pour quoi la mort, c’est l’amour.

Ça ne veut pas dire que l’amour ne relève pas aussi du calcul des probabilités, lequel ne lui laisse que la chance infime que le poème de Dante a su réaliser. Ça veut dire qu’il n’y a pas d’assurance-amour, parce que ça serait l’assurance-haine aussi.

L’amour-haine, c’est ce dont un psychanalyste même non lacanien ne reconnaît à juste titre que l’ambivalence, soit la face unique de la bande de Moebius, – avec cette conséquence, liée au comique qui lui est propre, que dans sa « vie » de groupe, il n’en dénomme jamais que la haine.

Je renchaîne d’avant : d’autant moins de motif à l’assurance-amour qu’on ne peut qu’y perdre, – comme fit Dante, qui dans les cercles de son enfer, omet celui du conjungo sans fin.

 

Donc déjà trop de commentaire dans l’imagerie de ce dire qu’est ma topologie. Un analyste véritable n’y entendrait pas plus que de faire à ce dire, jusqu’à meilleure à se prouver, tenir la place du réel.

La place du dire est en effet l’analogue dans le discours mathématique de ce réel que d’autres discours serrent de l’impossible de leurs dits.

(33)Cette dit-mension d’un impossible qui va incidemment jusqu’à comprendre l’impasse proprement logicienne, c’est ailleurs ce qu’on appelle la structure.

La structure, c’est le réel qui se fait jour dans le langage. Bien sûr n’a-t-elle aucun rapport avec la « bonne forme ».

Le rapport d’organe du langage à l’être parlant, est métaphore. Il est encore stabitat qui, de ce que labitant y fasse parasite, doit être supposé lui porter le coup d’un réel.

Il est évident qu’à « m’exprimer ainsi » comme sera traduit ce que je viens de dire, je glisse à une « conception du monde », soit au déchet de tout discours.

C’est bien de quoi l’analyste pourrait être sauvé de ce que son discours le rejette lui-même, à l’éclairer comme rebut du langage.

C’est pourquoi je pars d’un fil, idéologique je n’ai pas le choix, celui dont se tisse l’expérience instituée par Freud. Au nom de quoi, si ce fil provient de la trame la mieux mise à l’épreuve de faire tenir ensemble les idéologies d’un temps qui est le mien, le rejetterais-je ? Au nom de la jouissance ? Mais justement, c’est le propre de mon fil de s’en tirer : c’est même le principe du discours psychanalytique, tel que, lui-même, il s’articule.

Ce que je dis vaut la place où je mets le discours dont l’analyse se prévaut, parmi les autres à se partager l’expérience de ce temps. Le sens, s’il y en a un à trouver, pourrait-il me venir d’un temps autre : je m’y essaie – toujours en vain.

Ce n’est pas sans raison que l’analyse se fonde du sujet supposé savoir : oui, certes elle le suppose mettre en question le savoir, ce pour quoi c’est mieux qu’il en sache un bout.

J’admire là-dessus les airs pincés que prend la confusion, de ce que je l’élimine.

Il reste que la science a démarré, nettement du fait de laisser tomber la supposition, que c’est le cas d’appeler naturelle, de ce qu’elle implique que les prises du corps sur la « nature » le soient, – ce qui, de se controuver, entraîne à une idée du réel que je dirais bien être vraie. Hélas ! ce n’est pas le mot qui au réel convienne. On aimerait mieux pouvoir la prouver fausse, si par là s’entendait : chue (falsa), soit glissant des bras du discours qui l’étreint.

Si mon dire s’impose, non, comme on dit, d’un modèle, mais (34)du propos d’articuler topologiquement le discours lui-même, c’est du défaut dans l’univers qu’il procède, à condition que pas lui non plus ne prétende à le suppléer.

De cela « réalisant la topologie », je ne sors pas du fantasme même à en rendre compte, mais la recueillant en fleur de la mathémathique, cette topologie, – soit de ce qu’elle s’inscrive d’un discours, le plus vidé de sens qui soit, de se passer de toute métaphore, d’être métonymiquement d’ab-sens, je confirme que c’est du discours dont se fonde la réalité du fantasme, que de cette réalité ce qu’il y a de réel se trouve inscrit.

Pourquoi ce réel ne serait-ce pas le nombre, et tout cru après tout, que véhicule bien le langage ? Mais ce n’est pas si simple, c’est le cas de le dire (cas que je me hâte toujours de conjurer en disant que c’est le cas).

Car ce qui se profère du dire de Cantor, c’est que la suite des nombres ne représente rien d’autre dans le transfini que l’inaccessibilité qui commence au deux, par quoi d’eux se constitue l’énumérable à l’infini.

Dès lors une topologie se nécessite de ce que le réel ne lui revienne que du discours de l’analyse, pour ce discours, le confirmer, et que ce soit de la béance que ce discours ouvre à se refermer au-delà des autres discours, que ce réel se trouve ex-sister.

C’est ce que je vais faire maintenant toucher.

 

Ma topologie n’est pas d’une substance à poser au-delà du réel ce dont une pratique se motive. Elle n’est pas théorie.

Mais elle doit rendre compte de ce que, coupures du discours, il y en a de telles qu’elles modifient la structure qu’il accueille d’origine.

C’est pure dérobade que d’en extérioriser ce réel de standards, standards dits de vie dont primeraient des sujets dans leur existence, à ne parler que pour exprimer leurs sentiments des choses, la pédanterie du mot « affect » n’y changeant rien.

Comment cette secondarité mordrait-elle sur le primaire qui là se substitue à la logique de l’inconscient ?

Serait-ce effet de la sagesse qui y interviendra ? Les standards à quoi l’on recourt, y contredisent justement.

Mais à argumenter dans cette banalité, déjà l’on passe à la (35)théologie de l’être, à la réalité psychique, soit à ce qui ne s’avalise analytiquement que du fantasme.

Sans doute l’analyse même rend-elle compte de ce piège et glissement, mais n’est-il pas assez grossier pour se dénoncer partout où un discours sur ce qu’il y a, décharge la responsabilité de le produire.

Car il faut le dire, l’inconscient est un fait en tant qu’il se supporte du discours même qui l’établit, et, si seulement des analystes sont capables d’en rejeter le fardeau, c’est d’éloigner d’eux-mêmes la promesse de rejet qui les y appelle, ce à mesure de ce que leur voix y aura fait effet.

Qu’on le sente du lavage des mains dont ils éloignent d’eux le dit transfert, à refuser le surprenant de l’accès qu’il offre sur l’amour.

 

À se passer dans son discours, selon la ligne de la science, de tout savoir-faire des corps, mais pour un discours autre, – l’analyse, – d’évoquer une sexualité de métaphore, métonymique à souhait par ses accès les plus communs, ceux dits pré-génitaux, à lire extra –, prend figure de révéler la torsion de la connaissance. Y serait-il déplacé de faire le pas du réel qui en rend compte à le traduire d’une absence situable parfaitement, celle du « rapport » sexuel dans aucune mathématisation ?

C’est en quoi les mathèmes dont se formule en impasses le mathématisable, lui-même à définir comme ce qui de réel s’enseigne, sont de nature à se coordonner à cette absence prise au réel.

Recourir au pastout, à l’hommoinsun, soit aux impasses de la logique, c’est, à montrer l’issue hors des fictions de la Mondanité, faire fixion autre du réel : soit de l’impossible qui le fixe de la structure du langage. C’est aussi bien tracer la voie dont se retrouve en chaque discours le réel dont il s’enroule, et renvoyer les mythes dont il se supplée ordinairement.

Mais de là proférer qu’il s’en faut du réel que rien ne soit tout, ce dont l’incidence à l’endroit de la vérité irait tout droit à aphorisme plus scabreux, – ou, à la prendre d’autre biais, émettre que le réel se nécessite de vérifications sans objet, est-ce là seulement prendre la relance de la sottise à s’épingler du noumène : soit que (36)l’être fuit la pensée… Rien ne vient à bout de cet être qu’un peu plus je daphnise, voire laurifice en ce « noumène » dont vaut mieux dire que pour qu’il se soutienne, faut qu’il y en ait plusieurs couches…

Mon tracas est que les aphorismes qu’au reste je me contente de présenter en bouton, fassent refleurs des fossés de la métaphysique, (car le noumène, c’est le badinage, la subsistance futile…). Je parie qu’ils se prouveront être de plus-de-nonsense, plus drôles, pour le dire, que ce qui nous mène ainsi…

… à quoi ? faut-il que je sursaute, que je jure que je ne l’ai pas vu tout de suite alors que vous, déjà… ces vérités premières, mais c’est le texte même dont se formulent les symptômes des grandes névroses, des deux qui, à prendre au sérieux le normal, nous disent que c’est plutôt norme male.

Voilà qui nous ramène au sol, peut-être pas le même, mais peut-être aussi que c’est le bon et que le discours analytique y fait moins pieds de plomb.

 

Mettons en train ici l’affaire du sens, plus haut promise de sa différence d’avec la signification.

Nous permet de l’accrocher l’énormité de la condensation entre « ce qui pense » de notre temps (avec les pieds que nous venons de dire) et la topologie inepte à quoi Kant a donné corps de son propre établissement, celui du bourgeois qui ne peut imaginer que de la transcendance, l’esthétique comme la dialectique.

Cette condensation en effet, nous devons la dire à entendre « au sens analytique », selon la formule reçue. Quel est ce sens, si justement les éléments qui s’y condensent, se qualifient univoquement d’une imbécillité semblable, voire sont capables de s’en targuer du côté de « ce qui pense », le masque de Kant par contre paraissant de bois devant l’insulte, à sa réflexion près de Swedenborg : autrement dit, y a-t-il un sens de l’imbécillité ?

À ceci se touche que le sens ne se produit jamais que de la traduction d’un discours en un autre.

Pourvus que nous voilà de cette petite lumière, l’antinomie tressaille qui se produit de sens à signification : qu’un faible sens vienne à surgir à jour rasant des dites « critiques » de la raison pure, et du jugement (pour la raison pratique, j’en ai dit le folâtre (37)en le mettant du côté de Sade, lui pas plus drôle, mais logique), – dès que leur sens donc se lève, les dits de Kant n’ont plus de signification.

La signification, ils ne la tiennent donc que du moment où ils n’avaient pas de sens, pas même le sens commun.

Ceci nous éclaire les ténèbres qui nous réduisent aux tâtons. Le sens ne manque pas aux vaticinations dites présocratiques : impossible de dire lequel, mais çasysent Et que Freud s’en pourlèche, pas des meilleures au reste puisque c’est d’Empédocle, n’importe, il avait, lui, le sens de l’orientation ; ça nous suffit à voir que l’interprétation est du sens et va contre la signification. Oraculaire, ce qui ne surprend pas de ce que nous savons lier d’oral à la voix, du déplacement sexuel.

C’est la misère des historiens : de ne pouvoir lire que le sens, là où ils n’ont d’autre principe que de s’en remettre aux documents de la signification. Eux aussi donc en viennent à la transcendance, celle du matérialisme par exemple, qui, « historique », l’est hélas ! l’est au point de le devenir irrémédiablement.

Heureusement que l’analyse est là pour regonfler l’historiole : mais n’y parvenant que de ce qui est pris dans son discours, dans son discours de fait, elle nous laisse le bec dans l’eau pour ce qui n’est pas de notre temps, – ne changeant par là rien de ce que l’honnêteté force l’historien à reconnaître dès qu’il a à situer le moindre sacysent. Qu’il ait charge de la science de l’embarras, c’est bien l’embarrassant de son apport à la science.

Il importe donc à beaucoup, à ceux-ci comme à beaucoup d’autres ?, que l’impossibilité de dire vrai du réel se motive d’un mathème (l’on sait comment je le définis), d’un mathème dont se situe le rapport du dire au dit.

Le mathème se profère du seul réel d’abord reconnu dans le langage : à savoir le nombre. Néanmoins l’histoire de la mathématique démontre (c’est le cas de le dire) qu’il peut s’étendre à l’intuition, à condition que ce terme soit aussi châtré qu’il se peut de son usage métaphorique.

Il y a donc là un champ dont le plus frappant est que son développement, à l’encontre des termes dont on l’absorbe, ne procède pas de généralisation, mais de remaniement topologique, d’une rétroaction sur le commencement telle qu’elle en efface l’histoire.

(38)Pas d’expérience plus sûre à en résoudre l’embarras. D’où son attrait pour la pensée : qui y trouve le nonsense propre à l’être, soit au désir d’une parole sans au-delà.

Rien pourtant à faire état de l’être qui, à ce que nous l’énoncions ainsi, ne relève de notre bienveillance.

Tout autre est le fait de l’indécidable, pour en prendre l’exemple de pointe dont se recommande pour nous le mathème : c’est le réel du dire du nombre qui est en jeu, quand de ce dire est démontré qu’il n’est pas vérifiable, ceci à ce degré second qu’on ne puisse même l’assurer, comme il se fait d’autres déjà dignes de nous retenir, d’une démonstration de son indémontrabilité des prémisses mêmes qu’il suppose, – entendons bien d’une contradiction inhérente à le supposer démontrable.

On ne peut nier qu’il y ait là progrès sur ce qui du Ménon en reste à questionner de ce qui fait l’enseignable. C’est certes la dernière chose à dire qu’entre les deux il y a un monde : ce dont il s’agit étant qu’à cette place vient le réel, dont le monde n’est que chute dérisoire.

C’est pourtant le progrès qu’il faut restreindre là, puisque je ne perds pas de vue le regret qui y répond, à savoir que l’opinion vraie dont au Ménon fait sens Platon, n’a plus pour nous qu’ab-sens de signification, ce qui se confirme de la référer à celle de nos bien-pensants.

Un mathème l’eut-elle porté, que notre topologie nous fournit ? Tentons-la.

Ça nous conduit à l’étonnement de ce que nous évitions à soutenir de l’image notre bande de Moebius, cette imagination rendant vaines les remarques qu’eût nécessitées un dit autre à s’y trouver articulé : mon lecteur ne devenait autre que de ce que le dire passe le dit, ce dire étant à prendre d’au dit ex-sister, par quoi le réel m’en ex-sist(ait) sans que quiconque, de ce qu’il fût vérifiable, le pût faire passer au mathème. L’opinion vraie, est-ce la vérité dans le réel en tant que c’est lui qui en barre le dire ?

Je l’éprouverai du redire que je vais en faire.

Ligne sans points, ai-je dit de la coupure, en tant qu’elle est, elle, la bande de Moebius à ce qu’un de ses bords, après le tour dont elle se ferme, se poursuit dans l’autre bord.

(39)Ceci pourtant ne peut se produire que d’une surface déjà piquée d’un point que j’ai dit hors ligne de se spécifier d’une double boucle pourtant étalable sur une sphère : de sorte que ce soit d’une sphère qu’il se découpe, mais de son double bouclage qu’il fasse de la sphère une asphère ou cross-cap.

Ce qu’il fait passer pourtant dans le cross-cap à s’emprunter de la sphère, c’est qu’une coupure qu’il fait moebienne dans la surface qu’il détermine à l’y rendre possible, la rend, cette surface, au mode sphérique : car c’est de ce que la coupure lui équivaille, que ce dont elle se supplémentait en cross-cap « s’y projette », ai-je dit.

Mais comme de cette surface, pour qu’elle permette cette coupure, on peut dire qu’elle est faite de lignes sans points par où partout sa face endroit se coud à sa face envers, c’est partout que le point supplémentaire à pouvoir se sphériser, peut être fixé dans un cross-cap.

Mais cette fixion doit être choisie comme unique point hors ligne, pour qu’une coupure, d’en faire un tour et un unique, y ait effet de la résoudre en un point sphériquement étalable.

Le point donc est l’opinion qui peut être dite vraie de ce que le dire qui en fait le tour la vérifie en effet, mais seulement de ce que le dire soit ce qui la modifie d’y introduire la dòja comme réel.

Ainsi un dire tel que le mien, c’est d’ex-sister au dit qu’il en permet le mathème, mais il ne fait pas pour moi mathème et se pose ainsi comme non-enseignable avant que le dire s’en soit produit, comme enseignable seulement après que je l’ai mathématisé selon les critères ménoniens qui pourtant ne me l’avaient pas certifié.

Le non-enseignable, je l’ai fait mathème de l’assurer de la fixion de l’opinion vraie, fixion écrite avec un x, mais non sans ressource d’équivoque.

Ainsi un objet aussi facile à fabriquer que la bande de Moebius en tant qu’elle s’imagine, met à portée de toutes mains ce qui est inimaginable dès que son dire à s’oublier, fait le dit s’endurer.

D’où a procédé ma fixion de ce point dòja que je n’ai pas dit, je ne le sais pas et ne peux donc pas plus que Freud en rendre compte « de ce que j’enseigne », sinon à suivre ses effets dans le(40)discours analytique, effet de sa mathématisation qui ne vient pas d’une machine, mais qui s’avère tenir du machin une fois qu’il l’a produite.

Il est notable que Cicéron ait su déjà employer ce terme « Ad usum autem orationis, incredibile est, nisi diligenter attenderis, quanta opera machinata natura sit » (Cicéron, De natura deorum, II, 59, 149.), mais plus encore que j’en aie fait exergue aux tâtonnements de mon dire dès le 11 avril 1956.

 

La topologie n’est pas « faite pour nous guider » dans la structure. Cette structure, elle l’est – comme rétroaction de l’ordre de chaîne dont consiste le langage.

La structure, c’est l’asphérique recelé dans l’articulation langagière en tant qu’un effet de sujet s’en saisit.

Il est clair que, quant à la signification, ce « s’en saisit » de la sous-phrase, pseudo-modale, se répercute de l’objet même que comme verbe il enveloppe dans son sujet grammatical, et qu’il y a faux effet de sens, résonance de l’imaginaire induit de la topologie, selon que l’effet de sujet fait tourbillon d’asphère ou que le subjectif de cet effet s’en « réfléchit ».

Il y a ici à distinguer l’ambiguïté qui s’inscrit de la signification, soit de la boucle de la coupure, et la suggestion de trou, c’est-à-dire de structure qui de cette ambiguïté fait sens[3].

Ainsi la coupure, la coupure instaurée de la topologie (à l’y faire, de droit, fermée, qu’on le note une bonne fois, dans mon usage au moins), c’est le dit du langage, mais à ne plus le dire en oublier.

Bien sûr y a-t-il les dits qui font l’objet de la logique prédicative et dont la supposition universalisante ressortit seulement à la sphère, je dis : la, je dis : sphère, soit : que justement la structure n’y trouve qu’un supplément qui est celui de la fiction du vrai.

(41)On pourrait dire que la sphère, c’est ce qui se passe de topologie. La coupure certes y découpe (à se fermer) le concept sur quoi repose la foire du langage, le principe de l’échange, de la valeur, de la concession universelle. (Disons qu’elle n’est que « matière » pour la dialectique, affaire de discours du maître). Il est très difficile de soutenir cette dit-mension pure, de ce qu’étant partout, pure elle ne l’est jamais, mais l’important est qu’elle n’est pas la structure. Elle est la fiction de surface dont la structure s’habille.

Que le sens y soit étranger, que « l’homme est bon », et aussi bien le dit contraire, ça ne veuille dire strictement rien qui ait un sens, on peut à juste titre s’étonner que personne n’ait de cette remarque (dont une fois de plus l’évidence renvoie à l’être comme évidement) fait référence structurale. Nous risquerons-nous au dire que la coupure en fin de compte n’ex-siste pas de la sphère ? – Pour la raison que rien ne l’oblige à se fermer, puisqu’à rester ouverte elle y produit le même effet, qualifiable du trou, mais de ce qu’ici ce terme ne puisse être pris que dans l’acception imaginaire de rupture de surface : évident certes, mais de réduire ce qu’il peut cerner au vide d’un quelconque possible dont la substance n’est que corrélat (compossible oui ou non : issue du prédicat dans le propositionnel avec tous les faux pas dont on s’amuse).

Sans l’homosexualité grecque, puis arabe, et le relais de l’eucharistie tout cela eût nécessité un Autre recours bien avant. Mais on comprend qu’aux grandes époques que nous venons d’évoquer, la religion seule en fin de compte, de constituer l’opinion vraie, l’ôry¯ dòja, pût à ce mathème donner le fonds dont il se trouvait de fait investi. Il en restera toujours quelque chose même si l’on croit le contraire, et c’est pourquoi rien ne prévaudra contre l’Église jusqu’à la fin des temps. Puisque les études bibliques n’en ont encore sauvé personne.

Seuls ceux pour qui ce bouchon n’a aucun intérêt, les théologiens par exemple, travailleront dans la structure… si le cœur leur en dit, mais gare à la nausée.

 

Ce que la topologie enseigne, c’est le lien nécessaire qui s’établit de la coupure au nombre de tours qu’elle comporte pour qu’en soit obtenue une modification de la structure ou de l’asphère (42)(l, apostrophe), seul accès concevable au réel, et concevable de l’impossible en ce qu’elle le démontre.

Ainsi du tour unique qui dans l’asphère fait lambeau sphériquement stable à y introduire l’effet du supplément qu’elle prend du point hors ligne, l’ôry¯ dòja. Le boucler double, ce tour, obtient tout autre chose : chute de la cause du désir d’où se produit la bande moebienne du sujet, cette chute le démontrant n’être qu’ex-sistence à la coupure à double boucle dont il résulte.

Cette ex-sistence est dire et elle le prouve de ce que le sujet reste à la merci de son dit s’il se répète, soit : comme la bande moebienne d’y trouver son fading (évanouissement).

Point-nœud (cas de le dire), c’est le tour dont se fait le trou, mais seulement en ce « sens » que du tour, ce trou s’imagine, ou s’y machine, comme on voudra.

L’imagination du trou a des conséquences certes : est-il besoin d’évoquer sa fonction « pulsionnelle » ou, pour mieux dire, ce qui en dérive (Trieb) ? C’est la conquête de l’analyse que d’en avoir fait mathème, quand la mystique auparavant ne témoignait de son épreuve qu’à en faire l’indicible. Mais d’en rester à ce trou-là, c’est la fascination qui se reproduit, dont le discours universel maintient son privilège, bien plus elle lui rend corps, du discours analytique.

Avec l’image rien jamais n’y fera. Le semblable s’oupirera même de ce qui s’y emblave.

Le trou ne se motive pas du clin d’œil, ni de la syncope mnésique, ni du cri. Qu’on l’approche de s’apercevoir que le mot s’emprunte du motus, n’est pas de mise là d’où la topologie s’instaure.

Un tore n’a de trou, central ou circulaire, que pour qui le regarde en objet, non pour qui en est le sujet, soit d’une coupure qui n’implique nul trou, mais qui l’oblige à un nombre précis de tours de dire pour que ce tore se fasse (se fasse s’il le demande, car après tout un tore vaut mieux qu’un travers), se fasse, comme nous nous sommes prudemment contenté de l’imager, bande de Moebius, ou contrebande si le mot vous plaît mieux.

Un tore, comme je l’ai démontré il y a dix ans à des gens en mal de m’envaser de leur contrebande à eux, c’est la structure de la névrose en tant que le désir peut, de la ré-pétition indéfiniment énumérable de la demande, se boucler en deux tours. C’est à (43)cette condition du moins que s’en décide la contrebande du sujet, – dans ce dire qui s’appelle l’interprétation.

Je voudrais seulement faire un sort à la sorte d’incitation que peut imposer notre topologie structurale.

J’ai dit la demande numérable dans ses tours. Il est clair que si le trou n’est pas à imaginer, le tour n’ex-siste que du nombre dont il s’inscrit dans la coupure dont seule la fermeture compte.

J’insiste : le tour en soi n’est pas comptable ; répétitif, il ne ferme rien, il n’est ni dit ni à dire, c’est-à-dire nulle proposition. D’où ce serait trop dire qu’il ne relève pas d’une logique, qui reste à faire à partir de la modale.

Mais si comme l’assure notre figuration première de la coupure dont du tore se fait la bande de Moebius, une demande y suffit, mais qui peut se ré-péter d’être énumérable, autant dire qu’elle ne s’apparie au double tour dont se fonde la bande qu’à se poser du transfini (cantorien).

Reste que la bande ne saurait se constituer qu’à ce que les tours de la demande soient de nombre impair.

Le transfini en restant exigible, de ce que rien, nous l’avons dit, ne s’y compte qu’à ce que la coupure s’en ferme, le dit transfini, tel Dieu lui-même dont on sait qu’il s’en félicite, y est sommé d’être impair.

Voilà qui ajoute une dit-mension à la topologie de notre pratique du dire.

Ne doit-elle pas rentrer dans le concept de la répétition en tant qu’elle n’est pas laissée à elle-même, mais que cette pratique la conditionne, comme nous l’avons aussi fait observer de l’inconscient ?

Il est saisissant, – encore que déjà vu pour ce que je dis, qu’on s’en souvienne –, que l’ordre (entendons : l’ordinal) dont j’ai effectivement frayé la voie dans ma définition de la répétition et à partir de la pratique, est passé tout à fait dans sa nécessité inaperçu de mon audience.

J’en marque ici le repère pour une reprise à venir.

 

Disons pourtant la fin de l’analyse du tore névrotique.

L’objet (a) à choir du trou de la bande s’en projette après coup dans ce que nous appellerons, d’abus imaginaire, le trou central (44)du tore, soit autour de quoi le transfini impair de la demande se résout du double tour de l’interprétation.

Cela, c’est ce dont le psychanalyste a pris fonction à le situer de son semblant.

L’analysant ne termine qu’à faire de l’objet (a) le représentant de la représentation de son analyste. C’est donc autant que son deuil dure de l’objet (a) auquel il l’a enfin réduit, que le psychanalyste persiste à causer son désir : plutôt maniaco-dépressivement.

C’est l’état d’exultation que Balint, à le prendre à côté, n’en décrit pas moins bien : plus d’un « succès thérapeutique », trouve là sa raison, et substantielle éventuellement. Puis le deuil s’achève.

Reste le stable de la mise à plat du phallus, soit de la bande, où l’analyse trouve sa fin, celle qui assure son sujet supposé du savoir :

… que, le dialogue d’un sexe à l’autre étant interdit de ce qu’un discours, quel qu’il soit, se fonde d’exclure ce que le langage y apporte d’impossible, à savoir le rapport sexuel, il en résulte pour le dialogue à l’intérieur de chaque (sexe) quelque inconvénient,

… que rien ne saurait se dire « sérieusement » (soit pour former de série limite) qu’à prendre sens de l’ordre comique, – à quoi pas de sublime (voire Dante là encore) qui ne fasse révérence,

… et puis que l’insulte, si elle s’avère par l’¦pow être du dialogue le premier mot comme le dernier (conféromère), le jugement de même, jusqu’au « dernier », reste fantasme, et pour le dire, ne touche au réel qu’à perdre toute signification.

De tout cela il saura se faire une conduite. Il y en a plus d’une, même des tas, à convenir aux trois dit-mensions de l’impossible : telles qu’elles se déploient dans le sexe, dans le sens, et dans la signification.

S’il est sensible au beau, à quoi rien ne l’oblige, il le situera de l’entre-deux-morts, et si quelqu’une de ces vérités lui parest bonne à faire entendre, ce n’est qu’au midire du tour simple qu’il se fiera.

 

Ces bénéfices à se soutenir d’un second-dire, n’en sont pas moins établis, de ce qu’ils le laissent oublié.

Là est le tranchant de notre énonciation de départ. Le dit premier, idéalement de prime-saut de l’analysant, n’a ses effets de structure qu’à ce que « parsoit » le dire, autrement dit que l’interprétation fasse parêtre.

(45)En quoi consiste le parêtre ? En ce que produisant les coupures « vraies » : à entendre strictement des coupures fermées à quoi la topologie ne permet pas de se réduire au point-hors-ligne ni, ce qui est la même chose, de ne faire que trou imaginable.

De ce parêtre, je n’ai pas à exposer le statut autrement que de mon parcours même, m’étant déjà dispensé de connoter son émergence au point, plus haut, où je l’ai permise.

En faire arrêt(re) dans ce parcours serait du même coup le pén-êtrer, le faire être, et même presque est encore trop.

Ce dire que je rappelle à l’ex-sistence, ce dire à ne pas oublier, du dit primaire, c’est de lui que la psychanalyse peut prétendre à se fermer.

Si l’inconscient est structuré comme un langage, je n’ai pas dit : par –. L’audience, s’il faut entendre par là quelque chose comme une acoustique mentale, l’audience que j’avais alors était mauvaise, les psychanalystes ne l’ayant pas meilleure que les autres. Faute d’une remarque suffisante de ce choix (évidemment pas un de ces traits qui les touchaient, de les é-pater – sans plus d’ailleurs), il m’a fallu auprès de l’audience universitaire, elle qui dans ce champ ne peut que se tromper, faire étal de circonstances de nature à m’empêcher de porter mes coups sur mes propres élèves, pour expliquer que j’aie laissé passer une extravagance telle que de faire de l’inconscient « la condition du langage », quand c’est manifestement par le langage que je rends compte de l’inconscient : le langage, fis-je donc transcrire dans le texte revu d’une thèse, est la condition de l’inconscient.

Rien ne sert à rien, quand on est pris dans certaines fourchettes mentales, puisque me voici forcé de rappeler la fonction, spécifiée en logique, de l’article qui porte au réel de l’unique l’effet d’une définition, – un article, lui « partie du discours » c’est-à-dire grammatical, faisant usage de cette fonction dans la langue dont je me sers, pour y être défini défini.

Le langage ne peut désigner que la structure dont il y a effet de langages, ceux-ci plusieurs ouvrant l’usage de l’un entre autres qui donne à mon comme sa très précise portée, celle du comme unlangage, dont justement diverge de l’inconscient le sens commun. Les langages tombent sous le coup du pastous de la façon la plus certaine puisque la structure n’y a pas d’autre sens, et que c’est en(46)quoi elle relève de ma récréation topologique d’aujourd’hui.

Ainsi la référence dont je situe l’inconscient est-elle justement celle qui à la linguistique échappe, pour ce que comme science elle n’a que faire du parêtre, pas plus qu’elle ne noumène. Mais elle nous mène bel et bien, et Dieu sait où, mais sûrement pas à l’inconscient, qui de la prendre dans la structure, la déroute quant au réel dont se motive le langage : puisque le langage, c’est ça même, cette dérive.

La psychanalyse n’y accède, elle, que par l’entrée en jeu d’une Autre dit-mention laquelle s’y ouvre de ce que le meneur (du jeu) « fasse semblant » d’être l’effet de langage majeur, l’objet dont s’(a)nime la coupure qu’elle permet par là : c’est l’objet (a) pour l’appeler du sigle que je lui affecte.

Cela, l’analyste le paye de devoir représenter la chute d’un discours, après avoir permis au sens de s’enserrer autour de cette chute à quoi il se dévoue.

Ce que dénonce la déception que je cause à bien des linguistes sans issue possible pour eux, bien que j’en aie, moi, le démêlé.

Qui ne peut voir en effet à me lire, voire à me l’avoir entendu dire en clair, que l’analyste est dès Freud très en avance là-dessus sur le linguiste, sur Saussure par exemple qui en reste à l’accès stoïcien, le même que celui de saint Augustin ? (cf. entre autres, le De magistro, dont à en dater mon appui, j’indiquais assez la limite : la distinction signans-signatum).

Très en avance, j’ai dit en quoi : la condensation et le déplacement antécédant la découverte, Jakobson aidant, de l’effet de sens de la métaphore et de la métonymie.

Pour si peu que l’analyse se sustente de la chance que je lui en offre, cette avance, elle la garde, – et la gardera d’autant de relais que l’avenir veuille apporter à ma parole.

Car la linguistique par contre pour l’analyse ne fraye rien, et le soutien même que j’ai pris de Jakobson, n’est, à l’encontre de ce qui se produit pour effacer l’histoire dans la mathématique pas de l’ordre de l’après-coup, mais du contrecoup, – au bénéfice, et second-dire, de la linguistique.

Le dire de l’analyse en tant qu’il est efficace, réalise l’apophantique qui de sa seule ex-sistence se distingue de la proposition. C’est ainsi qu’il met à sa place la fonction propositionnelle, en (47)tant que, je pense l’avoir montré, elle nous donne le seul appui à suppléer à l’ab-sens du rapport sexuel. Ce dire s’y renomme, de l’embarras que trahissent des champs aussi éparpillés que l’oracle et l’hors-discours de la psychose, par l’emprunt qu’il leur fait du terme d’interprétation.

C’est le dire dont se ressaisissent, à en fixer le désir, les coupures qui ne se soutiennent comme non-fermées que d’être demandes. Demandes qui d’apparier l’impossible au contingent, le possible au nécessaire, font semonce aux prétentions de la logique qui se dit modale.

Ce dire ne procède que du fait que l’inconscient, d’être « structuré comme un langage », c’est-à-dire lalangue qu’il habite, est assujetti à l’équivoque dont chacune se distingue. Une langue entre autres n’est rien de plus que l’intégrale des équivoques que son histoire y a laissé persister. C’est la veine dont le réel, le seul pour le discours analytique à motiver son issue, le réel qu’il n’y a pas de rapport sexuel, y a fait dépôt au cours des âges. Ceci dans l’espèce que ce réel introduit à l’un, soit à l’unique du corps qui en prend organe, et de ce fait y fait organes écartelés d’une disjonction par où sans doute d’autres réels viennent à sa portée, mais pas sans que la voie quadruple de ces accès ne s’infinitise à ce que s’en produise le « nombre réel ».

Le langage donc, en tant que cette espèce y a sa place, n’y fait effet de rien d’autre que de la structure dont se motive cette incidence du réel.

Tout ce qui en parest d’un semblant de communication est toujours rêve, lapsus ou joke.

Rien à faire donc avec ce qui s’imagine et se confirme en bien des points d’un langage animal.

Le réel là n’est pas à écarter d’une communication univoque dont aussi bien les animaux, à nous donner le modèle, nous feraient leurs dauphins : une fonction de code s’y exerce par où se fait la néguentropie de résultats d’observation. Bien plus, des conduites vitales s’y organisent de symboles en tout semblables aux nôtres (érection d’un objet au rang de signifiant du maître dans l’ordre du vol de migration, symbolisme de la parade tant amoureuse que du combat, signaux de travail, marques du territoire), à ceci près que ces symboles ne sont jamais équivoques.

(48)Ces équivoques dont s’inscrit l’à-côté d’une énonciation, se concentrent de trois points-nœuds où l’on remarquera non seulement la présence de l’impair (plus haut jugé indispensable), mais qu’aucun ne s’y imposant comme le premier, l’ordre dont nous allons les exposer s’y maintient et d’une double boucle plutôt que d’un seul tour.

Je commence par l’homophonie, – d’où l’orthographe dépend. Que dans la langue qui est la mienne, comme j’en ai joué plus haut, deux soit équivoque à d’eux, garde trace de ce jeu de l’âme par quoi faire d’eux deux-ensemble trouve sa limite à « faire deux » d’eux.

On en trouve d’autres dans ce texte, du parêtre au s’emblant.

Je tiens que tous les coups sont là permis pour la raison que quiconque étant à leur portée sans pouvoir s’y reconnaître, ce sont eux qui nous jouent. Sauf à ce que les poètes en fassent calcul et que le psychanalyste s’en serve là où il convient.

Où c’est convenable pour sa fin : soit pour, de son dire qui en rescinde le sujet, renouveler l’application qui s’en représente sur le tore, sur le tore dont consiste le désir propre à l’insistance de sa demande.

Si une gonfle imaginaire peut ici aider à la transfinitisation phallique, rappelons pourtant que la coupure ne fonctionne pas moins à porter sur ce chiffonné, dont au dessin girafoïde du petit Hans j’ai fait gloire en son temps.

Car l’interprétation se seconde ici de la grammaire. À quoi, dans ce cas comme dans les autres, Freud ne se prive pas de recourir. Je ne reviens pas ici sur ce que je souligne de cette pratique avouée en maints exemples.

Je relève seulement que c’est là ce que les analystes imputent pudiquement à Freud d’un glissement dans l’endoctrination. Ce à des dates (cf. celle de l’homme aux rats) où il n’a pas plus d’arrière-monde à leur proposer que le système C en proie à des « incitations internes ».

Ainsi les analystes qui se cramponnent au garde-fou de la « psychologie générale », ne sont même pas capables de lire, dans ces cas éclatants, que Freud fait aux sujets « répéter leur leçon », dans leur grammaire.

À ceci près qu’il nous répète que, du dit de chacun d’eux, nous (49)devons être prêts à réviser les « parties du discours » que nous avons cru pouvoir retenir des précédents.

Bien sûr est-ce là ce que les linguistes se proposent comme idéal, mais si la langue anglaise parest propice à Chomsky, j’ai marqué que ma première phrase s’inscrit en faux d’une équivoque contre son arbre transformationnel.

« Je ne te le fais pas dire ». N’est-ce pas là le minimum de l’intervention interprétative ? Mais ce n’est pas son sens qui importe dans la formule que lalangue dont j’use ici permet d’en donner, c’est que l’amorphologie d’un langage ouvre l’équivoque entre « Tu l’as dit » et « Je le prends d’autant moins à ma charge que, chose pareille, je ne te l’ai par quiconque fait dire ».

Chiffre 3 maintenant : c’est la logique, sans laquelle l’interprétation serait imbécile, les premiers à s’en servir étant bien entendu ceux qui, pour de l’inconscient transcendantaliser l’existence, s’arment du propos de Freud qu’il soit insensible à la contradiction.

Il ne leur est sans doute pas encore parvenu que plus d’une logique s’est prévalu de s’interdire ce fondement, et de n’en pas moins rester « formalisée », ce qui veut dire propre au mathème.

Qui reprocherait à Freud un tel effet d’obscurantisme et les nuées de ténèbres qu’il a aussitôt, de Jung à Abraham, accumulées à lui répondre ? – Certes pas moi qui ai aussi, à cet endroit (de mon envers), quelques responsabilités.

Je rappellerai seulement qu’aucune élaboration logique, ce à partir d’avant Socrate et d’ailleurs que de notre tradition, n’a jamais procédé que d’un noyau de paradoxes, – pour se servir du terme, recevable partout, dont nous désignons les équivoques qui se situent de ce point qui, pour venir ici en tiers, est aussi bien premier ou second.

À qui échoué-je cette année de faire sentir que le bain de Jouvence dont le mathème dit logique a retrouvé pour nous sa prise et sa vigueur, ce sont ces paradoxes pas seulement rafraîchis d’être promus en de nouveaux termes par un Russell, mais encore inédits de provenir du dire de Cantor ?

Irai-je à parler de la « pulsion génitale » comme du cata-logue des pulsions pré-génitales en tant qu’elles ne se contiennent pas elles-mêmes, mais qu’elles ont leur cause ailleurs, soit dans cet Autre à quoi la « génitalité » n’a accès qu’à ce qu’il prenne « barre » (50)sur elle de la division qui s’effectue de son passage au signifiant majeur, le phallus ?

Et pour le transfini de la demande, soit la ré-pétition, reviendrai-je sur ce qu’elle n’a d’autre horizon que de donner corps à ce que le deux ne soit pas moins qu’elle inaccessible à seulement partir de l’un qui ne serait pas celui de l’ensemble vide ?

Je veux ici marquer qu’il n’y a là que recueil, – sans cesse alimenté du témoignage que m’en donnent ceux-là bien sûr dont j’ouvre l’oreille –, recueil de ce que chacun peut aussi bien que moi et eux tenir de la bouche même des analysants pour peu qu’il se soit autorisé à prendre la place de l’analyste.

Que la pratique avec les ans m’ait permis d’en faire dits et redits, édits, dédits, c’est bien la bulle dont tous les hommes se font la place qu’ils méritent dans d’autres discours que celui que je propose.

À s’y faire d’race guidants à qui s’en remettent des guidés, pédants… (cf. plus haut).

Au contraire dans l’accession au lieu d’où se profère ce que j’énonce, la condition tenue d’origine pour première, c’est d’être l’analysé, soit ce qui résulte de l’analysant.

Encore me faut-il pour m’y maintenir au vif de ce qui m’y autorise, ce procès toujours le recommencer.

Où se saisit que mon discours est par rapport aux autres à contrepente, ai-je dit déjà, et se confirme mon exigence de la double boucle pour que l’ensemble s’en ferme.

Ceci autour d’un trou de ce réel dont s’annonce ce dont après-coup il n’y a pas de plume qui ne se trouve témoigner : qu’il n’y a pas de rapport sexuel.

Ainsi s’explique ce midire dont nous venons à bout, celui par quoi la femme de toujours serait leurre de vérité. Fasse le ciel enfin rompu de la voie que vous ouvrons lactée, que certaines de n’être pastoutes, pour l’hommodit en viennent à faire l’heure du réel. Ce qui ne serait pas forcément plus désagréable qu’avant.

 

Ça ne sera pas un progrès, puisqu’il n’y en a pas qui ne fasse regret, regret d’une perte. Mais qu’on en rie, la langue que je sers s’y trouverait refaire le joke de Démocrite sur le mhden: à l’extraire par chute du mh de la (négation) du rien qui semble l’appeler, telle notre bande le fait d’elle-même à sa rescousse.

(51)Démocrite en effet nous fit cadeau de l’tomow, du réel radical, à en élider le pas », m®, mais dans sa subjonctivité, soit ce modal dont la demande refait la considération. Moyennant quoi le d¡nfut bien le passager clandestin dont le clam fait maintenant notre destin.

Pas plus matérialiste en cela que n’importe qui de sensé, que moi ou que Marx par exemple. Pour Freud je n’en jurerais pas : qui sait la graine de mots ravis qui a pu lever dans son âme d’un pays où la Kabbale cheminait.

À toute matière, il faut beaucoup d’esprit, et de son cru, car sans cela d’où lui viendrait-il ? C’est ce que Freud a senti, mais non sans le regret dont je parlais plus haut.

Je ne déteste donc pas du tout certains symptômes, liés à l’intolérable de la vérité freudienne.

Ils la confirment, et même à croire prendre force de moi. Pour reprendre une ironie de Poincaré sur Cantor, mon discours n’est pas stérile, il engendre l’antinomie, et même mieux : il se démontre pouvoir se soutenir même de la psychose.

Plus heureux que Freud qui, pour en aborder la structure, a dû recourir à l’épave des mémoires d’un défunt, c’est d’une reprise de ma parole que naît mon Schreber (et même ici biprésident, aigle à deux têtes).

Mauvaise lecture de mon discours sans doute, c’en est une bonne : c’est le cas de toutes : à l’usage. Qu’un analysant en arrive tout animé à sa séance, suffit pour qu’il enchaîne tout droit sur sa matière œdipienne, – comme de partout m’en revient le rapport.

Évidemment mon discours n’a pas toujours des rejets aussi heureux. Pour le prendre sous l’angle de l’ « influence » chère aux thèses universitaires, cela semble pouvoir aller assez loin, au regard notamment d’un tourbillon de sémantophilie dont on le tiendrait pour précédent, alors d’une forte priorité c’est ce que je centrerais du mot-valise… On movalise depuis un moment à perte de vue et ce n’est hélas ! pas sans m’en devoir un bout.

Je ne m’en console ni ne m’en désole. C’est moins déshonorant pour le discours analytique que ce qui se produit de la formation des sociétés de ce nom. Là, c’est de tradition le philistinisme qui donne le ton, et les récentes sorties contre les sursauts de la jeunesse ne font rien de plus que s’y conformer.

(52)Ce que je dénonce, c’est que tout est bon aux analystes de cette filière pour se défiler d’un défi dont je tiens qu’ils prennent existence, – car c’est là fait de structure à les déterminer.

Le défi, je le dénote de l’abjection. On sait que le terme d’absolu a hanté le savoir et le pouvoir, – dérisoirement il faut le dire : là semblait-il, restait espoir, que les saints ailleurs représentent. Il faut en déchanter. L’analyste déclare forfait.

Quant à l’amour dont le surréalisme voudrait que les mots le fassent, est-ce à dire que ça en reste là ? Il est étrange que ce que l’analyse y démontre de recel, n’y ait pas fait jaillir ressource de semblant.

 

Pour terminer selon le conseil de Fenouillard concernant la limite,

je salue Henri-Rousselle dont à prendre ici occasion, je n’oublie pas qu’il m’offre lieu à, ce jeu du dit au dire, en faire démonstration clinique. Où mieux ai-je fait sentir qu’à l’impossible à dire se mesure le réel – dans la pratique ?

et date la chose de :

BELOEIL, le 14 juillet 72

 

Belœil où l’on peut penser que Charles 1er quoique pas de ma ligne, m’a fait défaut, mais non, qu’on le sache, Coco, forcément Belœil, d’habiter l’auberge voisine, soit l’ara tricolore que sans avoir à explorer son sexe, j’ai dû classer comme hétéro –, de ce qu’on le dise être parlant.

 


[1]. Le philosophe s’inscrit (au sens où on le dit d’une circonférence) dans le discours du maître. Il y joue le rôle du fou. Ça ne veut pas dire que ce qu’il dit soit sot ; c’est même plus qu’utilisable. Lisez Shakespeare.

Ça ne dit pas non plus, qu’on y prenne garde, qu’il sache ce qu’il dit. Le fou de cour a un rôle : celui d’être le tenant-lieu de la vérité. Il le peut à s’exprimer comme un langage, tout comme l’inconscient. Qu’il en soit, lui, dans l’inconscience est secondaire, ce qui importe est que le rôle soit tenu.

Ainsi Hegel, de parler aussi juste du langage mathématique que Bertrand Russell, n’en loupe pas moins la commande : c’est que Bertrand Russell est dans le discours de la science.

Kojève que je tiens pour mon maître, de m’avoir initié à Hegel, avait la même partialité à l’égard des mathématiques, mais il faut dire qu’il en était au temps de Russell, et qu’il ne philosophisait qu’au titre du discours universitaire où il s’était rangé par provision, mais sachant bien que son savoir n’y fonctionnait que comme semblant et le traitant comme tel : il l’a montré de toutes manières, livrant ses notes à qui pouvait en faire profit et posthumant sa dérision de toute l’aventure.

Ce mépris qui fut le sien, se soutenait de son discours de départ qui fut aussi celui où il retourna : le grand commis sait traiter les bouffons aussi bien que les autres, soit en sujets, qu’ils sont, du souverain.

f[2] Ici s’arrête ce qui paraît concurremment dans le mémorial d’Henri Rousselle.

[3]. Il paraîtra, j’espère ici, que de l’imputation de structuralisme, à entendre comme compréhension du monde, une de plus au guignol sous lequel nous est représentée l’« histoire littéraire » (c’est de cela qu’il s’agit), n’est malgré la gonfle de publicité qu’elle m’a apportée et sous la forme la plus plaisante puisque j’y étais embarqué dans la meilleure compagnie, n’est peut-être pas ce dont j’aie lieu d’être satisfait.

Et de moins en moins dirais-je, à mesure qu’y fait montée une acception dont la vulgate s’énoncerait assez bien de ce que les routes s’expliquent de conduire d’un panneau Michelin à un autre : « Et voilà pourquoi votre carte est muette ».

1936 LACAN « Au delà du « Principe de réalité », fut publié en 1936 dans l’Évolution Psychiatrique, fascicule 3, pages 67 à 86.

1936-10-00 :      Au delà du « principe de réalité » (15 p.)

(67)PREMIER ARTICLE

 

AUTOUR DE CE PRINCIPE FONDAMENTAL DE LA DOCTRINE DE FREUD, LA DEUXIÈME GÉNÉRATION DE SON ÉCOLE PEUT DÉFINIR SA DETTE ET SON DEVOIR.

 

Pour le psychiatre ou le psychologue qui s’initie en nos années 30 à la méthode psychanalytique, il ne s’agit plus d’une de ces conversions qui rompent un progrès mental et qui, comme telles, témoignent moins d’un choix mûri dans la recherche que de l’explosion d’une secrète discordance affective. Séduction éthique du dévouement à une cause discutée, jointe à celle économique d’une spéculation contre les valeurs établies, nous ne regrettons pas pour l’analyse ces attraits trop offerts aux détours de la compensation. La psychologie nouvelle ne reconnaît pas seulement à la psychanalyse le droit de cité ; en la recoupant sans cesse dans le progrès de disciplines parties d’ailleurs, elle en démontre la valeur de voie de pionnier. Ainsi c’est, peut-on dire, sous une incidence normale que la psychanalyse est abordée par ce que nous appellerons, passant sur l’arbitraire d’une telle formule, la deuxième génération analytique. C’est cette incidence que nous voulons ici définir pour indiquer la route où elle se réfléchit.

 

I(68)LA PSYCHOLOGIE SE CONSTITUE COMME SCIENCE QUAND LA RELATIVITÉ DE SON OBJET PAR FREUD EST POSÉE, ENCORE QUE RESTREINTE AUX FAITS DU DÉSIR

 

CRITIQUE DE L’ASSOCIATIONNISME.

 

La révolution freudienne, comme toute révolution, prend son sens de ses conjonctures, c’est-à-dire de la psychologie régnant alors ; or tout jugement sur celle-ci suppose une exégèse des documents où elle s’est affirmée. Nous fixons le cadre de cet article en demandant qu’on nous fasse crédit, au moins provisoirement, sur ce travail fondamental, pour y développer le moment de la critique qui nous semble l’essentiel. En effet si nous tenons pour légitime de faire prévaloir la méthode historique dans l’étude elle-même des faits de la connaissance, nous n’en prenons pas prétexte pour éluder la critique intrinsèque qui pose la question de leur valeur : une telle critique, fondée sur l’ordre second que confère à ces faits dans l’histoire la part de réflexion qu’ils comportent, reste immanente aux données reconnues par la méthode, soit, dans notre cas, aux formes exprimées de la doctrine et de la technique, si elle requiert simplement chacune des formes en question d’être ce qu’elle se donne pour être. C’est ainsi que nous allons voir qu’à la psychologie qui à la fin du XIXe siècle se donnait pour scientifique et qui, tant par son appareil d’objectivité que par sa profession de matérialisme, en imposait même à ses adversaires, il manquait simplement d’être positive, ce qui exclut à la base objectivité et matérialisme.

On peut tenir en effet que cette psychologie se fonde sur une conception dite associationniste du psychisme, non point tellement parce qu’elle la formule en doctrine, mais bien en ce qu’elle en reçoit, et comme données du sens commun, une série de postulats qui déterminent les problèmes dans leur position même. Sans doute apparaît-il dès l’abord que les cadres où elle classe les phénomènes en sensations, perceptions, images, croyances, opérations logiques, jugements, etc., sont empruntés tels quels à la psychologie scolastique qui les tient elle-même de l’élaboration de siècles de philosophie. Il faut alors reconnaître que ces cadres, loin d’avoir été forgés pour une conception objective (69)de la réalité psychique, ne sont que les produits d’une sorte d’érosion conceptuelle où se retracent les vicissitudes d’un effort spécifique qui pousse l’homme à rechercher pour sa propre connaissance une garantie de sa vérité : garantie qui, on le, voit, est transcendante par sa position, et le reste donc dans sa forme, même quand le philosophe vient à nier son existence. Quel même relief de transcendance gardent les concepts, reliquats d’une telle recherche ? Ce serait là définir ce que l’associationnisme introduit de non-positif dans la constitution même de l’objet de la psychologie. Qu’il soit difficile de le démêler à ce niveau, c’est ce qu’on comprendra en se rappelant que la psychologie actuelle conserve maints de ces concepts, et que la purification des principes est en chaque science ce qui s’achève le plus tard.

Mais les pétitions de principes s’épanouissent dans cette économie générale des problèmes qui caractérise à chaque moment le point d’arrêt d’une théorie. Ainsi considéré d’ensemble, ce que facilite le recul du temps, l’associationnisme va nous révéler ses implications métaphysiques sous un jour éclatant : pour l’opposer simplement à une conception qui se définit plus ou moins judicieusement dans les fondements théoriques de diverses écoles contemporaines sous le nom de fonction du réel, disons que la théorie associationniste est dominée par la fonction du vrai.

 

Cette théorie est fondée sur deux concepts : l’un mécaniste, celui de l’engramme, l’autre tenu fallacieusement pour donné par l’expérience, celui de la liaison associative du phénomène mental. Le premier est une formule de recherche, assez souple au reste, pour désigner l’élément psychophysique, et qui n’introduit qu’une hypothèse, mais fondamentale, celle de la production passive de cet élément. Il est remarquable que l’école ait ajouté le postulat second du caractère atomistique de cet élément. C’est en effet ce postulat qui a limité le regard de ses tenants au point de les faire « passer à côté » des faits expérimentaux où se manifeste l’activité du sujet dans l’organisation de la forme, faits par ailleurs si compatibles avec une interprétation matérialiste que leurs inventeurs ultérieurement ne les ont pas autrement conçus.

(70)Le second des concepts, celui de la liaison associative, est fondé sur l’expérience des réactions du vivant, mais est étendu aux phénomènes mentaux, sans que soient critiquées d’aucune façon les pétitions de principes, qu’il emprunte précisément au donné psychique, particulièrement celle qui suppose donnée la forme mentale de la similitude, pourtant si délicate à analyser en elle-même. Ainsi est introduit dans le concept explicatif le donné même du phénomène qu’on prétend expliquer. Il s’agit là de véritables tours de passe-passe conceptuels, dont l’innocence n’excuse pas la grossièreté, et qui, comme l’a souligné un Janet, véritable vice mental propre à une école, devient vraiment la cheville usitée à tous les tournants de la théorie. Inutile de dire qu’ainsi peut être méconnue totalement la nécessité d’une sorte d’analyse, qui exige sans doute de la subtilité, mais dont l’absence rend caduque toute explication en psychologie, et qui s’appelle l’analyse phénoménologique.

Dès lors il faut se demander ce que signifient ces carences dans le développement d’une discipline qui se pose pour objective ? Est-ce le fait du matérialisme, comme on l’a laissé dire à une certaine critique ? Pis encore, l’objectivité même est-elle impossible à atteindre en psychologie ?

On dénoncera le vice théorique de l’associationnisme, si l’on reconnaît dans sa structure la position du problème de la connaissance sous le point de vue philosophique. C’est bien en effet la position traditionnelle de ce problème qui, pour avoir été héritée sous le premier camouflage des formules dites empiristes de Locke, se retrouve dans les deux concepts fondamentaux de la doctrine. À savoir l’ambiguïté d’une critique qui, sous la thèse « nihil erit in intellectu quod non prius fuerit in sensu », réduit l’action du réel au point de contact de la mythique sensation pure, c’est-à-dire à n’être que le point aveugle de la connaissance, puisque rien n’y est reconnu, – et qui impose d’autant plus fortement, explicitée ou non dans le « nisi intellectus ipse », comme l’antinomie dialectique d’une thèse incomplète, la primauté de l’esprit pur, en tant que par le décret essentiel de l’identification, reconnaissant l’objet en même temps qu’il l’affirme, il constitue le moment vrai de la connaissance.

C’est la source de cette conception atomistique de l’engramme d’où procèdent les aveuglements de la doctrine à l’égard de l’expérience, cependant que la liaison associative, par ses implications non critiquées, (71)y véhicule une théorie foncièrement idéaliste des phénomènes de la connaissance.

Ce dernier point, évidemment paradoxal dans une doctrine dont les prétentions sont celles d’un matérialisme naïf, apparaît clairement dès qu’on tente d’en formuler un exposé un peu systématique, c’est-à-dire soumis à la cohérence propre de ses concepts. Celui de Taine qui est d’un vulgarisateur, mais conséquent, est précieux à cet égard. On y suit une construction sur les phénomènes de la connaissance qui a pour dessein d’y réduire les activités supérieures à des complexes de réactions élémentaires, et qui en est réduite à chercher dans le contrôle des activités supérieures les critères différentiels des réactions élémentaires. Qu’on se réfère, pour saisir pleinement ce paradoxe, à la frappante définition qui y est donnée de la perception comme d’une « hallucination vraie ».

Tel est donc le dynamisme de concepts empruntés à une dialectique transcendantale que la psychologie associationniste échoue, pour s’y fonder, et d’autant plus fatalement qu’elle les reçoit vidés de la réflexion qu’ils comportent, à constituer son objet en termes positifs : dès lors en effet que les phénomènes s’y définissent en fonction de leur vérité, ils sont soumis dans leur conception même à un classement de valeur. Une telle hiérarchie non seulement vicie, nous l’avons vu, l’étude objective des phénomènes quant à leur portée dans la connaissance même, mais encore, en subordonnant à sa perspective tout le donné psychique, elle en fausse l’analyse et en appauvrit le sens.

C’est ainsi qu’en assimilant le phénomène de l’hallucination à l’ordre sensoriel, la psychologie associationniste ne fait que reproduire la portée absolument mythique que la tradition philosophique conférait à ce phénomène dans la question d’école sur l’erreur des sens ; sans doute la fascination propre à ce rôle de scandale théorique explique-t-elle ces véritables méconnaissances dans l’analyse du phénomène, qui permettent la perpétuation, tenace encore chez plus d’un clinicien, d’une position aussi erronée de son problème.

Considérons maintenant les problèmes de l’image. Ce phénomène, sans doute le plus important de la psychologie par la richesse de ses données concrètes, l’est encore par la complexité de sa fonction, complexité qu’on ne peut tenter d’embrasser sous un seul terme, si ce n’est (72)sous celui de fonction d’information. Les acceptions diverses de ce terme qui, de la vulgaire à l’archaïque, visent la notion sur un événement, le sceau d’une impression ou l’organisation par une idée, expriment en effet assez bien les rôles de l’image comme forme intuitive de l’objet, forme plastique de l’engramme et forme génératrice du développement. Ce phénomène extraordinaire dont les problèmes vont de la phénoménologie mentale à la biologie et dont l’action retentit depuis les conditions de l’esprit jusqu’à des déterminismes organiques d’une profondeur peut-être insoupçonnée, nous apparaît dans l’associationnisme, réduit à sa fonction d’illusion. L’image, selon l’esprit du système, étant considérée comme une sensation affaiblie dans la mesure où elle témoigne moins sûrement de la réalité, est tenue pour l’écho et l’ombre de la sensation, de là, identifiée à sa trace, à l’engramme. La conception, essentielle à l’associationnisme, de l’esprit comme d’un « polypier d’images », a été critiquée surtout comme affirmant un mécanisme purement métaphysique ; on a moins remarqué que son absurdité essentielle réside dans l’appauvrissement intellectualiste qu’elle impose à l’image.

En fait un très grand nombre de phénomènes psychiques sont tenus dans les conceptions de cette école pour ne signifiant rien. Ceci les exclurait des cadres d’une psychologie authentique, qui sait qu’une certaine intentionnalité est phénoménologiquement inhérente à son objet. Pour l’associationnisme, ceci équivaut à les tenir pour insignifiants, c’est-à-dire à les rejeter soit au néant de la méconnaissance, soit à la vanité de « l’épiphénomène ».

Une telle conception distingue donc deux ordres dans les phénomènes psychiques, d’une part ceux qui s’insèrent à quelque niveau des opérations de la connaissance rationnelle, d’autre part tous les autres, sentiments, croyances, délires, assentiments, intuitions, rêves. Les premiers ont nécessité l’analyse associationniste du psychisme ; les seconds doivent s’expliquer par quelque déterminisme, étranger à leur « apparence », et dit « organique » en ce qu’il les réduit soit au support d’un objet physique, soit au rapport d’une fin biologique.

Ainsi aux phénomènes psychiques n’est reconnue aucune réalité propre : ceux qui n’appartiennent pas à la réalité vraie n’ont de réalité (73)qu’illusoire. Cette réalité vraie est constituée par le système des références qui vaut pour la science déjà établie : c’est-à-dire des mécanismes tangibles pour les sciences physiques, à quoi s’ajoutent des motivations utilitaires pour les sciences naturelles. Le rôle de la psychologie n’est que de réduire à ce système les phénomènes psychiques et de le vérifier en déterminant par lui les phénomènes eux-mêmes qui en constituent la connaissance. C’est en tant qu’elle est fonction de cette vérité que cette psychologie n’est pas une science.

 

VÉRITÉ DE LA PSYCHOLOGIE ET

PSYCHOLOGIE DE LA VÉRITÉ.

 

Qu’on entende bien ici notre pensée. Nous ne jouons pas au paradoxe de dénier que la science n’ait pas à connaître de la vérité. Mais nous n’oublions pas que la vérité est une valeur qui répond à l’incertitude dont l’expérience vécue de l’homme est phénoménologiquement marquée et que la recherche de la vérité anime historiquement sous la rubrique du spirituel, les élans du mystique et les règles du moraliste, les cheminements de l’ascète comme les trouvailles du mystagogue.

Cette recherche, en imposant à toute une culture la prééminence de la vérité dans le témoignage, a créé une attitude morale qui a été et reste pour la science une condition d’existence. Mais la vérité dans sa valeur spécifique reste étrangère à l’ordre de la science : la science peut s’honorer de ses alliances avec la vérité ; elle peut se proposer comme objet son phénomène et sa valeur ; elle ne peut d’aucune façon l’identifier pour sa fin propre.

S’il paraît là quelque artifice, qu’on s’arrête un instant aux critères vécus de la vérité et qu’on se demande ce qui, dans les relativismes vertigineux où sont venues la physique et les mathématiques contemporaines, subsiste des plus concrets de ces critères : où sont la certitude, épreuve de la connaissance mystique, l’évidence, fondement de la spéculation philosophique, la non-contradiction même, plus modeste exigence de la construction empirico-rationaliste. Plus à portée de notre jugement, peut-on dire que le savant se demande si l’arc-en-ciel, par exemple, est vrai. Seulement lui importe que ce phénomène soit communicable en quelque langage (condition de l’ordre mental), enregistrable (74)sous quelque forme (condition de l’ordre expérimental) et qu’il parvienne à l’insérer dans la chaîne des identifications symboliques où sa science unifie le divers de son objet propre (condition de l’ordre rationnel).

Il faut convenir que la théorie physico-mathématique à la fin du XIXe siècle recourait encore à des fondements assez intuitifs, éliminés depuis, pour qu’on pût hypostasier en eux sa prodigieuse fécondité et qu’ainsi leur fût reconnue la toute-puissance impliquée dans l’idée de la vérité. D’autre part, les succès pratiques de cette science lui conféraient pour la foule ce prestige aveuglant qui n’est pas sans rapport avec le phénomène de l’évidence. Ainsi la science était-elle en bonne posture pour servir d’ultime objet à la passion de la vérité, réveillant chez le vulgaire cette prosternation devant la nouvelle idole qui s’appela le scientisme et chez le « clerc » ce pédantisme éternel qui, pour ignorer combien sa vérité est relative aux murailles de sa tour, mutile ce que du réel il lui est donné de saisir. En ne s’intéressant qu’à l’acte du savoir, qu’à sa propre activité de savant, c’est cette mutilation que commet le psychologue associationniste, et, pour être spéculative, elle n’en a pas pour le vivant et pour l’humain des conséquences moins cruelles.

 

C’est un point de vue semblable en effet qui impose au médecin cet étonnant mépris de la réalité psychique, dont le scandale, perpétué de nos jours par le maintien de toute une formation d’école, s’exprime aussi bien dans la partialité de l’observation que dans la bâtardise de conceptions comme celle du pithiatisme. Mais parce que c’est chez le médecin, c’est-à-dire chez le praticien par excellence de la vie intime, que ce point de vue apparaît de la façon la plus flagrante comme une négation systématique, c’est aussi d’un médecin que devait venir la négation du point de vue lui-même. Non point la négation purement critique qui vers la même époque fleurit en spéculation sur les « données immédiates de la conscience », mais une négation efficace en ce qu’elle s’affirmait en une positivité nouvelle. Freud fit ce pas fécond : sans doute parce qu’ainsi qu’il en témoigne dans son autobiographie, il y fut déterminé par son souci de guérir, c’est-à-dire par une activité, où,(75)contre ceux qui se plaisent à la reléguer au rang secondaire d’un « art », il faut reconnaître l’intelligence même de la réalité humaine, en tant qu’elle s’applique à la transformer.

 

RÉVOLUTION DE LA MÉTHODE FREUDIENNE.

 

Le premier signe de cette attitude de soumission au réel chez Freud fut de reconnaître qu’étant donné que le plus grand nombre des phénomènes psychiques chez l’homme se rapporte apparemment à une fonction de relation sociale, il n’y a pas lieu d’exclure la voie qui de ce fait y ouvre l’accès le plus commun : à savoir le témoignage du sujet même de ces phénomènes.

On se demande au reste sur quoi le médecin d’alors fonde l’ostracisme de principe dont le témoignage du malade est pour lui frappé, si ce n’est sur l’agacement d’y reconnaître pour vulgaires ses propres préjugés. C’est en effet l’attitude commune à toute une culture qui a guidé l’abstraction plus haut analysée comme celle des doctes : pour le malade comme pour le médecin, la psychologie est le domaine de l’« imaginaire » au sens de l’illusoire ; ce qui donc a une signification réelle, le symptôme par conséquent, ne peut être psychologique que « d’apparence », et se distinguera du registre ordinaire de la vie psychique par quelque trait discordant où se montre bien son caractère « grave ».

Freud comprend que c’est ce choix même qui rend sans valeur le témoignage du malade. Si l’on veut reconnaître une réalité propre aux réactions psychiques, il ne faut pas commencer par choisir entre elles, il faut commencer par ne plus choisir. Pour mesurer leur efficience, il faut respecter leur succession. Certes il n’est pas question d’en restituer par le récit la chaîne, mais le moment même du témoignage peut en constituer un fragment significatif, à condition qu’on exige l’intégralité de son texte et qu’on le libère des chaînes du récit.

Ainsi se constitue ce qu’on peut appeler l’expérience analytique : sa première condition se formule en une loi de non-omission, qui promeut au niveau de l’intérêt, réservé au remarquable, tout ce qui « se comprend de soi », le quotidien et l’ordinaire ; mais elle est incomplète sans la seconde, ou loi denonsystématisation, qui, posant (76)l’incohérence comme condition de l’expérience, accorde une présomption de signification à tout un rebut de la vie mentale, à savoir non seulement aux représentations dont la psychologie de l’école ne voit que le non-sens : scénario du rêve, pressentiments, fantasmes de la rêverie, délires confus ou lucides, mais encore à ces phénomènes qui, pour être tout négatifs, n’y ont pour ainsi dire pas d’état civil : lapsus du langage et ratés de l’action. Remarquons que ces deux lois, ou mieux règles de l’expérience, dont la première a été isolée par Pichon, apparaissent chez Freud en une seule qu’il a formulée, selon le concept alors régnant, comme loi de l’association libre.

DESCRIPTION PHÉNOMÉNOLOGIQUE DE

L’EXPÉRIENCE PSYCHANALYTIQUE.

 

C’est cette expérience même qui constitue l’élément de la technique thérapeutique, mais le médecin peut se proposer, s’il a quelque peu le sens théorique, de définir ce qu’elle apporte à l’observation. Il aura alors plus d’une occasion de s’émerveiller, si c’est là la forme d’étonnement qui répond dans la recherche à l’apparition d’un rapport si simple qu’il semble qu’il se dérobe à la pensée.

Le donné de cette expérience est d’abord du langage, un langage, c’est-à-dire un signe. De ce qu’il signifie, combien complexe est le problème, quand le psychologue le rapporte au sujet de la connaissance, c’est-à-dire à la pensée du sujet. Quel rapport entre celle-ci et le langage ? N’est-elle qu’un langage, mais secret, ou n’est-il que l’expression d’une pensée pure, informulée ? Où trouver la mesure commune aux deux termes de ce problème, c’est-à-dire l’unité dont le langage est le signe ? Est-elle contenue dans le mot : le nom, le verbe ou bien l’adverbe ? Dans l’épaisseur de son histoire ? Pourquoi pas dans les mécanismes qui le forment phonétiquement ? Comment choisir dans ce dédale où nous entraînent philosophes et linguistes, psycho-physiciens et physiologistes ? Comment choisir une référence, qui, à mesure qu’on la pose plus élémentaire, nous apparaît plus mythique.

Mais le psychanalyste, pour ne pas détacher l’expérience du langage de la situation qu’elle implique, celle de l’interlocuteur, touche au fait simple que le langage avant de signifier quelque chose, signifie (77)pour quelqu’un. Par le seul fait qu’il est présent et qu’il écoute, cet homme qui parle s’adresse à lui et, puisqu’il impose à son discours de ne rien vouloir dire, il y reste ce que cet hommeveut lui dire. Ce qu’il dit en effet peut « n’avoir aucun sens », ce qu’il lui dit en recèle un. C’est dans le mouvement de répondre que l’auditeur le ressent ; c’est en suspendant ce mouvement qu’il comprend le sens du discours. Il y reconnaît alors une intention, parmi celles qui représentent une certaine tension du rapport social : intention revendicative, intention punitive, intention propitiatoire, intention démonstrative, intention purement agressive. Cette intention étant ainsi comprise, qu’on observe comment la transmet le langage ? Selon deux modes dont l’analyse est riche d’enseignement : elle est exprimée, mais incomprise du sujet, dans ce que le discours rapporte du vécu, et ceci aussi loin que le sujet assume l’anonymat moral de l’expression : c’est la forme dusymbolisme ; elle est conçue, mais niée par le sujet, dans ce que le discours affirme du vécu, et ceci aussi loin que le sujet systématise sa conception : c’est la forme de la dénégation. Ainsi l’intention s’avère-t-elle, dans l’expérience, inconsciente en tant qu’exprimée, consciente en tant que réprimée. Cependant que le langage, d’être abordé par sa fonction d’expression sociale, révèle à la fois son unité significative dans l’intention, et son ambiguïté constitutive comme expression subjective, avouant contre la pensée, menteur avec elle. Remarquons en passant que ces rapports, que l’expérience offre ici à l’approfondissement phénoménologique, sont riches de directive pour toute théorie de la « conscience », spécialement morbide, leur incomplète reconnaissance rendant caduques la plupart de ces théories.

 

Mais poursuivons la décomposition de l’expérience. L’auditeur y entre donc en situation d’interlocuteur. Ce rôle, le sujet le sollicite de le tenir, implicitement d’abord, explicitement bientôt. Silencieux pourtant, et dérobant jusqu’aux réactions de son visage, peu repéré au reste en sa personne, le psychanalyste s’y refuse patiemment. N’y a-t-il pas un seuil où cette attitude doit faire stopper le monologue ? Si le sujet le poursuit, c’est en vertu de la loi de l’expérience ; mais s’adresse-t-il toujours à l’auditeur vraiment présent ou maintenant plutôt à quelque (78)autre, imaginaire mais plus réel : au fantôme du souvenir, au témoin de la solitude, à la statue du devoir, au messager du destin ?

Mais dans sa réaction même au refus de l’auditeur, le sujet va trahir l’image qu’il lui substitue. Par son imploration, par ses imprécations, par ses insinuations, par ses provocations et par ses ruses, par les fluctuations de l’intention dont il le vise et que l’analyste enregistre, immobile mais non impassible, il lui communique le dessin de cette image. Cependant, à mesure que ces intentions deviennent plus expresses dans le discours, elles s’entremêlent de témoignages dont le sujet les appuie, les corse, leur fait reprendre haleine : il y formule ce dont il souffre et ce qu’il veut ici surmonter, il y confie le secret de ses échecs et le succès de ses desseins, il y juge son caractère et ses rapports avec autrui. Il informe ainsi de l’ensemble de sa conduite l’analyste qui, témoin lui-même d’un moment de celle-ci, y trouve une base pour sa critique. Or, ce qu’après une telle critique cette conduite montre à l’analyste, c’est qu’y agit en permanence l’image même que dans l’actuel il en voit surgir. Mais l’analyste n’est pas au bout de sa découverte, car à mesure que la requête prend forme de plaidoirie, le témoignage s’élargit de ses appels au témoin ; ce sont des récits purs et qui paraissent « hors du sujet » que le sujet jette maintenant au flot de son discours, les événements sans intention et les fragments des souvenirs qui constituent son histoire, et, parmi les plus disjoints, ceux qui affleurent de son enfance. Mais voici que parmi ceux-là l’analyste retrouve cette image même que par son jeu il a suscitée du sujet, dont il a reconnu la trace imprimée en sa personne, cette image, qu’il savait certes d’essence humaine puisqu’elle provoque la passion, puisqu’elle exerce l’oppression, mais qui, comme il le fait lui-même pour le sujet, dérobait ses traits à son regard. Ces traits, il les découvre dans un portrait de famille : image du père ou de la mère, de l’adulte tout-puissant, tendre ou terrible, bienfaisant ou punisseur, image du frère, enfant rival, reflet de soi ou compagnon.

Mais cette image même que le sujet rend présente par sa conduite et qui sans cesse s’y reproduit, il l’ignore, aux deux sens du mot, à savoir : que ce qu’il répète, qu’il le tienne ou non pour sien, dans sa conduite, il ne sait pas que cette image l’explique, – et qu’il méconnaît cette (79)importance de l’image quand il évoque le souvenir qu’elle représente. Or, cependant que l’analyste achève de reconnaître cette image, le sujet par le débat qu’il poursuit, achève de lui en imposer le rôle. C’est de cette position que l’analyste tire la puissance dont il va disposer pour son action sur le sujet.

 

 

Dès lors, en effet, l’analyste agit en sorte que le sujet prenne conscience de l’unité de l’image qui se réfracte en lui en des effets disparates, selon qu’il la joue, l’incarne ou la connaît. Nous ne décrirons pas ici comment procède l’analyste dans son intervention. Il opère sur les deux registres de l’élucidation intellectuelle par l’interprétation, de la manœuvre affective par le transfert ; mais en fixer les temps est affaire de la technique qui les définit en fonction des réactions du sujet ; en régler la vitesse est affaire du tact, par quoi l’analyste est averti du rythme de ces réactions.

Disons seulement qu’à mesure que le sujet poursuit l’expérience et le procès vécu où se reconstitue l’image, la conduite cesse d’en mimer la suggestion, les souvenirs reprennent leur densité réelle, et l’analyste voit la fin de sa puissance, rendue désormais inutile par la fin des symptômes et l’achèvement de la personnalité.

DISCUSSION DE LA VALEUR

OBJECTIVE DE L’EXPÉRIENCE.

 

Telle est la description phénoménologique qu’on peut donner de ce qui se passe dans la série d’expériences qui forment une psychanalyse. Travail d’illusionniste, nous dirait-on, s’il n’avait justement pour fruit de résoudre une illusion. Son action thérapeutique, au contraire, doit être définie essentiellement comme un double mouvement par où l’image, d’abord diffuse et brisée, est régressivement assimilée au réel, pour être progressivement désassimilée du réel, c’est-à-dire restaurée dans sa réalité propre. Cette action témoigne ainsi de l’efficience de cette réalité.

Mais, sinon travail illusoire, simple technique, nous dira-t-on, et, comme expérience, la moins favorable à l’observation scientifique, car fondée sur les conditions les plus contraires à l’objectivité. Car cette expérience, ne venons-nous pas de la décrire comme une constante (80)interaction entre l’observateur et l’objet : c’est en effet dans le mouvement même que le sujet lui communique par son intention que l’observateur est informé de celle-ci, nous avons même insisté sur la primordialité de cette voie ; inversement, par l’assimilation qu’il favorise entre lui-même et l’image, il subvertit dès l’origine la fonction de celle-ci dans le sujet ; or, il n’identifie l’image que dans le progrès même de cette subversion, nous n’avons pas non plus voilé le caractère constitutif de ce procès.

Cette absence de référence fixe dans le système observé, cet usage, pour l’observation, du mouvement subjectif même, qui partout ailleurs est éliminé comme la source de l’erreur, autant de défis, semble-t-il, à la saine méthode.

Bien plus, qu’on nous laisse dire le défi qu’on peut voir là au bon usage. Dans l’observation même qu’il nous rapporte, l’observateur peut-il cacher ce qu’il engage de sa personne : les intuitions de ses trouvailles ont ailleurs le nom de délire et nous souffrons d’entrevoir de quelles expériences procède l’insistance de sa perspicacité. Sans doute les voies par où la vérité se découvre sont insondables, et il s’est trouvé des mathématiciens même pour avouer l’avoir vue en rêve ou s’être heurtés à elle en quelque collision triviale. Mais il est décent d’exposer sa découverte comme ayant procédé d’une démarche plus conforme à la pureté de l’idée. La science, comme la femme de César, ne doit pas être soupçonnée.

Au reste, il y a longtemps que le bon renom du savant ne court plus de risque ; la nature ne saurait plus se dévoiler sous aucune figure humaine et chaque progrès de la science a effacé d’elle un trait anthropomorphique.

 

Si nous croyons pouvoir traiter avec quelque ironie ce que ces objections trahissent de résistance affective, nous ne nous croyons pas dispensé de répondre à leur portée idéologique. Sans nous égarer sur le terrain épistémologique, nous poserons d’abord que la science physique, si purifiée qu’elle apparaisse dans ses modernes progrès de toute catégorie intuitive, n’est pas sans trahir, et de façon d’autant plus frappante, la structure de l’intelligence qui l’a construite. Si un Meyerson a pu la (81)démontrer soumise en tous ses procès à la forme de l’identification mentale, forme si constitutive de la connaissance humaine qu’il la retrouve par réflexion dans les cheminements communs de la pensée, – si le phénomène de la lumière, pour y fournir l’étalon de référence et l’atome d’action, y révèle un rapport plus obscur au sensorium humain, – ces points, idéaux certes, par où la physique se rattache à l’homme, mais qui sont les pôles autour desquels elle tourne, ne montrent-ils pas la plus inquiétante homologie avec les pivots qu’assigne à la connaissance humaine, nous l’avons plus haut évoqué, une tradition réflexive sans recours à l’expérience.

Quoi qu’il en soit, l’anthropomorphisme qu’a réduit la physique, dans la notion de force par exemple, est un anthropomorphisme non pas noétique, mais psychologique, à savoir essentiellement la projection de l’intention humaine. Transporter la même exigence dans une anthropologie en train de naître, l’imposer même dans ses buts les plus lointains, c’est méconnaître son objet et manifester authentiquement un anthropocentrisme d’un autre ordre, celui de la connaissance.

L’homme en effet entretient avec la nature des rapports que spécifient d’une part les propriétés d’une pensée identificatrice, d’autre part l’usage d’instruments ou outils artificiels. Ses rapports avec son semblable procèdent par des voies bien plus directes : nous ne désignons pas ici le langage, ni les institutions sociales élémentaires qui, quelle qu’en soit la genèse, sont dans leur structure marquées d’artificialisme ; nous pensons à cette communication affective, essentielle au groupement social et qui se manifeste assez immédiatement en ces faits que c’est son semblable que l’homme exploite, que c’est en lui qu’il se reconnaît, que c’est à lui qu’il est attaché par le lien psychique indélébile qui perpétue la misère vitale, vraiment spécifique, de ses premières années.

Ces rapports peuvent être opposés à ceux qui constituent, au sens étroit, la connaissance, comme des rapports de connaturalité : nous voulons évoquer par ce terme leur homologie avec ces formes plus immédiates, plus globales et plus adaptées qui caractérisent dans leur ensemble les relations psychiques de l’animal avec son milieu naturel et par où elles se distinguent des mêmes relations chez l’homme. Nous reviendrons sur la valeur de cet enseignement de la psychologie animale.

Quoi qu’il en soit, l’idée chez l’homme d’un monde uni à lui par un (82)rapport harmonieux laisse deviner sa base dans l’anthropomorphisme du mythe de la nature ; à mesure que s’accomplit l’effort qu’anime cette idéela réalité de cette base se révèle dans cette toujours plus vaste subversion de la nature qu’est l’hominisation de la planète : la « nature » de l’homme est sa relation à l’homme.

L’OBJET DE LA PSYCHOLOGIE SE DÉFINIT

EN TERMES ESSENTIELLEMENT RELATIVISTES.

C’est dans cette réalité spécifique des relations inter-humaines qu’une psychologie peut définir son objet propre et sa méthode d’investigation. Les concepts qu’impliquent cet objet et cette méthode ne sont pas subjectifs, mais relativistes. Pour être anthropomorphiques dans leur fondement, ces concepts, si leur extension, indiquée plus haut, à la psychologie animale, se démontre comme valable, peuvent se développer en formes générales de la psychologie.

Au reste, la valeur objective d’une recherche se démontre comme la réalité du mouvement : par l’efficacité de son progrès. Ce qui confirme le mieux l’excellence de la voie que Freud définit pour l’abord du phénomène, avec une pureté qui le distingue de tous les autres psychologues, c’est l’avance prodigieuse qui l’a porté « en pointe » de tous les autres dans la réalité psychologique.

Nous démontrerons ce point dans une deuxième partie de cet article. Nous manifesterons du même coup l’usage génial qu’il a su faire de la notion de l’image. Que si, sous le nom d’imago, il ne l’a pas pleinement dégagée de l’état confus de l’intuition commune, c’est pour user magistralement de sa portée concrète, conservant tout de sa fonction informatrice dans l’intuition, dans la mémoire et dans le développement.

Cette fonction, il l’a démontrée en découvrant dans l’expérience le procès de l’identification : bien différent de celui de l’imitation que distingue sa forme d’approximation partielle et tâtonnante,l’identification s’y oppose non seulement comme l’assimilation globale d’une structure, mais comme l’assimilation virtuelle du développement qu’implique cette structure à l’état encore indifférencié.

Ainsi sait-on que l’enfant perçoit certaines situations affectives, l’union particulière par exemple de deux individus dans un groupe, avec (83)une perspicacité bien plus immédiate que celle de l’adulte ; celui-ci, en effet, malgré sa plus grande différenciation psychique, est inhibé tant dans la connaissance humaine que dans la conduite de ses relations, par les catégories conventionnelles qui les censurent. Mais l’absence de ces catégories sert moins l’enfant en lui permettant de mieux percevoir les signes, que ne le fait la structure primaire de son psychisme en le pénétrant d’emblée du sens essentiel de la situation. Mais ce n’est pas là tout son avantage : il emporte en outre avec l’impression significative, le germe qu’il développera dans toute sa richesse, de l’interaction sociale qui s’y est exprimée.

C’est pourquoi le caractère d’un homme peut développer une identification parentale qui a cessé de s’exercer depuis l’âge limite de son souvenir. Ce qui se transmet par cette voie psychique, ce sont ces traits qui dans l’individu donnent la forme particulière de ses relations humaines, autrement dit sa personnalité. Mais ce que la conduite de l’homme reflète alors, ce ne sont pas seulement ces traits, qui pourtant sont souvent parmi les plus cachés, c’est la situation actuelle où se trouvait le parent, objet de l’identification, quand elle s’est produite, situation de conflit ou d’infériorité dans le groupe conjugal par exemple.

Il résulte de ce processus que le comportement individuel de l’homme porte la marque d’un certain nombre de relations psychiques typiques où s’exprime une certaine structure sociale, à tout le moins la constellation qui dans cette structure domine plus spécialement les premières années de l’enfance.

Ces relations psychiques fondamentales se sont révélées à l’expérience et ont été définies par la doctrine sous le terme de complexes : il faut y voir le concept le plus concret et le plus fécond qui ait été apporté dans l’étude du comportement humain, en opposition avec le concept de l’instinct, qui s’était révélé jusqu’alors en ce domaine aussi inadéquat que stérile. Si la doctrine en effet a référé le complexe à l’instinct, il semble que la théorie s’éclaire plus du premier, qu’elle ne s’appuie sur le second.

C’est par la voie du complexe que s’instaurent dans le psychisme les images qui informent les unités les plus vastes du comportement : images auxquelles le sujet s’identifie tour à tour pour jouer, unique acteur, le drame de leurs conflits. Cette comédie, située, par le génie de (84)l’espèce sous le signe du rire et des larmes, est une commedia del arte en ce que chaque individu l’improvise et la rend médiocre ou hautement expressive, selon ses dons certes, mais aussi selon une loi paradoxale qui semble montrer la fécondité psychique de toute insuffisance vitale. Elle est encore cette comédie, en ce qu’elle se joue selon un canevas typique et des rôles traditionnels. On peut y reconnaître les personnages mêmes qu’ont typifiés le folklore, les contes, le théâtre pour l’enfant ou pour l’adulte : l’ogresse, le fouettard, l’harpagon, le père noble, que les complexes expriment sous des noms plus savants. On reconnaîtra dans une image où nous mènera l’autre versant de ce travail, la figure de l’arlequin.

 

 

Après avoir en effet mis en valeur l’acquis phénoménologique du freudisme, nous en venons maintenant à la critique de sa métapsychologie. Elle commence très précisément à l’introduction de la notion de libido. La psychologie freudienne poussant en effet son induction avec une audace proche de la témérité, prétend remonter de la relation interhumaine, telle qu’elle l’isole déterminée dans notre culture, à la fonction biologique qui en serait le substrat : et elle désigne cette fonction dans le désir sexuel.

Il faut distinguer pourtant deux usages du concept de libido, sans cesse au reste confondus dans la doctrine : comme concept énergétique, réglant l’équivalence des phénomènes, comme hypothèse substantialiste, les référant à la matière.

Nous désignons son hypothèse comme substantialiste, et non pas comme matérialiste, car le recours à l’idée de la matière n’est qu’une forme naïve et dépassée d’un matérialisme authentique. Quoi qu’il en soit, c’est dans le métabolisme de la fonction sexuelle chez l’homme que Freud désigne la base des « sublimations » infiniment variées que manifeste son comportement.

Nous ne discuterons pas ici cette hypothèse, parce qu’elle nous paraît extérieure au domaine propre de la psychologie. Nous soulignerons néanmoins qu’elle est fondée sur une découverte clinique d’une valeur essentielle : celle d’une corrélation qui se manifeste constamment (85)entre l’exercice, le type et les anomalies de la fonction sexuelle et un grand nombre de formes et de « symptômes » psychiques. Ajoutons-y que les mécanismes où se développe l’hypothèse, bien différents de ceux de l’associationnisme, mènent à des faits qui s’offrent au contrôle de l’observation.

Si la théorie de la libido en effet pose, par exemple, que la sexualité infantile passe par un stade d’organisation anale et donne une valeur érotique à la fonction excrétoire comme à l’objet excrémentiel, cet intérêt peut s’observer chez l’enfant à la place même qu’on nous désigne pour telle.

Comme concept énergétique au contraire, la libido n’est que la notation symbolique de l’équivalence entre les dynamismes que les images investissent dans le comportement. C’est la condition même de l’identification symbolique et l’entité essentielle de l’ordre rationnel, sans lesquelles aucune science ne saurait se constituer. Par cette notation, l’efficience des images, sans pouvoir encore être rapportée à une unité de mesure, mais déjà pourvue d’un signe positif ou négatif, peut s’exprimer par l’équilibre qu’elles se font, et en quelque sorte par une méthode de double pesée.

La notion de libido dans cet usage n’est plus métapsychologique : elle est l’instrument d’un progrès de la psychologie vers un savoir positif. La combinaison, par exemple, de cette notion d’investissement libidinal avec une structure aussi concrètement définie que celle du surmoi, représente, tant sur la définition idéale de la conscience morale que sur l’abstraction fonctionnelle des réactions dites d’opposition ou d’imitation, un progrès qui ne se peut comparer qu’à celui qu’a apporté dans la science physique l’usage du rapport : poids sur volume, quand on l’a substitué aux catégories qualitatives du lourd et du léger.

Les éléments d’une détermination positive ont été ainsi introduits entre les réalités psychiques qu’une définition relativiste a permis d’objectiver. Cette détermination est dynamique ou relative auxfaits du désir.

C’est ainsi qu’une échelle a pu être établie de la constitution chez l’homme des objets de son intérêt, et spécialement de ceux, d’une prodigieuse diversité, qui restent une énigme, si la psychologie pose en principe (86)la réalité telle que la constitue la connaissance : anomalies de l’émotion et de la pulsion, idiosyncrasies de l’attrait et de la répulsion, phobies et paniques, nostalgies et volontés irrationnelles, curiosités personnelles, collectionnismes électifs, inventions de la connaissance ou vocations de l’activité.

D’autre part, une répartition a été définie de ce qu’on peut appeler les postes imaginaires qui constituent la personnalité ; postes que se distribuent et où se composent selon leurs types les images plus haut évoquées comme informatrices du développement : ce sont le soi, le moi, les instances archaïque et secondaire du surmoi.

Ici deux questions se posent : à travers les images, objets de l’intérêt, comment se constitue cette réalité,  s’accorde universellement la connaissance de l’homme ? à travers les identifications typiques du sujet, comment se constitue le je, où il se reconnaît ?

À ces deux questions, Freud répond en passant à nouveau sur le terrain métapsychologique. Il pose un « principe de réalité » dont la critique dans sa doctrine constitue la fin de notre travail. Mais nous devons auparavant examiner ce qu’apportent, sur la réalité de l’image et sur les formes de la connaissance, les recherches qui, avec la discipline freudienne, concourent à la nouvelle science psychologique. Ce seront là les deux parties de notre deuxième article.

 

Marienbad. Noirmoutier

Août-Octobre 1936

J.-M. LACAN

1946 LACAN « Propos sur la causalité psychique »

fut prononcé aux Journées Psychiatriques à Bonneval le 28 septembre 1946 et paru dans l’Évolution Psychiatrique, 1947, fascicule I, pp 123-165 (sans l’allocution de clôture). Cette première version est ici proposée.

1946-09-28

(123)PREMIÈRE PARTIE

CRITIQUE D’UNE THÉORIE ORGANICISTE

DE LA FOLIE, L’ORGANO-DYNAMISME D’HENRI EY

Invité par notre hôte[1] il y a déjà trois ans à m’expliquer devant vous sur la causalité psychique, je suis mis dans une position double. Je suis appelé à formuler une position radicale du problème : celle qu’on suppose être la mienne et qui l’est en effet. Et je dois le faire dans un débat parvenu à un degré d’élaboration où je n’ai point concouru. Je pense répondre à votre attente en visant sur ces deux faces à être direct, sans que personne puisse exiger que je sois complet.

Je me suis éloigné pendant plusieurs années de tout propos de m’exprimer. L’humiliation de notre temps, sous les ennemis de l’être humain, m’en détournait, et je me suis abandonné après Fontenelle à ce fantasme d’avoir la main pleine de vérités pour mieux (124)la refermer sur elles. J’en confesse le ridicule, parce qu’il marque les limites d’un être au moment où il va porter témoignage. Faut-il dénoncer là quelque défaillance à ce qu’exige de nous le mouvement du monde, si de nouveau me fut proposée la parole, au moment même où s’avéra pour les moins clairvoyants qu’une fois encore l’infatuation de la puissance n’avait fait que servir la ruse de la Raison ? Je vous laisse de juger ce qu’en peut pâtir ma recherche.

Du moins ne pensé-je point manquer aux exigences de la vérité, en me réjouissant qu’ici elle puisse être défendue dans les formes courtoises d’un tournoi de la parole.

C’est pourquoi je m’inclinerai d’abord devant un effort de pensée et d’enseignement qui est l’honneur d’une vie et le fondement d’une œuvre, et si je rappelle à notre ami Henri Ey que par nos soutenances théoriques premières, nous sommes entrés ensemble du même côté de la lice, ce n’est pas seulement pour m’étonner de nous retrouver si opposés aujourd’hui.

À vrai dire, dès la publication, dans l’Encéphale de 1936, de son beau travail en collaboration avec notre cher Julien Rouart, l’Essai d’application des principes de Jackson à une conception dynamique de la neuro-psychiatrie, je constatais – mon exemplaire en porte la trace d’un crayon multicolore dont le hasard m’a privé depuis – tout ce qui le rapprochait et devait la rendre toujours plus proche d’une doctrine du trouble mental que je crois incomplète et fausse et qui se désigne elle-même en psychiatrie sous le nom d’organicisme.

En toute rigueur l’organo-dynamisme de Henri Ey s’inclut valablement dans cette doctrine par le seul fait qu’il ne peut rapporter la genèse du trouble mental en tant que tel, qu’il soit fonctionnel ou lésionnel dans sa nature, global ou partiel dans sa manifestation, et aussi dynamique qu’on le suppose dans son ressort, à rien d’autre qu’au jeu des appareils constitués dans l’étendue intérieure au tégument du corps. Le point crucial, à mon point de vue, est que ce jeu, aussi énergétique et intégrant qu’on le conçoive, repose toujours en dernière analyse sur une interaction moléculaire dans le mode de l’étendue « partes extra partes » où se construit la physique classique, je veux dire dans ce mode, qui permet d’exprimer cette interaction sous la forme d’un rapport de fonction à variable, lequel constitue son déterminisme.

(125)L’organicisme va s’enrichissant des conceptions mécanistes aux dynamistes et même aux gestaltistes, et la conception empruntée par Henri Ey à Jackson prête, certes à cet enrichissement, à quoi sa discussion même a contribué : il ne sort pas des limites que je viens de définir ; et c’est ce qui, de mon point de vue, rend sa différence négligeable avec la position de mon maître Clérambault ou de Mr. Guiraud, – étant précisé que la position de ces deux auteurs a révélé une valeur psychiatrique qui me paraît la moins négligeable, on verra en quel sens.

De toute façon, Henri Ey ne peut répudier ce cadre où je l’enferme. Fondé sur une référence cartésienne qu’il a certainement reconnue et dont je le prie de bien ressaisir le sens, ce cadre ne désigne rien d’autre que ce recours à l’évidence de la réalité physique, qui vaut pour lui comme pour nous tous depuis que Descartes l’a fondée sur la notion de l’étendue. Les « fonctions énergétiques », aux termes de Henri Ey, n’y rentrent pas moins que « les fonctions instrumentales[2] »puisqu’il écrit « qu’il y a non seulement possibilité mais nécessité de rechercher les conditions chimiques anatomiques, etc., du processus « cérébral générateur, spécifique de la maladie » mentale, ou encore « les lésions qui affaiblissent les processus énergétiques nécessaires au déploiement des fonctions psychiques ».

Ceci va de soi au reste, et je ne fais ici que poser en manière liminaire la frontière que j’entends mettre entre nous.

Ceci posé, je m’attacherai d’abord à une critique de l’organo-dynamisme de Henri Ey, non pour dire que sa conception ne puisse se soutenir, comme notre présence à tous ici le prouve suffisamment, mais pour démontrer dans l’explicitation authentique qu’elle doit tant à la rigueur intellectuelle de son auteur qu’à la qualité dialectique de vos débats, qu’elle n’a pas les caractères de l’idée vraie.

On s’étonnera peut-être que je passe outre à ce tabou philosophique qui frappe la notion du vrai dans l’épistémologie scientifique, (126)depuis que s’y sont diffusées les thèses spéculatives dites pragmatistes. C’est que vous verrez que la question de la vérité conditionne dans son essence le phénomène de la folie, et qu’à vouloir l’éviter, on châtre ce phénomène de la signification par où je pense vous montrer qu’il tient à l’être même de l’homme.

Pour l’usage critique que j’en ferai à l’instant je resterai près de Descartes en posant la notion du vrai sous la forme célèbre que lui a donnée Spinoza : Idea vera debet cum suo ideato convenire. Une idée vraie doit (l’accent est sur ce mot qui a le sens de : c’est sa nécessité propre), doit être en accord avec ce qui est idée par elle.

La doctrine de Henri Ey fait la preuve du contraire, en ceci qu’à mesure de son développement elle présente une contradiction croissante avec son problème originel et permanent.

Ce problème dont c’est le mérite éclatant d’Henri Ey que d’en avoir senti et assumé la portée, c’est celui qui s’inscrit encore aux titres que portent ses productions les plus récentes : le problème des limites de la neurologie et de la psychiatrie, – qui certes n’aurait pas plus d’importance que concernant toute autre spécialité médicale, s’il n’engageait l’originalité propre à l’objet de notre expérience. J’ai nommé la folie : comme je loue Ey d’en maintenir obstinément le terme, avec tout ce qu’il peut présenter de suspect par son antique relent de sacré à ceux qui voudraient le réduire de quelque façon à l’omnitudo realitatis.

Pour parler en termes concrets, y a-t-il rien qui distingue l’aliéné des autres malades, si ce n’est qu’on l’enferme dans un asile, alors qu’on les hospitalise ? Ou encore l’originalité de notre objet est-elle de pratique – sociale – ou de raison – scientifique ?

Il était clair qu’Henri Ey ne pourrait que s’éloigner d’une telle raison, dès lors qu’il l’allait chercher dans les conceptions de Jackson. Car celles-ci, si remarquables qu’elles soient pour leur temps par leurs exigences totalitaires quant aux fonctions de relation de l’organisme, ont pour principe et pour fin de ramener à une échelle commune de dissolutions, troubles neurologiques et troubles psychiatriques. C’est ce qui s’est passé en effet, et quelque subtile orthopédie qu’ait apportée Ey à cette conception, ses élèves Hécaen, Follin et Bonnafé lui démontrent aisément qu’elle ne permet pas de distinguer essentiellement l’aphasie de la démence, l’algie fonctionnelle (127)de l’hypochondrie, l’hallucinose des hallucinations, ni même certaine agnosie de tel délire.

Et je lui pose moi-même la question à propos, par exemple, du malade célèbre de Gelb et Goldstein, dont l’étude a été reprise séparément sous d’autres angles par Bénary et par Hochheimer : cemalade atteint d’une lésion occipitale détruisant les deux calcarines, présentait autour d’une cécité psychique, des troubles électifs de tout le symbolisme catégorial, tels qu’une abolition du comportement du montrer en contraste avec la conservation du saisir, – des troubles agnosiques très élevés qu’on doit concevoir comme une asymbolie de tout le champ perceptif, – un déficit de l’appréhension significative en tant que telle, manifesté par l’impossibilité de comprendre l’analogie dans un mouvement direct de l’intelligence, alors qu’il peut la retrouver dans une symétrie verbale, par une singulière « cécité à l’intuition du nombre » (selon le terme d’Hochheimer), qui ne l’empêche pas pour autant d’opérer mécaniquement sur eux, par une absorption dans l’actuel, qui le rend incapable de toute assomption du fictif, donc de tout raisonnement abstrait, à plus forte raison lui barre tout accès au spéculatif.

Dissolution vraiment uniforme, et du niveau le plus élevé, qui, notons-le incidemment, retentit jusque dans son fond sur le comportement sexuel, où l’immédiateté du projet se reflète dans la brièveté de l’acte, voire dans sa possibilité d’interruption indifférente.

Ne trouvons-nous pas là le trouble négatif de dissolution globale et apicale à la fois, cependant que l’écart organo-clinique me paraît suffisamment représenté par le contraste entre la lésion localisée à la zone de projection visuelle et l’extension du symptôme à toute la sphère du symbolisme.

Me dira-t-il que le défaut de réaction de la personnalité restante au trouble négatif, est ce qui distingue d’une psychose ce malade évidemment neurologique ? Je lui répondrai qu’il n’en est rien. Car ce malade, au-delà de l’activité professionnelle routinière qu’il a conservée, exprime, par exemple, sa nostalgie des spéculations religieuses et politiques qui lui sont interdites. Dans les épreuves médicales, il arrive à atteindre par la bande certains des objectifs qu’il ne comprend plus, en les mettant « en prise » en quelque sorte mécaniquement, quoique délibérément, sur les comportements demeurés possibles : et plus frappante que la manière dont il parvient (128)à fixer sa somatognosie, pour retrouver certains actes du montrer, est la façon dont il s’y prend par tâtonnements avec le stock du langage pour surmonter certains de ses déficits agnosiques. Plus pathétique encore, sa collaboration avec le médecin à l’analyse de ses troubles, quand il fait certaines trouvailles de mots(Anhalts-punkte, prises, par exemple) pour nommer certains de ses artifices.

Je le demande donc à Henri Ey : en quoi distingue-t-il ce malade d’un fou ? À charge pour moi, s’il ne m’en donne pas la raison dans son système, que je puisse la lui donner dans le mien.

Que s’il me répond par les troubles noétiques des dissolutions fonctionnelles, je lui demanderai en quoi ceux-ci sont différents de ce qu’il appelle dissolutions globales.

En fait, c’est bien la réaction de la personnalité qui dans la théorie d’Henry Ey apparaît comme spécifique de la psychose, quoiqu’il en ait. Et c’est ici que cette théorie montre sa contradiction et en même temps sa faiblesse, car à mesure qu’il méconnaît plus systématiquement toute idée de psychogenèse, au point qu’il avoue quelque part ne même plus pouvoir comprendre ce que cette idée signifie[3], on le voit alourdir ses exposés d’une description « structurale » toujours plus surchargée de l’activité psychique, où reparaît plus paralysante encore la même interne discordance. Comme je vais le montrer en le citant.

Pour critiquer la psychogenèse, nous le voyons la réduire à ces formes d’une idée qu’on réfute d’autant plus facilement qu’on va les chercher chez ses adversaires. J’énumère avec lui : le choc émotionnel – conçu par ses effets physiologiques ; les facteurs réactionnels, – vus dans la perspective constitutionnaliste ; les effets traumatiques inconscients, – en tant qu’ils sont abandonnés selon lui par leurs tenants mêmes ; la suggestion pathogène enfin, en tant (je cite) « que les plus farouches organicistes et neurologues – passons les noms – se réservent cette soupape et admettent à titre d’exceptionnelle évidence une psychogenèse qu’ils expulsent intégralement de tout le reste de la pathologie ».

Je n’ai omis qu’un terme dans la série, la théorie de la régression dans l’inconscient, retenue parmi les plus sérieuses, sans doute parce qu’elle prête au moins apparemment à se réduire, je cite encore, (129)« à cette atteinte du moi qui se confond encore en dernière analyse avec la notion de dissolution fonctionnelle ». Je retiens cette phrase, répétée sous cent formes dans l’œuvre d’Henri Ey, parce que j’y montrerai la défaillance radicale de sa conception de la psychopathologie.

Ce que je viens d’énumérer résume, nous dit-il, les « faits invoqués » (termes textuels) pour démontrer la psychogenèse. Il est aussi facile pour Ey de remarquer qu’ils sont « plutôt démonstratifs de tout autre chose » qu’à nous de constater qu’une position si aisée ne lui donnera pas d’embarras.

Pourquoi faut-il qu’aussitôt, s’enquérant des tendances doctrinales auxquelles à défaut des faits il faudrait rapporter « une psychogenèse – je le cite – si peu compatible avec les faits psychopathologiques », il croie devoir les faire procéder de Descartes en attribuant à celui-ci un dualisme absolu introduit entre l’organique et le psychique. Pour moi j’ai toujours cru, et Ey dans nos entretiens de jeunesse semblait le savoir aussi, qu’il s’agissait plutôt du dualisme de l’étendue et de la pensée. On s’étonne au contraire qu’Henri Ey ne cherche point appui dans un auteur pour qui la pensée ne saurait errer que pour autant qu’y sont admises les idées confuses que déterminent les passions du corps.

Peut-être en effet vaut-il mieux qu’Henri Ey ne fonde rien sur un tel allié, à qui j’ai l’air d’assez bien me fier. Mais de grâce, qu’après nous avoir produit des psychogénistes cartésiens de la qualité de MM. Babinski, André-Thomas et Lhermitte, il n’identifie pas « l’intuition cartésienne fondamentale » à un parallélisme psycho-physiologique plus digne de Monsieur Taine que de Spinoza. Un tel éloignement des sources nous donnerait à croire l’influence de Jackson encore plus pernicieuse qu’il n’y paraît d’abord.

Le dualisme imputé à Descartes étant honni, nous entrons de plain-pied, avec une « théorie de la vie psychique incompatible avec l’idée d’une psychogenèse des troubles mentaux », dans le dualisme d’Henri Ey qui s’exprime tout dans cette phrase terminale, dont l’accent rend un son si singulièrement passionnel : « les maladies mentales sont des insultes et des entraves à la liberté, elles ne sont pas causées par l’activité libre, c’est-à-dire purement psycho-génétiques ».

Ce dualisme d’Henri Ey me paraît bien plus grave en ce qu’il (130)suppose une équivoque insoutenable dans sa pensée. Je me demande en effet si toute son analyse de l’activité psychique ne repose pas sur un jeu de mots entre son libre jeu et sa liberté. Ajoutons-y la clé du mot : déploiement.

Il pose avec Goldstein que « l’intégration, c’est l’être ». Dès lors dans cette intégration il lui faut comprendre non seulement le psychique, mais tout le mouvement de l’esprit et, de synthèses en structures, et de formes en phénomènes, il y implique en effet jusqu’aux problèmes existentiels. J’ai même cru, Dieu me pardonne, relever sous sa plume le terme de « hiérarchisme dialectique », dont l’accouplement conceptuel eut, je crois, laissé rêveur le regretté Pichon lui-même, dont ce n’est pas faire tort à sa mémoire que de dire que l’alphabet même de Hegel lui était resté lettre morte.

Le mouvement d’Henry Ey est entraînant certes, mais on ne le peut suivre longtemps pour la raison qu’on s’aperçoit que la réalité de la vie psychique s’y écrase dans ce nœud, toujours semblable et effectivement toujours le même, qui se resserre toujours plus sûrement autour de la pensée de notre ami, à mesure même de son effort pour s’en délivrer, lui dérobant ensemble par une nécessité révélatrice la vérité du psychisme avec celle de la folie.

Quand Henri Ey commence en effet à définir cette tant merveilleuse activité psychique comme « notre adaptation personnelle à la réalité », je me sens sur le monde des vues si sûres que toutes mes démarches s’y manifestent comme celles d’un prince clairvoyant. Vraiment de quoi ne suis-je capable à ces hauteurs où je règne ? Rien n’est impossible à l’homme, dit le paysan vaudois avec son accent inimitable, ce qu’il ne peut pas faire, il le laisse. Qu’Henri Ey m’emporte par son art de « trajectoire psychique » en « champ psychique » et m’invite à m’arrêter un instant avec lui pour considérer « la trajectoire dans le champ », je persiste dans mon bonheur, pour la satisfaction d’y reconnaître des formules patentes de celle qui furent les miennes, quand en exorde à ma thèse sur les psychoses paranoïaques, je tentais de définir le phénomène de la personnalité – sans plus m’apercevoir que nous ne tirons pas aux mêmes fins.

Certes, je « tique » un peu à lire que « pour le dualisme » (toujours cartésien je suppose) « l’esprit est un esprit sans existence », me souvenant que le premier jugement de certitude que Descartes fonde sur la conscience qu’a d’elle-même la pensée, est un pur jugement (131)d’existence : cogito ergo sum, – et je m’émeus à cette autre assertion que « pour le matérialisme l’esprit est un épiphénomène », me reportant à cette forme du matérialisme pour laquelle l’esprit immanent à la matière se réalise par son mouvement.

Mais quand, passant à la conférence d’Henry Ey sur la notion de troubles nerveux[4] [5] j’arrive à « ce niveau que caractérise la création d’une causalité proprement psychique », et que j’apprends que « s’y concentre la réalité du Moi » et que par là « est consommée la dualité structurale de la vie psychique, vie de relation entre le Monde et le Moi, qu’anime tout le mouvement dialectique de l’esprit toujours s’évertuant dans l’ordre de l’action comme dans l’ordre théorique à réduire sans jamais y parvenir cette antinomie, ou tout au moins à tenter de concilier et d’accorder les exigences des objets, d’Autrui, du corps, de l’Inconscient et du Sujet conscient », – alors je me réveille et je proteste : le libre jeu de mon activité psychique ne comporte aucunement que je m’évertue si péniblement. Car il n’y a aucune antinomie entre les objets que je perçois et mon corps, dont la perception est justement constituée par un accord avec eux des plus naturels. Mon inconscient me mène le plus tranquillement du monde à des désagréments que je ne songe à aucun degré à lui attribuer, du moins jusqu’à ce que je m’occupe de lui par les moyens raffinés de la psychanalyse. Et tout ceci ne m’empêche pas de me conduire envers autrui avec un égoïsme irréductible, toujours dans la plus sublime inconscience de mon Sujet conscient. Car si je ne tente pas d’atteindre à la sphère enivrante de l’oblativité, chère aux psychanalystes français, ma naïve expérience ne me donnera rien à retordre de ce fil qui, sous le nom d’amour-propre, fut par le génie pervers de La Rochefoucauld détecté dans la trame de tous les sentiments humains, fût-ce dans celui de l’amour.

Vraiment toute cette « activité psychique » m’apparaît alors comme un rêve, et ce peut-il être le rêve d’un médecin qui mille et dix mille fois a pu entendre se dérouler à son oreille cette chaîne bâtarde de destin et d’inertie, de coups de dés et de stupeur, de faux succès et de rencontres méconnues, qui fait le texte courant d’une vie humaine ?

Non, c’est plutôt le rêve du fabricant d’automates, dont Ey (132)savait si bien se gausser avec moi autrefois, me disant joliment que dans toute conception organiciste du psychisme, on retrouve toujours dissimulé « le petit homme qui est dans l’homme », et vigilant à faire répondre la machine.

Ces chutes du niveau de la conscience, ces états hyponoïdes, ces dissolutions physiologiques, qu’est-ce donc d’autre, cher Ey, sinon que le petit homme qui est dans l’homme a mal à la tête, c’est-à-dire mal à l’autre petit homme, sans doute, qu’il a lui-même dans sa tête, et ainsi à l’infini. Car l’antique argument de Polyxène garde sa valeur sous quelque mode qu’on tienne pour donné l’être de l’homme, soit dans son essence comme Idée, soit dans son existence comme organisme.

Ainsi je ne rêve plus, et quand je lis maintenant que « projeté dans une réalité plus spirituelle encore, se constitue le monde des valeurs idéales non plus intégrées, mais infiniment intégrantes : les croyances, l’idéal, le programme vital, les valeurs du jugement logique et de la conscience morale », – je vois fort bien qu’il y a en effet des croyances et un idéal qui s’articulent dans le même psychisme avec un programme vital tout aussi répugnant au regard du jugement logique que de la conscience morale, pour produire un fasciste, voire plus simplement un imbécile ou un filou. Et je conclus que la forme intégrée de ces idéaux n’implique pour eux nulle culmination psychique et que leur action intégrante est sans nul rapport avec leur valeur, – donc que là encore il doit y avoir erreur.

Certes il n’est pas, Mrs, dans mon propos de rabaisser la portée de vos débats, non plus que les résultats auxquels vous êtes parvenus. Pour la difficulté en cause, j’aurais bientôt à rougir de la sous-estimer. En mobilisant Gestaltisme, behaviourisme, termes de structure et phénoménologie pour mettre à l’épreuve l’organo-dynamisme, vous avez montré des ressources de science que je parais négliger pour un recours à des principes, peut-être un peu trop sûrs, et à une ironie, sans doute un peu risquée. C’est qu’il m’a semblé qu’à alléger les termes en balance, je vous aiderais mieux à desserrer le nœud que je dénonçais tout à l’heure. Mais pour y réussir pleinement dans les esprits qu’il étreint, ne faudrait-il pas que ce fût Socrate lui-même qui vînt ici prendre la parole, ou bien plutôt que je vous écoute en silence.

(133)Car l’authentique dialectique où vous engagez vos termes et qui donne son style à votre jeune Académie, suffit à garantir la rigueur de votre progrès. J’y prends appui moi-même et m’y sens combien plus à l’aise que dans cette révérence idolâtrique des mots qu’on voit régner ailleurs, et spécialement dans le sérail psychanalytique. Prenez garde pourtant à l’écho que les vôtres peuvent évoquer hors de l’enceinte où votre intention les anima.

L’usage de la parole requiert bien plus de vigilance dans la science de l’homme que partout ailleurs, car il engage là l’être même de son objet.

Toute attitude incertaine à l’endroit de la vérité saura toujours détourner nos termes de leur sens et ces sortes d’abus ne sont jamais innocents.

Vous publiez, – je m’excuse d’évoquer une expérience personnelle –, un article sur l’« Au-delà du principe de réalité[6] », où vous ne vous attaquez à rien de moins qu’au statut de l’objet psychologique, en vous essayant d’abord à poser une phénoménologie de la relation psychanalytique telle qu’elle est vécue entre médecin et malade. Et de l’horizon de votre cercle vous reviennent des considérations sur la « relativité de la réalité », qui vous font prendre en aversion votre propre rubrique.

C’est dans un tel sentiment, je le sais, que le grand esprit de Politzer renonça à l’expression théorique où il aura laissé sa marque ineffaçable, pour se vouer à une action qui devait nous le ravir irréparablement. Car ne perdons pas de vue, en exigeant après lui qu’une psychologie concrète se constitue en science, que nous n’en sommes encore là qu’aux postulations formelles. Je veux dire que nous n’avons encore pu poser la moindre loi où se règle notre efficience.

C’est au point qu’à entrevoir le sens opératoire des traces qu’a laissées aux parois de ses cavernes l’homme de la préhistoire, il peut nous venir à l’esprit que nous en savons réellement moins que lui sur ce que j’appellerai très intentionnellement la matière psychique. Faute donc de pouvoir comme Deucalion avec des pierres faire des hommes, gardons-nous avec soin de transformer les mots en pierres.

Il serait déjà beau que par une pure menée de l’esprit nous puissions voir se dessiner le concept de l’objet où se fonderait une (134)psychologie scientifique. C’est la définition d’un tel concept que j’ai toujours déclarée nécessaire, que j’ai annoncée comme prochaine, et qu’à la faveur du problème que vous me proposez, je vais tenter de poursuivre aujourd’hui en m’exposant à mon tour à vos critiques.

 

 

DEUXIÈME PARTIE

LA CAUSALITÉ ESSENTIELLE DE LA FOLIE

Quoi de plus indiqué à cette fin que de partir de la situation où nous voilà : réunis pour argumenter de la causalité de la folie ? Pourquoi ce privilège ? Y aurait-il dans un fou un intérêt plus grand que dans le cas de Gelb et Goldstein que j’évoquais tout à l’heure à grands traits et qui révèle non seulement pour le neurologiste mais pour le philosophe, et sans doute au philosophe plus qu’au neurologiste, une structure constitutive de la connaissance humaine, à savoir ce support que le symbolisme de la pensée trouve dans la perception visuelle, et que j’appellerai avec Husserl un rapport de Fundierung, de fondation.

Quelle autre valeur humaine, gît-elle dans la folie ?

Quand je passais ma thèse sur « la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité », un de mes maîtres me pria de formuler ce qu’en somme je m’y étais proposé : « En somme, Monsieur, commençai-je, nous ne pouvons oublier que la folie soit un phénomène de la pensée… ». Je ne dis pas que j’eusse ainsi suffisamment indiqué mon propos : le geste qui m’interrompit avait la fermeté d’un rappel à la pudeur : « Ouais ! et après ? signifiait-il. Passons aux choses sérieuses. Allez-vous donc nous faire des pieds-de-nez ? Ne déshonorons pas cette heure solennelle. Num dignus eris intrare in nostro docto corpore cum isto voce : pensare ! ». Je fus nonobstant reçu docteur avec les encouragements qu’il convient d’accorder aux esprits primesautiers.

Je reprends donc mon explication à votre usage après quatorze ans, et vous voyez qu’à ce train-là, – si vous ne me prenez pas le flambeau des mains, mais prenez-le donc ! – la définition de l’objet de la psychologie n’ira pas loin, d’ici que je fausse compagnie aux lumières qui éclairent ce monde. Du moins espérè-je qu’à ce moment le mouvement du monde leur en aura assez fait voir, à ces lumières (135)elles-mêmes, pour que nulle parmi elles ne puisse plus trouver dans l’œuvre de Bergson la dilatante synthèse qui a satisfait aux « besoins spirituels » d’une génération, ni rien d’autre qu’un assez curieux recueil d’exercices de ventriloquie métaphysique.

Avant de faire parler les faits, il convient en effet de reconnaître les conditions de sens qui nous les donnent pour tels. C’est pourquoi je pense que le mot d’ordre d’un retour à Descartes ne serait pas superflu.

Pour le phénomène de la folie, s’il ne l’a pas approfondi dans ses Méditations, du moins nous tenons pour révélateur le fait qu’il le rencontre, dès les premiers pas de son départ, d’une inoubliable allégresse, à la conquête de la vérité.

« Et comment est-ce que je pourrais nier que ces mains et ce corps soient à moi, si ce n’est peut-être que je me compare à certains insensés de qui le cerveau est tellement troublé et offusqué par les noires vapeurs de la bile, qu’ils assurent constamment qu’ils sont des rois lorsqu’ils sont très pauvres ; qu’ils sont vêtus d’or et de pourpre lorsqu’ils sont tout nus ou qui s’imaginent être des cruches, ou avoir un corps de verre ? Mais, quoi ! ce sont des fous, et je ne serais pas moins extravagant si je me réglais sur leurs exemples ».

Et il passe, alors que nous verrons qu’il aurait pu, non sans fruit pour sa recherche, s’arrêter sur ce phénomène de la folie.

Reconsidérons-le donc ensemble selon sa méthode. Et non pas à la façon du maître vénéré qui ne coupait pas seulement les effusions explicatives de ses élèves, – lui pour qui celles des hallucinés étaient un tel scandale qu’il les interrompait ainsi : « Qu’est-ce que vous me racontez-là, mon ami : ça n’est pas vrai, tout ça. Voyons, hein ? ». On peut tirer de cette sorte d’intervention une étincelle de sens : le vrai est « dans le coup », mais en quel point ? – Assurément pour l’usage du mot, on ne peut ici se fier plus à l’esprit du médecin qu’à celui du malade.

Suivons plutôt Henri Ey qui, dans ses premiers travaux comme Descartes dans sa simple phrase, et non pas sans doute à cette époque par une rencontre de hasard, met en valeur le ressort essentiel de la croyance.

Ce phénomène avec son ambiguïté dans l’être humain, avec son trop et son trop peu pour la connaissance, – puisque c’est moins que savoir, mais c’est peut-être plus : affirmer, c’est s’engager, mais (136)ce n’est pas être sûr –, Ey a admirablement vu qu’il ne pouvait être éliminé du phénomène de l’hallucination et du délire.

Mais l’analyse phénoménologique requiert qu’on ne saute aucun temps et toute précipitation y est fatale. Je dirai que la figure n’y apparaît qu’à une juste accommodation de la pensée. Ici Ey, pour ne pas tomber dans la faute, qu’il reproche aux mécanistes, de délirer avec le malade, va commettre la faute contraire d’inclure trop vite dans le phénomène ce jugement de valeur dont l’exemple comique qui précède, et qu’il goûtait à son prix, eut dû l’avertir que c’était en exclure du même coup toute compréhension. Par une sorte de vertige mental, il résout la notion de croyance qu’il tenait sous son regard dans celle de l’erreur qui va l’absorber comme la goutte d’eau une autre goutte qu’on fait la toucher. Dès lors toute l’opération est manquée. Figé, le phénomène devient objet de jugement, et bientôt objet tout court.

« Où serait l’erreur, s’écrie-t-il, page 170 de son livre Hallucinations et Délire[7] où serait l’erreur, et le délire d’ailleurs, si les malades ne se trompaient pas ! Alors que tout dans leurs assertions, dans leur jugement, nous révèle chez eux l’erreur (interprétations, illusions, etc.) ». Et encore page 176, posant les deux « attitudes possibles » à l’endroit de l’hallucination, il définit ainsi la sienne : « on la considère comme une erreur qu’il faut admettre et expliquer comme telle sans se laisser entraîner par son mirage. Or son mirage entraîne nécessairement si on n’y prend garde, à la fonder sur des phénomènes effectifs et par là à construire des hypothèses neurologiques tout au moins inutiles, car elles n’atteignent pas ce qui fonde le symptôme lui-même : l’erreur et le délire ».

Comment dès lors ne pas s’étonner que, si bien prévenu contre l’entraînement de fonder sur une hypothèse neurologique le « mirage de l’hallucination conçue comme une sensation anormale, » il s’empresse de fonder sur une hypothèse semblable ce qu’il appelle « l’erreur fondamentale » du délire, et que répugnant à juste titre page 168 à faire de l’hallucination comme sensation anormale « un objet placé dans les plis du cerveau », il n’hésite pas à y placer lui-même le phénomène de la croyance délirante, considéré comme phénomène de déficit.

(137)Si haute ainsi que soit la tradition où il se retrouve, c’est là pourtant qu’il a pris la fausse route. Il y eut échappé en s’arrêtant avant ce saut que commande en lui la notion même de la vérité. Or s’il n’y a pas de progrès possible dans la connaissance si cette notion ne le meut, il est dans notre condition, nous le verrons, de risquer toujours de nous perdre par notre mouvement le meilleur.

On peut dire que l’erreur est un déficit au sens qu’a ce mot dans un bilan, mais non pas la croyance elle-même, même si elle nous trompe. Car la croyance peut se fourvoyer au plus haut d’une pensée sans déchéance, comme Ey lui-même en donne à ce moment la preuve.

Quel est donc le phénomène de la croyance délirante ? – Il est, disons-nous, méconnaissance, avec ce que ce terme contient d’antinomie essentielle. Car méconnaître suppose une reconnaissance, comme le manifeste la méconnaissance systématique, où il faut bien admettre que ce qui est nié soit en quelque façon reconnu.

Pour l’appartenance du phénomène au sujet, Ey y insiste, et on ne saurait trop insister sur ce qui va de soi, l’hallucination est une erreur – « pétrie de la pâte de la personnalité du sujet et faite de sa propre activité ». À part les réserves que m’inspirent l’usage des mots pâte et activité, il me paraît clair en effet que dans les sentiments d’influence et d’automatisme, le sujet ne reconnaît pas ses propres productions comme étant siennes. C’est en quoi nous sommes tous d’accord qu’un fou est un fou. Mais le remarquable n’est-il pas plutôt qu’il ait à en connaître ? et la question, de savoir ce qu’il connaît là de lui sans s’y reconnaître ?

Car un caractère beaucoup plus décisif pour la réalité que le sujet confère à ces phénomènes, que la sensorialité qu’il y éprouve ou la croyance qu’il y attache, c’est que tous, quels qu’ils soient, hallucinations, interprétations, intuitions, et avec quelque extranéïté et étrangeté qu’ils soient par lui vécus, ces phénomènes le visent personnellement : ils le dédoublent, lui répondent, lui font écho, lisent en lui, comme il les identifie, les interroge, les provoque et les déchiffre. Et quand tout moyen de les exprimer vient à lui manquer, sa perplexité nous manifeste encore en lui une béance interrogative : c’est-à-dire que la folie est vécue toute dans le registre du sens.

L’intérêt pathétique qu’ainsi elle comporte, donne une première (138)réponse à la question par nous proposée de la valeur humaine de son phénomène. Et sa portée métaphysique se révèle en ceci que le phénomène de la folie n’est pas séparable du problème de la signification pour l’être en général, c’est-à-dire du langage pour l’homme.

Aucun linguiste ni aucun philosophe ne saurait plus soutenir en effet une théorie du langage comme d’un système de signes qui doublerait celui des réalités, définies par le commun accord des esprits sains dans des corps sains ; je ne vois guère que Mr. Blondel pour sembler de le croire dans cet ouvrage sur la Conscience morbide qui est bien l’élucubration la plus bornée qu’on ait produite tant sur la folie que sur le langage, – et pour buter sur le problème de l’ineffable, comme si le langage ne le posait pas sans la folie.

Le langage de l’homme, cet instrument de son mensonge, est traversé de part en part par le problème de sa vérité :

– soit qu’il la trahisse en tant qu’il est expression – de son hérédité organique dans la phonologie du flatus vocis, – des « passions du corps » au sens cartésien, c’est-à-dire de son âme, dans la modulation passionnelle, – de la culture et de l’histoire qui font son humanité, dans le système sémantique qui l’a formé enfant,

– soit qu’il manifeste cette vérité comme intention, en l’ouvrant éternellement sur la question de savoir comment ce qui exprime le mensonge de sa particularité peut arriver à formuler l’universel de sa vérité.

Question où s’inscrit toute l’histoire de la philosophie, des apories platoniciennes de l’essence aux abîmes pascaliens de l’existence –, jusqu’à l’ambiguïté radicale qu’y indique Heidegger pour autant que vérité signifie révélation.

Le mot n’est pas signe, mais nœud de signification. Et que je dise le mot « rideau » par exemple, ce n’est pas seulement par convention désigner l’usage d’un objet que peuvent diversifier de mille manières les intentions sous lesquelles il est perçu par l’ouvrier, par le marchand, par le peintre ou par le psychologue gestaltiste, comme travail, valeur d’échange, physionomie colorée ou structure spatiale. C’est par métaphore un rideau d’arbres ; par calembour les rides et les ris de l’eau, et mon ami Leiris dominant mieux que moi ces jeux glossolaliques. C’est par décret la limite de mon domaine ou par occasion l’écran de ma méditation dans la chambre que je partage. C’est par miracle l’espace ouvert sur l’infini, l’inconnu sur le seuil, (139)ou le départ dans le matin du solitaire. C’est par hantise le mouvement où se trahit la présence d’Agrippine au Conseil de l’Empire ou le regard de Madame de Chasteller sur le passage de Lucien Leuwen. C’est par méprise Polonius que je frappe : « Un rat ! un rat ! un gros rat ! ». C’est par interjection, à l’entr’acte du drame, le cri de mon impatience ou le mot de ma lassitude. Rideau ! C’est une image enfin du sens en tant que sens, qui pour se découvrir doit être dévoilé.

Ainsi dans le langage se justifient et se dénoncent les attitudes de l’être, parmi lesquels le « bon sens » manifeste bien « la chose du monde la plus répandue », mais non pas au point de se reconnaître chez ceux pour qui là-dessus Descartes est trop facile.

C’est pourquoi dans une anthropologie, où le registre du culturel dans l’homme inclut, comme il se doit, celui du naturel, on pourrait définir concrètement la psychologie comme le domaine de l’insensé, autrement dit, de tout ce qui fait nœud dans le discours, – comme l’indiquent assez les « mots » de la passion.

Engageons-nous dans cette voie pour étudier les significations de la folie, comme nous y invitent assez les modes originaux qu’y montre le langage : ces allusions verbales, ces relations kabbalistiques, ces jeux d’homonymie, ces calembours, qui ont captivé l’examen d’un Guiraud[8] – et je dirai : cet accent de singularité dont il nous faut savoir entendre la résonance dans un mot pour détecter le délire, cette transfiguration du terme dans l’intention ineffable, ce figement de l’idée dans le sémantème (qui précisément ici tend à se dégrader en signe), ces hybrides du vocabulaire, ce cancer verbal du néologisme, cet engluement de la syntaxe, cette duplicité de l’énonciation, mais aussi cette cohérence qui équivaut à une logique, cette caractéristique qui, de l’unité d’un style aux stéréotypies, marque chaque forme de délire, c’est tout cela par quoi l’aliéné, par la parole ou par la plume, se communique à nous.

C’est là où doivent se révéler à nous ces structures de sa connaissance, dont il est singulier, mais non pas sans doute de pur accident, que ce soit justement des mécanistes, un Clérambault, unGuiraud, qui les aient le mieux dessinées. Toute fausse que soit la théorie où ils les ont comprises, elle s’est trouvée accorder remarquablement (140)leur esprit à un phénomène essentiel de ces structures : c’est la sorte d’« anatomie » qui s’y manifeste. La référence même constante de l’analyse d’un Clérambault à ce qu’il appelle, d’un terme quelque peu diafoiresque, « l’idéogénique », n’est pas autre chose que cette recherche des limites de la signification. Ainsi paradoxalement vient-il à déployer sous un mode dont la portée unique est de compréhension, ce magnifique éventail de structures qui va des dits « postulats » des délires passionnels aux phénomènes dits basaux de l’automatisme mental.

C’est pourquoi je crois qu’il a fait plus que quiconque pour la thèse psychogénétique, vous verrez en tout cas comment je l’entends.

De Clérambault fut mon seul maître dans l’observation des malades, après le très subtil et délicieux Trénel que j’eus le tort d’abandonner trop tôt, pour postuler dans les sphères consacrées de l’ignorance enseignante.

Je prétends avoir suivi sa méthode dans l’analyse du cas de psychose paranoïaque qui fait l’objet de ma thèse, cas dont j’ai démontré la structure psychogénétique et désigné l’entité clinique, sous le terme plus ou moins valable de paranoïa d’auto-punition.

Cette malade m’avait retenu par la signification brûlante de ses productions écrites, dont la valeur littéraire a frappé beaucoup d’écrivains, de Fargue et du cher Crevel qui les ont lues avant tous, à Joë Bousquet[9] qui les a aussitôt et admirablement commentées, à Eluard[10] qui en a recueilli plus récemment la « poésie involontaire ».

On sait que le nom d’Aimée dont j’ai masqué sa personne est celui de la figure centrale de sa création romanesque.

Si je rassemble les résultats de l’analyse que j’en ai faite, je crois qu’il en ressort déjà une phénoménologie de la folie, complète en ses termes.

Les points de structure qui s’y révèlent comme essentiels[11], se formulent en effet comme suit :

a) La lignée des persécutrices qui se succèdent dans son histoire (141)répète presque sans variation la personnification d’un idéal de malfaisance, contre lequel son besoin d’agression va croissant.

Or non seulement elle a recherché constamment la faveur, et du même coup les sévices, de personnes incarnant ce type, parmi celles qui lui étaient accessibles dans la réalité, – mais elle tend dans sa conduite à réaliser, sans le reconnaître, le mal même qu’elle y dénonce : vanité, froideur et abandon de ses devoirs naturels.

b) Sa représentation d’elle-même par contre s’exprime en un idéal tout opposé de pureté et de dévouement, qui l’expose en victime aux entreprises de l’être détesté.

c) On remarque en outre une neutralisation de la catégorie sexuelle où elle s’identifie. Cette neutralisation, avouée jusqu’à l’ambiguïté en ses écrits, et peut-être poussée jusqu’à l’inversion imaginative, est cohérente avec le platonisme de l’érotomanie classique qu’elle développe à l’endroit de plusieurs personnifications masculines, et avec la prévalence de ses amitiés féminines dans son histoire réelle.

d) Cette histoire est constituée par une lutte indécise pour réaliser une existence commune, tout en n’abandonnant pas des idéaux que nous qualifierons de bovaryques, sans mettre dans ce terme la moindre dépréciation.

Puis une intervention progressive de sa sœur aînée dans sa vie, l’énuclée peu à peu complètement de sa place d’épouse et de mère.

e) Cette intervention l’a déchargée de fait de ses devoirs familiaux.

Mais à mesure qu’elle la « libérait », se déclenchaient et se constituaient les phénomènes de son délire, qui ont atteint leur apogée au moment où, leur incidence même y concourant, elle s’est trouvée tout à fait indépendante.

f) Ces phénomènes sont apparus en une série de poussées que nous avons désignées du terme, que certains ont bien voulu retenir, de moments féconds du délire.

Certaines résistances que nous avons pu rencontrer à comprendre dans une thèse psychogénétique leur présentation « élémentaire » nous paraissent se résoudre actuellement dans l’approfondissement que cette thèse a pris chez nous ultérieurement. Comme nous le montrerons tout à l’heure dans la mesure où nous le permettra l’équilibre de cet exposé.

(142)g) Il est à noter que bien que la malade paraisse souffrir de ce que son enfant lui soit soustrait par cette sœur, dont la seule entrevue même pour nous dégageait le mauvais augure, elle se refuse à la considérer comme à elle-même hostile ou seulement néfaste, ni sous ce chef, ni sous aucun autre.

Par contre elle va frapper dans une intention meurtrière la dernière en date des personnes en qui elle a identifié ses persécutrices, et cet acte, après le délai nécessaire à la prise de conscience du dur prix qu’elle le paie dans l’abjection de la prison, a pour effet la chute en elle des croyances et des fantasmes de son délire.

Nous avons cherché ainsi à cerner la psychose dans ses rapports avec la totalité des antécédents biographiques, des intentions avouées ou non de la malade, des motifs enfin, perçus ou non, qui se dégagent de la situation contemporaine de son délire, – soit, comme l’indique le titre de notre thèse, dans ses rapports avec la personnalité.

Il nous semble en ressortir dès l’abord la structure générale de la méconnaissance. Encore faut-il bien l’entendre.

Assurément on peut dire que le fou se croit autre qu’il n’est, comme le retient la phrase sur « ceux qui se croient vêtus d’or et de pourpre » où Descartes se conforme aux plus anecdotiques des histoires de fous, et comme s’en contente l’auteur plein d’autorité à qui le bovarysme, accommodé à la mesure de sa sympathie pour les malades, donnait la clé de la paranoïa.

Mais outre que la théorie de Mr. Jules de Gaultier concerne un rapport des plus normaux de la personnalité humaine : ses idéaux, il convient de remarquer que si un homme qui se croit un roi est fou, un roi qui se croit un roi ne l’est pas moins.

Comme le prouvent l’exemple de Louis II de Bavière et de quelques autres personnes royales, et le « bon sens » de tout un chacun, au nom de quoi l’on exige à bon droit des personnes placées dans cette situation « qu’elles jouent bien leur rôle », mais l’on ressent avec gêne l’idée qu’elles « y croient » tout de bon, fût-ce à travers une considération supérieure de leur devoir d’incarner une fonction dans l’ordre du monde, par quoi elles prennent assez bien figure de victimes élues.

Le moment de virage est ici donné par la médiation où l’immédiateté (143)de l’identification, et pour dire le mot, par l’infatuation du sujet.

Pour me faire entendre, j’évoquerai la sympathique figure du godelureau, né dans l’aisance, qui, comme on dit, « ne se doute de rien », et spécialement pas de ce qu’il doit à cette heureuse fortune. Le bon sens a la coutume de le qualifier selon le cas de « bienheureux innocent » ou de « petit c…tin ». Il « se croit » comme on dit en français : en quoi le génie de la langue met l’accent où il le faut, c’est-à-dire non pas sur l’inadéquation d’un attribut, mais sur un mode du verbe, car le sujet se croit en somme ce qu’il est : un heureux coquin, mais le bon sens lui souhaite in petto l’anicroche qui lui révélera qu’il ne l’est pas tant qu’il le croit. Qu’on n’aille pas me dire que je fais de l’esprit, et de la qualité qui se montre dans ce mot que Napoléon était un type qui se croyait Napoléon. Car Napoléon ne se croyait pas du tout Napoléon, pour fort bien savoir par quels moyens Bonaparte avait produit Napoléon, et comment Napoléon, comme le Dieu de Malebranche, en soutenait à chaque instant l’existence. S’il se crut Napoléon, ce fut au moment ou Jupiter eut décidé de le perdre, et sa chute accomplie, il occupa ses loisirs à mentir à Las Cases à pages que veux-tu, pour que la postérité crut qu’il s’était cru Napoléon, condition requise pour la convaincre elle-même qu’il avait été vraiment Napoléon.

Ne croyez pas que je m’égare, dans un propos qui ne doit nous porter à rien de moins qu’au cœur de la dialectique de l’être, – car c’est bien en un tel point que se situe la méconnaissance essentielle de la folie, que notre malade manifeste parfaitement.

Cette méconnaissance se révèle dans la révolte, par où le fou veut imposer la loi de son cœur à ce qui lui apparaît comme le désordre du monde, entreprise « insensée », – mais non pas en ce qu’elle est un défaut d’adaptation à la vie, formule qu’on entend couramment dans nos milieux, encore que la moindre réflexion sur notre expérience doive nous en démontrer la déshonorante inanité, – entreprise insensée, dis-je donc, en ceci plutôt que le sujet ne reconnaît pas dans ce désordre du monde la manifestation même de son être actuel, et que ce qu’il ressent comme loi de son cœur, n’est que l’image inversée, autant que virtuelle, de ce même être. Il le méconnaît donc doublement, et précisément pour en dédoubler l’actualité (144)et la virtualité. Or il ne peut échapper à cette actualité que par cette virtualité. Son être est donc enfermé dans un cercle, sauf à ce qu’il le rompe par quelque violence où, portant son coup contre ce qui lui apparaît comme le désordre, il se frappe lui-même par voie de contre-coup social.

Telle est la formule générale de la folie qu’on trouve dans Hegel[12], car ne croyez pas que j’innove, encore que j’ai cru devoir prendre soin de vous la présenter sous une forme illustrée. Je dis : formule générale de la folie, en ce sens qu’on peut la voir s’appliquer particulièrement à une quelconque de ces phases, par quoi s’accomplit plus ou moins dans chaque destinée le développement dialectique de l’être humain, et qu’elle s’y réalise toujours comme une stase de l’être dans une identification idéale qui caractérise ce point d’une destinée particulière.

Or, cette identification dont j’ai voulu bien faire sentir tout à l’heure le caractère sans médiation et « infatué », voici qu’elle se démontre comme le rapport de l’être à ce qu’il a de meilleur, puisque cet idéal représente en lui sa liberté.

Pour dire ces choses-là en termes plus galants, je pourrais vous les démontrer par l’exemple auquel Hegel lui-même se reportait en esprit, quand il développait cette analyse dans laPhénoménologie[13] c’est-à-dire, si mon souvenir est bon, en 1806, tout en attendant (ceci soit noté au passage pour être versé à un dossier que je viens d’ouvrir), tout en attendant, dis-je, l’approche de la Weltseele, l’Âme du monde, qu’il reconnaissait en Napoléon, aux fins précises de révéler à celui-ci ce qu’il avait l’honneur d’incarner ainsi, bien qu’il parût l’ignorer profondément. L’exemple dont je parle est le personnage de Karl Moor, le héros des Brigands de Schiller, familier à la mémoire de tout Allemand.

Plus accessible à la nôtre et, aussi bien, plus plaisant à mon goût, j’évoquerai l’Alceste de Molière. Non sans faire d’abord la remarque que le fait qu’il n’ait cessé d’être un problème pour nos(145)beaux esprits nourris d’« humanités » depuis son apparition démontre assez ce que ces choses-là que j’agite ici, ne sont point aussi vaines que les dits beaux-esprits voudraient le faire accroire, quand ils les qualifient de pédantesques, moins sans doute pour s’épargner l’effort de les comprendre que les douloureuses conséquences qu’il leur faudrait en tirer pour eux-mêmes de leur société, après qu’ils les auraient comprises.

Tout part de ceci que la « belle âme » d’Alceste exerce sur le bel esprit une fascination à laquelle il ne saurait résister en tant que « nourri d’humanités ». Molière donne-t-il donc raison à la complaisance mondaine de Philinte ? Est-ce là Dieu possible ! s’écrient les uns, tandis que les autres doivent reconnaître, avec les accents désabusés de la sagesse, qu’il faut bien qu’il en soit ainsi au train d’où va le monde.

Je crois que la question n’est pas de la sagesse de Philinte, et la solution peut-être choquerait ces messieurs : c’est qu’Alceste est fou et que Molière le montre comme tel, – très justement en ceci que dans sa belle âme il ne reconnaît pas qu’il concourt lui-même au désordre contre lequel il s’insurge.

Je précise qu’il est fou, non pas pour aimer une femme qui soit coquette ou le trahisse, ce que nos doctes de tout à l’heure rapporteraient sans doute à son inadaptation vitale, – mais pour être pris, sous le pavillon de l’Amour, par le sentiment même qui mène le bal de cet art des mirages où triomphe la belle Célimène : à savoir ce narcissisme des oisifs qui donne la structure psychologique du « monde » à toutes les époques, doublé ici de cet autre narcissisme, qui se manifeste plus spécialement dans certaines par l’idéalisation collective du sentiment amoureux.

Célimène au foyer du miroir et ses adorateurs en un rayonnant pourtour se complaisent au jeu de ces feux. Mais Alceste non moins que tous, car s’il n’en tolère pas les mensonges, c’est seulement que son narcissisme est plus exigeant. Certes il se l’exprime à lui-même sous la forme de la loi du cœur :

Je veux qu’on soit sincère et qu’en homme d’honneur

On ne lâche aucun mot qui ne parte du cœur.

– Oui, mais quand son cœur parle, il a d’étranges cris. Ainsi quand Philinte l’interroge :

(146)Vous croyez donc être aimé d’elle ?

– Oui parbleu ! répond-il.

Je ne l’aimerais pas, si je ne croyais l’être.

Réplique dont je me demande si de Clérambault ne l’aurait pas reconnue comme tenant plus du délire passionnel que de l’amour.

Et quelque répandu que soit, dit-on, dans la passion le fantasme de l’épreuve d’une déchéance de l’objet aimé, je lui trouve chez Alceste un accent singulier :

Ah ! rien n’est comparable à mon amour extrême,

Et, dans l’ardeur qu’il a de se montrer à tous,

Il va jusqu’à former des souhaits contre vous.

Oui, je voudrais qu’aucun ne vous trouvât aimable,

Que vous fussiez réduite en un sort misérable,

Que le ciel, en naissant, ne vous eût donné rien…

Avec ce beau vœu et le goût qu’il a pour la chanson : « J’aime mieux ma mie », que ne courtise-t-il la bouquetière ? Mais il ne pourrait pas « montrer à tous », son amour pour la bouquetière, et ceci donne la clef véritable du sentiment qui s’exprime ici : c’est cette passion de démontrer à tous son unicité, fût-ce dans l’isolement de la victime où il trouve au dernier acte sa satisfaction amèrement jubilatoire.

Quant au ressort de la péripétie, il est donné par le mécanisme que, bien plutôt qu’à l’auto-punition, je rapporterais à l’agression suicidaire du narcissisme.

Car ce qui met Alceste hors de lui à l’audition du sonnet d’Oronte, c’est qu’il y reconnaît sa situation, qui n’y est dépeinte que trop exactement pour son ridicule, et, cet imbécile qu’est son rival, lui apparaît comme sa propre image en miroir ; les propos de furieux qu’il tient alors trahissent manifestement qu’il cherche à se frapper lui-même. Aussi bien chaque fois qu’un de leurs contrecoups lui montrera qu’il y est parvenu, il en subira l’effet avec délices.

C’est ici que je relève comme un défaut singulier de la conception d’Henry Ey qu’elle l’éloigne de la signification de l’acte délirant, qu’elle le réduit à tenir pour l’effet contingent d’un manque de contrôle, alors que le problème de la signification de cet acte nous est rappelé sans cesse par les exigences médico-légales qui sont essentielles à la phénoménologie de notre expérience.

(147)Combien là encore va plus loin un Guiraud, mécaniste, quand, dans son article sur les Meurtres immotivés[14]il s’attache à reconnaître que ce n’est rien d’autre que le kakon de son propre être, que l’aliéné cherche à atteindre dans l’objet qu’il frappe.

Quittons d’un dernier regard Alceste qui n’a pas fait d’autre victime que lui-même et souhaitons-lui de trouver ce qu’il cherche, à savoir :

sur la terre, un endroit écarté,

Où d’être homme d’honneur, on ait la liberté,

pour retenir ce dernier mot. Car ce n’est pas seulement par dérision que l’impeccable rigueur de la comédie classique le fait surgir ici.

La portée du drame qu’elle exprime en effet, ne se mesure pas à l’étroitesse de l’action où elle se noue, et tout comme l’altière démarche de Descartes dans la Note secrète où il s’annonce sur le point de monter sur la scène du monde, elle « s’avance masquée ».

J’eusse pu, au lieu d’Alceste, rechercher le jeu de la loi du cœur dans le destin qui conduit le vieux révolutionnaire de 1917 au banc des accusés des procès de Moscou. Mais ce qui se démontre dans l’espace imaginaire du poète, vaut métaphysiquement ce qui se passe de plus sanglant dans le monde, car c’est cela qui dans le monde fait couler le sang.

Ce n’est donc pas que je me détourne du drame social qui domine notre temps. C’est que le jeu de ma marionnette manifestera mieux à chacun le risque qui le tente, chaque fois qu’il s’agit de la liberté.

Car le risque de la folie se mesure à l’attrait même des identifications, où l’homme engage à la fois sa vérité et son être.

Loin donc que la folie soit le fait contingent des fragilités de son organisme, elle est la virtualité permanente d’une faille ouverte dans son essence.

Loin qu’elle soit pour la liberté « une insulte[15] », elle est sa plus fidèle compagne, elle suit son mouvement comme une ombre.

Et l’être de l’homme, non seulement ne peut être compris sans la folie, mais il ne serait pas l’être de l’homme s’il ne portait en lui la folie comme la limite de sa liberté.

(148)Et pour rompre ce propos sévère par l’humour de notre jeunesse, il est bien vrai que, comme nous l’avions écrit en une formule lapidaire au mur de notre salle de garde : « Ne devient pas fou qui veut ».

Mais c’est aussi que n’atteint pas qui veut, les risques qui enveloppent la folie.

Un organisme débile, une imagination déréglée, des conflits dépassant les forces n’y suffisent pas. Il se peut qu’un corps de fer, des identifications puissantes, les complaisances du destin, inscrites dans les astres, mènent plus sûrement à cette séduction de l’être.

Au moins cette conception a-t-elle immédiatement le bénéfice de faire évanouir l’accent problématique que le XIXe siècle a mis sur la folie des individualités supérieures – et de tarir l’arsenal de coups bas qu’échangent Homais et Bournisien sur la folie des saints ou des héros de la liberté.

Car si l’œuvre de Pinel nous a, Dieu merci ! rendus plus humains avec les fous du commun, il faut reconnaître qu’elle n’a pas accru notre respect pour la folie des risques suprêmes.

Au reste Homais et Bournisien représentent une même manifestation de l’être. Mais n’êtes-vous pas frappé qu’on ne rie jamais que du premier ? Je vous défie d’en rendre compte autrement que par la distinction significative que j’ai exprimée plus haut. Car Homais « y croit », tandis que Bournisien, aussi bête mais pas fou, défend sa croyance, et, d’être appuyé sur sa hiérarchie, maintient entre lui et sa vérité cette distance, où il passera accord avec Homais, si celui-ci « devient raisonnable » en reconnaissant la réalité des « besoins spirituels ».

L’ayant donc désarmé en même temps que son adversaire par notre compréhension de la folie, nous recouvrons le droit d’évoquer les voix hallucinatoires de Jeanne d’Arc ou ce qui s’est passé au chemin de Damas, sans qu’on nous mette en demeure de changer pour autant le ton de notre voix réelle, ni de passer nous-mêmes à un état second dans l’exercice de notre jugement.

Parvenu à ce point de mon discours sur la causalité de la folie, ne me faut-il pas prendre souci que le ciel me garde de m’égarer, et m’apercevoir qu’après avoir posé qu’Henry Ey méconnaît la causalité de la folie, et qu’il n’est pas Napoléon, je choie dans ce travers (149)d’en avancer pour preuve dernière que cette causalité, c’est moi qui la connais, autrement dit que c’est moi qui suis Napoléon.

Je ne crois pas pourtant que tel soit mon propos, car il me semble qu’à veiller à maintenir justes les distances humaines qui constituent notre expérience de la folie, je me suis conformé à la loi qui, à la lettre, en fait exister les apparentes données : faute de quoi le médecin, tel celui qui oppose au fou que ce qu’il ne dit n’est pas vrai, ne divague pas moins que le fou lui-même.

Relisant d’autre part à cette occasion l’observation sur laquelle je me suis appuyé, il me semble pouvoir me rendre ce témoignage que, de quelque façon qu’on en puisse juger les fruits, j’ai conservé pour mon objet le respect qu’il méritait comme personne humaine, comme malade et comme cas.

Enfin je crois qu’à rejeter la causalité de la folie dans cette insondable décision de l’être où il comprend ou méconnaît sa libération, en ce piège du destin qui le trompe sur une liberté qu’il n’a point conquise, je ne formule rien d’autre que la loi de notre devenir, telle que l’exprime la formule antique : Genoi oios esti.

Et pour y définir la causalité psychique, je tenterai maintenant d’appréhender le mode de forme et d’action, qui fixe les déterminations de ce drame, autant qu’il me paraît identifiable scientifiquement au concept de l’imago.

 

TROISIÈME PARTIE

LES EFFETS PSYCHIQUES DU MODE IMAGINAIRE

 

L’histoire du sujet se développe en une série plus ou moins typique d’identifications idéales qui représentent les plus purs des phénomènes psychiques en ceci qu’ils révèlent essentiellement la fonction de l’imago. Et nous ne concevons pas le Moi autrement que comme un système central de ces formations, système qu’il faut comprendre comme elles dans sa structure imaginaire et dans sa valeur libidinale.

Sans donc nous attarder à ceux qui, même dans la science, confondent tranquillement le Moi avec l’être du sujet, on peut voir où nous nous séparons de la conception la plus commune, qui identifie le Moi à la synthèse des fonctions de relation de l’organisme, (150)conception qu’il faut bien dire bâtarde en ceci qu’une synthèse subjective s’y définit en termes objectifs.

On y reconnaît la position d’Henry Ey telle qu’elle s’exprime dans le passage que nous avons relevé plus haut, par cette formule que « l’atteinte du Moi se confond en dernière analyse avec la notion de dissolution fonctionnelle ».

Peut-on la lui reprocher quand le préjugé paralléliste est si fort que Freud lui-même, à l’encontre de tout le mouvement de sa recherche, en est resté le prisonnier et qu’au reste y attenter à son époque eut peut-être équivalu à s’exclure de la communicabilité scientifique.

On sait en effet que Freud identifie le Moi, au « système perception-conscience », que constitue la somme des appareils par quoi l’organisme est adapté au « principe de réalité[16] ».

Si l’on réfléchit au rôle que joue la notion de l’erreur dans la conception de Ey, on voit le lien qui unit l’illusion organiciste à une métapsychologie réaliste. Ce qui ne nous rapproche pas pour autant d’une psychologie concrète.

Aussi bien, encore que les meilleurs esprits dans la psychanalyse requièrent avidement, si nous les en croyons, une théorie du Moi, il y a peu de chance que la place s’en remarque par autre chose que par un trou béant, tant qu’ils ne se résoudront pas à considérer comme caduc ce qui l’est en effet dans l’œuvre d’un maître sans égal.

L’œuvre de M. Merleau-Ponty[17] démontre pourtant de façon décisive que toute saine phénoménologie, de la perception par exemple, commande qu’on considère l’expérience vécue avant toute objectivation et même avant toute analyse réflexive qui entremêle l’objectivation à l’expérience. Je m’explique : la moindre illusion visuelle manifeste qu’elle s’impose à l’expérience avant que l’observation de la figure partie par partie la corrige ; ce par quoi l’on objective la forme dite réelle. Quand la réflexion nous aura fait reconnaître dans cette forme la catégorie a priori de l’étendue dont la propriété justement est de se présenter « partes extra partes », (151)il n’en restera pas moins que c’est l’illusion en elle-même qui nous donne l’action de Gestalt qui, ici, est l’objet propre de la psychologie.

C’est pourquoi toutes les considérations sur la synthèse du Moi ne nous dispenseront pas de considérer son phénomène dans le sujet : à savoir tout ce que le sujet comprend sous ce terme et qui n’est pas précisément synthétique, ni seulement exempt de contradiction, comme on le sait depuis Montaigne, mais bien plus encore, depuis que l’expérience freudienne y désigne le lieu même de laVerneinung c’est-à-dire du phénomène par quoi le sujet révèle un de ses mouvements par la dénégation même qu’il en apporte et au moment même où il l’apporte. Je souligne qu’il ne s’agit pas d’un désaveu d’appartenance, mais d’une négation formelle : autrement dit d’un phénomène typique de méconnaissance et sous la forme inversée sur laquelle nous avons insisté : forme dont son expression la plus habituelle : – N’allez pas croire que… –, nous livre déjà ce rapport profond avec l’autre en tant que tel, que nous allons mettre en valeur dans le Moi.

Aussi bien l’expérience ne nous démontre-t-elle pas au plus simple regard que rien ne sépare le Moi de ses formes idéales (Ich Ideal, où Freud retrouve ses droits) et que tout le limite du côté de l’être qu’il représente, puisque lui échappe presque toute la vie de l’organisme, non seulement pour autant qu’elle en est méconnue le plus normalement, mais qu’il n’a pas à en connaître pour la plus grande part.

Pour la psychologie génétique du Moi, les résultats qu’elle a obtenus nous paraissent d’autant plus valables qu’on les dépouille de tout postulat d’intégration fonctionnelle.

J’en ai moi-même donné la preuve par mon étude des phénomènes caractéristiques de ce que j’ai appelé les moments féconds du délire. Poursuivie selon la méthode phénoménologique que je prône ici, cette étude m’a mené à des analyses d’où s’est dégagée ma conception du Moi en un progrès qu’ont pu suivre les auditeurs des conférences et leçons que j’ai faites au cours des années tant à l’Évolution psychiatrique qu’à la Clinique de la Faculté et à l’Institut de psychanalyse, et qui, pour être restées de mon fait inédites, n’en ont pas moins promu le terme, destiné à frapper, deconnaissance paranoïaque.

En comprenant sous ce terme une structure fondamentale de (152)ces phénomènes, j’ai voulu désigner, sinon son équivalence, du moins sa parenté avec une forme de relation au monde d’une portée toute particulière. Il s’agit de la réaction qui, reconnue par les psychiatres, a été généralisée à la psychologie sous le nom de transitivisme. Cette réaction, en effet, pour ne s’éliminer jamais complètement du monde de l’homme, dans ses formes les plus idéalisées (dans les relations de rivalité par exemple), se manifeste d’abord comme la matrice et l’Urbild du Moi.

On la constate en effet comme dominant de façon significative la phase primordiale où l’enfant prend cette conscience de son individu, que son langage traduit, vous le savez, en troisième personne avant de le faire en première. Charlotte Bühler[18], en effet, pour ne citer qu’elle, observant le comportement de l’enfant avec son compagnon de jeu, a reconnu ce transitivisme sous la forme saisissante d’une véritable captation par l’image de l’autre.

Ainsi il peut participer dans une entière transe à la chute de son compagnon ou lui imputer aussi bien, sans qu’il s’agisse de mensonge, d’en recevoir le coup qu’il lui porte. Je passe sur la série de ces phénomènes qui vont de l’identification spectaculaire à la suggestion mimétique et à la séduction de prestance. Tous sont compris par cet auteur dans la dialectique qui va de la jalousie (cette jalousie dont saint Augustin entrevoyait déjà de façon fulgurante la valeur initiatrice) aux premières formes de la sympathie. Ils s’inscrivent dans une ambivalence primordiale qui nous apparaît, je l’indique déjà, en miroir, en ce sens que le sujet s’identifie dans son sentiment de Soi à l’image de l’autre et que l’image de l’autre vient à captiver en lui ce sentiment.

Or, cette réaction ne se produit que sous une condition, c’est que la différence d’âge entre les partenaires reste au-dessous d’une certaine limite qui, au début de la phase étudiée, ne saurait dépasser un an d’écart.

Là se manifeste déjà un trait essentiel de l’imago : les effets observables d’une forme au sens le plus large qui ne peut être définie qu’en termes de ressemblance générique, donc qui implique comme primitive une certaine reconnaissance.

(153)On sait que ses effets se manifestent à l’égard du visage humain dès le dixième jour après la naissance, c’est-à-dire à peine apparues les premières réactions visuelles et préalablement à toute autre expérience que celle d’une aveugle succion.

Ainsi, point essentiel, le premier effet qui apparaisse de l’imago chez l’être humain est un effet d’aliénation du sujet. C’est dans l’autre que le sujet s’identifie et même s’éprouve tout d’abord. Phénomène qui paraîtra moins surprenant à se souvenir des conditions fondamentalement sociales de l’Umwelt humain, – et si l’on évoque l’intuition qui domine toute la spéculation de Hegel.

Le désir même de l’homme se constitue, nous dit-il, sous le signe de la médiation, il est désir de faire reconnaître son désir. Il a pour objet un désir, celui d’autrui, en ce sens que l’homme n’a pas d’objet qui se constitue pour son désir sans quelque médiation, ce qui apparaît dans ses besoins les plus primitifs, en ceci par exemple, que sa nourriture même doit être préparée, – et ce qu’on retrouve dans tout le développement de sa satisfaction à partir du conflit du maître et de l’esclave par toute la dialectique du travail.

Cette dialectique qui est celle de l’être même de l’homme doit réaliser dans une série de crises la synthèse de sa particularité et de son universalité, allant à universaliser cette particularité même.

Ce qui veut dire que dans ce mouvement qui mène l’homme à une conscience de plus en plus adéquate de lui-même, sa liberté se confond avec le développement de sa servitude.

L’imago a-t-elle donc cette fonction d’instaurer dans l’être un rapport fondamental de sa réalité à son organisme ? La vie psychique de l’homme nous montre-t-elle sous d’autres formes un semblable phénomène ?

Nulle expérience plus que la psychanalyse n’aura contribué à le manifester et cette nécessité de répétition qu’elle montre comme l’effet du complexe, – bien que la doctrine l’exprime dans la notion, inerte et impensable de l’inconscient –, parle assez clairement.

L’habitude et l’oubli sont les signes de l’intégration dans l’organisme d’une relation psychique : toute une situation, pour être devenue au sujet à la fois aussi inconnue et aussi essentielle que son corps, se manifeste normalement en effets homogènes au sentiment qu’il a de son corps.

Le complexe d’Œdipe s’avère dans l’expérience non seulement (154)capable de provoquer par ses incidences atypiques tous les effets somatiques de l’hystérie, – mais de constituer normalement le sentiment de la réalité.

Une fonction de puissance et de tempérament à la fois – un impératif non plus aveugle, mais « catégorique », – une personne qui domine et arbitre le déchirement avide et l’ambivalence jalouse qui fondaient les relations premières de l’enfant avec sa mère et avec le rival fraternel, voici ce que le père représente et semble-t-il d’autant plus qu’il est plus « en retrait » des premières appréhensions affectives. Les effets de cette apparition sont exprimés diversement par la doctrine, mais très évidemment ils y apparaissent gauchis par les incidences traumatisantes où l’expérience thérapeutique les a faits d’abord apercevoir. Ils me paraissent pouvoir s’exprimer sous leur forme la plus générale ainsi : la nouvelle image fait « floculer » dans le sujet un monde de personnes qui, en tant qu’elles représentent des noyaux d’autonomie, changent complètement pour lui la structure de la réalité.

Je n’hésite pas à dire qu’on pourra démontrer que cette crise a des résonances physiologiques, – et que, toute purement psychologique qu’elle soit dans son ressort, une certaine « dose d’Œdipe » peut être considérée comme ayant l’efficacité humorale de l’absorption d’un médicament désensibilisateur.

Au reste le rôle décisif d’une expérience affective de ce registre pour la constitution du monde de la réalité dans les catégories du temps et de l’espace, est si évident qu’un Bertrand Russell dans son Essai d’inspiration radicalement mécaniste, d’« Analyse de l’Esprit[19] » ne peut éviter d’admettre dans sa théorie génétique de la perception la fonction de « sentiments de distance », qu’avec le sens du concret propre aux Anglo-Saxons il réfère au « sentiment du respect ».

J’avais relevé ce trait significatif dans ma thèse, quand je m’efforçais de rendre compte de la structure des « phénomènes élémentaires » de la psychose paranoïaque.

Qu’il me suffise de dire que la considération de ceux-ci m’amenait à compléter le catalogue des structures : symbolisme, condensation, et autres que Freud a explicités comme celles, dirai-je,(155)du monde imaginaire ; car j’espère qu’on renoncera bientôt à user du mot inconscient pour désigner ce qui se manifeste dans la conscience.

Je m’apercevais (et pourquoi ne vous demanderais-je pas de vous reporter à mon chapitre[20] : dans le tâtonnement authentique de sa recherche il a une valeur de témoignage, je m’apercevais, dis-je, dans l’observation même de ma malade qu’il est impossible de situer exactement par l’anamnèse la date et le lieu géographique de certaines intuitions, d’illusions de la mémoire, de ressentiments convictionnels, d’objectivations imaginaires qui ne pouvaient être rapportées qu’au moment fécond du délire pris dans son ensemble. J’évoquerai pour me faire comprendre cette chronique et cette photo dont la malade s’était souvenue durant une de ces périodes comme l’ayant frappée quelques mois auparavant dans tel journal et que toute la collection du journal collationnée pendant des mois ne lui avait pas permis de retrouver. Et j’admettais que ces phénomènes sont donnés primitivement comme réminiscences, itérations, séries, jeux de miroir, sans que leur donnée même puisse être située pour le sujet dans l’espace et le temps objectifs d’aucune façon plus précise qu’il n’y peut situer ses rêves.

Ainsi approchons-nous d’une analyse structurale d’un espace et d’un temps imaginaires et de leurs connexions.

Et revenant à ma connaissance paranoïaque, j’essayais de concevoir la structure en réseau, les relations de participation, les perspectives en enfilade, le palais des mirages, qui règnent dans les limbes de ce monde que l’Œdipe fait sombrer dans l’oubli.

J’ai souvent pris position contre la façon hasardeuse dont Freud interprétait sociologiquement la découverte capitale pour l’esprit humain que nous lui devons là. Je pense que le complexe d’Œdipe n’est pas apparu avec l’origine de l’homme (si tant est qu’il ne soit pas insensé d’essayer d’en écrire l’histoire), mais à l’orée de l’histoire, de l’histoire « historique », à la limite des cultures « ethnographiques ». Il ne peut évidemment apparaître que dans la forme patriarcale de l’institution familiale, – mais il n’en a pas moins une valeur liminaire incontestable ; je suis convaincu que dans les cultures qui l’excluaient, la fonction devait en être remplie par des (156)expériences initiatiques, comme d’ailleurs l’ethnologie nous le laisse encore aujourd’hui voir, et sa valeur de clôture d’un cycle psychique tient à ce qu’il représente la situation familiale, en tant que par son institution celle-ci marque dans le culturel le recoupement du biologique et du social.

Pourtant la structure propre au monde humain, en tant que comportant l’existence d’objets indépendants du champ actuel des tendances, avec la double possibilité d’usage symbolique et d’usage instrumental, apparaît chez l’homme dès les premières phases du développement. Comment en concevoir la genèse psychologique ?

C’est à la position d’un tel problème que répond ma construction dite « du stade du miroir » – ou comme il vaudrait mieux dire de la phase du miroir.

J’en ai fait une communication en forme au congrès de Marienbad en 1936, du moins jusqu’en ce point coïncidant exactement au quatrième top de la dixième minute, où m’interrompit Jones qui présidait le congrès en tant que président de la Société Psychanalytique de Londres, position pour laquelle le qualifiait sans doute le fait que je n’ai jamais pu rencontrer un de ses collègues anglais qu’il n’ait eu à me faire part de quelque trait désagréable de son caractère. Néanmoins les membres du groupe viennois réunis là comme des oiseaux avant la migration imminente, firent à mon exposé un assez chaleureux accueil. Je ne donnai pas mon papier au compte rendu du congrès et vous pourrez en trouver l’essentiel en quelques lignes dans mon article sur la famille paru en 1938 dans l’Encyclopédie Française, – tome de la vie mentale[21].

Mon but est d’y manifester la connexion d’un certain nombre de relations imaginaires fondamentales dans un comportement exemplaire d’une certaine phase du développement.

Ce comportement n’est autre que celui qu’a l’enfant devant son image au miroir dès l’âge de six mois, – si éclatant par sa différence d’avec celui du chimpanzé dont il est loin d’avoir atteint le développement dans l’application instrumentale de l’intelligence.

Ce que j’ai appelé l’assomption triomphante de l’image avec la mimique jubilatoire qui l’accompagne, la complaisance ludique dans le contrôle de l’identification spéculaire, après le repérage(157)expérimental le plus bref de l’inexistence de l’image derrière le miroir, – contrastant avec les phénomènes opposés chez le singe, m’ont paru manifester un de ces faits de captation identificatrice par l’imago que je cherchais à isoler.

Il se rapportait de la façon la plus directe à cette image de l’être humain que j’avais déjà rencontrée dans l’organisation la plus archaïque de la connaissance humaine.

L’idée a fait son chemin. Elle a rencontré celle d’autres chercheurs, parmi lesquels je citerai Lhermitte dont le livre paru en 1939 rassemblait les trouvailles d’une attention dès longtemps retenue par la singularité et l’autonomie de l’image du corps propre dans le psychisme.

Il y a en effet autour de cette image une immense série de phénomènes subjectifs depuis l’illusion des amputés en passant par les hallucinations du double, son apparition onirique et les objectivations délirantes qui s’y rattachent. Mais, le plus important est encore son autonomie comme lieu imaginaire de référence des sensations proprioceptives, qu’on peut manifester dans toutes sortes de phénomènes, dont l’illusion d’Aristote n’est qu’un échantillon.

La Gestaltteorie et la phénoménologie ont aussi leur part au dossier de cette image. Et toutes sortes de mirages imaginaires de la psychologie concrète, familiers aux psychanalystes et qui vont des jeux sexuels aux ambiguïtés morales, font qu’on se souvient de mon stade du miroir par la vertu de l’image et l’opération du saint esprit du langage « Tiens, se dit-on, cela fait penser à cette fameuse histoire de Lacan, le stade du miroir. Qu’est-ce qu’il disait donc exactement ? »

À la vérité j’ai poussé un peu plus loin ma conception du sens existentiel du phénomène, en le comprenant dans son rapport avec ce que j’ai appelé la prématuration de la naissance chez l’homme, autrement dit l’incomplétude et le « retard » du développement du névraxe pendant les six premiers mois. Phénomènes bien connus des anatomistes et d’ailleurs manifestes, depuis que l’homme existe, dans l’incoordination motrice et équilibratoire du nourrisson, et qui n’est probablement pas sans rapport avec le processus de fœtalisation où Bolk voit le ressort du développement supérieur des vésicules encéphaliques chez l’homme.

C’est en fonction de ce retard de développement que la maturation (158)précoce de la perception visuelle prend sa valeur d’anticipation fonctionnelle. Il en résulte, d’une part, la prévalence marquée de la structure visuelle dans la reconnaissance, si précoce, nous l’avons vu, de la forme humaine. D’autre part, les chances d’identification à cette forme, si je puis dire, en reçoivent un appoint décisif qui va constituer dans l’homme ce nœud imaginaire absolument essentiel, qu’obscurément et à travers des contradictions doctrinales inextricables la psychanalyse a pourtant admirablement désigné sous le nom de narcissisme.

C’est dans ce nœud que gît en effet le rapport de l’image à la tendance suicide que le mythe de Narcisse exprime essentiellement. Cette tendance suicide qui représente à notre avis ce que Freud a cherché à situer dans sa métapsychologie sous le nom d’instinct de mort ou encore de masochisme primordial, dépend pour nous du fait que la mort de l’homme, bien avant qu’elle se reflète, de façon d’ailleurs toujours si ambiguë, dans sa pensée, et par lui éprouvée dans la phase de misère originelle qu’il vit, du traumatisme de la naissance jusqu’à la fin des six premiers mois de prématuration physiologique, et qui va retentir ensuite dans le traumatisme du sevrage.

C’est un des traits les plus fulgurants de l’intuition de Freud dans l’ordre du monde psychique qu’il ait saisi la valeur révélatoire de ces jeux d’occultation qui sont les premiers jeux de l’enfant[22]. Tout le monde peut les voir et personne n’avait compris avant lui dans leur caractère itératif la répétition libératoire qu’y assume l’enfant de toute séparation ou sevrage en tant que tels.

Grâce à lui nous pouvons les concevoir comme exprimant la première vibration de cette onde stationnaire de renoncements qui va scander l’histoire du développement psychique.

Au départ de ce développement, voici donc liés le Moi primordial comme essentiellement aliéné et le sacrifice primitif comme essentiellement suicidaire :

C’est-à-dire la structure fondamentale de la folie.

Ainsi cette discordance primordiale entre le Moi et l’être serait la note fondamentale qui irait retentir en toute une gamme harmonique (159)à travers les phases de l’histoire psychique dont la fonction serait de la résoudre en la développant.

Toute résolution de cette discordance par une coïncidence illusoire de la réalité avec l’idéal résonnerait jusqu’aux profondeurs du nœud imaginaire de l’agression suicidaire narcissique.

Encore ce mirage des apparences où les conditions organiques de l’intoxication, par exemple, peuvent jouer leur rôle, exige-t-il l’insaisissable consentement de la liberté, comme il apparaît en ceci que la folie ne se manifeste que chez l’homme et après « l’âge de raison » et que se vérifie ici l’intuition pascalienne qu’« un enfant n’est pas un homme ».

Les premiers choix identificatoires de l’enfant, choix « innocents », ne déterminent rien d’autre, en effet, à part les pathétiques « fixations » de la névrose, que cette folie par quoi l’homme se croit un homme.

Formule paradoxale qui prend pourtant sa valeur à considérer que l’homme est bien plus que son corps, tout en ne pouvant rien savoir de plus de son être.

Il y apparaît cette illusion fondamentale dont l’homme est serf, bien plus que de toutes les « passions du corps » au sens cartésien, cette passion d’être un homme, dirai-je, qui est la passion de l’âme par excellence, le narcissisme, lequel impose sa structure à tous ses désirs fût-ce aux plus élevés.

À la rencontre du corps et de l’esprit, l’âme apparaît ce qu’elle est pour la tradition, c’est-à-dire comme la limite de la monade.

Quand l’homme cherchant le vide de la pensée s’avance dans la lueur sans ombre de l’espace imaginaire en s’abstenant même d’attendre ce qui va en surgir, un miroir sans éclat lui montre une surface où ne se reflète rien.

 

*

* *

Nous croyons donc pouvoir désigner dans l’imago l’objet propre de la psychologie, exactement dans la même mesure où la notion galiléenne du point matériel inerte a fondé la physique.

Nous ne pouvons encore pourtant en pleinement saisir la notion et tout cet exposé n’a pas eu d’autre but que de vous guider vers son évidence obscure.

Elle me paraît corrélative d’un espace inétendu, c’est-à-dire indivisible, (160)dont le progrès de la notion de Gestalt doit éclairer l’intuition, – d’un temps fermé entre l’attente et la détente, d’un temps de phase et d’éternel retour.

Une forme de causalité la fonde qui est la causalité psychique même : l’identification, laquelle est un phénomène irréductible, et l’imago est cette forme définissable dans le complexe spatio-temporel imaginaire qui a pour fonction de réaliser l’identification résolutive d’une phase psychique, autrement dit une métamorphose des relations de l’individu à son semblable.

Ceux qui ne veulent point m’entendre pourraient m’opposer qu’il y a là une pétition de principe et que je pose gratuitement l’irréductibilité du phénomène au seul service d’une conception de l’homme qui serait toute métaphysique.

Je vais donc parler aux sourds en leur apportant des faits qui, je le pense, intéresseront leur sens du visible, sans qu’à leurs yeux du moins ils n’apparaissent contaminés par l’esprit, ni par l’être : je veux dire que j’irai les chercher dans le monde animal.

Il est clair que les phénomènes psychiques doivent s’y manifester s’ils ont une existence indépendante et que notre imago doit s’y rencontrer au moins chez les animaux dont l’Umwelt comporte sinon la société, au moins l’agrégation de leurs semblables, qui présentent dans leurs caractères spécifiques ce trait qu’on désigne sous le nom de grégarisme. Au reste, il y a dix ans, quand j’ai désignél’imago comme l’« objet psychique » et formulé que l’apparition du complexe freudien marquait une date dans l’esprit humain, en tant qu’elle contenait la promesse d’une psychologie véritable, – j’ai écrit en même temps, à plusieurs reprises, que la psychologie apportait là un concept capable de montrer en biologie une fécondité au moins égale à celle de beaucoup d’autres qui, pour y être en usage, sont sensiblement plus incertains.

Cette indication s’est trouvée réalisée depuis 1939 et je n’en veux donner pour preuve que deux « faits » parmi d’autres qui se sont révélés dès maintenant nombreux.

Premièrement, 1939, travail de Harrisson, publié dans les Proceedings of the Royal Society[23].

(161)On sait depuis longtemps que la femelle du pigeon, isolée de ses congénères, n’ovule pas.

Les expériences de Harrisson démontrent que l’ovulation est déterminée par la vue de la forme spécifique du congénère, à l’exclusion de toute autre forme sensorielle de la perception, et sans qu’il soit nécessaire qu’il s’agisse de la vue d’un mâle.

Placées dans la même pièce que des individus des deux sexes, mais dans des cages fabriquées de telle façon que les sujets ne puissent se voir tout en percevant sans obstacle leurs cris et leur odeur, les femelles n’ovulent pas. Inversement, il suffit que deux sujets puissent se contempler, fût-ce à travers une plaque de verre qui suffit à empêcher tout déclenchement du jeu de la pariade, et le couple ainsi séparé étant tout aussi bien composé de deux femelles, pour que le phénomène d’ovulation se déclenche dans des délais qui varient : de douze jours pour le mâle et la femelle avec le verre interposé, à deux mois pour deux femelles.

Mais point plus remarquable encore : la seule vue par l’animal de son image propre dans le miroir suffit à déclencher l’ovulation en deux mois et demi.

Un autre chercheur a noté que la sécrétion du lait dans les jabots du mâle qui se produit normalement lors de l’éclosion des œufs, ne se produit pas, s’il ne peut voir la femelle en train de les couver.

Second groupe de faits, in travail de Chauvin, 1941, dans les Annales de la Société Entomologique de France[24].

II s’agit cette fois d’une de ces espèces d’insectes dont les individus présentent deux variétés très différentes selon qu’ils appartiennent à un type dit solitaire ou à un type dit grégaire. Très exactement, il s’agit du Criquet Pèlerin, c’est-à-dire d’une des espèces appelées vulgairement sauterelle et où le phénomène de la nuée est lié à l’apparition du type grégaire. Chauvin a étudié ces deux variétés chez ce criquet, autrement dit Schistocerca, ou comme d’ailleurs chez Locusta et autres espèces voisines, leurs types présentent de profondes différences tant quant aux instincts : cycle sexuel, voracité, agitation motrice – que dans leur morphologie : comme il apparaît dans les indices biométriques, et la pigmentation qui forme la parure caractéristique des deux variétés.

(162)Pour ne nous arrêter qu’à ce dernier caractère, j’indiquerai que chez Schistocerca le type solitaire est vert uniforme dans tout son développement qui comporte 5 stades larvaires, mais que le type grégaire passe par toute sorte de couleurs selon ces stades, avec certaines striations noires sur différentes parties de son corps, telle une des plus constantes sur le fémur postérieur. Mais je n’exagère pas en disant qu’indépendamment de ces caractéristiques très voyantes, les insectes différent biologiquement du tout au tout.

On constate chez cet insecte que l’apparition du type grégaire est déterminé par la perception durant les premières périodes larvaires de la forme caractéristique de l’espèce. Donc deux individus solitaires mis en compagnie évolueront vers le type grégaire. Par une série d’expérience : élevage dans l’obscurité, sections isolées des palpes, des antennes, etc., on a pu très précisément localiser cette perception à la vue et au toucher à l’exclusion de l’odorat, de l’ouïe et de la participation agitatoire. Il n’est pas forcé que les individus mis en présence soient du même stade larvaire et ils réagissent de la même façon à la présence d’un adulte. La présence d’un adulte d’une espèce voisine, comme Locusta détermine de même le grégarisme – mais non pas celle d’un Gryllus, d’une espèce plus éloignée.

M. Chauvin, après une discussion approfondie, est amené à faire intervenir la notion d’une forme et d’un mouvement spécifiques, caractérisés par un certain « style », formule d’autant moins suspecte chez lui qu’il ne paraît pas songer à la rattacher aux notions de la Gestalt. Je le laisse conclure en termes qui montreront son peu de propension métaphysique : « Il faut bien, dit-il, qu’il y ait là une sorte de reconnaissance, si rudimentaire qu’on la suppose. Or comment parler de reconnaissance, ajoute-t-il, sans sous-entendre un mécanisme psycho-physiologique[25] » ? Telles sont les pudeurs du physiologiste.

Mais ce n’est pas tout : des grégaires naissent de l’accouplement de deux solitaires dans une proportion qui dépend du temps pendant lequel on laisse frayer ceux-ci. Bien plus encore ces excitations s’additionnent de telle sorte qu’à mesure de la répétition des (163)accouplements après des temps d’intervalle, la proportion des grégaires qui naissent augmente.

Inversement la suppression de l’action morphogène de l’image entraîne la réduction progressive du nombre des grégaires dans la lignée.

Quoique les caractéristiques sexuelles de l’adulte grégaire tombent sous les conditions qui manifestent encore mieux l’originalité du rôle de l’imago spécifique dans le phénomène que nous venons de décrire, je m’en voudrais de poursuivre plus longtemps sur ce terrain dans un rapport qui a pour objet la causalité psychique dans les folies.

Je veux seulement souligner à cette occasion ce fait non moins significatif que, contrairement à ce qu’Henry Ey se laisse entraîner à avancer quelque part, il n’y a aucun parallélisme entre la différenciation anatomique du système nerveux et la richesse des manifestations psychiques, fussent-elles d’intelligence, comme le démontre un nombre immense de faits du comportement chez les animaux inférieurs. Tel par exemple, le crabe dont je me suis plu à plusieurs reprises dans mes conférences, à vanter l’habileté à user des incidences mécaniques, quand il a à s’en servir à l’endroit d’une moule.

 

*

* *

Au moment de terminer, j’aimerais que ce petit discours sur l’imago vous parût non point ironique gageure, mais bien ce qu’il exprime, une menace pour l’homme. Car si d’avoir reconnu cette distance inquantifiable de l’imago et ce tranchant infime de la liberté comme décisifs de la folie, ne suffit pas encore à nous permettre de la guérir, le temps n’est peut-être pas loin où ce nous permettra de la provoquer. Car si rien ne peut nous garantir de ne pas nous perdre dans un mouvement libre vers le vrai, il suffit d’un coup de pouce pour nous assurer de changer le vrai en folie. Alors nous serons passés du domaine de la causalité métaphysique dont on peut se moquer à celui de la technique scientifique qui ne prête pas à rire.

De semblables entreprises, ont paru déjà par ci par là quelques balbutiements. L’art de l’image bientôt saura jouer sur les valeurs de l’imago et l’on connaîtra un jour des commandes en série(164)d’« idéaux » à l’épreuve de la critique : c’est bien là que prendra tout son sens l’étiquette : « garanti véritable ».

L’intention ni l’entreprise ne seront nouvelles, mais nouvelle leur forme systématique.

En attendant, je vous propose la mise en équations des structures délirantes et des méthodes thérapeutiques appliquées aux psychoses, en fonction des principes ici développés,

– à partir de l’attachement ridicule à l’objet de revendication, en passant par la tension cruelle de la fixation hypocondriaque, jusqu’au fonds suicidaire du délire des négations,

– à partir de la valeur sédative de l’explication médicale, en passant par l’action de rupture de l’épilepsie provoquée, jusqu’à la catharsis narcissique de l’analyse.

Il a suffi de considérer avec réflexion quelques « illusions optiques » pour fonder une théorie de la Gestalt qui donne des résultats qui peuvent passer pour de petites merveilles. Par exemple de prévoir le phénomène suivant : sur un dispositif composé de secteurs colorés en bleu, tournant devant un écran mi partie noir et jaune, selon que vous voyez ou non le dispositif, donc par la seule vertu d’une accommodation de la pensée, les couleurs restent isolées ou se mêlent et vous voyez les deux couleurs de l’écran à travers un tournoiement bleu, ou bien se composer un bleu-noir et un gris.

Jugez donc de ce que pourrait offrir aux facultés combinatoires une théorie qui se réfère au rapport même de l’être au monde, si elle prenait quelque exactitude. Dites-vous bien qu’il est certain que la perception visuelle d’un homme formé dans un complexe culturel tout à fait différent du nôtre, est une perception tout à fait différente de la nôtre.

Plus inaccessible à nos yeux faits pour les signes du changeur que ce dont le chasseur du désert sait voir la trace imperceptible : le pas de la gazelle sur le rocher, un jour se révéleront les aspects de l’imago.

Vous m’avez entendu, pour en situer la place dans la recherche, me référer avec dilection à Descartes et à Hegel. Il est assez à la mode de nos jours de « dépasser » les philosophes classiques. J’aurais aussi bien pu partir de l’admirable dialogue avec Parménide. Car ni Socrate, ni Descartes, ni Marx, ni Freud, ne peuvent être (165)« dépassés » en tant qu’ils ont mené leur recherche avec cette passion de dévoiler qui a un objet : la vérité.

Comme l’a écrit un de ceux-là, princes du verbe, et sous les doigts de qui semblent glisser d’eux-mêmes les fils du masque de l’Ego, j’ai nommé Max Jacob, poète, saint et romancier, oui, comme il l’a écrit dans son Cornet à dés, si je ne m’abuse : le vrai est toujours neuf.

 

 

 


[1] Cette conférence a été prononcée le 28 septembre 1946 aux Journées Psychiatriques à Bonneval. J’avais mis à l’ordre du jour de ces « Journées » le thème de « la Psychogenèse ». Les rapports de J. Lacan, J. Rouart, L. Bonnafé et S. Follin ainsi que mon exposé et la discussion qui les ont suivis paraîtront en 1947 sous le titre : « La Psychogenèse et troubles psychiques ». Le rapport que nous publions ici, a ouvert notre réunion. (Henri Ey).

[2]. On peut lire le dernier exposé actuellement paru des points de vue d’Henri Ey dans la brochure qui donne le rapport présenté par J. de Ajuriaguerra et H. Hécaen aux Journées de Bonneval de 1943 (soit de la session immédiatement antécédente). À ce rapport qui est une critique de sa doctrine, H. Ey, apporte en effet une introduction et une longue réponse. Certaines des citations qui suivront leur sont empruntées. (Rapports de la Neurologie et de la Psychiatrie. H. Ey, J. de Ajuriaguerra et H. Hécaen. Hermann édit. 1947. N° 1018 de la collection bien connue. Actualités scientifiques et industrielles). D’autres citations ne se trouvent pourtant que dans des textes dactylographiés où s’est poursuivie une très féconde discussion qui a préparé les Journées de 1945.

[3] Cf. loc. cit. p. 14.

[4] Loc. cit. page 122.

[5] Cf. le texte publié dans le présent numéro de cette Revue, voir page 71.

[6]In Évolution psychiatrique – 1936. fasc. III.

[7]. Chez Alcan., 1934 dans la petite collection verte.

[8]. Les formes verbales de l’interprétation délirante. Ann. médico-psychol. 1921. 1er semestre. pp. 395-412.

[9]. Dans le numéro 1 de la Revue : 14, rue du Dragon (Éditions Cahiers d’Art).

[10]. Paul Eluard. Poésie involontaire et poésie intentionnelle, plaquette éditée par Seghers (Poésie 42).

[11]. Cf. De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité,,1932, chez Le François.

[12]Cf. La Philosophie de l’esprit. Trad. Véra, parue chez Germer Baillière en 1867 – et la Phénoménologie de l’esprit, ouvrage sur lequel nous revenons plus loin, dont Jean Hyppolite a donné en 1939 une excellente traduction en 2 volumes chez Aubier.

[13]. Les lecteurs français ne pourront plus ignorer cette œuvre après que Jean Hyppolite l’ait mise à leur portée, et de façon à satisfaire les plus difficiles, dans sa thèse qui vient de paraître chez Aubier, et quand auront paru à la N. R. F, les notes au cours que M. Alexandre Kojève lui a consacré pendant cinq ans aux Hautes Études.

[14]. In Évolution psychiatrique. Mars 1931. Cf. également Guiraud et Cailleux. Le meurtre immotivé réaction libératrice de la maladie. Ann. Médico-psych. nov. 1928.

[15]Vide supra, p. 129.

[16]Cf. Freud – Das Ich und das Es – traduit par Jankélévitch sous le titre : Le Moi et le soi, in Essais de psychanalyse, paru chez Payot en 1927.

[17]. Phénoménologie de la perception. Gallimard 1915.

[18]. Charlotte Bühler. Soziologische n. psychologiste Studien über das erste Lebensjahr, Iena Fischer 1927.

Voir aussi Elsa Kohler. Die Personlichkeit des dreijahrigen Kindes. Leipzig 1926.

[19]. Traduit par M. Lefebvre, chez Payot. 1926.

[20]. Ouvr. cité. 2° partie. chap. II, pp. 202-215 et aussi in chap. IV, § HI. b. pp. 300-306.

[21]. Encyclopédie française, fondée par A. de Monzie, tome VIII, dirigé par Henri Wallon. Deuxième partie, Section A. La famille, spécialement les pages 8’40-6 à 8’40-11.

[22]. Dans l’article Jenseits des Lustprinzips. in Essais de psychanalyse, traduction déjà citée, pp. 18-23.

[23]Proc. Roy. Soc. Series B (Biological Sciences) n 845 – 3 Feb. 1939. Vol. 126 London.

[24]. 1941. 3° trimestre, pp. 133, 272.

[25]Loc. cit. page 251. – Les italiques sont de nous.

 

 

 

 

 

 

 

 

Print Friendly, PDF & Email