vendredi, décembre 6, 2024
Recherches Lacan

LXII LES PROBLÈMES CRUCIAUX POUR LA PSYCHANALYSE 1964 – 1965 Leçon du 23 juin 1965 (séminaire fermé)

Leçon du 23 juin 1965 (séminaire fermé)

Notre dernière réunion de cette année, j’ai tenu à ce que ce soit un séminaire dit fermé, c’est-à-dire ce moment, ou ce lieu où j’ai manifesté, cette année, le désir d’entendre, en somme, un certain nombre de réponses éventuelles à ce que je peux être amené à vous avancer dans mes cours. C’est une entreprise qui ne s’est pas révélée, cette année, trop hasardeuse. Néanmoins, nous avons failli, pour cette der­nière réunion, n’avoir peut-être pas l’ensemble de ce que j’attendais de certains qui avaient manifesté expressément le désir d’être présents par la parole à un de mes séminaires de cette année et se sont trouvés, comme il arrive à des psychanalystes, toujours très occupés, se sont trouvés un peu pris de court.

Bon. Là-dessus, j’ai eu une bonne surprise, on m’a apporté, au dernier moment, un texte sur, vous allez le voir, un livre qui me paraît très, très impor­tant. Vous verrez pourquoi il me paraît très important, ce n’est pas uniquement parce qu’on pourra vous en parler, avec la plus grande pertinence, comme rele­vant de certains repères que je crois avoir tout à fait bien élucidés devant vous, cette année, concernant ce qu’on appelle le désir. Et puis alors, ensuite, vous aurez une intervention de quelqu’un que vous avez déjà entendu, qui fait par­tie de cette nouvelle couche toujours prête à aller au feu quand, peut-être, de plus anciens ont des habitudes plus lentes.

Alors, je vais donner donc la parole, sans plus attendre, à la personne qui va vous apporter son commentaire sur cet ouvrage dont je ne déflore même pas le nom avant qu’elle en parle. C’est Madame Montrelay qui a bien voulu me faire cette bonne surprise.

Michèle Montrelay- En cette veille de vacances, peut-être n’est-il pas trop fri­vole de proposer à ceux d’entre vous qui ne l’ont déjà fait, la lecture du dernier roman de Marguerite Duras, Le ravissement de Lol V. Stein 37. Ce livre est paru l’année dernière, et n’a pas toujours été accueilli favorablement par la critique. Elle lui a reproché une subtilité excessive, énigmatique. On y retrouve d’ailleurs la façon habituelle de Marguerite Duras, lenteur du rythme, ambiguïté de la tex­ture, intelligence passionnée des mots qui est aussi celle du cœur.

Le ravissement de Lol V. Stein va dans le même sens que les récits précédents de Marguerite Duras, à la recherche d’un moment perdu. Cet instant, qui se produisit tout à fait par hasard, fascine le personnage principal du récit – rap­pelez-vous le scénario d’Hiroshima mon amour – il le fascine parce que c’est là que s’inscrit sa certitude. Cette certitude, elle est extrêmement sensible d’ailleurs dans le style de Marguerite Duras qui agace beaucoup, ce qui est bien compréhensible, puisque elle insiste d’autant plus qu’elle se dérobe. Il semble qu’elle coïncide avec la mémoire, ou plutôt avec ce que Jacques Lacan appelle une mémoire. Si j’évoque ce dernier terme, ce n’est pas pour constater, purement et simplement, qu’il constitue le ressort du roman. Cette affirmation est aussi vraie des œuvres de Proust, Butor, Simon et tant d’autres. Elle est peut-être plus vraie que des œuvres de Marguerite Duras où la mémoire ne constitue pas tant le ressort que l’objet du récit, curieusement fait par un autre. Je veux dire qu’il apparaît ici, avec une netteté particulière, que c’est dans le discours désirant de l’autre que nous vivons avec le sujet, Lol V Stein, l’événement qui la tient pri­sonnière.

Il va sans dire que ce roman est le énième récit qui ait été fait à la troisième personne. Ce qui surprend, c’est que le relief inaccoutumé, qui est celui de la première personne qui raconte la troisième, ce relief est une troisième dimen­sion où le sujet Lol émerge, infiniment plus présent, plus troublant que n’en pourrait rendre compte l’emploi unique de la première personne. Ces dimen­sions que Jacques Lacan nous a désignées cette année, auxquelles je viens de faire allusion, particulièrement ce qui fut dénommé par lui, la semaine derniè­re, la dialectique de la relation avec l’Autre en tant que rapport de l’aliénation, ces dimensions mêmes structurent le roman de Marguerite Duras dont il est temps que je vous fasse un résumé.

Lola Valérie Stein, dix-neuf ans, américaine, sur le point de se marier, est brusquement séparée, à la fin d’un bal, non pas de son fiancé, Michael Richardson, mais du couple que forment son fiancé et Anne-Marie Stretter, ces deux derniers venant, au cours du bal, de se reconnaître en une passion aussi soudaine que définitive. C’est ainsi, je crois, que les choses doivent être racontées. Lol, qui a vu le couple commencer à s’aimer par le seul – j’emprunterai ce terme à Serge Leclaire – circuit du regard, regarde, elle aussi, et n’entend pas s’arrêter de regarder. Il nous faut souligner tout de suite l’étrangeté de caractère de Lol, indifférent, absent. Voici la première présentation qui nous en est faite par son amie ” Au collège, dit-elle, et elle n’était pas la seule à le penser, il manquait déjà quelque chose à Lol pour être, elle dit, là. Elle donnait l’impression d’endurer dans un ennui tranquille une personne qu’elle se devait de paraître mais dont elle perdait la mémoire à la moindre occasion. Gloire de douceur mais aussi d’indifférence.

Si Lol V Stein est aussi indifférente, c’est naturellement qu’elle ne fait pas bien la différence entre elle et ce qui l’entoure. Anne-Marie Stretter, qui appa­raît au contraire parfaitement définie, sûre d’elle, permet, j’imagine, à Lol de faire, grâce à elle, la différence entre une femme, cette femme qui est Lol V Stein et le désir de Michael Richardson. Ce désir prend alors pour Lol une valeur signifiante insoupçonnée jusqu’alors, si bien qu’elle n’aime plus son fiancé. Ce signifiant, Lol V Stein en subit la marque, sous la forme d’un oubli. L’oubli de Lol, sa négation, vont faire sa volupté d’être enfin la présence du couple et sa propre présence, où le présent de la présence – si je puis inverser de la sorte une formule que donne Heidegger de l’angoisse, pour en illustrer l’opposé, c’est-à-dire la satisfaction – où le présent de la présence prend une valeur abso­lue que représente le temps mort du bal, muré, est-il écrit, dans sa lumière noc­turne. Mais plus encore que ce qui nous est dit des multiples aspects du bal, ce qui retient Lol, c’en est la fin, plus précisément encore le moment où elle vient d’apercevoir l’aurore, alors qu’eux ne savent pas encore. A ce moment, Lol pressent, dans l’affolement, qu’il va arriver quelque chose, que ça va arriver. Et si je reprends les termes cités récemment par Jacques Lacan, c’est qu’ils me sem­blent parfaitement exprimer, dans leur ambiguïté, l’événement pressenti par Lol de son corps comme un déchet, ou plutôt l’avènement de son corps comme un déchet, un reste, rejeté, plus encore par l’aurore que par le couple. Je reprends ce passage avec plus de détails

Elle sait, écrit Marguerite Duras, eux pas encore, et elle ajoute un peu plus loin, à cet instant précis une chose, mais laquelle ? aurait dû être tentée qui ne l’a pas été.

Voici quelle fut la tentation de Lol. Forte d’un savoir dont elle possède un bref instant le privilège, elle se sent sur le point d’en user, d’abord pour cir­conscrire, perpétuer cette commune fascination, ce qui serait alors possible à supposer que Lol se découvre un brusque pouvoir incantatoire. Mais là n’est pas l’essentiel. Ce que Lol désire, dans la possession de son bref et fragile savoir, c’est dire pourquoi, réellement, le couple s’enfuit. Et cela est absolument impossible. Si ces mots existaient, pour cerner ce qui, devant elle, se manifeste, se joue de la réalité du sexe, le couple resterait. Lol en est certaine et nous aussi nous partageons cette certitude. Nous y sommes totalement suspendus, un bref instant. Nous en gardons la nostalgie.

Je ne puis lire ici les deux admirables pages qui nous mènent à cet instant. Je me contenterai de citer cette phrase, de dire ce regret, ce deuil de Lol

«J’aime à croire, comme je l’aime, que si Lol est silencieuse dans la vie c’est qu’elle a cru, l’espace d’un éclair, que ce mot pouvait exister… Ç’aurait été un mot-absence, un mot-trou, creusé en son centre d’un trou, de ce trou où tous les autres mots auraient été enterrés. »

Ce mot, Lol se rend bien compte qu’elle ne peut l’articuler. Aussi Marguerite Duras poursuit-elle de la sorte

« On n’aurait pas pu le dire mais on aurai pu le faire résonner. Immense, sans fin, un monde vide, il aurait retenu ceux qui voulaient partir, il les aurait convaincus de l’impossible, il les aurait assourdis à tout autre vocable que lui-même, en une fois il les aurait nommés, eux, l’avenir et l’instant. »

Qui peut convaincre de l’impossible? Qui peut dire la vérité de la réalité, à commencer par celle su sexe, demandait, il y a peu de temps, Jacques Lacan, si ce n’est Dieu ? Mais Dieu est absent. Lol, continue Marguerite Duras, n’est pas Dieu. Elle n’est personne. Issue de l’absence d’un mot, de l’absence de Dieu, il ne reste plus que le corps de Lol, horrible, effroyable à soutenir, objet a qu’il va falloir désormais s’efforcer d’abolir. Comment s’y prendre? En faisant en sorte que le coup de dé qui fut l’oubli premier de Lol se renouvelle mais fasse, pour ainsi dire, d’une pierre deux coups, l’oubli de Lol, par un couple réel, doit coïn­cider avec l’abolition de son corps éprouvé comme objet a. Alors seulement, cet événement sera l’avènement du ravissement de Lol V Stein, et cela au double sens du terme. De quelle façon Lol V Stein pose, sur la réalité des êtres qui l’en­tourent, la grille de son fantasme, qui n’est autre que la reconstitution à rebours du premier hasard? Je vous le dirai tout à l’heure.

Nous ferons maintenant quelques remarques, tout d’abord à propos de cet objet a, tel qu’il apparaît au cours du récit. La première, c’est qu’il constitue chez Marguerite Duras, comme chez Flaubert, Maupassant, aussi dans le nou­veau roman, cette matière sensible, palpable du récit qui ne devient à propre­ment parler événement que par l’intervention du désir de l’Autre. Dans Le ravissement de Lol V Stein, l’objet c’est le corps, le regard, mais c’est surtout le mot manquant qui, pour manquer, n’en existe pas moins de la façon la plus hor­rible, à partir du moment où son existence est soulevée, mise en question. Ce mot-trou, ce trou de chair, cet inachèvement sanglant, je cite, ce chien mort sur la plage, combien de fois déjà vient-il de résonner à vos oreilles ? Ce mot, c’est Lol, Lola, prénom féminin Ô combien avec son petit a final, et son caractère sexué. Il s’accole de curieuse façon avec le peu qui reste de Valérie, un V, et la densité brève du patronyme…

Jacques Lacan – Madame Montrelay, est-ce que vous vous sentiriez le cou­rage de vous jeter à l’eau? Ce que vous avez si bien repéré, dans cet ouvrage et dans ce texte, essayez de le faire passer, avec vos notes bien sûr pour vous sou­tenir, qui ne sont pas des notes mais un texte, mais sans le lire, ce texte, parce que je crois quand même que, non pas que ça ne passe pas, mais ça porte moins que si vous y allez, quoi. Improvisez, racontez la chose comme vous êtes abso­lument capable de le faire, parce que je crois qu’il est important…

Michèle Montrelay – Je n’ai pas préparé une improvisation.

Jacques Lacan – N’improvisez pas, mais dites ce que vous avez à dire. En somme, il s’agit de quelque chose qui pourrait être une histoire, et une histoire psychologique, à savoir qu’on pourrait en effet remonter jusqu’à l’enfance de Lol V Stein. L’originalité de ceci se diminue du fait que vous savez l’usage amé­ricain de donner, sous la forme d’une initiale… de représenter la présence d’un second prénom sous la forme d’une initiale. Le premier nom est un nom abré­gé, c’est Lola. Cette Lol V Stein – ce n’est absolument pas de la psychologie – je veux dire qu’on en parle, de ce qu’elle a eu peut-être de toujours étrange, mais l’important c’est ce qui lui arrive, à un moment donné, d’unique, autour de quoi elle reste, on pourrait dire, du dehors, si nous faisions de la psycholo­gie, elle reste accrochée. Elle reste accrochée au fait que, un beau soir, avec son fiancé d’alors, il se produit qu’une tierce personne, une femme charmante entre, le fiancé la regarde, et l’affaire est faite, ils partiront ensemble à la fin de la soi­rée, et tout se passe vraiment à la vue, non seulement de Lol, mais de tous. Tout ce qui va se passer dans la suite de la vie de Lol V Stein et nommément ce qui nous est rapporté, qui nous est rapporté par un narrateur qu’on ne connaît pas. Il y a un moment où dans le milieu du livre, la distance est couverte et le narra­teur se dévoile. La distance est couverte, c’est moi, c’est lui qui parle, et qui rejoint sa propre entrée dans la vie de Lol V Stein, ce qui va se passer avec ce personnage, comment ce personnage est rencontré, est quelque chose qui mani­feste l’état où est restée Lol V Stein, à propos de cette scène traumatique. Ce qu’elle est, essentiellement, à partir de là, c’est ce que Madame Montrelay va essayer de vous expliquer. Ce en quoi j’ai pu dire cette année du sujet et de ses supports est là véritablement illustré, illustré d’une façon qui n’a pas un seul instant la prétention structuraliste ou analytique, simplement en énonçant les choses avec des mots qui éclairent mieux. Il sort que la structure même est là écrite. Tout à l’heure, Madame Montrelay vous a lu un texte où il y a ce mot trou par exemple. Ça, c’est dans le texte. Il y a bien autre chose dans le texte, qui est un texte qui semble – sans que nous ayons rien fait l’un et l’autre, Marguerite Duras et moi, pour nous rencontrer – ce sont des textes congruents avec le thème même de ce que je vous ai avancé cette année.

Reprenez, comme vous voulez, comme vous pourrez. Parlez un petit peu plus fort, un petit peu plus scandé, et si vous pouvez, lâchez votre texte! J’en serais content. Parce que vous avez sûrement plus d’une chose à dire. Ou bien lisez des morceaux de Marguerite Duras à l’occasion… Il faut absolument que ça passe.

Michèle Montrelay – Le mieux est peut-être que je lise d’abord ce que j’ai là, et après on verra…

Je disais donc que, cet objet, c’était un mot, c’était Lol. Je disais aussi que Lol avait perdu le a de Lola, qu’il avait perdu son caractère sexué et que ça faisait anonyme, mais que, par contre – je crois que je ne l’ai pas encore dit – de Lol V. Stein, on en a plein la bouche. Enfin, nous retrouvons dans cette séquence verbale, les caractéristiques, il me semble, qui ont été soulignées par Serge Leclaire à propos de la formule secrète « PoOls (d) J’e-LI ». Ces caractéristiques me semblent être les suivantes

1- La brièveté avec laquelle surgit la formule qui rend bien l’apparition d’un rien-du-tout-quelque-chose que nous avons rencontré précédemment. 2 – L’acmé, figuré sous une forme renversée, dans le V du centre, fourche, triangle inachevé.

3 – La réversion naturelle pour ce qui est du mot Lol où l’endroit équivaut à l’envers, mais justement alors, peut-on parler de réversion? C’est autre chose.

4 – Le caractère magique de cette formule, enfin, magique tout au moins tel qu’il apparaît dans le roman, parce qu’il représente le maître mot que Lol aurait dû dire pour refermer, à tout jamais, le circuit du sens.

Ce ne sont là que suppositions. Pourtant si, comme le souligne Marguerite Duras, Lol, quand elle prononce un nom propre, est incapable de nommer – là je pourrai retrouver la citation tout à l’heure – il est bien possible que ce mot présent-absent, loin de soutenir ici l’ordre symbolique, ne serve qu’à vouloir justifier l’inexplicable, c’est-à-dire le mystère de la naissance.

Nous remarquerons, deuxièmement et très brièvement, avec quelle ambiguï­té, quelle incohérence se manifeste, dans le récit, la féminité de Lol. Il est ten­tant de penser que Lol, comptée pour rien, oubliée par le couple, apparemment non désirée par ses parents, répète inlassablement cette expérience parce que celle-ci peut lui permettre d’articuler, pour autrui, mais surtout pour elle, son énigmatique féminité.

On est frappé, dans ce roman, par l’absence de repère, la rareté des signifiants phalliques. Il semble que la sexualité de Lol se situe bien en-deçà d’une struc­turation oedipienne, dans ce rapport au vide qui fut évoqué par Perrier et un de ses collaborateurs dans le volume VII de La psychanalyse 114-115.

Mais avant de terminer cet exposé, il est peut-être nécessaire que nous don­nions un aperçu de la suite du roman. Lol V Stein, après le bal, après la crise, le temps de folie qui s’ensuit, se marie, a trois enfants, vit très conformément aux normes, dans une petite ville américaine. Après dix ans de mariage, elle revient dans sa ville natale et, au cours des après-midi où inlassablement elle promène son corps comme on promènerait un enfant, elle rencontre un couple, un autre, celui de son amie d’antan et un homme sur lequel elle jette son dévolu, qu’elle décide d’aimer de la façon la plus bizarre. En effet, cet homme devra l’oublier aussi souvent, aussi absolument que possible avec une femme qui sera et devra surtout être considérée par lui comme le comble de la féminité. Que cette femme ait assisté au bal qui est aussi son bal, à elle, est bien sûr, une condition essentielle au charme de la chose.

Cet immense fantasme, conçu par Lol V Stein, pour des raisons facilement repérables maintenant, l’amant de Tatiana tente de le déchiffrer peu à peu

,,Je désire, déclare-t-il, comme un assoiffé, boire le lait brumeux et insipi­de de la parole qui sort de Lol V. Stein, faire partie de la chose mentie par elle. Qu’elle m’emporte, [ …] qu’elle me broie avec le reste, je serai servile, que l’espoir soit d’être broyé avec le reste, d’être servile. N

Voilà ce qu’accepte de faire le narrateur, Jacques Hold, rencontrer Tatiana dans un hôtel proche de la ville, tandis que Lol V Stein, couchée dans un champ de seigle, regarde, regarde. Regarde quoi? Les amants d’abord, qui passent par­fois près de la fenêtre, ensuite, naturellement, plus rien, à la fenêtre, l’oubli de Lol V Stein que Jacques Hold s’évertue à mener à bien pour la plus grande satisfaction du trio. Quel dessein secret s’est emparé de Marguerite Duras, qui l’a entraînée à forger une histoire aussi effarante, aussi folle, aussi logique d’illo­gisme dans ses moindres détails ?

C’est ici qu’il nous faut faire une troisième série de remarques à propos de l’emploi des personnes dans le récit, particulièrement l’ampleur inaccoutumée, insolite, qui a été donnée à la première personne, celle de Jacques Hold. Il s’en­suit tout d’abord, première remarque, dans la mesure où notre unique savoir s’instaure dans un désir, désir pris lui-même au filet d’un fantasme, que ce savoir n’est jamais fixe, toujours relatif, possibilité, histoire parmi d’autres. Telles se présentent aussi, je crois, certaines oeuvres musicales contemporaines, celles d’un Stockhausen par exemple.

Deuxième remarque. Le désir de l’Autre conditionne l’espace du roman, autrement dit sa structure, espace ouvert à tous les vents où le désir de l’un, disons l’extérieur, peut recouper en tous points celui de l’Autre, supposé être intérieur. Comment le désir de l’un peut-il se suturer au désir de l’Autre ? C’est en fonction de l’objet a, mais nous allons trouver cela tout à l’heure.

Troisième remarque. Il eut été absolument impossible de rendre compte du sujet Lol, de la faire émerger dans cette qualité d’être, de vérité parfois à couper le souffle, autrement dit il aurait été impossible de saisir Lol au point zéro de son désir si ce n’est dans le discours du désir de l’Autre.

Quatrième remarque. Ce sujet, nous le saisissons, bien en deçà du cogito. Rien de lui n’est jamais formulé sous la forme de l’un de l’unique. Voici ce qu’en dit son amant

« Ce fut là ma première découverte à son propos, ne rien savoir de Lol était la connaître déjà. On pouvait, me parut-il, en savoir moins encore, de moins en moins sur Lol V. Stein. »

Soit dit en passant, cette définition de l’amour n’est pas si mauvaise, il me semble. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est que ce sujet, brumeux, insipide, qui n’a pas d’idée, qui n’en a aucune, est le seul sujet du roman qui pense, manœuvre son monde, traquant, manipulant le couple des amants, jusqu’en quels lieux, je le dirai tout à l’heure.

C’est que le sujet est à prendre dans un perpétuel partage entre le désir de l’Autre et l’objet a. Le voici à nouveau, cet objet, plus présent que jamais dans la seconde partie du roman. Ces yeux fixes, grand-ouverts, qui dévorent, absor­bent, décident de tout, ce regard immense, perdu dans le hérissement de la paille d’un champ de seigle, c’est cet objet a qui fascine Jacques Hold, qui l’entraîne dans le fantasme, dans son fantasme, ou dans le fantasme du roman. Ce que Lacan nous a dit, je crois, la semaine dernière, je le cite textuellement

« C’est en tant que je suis objet a que mon désir est le désir de l’Autre. » Ainsi donc, dans ce récit, la troisième personne est en fait la première. La première est à prendre comme la troisième. Jeu de syntaxe, de désir que figu­raient certains romans du XVIII’, je pense en particulier aux Égarements du cœur et de l’esprit de Crébillon fils : « Pour un temps, la marquise fut évincée, qui sortit à cinq heures ». Le nouveau roman, à repérer depuis Flaubert, ména­ge, entre celui qui parle et la luxuriance, la prolifération de l’objet, un interval­le, un manque, une pause, un silence qui est le sujet. Ne nous y trompons pas, Marguerite Duras, qui sait faire entendre le silence, parle aussi à la troisième personne.

Jacques Lacan – C’est un texte très important et très intéressant que vous venez d’entendre. Nous tâcherons que vous puissiez en avoir part. Est-ce qu’il y a ici… je sais que déjà, parmi mes proches, il y a pas mal de gens qui ne l’ont pas laissé échapper, ce texte de Marguerite Duras. S’ils pouvaient opiner, à l’occasion, de ce que nous venons d’entendre, j’en serais satisfait. Est-ce que quel­qu’un a quelque chose à dire là-dessus ?… Pour vous donner le ton du roman, je vais vous lire, moi, un petit bout de chapitre central que j’ai choisi. Je pense qu’il sera suffisamment éclairé, pour autant que la voix de la personne qui par­lait ici vous sera parvenue, d’être suffisamment éclairé sur la trame, sur la trame du roman, pour que ce chapitre prenne sa valeur.

La jeune fille, la jeune femme en question a épousé assez vite un garçon du type altruiste qui l’a, en quelque sorte, prise sous sa protection à titre d’épave. Au bout de dix ans, cette épave surnage assez bien et, revenue à son lieu d’ori­gine, à cette ville natale qui s’appelle S. Tabla, dont on aurait pu se mettre en garde quant aux dangers qu’elle présentait pour elle, nommément quant à ce qu’on appelle les souvenirs qu’il faut éviter aux gens en proie à un deuil, revit dans cette ville. Et c’est là que, errant un jour, elle va rencontrer quelqu’un qui s’est déjà annoncé une fois à l’horizon de sa vision, on ne peut pas dire dans une rencontre, il est entré dans le champ de sa fenêtre. C’est le narrateur. A la fois c’est l’entité, l’amant type, mais c’est aussi quelqu’un qu’elle suit, qui est là, celui qui va prendre la place de ce trou, de cette béance, autour de laquelle, en somme, tout son être de sujet est organisé. Et, le suivant, l’ayant rencontré dans la rue, elle attend ce qu’il attend, c’est-à-dire la femme avec laquelle elle pres­sent, elle présume qu’il a un rendez-vous.

Elle arriva en effet cette femme, elle descendit d’un car bondé de gens qui rentraient chez eux avec le soir. Dès qu’elle se dirige vers lui, dans ce déhanchement circulaire, très lent, très doux, qui la fait à tout moment de sa marche l’objet d’une flatterie caressante, secrète, et sans fin, d’elle-même à elle-même, aussitôt vue la masse noire de cette chevelure vapo­reuse et sèche sous laquelle le très petit visage triangulaire, blanc, est envahi par des yeux immenses, très clairs, d’une gravité désolée par le remords ineffable d’être porteuse de ce corps d’adultère, Lol s’avoue avoir reconnu Tatiana Karl.

C’est-à-dire la femme qui a été le témoin de la scène initiale.

«Alors, seulement, croit-elle, depuis des semaines qu’il flottait, ça et là, loin, le nom est là : Tatiana Karl. Elle était vêtue discrètement d’un tailleur de sport noir. Mais sa chevelure était très soignée, piquée d’une fleur grise, relevée par des peignes d’or, elle avait mis tout son soin à en fixer la fragile coiffure, un long et épais bandeau noir qui, au passage près du visage, bordait le regard clair, le faisait plus vaste, encore plus navré, et ceci qui aurait dû n’être touché que par le seul regard, qu’on ne pou­vait sans détruire laisser au vent, elle avait dû – Lol le devine – l’avoir emprisonné dans une voilette sombre, pour que le moment venu il soit le seul à en entamer et à en détruire l’admirable facilité, un seul geste et elle baignerait alors dans la retombée de sa chevelure, dont Lol se souvient tout à coup et qu’elle revoit lumineusement juxtaposée à celle-ci. »

Donc elle les voit qui se rejoignent

« Ils marchaient à un pas l’un de l’autre. Ils parlaient à peine.

Je crois voir ce qu’a dû voir Lol V Stein; il y a entre eux une entente sai­sissante qui ne vient pas d’une connaissance mutuelle mais justement, au contraire, du dédain de celle-ci. Ils ont la même expression de conster­nation silencieuse, d’effroi, d’indifférence profonde. Ils vont plus vite en approchant. Lol V. Stein guette, les couve, les fabrique, ces amants. Leur allure ne la trompe pas, elle. Ils ne s’aiment pas. Qu’est-ce à dire pour elle? D’autres le diraient du moins. Elle, différemment, mais elle ne parle pas. D’autres liens les tiennent dans une emprise qui n’est pas celle du sentiment, ni celle du bonheur, il s’agit d’autre chose qui ne prodigue ni peine ni joie. Ils ne sont ni heureux ni malheureux. Leur union est faite d’insensibilité, d’une manière qui est générale et qu’ils appréhen­dent momentanément, toute préférence en est bannie. Ils vont ensemble, des trains qui se croisent de très près, autour d’eux le paysage charnel et végétal est pareil, ils le voient, ils ne sont pas seuls. On peut pactiser avec eux. Par des voies contraires ils sont arrivés au même résultat que Lol V. Stein, eux, à force de faire, de dire, d’essayer, de se tromper, de s’en aller et de revenir, de mentir, de perdre, de gagner, d’avancer, de revenir encore, et elle, Lol, à force de rien. N

C’est là qu’elle les suit jusqu’à cet endroit qui est l’hôtel, l’hôtel dans la ville, où tout le monde est en sécurité pour abriter ses amours clandestines.

« Lol connaît cet hôtel pour y être allée dans sa jeunesse avec son amant qui l’a abandonnée Michael Richardson. Elle est sans doute arrivée jusque-là, quelquefois, durant ses promenades. C’était là que Michael Richardson lui avait fait son serment d’amour. Le souvenir de l’après-midi d’hiver s’est englouti lui aussi dans l’ignorance, dans la lente, quo­tidienne glaciation de S. Tahla c’est le nom de la ville sous ses pas.

Donc c’est elle, c’est elle qui, de là, est partie pour la fameuse scène du casino qui lui arrache celui qui reste ensuite, pour sa vie entière, ce trou. Ce trou à la place duquel il n’y a plus qu’un cerne de mensonge. C’est là qu’elle y arrive.

«Je vois comment elle y arrive. Très vite, elle gagne le champ de seigle, s’y laisse glisser, s’y trouve assise, s’y allonge. Devant elle il y a cette fenêtre éclairée. Mais Lol est loin de sa lumière.

L’idée de ce qu’elle fait ne la traverse pas. Je crois encore que c’est la pre­mière fois, qu’elle est là sans idée d’y être, que si on la questionnait elle dirait qu’elle s’y repose. De la fatigue d’être arrivée là. De celle qui va suivre. D’avoir à en repartir. Vivante, mourante, elle respire profondé­ment, ce soir l’air est de miel, d’une épuisante suavité. Elle ne se deman­de pas d’où lui vient la faiblesse merveilleuse qui l’a couchée dans ce champ. Elle la laisse agir, la remplir jusqu’à la suffocation, la bercer rudement, impitoyablement jusqu’au sommeil de Lol V. Stein.

Le seigle crisse sous ses reins. Jeune seigle du début d’été. Les yeux rivés à la fenêtre éclairée, une femme entend le vide se nourrir, dévorer ce spectacle inexistant, invisible, la lumière d’une chambre où d’autres sont. De loin, avec des doigts de fée, le souvenir d’une certaine mémoire passe. Elle frôle Lol peu après qu’elle s’est allongée dans le champ, elle lui montre à cette heure tardive du soir, dans le champ de seigle, cette femme qui regarde une petite fenêtre rectangulaire, une scène étroite, bornée comme une pierre, où aucun personnage encore ne s’est montré. Et peut-être Lol a-t-elle peur, mais si peu, de l’éventualité d’une sépara­tion encore plus grande d’avec les autres. Elle sait quand même que cer­tains lutteraient – elle hier encore -, qu’ils retourneraient chez eux en courant dès qu’un reste de raison les ferait se surprendre dans ce champ. Mais c’est la dernière peur apprise de Lol, celle que d’autres auraient à sa place, ce soir. Eux l’empoisonneraient dans leur sein, avec courage. Mais elle, tout au contraire, la chérit, l’apprivoise, la caresse de ses mains sur le seigle. L’horizon, de l’autre côté de l’hôtel a perdu toute couleur. La nuit vient.

L’ombre de l’homme passe à travers le rectangle de lumière. Une pre­mière fois, puis une deuxième fois, en sens inverse. Et c’est là qu’elle suit, sous la forme de ce théâtre d’ombres tout le manège des amants. La fin, sa rentrée chez elle

Son mari est dans la rue, il l’attend, alarmé.

Elle mentit et on la crut [ .. ] L’amour que Lol avait éprouvé pour Michael Richardson était pour son mari la garantie la plus sûre de la fidélité de sa femme. Elle ne pouvait pas retrouver une deuxième fois un homme fait sur les mesures de celui de T. Beach, ou alors il fallait qu’el­le l’inventât, or elle n’inventait rien, croyait son mari. »

Vous voyez que les dimensions et le registre autour duquel joue notre Marguerite Duras ne vont pas sans quelque humour latéral.

Pour ce qui est de ce qui, ici, est démontré et qui et montrable, c’est précisé­ment en tant que cet être, Lol V Stein, autour duquel on peut rappeler beau­coup des thèmes de cette année, jusques et y compris, comme on l’a fait tout à l’heure, la fonction et l’usage du nom propre qui est articulée à plusieurs temps et à plusieurs points spéciaux de ce livre avec, apparemment, mon dieu, une per­tinence qui pourrait après tout faire un objet d’interrogation si nous ne savions pas, par notre travail de cette année, la profonde cohérence de cette fonction du nom propre avec tout ce qu’il en est de ce siège, de ce siège central du sujet en tant qu’il est représenté ici de la façon la plus articulée par le mot trou, par le mot manquant – le mot trou ou le mot-trou – et que c’est dans la mesure où cet être, cet être désigné par ce nom propre qui est le titre du roman de Marguerite Duras, cet être n’est vraiment spécifié, incarné, présentifié dans son roman que dans la mesure où elle existe sous la forme de cet objet noyau, cet objet a de ce quelque chose qui existe comme un regard, mais qui est un regard, un regard écarté, un regard-objet, un regard que nous voyons à plusieurs reprises.

Bien sûr cette scène se renouvelle, est scandée, répétée à plusieurs reprises, jusqu’à la fin du roman. Même quand elle aura fait la connaissance de cet homme, qu’elle l’aura approché, qu’elle se sera littéralement accrochée comme si elle y rejoignait ce sujet divisé d’elle-même, celui que seulement elle peut sup­porter, qui est aussi, dans le roman, celui qui la supporte, c’est le récit de ce sujet grâce à quoi elle est présente. Le seul sujet ici est cet objet, cet objet isolé, cet objet par lui-même, en quelque sorte, exilé, proscrit, chu à l’horizon de la scène fondamentale, qu’est ce pur regard qu’est Lola Valérie Stein. Et c’est pourtant, dans le roman, le seul sujet, celui autour de quoi se soutiennent et tournent et existent tous les autres.

Et c’est pourquoi la remarque qu’on vous a faite tout à l’heure de cette sorte de virage du roman, du roman ancien et traditionnel, celui que vous a fort joliment illustré du thème extrait de Crébillon fils, et aussi bien du roman pour la concierge, « la marquise sortit à cinq heures », ce de quoi un certain roman, un moment, a cru devoir exclure la règle et le mode en nous montrant que jamais les choses ne devaient être introduites, vivifiées que sous la forme de quelque monologue dont on passait le furet de l’un à l’autre des protagonistes du roman, c’est ici qu’on retrouve, sous la forme sans doute d’un personnage qui parle à la troisième personne mais qui est le personnage omniprésent, celui qui glisse, qui passe, qui voit les choses en quelque sorte du dehors, contrairement au princi­pe de Politzer, parle, et bien, et raconte le récit en troisième personne… c’est justement dans la mesure où ceci est fait que cela permet de présentifier quelque part l’objet sous la forme d’un objet, d’un objet chu, d’un objet détaché, d’un déchet d’être, celui qui est l’être essentiel que nous voyons, que nous voyons s’incarner, avec un degré de présence – dans un roman à mes yeux, aux yeux, je pense, de ceux qui l’ont déjà lu et aux yeux de ceux qui, ici, le liront encore – sous la forme la plus intense, mérite d’être appelé une subjectivité.

Voilà ce qui, en somme, vous a été introduit par… qu’a bien voulu préparer pour vous Madame Montrelay.

Si quelqu’un a un mot à dire là-dessus, qu’il le dise tout de suite.

Dr Green – Est-ce que vous pouvez me rappeler, le nom de Jacques Hold, comment il s’écrit?

Jacques Lacan – H, O, L, D.

Dr Green – Bon, alors, nous avons Lol V (alérie) Stein, et puis nous avons Michael Richardson, et puis nous avons Tatiana Karl, Jacques Hold.

C’est simplement quelques remarques qui me sont venues, justement au sujet de la fonction du nom propre et de l’incidence ici, tout de même, de certains signifiants qui se répètent ici. Le A manquant ici ne peut quand même pas échapper; l’exceptionnel redoublement de cet A trois fois dans le prénom TAtiAnA, et précisément aussi dans son nom de famille, constituant la voyelle centrale de ce nom. Ceci donc est déjà un premier élément tout à fait digne d’être repéré.

D’autre part, entre RichaRdson et le KAKI, nous avons aussi quelque chose qui met en correspondance ces deux fragments de deux phonèmes dans les liens qui unissent ces deux protagonistes. Ce qui manque ici déjà peut se repérer au niveau du prénom, au niveau du A qui est justement la syllabe amputée du pré­nom de Lola. Le AR se retrouve ici, d’une part au niveau de cet A dont nous voyons qu’il est correspondant dans Karl avec le nom de Richardson, et on pourrait évidemment se demander dans quelle mesure cette terminaison en son, qui implique évidemment la naissance d’un lien de filialité. Enfin, évidemment, cette voyelle centrale du nom de Hold étant précisément ce qui demeure conser­vé de ce qui est amputé au niveau de Lola doit aussi attirer notre attention.

Ce sont ces quelques remarques qui, peut-être, me paraissent pouvoir être un objet d’investigation pour ce qui nous a été présenté au cours justement de la subjectivité, au cours.

Michèle Montrelay – Il y a une chose que je n’ai pas dite aussi, à propos de Lol, c’est que, écrit en minuscule, ça fait 1, 0, 1.

Jacques Lacan – Bon, alors, Jacques-Alain, à vous mon vieux! Vous entrez dans la carrière avec un peu de retard, alors foncez! Enfin, je pense que vous allez tous lire, pendant les vacances, ce petit roman. Ça se lit en deux heures et demie, mais ça se relit vingt fois. Annoncez votre sujet, parce que je ne l’ai pas annoncé tout à l’heure.

Jacques-Alain Miller – Ma seule tâche est de vous présenter un texte paru dans Diogène, sous le titre « La psychanalyse en Amérique »160, par Norman Zinberg, un texte dont Jacques Lacan a voulu qu’il soit porté à votre connais­sance. Il n’a été porté à la mienne qu’il n’y a quelques jours. Personne, semble-­t-il, de ceux à qui il s’est adressé, n’a désiré faire ce travail, comme on dit, un peu ingrat.

C’est donc un texte laissé pour compte que je m’en vais vous résumer, sim­plement. Mais il ne faut pas croire que, par ce mot, je vous dis mon manque d’intérêt pour ce que je vais faire entendre. A vous informer de ce qu’il en est de la psychanalyse en Amérique selon Monsieur Norman Zinberg, je vois cet intérêt, au moins, de donner l’occasion, à moi qui parle et aussi à certains de vous qui m’écoutez, de rappeler que, sur tous les fronts, des combats sont à mener, des combats aussi bien politiques que théoriques. C’est aux États-Unis d’Amérique d’abord que nous sommes affrontés. Dénonçant la peste que les États-Unis d’Amérique ont apportée à la psychanalyse, je ne fais que suivre la vigilance dont Jacques Lacan, à ce que j’en sais, n’a jamais cessé d’affirmer l’im­pératif, à l’égard de ce qui s’est élaboré à partir de Freud aux États-Unis, devant l’impérialisme idéologique desquels l’université, même en ce pays, courbe la tête trop souvent.

Le texte de Norman Zinberg prend son prix de ceci que son auteur participe manifestement de ce qu’il dénonce de la psychanalyse en Amérique. Ce n’est pas là quelque lacanien excité par les paroles du maître qui viendrait en soute­nir les prétentions par une description complaisante à ses fins. Ce texte en ques­tion témoigne, par deux biais, de l’état de la psychanalyse en Amérique

1 – Par ce qu’il énonce sans ambages de la peste qui y règne.

2 – Par ce qu’il montre que lui-même, l’auteur, qui sait que la peste règne, n’en est pas moins atteint. Je n’en veux pour preuve que cette défini­tion qu’il donne de la discipline freudienne d’être la théorie psycholo­gique générale la plus compréhensive, en ce qu’elle considérerait des rapports de l’individu avec lui-même et avec son milieu en termes d’adaptation.

Que de plus Monsieur Zinberg ne brille pas par une intelligence particulière, que pour tout dire il soit quelque peu insuffisant sur le plan de l’intellect, pas un de vous n’en doutera quand je vous aurai lu cette épistémologie bouffonne de la psychanalyse

K Les deux plus importants systèmes de pensée de la première partie du XXe siècle ont été le darwinisme social d’Herbert Spencer et le détermi­nisme économique de Karl Marx. Dans les grandes lignes et simplifiée à l’extrême, la philosophie de Spencer voit l’existence humaine en termes de lutte et de compétition, chaque homme pour soi, la sélection naturel­le excluant l’assistance mutuelle. La vue marxiste de la société où chacun doit aider les autres et renoncer à ses aspirations individuelles au bénéfi­ce des buts plus importants de la société, est incorporée dans l’idée que l’identité de chacun est diffuse dans l’État ou, même, dans l’usine. La psychanalyse, en tant que philosophie, se trouve placée à mi-chemin entre ces deux concepts. La première de ces deux théories sociales paraît être trop près de l’agressivité débridée de l’humanité primitive, tandis que la seconde, la marxiste, bien que brillante d’optimisme à l’égard de l’homme, semble restreindre un peu trop les aspirations personnelles. La psychanalyse, qui tient compte du conflit entre la nature fondamentale de l’homme et son milieu, mais qui, malgré son pessimisme à l’égard du fond de la nature, n’abandonne pas l’espoir d’une solution, offre un compromis entre les deux.

Voilà ce qui peint, ce qui suffit à peindre Monsieur Zinberg. Mais c’est cela qui donne plus de valeur à ce qu’il peint lui-même de la psychanalyse en Amérique. Pour le dire en peu de mots, c’est une catastrophe. La psychanalyse va mourir, la psychanalyse est morte, quasiment, les analystes aussi.

Comment guérir? Il y a peu, bien peu de chances d’une seconde chance. C’est ce que dit Monsieur Zinberg lui-même, terminant son article par l’énon­cé d’un traitement dont tout ce qui précède rend évident qu’il ne saurait pas réussir, sinon bien sûr par une subversion radicale de la société américaine. Cette phrase de Monsieur Zinberg est « Nous devons résister à la “promotion” [ .. ] de notre discipline. Nous aurons alors, peut-être, une deuxième chance. »

De quoi donc meurt la psychanalyse en Amérique? Pourquoi la première chance de la psychanalyse en Amérique est-elle perdue? Monsieur Zinberg répond, empruntant à Erik Erikson une de ses expressions: « Elle meurt d’une maladie éthique ». Qu’est-ce qu’une maladie éthique ? Qu’est-ce que c’est, cette maladie éthique dont meurt la psychanalyse en Amérique? On pourrait dire simplement qu’elle meurt de son succès, mais ça… Nous savons tous qu’aucun secteur de la vie américaine… qu’il n’y a aucun secteur de la vie américaine qui ne soit touché par la psychanalyse. Mais je reprendrai simplement un passage de cet article qui en porte témoignage

« Les journaux fournissent une preuve de la manière dont les moyens d’in­formation à grande diffusion ont absorbé et répandu les idées psychana­lytiques. Les grandes agences d’information vont jusqu’à donner dans les nouvelles les simples lapsus de langage, sous-entendant que celui qui a parlé a révélé ainsi un sentiment autre que celui qu’il voulait exprimer, et généralement opposé à celui-ci. Les meilleurs exemples viennent de la campagne politique de 1960, du fait que Monsieur Nixon a été sujet à des lapsus lingua. Parlant de son colistier, Monsieur Henry Cabot Lodge, il l’appela “mon distingué adversaire”. (…J Les analystes des nouvelles seraient sans doute incapables de parler du monde, s’ils étaient privés de phrases telles que “climat émotif”, “intentions agressives”, “ambition personnelle” et beaucoup d’autres. Ce qui est extraordinaire, dans l’emploi constant que font les journaux d’idées qui venaient primi­tivement de la psychanalyse, est qu’il n’est plus nécessaire de les signaler comme étant proprement psychanalytiques ou freudiennes. Elles ont été complètement acceptées et font partie de la langue. »

Jacques Lacan – Je voudrais épingler dès maintenant, au moment où vous venez d’en parler, ceci, c’est que Erik Erikson, dans Young man Luther, n’a pas parlé de la maladie éthique qui frappe la psychanalyse, mais a dit ceci

« Au moment même où nous essayions – c’est un imparfait – d’inventer, avec un déterminisme tout scientifique, une thérapeutique pour le petit nombre, nous avons été entraînés à propager une maladie éthique parmi la masse. »

C’est-à-dire que Erik Erikson – laissons de côté où il faut situer Erik Erikson – est quand même beaucoup plus proche du milieu freudien essentiel qu’un Sullivan par exemple, qui est plutôt culturaliste, n’est-ce pas? Erik Erikson écrit donc qu’il considère la conclusion de l’analyse, dans la société américaine, comme représentant une maladie éthique, cela dit, sur le corps social.

Jacques-Alain Miller- Il se trouve que vous me reprenez donc sur un point très précis, qui est cette citation donc, simplement décalée en entendant que la psy­chanalyse elle-même n’était pas une maladie éthique. Mais il me semble – c’est justement de cela que je parlai : cette maladie éthique, on ne peut pas dire qu’elle frappe le corps social. Si elle frappe le corps social, le psychanalyste en fait partie et, cette maladie éthique, il en est frappé. Donc, effectivement, ce qu’entend Erikson en cette citation, c’est, la psychanalyse a répandu une maladie éthique. Maintenant il trouve que, la répandant, elle ne peut la répandre que parce que, elle-même, en est atteinte et que, en retour, cette extension de la peste la frappe.

La psychanalyse ne sert pas seulement au langage quotidien, elle a servi de langage unitaire pour des pratiques qui restaient en quelque sorte fragmen­taires. Par exemple, pour les sciences sociales

Avec la parution du livre de Lasswell vers 1930 les sociologues, ainsi que les psychologues, psychosociologues et anthropologues, commencèrent à s’intéresser à l’individu et à sa personnalité, dans ses rapports avec le milieu; ils utilisèrent alors de plus en plus la psychanalyse. Lorsque les anthropologues sociaux se joignirent aux précédents, commença le che­vauchement des fonctions et des intérêts sur une grande échelle. De plus en plus on essaya de s’écarter des polarités de la pensée, d’une dichoto­mie entre théorie et empirisme, pour aller vers ce que Merton appela des

“théories du juste milieu”. Autrement dit, la psychanalyse là, pour les sciences sociales, a servi d’agent de liaison nécessaire. C’est ce que dit Zinberg.

Et maintenant, pour un tout autre domaine, pour le cinéma par exemple, Monsieur Zinberg lui reconnaît la même fonction.

n Les écrivains et les scénaristes trouvèrent dans une psychanalyse simpli­fiée, aseptisée, les larges thèmes humains qu’ils cherchaient. “

Donc, aussi bien pour les sciences sociales que pour le cinéma, on voit la psy­chanalyse, ainsi déformée, servir de langage unitaire pour rassembler des pra­tiques fragmentaires. Mais le succès, la diffusion de la psychanalyse, ce n’est pas encore la maladie éthique. Quelle maladie éthique la psychanalyse a-t-elle répandue? Quelle maladie est-elle devenue? La psychanalyse – mais ça aussi nous le savions – est venue à soutenir la fonction de méconnaissance de la lutte des classes en Amérique. Cette méconnaissance de la lutte des classes, aujour­d’hui impliquée par la société capitaliste américaine, nous le savons, nous avons lu des articles dans Les Temps modernes, nombreux, qui l’ont dénoncée. Ici, je vais simplement vous citer ce passage parce que, il prend son prix d’être tou­jours de Monsieur Norman Zinberg qui a l’air, qui est infesté par cette peste

« On fait appel au psychanalyste – et au psychiatre psychanalytique – à l’occasion de tout effort organisé pour remédier à ce que Monsieur Zinberg appelle des insuffisances sociales. On lui demande de travailler en collaboration avec les tribunaux d’enfants, les cours criminelles, les prisons, les maisons de correction, et il est appelé en consultation par les agences sociales, les églises et les institutions éducatives, depuis l’école maternelle jusqu’à l’université. Son aide est de plus en plus demandée par l’industrie, pour le règlement des questions de personnel, pour l’orientation des travailleurs suivant leurs forces et leurs capacités. Parfois on recherche son concours à propos de problèmes plus vastes, d’importance nationale ou internationale, et il fait partie, aujourd’hui, de nombreux organismes fédéraux. »

Mais ce n’est pas ça encore la maladie éthique de la psychanalyse. Peut-être, pour savoir quelle elle est, il faut savoir pointer cette phrase

« Une fois admis qu’il était convenable de se faire analyser, le fait d’être en mesure de s’offrir un tel traitement était en soi un triomphe. » Qu’est cela, sinon ce que Monsieur Zinberg, lui-même, appelle cette osten­tation qui régit les rapports d’argent aux États-Unis ?

« L’attachement à l’argent et aux biens matériels, le désir de les étaler et de les utiliser avec ostentation, ont été notés par tous les observateurs indigènes et étrangers depuis Tocqueville. »

Seulement, si l’analysé, allant se faire psychanalyser, désire montrer avec ostentation qu’il en a les moyens, l’analyste lui-même, nous dit Monsieur Zinberg, ce qu’il recherche, c’est soutenir son « standing scientifique ». Autrement dit, dans ce rapport, dans cette relation analytique, ne faut-il pas marquer que c’est la psychanalyse elle-même qui a le statut d’un objet a ? Et ce qu’on pourrait peut-être rassembler dans cette phrase : « L’analyse aux Etats-Unis, c’est l’analyse pour la montre ». Alors, on comprendrait que, le mal de la psychanalyse, ce soit effectivement la promotion, comme le dit Monsieur Zinberg, à la fin de son article, cesser la « promotion » de la psychanalyse, quit­ter l’ostentation, quitter le standing. Et quelle est la, pour la société américaine toute entière, fonction de cet objet a qu’est devenue la psychanalyse? Là encore, il faut aller chercher une phrase, apparemment banale, que dit Monsieur Zinberg, ou pour lui banale

K Pour le matérialisme dynamique nouveau riche des États Unis, tout est réparable. H

En effet, méconnaître la lutte des classes, ce n’est en fait que la spécification de cette suture générale dont la société américaine… que la société américaine s’est donnée pour fin de réaliser et qui porte ce nom, inscrit dans sa constitu­tion, la poursuite du bonheur. Poursuivre le bonheur, poursuivre l’adéquation de l’homme à son milieu, poursuivre l’adaptation, c’est peut-être cela l’utopie. C’est en tout cas ce qui demande essentiellement le leurre, ce leurre qui est la fonction de l’objet a. Ce leurre qui permet le réparable, qui permet la complé­tude, il semble que ce soit la psychanalyse qui soit venue à le supporter en Amérique, et c’est ce qui s’avoue dans cet article.

Alors, vous comprenez la mort de la psychanalyse qui ne vient que de son inversion. Il y a, en Amérique, une inversion de la psychanalyse. S’il est vrai que la psychanalyse n’est possible que soumise à l’irréparable; si la psychanalyse n’est possible que si son terme – si tant est que ce mot ait un sens – que si son terme est l’assomption de l’irréparable qui porte le nom, dans l’algèbre laca­nienne, du manque à être, comment s’étonner dès lors du désarroi du psycha­nalyste quant à quoi? quant à son désir. C’est encore ce qu’on peut lire chez Monsieur Norman Zinberg

K Les psychanalystes ont une sorte de problème d’identité à l’égard de leur travail. Leur but principal est-il d’essayer d’améliorer l’état de santé de l’humanité (quelle qu’en soit la signification conceptuelle) ? Utilisent-ils au contraire une technique, un outil de recherche, qui permet d’étudier le mécanisme de l’esprit ? Ou bien construisent-ils, au moyen de leurs expériences quotidiennes, une large théorie psychologique, destinée à expliquer à la fois la santé et la maladie ? H

La question c’est, qu’est-ce que veut le psychanalyste, de ce vouloir singulier qui est celui du désir? Quel est le désir de l’analyste? Et nous savons depuis longtemps que ça n’est qu’une seule et même question avec celle-ci, quelle science est la psychanalyse ?

Après un tableau de la psychanalyse en Amérique, il en manquerait un autre, mais il ne serait pas très fourni, celui de la psychanalyse dans le camp socialis­te. Alors, je ne vous ferai pas ce tableau parce que j’en ignore tout. Je me bor­nerai à citer une phrase de Jacques Lacan, extraite d’un séminaire de l’année 1955-1956 – je n’ai pas de référence plus précise – où Jacques Lacan disait «Nous trouvons justifiée la prévention que la psychanalyse rencontre à l’Est. »

Oui, sans doute, Jacques Lacan avait raison, plutôt pas de psychanalyse que cette psychanalyse-là, cette psychanalyse pestiférée. Mais vous, les lacaniens, les analystes lacaniens, vous devez savoir, et sans doute vous savez, que vous êtes les gardiens de la vérité restituée de Freud, gardiens d’autant plus précieux que vous êtes peu nombreux.

Monsieur Norman Zinberg vous promet à vous tous que les plus belles années de la psychanalyse sont encore à venir. Il vous dit au début de son article ” Certains signes indiquent que l’influence de la psychanalyse en Amérique a atteint son apogée et a peut-être même commencé à décliner, alors qu’en Europe et au Japon sa vogue ne fait sans doute que commencer. » Il s’explicite en disant

” Une classe moyenne et prospère en Europe occidentale et au Japon, une classe moyenne prospère et inévitablement matérialiste, rompant avec la société traditionnelle, commence à s’intéresser à la psychanalyse. »

Lui-même, à la fin de son article, vous met en garde

Il est difficile d’être patient – il s’adresse aux américains – mais, peut-être, par notre exemple, pourrons-nous peut-être un jour aider les insti­tuts psychanalytiques bourgeonnants d’Europe et du Japon à éviter nos erreurs et à épargner à leurs pays tant de mauvaises plaisanteries. »

Cette tâche, vous savez que c’est la vôtre et que c’est à cette tâche que vous destine Jacques Lacan. Vous voyez, à vous annoncé par Norman Zinberg, que ce qu’on pourrait appeler une civilisation de cadres se prépare dans les pays impérialistes. Autrement dit, vous devez garder la conscience que vous êtes un bastion, c’est-à-dire que vous êtes assiégés. Mais si ceci peut vous rassurer, ne savons-nous pas tous que les théories des américains, comme leurs bombes, ne sont après tout que des tigres de papier?

Jacques Lacan – Qu’est-ce qu’on peut entendre! Bon, c’est bien. Je ne peux, bien entendu, m’inscrire, même un seul instant, pour tempérer ces appels, mon dieu, à ceux que justement… dont je ne peux pas prévoir ce qu’ils feront de ce que je leur ai apporté au cours d’années qui sont maintenant déjà longues, et qui commencent sérieusement à s’étager dans le passé. Je voudrais que cet article, de même que tout à l’heure, ce petit roman dont on vous a parlé, que cet article dans Diogène, vous en preniez connaissance. Il a vraiment un grand intérêt documentaire simplement par – quelles que soient les limites en effet qu’on peut discerner dans certains des propos de son auteur – par une très grande information. Manifestement, c’est quelqu’un qui est très, très près du milieu analytique le plus consistant et nommément par exemple, tout près de l’exécutif, dont le dernier représentant, Monsieur Maxwell Gitelson maintenant défunt, est cité dans cet article, et justement pour la façon dont il tenait le gouvernail de cette barque singulièrement engagée dans une cer­taine aventure.

Je crois que l’intérêt qu’il y a, pour vous qui voulez bien, depuis des temps divers, plus ou moins longs, suivre mon enseignement et faire foi à ma parole, l’intérêt est, dans un compte-rendu qui est vraiment très objectif, de vous aper­cevoir comment se pose – pour quelqu’un qui essaie sincèrement de la situer, d’en faire le bilan – comment se pose la question de ce que c’est réellement que l’analyse. Et je pense que ça a son intérêt, même tout à fait indépendamment de tels ou tels excès qui sont dénoncés, et qui sont toujours tellement plus sensibles quand on est sur les lieux, n’est-ce pas. Un certain style… Je me souviens de la façon dont revenaient, plus ou moins vraiment horripilés, non pas horrifiés, des gens qui n’avaient eu autre chose que l’information que je leur avais donnée pour leur première visite là-bas, de ce qu’on en faisait, bien sûr d’une façon cou­rante, d’une façon moyenne, ambiante, comme on dit, de voir tout de même ceci. Je pense que, pour la moyenne de mes auditeurs, je me limiterai à attendre de la lecture de cet article ceci que je ne demande pas qu’on me rende comme un point, un hommage, mais de savoir qu’une certaine façon de poser les pro­blèmes doit, pour tous, et nommément et spécialement pour ceux qui sont ici des analystes, rendre la manœuvre de leur fonction, ou la façon dont ils la pen­sent, littéralement, plus respirable.

Déjà n’aurais-je eu que ce rôle et cette fonction que je ne pense pas qu’ils seraient négligeables et que le fait de rendre une certaine vie mentale possible, qui ne s’engage pas dans un certain nombre d’impasses ou de fausses antino­mies… par exemple ce biologisme opposé à un prétendu culturalisme, dont on sait que c’est précisément ce qu’il peut y avoir de plus discutable dans les déve­loppements – je parle du culturalisme – dans les développements, aux Etats-Unis, de la psychanalyse, c’est une chose qui est tout à fait rendue sensible, très sensible par cet article.

Dans ce que je vous ai enseigné, ou que je continue de vous enseigner, disons qu’il est très nécessaire que je le pousse toujours en quelque sorte plus avant. Je veux dire que si, par exemple, je vous avais donné quelque chose qui peut correspondre à l’ouvrage que je finirai bien de vous donner un jour, si je l’avais donné au moment du rapport de Rome – et je ne l’ai pas fait, très intention­nellement – vous y verriez maintenant des choses, mon dieu qui… dont je ne peux même pas dire que j’aie à le mettre à l’actif de ce que j’ai pu propager, même en admettant que, du petit cercle auquel je me suis toujours très particu­lièrement consacré, des ondes soient venues d’ailleurs, qu’il est trop facile de voir dans des échos – un écho n’est pas toujours l’écho du bruit qu’on fait, les échos viennent d’ailleurs – et pour tout dire, si maintenant, même des bureaux de peinture culturelle, dont s’assaisonnent les complexes de la bourgeoisie depuis la fin de la dernière guerre, ces bureaux retentissent depuis quelques années, à employer, d’une façon plus ou moins pertinente, le terme de signi­fiant, je n’irai pas à m’en faire le mérite. Simplement disons que j’ai permis à des gens, à un milieu, qui est le milieu médical dont, en matière scientifique, on ne peut pas dire qu’il se distingue toujours par le fait d’être spécialement en avan­ce, disons que je l’ai averti à temps qu’il existait des choses ailleurs, du côté de la linguistique, dont ils devaient quand même faire état s’ils voulaient être à la page. Tout ça c’est le côté caduc, si on peut dire… de ce qui me donne pourtant, bien sûr, pas moins de mal pour autant.

Si j’ai maintenu un milieu, disons, dans une atmosphère suffisante, du point de vue de ce que j’ai appelé tout à l’heure et très intentionnellement, la dimen­sion du respirable, il est bien sûr que ceci, c’est le côté le plus contingent, celui qui mon dieu, avec le temps, n’intéressera plus que des gens qui font la petite histoire de l’époque. Il est bien sûr que ce qui est important ce sont les arêtes, le nerf d’une certaine construction qui, elle, est venue lentement au jour, dans la mesure où j’ai cru pouvoir le soutenir d’exemples qualifiés, d’une orientation de l’expérience déterminée, de quelque chose qu’il n’est pas facile de faire passer au premier rang des préoccupations, des premiers plans de certains forums où les choses sont discutées en connaissance de cause, et que ce que j’ai pu déta­cher de cet usage a évidemment des allures plus difficiles et que ce n’est pas non plus aisément que se diffuse justement telle ou telle chose que je ne peux dési­gner que par les lettres d’une algèbre. Là est la pointe, là est l’efficace du travail à quoi je convoque ceux qui veulent bien entendre ce que je dis, non pas comme une agréable musique, faite pour recevoir de loin, de près ou d’ailleurs, des échos, mais comme quelque chose qui demande un effort pratique et une mise en exercice de cette pratique de la théorie dont il s’agit dans mon discours.

Que nul ne s’alarme au reste de ce qui a pu être dit ici, d’ailleurs, uniquement nous supportant d’un texte américain lui-même, de ce qui a pu être dit ici des chances, toujours si difficiles à mesurer, des détours aussi que nous pouvons attendre, quant à l’avenir de ce qui se passe aux Amériques. Pour moi qui n’ai pas eu jusqu’ici mon dieu le temps ni le loisir d’aller y voir sur place comment se mène le jeu – encore que tel ou tel, je dirai, m’y représente, d’une certaine façon et que j’aie, mon dieu, aussi la surprise de voir que tel ou tel, que je ne prévoyais pas, s’intéresse à ce que j’écris – je pense pour moi, qu’à la vérité tout peut se faire entendre aux Amériques et qu’à partir du moment où on s’en don­nera la peine, même la doctrine que vous avez la bonté, la gentillesse d’appeler lacanienne, peut, elle aussi un jour, y trouver ses menus effets et qu’elle n’est pas condamnée pour autant à y subir les effets d’une mystérieuse peste à laquelle il ne faut pas non plus tomber dans le travers d’accorder une consistance trop essentielle. De tout ceci, ce sont les années qui viendront qui nous rendront compte.

Vous avez, cette année, bien voulu me soutenir de votre zèle, de votre pré­sence et de votre amitié. Laissez-moi, avant de vous souhaiter bonnes vacances, vous en remercier.

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