samedi, juillet 27, 2024
Recherches Lacan

LIX L'IDENTIFICATION 1961 – 1962 Leçon du 30 mai 1962

Leçon du 30 mai 1962

L’enseignement où je vous conduis est commandé par les chemins de notre expérience. Il peut paraître excessif, sinon fâcheux, que ces chemins suscitent dans mon enseignement une forme de détours, disons inusités qui, à ce titre, peuvent paraître à proprement parler exorbitants. Je vous les épargne autant que je peux. Je veux dire que, par des exemples noués aussi serrés que possible près de notre expérience, je dessine une sorte de réduction si l’on peut dire, de ces chemins nécessaires. Vous ne devez pourtant pas vous étonner que soient impliqués dans notre explication des champs, des domaines tels que celui, par exemple cette année, de la topologie si, en fait, les chemins que nous avons à parcourir sont ceux qui, mettant en cause un ordre aussi fondamental que la constitution la plus radicale du sujet comme tel, intéressant de ce fait tout ce qu’on pourrait appeler une sorte de révision de la science.

Par exemple cette supposition radicale qui est la nôtre, qui met le sujet dans sa constitution dans la dépendance, dans une position seconde par rapport au signifiant, qui fait du sujet comme tel un effet du signifiant; ceci ne peut pas manquer de rejaillir de notre expérience, si incarnée soit-elle, dans les domaines en apparence les plus abstraits de la pensée. Et je crois ne rien forcer en disant que ce que nous élaborons ici pourrait intéresser au plus haut point le mathématicien. Par exemple, comme on le constatait récemment à y regarder je crois d’assez près, dans une théorie qui, pour le mathématicien, au moins un temps, a fait grandement problème, une théorie comme celle du transfini dont assurément les impasses antécèdent grandement notre mise en valeur de la fonction du trait unaire, pour autant que, cette théorie du transfini, ce qui la fonde c’est un retour, c’est une saisie de l’origine du comptage d’avant le nombre, je veux dire de ce qui antécède à tout le comptage et le comprend, et le supporte, à savoir la correspondance bi-univoque, le trait pour trait. Bien sûr, ces détours-là, ce peut être pour moi une façon de confirmer l’ampleur, l’infini et la fécondité de ce qu’il nous est absolument nécessaire de construire, quant à nous, à partir de notre expérience. je vous les épargne.

S’il est vrai que les choses sont ainsi, que l’expérience analytique est celle qui nous conduit à travers les effets incarnés de ce qui est – bien sûr depuis toujours, mais dont le fait que nous nous en apercevions seulement est la chose nouvelle -, les effets incarnés de ce fait de la primauté du signifiant sur le sujet, il ne se peut pas que toute espèce de tentative de réduction des dimensions de notre expérience au point de vue déjà constitué de ce qu’on appelle la science psychologique – en ce sens que personne ne peut nier, ne peut pas ne pas reconnaître qu’elle s’est constituée sur des prémisses qui négligeaient, et pour cause parce qu’elle était éludée, cette articulation fondamentale sur quoi nous mettons l’accent, cette année seulement d’une façon plus encore explicite, plus serrée, plus nouée, – il ne se peut pas, dis-] e, que toute réduction au point de vue de la science psychologique telle qu’elle s’est déjà constituée en conservant comme hypothèse un certain nombre de points d’opacité, de points éludés, de points d’irréalité majeurs, n’aboutisse forcément à des formulations objectivement menteuses, je ne dis pas trompeuses, je dis menteuses, faussées, qui déterminent quelque chose qui se manifeste toujours dans la communication de ce qu’on peut appeler un mensonge incarné. Le signifiant détermine le sujet, vous dis-je, pour autant que nécessairement c’est cela que veut dire l’expérience psychanalytique. Mais suivons les conséquences de ces prémisses nécessaires. Le signifiant détermine le sujet, le sujet en prend une structure; c’est celle que j’ai essayé pour vous de vous démontrer dans le graphe. Cette année, à propos de l’identification, c’est-à-dire de ce quelque chose qui focalise sur la structure même du sujet notre expérience, j’essaie de vous faire suivre plus intimement ce lien du signifiant à la structure subjective. Ce à quoi je vous amène sous ces formules topologiques, dont vous avez déjà senti qu’elles ne sont pas purement et simplement cette référence intuitive à laquelle nous a habitués la pratique de la géométrie, c’est à considérer que ces surfaces sont structures, et j’ai dû vous dire qu’elles sont toutes structurellement présentes en chacun de leurs points, si tant est que nous devions employer ce mot point sans réserver ce que je vais y apporter aujourd’hui.

Je vous ai amenés, par mes énonciations précédentes, à ceci qu’il s’agit maintenant de dresser dans son unité, que le signifiant est coupure, et ce sujet et sa structure, il s’agit de l’en faire dépendre. Cela est possible en ceci, que je vous demande d’admettre et de me suivre au moins un temps, que le sujet a la structure de la surface, au moins topologiquement définie. Il s’agit donc de saisir, et ce n’est pas difficile, comment la coupure engendre la surface. C’est cela que j’ai commencé à exemplifier pour vous le jour où vous envoyant, comme autant de petits volants à je ne sais quel jeu, mes surfaces de Moebius, je vous ai aussi mon-tré que ces surfaces, si vous les coupez d’une certaine façon, deviennent d’autres surfaces, je veux dire topologiquement définies et matériellement saisissables comme changées, puisque ce ne sont plus des surfaces de Moebius, du seul fait de cette coupure médiane que vous avez pratiquée, mais une bande un peu tordue sur elle-même, mais bel et bien une bande, ce qu’on appelle une bande, telle cette ceinture que j’ai là autour des reins. Ceci pour vous donner l’idée de la possibilité de la conception de cet engendrement, en quelque sorte inversée par rapport à une première évidence. C’est la surface, penserez-vous, qui permet la coupure, et je vous dis, c’est la coupure que nous pouvons concevoir, à prendre la perspective topologique, comme engendrant la surface. Et c’est très important, car en fin de compte c’est là peut-être que nous allons pouvoir saisir le point d’entrée, d’insertion du signifiant dans le réel, constater dans la praxis humaine que c’est parce que le réel nous présente, si je puis dire, des surfaces naturelles que le signifiant peut y entrer.

Bien sûr, on peut s’amuser à faire cette genèse avec des actions concrètes, comme on les appelle, afin de rappeler que l’homme coupe, et que Dieu sait que notre expérience est bien celle où l’on a mis en valeur l’importance de cette possibilité de couper avec une paire de ciseaux. Une des images fondamentales des premières métaphores analytiques, les deux petits pouces qui sautent sous le claquement des ciseaux, est, bien sûr, pour nous inciter à ne pas négliger ce qu’il y a de concret, de pratique, le fait que l’homme est un animal qui se prolonge avec des instruments, et la paire de ciseaux au premier plan. On pourrait s’amuser à refaire une histoire naturelle; qu’en résulte-t-il pour les quelques animaux qui ont la paire de ciseaux à l’état naturel ? Ce n’est pas à cela que je vous amène, et pour cause; ce à quoi nous amène la formule l’homme coupe, c’est bien plutôt à ses échos sémantiques qu’il se coupe, comme on dit, qu’il essaye d’y couper. Tout cela est autrement à rassembler autour de la formule fondamentale: on t’la coupe! Effet de signifiant, la coupure a d’abord été pour nous, dans l’analyse phonématique du langage, cette ligne temporelle, plus précisément successive des signifiants que je vous ai habitués à appeler jusqu’à présent la chaîne signifiante. Mais que va-t-il arriver, si maintenant je vous incite à considérer la ligne elle-même comme coupure originelle?

Ces interruptions, ces individualisations, ces segments de la ligne qui s’appelaient, si vous voulez, à l’occasion phonèmes, qui supposaient donc d’être séparés de celui qui précède et de celui qui suit, faire une chaîne au moins ponctuellement interrompue, cette géométrie du monde sensible à laquelle, la dernière fois, je vous ai incités à vous référer avec la lecture de Jean Nicod et l’ouvrage ainsi intitulé, vous verrez en un chapitre central l’importance qu’a cette analyse de la ligne en tant qu’elle peut être, je puis dire, définie par ses propriétés intrinsèques, et quelle aisance lui aurait donnée la mise au premier plan radicale de la fonction de la coupure, pour l’élaboration théorique qu’il doit échafauder avec la plus grande difficulté et avec des contradictions qui ne sont autres que la négligence de cette fonction radicale. Si la ligne elle-même est coupure, chacun de ses éléments sera donc section de coupure, et c’est cela en somme qui introduit cet élément vif, si je puis dire, du signifiant que j’ai appelé le huit intérieur, à savoir précisément la boucle. La ligne se recoupe. Quel est  l’intérêt de cette remarque ? La coupure portée sur le réel y manifeste, dans le réel, ce qui est sa caractéristique et sa fonction, et ce qu’il introduit dans notre dialectique, contrairement à l’usage qui en est fait, que le réel est le divers, le réel, depuis toujours je m’en suis servi, de cette fonction originelle, pour vous dire que le réel est ce qui revient toujours à la même place.

Qu’est-ce à dire, sinon que la section de coupure, autrement dit le signifiant étant ce que nous avons dit, toujours différent de lui-même – A :;,- A, A n’est pas identique à A -, nul moyen de faire apparaître le même, sinon du côté du réel. Autrement dit la coupure, si je puis m’exprimer ainsi, au niveau d’un pur sujet de coupure, la coupure ne peut savoir qu’elle s’est fermée, qu’elle repasse par elle-même, que parce que le réel, en tant que distinct du signifiant, est le même. En d’autres termes, seul le réel la ferme. Une courbe fermée, c’est le réel révélé, mais, comme vous le voyez, le plus radicalement il faut que la coupure se recoupe. Si rien déjà ne l’interrompt, immédiatement après le trait, le signifiant prend cette forme, qui est à proprement parler la coupure. La coupure est un trait qui se recoupe. Ce n’est qu’après qu’il se ferme sur le fondement que, se coupant, il a rencontré le réel, lequel seul permet de connoter comme le même, respectivement ce qui se trouve sous la première, puis la seconde boucle. Nous trouvons là le nœud qui nous donne un recours à l’endroit de ce qui constituait l’incertitude, le flottement de toute la construction identificatoire – vous le saisirez très bien dans l’articulation de jean Nicod -, il consiste en ceci, faut-il attendre le même pour que le signifiant consiste, comme on l’a toujours cru, sans s’arrêter suffisamment au fait fondamental que le signifiant, pour engendrer la différence de ce qu’il signifie originellement, à savoir la fois, cette fois-là qui, je vous assure, ne saurait se répéter, mais qui toujours oblige le sujet à la retrouver, cette fois-là exige donc, pour achever sa forme signifiante, qu’au moins une fois le signifiant se répète, et cette répétition n’est rien d’autre que la forme la plus radicale de l’expérience de la demande. Ce qu’est, incarné, le signifiant, ce sont toutes les fois que la demande se répète. Et si justement ce n’était pas en vain que la demande se répète, il n’y aurait pas de signifiant, parce que pas de demande. Si, ce que la demande enserre dans sa boucle, vous l’aviez, pas besoin de demande. Nul besoin de demande si le besoin est satisfait. Un humoriste s’écriait un jour: «Vive la Pologne, messieurs, parce que s’il n’y avait pas de Pologne, il n’y aurait pas de Polonais! » La demande, c’est la Pologne du signifiant. C’est pourquoi je serais assez porté aujourd’hui, parodiant cet accident de la théorie des espaces abstraits qui fait qu’un de ces espaces – et il y en a maintenant de plus en plus nombreux, auxquels je ne me crois pas forcé de vous intéresser – s’appelle l’espace polonais, appelons aujourd’hui le signifiant un signifiant polonais, cela vous évitera de l’appeler le lacs, ce qui me semblerait un dangereux encouragement à l’usage qu’un de mes fervents, récemment, a cru devoir faire du terme de lacanisme ! J’espère qu’au moins aussi longtemps que je vivrai, ce terme, manifestement appétant, après ma seconde mort, me sera épargné ! Donc, ce que mon signifiant polonais est destiné à illustrer, c’est le rapport du signifiant à soi-même, c’est-à-dire à nous conduire au rapport du signifiant au sujet, si tant est que le sujet puisse être conçu comme son effet.

J’ai déjà remarqué qu’apparemment il n’y a que [du] signifiant, toute surface où il s’inscrit lui étant supposée. Mais ce fait est en quelque sorte imagé par tout le système des Beaux-Arts qui éclaire quelque chose qui vous introduit à interroger l’architecture par exemple, sous ce biais qui vous fait apparaître ce pourquoi elle est irréductiblement trompe-l’œil, perspective. Et ce n’est pas pour rien que j’ai mis aussi l’accent, en une année dont les préoccupations me semblent bien éloignées de préoccupations proprement esthétiques, sur l’anamorphose, c’est-à-dire, pour ceux qui n’étaient pas là auparavant, l’usage de la fuite d’une surface pour faire apparaître une image, qui assurément déployée est méconnaissable, mais qui, à un certain point de vue, se rassemble et s’impose. Cette singulière ambiguïté d’un art sur ce qui apparaît de sa nature de pouvoir se rattacher aux pleins et aux volumes, à je ne sais quelle complétude qui, en fait, se révèle toujours soumise au jeu des plans et des surfaces, est quelque chose d’aussi important, intéressant, que de voir aussi ce qui en est absent, à savoir toutes sortes de choses que l’usage concret de l’étendue nous offre, par exemple les nœuds, tout à fait concrètement imaginables à réaliser dans une architecture de souterrains, comme peut-être l’évolution des temps nous en fera connaître. Mais il est clair que jamais aucune architecture n’a songé à se composer autour d’une ordonnance des éléments, des pièces et communications, voire des couloirs, comme quelque chose qui, à l’intérieur de soi-même, ferait des nœuds. Et pourquoi pas pourtant? C’est bien pourquoi notre remarque qu’ « il n’y a de signifiant qu’une surface lui étant supposée », se renverse dans notre synthèse qui va chercher son nœud le plus radical de ceci que la coupure, en fait, commande, engendre la surface, que c’est elle qui lui donne, avec ses variétés, sa raison constituante. C’est bien ainsi que nous pouvons saisir, homologuer ce premier rapport de la demande à la constitution du sujet en tant que ces répétitions, ces retours dans la forme du tore, ces boucles qui se renouvellent en faisant ce qui, pour nous, dans l’espace imaginé du tore, se présente comme son contour. Ce retour à son origine nous permet de structurer, d’exemplifier d’une façon majeure un certain type de rapports du signifiant au sujet qui nous permet de situer dans son opposition la fonction D de la demande et celle de a, de l’objet a, l’objet du désir. D, la scansion de la demande.

Vous avez pu remarquer que dans le graphe, vous avez les symboles suivants s (A), A, à l’étage supérieur, S (A), $ à D [S barré coupure de D], aux deux étages intermédiaires, i (a), m, et de l’autre côté, $ 0 a [S barré coupure de a], le fantasme, et d. Nulle part vous ne voyez conjoints D et a. Qu’est-ce que cela traduit ? Qu’est-ce que cela reflète ? Qu’est-ce que cela supporte ? Cela supporte d’abord ceci, c’est que ce que vous trouvez par contre, c’est $ à D, et que ces éléments du trésor signifiant à l’étage de l’énonciation,) je vous apprends à les reconnaître, c’est ce qui s’appelle le Trieb, la pulsion. C’est ainsi que je vous le formalise, la première modification du réel en sujet sous l’effet de la demande, c’est la pulsion. Et si, dans la pulsion, il n’y avait pas déjà cet effet de la demande, cet effet de signifiant, celle-ci ne pourrait pas s’articuler en un schéma tellement manifestement grammatical. Je fais expressément allusion, à ce qu’ici je suppose tout le monde rompu à mes analyses antérieures; quant aux autres, je les renvoie à l’article Trieb und Triebschicksale, ce qu’ici on traduit bizarrement par « avatars des pulsions », sans doute par une espèce de référence confuse aux effets que la lecture d’un tel texte produit sur la première obtusion de la référence psychologique. L’application du signifiant, que nous appelons aujourd’hui pour nous amuser le signifiant polonais, à la surface du tore, vous la voyez ici, c’est la forme la plus simple de ce qui peut se produire d’une façon infiniment enrichie par une suite de contours embobinés, la bobine à proprement parler, celle de la dynamo, pour autant qu’au cours de cette répétition le tour est fait autour du trou  central.

Mais sous la forme où vous la voyez ici dessinée, la plus simple, ce tour est fait également – je le souligne, cette coupure est la coupure simple – de telle sorte que cela ne se recoupe pas. Pour imager les choses, dans l’espace réel, celui que vous pouvez visualiser, vous la voyez jusqu’ici, à cette surface à vous présentée, cette face vers vous du tore; elle disparaît ensuite sur l’autre face, c’est pour cela qu’elle est en pointillés, pour revenir de ce côté ci. Une telle coupure ne saisit, si je puis dire, absolument rien. Pratiquez-la sur une chambre à air, vous verrez à la fin la chambre ouverte d’une certaine façon, transformée en une surface deux fois tordue sur elle-même, mais point coupée en deux. Elle rend, si je puis dire, saisissable une façon signifiante et préconceptuelle, mais qui n’est point sans caractériser une sorte de saisie à sa façon de ceci de radical de la fuite, si l’on peut dire l’absence d’aucun accès à la saisie à l’endroit de son objet au niveau de la demande. Car si nous avons défini la demande en ceci qu’elle se répète et qu’elle ne se répète qu’en fonction du vide intérieur qu’elle cerne – ce vide qui la soutient et la constitue, ce vide qui ne comporte, je vous le signale en passant, aucun jeu en quelque sorte éthique, ni plaisamment pessimiste, comme s’il y avait un pire dépassant l’ordinaire du sujet, c’est simplement une nécessité de logique abécédaire, si je puis dire – toute satisfaction saisissable, qu’on la situe sur le versant du sujet ou sur le versant de l’objet, fait défaut à la demande. Simplement, pour que la demande soit demande, à savoir qu’elle se répète comme signifiant, il faut qu’elle soit déçue. Si elle ne l’était pas, il n’y aurait pas de support à la demande.

Mais ce vide est différent de ce dont il s’agit concernant a, l’objet du désir. L’avènement constitué par la répétition, l’avènement métonymique, ce qui glisse, est évoqué par le glis-sement même de la répétition de la demande; a, l’objet du désir, ne saurait aucunement être évoqué dans ce vide cerné ici par la boucle de la demande. Il est à situer dans ce trou que nous appellerons le rien fondamental pour le distinguer du vide de la demande, le rien où est  appelé à l’avènement l’objet du désir. Ce qu’il s’agit pour nous de formaliser avec les éléments que je vous apporte, c’est ce qui permet de situer dans le fantasme le rapport du sujet comme $, du sujet informé par la demande, avec ce a, alors qu’à ce niveau de la structure signifiante que je vous démontre dans le tore, pour autant que la coupure la créée dans cette forme, ce rapport est un rapport opposé, le vide qui soutient la demande n’est pas le rien de l’objet qu’elle cerne comme objet du désir, c’est ceci qu’est destiné à illustrer pour vous cette référence au tore.

Si ce n’était que cela que vous pouvez en tirer, ce serait bien des efforts pour un résultat court, mais, comme vous allez le voir, il y a bien d’autres choses à en tirer. En effet, pour aller vite et sans, bien sûr, vous faire franchir les différentes marches de la déduction topologique qui vous montrent la nécessité interne qui commande la construction que je vais maintenant vous donner, je vais vous montrer que le tore permet quelque chose qu’assurément vous pourrez voir, que le cross-cap, lui, ne permet pas. Je pense que les personnes les moins portées à l’imagination voient, à travers les enroulements topologiques, de quoi il s’agit [Lacan dessine la figure ci-contre], au moins métaphoriquement. Le terme de chaîne, qui implique concaténation, est déjà entré suffisamment dans le langage pour que nous ne nous y arrêtions pas. Le tore, de par sa structure topologique, implique ce que nous pourrons appeler un complémentaire, un autre tore qui peut venir se concaténer avec lui. Supposons-les comme tout à fait conformes avec ce que je vous prie de conceptualiser dans l’usage de ces surfaces, à savoir qu’elles ne sont pas métriques, qu’elles ne sont pas rigides, qu’elles sont en caoutchouc. Si vous prenez un de ces anneaux avec lesquels on joue au jeu de ce nom, vous pourrez constater que si vous l’empoignez d’une façon ferme et fixe par son pourtour, et que vous fassiez tourner sur lui-même le corps de ce qui est resté libre, vous obtiendrez très facilement, et de la même façon que si vous vous serviez d’un jonc incurvé, en le tordant ainsi sur lui-même, vous le ferez revenir à sa position première sans que la torsion soit en quelque sorte inscrite dans sa substance. Simplement, il sera revenu à son point primitif. Vous pouvez imaginer que par une torsion, qui serait donc celle-ci, d’un de ces tores sur l’autre, nous procédions à ce qu’on peut appeler un décalque de quoi que ce soit qui serait inscrit déjà sur le premier, que nous appellerons le 1, et mettons que ce dont il s’agit soit, ce que je vous prie de référer simplement au premier tore, cette courbe, en tant que non seulement elle englobe l’épaisseur du tore, et que non seulement elle englobe l’espace du trou mais qu’elle le traverse, ce qui est la condition qui peut lui permettre d’englober à la fois les deux vides et riens, et ce qui est ici dans l’épaisseur du tore, et ce qui est ici au centre du nœud.

On démontre – mais je vous dispense de la démonstration qui serait longue et vous demanderait effort – qu’à procéder ainsi ce qui viendra sur le second tore sera une courbe superposable à la première si l’on superpose les deux tores.

Qu’est-ce que cela veut               dire ? D’abord qu’elles pourraient n’être pas superposables. Voici deux courbes, elles ont l’air d’être faites de la même façon, elles sont pourtant irréductiblement non-superposables. Cela implique que le tore, malgré son apparence symétrique, comporte des possibilités de mettre en évidence, par la coupure, un de ces effets de torsion qui permettent ce que j’appellerai la dissymétrie radicale, celle dont vous savez que la présence dans la nature est un problème pour toute formalisation, celle qui fait que les escargots ont en principe un sens de rotation qui fait de ceux qui ont le sens contraire une exception grandissime. Une foule de phénomènes sont de cet ordre, jusques et y compris les phénomènes chimiques qui se traduisent dans les effets dits de polarisation. Il y a donc structurellement des surfaces dont la dissymétrie est élective, et qui comportent l’importance du sens de giration, dextrogyre ou lévogyre. Vous verrez plus tard l’importance de ce que cela signifie. Sachez seulement que le phénomène, si l’on peut dire, de report par décalque de ce qui s’est produit de composant, d’englobant la boucle de la demande avec la boucle de l’objet central, ce report sur la surface de l’autre tore, dont vous sentez qu’il va nous permettre de symboliser le rapport du sujet au grand Autre, donnera deux lignes qui, par rapport à la structure du tore, sont superposables. je vous demande pardon de vous faire suivre un chemin qui peut vous paraître aride, il est indispensable que je vous en fasse sentir les pas pour vous montrer ce que nous pouvons en tirer.

Quelle est la raison de cela ? Elle se voit très bien au niveau des polygones dits fondamen-taux. Ce polygone étant ainsi décrit, vous supposez en face son décalque qui s’inscrit ainsi. La ligne dont il s’agit sur le polygone se projette ici, comme une oblique, et se prolongera de l’autre côté, sur le décalque, inversée. Mais vous devez vous apercevoir qu’en faisant basculer de 90° ce polygone fondamental, vous reproduirez exactement, y compris la direction des flèches, la figure de celui-ci, et que la ligne oblique sera dans le même sens, cette bascule représentant exactement la composition complémentaire de l’un des tores avec l’autre.

Faites maintenant sur le tore, non plus cette ligne simple, mais la courbe répétée dont je vous ai appris tout à l’heure la fonction. En est-il de même ? je vous dispense d’hésitations, après décalque et bascule, ce que vous aurez ici se symbolise comme ceci. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire, dans notre transposition signifiée, dans notre expérience, que la demande du sujet, en tant qu’ici deux fois elle se répète, inverse ses rapports D et a, demande et objet au niveau de l’Autre, que la demande du sujet correspond à l’objet a de l’Autre, que l’objet a du sujet devient la demande de l’Autre. Ce rapport d’inversion est essentiellement la forme la plus radicale que nous puissions donner à ce qui se passe chez le névrosé; ce que le névrosé vise comme objet, c’est la demande de l’Autre; ce que le névrosé demande, quand il demande à saisir a, l’insaisissable objet de son désir, c’est a, l’objet de l’Autre.

L’accent est mis différemment selon les deux versants de la névrose. Pour l’obsessionnel, l’accent est mis sur la demande de l’Autre, pris comme objet de son désir. Pour l’hystérique, l’accent est mis sur l’objet de l’Autre, pris comme support de sa demande. Ce que ceci implique, nous aurons à y entrer dans le détail pour autant que ce dont il s’agit pour nous n’est rien d’autre ici que l’accès à la nature de ce a. La nature de a, nous ne la saisirons que lorsque nous aurons élucidé structuralement par la même voie le rapport de $ à a, c’est-à-dire le support topologique que nous pouvons donner au fantasme. Disons, pour commencer d’éclairer ce chemin, que a, l’objet du fantasme, a, l’objet du désir, n’a pas d’image et que l’impasse du fantasme du névrosé c’est que, dans sa quête de a, l’objet du désir, il rencontre i (a) telle qu’elle est l’origine d’où part toute la dialectique à laquelle, depuis le début de mon enseignement, je vous introduis, à savoir que l’image spéculaire, la compréhension de l’image spéculaire, tient en ceci dont je suis étonné que personne n’ait songé à gloser la fonction que je lui donne, l’image spéculaire est une erreur. Elle n’est pas simplement une illusion, un leurre de la Gestalt captivante dont l’agressivité ait marqué l’accent, elle est foncièrement une erreur en tant que le sujet s’y me-connais, si vous me permettez l’expression, en tant que l’origine du moi et sa méconnaissance fondamentale sont ici rassemblées dans l’orthographe. Et pour autant que le sujet se trompe, il croit qu’il a en face de lui son image. S’il savait se voir, s’il savait, ce qui est la simple vérité, qu’il n’y a que les rapports les plus déformés, d’aucune façon identifiables, entre son côté droit et son côté gauche, il ne songerait pas à s’identifier à l’image du miroir. Quand, grâce aux effets de la bombe atomique, nous aurons des sujets avec une oreille droite grande comme une oreille d’éléphant et, à la place de l’oreille gauche, une oreille d’âne, peut-être les rapports à l’image spéculaire seront-ils mieux authentifiés! En fait, bien d’autres conditions plus accessibles et aussi plus intéressantes seraient à notre portée. Supposons un autre animal, la grue, avec un oeil sur chaque côté du crâne. Cela semble une montagne que de savoir comment peuvent bien se composer les plans de vision des deux yeux chez un animal ayant ainsi les yeux disposés. On ne voit pas pourquoi cela ouvre plus de difficultés que pour nous. Simplement, pour que la grue ait une vue de ses images, il faut lui mettre, à elle, deux miroirs, et elle ne risquera pas de confondre son image gauche avec son image droite.

Cette fonction de l’image spéculaire, en tant qu’elle se réfère à la méconnaissance de ce que j’ai appelé tout à l’heure la dissymétrie la plus radicale, c’est celle-là même qui explique la fonction du moi chez le névrosé. Ce n’est pas parce qu’il a un moi plus ou moins tordu que le névrosé est subjectivement dans la position critique qui est la sienne. Il est dans cette position critique en raison d’une impossibilité structurante radicale d’identifier sa demande avec l’objet du désir de l’Autre ou d’identifier son objet avec la demande de l’Autre, forme, elle, proprement leurrante de l’effet du signifiant sur le sujet, encore que la sortie en soit possible, précisément lorsque la prochaine fois je vous montrerai comment, dans une autre référence de la coupure, le sujet en tant que structuré par le signifiant, peut devenir la coupure a elle-même. Mais c’est justement ce à quoi le fantasme du névrosé n’accède pas, parce qu’il en cherche les voies et les chemins par un passage erroné. Non point que le névrosé ne sache pas fort bien distinguer, comme tout sujet digne de ce nom, i (a) de a, parce qu’ils n’ont pas du tout la même valeur, mais ce que le névrosé cherche, et non sans fondement, c’est à arriver à a par i (a). La voie dans laquelle s’obstine le névrosé, et ceci est sensible à l’analyse de son fantasme, c’est à arriver à a en détruisant i (a) ou en le fixant. J’ai dit d’abord en détruisant, parce que c’est le plus exemplaire. C’est le plus exemplaire, c’est le fantasme de l’obsessionnel en tant qu’il prend la forme du fantasme sadique et qu’il ne l’est pas.

Le fantasme sadique, comme les commentateurs phénoménologistes ne manquent pas un instant de l’appuyer, avec tout l’excès des débordements qui leur permet de se fixer à jamais dans le ridicule, le fantasme sadique, c’est soi-disant la destruction de l’Autre. Et comme les phénoménologistes ne sont, disons – bien fait pour eux! -, pas d’authentiques sadiques mais simplement ont l’accès le plus commun aux perspectives de la névrose, ils trouvent en effet toutes les apparences à soutenir une telle explication. Il suffit de prendre un texte sadiste, ou sadien, pour que ceci soit réfuté. Non seulement l’objet du fantasme sadique n’est pas détruit, mais il est littéralement résistant à toute épreuve, comme je l’ai maintes fois souligné. Ce qu’il en est du fantasme proprement sadien, entendez bien que je n’entends pas ici encore y entrer, comme probablement je pourrai le faire la prochaine fois. Ce que je veux seulement ici ponctuer, c’est que ce que l’on pourrait appeler l’impuissance du fantasme sadique chez le névrosé repose tout entière sur ceci, c’est qu’en effet il y a bien visée destructive dans le fantasme de l’obsessionnel, mais cette visée destructive, comme je viens de l’analyser, a le sens, non pas de la destruction de l’autre, objet du désir, mais de la destruction de l’image de l’autre au sens où ici je vous la situe, à savoir que justement elle n’est pas l’image de l’autre, parce que l’autre, a, objet du désir, comme je vous le montrerai la prochaine fois, n’a pas d’image spéculaire. C’est bien là une proposition, j’en conviens, qui abuse un peu… Je la crois non seulement entièrement démontrable, mais essentielle à comprendre ce qui se passe dans ce que j’appellerai le fourvoiement chez le névrosé de la fonction du fantasme. Car, qu’il la détruise ou pas, d’une façon symbolique ou imaginaire, cette image i (a), le névrosé, ce n’est pas cela pour autant qui lui fera jamais authentifier d’aucune coupure subjective l’objet de son désir, pour la bonne raison que ce qu’il vise, soit à détruire, soit à supporter, i (a), n’a pas de rapport, pour la seule raison de la dissymétrie fondamentale d’i, le support, avec a qui ne la tolère pas.

Ce à quoi le névrosé d’ailleurs aboutit effectivement, c’est à la destruction du désir de l’Autre. Et c’est bien pourquoi il est irrémédiablement fourvoyé dans la réalisation du sien. Mais ce qui l’explique, c’est ceci, à savoir que ce qui fait, au névrosé, si l’on peut dire, symboliser quelque chose dans cette voie qui est la sienne, viser dans le fantasme l’image spéculaire, est expliqué par ce qu’ici je vous matérialise, la dissymétrie apparue dans le rapport de la demande et de l’objet chez le sujet, par rapport à la demande et à l’objet au niveau de l’Autre, cette dissymétrie qui n’apparaît qu’à partir du moment où il y a à proprement parler demande, c’est-à-dire déjà deux tours, si je puis m’exprimer ainsi, du signifiant, et paraît exprimer une dissymétrie de la même nature que celle qui est supportée par l’image spéculaire; elles ont une nature qui, comme vous le voyez, est suffisamment illustrée topologiquement, puisque ici la dissymétrie qui serait celle que nous appellerions spéculaire serait ceci avec ceci. [Graphe en page suivante.]

C’est de cette confusion par où deux dissymétries différentes se trouvent, pour le sujet, servir de support à ce qui est la visée essentielle du sujet dans son être, à savoir la coupure de a, le véritable objet du désir où se réalise le sujet lui-même, c’est dans cette visée fourvoyée, captée par un élément structural qui tient à l’effet du signifiant lui-même sur le sujet, que réside non seulement le secret des effets de la névrose, à savoir que le rapport dit du narcissisme, le rapport inscrit dans la fonction du moi, n’est pas le véritable support de la névrose, mais, pour que le sujet en réalise la fausse analogie, l’important – encore que déjà le serrage, la découverte de ce nœud interne soit capitale pour nous orienter dans les effets névrotiques -, c’est que c’est aussi la seule référence qui nous permette de différencier radicalement la structure du névrosé des structures voisines, nommément de celle qu’on appelle perverse et de celle qu’on appelle psychotique

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