samedi, juillet 27, 2024
Recherches Lacan

LIV LA RELATION D'OBJET 1956 – 1957 Leçon du 30 janvier 1957

Leçon du 30 janvier 1957

Poursuivant nos réflexions sur l’objet, je vais vous proposer aujourd’hui ce qui s’en déduit à propos d’un problème qui matérialise cette question de l’objet d’une façon particulièrement aiguë, à savoir le fétiche et le fétichisme.

Vous y verrez qu’assurément les schémas fondamentaux que j’ai essayé de vous apporter ces derniers temps, et qui s’expriment tout spécialement dans ces affirmations paradoxales, que ce qui est aimé dans l’objet c’est ce dont il manque, et encore qu’on ne donne que ce qu’on n’a pas, que donc ce schéma fondamental qui implique la permanence du caractère constituant dans tout échange symbolique d’un au-delà de l’objet, par quelque sens que cet échange fonctionne, que cela nous permet de voir sous un jour nouveau, d’établir différemment ce que je pourrais appeler les équations fondamentales de cette perversion qui a pris un rôle exemplaire dans la théorie analytique et qui s’appelle le fétichisme.

 

Déjà dans les deux textes fondamentaux de Freud où est abordée cette question du fétichisme, qui s’étagent entre 1904 et 1927 — d’autres reprendront la question ultérieurement, mais ce sont les deux les plus précieux, l’un étant les Trois essais sur la sexualité, et l’autre l’article sur Le fétichisme — Freud nous dit d’emblée que ce fétiche est le symbole de quelque chose, mais que, sans aucun doute, nous allons être déçus par ce qu’il va nous dire. On en a dit beaucoup sur ce fétiche depuis qu’on parle de l’analyse, et que Freud en parle. Ce quelque chose va être une fois de plus le pénis.

Mais immédiatement après il souligne que ce n’est pas n’importe quel pénis. Et cette précision qu’il nous apporte ne semble guère avoir été exploitée dans ce qu’on peut appeler son fond structural, dans les suppositions fondamentales qu’elle implique naïvement à la lire pour la première fois. Ce fétiche, ce n’est pas n’importe quel pénis, pour tout dire ce n’est pas le pénis réel, c’est le pénis en tant précisément que la femme l’a, c’est à dire en tant exactement qu’elle ne l’a pas.

 

Je souligne le point oscillant autour duquel nous devons ici nous arrêter un instant, pour nous apercevoir de ce qui est ordinairement éludé et que nous ne devons pas éluder, et qui est celui-ci : pour quelqu’un qui ne se sert pas de nos clefs, c’est simplement une affaire de méconnaissance du réel. Simplement il s’agit du phallus que la femme n’a pas, et que pour des raisons qui tiennent au rapport douteux de l’enfant avec la réalité, tout simplement il faut qu’elle l’ait. Ceci qui est la voie commune, et qui d’habitude soutient toutes espèces de spéculations sur l’avenir, le développement, les crises du fétichisme, est précisément ce que j’ai pu contrôler par une lecture ample de tout ce qui a été écrit sur le fétichisme, et précisément ce qui conduit à toutes sortes d’impasses.

Là, comme toujours je me suis efforcé de ne pas trop m’étendre dans cette espèce de forêt de la littérature analytique, car à la vérité il y a là quelque chose qui demanderait non seulement des heures, mais pour être fait effica­cement, une lecture plus restreinte, car il n’y a rien de plus délicat, voire de fastidieux, comme de voir le point précis où une matière se dérobe, où l’auteur évite le point crucial d’une discrimination, de sorte que je vous en donne le résultat plus ou moins décanté pour une part de ce que je vous expose ici, et je vous demande de me suivre.

 

Le nerf différentiel de la façon dont doit être abordé, pour prendre sa juste position, pour éviter ces errances où les auteurs se trouvent au fur et à mesure des années conduits s’ils évitent ce point, c’est qu’il faut voir que ce dont il s’agit, ce n’est point d’un phallus réel en tant que comme réel il existe ou il n’existe pas, mais que c’est un phallus symbolique en tant qu’il est de la nature, pour parler de ce qui est du symbolique, de se présenter dans l’échange comme absence. Comme absence fonctionnant comme telle puisque tout ce qui peut dans l’échange symbolique se transmettre, c’est toujours quelque chose en tant que c’est autant absence que présence, qu’il est fait pour avoir cette sorte d’al­ternance fondamentale qui fait qu’étant apparu dans un point, il disparaît pour reparaître en un autre. Autrement dit, il circule laissant derrière lui le signe de son absence au point d’où il vient.

En d’autres termes, le phallus dont il s’agit, tout de suite nous le recon­naissons, c’est justement cet objet symbolique par quoi, non seulement s’établit ce cycle structural de menaces imaginaires qui limite la direction et l’emploi du phallus réel — c’est là le sens du complexe de castration, c’est en cela que l’homme est pris dans le complexe de castration — mais il y a un autre usage caché si on peut dire, par les fantasmes plus ou moins redoutables de la relation de l’homme aux interdits, en tant qu’ils portent sur l’usage du phallus, c’est sa fonction symbolique. Je veux dire le fait que c’est en tant qu’il est là ou qu’il n’est pas là, et uniquement en tant qu’il est là ou qu’il n’est pas là, que s’instaure la différenciation symbolique des sexes, autrement dit que spécia­lement pour la femme, c’est en tant que ce phallus, elle ne l’a pas symboli­quement — mais n’avoir pas le phallus symboliquement, c’est en participer à titre d’absence, c’est l’avoir en quelque sorte — que ce phallus est toujours au­-delà de toute relation entre l’homme et la femme, et que ce phallus qui peut faire à l’occasion l’objet d’une nostalgie imaginaire de la part de la femme, en tant qu’elle n’a qu’un tout petit phallus, ce n’est pas le seul qui entre en fonction pour elle.

En tant qu’elle est prise dans la relation intersubjective, il y a au — delà d’elle pour l’homme, ce phallus qu’elle n’a pas, c’est à dire le phallus symbolique qui existe là en tant qu’absence, pas seulement parce qu’elle n’en a qu’un tout petit insuffisant. C’est tout à fait indépendant de l’infériorité qu’elle peut res­sentir sur le plan imaginaire, pour ce qu’elle a de participation réelle avec le phallus.

 

Si ce pénis symbolique que je plaçais l’autre jour dans le schéma propre de l’homosexuelle, joue un rôle, une fonction essentielle, et tellement essentielle dans son entrée dans l’échange symbolique que Freud nous disait, c’est en tant qu’elle n’a pas le phallus, — c’est à dire sur le plan symbolique aussi en tant qu’elle l’a, — en tant qu’elle entre dans la dialectique symbolique d’avoir ou de n’avoir pas le phallus, c’est par là qu’elle entre dans cette relation ordonnée, symbolisée qu’est la différenciation des sexes, en tant qu’assurément elle est la relation inter-humaine en tant qu’assumée, c’est-à-dire en tant qu’elle est aussi disciplinée, typifiée, ordonnée, frappée d’interdits, marquée de la structure fondamentale de la loi de l’inceste par exemple. C’est ce que veut dire Freud quand il nous dit que c’est par l’intermédiaire de ce qu’il appelle l’idée de la castration chez la femme, et qui est justement ceci qu’elle n’a pas le phallus, mais qu’elle ne l’a pas symboliquement, donc qu’elle peut l’avoir, c’est par là qu’elle entre dans le complexe d’œdipe nous dit-il, alors que c’est par là que le petit garçon en sort.

 

En d’autres termes, nous voyons bien qu’est justifié d’une certaine façon, fondamentalement, structuralement parlant, l’androcentrisme qui marque la schématisation lévi-straussienne, les structures élémentaires de la parenté. Les femmes s’échangent entre les lignées fondées sur la lignée mâle, celle qui est choisie justement en tant qu’elle est symbolique, qu’elle est improbable. C’est un fait, les femmes s’échangent comme objet entre les lignées mâles, et elles y entrent par un échange qui est celui de ce phallus qu’elles reçoivent sym­boliquement, et en échange duquel elles donnent cet enfant qui pour elles prend fonction d’ersatz, de substitut, d’équivalent du phallus, et par quoi précisément elles introduisent dans cette généalogie symbolique patrocentrique, et en elle-­même stérile, la fécondité naturelle.

Mais c’est en tant qu’elles se rattachent à cet objet unique, central qui est caractérisé par le fait qu’il n’est justement pas un objet, mais un objet ayant subi de la façon la plus radicale la valorisation symbolique, le phallus, c’est par l’intermédiaire de ce rapport au phallus qu’elles entrent dans la chaîne de l’échange symbolique, qu’elles s’y installent, qu’elles y prennent leur place et leur valeur. Ce qui s’exprime de mille façons une fois que vous l’avez vu, c’est à savoir qu’en fin de compte ce thème fondamental que la femme se donne, qu’est-ce qu’il exprime si nous le regardons de près, sinon ce besoin justement d’affirmer le don. Ici nous voyons l’expérience concrète, psychologique telle qu’elle nous est donnée, et tellement en cette occasion paradoxale, puisqu’en fin de compte dans l’acte de l’amour il est clair que c’est la femme qui reçoit réellement, elle reçoit bien plus qu’elle ne donne. Tout nous indique, et l’analyse à l’expérience a mis l’accent là-dessus, qu’il n’y a pas de position qui sur le plan imaginaire soit plus captatrice voire plus dévorante que la sienne. Et pré­cisément si ceci est renversé dans l’affirmation contraire que la femme se donne, c’est précisément dans la mesure où symboliquement il doit en être ainsi, à savoir qu’elle doit donner quelque chose en échange de ce qu’elle reçoit, c’est-­à-dire du phallus symbolique.

 

Voici donc le fétiche, nous dit Freud, représentant ce phallus en tant qu’ab­sent, ce phallus symbolique.

Comment ne voyons-nous pas là tout de suite que s’il est indispensable que quelque chose de cet ordre se produise, qu’il y ait cette sorte de renversement initial pour que nous puissions comprendre des choses tout à fait paradoxales autrement, c’est-à-dire par exemple que c’est toujours le garçon qui est le fétichiste et jamais la fille. Si tout était sur le plan de la déficience imaginaire ou même de l’infériorité imaginaire, il semble au premier abord que ce serait plutôt des deux sexes, dans celui où on est réellement privé du phallus que le fétichisme devrait le plus ouvertement se déclarer. Or il n’en est rien, le fétichisme est excessivement rare chez la femme, au sens propre et individualisé où il s’incarne dans un objet dont nous pouvons le considérer lui-même comme répondant d’une façon symbolique à ce phallus en tant qu’absent.

Tâchons de voir d’abord comment peut s’engendrer cette relation singulière à un objet qui n’en est pas un.

 

Le fétiche, nous dit l’analyste est un symbole. A cet égard, il est presque mis d’emblée sur le même pied que tout autre symptôme névrotique. S’il ne s’agit pas d’une névrose, d’une perversion, ça ne va pas tellement tout seul, c’est ainsi que les choses se classent nosographiquement parlant pour des raisons d’apparence clinique qui ont sans aucun doute une certaine valeur. Mais pour le confirmer dans la structure du point de vue de l’analyse, il faut y regarder d’assez près, et à la vérité bien des auteurs marquent quelque hésitation et vont jusqu’à le mettre à la limite des perversions et des névroses, précisément pour ce caractère spécialement électivement symbolique du fantasme crucial.

 

Arrêtons-nous donc un instant à ceci, à savoir qu’en partant du plus haut de la structure à cette position d’interposition qui fait que ce qui est aimé dans l’objet de l’amour, c’est quelque chose qui est au-delà, qui n’est rien sans doute, mais qui justement a cette propriété symbolique d’être là, et parce qu’il est symbole, de pouvoir être non seulement, mais de devoir être ce rien.

 

Qu’est-ce qui pour nous peut matérialiser, si on peut dire, de la façon la plus nette cette relation d’interposition qui fait que ce qui est visé est au-delà en somme de ce qui se présente, sinon quelque chose qui est vraiment une des images les plus fondamentales de la relation humaine au monde, qui est le voile, le rideau ? Le voile, le rideau devant quelque chose, qui est encore ce qui permet de mieux imager cette situation fondamentale de l’amour, on peut même dire justement qu’avec la présence du rideau, ce qui est au-delà comme masqué tend à se réaliser comme image si l’on peut dire. Sur le voile se peint l’absence, et ça n’est pas autre chose que la fonction d’un rideau, quel qu’il soit, le rideau prend sa valeur, son être et sa consistance d’être justement ce sur quoi se projette et s’imagine l’absence.

Le rideau si l’on peut dire, c’est l’idole de l’absence, et en fin de compte si ce n’est pas pour rien que le voile de Maya est la métaphore la plus commu­nément en usage pour exprimer le rapport de l’homme avec tout ce qui le captive, cela n’est sans doute pas sans la raison qu’assurément le sentiment qu’il a d’une certaine illusion fondamentale dans tous les rapports de son désir, c’est bien là ce dans quoi l’homme incarne, idolifie son sentiment de ce rien qui est au­-delà de l’objet de l’amour

 

Ce schéma fondamental est celui que vous devez garder à l’esprit si vous voulez situer d’une façon correcte les éléments qui entrent en jeu à quelque moment que nous considérions l’instauration de la relation fétichiste.

Le sujet donc est ici, et l’objet est cet au-delà qui n’est rien, ou encore le symbole, ou encore le phallus en tant qu’il manque à la femme. Mais dès que se place le rideau, sur ce rideau peut se peindre quelque chose qui dit : l’objet est au-delà, et c’est l’objet qui peut alors prendre la place du manque, et comme tel être aussi le support de l’amour, mais c’est en tant qu’il n’est justement pas le point où s’attache le désir. D’une certaine façon, ici le désir apparaît comme métaphore de l’amour, mais avec ce qui l’attache, à savoir l’objet en tant qu’illusoire, et en tant qu’il est valorisé comme illusoire.

Car le fameux splitting de l’ego quand il s’agit du fétiche, ce qu’on nous explique en nous disant que par le fétiche, par exemple la castration de la femme est à la fois affirmée, mais aussi qu’elle est niée, puisque le fétiche étant là c’est qu’elle n’a justement pas perdu ce phallus, mais qu’aussi du même coup on peut le – lui faire perdre, c’est-à-dire la châtrer, et l’ambiguïté de cette relation au fétiche est constante, et dans les symptômes sans cesse manifestée à tout instant – cette ambiguïté qui s’avère comme vécue, illusion à la fois soutenue, chérie comme telle et en même temps vécue dans ce fragile équilibre qui s’appelle l’illusion, qui est à chaque instant à la merci de l’écroulement ou du lever du rideau. C’est de ce rapport très strictement qu’il s’agit dans la relation du féti­chiste à son objet.

 

En fait Freud, quand nous suivons son texte, le souligne, il parle de Ver­leugnung à propos de la position fondamentale de dénouement de cette relation au fétiche. Mais il dit aussi bien que c’est de la tenir debout, cette relation complexe, comme il parlerait d’un décor, qu’il s’agit – ce sont les termes de cette langue si imagée et si précise à la fois de Freud, qui ici prennent leur valeur. Il dit aussi : « l’horreur de la castration s’est posée à elle-même dans cette création d’un substitut, d’un monument ». Et il dit encore que ce fétiche c’est un trophée. Le mot trophée ne vient pas, mais à la vérité il est là, doublant le signe d’un triomphe, et maintes fois les auteurs à l’approche du phénomène typique du fétiche, parleront de ce par quoi le sujet héraldise son rapport avec le sexe. Ici Freud nous fait faire un pas de plus.

 

Observez que nous sommes toujours dans la structure. Pourquoi ceci se produit ? Pourquoi ceci est nécessaire ? Nous le verrons après, mais comme toujours on se presse trop, on va d’abord au pourquoi et on entre immédiatement dans une sorte de chaos pandémoniaque de toutes les tendances qui viennent là en foule expliquer ce pourquoi le sujet peut être plus ou moins loin de l’objet et se sentir arrêté, se sentir menacé, se sentir en conflit.

 

Voyons d’abord cette structure, la voici donc dans ce rapport d’au-delà et de voile qui est celui sur lequel on peut en quelque sorte s’imager, c’est-­à-dire s’instaurer comme capture imaginaire, comme place du désir, cette rela­tion à un au-delà qui est fondamental de toute instauration de la relation sym­bolique. Cette descente sur le plan imaginaire du rythme ternaire, sujet – objet ­- au-delà, qui est fondamental de la relation symbolique, cette projection dans la fonction du voile de la position intermédiaire de l’objet, c’est de cela qu’il s’agit.

Avant d’aller plus loin nous allons apercevoir un autre biais sous lequel il y a là aussi institution dans l’imaginaire d’un rapport symbolique. Nous ne sommes pas encore dans l’exigence qui fait que le sujet a besoin du voile. Ce second pas que je veux faire, le voici : vous y retrouverez ce que je vous ai dit la dernière fois à propos de la structure perverse comme telle.

Je vous ai parlé à ce propos de métonymie, ou d’allusion, ou de rapport entre les lignes. Ce sont là des formes élémentaires de la métonymie. Ici Freud nous le dit de la façon la plus claire, à l’emploi du mot métonymie près, ce qui constitue le fétiche, le quelque chose de symbolique, à savoir spécialement dans la dimension historique qui fixe le fétiche, qui le projette sur le voile, c’est ce quelque chose qui est le moment de l’histoire où l’image s’arrête. Je me souviens avoir autrefois employé la comparaison du film qui se fige soudain, c’est justement avant ce moment où ce qui est cherché dans la mère, c’est-à-dire ce phallus qu’elle a ou qu’elle n’a pas doit être vu en tant que présence-absence, en tant qu’absence-présence c’est le moment juste avant lequel la remémoration de l’histoire s’arrête et se suspend.

Je dis remémoration de l’histoire car il n’y a aucun autre sens à donner au terme souvenir-écran qui est si fondamental dans toute la phénoménologie, la conceptualisation freudienne. Le souvenir-écran n’est pas simplement un instantané, il est une interruption de l’histoire, un moment où elle se fige et où elle s’arrête et où donc du même coup elle indique la poursuite au-delà du voile de son mouvement. Le souvenir-écran est relié par toute une chaîne à l’histoire, il est un arrêt dans la chaîne et c’est en cela qu’il est métonymique, c’est que l’histoire de sa nature se continue en s’arrêtant là. Elle indique sa suite désormais voilée, sa suite absente, le refoulement, dit nettement Freud, dont il s’agit.

Nous parlons de refoulement uniquement en tant qu’il y a chaîne sym­bolique, et si à propos d’un phénomène qui peut passer pour un phénomène imaginaire en tant que le fétiche est d’une certaine façon image, et image pro­jetée, peut être désigné ici comme le point d’un refoulement, c’est que justement cette image n’est que le point limite entre l’histoire en tant qu’elle se continue et le moment à partir de quoi elle s’interrompt, elle est le signe, elle est le repère du point de refoulement.

 

Si vous lisez attentivement le texte de Freud, vous y verrez que la façon d’articuler les choses est la façon la plus claire de prendre à leur poids plein la place de toutes les expressions qu’il emploie. Ici, une fois de plus, nous voyons la distinction de la relation à l’objet d’amour et de la relation de frustration de l’objet. Ce sont là deux relations différentes : l’amour ici se transfère par une métaphore du désir qui s’attache à cet objet comme illusoire. Cependant la constitution de cet objet est autre chose, elle n’est pas métaphorique, elle est métonymique , elle est un point dans la chaîne de l’histoire, là où l’histoire s’arrête. Elle est le signe que c’est là que commence l’au-delà constitué par le sujet, et pourquoi ? Pourquoi est-ce là que le sujet doit constituer cet au-­delà ? Pourquoi le voile est-il plus précieux à l’homme que la réalité ? Pourquoi l’ordre de cette relation illusoire devient-il un constituant essentiel, nécessaire de son rapport avec l’objet ? C’est cela qui est la question posée par le fétichisme.

Bien entendu à l’intérieur de ce que je viens de vous dire, et avant d’aller plus loin, vous pouvez voir toutes sortes de choses qui vous éclairent. Jusqu’à y compris par exemple le fait que Freud nous donne comme premier exemple d’une analyse de fétichiste cette merveilleuse histoire de calembour qui fait qu’un monsieur qui avait passé sa petite enfance en Angleterre et qui était venu se faire fétichiste en Allemagne, cherchait toujours un petit brillant sur le nez, qu’il voyait d’ailleurs, alors que ceci ne voulait rien dire d’autre que regardez le nez, lequel nez était lui-même bien entendu un symbole. Vous voyez bien là l’articulation, l’entrée en jeu dans ce point de projection qui se fait sur le voile de la chaîne historique en tant qu’elle peut contenir même une phrase toute entière, et bien plus encore une phrase dans une langue oubliée.

 

Quelles sont les causes de l’instauration de cette structure ? Là-dessus les grammairiens ne vous certifient rien, en tous cas ils sont depuis quelque temps embarrassés car à la vérité… moins nous pouvons perdre le contact avec la notion de l’articulation essentielle du rapport de la genèse du fétichisme avec le complexe de castration, d’une part, d’autre part il n’apparaît plus certain que dans les relations préœdipiennes – comme l’indique d’ailleurs la notion même que c’est la mère phallique qui est au centre – ce soit là l’élément et le ressort décisif. Qu’à conjoindre les deux choses, les auteurs sont plus ou moins à l’aise pour le faire. Observons simplement les aises d’ailleurs moyennes, que peuvent trouver les membres de l’Ecole anglaise grâce à l’existence du système de Madame Mélanie Klein qui – par la structuration qu’elle donne aux premières étapes des tendances orales, et particulièrement de leur moment le plus agressif, et en introduisant à l’intérieur même de ce moment la projection rétroactive et la présence du pénis paternel, c’est-à-dire en rétroactivant le complexe d’œdipe dans les premières relations avec les objets en tant qu’introjectables – évidem­ment donne plus facilement le matériel qui permettra en tout cas d’interpréter ce dont il s’agit.

 

Je ne me suis jamais lancé encore dans une critique exhaustive de ce que veut dire le système de Madame Mélanie Klein. Nous laisserons donc pour l’instant de côté ce qui peut là-dessus être amené par tel ou tel auteur pour nous en tenir à ce que nous avons, nous, amené ici au jour, en disant qu’en effet c’est par rapport à une relation fondamentale qui est celle de la relation entre l’enfant réel, la mère symbolique et son phallus à elle, imaginaire pour elle. C’est donc un schéma qu’il faut manier avec précaution, qu’autant qu’il se concentre sur un même plan, il répond à des plans divers, et qu’il entre en fonction à des étapes successives de l’histoire, car pendant longtemps bien entendu, l’enfant n’est pas en mesure de s’approprier la relation d’appartenance imaginaire qui fait la profonde division de la mère à son endroit. Et ce n’est que ce que nous allons ici, cette année, tenter d’élucider dans cette question. Nous sommes sur le chemin de voir comment et à quel moment ceci est pris par l’enfant, comment aussi ceci entre enjeu dans l’entrée de l’enfant lui-même dans cette relation à l’objet symbolique, en tant que c’est le phallus qui en est la monnaie majeure.

Ceci pose des questions chronologiques, temporelles, d’ordre et de suc­cession qui sont celles que nous tentons d’aborder comme il est naturel, comme il est indiqué par l’histoire de la psychanalyse, par l’angle de la pathologie.

 

Que nous montrent ici les observations ? En les dépouillant de près, c’est très exactement autour et corrélativement à ce symptôme singulier qui met le sujet dans une relation élective à ce quelque chose qui est un fétiche autour de quoi gravite sa vie érotique, je dis gravite parce que si c’est justement l’objet fascinant, l’objet inscrit sur le voile, il est bien entendu qu’il conserve une cer­taine liberté de mouvement. Quand on analyse et qu’on ne fait pas simplement la description clinique, quand on prend une observation, on voit, et déjà Binet l’avait vu lui-même, des éléments que je vous ai déjà articulés aujourd’hui, à savoir par exemple ce point saisissant du souvenir-écran et de l’arrêt au bas de la robe de la mère, voire de son corset. On voit le rapport essentiellement ambigu d’illusion vécue comme telle, et comme telle d’ailleurs préférée du sujet à ce fétiche. On voit la fonction particulièrement satisfaisante d’un objet de lui-même inerte, et pleinement à la merci du sujet pour la manœuvre de ses relations érotiques. Tout cela se voit, mais il faut l’analyse pour voir d’un peu plus près ce dont il s’agit, à savoir ce qui se passe chaque fois que pour une raison quelconque le recours au fétiche fléchit, s’exténue, s’use, simplement se dérobe.

 

Ce que nous voyons dans le comportement amoureux, et plus simplement dans la relation érotique du sujet, se résume – et vous pourrez le contrôler à lire dans l’International journal, les observations de Mme Sylvia Payne, de M. Gillespie, de Mme Greenacre, de M. Dugmore Hunter ou encore dans le Psychoanalytic of the child – dans une défense.

Ceci a été aussi entrevu par Freud et est articulé dans notre schéma. Freud nous dit : le fétichisme c’est une défense contre l’homosexualité. Comme nous dit M. Gillespie la marge est extraordinairement mince. Bref, ce que nous trou­vons dans les relations à l’objet amoureux qui organisent ce cycle chez le fétichiste, c’est une alternance d’identification à la femme en tant que pour lui le phallus imaginaire des expériences primordiales de la période oro-anale, est centré sur l’agressivité de la théorie sadique du coït dans lequel beaucoup des expériences que remet au jour l’analyse montrent une observation de la scène primitive perçue comme cruelle, agressive, violente, voire meurtrière.

C’est donc de l’identification à la femme comme affrontée à ce pénis des­tructeur, ou inversement de l’identification à ce phallus imaginaire de la part du sujet, qui le fait être pour la femme un pur objet, quelque chose qu’elle peut dévorer et détruire, à la limite. Mais c’est cette oscillation aux deux pôles de cette relation imaginaire primitive à laquelle l’enfant est confronté d’une façon brute, si on peut dire non encore instaurée dans sa légalité oedipienne par l’introduction du père comme sujet, comme centre d’ordre et possession légitime, c’est en tant qu’il est livré à cette oscillation bipolaire de la relation entre les deux objets, si l’on peut dire inconciliables, et qui de toute façon aboutit à une issue destructrice, voire meurtrière, c’est ceci qu’on trouve au fond des relations amoureuses chaque fois qu’elles tentent de s’ébaucher, de s’ordonner, chaque fois qu’elles se soulèvent dans la vie du sujet. Et c’est cela dont le sens, dans une certaine voie de comprendre l’analyse qui est précisément la voie moderne et qui sur ce point n’est pas sans constituer son propre chemin, c’est là que l’analyste va intervenir pour faire percevoir au sujet l’alternance de ses positions, en même temps que leur significations, c’est à dire introduire d’une certaine façon la distance symbolique nécessaire pour qu’il aperçoive le sens.

 

Ici les observations sont extrêmement fructueuses et risquent, quand elles nous montrent par exemple les mille formes que peut prendre l’actualité de la vie précoce du sujet, ce décomplétage fondamental qui fait que le sujet est livré comme tel à la relation imaginaire par la voie, soit de l’identification à la femme, soit de la place prise du phallus imaginaire, c’est à dire de toute façon dans une insuffisante symbolisation de la relation tierce. Par exemple très fréquemment, disent les auteurs, nous notons l’absence quelque fois répétée dans cette histoire, la carence comme on dit, du père comme présence, il part en voyage, à la guerre etc., bien plus encore un certain type de position quelque fois singulièrement reproduite dans le fantasme, qui est celle d’une immobi­lisation forcée, manifestée quelque fois par un ligotage du sujet qui a effec­tivement et réellement eu lieu.

II y en a un très bel exemple dans l’observation de Sylvia Payne à la suite d’une extravagante prescription médicale, un enfant avait été empêché de mar­cher jusqu’à l’âge de deux ans, il était maintenu par des liens effectifs dans son lit, et ceci n’était pas sans avoir quelque conséquence, jusqu’à y compris que le fait qu’il vécut ainsi étroitement surveillé dans la chambre de ses parents, le mette pour nous dans cette position exemplaire d’être tout entier livré à une relation purement visuelle, sans aucune ébauche de réaction musculaire venant de sa source, en présence de la relation de ses parents, assumée dans le style de rage et de colère que vous pouvez supposer.

 

Assurément des cas aussi exemplaires sont rares. Mais certains auteurs ont insisté sur le fait que certaines mères phobiques par exemple, et qui tiennent leur enfant à distance de leur contact, à peu près comme si c’était une source d’infection, ne sont certainement pas pour rien dans la prévalence donnée à la relation visuelle dans la constitution de la primitive relation à l’objet maternel.

 

Quoiqu’il en soit, bien plus instructif que tel ou tel exemple de viciation de la relation primaire est si l’on peut dire ce qui apparaît comme relation pathologique, qui se présente comme l’envers ou le complément de l’adhérence libidinale au fétiche. Le fétichisme est une classe qui nosologiquement englobe toutes sortes de choses, dont en quelque sorte notre intuition simplement nous donne l’indication de l’affinité de la parenté. Il est bien clair, par exemple, et nous ne nous y trompons pas que le fait que le sujet soit attaché à l’imperméable paraît de la même nature que s’il était attaché aux souliers. Structuralement parlant pourtant, cet imperméable contient par lui-même des révélations et indique une position un peu différente de celle du soulier ou du corset en tant qu’ils sont eux-mêmes à proprement parler et directement dans la position du voile entre le sujet et l’objet. Il est certain par contre que cet imperméable, comme toute espèce d’autre fétiche de vêtement plus ou moins enveloppant qui ont d’ailleurs en outre la qualité spéciale que comporte le caoutchouc, ont un trait très fréquemment rencontré qui ne manque pas de receler quelque dernier mystère qui s’éclairerait sans doute psychologiquement de la sensorialité, de ce que ce contact spécial du caoutchouc lui-même recèle peut-être quelque chose qui peut être plus facilement qu’autre chose la doublure de la peau, ou encore qui recèle des capacités d’isolement spéciaux.

Quoiqu’il en soit, de la structure même des rapports tels qu’ils se livrent dans un sens de l’observation analytiquement prise, on voit que l’imperméable joue là un rôle qui n’est pas exactement tout à fait celui du voile, mais bien plutôt ce quelque chose derrière quoi le sujet se centre, non pas devant le voile, mais comme derrière c’est-à-dire à la place de la mère, et plus spécialement adhérant à cette position d’identification à la mère où la mère a besoin d’être protégée, ici par l’enveloppement, et c’est cela qui donne la transition entre les cas de fétichisme et les cas de transfert. L’enveloppement est nettement une protection, et plus simplement non pas un voile, mais une égide dont s’en­veloppe le sujet identifié au personnage féminin.

 

Autres relations typiques et véritables quelquefois particulièrement exem­plaires, ce sont les explosions, voire quelquefois les alternances avec le fétichisme, d’un exhibitionnisme dans certains cas vraiment réactionnel. Ici c’est toujours à propos de quelque effort du sujet pour sortir de son labyrinthe, à propos de quelques mises en jeu du réel, qui met le sujet dans ces positions d’équilibre instable où se produit ce type de cristallisation ou de renversement de la position que je considère comme très manifestement illustrée par le schéma du cas d’ho­mosexualité féminine, pour autant que nous y voyons à un moment par l’in­troduction de cet élément réel qu’est le père, les termes s’interchanger et ce qui était situé dans l’au-delà, le père symbolique, venir se prendre dans la relation imaginaire sous la forme de la position homosexuelle et exemplaire et démonstrative par rapport au père, que prend l’homosexuelle.

 

De même nous avons dans les observations de très jolis cas où l’on voit le sujet, pour autant qu’il a tenté dans certaines conditions de réalisation arti­ficielle, de forçage du réel, d’accéder à une relation pleine, le sujet précisément à ce moment-là exprimer par son acting out, c’est-à-dire sur le plan imaginaire, ce qui était symboliquement latent à cette situation.

Exemple : le sujet qui va tenter pour la première fois un rapport réel, mais justement dans cette position d’expérience où il va là pour montrer si l’on peut dire ce qu’il est capable de faire et qui réussit, grâce à de l’aide de la part de la femme par exemple, plus ou moins bien, et qui dans l’heure exactement suivante, alors que rien jusqu’à présent ne laissait prévoir ces symptômes d’une possibilité pareille, se livre à une exhibition très singulière fort bien calculée, celle qui consiste à montrer son sexe au passage d’un train international, de sorte que personne, ne peut le prendre la main dans le sac. C’est donc d’avoir été forcé en quelque sorte de donner issue à quelque chose, dont vous voyez que ce n’est justement que l’expression où la projection sur le plan imaginaire où ce quelque chose était implicite et contenu, à ce quelque chose dont il n’a pas lui-même compris tous les retentissements symboliques, à savoir l’acte qu’il venait de faire qui n’était en fin de compte que l’acte d’essayer de montrer, et simplement de montrer qu’il était capable comme un autre d’avoir une relation normale.

 

Nous retrouvons cette sorte d’exhibitionnisme réactionnel à plusieurs reprises dans des observations très voisines du fétichisme, ou même franchement d’actes délinquants en tant qu’ils sont des équivalences du fétichisme, on sent bien ce dont il s’agit ……

Il est très curieux de voir en même temps combien elle arrive à éviter le majeur et l’essentiel de la chose. Elle représente donc cet homme qui avait épousé une femme à peu près deux fois plus grande que lui, il en était vraiment la victime, l’horrible souffre-douleur, et un beau jour cet homme qui faisait de son mieux face à l’horrible situation, se trouve averti qu’il va être père, il se précipite dans un jardin public et commence à montrer son organe à un groupe de jeunes filles. Assurément Mme Schmideberg qui semble un peu trop anna-­freudienne là-dedans, trouve là toutes sortes d’analogies avec le fait que déjà le père du garçon était quelqu’un d’un tant soit peu victime qui avait réussi à se dégager de la situation en se faisant un jour surprendre avec une bonne ce qui par l’intermédiaire de la revendication jalouse avait mis un peu sa femme à sa merci.

Il semble néanmoins que rien n’est expliqué par quelque chose qui semble à Mme Schmideberg un exemple d’un cas où elle a pu analyser une perversion. Il n’y a aucun besoin de s’en émerveiller car il ne s’agit pas de perversion du tout, et elle n’a pas fait d’analyse du tout, car elle laisse de côté le fait que tout de même c’est par un acte d’exhibition que le sujet à cette occasion s’est manifesté. Et il n’y a pas d’autre façon d’expliquer cet acte d’exhibition, que de se référer à ce mécanisme de déclenchement par quoi ce qui dans le réel vient en quelque sorte là de surcroît inassimilable symboliquement, tend à faire se précipiter ce qui est au fond de la relation symbolique, à savoir chez ce brave homme très exactement l’équivalence phallus-enfant, et que faute de pouvoir d’aucune façon assumer, croire même à cette paternité il est allé montrer l’équi­valent de l’enfant au bon endroit, ce qui lui restait à ce moment là d’usage de son phallus.

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