samedi, juillet 27, 2024
Recherches Lacan

LACAN : TEXTES DIVERS 1949 – 1979

LACAN : TEXTES DIVERS 1949 – 1979

 

1949 LACAN rapport de la Commission de l’enseignement de la SPP

Collaboration à la rédaction du rapport de la Commission de l’enseignement de la Société psychanalytique de Paris : « Les conseillers et les conseillères d’enfants agrées par la Société psychanalytique de Paris, paru dans la Revue française de psychanalyse, juillet-septembre 1949, tome XIII, n° 3 pp. 436-441

(436)Les conseillers et conseillères d’enfants agréés par la Société psychanalytique de Paris.

Rapport de la Commission de l’enseignement 1949-07-00

EXPOSÉ DES MOTIFS

 

Si la psychanalyse n’est ni la seule psychothérapie, ni applicable à tous les cas, elle seule a apporté une théorie générale des psychothérapies et assure aux psychothérapeutes une formation satisfaisante dont l’analyse didactique est la base.

Ce qui est vrai de la psychothérapie en général ne l’est pas moins de la psychothérapie infantile. Tous ceux qui s’engagent dans cette voie devraient donc être analysés aussi complètement que possible, par un analyste qualifié et dans les conditions habituelles de l’analyse dite didactique. Cependant, l’étendue et l’urgence des besoins de la psychothérapie infantile rendent présentement ces dispositions inapplicables, pour des raisons de personnel, de temps et d’argent. C’est pourquoi, afin de répondre à la situation en tenant compte des moyens dont on dispose, la Commission de l’Enseignement, après en avoir discuté, a adopté, à titre pratique et provisoire, les dispositions suivantes, qu’elle propose à l’agrément de la Société.

 

I – TITRE ET ATTRIBUTIONS

 

– La Société Psychanalytique de Paris reconnaît des « Conseillers d’enfants (ou Conseillères d’enfants) agréés par la Société Psychanalytique de Paris ».

– Le Conseiller d’Enfant fait partie d’une équipe de neuropsychiatrie infantile travaillant sous la direction et la responsabilité d’un médecin spécialiste, équipe comprenant notamment, outre le Conseiller d’Enfant, une assistante sociale, un psychologue chargé de l’application des tests, un psychanalyste.

– Le rôle du Conseiller d’Enfant est de seconder le médecin dans l’examen et le traitement psychologique des enfants inadaptés (437)pris en charge par le service. Lui sont confiés des cas pour lesquels une psychanalyse n’est pas nécessaire ou indiquée, ou pour lesquels une psychanalyse est impossible. Il ne fait donc pas double emploi avec le psychanalyste d’enfants, ni ne se confond avec lui.

– Pour fixer les idées, un rapport précisera quelles sont, dans l’état actuel des connaissances :

Les indications comparées de la psychothérapie infantile et de la psychanalyse infantile ;

Les techniques de la psychothérapie infantile.

 

 

II. – SÉLECTION DES CONSEILLERS D’ENFANTS

 

1.– Pour diminuer les risques d’échecs et alléger la formation, il y a lieu de procéder à une sélection stricte des candidats.

 

2.– Conditions requises :

Être âgé d’au moins 21 ans ;

Justifier au moins des grades et diplômes requis pour l’immatriculation et l’inscription dans une faculté française ; la licence de psychologie est souhaitable.

Avoir assumé pendant au moins un an des responsabilités pédagogiques, éducatrices ou hospitalières dans une communauté d’enfants.

 

3.– Les candidats sont soumis par trois membres de la société à un examen psychologique qui pourra comprendre l’application de tests d’aptitude et de tests de personnalité et un essai professionnel sous la forme d’un entretien avec un enfant.

 

4.– Les caractéristiques personnelles désirables peuvent être schématisées comme suit :

Intérêt pour la psychologique de l’enfant, spécialement pour la psychologie sous sa forme concrète et appliquée, envisagée dans ces aspects psycho-sociaux, cliniques et thérapeutiques ; intérêt pour la personnalité, la conduite, les besoins et les difficultés des enfants.

Culture.

Connaissance de la grande littérature, laquelle insiste sur les aspects « molaires » de la conduite et ouvre à la compréhension des êtres humains.

Expérience de contacts humains variés, participation active à la vie d’un groupe ; le fait d’avoir assumé des responsabilités dans ce groupe constitue une indication dont la portée est à préciser dans chaque cas.

Aptitude au travail.

Il est souhaitable que le psychologue possède des aptitudes (438)intellectuelles à la fois élevées et variées, (aptitudes à penser l’abstrait et le concret, compréhension, esprit critique, imagination, souplesse d’esprit).

Il faut que le psychologue soit travailleur, patient et persévérant, qu’il ait de l’ordre et de la méthode, qu’il puisse faire face à des tâches multiples dont les alternances impliquent de continuels réajustements.

Le travail psychologique et psychothérapique étant souvent un travail d’équipe, l’adaptation aux tâches psychologiques requiert l’aptitude à coopérer.

Attitude par rapport à autrui.

Il est désirable que le conseiller d’enfants soit « sympathique ». Cette caractéristique a sa condition la plus certaine dans son attitude par rapport à autrui : l’efficacité de celle-ci n’est pas seulement une question de moralité, ou, plus exactement, la moralité à sa condition dans la maturité affective dont le sens de la valeur d’autrui est le critère le plus certain. Au sens de la valeur d’autrui se rattachent divers traits personnels : respect de la personne et des intérêts d’autrui, tolérance, absence de prétention et de dogmatisme, tact, discrétion, patience, bonté, aptitude à prendre une « attitude thérapeutique » et à créer une ambiance rassurante, naturel, simplicité, réserve.

La compréhension intellectuelle d’autrui requiert une intention sans tension excessive, mais sans défaillance, alternant entre l’ensemble et le détail, se défiant des schémas tout faits et sensible à la complexité des motivations. Il n’existe aucune raison de postuler une intuition divinatoire ; l’intuition et la pénétration psychologique exige des données et un recours informulé à l’expérience acquise ; un psychologue ni un devin ni un voyant.

Attitude par rapport à soi-même.

On entend souvent faire la remarque qu’il y a dans les cercles psychologiques et psychothérapiques ne lui est pas propre : une bourrés de difficultés personnelles et à l’affût de tout ce qui peut les en affranchir ou les leur dissimulés (sic).

Certes, l’expérience personnelle des difficultés de la vie dans les rapports avec autrui et avec soi-même rend plus pressant le besoin de s’adapter et fournit une motivation émotionnelle à la curiosité et à l’action psychologiques.

Mais cette intervention du conflit personnel dans la vocation psychologiques et psychanalytiques, beaucoup de déséquilibrés, vocation n’est pas seulement une tentative de « se réaliser soi-même » ; en optant pour certaines valeurs et certaines activités, (439)toute vocation prononcée a aussi pour fonction de résoudre des problèmes personnels.

Le conflit est un caractère essentiel de la vie et plus encore de la vie humaine. Il n’est anormal que lorsqu’il devient une norme, une habitude pérennisée ; c’est alors une contre-indication formelle au métier de psychologue, sauf intervention d’une psychanalyse efficace. Au contraire, le succès d’une psychanalyse, ou l’orientation spontanée d’un candidat vers un dépassement normatif de ses difficultés personnelles, permettant d’augurer favorablement de son aptitude à voir et à traiter objectivement les problèmes psychologiques des autres.

Ainsi une bonne adaptation, c’est-à-dire un minimum de souffrance psychique, la capacité d’être heureux, l’efficience et la réussite sont des présomptions favorables à l’aptitude à la psychologie et à la psychothérapie.

C’est autour du contrôle de soi que l’on peut grouper les caractéristiques à rechercher : stabilité affective, tolérance à la tension excluant la fréquence et l’intensité de l’anxiété, aptitude à se détendre et à « jouer », modération des perturbations émotionnelles sans que cette modération aille jusqu’à la frigidité affective, acceptation ou refus raisonnés des responsabilités, connaissance de soi, autocritique, sens de l’humour excluant tout « esprit de lourdeur ».

On peut résumer l’ensemble de ces traits personnels (intérêts, culture, attitude au travail, attitude vis-à-vis d’autrui, attitude par rapport à soi-même) dans la notion d’objectivité, entendue non comme caractéristique logique du jugement, mais comme attitude vitale, ou dans la notion psychanalytique d’objectalité. Il faut que le psychologue soit suffisamment affranchi de sa subjectivité et de l’égocentrisme initial pour accéder à la reconnaissance de la valeur d’autrui et des valeurs « communes », en particulier de la vérité. Si l’on fait état de connaissances psychanalytiques relatives au développement et à la socialisation de la personne, il est donc souhaitable que le Conseiller d’enfants présente au maximum les indices de maturité ou de maturation caractéristiques de son âge.

5.– Il est aisé, en retournant ce qui a été dit, d’établir une liste détaillée des contre-indications. On aperçoit facilement les difficultés qu’introduiraient dans l’action du Conseiller d’enfant le dogmatisme sous toutes ses formes, la pauvreté de l’expérience humaine et des contacts sociaux, la méconnaissance de la valeur d’autrui et la tendance à traiter autrui comme matériel à manipuler, la chronicité de la souffrance psychique et des désordres de (440)la conduite, les conflits graves et apparemment insolubles, indices d’attitudes égocentriques et d’immaturité personnelle.

III. – FORMATION DES CONSEILLERS D’ENFANTS.

 

La formation des Conseillers d’Enfants comprend un enseignement théorique et un enseignement pratique :

 

Enseignement théorique

1.– L’enseignement théorique devrait porter sur les matières suivantes :

Biologie générale et biologie humaine, spécialement biologie de l’enfance et de l’adolescence ;

Maladies des enfants ;

Psychologie sociale : l’entourage ; le groupe ; la famille ; l’école ; groupes professionnels, religieux, politiques ;

Psychologie individuelle, dynamique de la conduite et de la personnalité.

Développement psychique de l’enfant et de l’adolescent.

Neuropsychiatrie infantile ; inadaptation ; santé et maladie. Désordres de la conduite symptomatique de processus organiques. Psychose. Névrose. Infirmités sensorielles, motrices et viscérales. Déficits moteurs. Déficits du langage. Arriération mentale ou intellectuelle. Troubles de la personnalité et du caractère. Comportements pervers. Délinquance.

Techniques de diagnostic, en particulier méthode clinique et emploi de tests ; tests standards et tests de personnalité ; le jeu.

Techniques psychothérapiques. La psychanalyse. Interprétation psychanalytique des diverses psychothérapies.

Orientation scolaire et professionnelle.

Pédagogie. Doctrines et techniques de la pédagogie contemporaine.

 

2. – Une grande partie de ces matières est enseignée à l’Institut de Psychologie et à la Faculté des Lettres de l’Université de Paris, dont les candidats suivront les cours. Les candidats titulaires de la licence de psychologie en seront dispensés.

 

3. – Il sera nécessaire d’organiser les enseignements suivants, qui n’existent pas ou sont insuffisamment développés :

a) Biologie (6 heures)

b) Maladies des enfants (6 heures)

c) Psychopathologie infantile (12 heures)

d) Techniques psychothérapiques (12 heures)

 

(441)B. – Enseignement pratique.

4.– L’enseignement pratique comprendra divers stages dans des centres de diagnostic, d’observation, de traitement et de rééducation.

– L’enseignement technique comprendra :

L’entraînement à l’examen et au diagnostic psychologiques.

Les démonstrations psychothérapiques.

La pratique psychothérapique.

La rédaction d’observations cliniques et thérapeutiques.

L’exposé et la discussion de cures, soit en tête à tête avec un psychanalyste, soit en séminaire de contrôle.

IV – EXAMEN ET ATTRIBUTION DU TITRE

 

Après deux années d’études, les candidats sont admis à se présenter à l’examen.

La Commission d’Examen est désignée par la Société et comprendra notamment le psychanalyste ou les psychanalystes qui ont contrôlé le travail psychothérapique du candidat.

La Commission prend connaissance du dossier du candidat, composé des données recueillies lors de l’examen de sélection, de travaux personnels du candidat, des appréciations de ses chefs.

L’examen comprend en outre un entretien avec le candidat, la discussion de ses observations cliniques et thérapeutiques.

Après délibération, ce candidat est habilité, ajourné, ou éliminé définitivement.

 

1957 CURRICULUM PRÉSENTÉ POUR UNE CANDIDATURE À UNE DIRECTION DE : PSYCHANALYSE À L’ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES.

 

Ce texte fut publié dans le Bulletin de l’Association Freudienne n° 40 pages 5 à 8 qui mentionne avoir conservé la présentation de ce curriculum dactylographié. La présentation est ici aussi respectée. 1957-00-00 :

 

Jacques Lacan, né le 13 avril 1901 à Paris, depuis sa thèse de doctorat en médecine : La psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité (1932 – Le François 381 pages), s’est consacré toujours plus avant à la psychanalyse, pour que l’actualité l’amène à s’affronter aux deux problèmes cruciaux de son avenir, soit ceux : d’une mise en forme correcte de son expérience et d’une formation réelle de ses praticiens.

 

I. Conduit à la psychanalyse, Jacques Lacan l’a été par une formation achevée de neurologue et de psychiatre, comme en témoigne le gradus médical régulier qui fut le sien, de l’externat des hôpitaux de Paris, à l’internat des hôpitaux psychiatriques et au clinicat des maladies mentales et de l’encéphale, et divers travaux de neurologie (sur le syndrome de Parinaud avec le Professeur Alajouanine) et de psychiatrie (sur la schizophasie et le problème de la paranoïa avec le Professeur Claude).

Un recours parallèle à plusieurs disciplines qui le firent successivement élève des professeurs Caullery à la faculté des sciences, Étienne Gilson et Léon Robin à la faculté des lettres, complètent ses études.

Dès 1928 l’ordre de sa participation au groupe : l’Évolution Psychiatrique où s’affirme entre les deux guerres le mouvement de rénovation de la psychiatrie classique, annonce sa position présente. Les problèmes posés dans sa thèse, ceux-là mêmes qui la firent remarquer au-delà des milieux médicaux pour introduire la position nouvelle alors d’un structuralisme en psychopathologie, sont à l’origine de l’intérêt par où la psychanalyse devait le fixer.

 

II. La formation psychanalytique – Après 6 ans d’initiation régulière et de travaux personnels, il se fait habiliter par le groupe alors institué, au titulariat où se sanctionne communément la maîtrise de cette technique (1938).

Traduit Freud. Collabore à la Revue Le Minotaure (1933). En 1936 (Congrès international de Marienbad) il pose sous le nom de Stade du miroir un élément, reconnu depuis, de son apport doctrinal. Amorce sa confrontation de Freud à Hegel.

C’est l’époque de sa collaboration à l’Encyclopédie Française, mémorable par le tour personnel que Monsieur Lucien Febvre s’entend à lui donner. Sa contribution en demeure au tome VIII sur : La Famille et : Les complexes familiaux en Pathologie.

 

III. Dispersion et regroupement de la psychanalyse en France – La guerre mobilise le Docteur J. Lacan au Val-de-Grâce. Démobilisé en 1940, il ne pourra qu’élaborer son expérience sans relation avec le groupe dispersé et décimé, continuant sa consultation au service de la Clinique de la Faculté à Sainte-Anne, voire complétant aux Langues Orientales (M. le Professeur Demiéville) une information linguistique dont on verra quelle est pour lui l’exigence.

Après la guerre, des années sont nécessaires au rétablissement d’une communauté de travail entre une génération que ne lie plus à Freud que des rapports anecdotiques, et une autre d’expérience encore novice, de formation expédiée. Une demande immense se manifeste alors dans le milieu des jeunes psychiatres, qu’il faut filtrer d’abord, puis conduire sur le plan de l’action quotidienne et concrète. Ce travail déféré à une Commission dite d’enseignement, dont J. Lacan est un des membres, prévaut pour lui sur tout autre durant un temps. Il fournit cependant presque chaque année un rapport dans les divers Congrès nationaux et internationaux où le Groupe s’intéresse. Tels sont :

– L’agressivité en psychanalyse, au Congrès de Bruxelles – 1948 (Revue Franç. de Psychanalyse, juillet – septembre 48).

– Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je dans l’expérience psychanalytique, au Congrès de Zurich – 1949. (Revue Franç. de Psychanalyse, octobre – décembre 1949).

– Psychanalyse et criminologie, à la Réunion des psychanalystes de langue française, de 1950 (R.F.P. janvier – mars 51).

Pendant ces années l’effort de clarification qu’il poursuit en de nombreuses communications et interventions au sein de la Société psychanalytique de Paris[1] reste encore subordonné aux besoins de la réanimation du groupe.

En 1953, c’est ce groupe réanimé qui l’attend au rendez-vous du rapport qui lui a été confié « sur la fonction et le champ de la parole et du langage en psychanalyse », pour un congrès à Rome.

Cependant depuis 1951 il tient pour la formation des analystes un séminaire critique fondé sur la discipline du commentaire, appliquée aux textes de Freud.

 

IV. La Société française de psychanalyse – En 1953, après un an de débats sur les principes de la fondation d’un Institut dit de psychanalyse, les membres du groupe habilités à un enseignement : le Professeur Daniel Lagache, le Professeur Juliette Favez-Boutonier et le Dr Jacques Lacan avec eux, avaient fondé une nouvelle Société dite Société Française de Psychanalyse, pour répondre aux problèmes de la formation des psychanalystes et de l’enseignement de la psychanalyse.

Ce fut devant cette Société que le rapport sur le langage et la parole vint à sa date prévue, septembre 1953, au lieu fixé, à Rome mais au départ d’une nouvelle organisation. On en trouvera le texte et la discussion dans la publication périodique : La Psychanalyse[2]organe de la Société Française, dont le premier numéro, dirigé par Jacques Lacan (aux P.U.F.) contient en outre l’indication des initiatives des deux premières années du nouvel enseignement.

Leur seul programme manifeste le principe de soumettre la psychanalyse aux lois du dialogue scientifique, fondement de toute critique expérimentale, et particulièrement au contrôle des sciences humaines où elle a sa place marquée.

Des confrontations sans précédent dans l’histoire de la psychanalyse se succèdent dont les noms de Mrs. Koyré, Jean Hyppolite, Maurice Merleau-Ponty, Claude Lévi-Strauss, Marcel Griaule, Émile Benveniste, marquant les étapes, indiquent assez l’authenticité. Les relations doivent aussi être mentionnées qui ont été permises avec des groupes étrangers, celui de l’anthropologie criminologique en Belgique avec M. le Professeur Étienne De Greef, ou celui, si caractérisé par son effort de synthèse, de l’école suisse, avec le Professeur Médard Boss. Pour finir par le dernier, non le moindre des effets par où un tel changement d’esprit se fait connaître : l’intérêt qu’a voulu marquer en rupture avec une réserve jusque là trop fondée, pour une psychanalyse reprise en ces principes, le Professeur Martin Heidegger, en collaborant à la publication plus haut citée comme un manifeste de l’enseignement du Docteur Jacques Lacan sur la Parole et le Langage.

 

V. Programme d’enseignement – Notre dessein est qu’une discipline tolérée malgré ses écarts apparents des normes de la communication scientifique, prenne droit de cité et du même coup rang de contrôle dans les sciences.

Au cours d’un séminaire qui est déjà dans sa sixième année, et auquel depuis quatre ans le Professeur Jean Delay a donné abri de son service à Sainte Anne[3], le Dr. J. Lacan développe – doctrine et exercice – les principes implicites à une pratique qui, faute de les dégager, s’obscurcit, non sans effets délétères.

À cette fin il remet en examen, pour en montrer la portée, le fait du déterminisme symbolique, nœud véritable de la découverte freudienne : soit ce fait que le symptôme, au sens analytique de ce terme, ne soit pas un indice, mais le signifiant où converge une ou plusieurs chaînes de significations inconscientes, significations où l’histoire même du sujet se représente. Car c’est là le point nodal dont l’orientation mentale habituelle aux praticiens les fait se détourner aujourd’hui pour recourir à un mythe de remodelage du moi du sujet, dont la fonction qu’on y donne au moi de l’analyste, qu’elle soit de maturation instinctuelle ou d’impression normativante, est heureusement de pure fiction.

C’est en effet d’histoire au sens plein du terme, soit avec tout ce que le fait historique comporte d’historisation déjà dans son événement, qu’il s’agit dans les épisodes constituants d’une quelconque des déterminations que Freud démontre pour analysables. De même que tout ce qu’il nous décrit de la structure des symptômes, ne peut même pas être abordé hors d’une référence fondamentale à la distinction du signifiant et du signifié, telle que la linguistique la promeut.

La restauration de ces perspectives et leur mise en exercice, structurant la conduite même de la cure, inséparable de sa conception, en rectifie, avec les avenues humaines, les issues authentiques : ce que confirme l’expérience contrôlée des élèves en formation.

 

Il en ressort la requête d’un enseignement spécialisé :

1. qui se propose la mise à l’épreuve concrète, dans ce champ de l’expérience, des inférences qu’on peut tirer d’une notion de la remémoration qui se définisse comme distincte de la réminiscence, soit : comme fonction de la symbolisation itérative par quoi l’être parlant, c’est-à-dire intersubjectif, se structure en chaînes de signifiants, discontinues comme telles,

2. qui se donne pour objet l’étude in vivo de la distinction du signifiant et du signifié : seule à portée d’articuler correctement les conjonctions du symbolique et de l’imaginaire, dont l’ambiguïté maintenue dans l’analyse y ruine l’interprétation,

3. qui dégage enfin la contribution peut-être unique que la psychanalyse peut apporter à une théorie de la communication qui ne soit pas « stérilisée » mais intégrale, nous entendons qui ne néglige pas même dans son schéma fondamental, la rétroaction sur l’émetteur de l’acte de la parole, non plus que sa visée au-delà du récepteur.

Telles sont les lignes indicatives des recherches où une doctrine doit trouver son contrôle.

On voit que la psychanalyse s’y ouvre à des liaisons avec l’histoire, la linguistique, voire la formalisation mathématique, et avec la sociologie au sens le plus large, dont on attend des effets féconds, peut-être réciproques.

Pour le présent le promoteur de ce programme entend que le jeune praticien trouve en des collaborations concrètes cet élargissement de sa formation, qui seul peut lui permettre de la centrer sur son objet.

C’est dire assez ce que représenterait l’accession de la psychanalyse à un collège coordonnant les sciences humaines : pour un mouvement plein de promesses en ses exigences actuelles, la date inaugurale de la mise en œuvre des unes et des autres.

*

 

Seront déposés au centre de la rue de Varenne :

– une bibliographie de l’auteur,

– un exemplaire de sa thèse (v. p. 1) et les deux volumes parus de la revue :

La psychanalyse, contenant :

le premier, le Rapport de Rome de 1953. Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse, vide supra p. 5

le second, le Séminaire sur la Lettre volée (26 avril 55)

– une série de tirages de ses travaux,

nommément :

– Les articles sur : La Famille – et les Complexes familiaux en pathologie – de 1938, dans le tome VIII de l’Encyclopédie française. 8. 40 – 3. 16. et 8. 42 – 1. 8. – un exemplaire –

– Le discours sur la causalité psychique – du 28 septembre 46 paru dans les entretiens de Bonneval, Desclées de Brouwer, éditeur.

– Les 3 rapports cités à la page 3 de ce curriculum, chacun en trois exemplaires.

– Some Reflections on the Ego, in : the International Journal of Psycho-analysis, vol. XXXIV 1953. par I – 7 pages.

– Les Variantes de la cure-type – article de fév. 1955 du tome Psychiatrie de l’Encyclopédie Médico-Chirurgicale 37812 C 10. 11 pages. – un exemplaire –

– La chose freudienne au sens du retour à Freud en psychanalyse. Conférence prononcée à la Clinique de Vienne le 17 nov. 1955 – extrait de l’Évol. psychiatrique 56. I. – trois exemplaires –

– Le numéro spécial des Études philosophiques 15 février, commémorant la naissance de Freud, auquel l’auteur a apporté ses collaborateurs et un article sur : Situation de la psychanalyse et formation du psychanalyste en 1956 dont on déposera trois tirages aussitôt qu’obtenus.

 

 

 


[1]. Nous n’en ferons pas ici le catalogue. La dernière de cette époque prononcée en juillet 1953, s’intitulait : La psychanalyse, dialectique ?

Mentionnons pourtant pour le dehors une série de conférences qui se succédèrent durant des années à Paris, à Londres, à Oxford. Les principales eurent lieu au Collège philosophique dirigé par M. Jean Wahl, ramenant l’attention d’un public plus large vers le même problème, sous les titres de :

1947 – L’identification (3 conférences).

1948 – Réalité du champ de la psychanalyse.

Le conflit individuel et sa médiation sociale dans l’expérience psychanalytique. (2 conférences).

1951 – La fin du « moi »

1952 – La psychanalyse est-elle une psychologie ?

1953 – Le mythe individuel du névrosé ou « Poésie et Vérité » dans la névrose.

1954 – La découverte freudienne et les formes doctrinales de sa méconnaissance.

[2]. Rapport de Rome. Fonction et champ de la parole et du langage. 26-27 sept. 1953 – in La psychanalyse vol. 1, pages 81-166 et les Actes du Congrès contenant la présentation et la discussion de ce rapport pp.199-255.

[3]. Ce séminaire a lieu tous les mercredis à midi quinze au grand amphithéâtre de la Clinique de la Faculté de novembre à juillet.

Ses programmes furent les suivants :

– Années 1953-1954 : De la technique psychanalytique.

– Années 1954-1955 : Le moi dans la théorie freudienne et dans la technique psychanalytique.

– Années 1955-1956 : Les structures freudiennes dans les psychoses.

– Années 1956-1957 : La relation d’objet et les structures freudiennes.

 

 

 

1961 LACAN hommage à Merleau-Ponty

Cet hommage à M. Merleau-Ponty fut publié dans un numéro spécial 184/185 de la revue Les temps modernes (pp. 245-254).

1961-09/10-00 : Maurice Merleau-Ponty (7 p.)

(245)1.– On peut exhaler le cri qui nie que l’amitié puisse cesser de vivre. On ne peut dire la mort advenue sans meurtrir encore. J’y renonce, l’ayant tenté, pour malgré moi porter au-delà mon hommage.

Me recueillant pourtant au souvenir de ce que j’ai senti de l’homme en un moment pour lui de patience amère.

2.– Que faire d’autre que d’interroger le point que met l’heure soudaine à un discours où nous sommes tous entrés ?

Et son dernier article qu’on reproduit ici, titre : « l’Œil et l’Esprit[1] », – en parler d’où il est fait, si j’en crois le signe d’une tête propice, pour que je l’entende : de ma place.

3.– C’est bien la dominante et la sensible de l’œuvre entière qui donnent ici leur note. Si on la tient pour ce qu’elle est – d’un philosophe, au sens de ce qu’un choix qui à seize ans y aperçoit son avenir (il l’attesta), y nécessite de professionnel. C’est dire que le lien proprement universitaire couvre et retient son intention, même éprouvé impatiemment, même élargi jusqu’à la lutte publique.

4.– Ce n’est pas là pourtant ce qui insère cet article dans le sentiment, pointé deux fois en son exorde et en sa chute, d’un changement très actuel à devenir patent dans la science. Ce qu’il évoque comme vent de mode pour les registres de la communication, complaisance pour les versalités opérationnelles[2], n’est noté que comme apparence qui doit conduire à sa raison.

C’est la même à quoi nous tentons de contribuer du champ privilégié à la révéler qu’est le nôtre (la psychanalyse freudienne) : (246)la raison par quoi le signifiant s’avère premier en toute constitution d’un sujet.

5.– L’œil pris ici pour centre d’une révision du statut de l’esprit, comporte cependant toutes les résonances possibles de la tradition où la pensée reste engagée.

C’est ainsi que Maurice Merleau-Ponty, comme quiconque en cette voie, ne peut faire que de se référer une fois de plus à l’œil abstrait que suppose le concept cartésien de l’étendue, avec son corrélatif d’un sujet, module divin d’une perception universelle.

Faire la critique proprement phénoménologique de l’esthétique qui résulte de cette raréfaction de la foi faite à l’œil n’est pas pour nous ramener aux vertus de connaissance de la contemplation proposée à l’ascèse du nous par la théorie antique.

Ce n’est point non plus pour nous attarder au problème des illusions optiques et de savoir si le bâton rompu par la surface de l’eau dans le bassin, la lune plus grosse d’aborder l’horizon, nous montrent ou non la réalité : Alain dans son nuage de craie y suffit.

Disons-le parce que même Maurice Merleau-Ponty ne semble pas franchir ce pas : pourquoi ne pas entériner le fait que la théorie de la perception n’intéresse plus la structure de la réalité à quoi la science nous a fait accéder en physique. Rien de plus contestable, tant dans l’histoire de la science que dans son produit fini, que ce motif dont il se prend à autoriser sa recherche qu’issue de la perception, la construction scientifique y devrait toujours revenir. Bien plutôt tout nous montre-t-il que c’est en refusant les intuitions perçues du pondéral et de l’impetus que la dynamique galiléenne a annexé les cieux à la terre, mais au prix d’y introduire ce que nous touchons aujourd’hui dans l’expérience du cosmonaute : un corps qui peut s’ouvrir et se fermer sans peser en rien ni sur rien.

6.– La phénoménologie de la perception est donc bien autre chose qu’un codicille à une théorie de la connaissance dont les débris font l’attirail d’une psychologie précaire.

Elle n’est pas plus situable dans la visée, qui n’habite plus à présent que le logicisme, d’un savoir absolu.

Elle est ce qu’elle est : à savoir une collation d’expériences dont il faut lire l’ouvrage inaugural de Maurice Merleau-Ponty[3] (247)pour mesurer les recherches positives qui s’y sont accumulées, et leur stimulation pour la pensée, sinon la dérision où elles font paraître les bêtifications séculaires sur l’illusion d’Aristote, voire l’examen clinique moyen de l’ophtalmologiste.

Pour en faire saisir l’intérêt, choisissons un petit fait dans l’immense trame de covariances de même style qui sont commentées en cet ouvrage, celui par exemple à la page 360 de l’éclairage violent qui apparaît en manière de cône blanchâtre pour ce que le supporte un disque, à peine visible d’être noir et surtout d’être le seul objet qui l’arrête. Il suffit d’y interposer un petit carré de papier blanc pour qu’aussitôt l’aspect laiteux s’en dissipe et que se détache comme distinct d’être éclairé en son contraste le disque noir.

Mille autres faits sont de nature à nous imposer la question de ce qui règle les mutations souvent saisissantes que nous observons par l’addition d’un élément nouveau dans l’équilibre de ces facteurs expérimentalement distingués que sont l’éclairage, les conditions fonds-forme de l’objet, notre savoir à son endroit, et tiers élément, ici le vif, une pluralité de gradations que le terme de couleur est insuffisant à désigner, puisqu’outre la constance qui tend à rétablir dans certaines conditions une identité, perçue avec la gamme dénommable sous des longueurs d’onde différentes, il y a les effets conjugués de reflet, de rayonnement, de transparence dont la corrélation n’est même pas entièrement réductible de la trouvaille d’art à l’artifice de laboratoire. Comme il s’éprouve de ce que le phénomène visuel de la couleur locale d’un objet n’a rien à faire avec celui de la plage colorée du spectre.

Qu’il nous suffise d’indiquer dans quelle direction le philosophe tente d’articuler ces faits, en tant qu’il est fondé à leur donner asile, soit en ceci au moins que tout un art de création humaine s’y rattache que la réalité physicienne réfute d’autant moins qu’elle s’en éloigne toujours plus, mais qu’il n’est pas dit pour autant que cet art n’a de valeur que d’agrément, et qu’il ne recèle pas quelque autre accès à un être, dès lors peut-être plus essentiel.

7.– Cette direction exigée vers ce qui ordonne les covariances phénoménalement définies de la perception, le philosophe de notre temps va la chercher, on le sait, dans la notion de la présence, ou pour mieux en traduire littéralement le terme (248)de l’allemand, de l’Être-là, à quoi il faut ajouter présence (ou Être-là)-dans-par-à-travers-un-corps. Position dite de l’existence, en tant qu’elle essaie de se saisir dans le moment d’avant la réflexion qui dans son expérience introduit sa distinction décisive d’avec le monde en l’éveillant à la conscience-de-soi.

Même restituée trop évidemment à partir de la réflexion redoublée que constitue la recherche phénoménologique, cette position se targuera de restaurer la pureté de cette présence à la racine du phénomène, dans ce qu’elle peut globalement anticiper de sa mouvance dans le monde. Car bien entendu des complexités homologues s’ajoutent du mouvement, du tact voire de l’audition, comment omettre du vertige, qui ne se juxtaposent pas mais se composent avec les phénomènes de la vision.

C’est cette présupposition qu’il y ait quelque part un lieu de l’unité, qui est bien faite pour suspendre notre assentiment. Non qu’il ne soit manifeste que ce lieu soit écarté de toute assignation physiologique, et que nous ne soyons satisfaits de suivre en son détail une subjectivité constituante là où elle se tisse fil à fil, mais non pas réduite à être son envers, avec ce qu’on appelle ici l’objectivité totale.

Ce qui nous étonne, c’est qu’on ne profite pas aussitôt de la structure si manifeste dans le phénomène, – et dont il faut rendre justice à Maurice Merleau-Ponty de n’y faire plus, au dernier point, de référence à aucune Gestalt naturaliste –, pour non y opposer, mais y accorder le sujet lui-même.

Qu’est-ce qui objecte à dire de l’exemple plus haut cité, – où l’éclairage est manifestement homologue du tonus musculaire dans les expériences sur la constance de la perception du poids, mais ne saurait masquer sa localité d’Autre –, que le sujet en tant qu’au premier temps il l’investit de sa consistance laiteuse, au second temps n’y est plus que refoulé. Et ce, par le fait du contraste objectivant du disque noir avec le carré blanc qui s’opère de l’entrée significative de la figure de ce dernier sur le fonds de l’autre. Mais le sujet qui là s’affirme en formes éclairées est le rejet de l’Autre qui s’incarnait en une opacité de lumière.

Mais où est le primum, et pourquoi préjuger de ce qu’il soit seulement un percipiens, quand ici se dessine que c’est son (249)élision qui rend au perceptum de la lumière elle-même sa transparence.

Pour tout dire, il nous semble que le « je pense » auquel on entend réduire la présence, ne cesse pas d’impliquer, à quelque indétermination qu’on l’oblige, tous les pouvoirs de la réflexion par quoi se confondent sujet et conscience, soit nommément le mirage que l’expérience psychanalytique met au principe de la méconnaissance du sujet et que nous-mêmes avons tenté de cerner dans le stade du miroir en l’y résumant.

Quoi qu’il en soit, nous avons revendiqué ailleurs, nommément sur le sujet de l’hallucination verbale[4], le privilège qui revient au perceptum du signifiant dans la conversion à opérer du rapport dupercipiens au sujet.

8. – La phénoménologie de la perception à vouloir se résoudre en la présence-par-le-corps, évite cette conversion, mais se condamne à la fois à déborder de son champ et à se rendre inaccessible une expérience qui lui est étrangère. C’est ce qu’illustrent les deux chapitres de l’ouvrage de Maurice Merleau-Ponty sur le corps comme être sexué[5] et sur le corps comme expression dans la parole[6].

Le premier ne le cède pas en séduction à la séduction à quoi l’on avoue y céder de l’analyse existentielle, d’une élégance fabuleuse, à quoi J.-P. Sartre se livre de la relation du désir[7]. De l’engluement de la conscience dans la chair à la quête dans l’autre d’un sujet impossible à saisir parce que le tenir en sa liberté, c’est l’éteindre, de cette levée pathétique d’un gibier qui se dissipe avec le coup, qui ne le traverse même pas, du plaisir, ce n’est pas seulement l’accident mais l’issue qui impose à l’auteur son virage, en son redoublement d’impasse, dans un sadisme, qui n’a plus d’autre échappatoire que masochiste.

Maurice Merleau-Ponty, pour en inverser le mouvement, semble en éviter la déviation fatale, en y décrivant le procès d’une révélation directe du corps au corps. Elle ne tient à vrai dire que de l’évocation d’une situation pensée ailleurs comme humiliante, laquelle comme pensée de la situation supplée (250)au tiers, que l’analyse a montré être inhérent dans l’inconscient à la situation amoureuse.

Disons que ce n’est pas pour rendre plus valable pour un freudien la reconstruction de Sartre. Sa critique nécessiterait une précision, même pas encore bien reconnue dans la psychanalyse, de la fonction du fantasme. Nulle restitution imaginaire des effets de la cruauté ne peut y suppléer, et il n’est pas vrai que la voie vers la satisfaction normale du désir se retrouve de l’échec inhérent à la préparation du supplice[8]. Sa description inadéquate du sadisme comme structure inconsciente, ne l’est pas moins du mythe sadianiste. Car son passage par la réduction du corps de l’autre à l’obscène se heurte au paradoxe, bien autrement énigmatique à le voir rayonner dans Sade, et combien plus suggestif dans le registre existentiel, de la beauté comme insensible à l’outrage[9]. L’accès érotologique pourrait donc être ici meilleur, même hors de toute expérience de l’inconscient.

Mais il est clair que rien dans la phénoménologie de l’extrapolation perceptive, si loin qu’on l’articule dans la poussée obscure ou lucide du corps, ne peut rendre compte ni du privilège du fétiche dans une expérience séculaire, ni du complexe de castration dans la découverte freudienne. Les deux se conjurent pourtant pour nous sommer de faire face à la fonction de signifiant de l’organe toujours signalé comme tel par son occultation dans le simulacre humain, – et l’incidence qui résulte du phallus en cette fonction dans l’accès au désir tant de la femme que de l’homme, pour être maintenant vulgarisée, ne peut pas être négligée comme déviant ce qu’on peut bien appeler en effet l’être sexué du corps.

9.– Si le signifiant de l’être sexué peut être ainsi méconnu dans le phénomène, c’est pour sa position doublement celée dans le fantasme, soit de ne s’indiquer que là où il n’agit pas et de n’agir que de son manque. C’est en quoi la psychanalyse doit faire sa preuve d’un avancement dans l’accès au signifiant, et tel qu’il puisse revenir sur sa phénoménologie même.

On excusera mon audace du mode dont j’appellerai ici à (251)en témoigner le second article mentionné de Maurice Merleau-Ponty sur le corps comme expression dans la parole.

Car ceux qui me suivent reconnaîtront, combien mieux filée, la même thématique dont je les entretiens sur la primauté du signifiant dans l’effet de signifier. Et je me remémore l’appui que j’ai pu y trouver aux primes vacances d’après la guerre, quand mûrissait mon embarras d’avoir à ranimer dans un groupe épars encore une communication jusque-là réduite au point d’être à peu près analphabète, freudiennement parlant cela s’entend, de ce que le pli s’y conservât des alibis à l’usage d’habiller une praxis sans certitude de soi.

Mais ceux-là qui retrouveront leurs aises en ce discours sur la parole (et fût-ce à y réserver ce qui y rapproche un peu trop discours nouveau et parole pleine), n’en sauront pas moins que je dis autre chose, et nommément :

– que ce n’est pas la pensée, mais le sujet, que je subordonne au signifiant,

– et que c’est l’inconscient dont je démontre le statut quand je m’emploie à y faire concevoir le sujet comme rejeté de la chaîne signifiante, qui du même coup se constitue comme refoulé primordial.

Dès lors ils ne pourront consentir à la double référence à des idéalités, aussi bien incompatibles entre elles, par quoi ici la fonction du signifiant converge vers la nomination, et son matériel vers un geste où se spécifierait une signification essentielle.

Geste introuvable, et dont celui qui porte ici sa parole à la dignité de paradigme de son discours, eût su avouer qu’il n’offrait rien de tel à percevoir à son audience.

Ne savait-il pas au reste qu’il n’est qu’un geste, connu depuis saint Augustin, qui réponde à la nomination : celui de l’index qui montre, mais qu’à lui seul ce geste ne suffit pas même à désigner ce qu’on nomme dans l’objet indiqué.

Et si c’était la geste que je voudrais mimer, du rejet par exemple, pour y inaugurer le signifiant : jeter, n’implique-t-elle pas déjà l’essence vraie du signifiant dans la syntaxe instaurant en série les objets à soumettre au jeu du jet.

Car au-delà de ce jeu, ce qu’articule, oui, seulement là mon (252)geste, c’est le je évanouissant du sujet de la véritable énonciation. Il suffit en effet que le jeu se réitère pour constituer ce je qui, de le répéter, dit ce je qui s’y fait. Mais ce je ne sait pas qu’il le dit, rejeté qu’il est comme en arrière, par le geste, dans l’être que le jet substitue à l’objet qu’il rejette. Ainsi je qui dis ne peut être qu’inconscient de ce que je fais, quand je ne sais pas ce que faisant je dis.

Mais si le signifiant est exigé comme syntaxe d’avant le sujet pour l’avènement de ce sujet non pas seulement en tant qu’il parle mais en ce qu’il dit, des effets sont possibles de métaphore et de métonymie non seulement sans ce sujet, mais sa présence même s’y constituant du signifiant plus que du corps, comme après tout l’on pourrait dire qu’elle fait dans le discours de Maurice Merleau-Ponty lui-même, et littéralement.

De tels effets sont, je l’enseigne, les effets de l’inconscient, y trouvant après coup, de la rigueur qui en revient sur la structure du langage, confirmation du bien-fondé de les en avoir extraits.

10.– Ici mon hommage retrouve l’article sur l’Œil et l’Esprit, qui, d’interroger la peinture, ramène la vraie question de la phénoménologie, tacite au-delà des éléments que son expérience articule.

Car l’usage d’irréel de ces éléments dans un tel art (dont notons au passage que pour la vision il les a manifestement discernés plutôt que la science) n’exclut pas du tout leur fonction de vérité, dès lors que la réalité, celle des tables de la science, n’a plus besoin de s’assurer des météores.

C’est en quoi la fin d’illusion que se propose le plus artificieux des arts, n’a pas à être répudiée, même dans ses œuvres dites abstraites, au nom du malentendu que l’éthique de l’antiquité a nourri sous cette imputation, de l’idéalité d’où elle partait dans le problème de la science.

L’illusion ici prend sa valeur de se conjuguer à la fonction de signifiant qu’on découvre à l’envers de son opération.

Toutes les difficultés que démontre la critique sur le point non seulement du comment fait, mais du ce que fait la peinture, laissent entrevoir que l’inconscience où semble subsister le peintre dans sa relation au ce que de son art, serait utile à rapporter comme forme professionnelle à la structure radicale (253)de l’inconscient que nous avons déduite de sa commune individuation.

Ici le philosophe qu’est Maurice Merleau-Ponty fait honte aux psychanalystes d’avoir délaissé ce qui peut ici apparaître d’essentiel à portée de se mieux résoudre.

Et là encore de la nature du signifiant, – puisque aussi bien il faut prendre acte de ce que, s’il y a progrès dans la recherche de Maurice Merleau-Ponty, la peinture intervient déjà dans la phénoménologie de la perception, entendons dans l’ouvrage, et justement en ce chapitre où nous avons repris la problématique de la fonction de la présence dans le langage.

11.– Ainsi sommes-nous invités à nous interroger sur ce qui relève du signifiant à s’articuler dans la tache, dans ces « petits bleus » et « petits marrons » dont Maurice Merleau-Ponty s’enchante sous la plume de Cézanne pour y trouver ce dont le peintre entendait faire sa peinture parlante.

Disons, sans pouvoir faire plus que de nous promettre ici de le commenter, que la vacillation marquée dans tout ce texte de l’objet à l’être, le pas donné à la visée de l’invisible, montrent assez que c’est ailleurs qu’au champ de la perception qu’ici Maurice Merleau-Ponty s’avance.

12.– On ne peut méconnaître que ce soit à intéresser le champ du désir que le terrain de l’art prenne ici cet effet. Sauf à ne pas entendre, comme c’est le cas le plus ordinairement des psychanalystes eux-mêmes, ce que Freud articule de la présence maintenue du désir dans la sublimation.

Comment s’égaler à la pesée subtile qui se poursuit ici d’un éros de l’œil, d’une corporalité de la lumière où ne s’évoquent plus que nostalgiquement leur théologique primauté ?

Pour l’organe, de son glissement presque imperceptible du sujet vers l’objet, faut-il pour rendre compte s’armer de l’insolence d’une bonne nouvelle qui, de ses paraboles déclarant les forger expressément pour qu’elles ne soient point entendues, nous traverse de cette vérité pourtant à prendre au pied de la lettre que l’œil est fait pour ne point voir ?

Avons-nous besoin du robot achevé de l’Ève future, pour voir le désir pâlir à son aspect non de ce qu’elle soit aveugle, comme on le croit, mais de ce qu’elle ne puisse pas ne pas tout voir ?

(254)Inversement ce dont l’artiste nous livre l’accès, c’est la place de ce qui ne saurait se voir : encore faudrait-il le nommer.

Quant à la lumière, nous souvenant du trait délicat dont Maurice Merleau-Ponty en modèle le phénomène en nous disant qu’elle nous conduit vers l’objet éclairé[10], nous y reconnaîtrons la matière éponyme à y tailler de sa création le monument.

Si je m’arrête à l’éthique implicite en cette création, négligeant donc ce qui l’achève en une œuvre engagée, ce sera pour donner un sens terminal à cette phrase, la dernière à nous en rester publiée, où elle paraît se désigner elle-même, à savoir que « si les créations ne sont pas un acquis, ce n’est pas seulement que, comme toutes choses elles passent, c’est aussi qu’elles ont presque toutes leur vie devant elles ».

Qu’ici mon deuil, du voile pris à la Pietà intolérable à qui le sort me force à rendre la cariatide d’un mortel, barre mon propos, fût brisé.

 

Jacques LACAN

 


[1]In Art de France, 1961, pp. 187-208. Reproduit ici p. 193.

[2]. Cf. ici.

[3]Phénoménologie de la perception, in-8, 531 pages, Gallimard, 1945.

[4]. In La Psychanalyse, vol. 4, pp. 1-5 et la suite. P.U.F.

[5]Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1945, pp. 180-202.

[6]Id., 202-232.

[7]In Sartre J.P. L’être et le néant, pp. 451-477.

[8]. Cf. livre cité, p. 475.

[9]. Lieu analysé dans mon séminaire sur l’Éthique de la psychanalyse, 1959-1960.

[10]. Cf. Phénoménologie de la perception, p. 357.

 

1967 LACAN Résumé du séminaire : « L’objet de la psychanalyse »

(2 p.) 1967-07-00 :

Annuaire 1966-1967 – documents rapports chronique – École pratique des hautes Études – Section de sciences Économiques et sociales pp 211-212

(211)Chargé de conférences : M. le docteur Jacques Lacan – Compte rendu d’enseignement.

 

Le séminaire de cette année s’est occupé, suivant sa ligne, de la fonction longtemps repérée dans l’expérience psychanalytique au titre de la relation dite d’objet.

On y professe qu’elle domine pour le sujet analysable sa relation au réel, et l’objet oral ou anal y sont promus, aux dépens d’autres, dont le statut pourtant manifeste, y demeure incertain.

C’est que si les premiers reposent directement sur la relation de la demande, bien propice à l’intervention corrective, les autres exigent une théorie plus complexe, puisque n’y peut être méconnue une division du sujet, impossible à réduire par les seuls efforts de la bonne intention : étant la division même dont se supporte le désir.

Ces autres objets, nommément le regard et la voix (si nous laissons à venir l’objet en jeu dans la castration), font corps avec cette division du sujet et en présentifient dans le champ même du perçu la partie élidée comme proprement libidinale. Comme tels, ils font reculer l’appréciation de la pratique, qu’intimide leur recouvrement par la relation spéculaire, avec les identifications du moi qu’on y veut respecter.

Ce rappel suffit à motiver que nous ayons insisté de préférence sur la pulsion scopique et sur son objet immanent : le regard.

Nous avons donné la topologie qui permet de rétablir la présence du percipiens lui-même dans le champ où il est pourtant perceptible, quand il ne l’est même que trop dans les effets de la pulsion (exhibition et voyeurisme).

Cette topologie qui s’inscrit dans la géométrie projective et les surfaces de l’analysis situs, n’est pas à prendre comme il en est des modèles optiques chez Freud, au rang de métaphore, mais bien pour représenter la structure elle-même. Elle rend compte de l’impureté du perceptum scopique, en retrouvant ce que nous avions cru pouvoir indiquer de la présence du percipiens, irrécusable de la marque qu’elle emporte du signifiant, quand elle se montre monnayée dans le phénomène jamais conçu de la voix psychotique.

(212)L’exigence absolue, en ces deux points, d’une théorie du désir nous reporte à la rectification des fléchissements de la pratique, à l’autocritique nécessaire de la position de l’analyste, qui va aux risques attachés à sa propre subjectivation, s’il veut répondre honnêtement fût-ce seulement à la demande.

 

Exposés d’élèves et travaux pratiques :

Exposé de M. le Docteur Green, sur : « L’objet a de M. Jacques Lacan ». exposé de MM. les Docteurs Conté et Melman, de Mme la doctoresse Irène Perrier-Roublef, etc., sur « Les travaux du Docteur Conrad Stein », lequel y répond.

Exposé de Mme la Doctoresse Thérèse Parisot, sur « Les travaux de M. Dragonetti (Louvain), sur Dante ». exposé de Mlle Muriel Drazien, sur « Plusieurs travaux de Jones ».

 

Exposés de conférenciers extérieurs :

Présence de M. Michel Foucault.

 

Activité scientifique du Chargé de conférences :

a) Congrès, conférences, missions scientifiques : six conférences prononcées en anglais sur la psychanalyse et le langage, respectivement à Columbia University (N.Y.), à Harvard University, à M.I.T., à l’Université de Detroit, à Ann Arbor (Michigan), à l’Université de Chicago, devant un public de médecins, de psychanalystes, de psychologues, de linguistes et de philosophes (maîtres et étudiants), 20 février-20 mars.

Conférence à la société de philosophie de Nancy : 23 avril.

b) Publication : parution des Écrits de Jacques Lacan, aux éditions du Seuil

c) Direction de l’École Freudienne de Paris.

 

 

1968  LACAN COMMENTE LA NAISSANCE DE « Scilicet »

dans un entretien avec R. Higgins paru dans Le Monde du 16 mars 1968.

1968-03-16 :      (2 p.)

Il y a un peu plus d’un an, le Docteur Jacques Lacan rassemblait dans « Écrits » les jalons essentiels de sa recherche sur la psychanalyse, centrée sur le retour à Freud. Il livrait à un public plus vaste un enseignement dispensé depuis dix-sept ans à l’hôpital Sainte-Anne, puis à l’École Normale Supérieure, qui pour n’être entendu que d’un petit nombre, n’en avait pas moins des échos au dehors. Lacan voulait précisément éviter que ce public ne connaisse cet enseignement que par voie « détournée ».

 

C’est un but différent et plus précis que poursuit aujourd’hui Jacques Lacan en faisant paraître aux éditions du Seuil une nouvelle revue : « Scilicet » [1]. Le titre s’accompagne d’une formule : « Tu peux savoir ce qu’en pense l’École Freudienne de Paris ». Le « tu » ainsi interpellé, c’est, explique Lacan dans l’introduction, le « bachelier », non pas tant celui du lycée, qui cependant « commence à vouloir du Lacan », que le « bachelor » anglais, c’est-à-dire « celui qui n’est pas encore marié »… et surtout pas marié à une société de psychanalyse.

 

C’est à celui-là que s’adresse Lacan après ce qu’il appelle à plusieurs reprises son « échec ». Échec auprès des sociétés de psychanalyse, qui restent sourdes, et résistent aux discours que leur propose l’École Freudienne de Paris.

 

À ce propos, Jacques Lacan nous a déclaré :

« Ce à quoi on résiste là, c’est au discours de Freud lui-même. Les sociétés de psychanalyse sont des bouchons au développement de la pensée analytique… Bien rares sont les surgeons créateurs, les nouveautés qui y sont apparues ; à force de traduire Freud pour le faire accepter, on finit par ne plus comprendre grand-chose à ce qu’il dit. Il est arrivé au psychanalyste ce qu’il peut constater tous les jours chez l’homme du divan : le plus clair de son discours lui échappe (c’est une résistance propre au discours psychanalytique car il est difficile à soutenir)…

« On assimile, poursuit Jacques Lacan, l’analyse à une thérapie. Alors que, Freud l’a dit, la psychanalyse est la science et pas seulement la thérapie. Sinon on est à celui qui guérit le mieux, et au bout d’un moment, à force d’agir dans le désir de faire le bien, c’est-à-dire de façon intempestive, on n’y comprendra plus rien. Nul enseignement ne parle de ce qu’est la psychanalyse. Ailleurs, et de façon avouée on ne se soucie que de ce qu’elle soit conforme ».

 

Le premier rôle de « Scilicet » sera donc de mettre à la portée de ces sociétés le travail qui se fait au sein de l’École Freudienne de Paris, dont Lacan est le chef de file, car « tout exclus qu’elles nous aient fait, elles n’en restent pas moins notre affaire. »

Pour Lacan, la panne de la recherche, la « déviation » qu’a subie la psychanalyse tiennent à la « hiérarchie » qui règne dans les sociétés de psychanalyse. Dans quatre articles qui ouvrent la revue, Lacan s’en prend à tout ce que celle-ci entraîne : À la suffisance, à la « bonté » du psychanalyste, à la théorie narcissique de la cure (alliance avec la partie saine du moi de l’analysé, identification au mal* de l’analyste posé comme terme de la cure, etc.).

À côté de ses critiques, Lacan multiplie les notations destinées à éviter selon lui le retour de semblables écueils au sein de son école, en particulier en repensant le problème de la formation des analystes.

La revue elle-même aura un autre rôle : elle permettra de lever l’embarras de déterminer qui pourra se déclarer ou non élève de Lacan. « Scilicet » n’est fermé à personne, mais quiconque n’y aura pas figuré ne saurait être reconnu pour être de mes « élèves ».

Ses élèves pourtant ne signent pas les articles qui constituent la deuxième partie de la revue. Leurs noms n’apparaîtront que sur une liste collective. S’inspirant de Bourbaki[2], Lacan a employé ce remède de cheval pour prévenir ce « narcissisme des petites différences », ce « bel esprit » qui contrarient le caractère scientifique que doit avoir une recherche. Du même coup doit apparaître la cohésion d’un véritable groupe de travail théorique.

Cette absence de signature aura ainsi l’avantage de permettre à certains analystes appartenant aux sociétés qui critiquent Lacan de pouvoir publier leurs travaux dans « Scilicet ». Lacan lui-même signera ses textes. C’est, vu son rôle doctrinaire, « afin de marquer la liberté de ses collaborateurs ».

 

R. Higgins.

 

 


[1] Revue paraissant trois fois par an. Le numéro 15 F. On relève dans le sommaire du premier numéro un article sur la « signification de la mort par suicide », un autre sur « l’hallucination ». (cf. la Revue des Revues, d’Yves Florenne, dans le Monde du 13 mars).

* Il s’agit d’une coquille : il faut lire « identification au moi de l’analyste ».

[2] Célèbre École de mathématiques dont les publications sont anonymes.

 

1967 LACAN LOGIQUE DU FANTASME NOTICE

Paru dans l’annuaire 1967-68 – Documents, rapports, chroniques – École pratique des hautes études – Section de sciences économiques et sociales pp. 189-194

Chargé de conférences : M. J. Lacan.

 

(189)Notre retour à Freud heurte chacun du vide central au champ qu’il instaure, et pas moins ceux qui en ont la pratique.

On serait chez eux soulagé d’en réduire le mot d’ordre à l’histoire de la pensée de Freud, opération classique en philosophie, voire à son vocabulaire. On tourne les termes nouveaux dont nous structurons un objet, à nourrir des tâches de libraire.

Pousser toujours plus loin le primat logique qui est au vrai de l’expérience, est rendre ce tour à la poussière qu’il soulève.

Ou je ne pense pas ou je ne suis pas, avancer en cette formule l’ergo retourné d’un nouveau cogito, impliquait un passez-muscade qu’il faut constater réussi.

C’est qu’il prenait ceux qu’il visait à la surprise d’y trouver la vertu de notre schéma de l’aliénation (1964), ici saillante aussitôt d’ouvrir le joint entre le ça et l’inconscient.

Une différence morganienne d’aspect, s’anime de ce qu’un (190)choix forcé la rende dissymétrique. Le « je ne pense pas » qui y fonde en effet le sujet dans l’option pour lui la moins pire, reste écorné du « suis » de l’intersection niée par sa formule. Le pas-je qui s’y suppose, n’est, d’être pas, pas sans être. C’est bien ça qui le désigne et d’un index qui est pointé vers le sujet par la grammaire.Ça, c’est l’ergot que porte le ne, nœud qui glisse au long de la phrase pour en assurer l’indicible métonymie.

Mais tout autre est le « pense » qui subsiste à complémenter le « je ne suis pas » dont l’affirmation est refoulée primairement. Car ce n’est qu’au prix d’être comme elle faux non-sens, qu’il peut agrandir son empire préservé des complicités de la conscience.

De l’équerre qui se dessine ainsi, les bras sont opération qui se dénomment : aliénation et vérité. Pour retrouver la diagonale qui rejoint ses extrémités, le transfert, il suffit de s’apercevoir que tout comme dans le cogito de Descartes, il ne s’agit ici que du sujet supposé savoir.

La psychanalyse postule que l’inconscient où le « je ne suis pas » du sujet a sa substance, est invocable du « je ne pense pas » en tant qu’il s’imagine maître de son être, c’est-à-dire ne pas être langage.

Mais il s’agit d’un groupe de Klein ou simplement du pont-aux-ânes scolastique, c’est dire qu’il y a un coin quart. Ce coin combine les résultats de chaque opération en représentant son essence dans son résidu. C’est dire qu’il renverse leur relation, ce qui se lit à les inscrire d’un passage d’une droite à une gauche qui s’y distinguent d’un accent.

Il faut en effet que s’y close le cycle par quoi l’impasse du sujet se consomme de révéler sa vérité.

Le manque à être qui constitue l’aliénation, s’installe à la réduire au désir, non pas qu’il soit ne pas penser (soyons spinozien ici), mais de ce qu’il en tienne la place par cette incarnation du sujet qui s’appelle la castration, et par l’organe du défaut qu’y devient le phallus. Tel est le vide si incommode à approcher.

Il est maniable d’être enveloppé du contenant qu’il crée. Retrouvant pour ce faire les chutes qui témoignent que le sujet n’est qu’effet de langage : nous les avons promues comme objets a. Quel qu’en soit le nombre et la façon qui les maçonne. reconnaissons-y pourquoi la notion de créature, de tenir au sujet* est préalable à toute fiction. On y a seulement méconnu le nihil même d’où procède la création, mais le Dasein inventé (191)pour couvrir ces mêmes objets peu catholiques, ne nous donne pas meilleure mine à leur regard.

C’est donc au vide qui les centre, que ces objets empruntent la fonction de cause où ils viennent pour le désir (métaphore par parenthèse qui ne peut plus être éludée à revoir la catégorie de la cause).

L’important est d’apercevoir qu’ils ne tiennent cette fonction dans le désir qu’à y être aperçus comme solidaires de cette refente (d’y être à la fois inégaux, et conjoignant à la disjoindre), de cette refente où le sujet s’apparaît être dyade, – soit prend le leurre de sa vérité même. C’est la structure du fantasme notée par nous de la parenthèse dont le contenu est à prononcer : S barré poinçon a.

Nous revoilà donc au nihil de l’impasse ainsi reproduite du sujet supposé savoir.

Pour en trouver le hile, avisons nous qu’il n’est possible de la reproduire que de ce qu’elle soit déjà répétition à se produire.

L’examen du groupe ne montre en effet jusqu’ici dans ses trois opérations que nous sommes : aliénation, vérité et transfert, rien qui permette de revenir à zéro à les redoubler : loi de Klein posant que la négation à se redoubler s’annule.

Bien loin de là, quand s’y opposent les trois formules dont la première dès longtemps frappée par nous s’énonce : il n’y a pas d’Autre de l’Autre, autrement dit pas de métalangage, dont la seconde renvoie à son inanité la question dont l’enthousiasme déjà dénonce qui fait scission de notre propos : que ne dit-il le vrai sur le vrai ?, dont la troisième donne la suite qui s’en annonce : il n’y a pas de transfert du transfert.

Le report sur un graphe des sens ainsi interdits est instructif ses convergences qu’il démontre spécifier chaque sommet d’un nombre.

Encore faut-il ne pas masquer que chacune de ces opérations est déjà le zéro produit de ce qui a inséré au réel ce qu’elle traite, à savoir ce temps propre au champ qu’elle analyse, celui que Freud a atteint à le dire être : répétition.

La prétérition qu’elle contient est bien autre chose que ce commandement du passé dont on la rend futile.

Elle est cet acte par quoi se fait, anachronique, l’immixtion de la différence apportée dans le signifiant. Ce qui fut, répété, diffère, devenant sujet à redite. Au regard de l’acte en tant qu’il est ce qui veut dire, tout passage à l’acte ne s’opère qu’à contresens. Il laisse à part l’acting out où ce qui dit n’est pas sujet, mais vérité.

(192)C’est à pousser cette exigence de l’acte, que le premier nous sommes correct à prononcer ce qui se soutient mal d’un énoncé à la légère, lui courant : le primat de l’acte sexuel.

Il s’articule de l’écart de deux formules. La première : il n’y a pas d’acte sexuel, sous entend : qui fasse le poids à affirmer dans le sujet la certitude de ce qu’il soit d’un sexe. La seconde : il n’y a que l’acte sexuel, implique : dont la pensée ait lieu de se défendre pour ce que le sujet s’y refend : cf. plus haut la structure du fantasme.

La bisexualité biologique est à laisser au legs de Fliess. Elle n’a rien à faire avec ce dont il s’agit : l’incommensurabilité de l’objet a à l’unité qu’implique la conjonction d’êtres du sexe opposé dans l’exigence subjective de son acte.

Nous avons employé le nombre d’or à démontrer qu’elle ne peut se résoudre qu’en manière de sublimation.

Répétition et hâte ayant déjà été par nous articulées au fondement d’un « temps logique », la sublimation les complète pour qu’un nouveau graphe, de leur rapport orienté, satisfasse en redoublant le précédent, à compléter le groupe de Klein, – pour autant que ses quatre sommets s’égalisent de rassembler autant de concours opérationnels. Encore ces graphes d’être deux, inscrivent-ils la distance du sujet supposé savoir à son insertion dans le réel.

Par là ils satisfont à la logique que nous nous sommes proposées, car elle suppose qu’il n’y a pas d’autre entrée pour le sujet dans le réel que le fantasme.

A partir de là le clinicien, celui qui témoigne que le discours de ses patients reprend le nôtre tous les jours, s’autorisera à donner place à quelques faits dont autrement on ne fait rien : le fait d’abord qu’un fantasme est une phrase, du modèle d’un enfant est battu, que Freud n’a pas légué aux chiens. Ou encore : que le fantasme, celui ci par exemple et d’un trait que Freud y souligne, se retrouve dans des structures de névrose très distinctes.

Il pourra alors ne pas rater la fonction du fantasme, comme on le fait à n’employer, sans la nommer, notre lecture de Freud qu’à s’attribuer l’intelligence de ses textes, pour mieux renier ce qu’ils requièrent.

Le fantasme, pour prendre les choses au niveau de l’interprétation y fait fonction de l’axiome, c’est-à-dire se distingue des lois de déduction variables qui spécifient dans chaque structure la réduction des symptômes, d’y figurer sous un mode constant. Le moindre ensemble, au sens mathématique du terme, en (193)apprend assez pour qu’un analyste à s’y exercer, y trouve sa graine.

Ainsi rendu au clavier logique, le fantasme ne lui fera que mieux sentir la place qu’il tient pour le sujet. C’est la même que le clavier logique désigne, et c’est la place du réel.

C’est dire qu’elle est loin du bargain névrotique qui a pris à ses formes de frustration, d’agression etc., la pensée psychanalytique au point de lui faire perdre les critères freudiens.

Car il se voit aux mises en acte du névrosé, que le fantasme, il ne l’approche qu’à la lorgnette, tout occupé qu’il est à sustenter le désir de l’Autre en le tenant de diverses façons en haleine. Le psychanalyste pourrait ne pas se faire son servant.

Ceci l’aiderait à en distinguer le pervers, affronté de beaucoup plus près à l’impasse de l’acte sexuel. Sujet autant que lui bien sûr, mais qui fait des rets du fantasme l’appareil de conduction par où il dérobe en court-circuit une jouissance dont le lieu de l’Autre ne le sépare pas moins.

Avec cette référence à la jouissance s’ouvre l’ontique seule avouable pour nous. Mais ce n’est pas rien qu’elle ne s’aborde même en pratique que par les ravinements qui s’y tracent du lieu de l’Autre.

Où nous avons pour la première fois appuyé que ce lieu de l’Autre n’est pas à prendre ailleurs que dans le corps, qu’il n’est pas intersubjectivité, mais cicatrices sur le corps tégumentaires, pédoncules à se brancher sur ses orifices pour y faire office de prises, artifices ancestraux et techniques qui le rongent.

Nous avons barré la route au quiproquo qui, prenant thème du masochisme, noie de sa bave le discours analytique et le désigne pour un prix haut-le-cœur.

La monstration du masochisme suffit à y révéler la forme la plus générale à abréger les vains essais où se perd l’acte sexuel, monstration d’autant plus facile qu’il procède à s’y doubler d’une ironique démonstration.

Tout ce qui élide un saillant de ses traits comme fait pervers, suffit à disqualifier sa référence de métaphore.

Nous pensons aider à réprimer cet abus en rappelant que le mot de couardise nous est fourni comme plus propre à épingler ce qu’il désigne dans le discours même des patients. Ils témoignent ainsi qu’ils perçoivent mieux que les docteurs, l’ambiguïté du rapport qui lie à l’Autre leur désir. Aussi bien le terme a-t-il ses lettres de noblesse d’être consigné par Freud dans ce qui de la bouche de l’homme aux rats, lui a paru digne d’être recueilli pour nous.

(194)Nous ne pouvons omettre le moment de fin d’une d’année où nous avons pu invoquer le nombre comme facteur de notre audience, pour y reconnaître ce qui suppléait à ce vide dont l’obstruction ailleurs, loin de nous céder, se réconforte à nous répondre.

Le réalisme logique (à entendre médiévalement), si impliqué dans la science qu’elle omet de le relever, notre peine le prouve. Cinq cents ans de nominalisme s’interpréteraient comme résistance et seraient dissipés si des conditions politiques ne rassemblaient encore ceux qui ne survivent qu’à professer que le signe n’est rien que représentation.

Pour plus de détails, indiquons que M. Jacques Nassif, élève de l’E.N.S., a résumé ces conférences pour les Lettres de l’École Freudienne. C’est l’organe intérieur d’un groupe qui avec nous l’en remercie.

 

Exposés d’élèves et travaux pratiques :

 

L’année s’est caractérisée vu l’ampleur de notre programme par l’absence de « séminaires fermés ». Néanmoins les exposés 1 et 3 de la rubrique suivante, pour concerner directement notre enseignement, peuvent être dits s’y inscrire.

 

– Exposés de conférenciers extérieurs :

31 novembre 1966, exposé de Jacques-Alain Miller ; 1er février 1967, exposé du Professeur Roman Jakobson ; 15 mars 1967, exposé du Docteur André Green.

 

– Activité scientifique du Chargé de conférences :

 

a) Enquêtes en cours : Direction de l’école freudienne de Paris.

 

b) Congrès, conférences, missions scientifiques : Congrès de Baltimore : 18, 21 octobre 1966 où le chargé de conférences est invité avec son élève le Dr Guy Rosolato (les langages critiques et les sciences de l’homme). Il y communique en anglais sous le titre : « Of structure as an inmixing of an Otherness prerequisite to any subject whatever ».

 

Publications : Novembre 1966 : publication des Écrits (au Seuil), recueil de trente années d’enseignement de la psychanalyse.

 


* Le texte original est « suje ».

 

1968 LACAN Introduction du Scilicet

au titre de la revue de l’École freudienne de Paris

(8 p.) 1968-01-00 :      

Paru dans Scilicet n° 1, Paris, Seuil, 1968, pp. 3-13.

 

(3)À QUI S’ADRESSE SCILICET ?

Scilicet : tu peux savoir, tel est le sens de ce titre. Tu peux savoir maintenant, que j’ai échoué dans un enseignement qui ne s’est adressé douze ans qu’à des psychanalystes, et qui de leur fait, depuis quatre ans, a rencontré ce à quoi, en décembre 1967 à l’École Normale Supérieure où je parle, j’ai fait hommage comme au nombre.

Dans l’un et l’autre de ces temps, j’ai échoué à rompre le mauvais charme qui s’exerce de l’ordre en vigueur dans les Sociétés psychanalytiques existantes, sur la pratique de la psychanalyse et sur sa production théorique, l’une de l’autre solidaires.

Cette revue est l’un des moyens dont j’attends de surmonter dans mon École, qui se distingue en son principe desdites Sociétés, l’obstacle qui m’a résisté ailleurs.

Scilicet : tu peux savoir ce qu’il en adviendra maintenant.

À qui ce tu s’adresse t-il pourtant ? N’es-tu rien que l’enjeu à situer dans un temps qui ne se dessine qu’à être l’origine d’une partie à quoi il n’aura manqué que d’être jouée ? Ce temps n’est rien, mais il te fait doublement perdue, Eurydice, toi qui subsistes comme enjeu.

Je dis que la psychanalyse ne joue pas le jeu avec toi, qu’elle ne prend pas en charge ce dont pourtant auprès de toi elle se réclame. C’est de ceci : que l’être qui pense (à ceci près qu’il l’est en tant qu’il ne le sait pas), que cet être, dis-je, n’est pas sans se penser comme question de son sexe : sexe (4)dont il fait bien partie de par son être puisqu’il s’y pose comme question.

Que ces effets soient maintenant irrépudiables, de ce que de leur révélation soit apparu le trait sauvage des expédients dont on y pare, qu’il soit probable que la sauvagerie s’en accroisse chaque jour à mesure du reniement de cette révélation, voilà ce dont la psychanalyse est directement responsable de faire défaut à dénoncer le défaut qui est au départ.

C’est ce qu’elle fait en le reportant au ratage d’un bien-être oral. Déviation à servir d’exemple pour le statut de l’idéologie, quand on sait de source observée la place de la digestion dans la morale professionnelle du psychanalyste.

Tu que je cherche, sache bien que j’ai ma part de rigolade.

C’est pourquoi je décide de t’appeler : bachelier, pour te rappeler ta place dans cet empire du pédantisme, devenu assez prévalent pour que ta chute même en ce monde ne te promette à rien de plus qu’à l’égout de la culture. N’espère pas y échapper, même à t’inscrire au Parti.

C’est ainsi que je suis moi-même alloué au baquet dit structuraliste et qu’un des plus distingués de mes tenants, m’a averti : « Vous êtes maintenant au niveau du bachelier » (autrement dit : il veut du Lacan).

Il reste ceci de préservé que ton nom cache bachelor. Du moins sache que je l’y suppose, n’étant pas de ces cuistres à qui le mot : franglais puisse évoquer autre chose que la langue anglaise elle-même : bachelor, c’est-à-dire pas encore marié.

De ce fait tu n’es pas obligé de soutenir de la révérence due aux mérites d’une personne, l’inconsidéré d’un parti pris dans la question en cause.

Maintenant laisse moi te présenter : Scilicet.

 

QUI S’ADRESSERA AU BACHELIER ?

 

Cette revue se fonde sur le principe du texte non signé, du moins pour quiconque y apportera un article en tant que psychanalyste.

Tel est le remède de cheval, le forcing, voire le forceps, dont (5)l’inspiration m’est venue comme seule propre à dénouer la contorsion par quoi en psychanalyse l’expérience se condamne à ne livrer passage à rien de ce qui pourrait la changer.

Le nœud étant de ce qu’il est de la nature de cette expérience que celui qui en rend compte à ses collègues ne puisse fixer d’autre horizon à sa littérature, que d’y faire bonne figure. Voici ce dont tu le délivres de faire rentrer ici le sérieux.

Ceci posé, il importe de distinguer le non-signé de l’anonymat. Car il peut inclure qu’à un délai près, que l’expérience réglera des étapes qu’elle engendre, les noms se déclarent d’une liste assumant l’ensemble de la publication.

Pour tout auteur sensible à l’air de poubelle dont notre époque affecte tout ce qui de cette rubrique n’est pas strictement scientifique, à ce qui justifie d’un flot montant le mot de poubellication que nous y avons lancé, c’est déjà là sauver la dignité à laquelle ont droit ceux que rien n’oblige à la perdre. S’il faut en passer, nous le disions à l’instant, par le tout-à-l’égout, qu’on y ait au moins les commodités du radeau.

Au point que tu pourrais, bachelier, te demander comment nous avons pu ne pas nous aviser plus tôt du prix pour nous d’une formule qui est déjà de bonne règle au meilleur champ de la critique.

Quelle vanité nous point-elle donc, je dis : nous les psychanalystes, pour que nul n’y ait vu la solution du problème permanent à suspendre notre plume, celui de la moindre allusion qui nous vienne à faire référence d’un cas ? Référence, on le sait, toujours à portée d’être dénonciatrice, de ce qu’elle ne soutienne un si commun détour qu’il ne prenne appui du trait le plus particulier.

Or ce qui fait obstacle ici n’est pas tant que le sujet s’y reconnaisse, plutôt que d’autres l’y repèrent par son psychanalyste.

Allons plus loin dans ce qui pèse pour nous causer un bien autre embarras. Cette pitoyable confusion dont témoigne le tout-venant de notre production théorique, la même qui des effets de l’ennui prévient sa nocivité, n’a de cause qu’un souci dont le tort est d’être déplacé.

N’étant pas Freud (Roi ne suis), ni Dieu merci ! hommes (6)de lettres (prince ne daigne), ce qui nous est permis d’originalité se limite au rogaton que nous en avons adopté d’enthousiasme (Rohan suis) de ce que Freud l’ait une fois dénommé. Cette fois nous l’avons compris : il l’appelle le narcissisme de la petite différence.

Mais à quoi bon si l’on ne signe pas, se distinguer de la scription du « représentant représentatif », qui ne veut rien dire (pour expliquer le refoulé), quand la traduction de Vorstellungsrepräsentantzpar le représentant de la représentation veut dire ce qu’elle veut dire, et que, fondée ou non à rendre compte du refoulé, c’est tout au moins l’explication de Freud ?

Et à quoi bon aussi si l’on n’a rien de plus à en dire, promouvoir la Verleugnung intraduisible[1], sinon pour montrer qu’on a lu Freud, comme un grand, – quand, faute de pouvoir vérifier qui est grand au bas d’une page, la tournure louche du terme ne se rabattra que trop bien sur la propre poussée du col à quoi il sert de montant ?

Voilà-t-il pas des pièges qui, d’être dès lors écartés, valent bien l’abnégation très relative que constitue l’incognito dans un milieu de spécialistes. J’aimerais savoir à qui a nui de n’avoir pas signé une partie de son ouvrage d’un autre nom que celui de Bourbaki.

Dois-je dire que c’est la signature collective sous laquelle une équipe a refait, sur le fondement de la théorie des ensembles, l’édifice entier des mathématiques ?

Oui, si c’est l’occasion de marquer ce qui, outre la modestie qui s’impose à nous de la laxité trop grande encore de nos symboles, nous empêche de nous faire abri du nom de Canrobert. C’est qu’en notre entreprise il nous faut surmonter des coordonnées de « temps logique » (cf. mes Écrits, sous ce titre) qui seront motivées plus loin, et qui, pour n’être pas absentes, à ce que nous pouvons en apprécier, du champ mathématique, y sont pourtant solubles assez pour permettre l’avènement de ce qui est loin de se réduire à un label d’usage.

Indiquons seulement qu’une telle dénomination suppose la couture achevée de la place du sujet dans la configuration (7)signifiante et qu’elle ne pourrait figurer dans notre champ qu’à obturer ce dont nous devons préserver la béance.

Ce serait égarer l’attention que de confirmer ce que nous en indiquons ici, de ce que la figure d’un tel sujet s’accommode d’être empruntée à l’épopée de la débandade, ou, si l’on veut, au jeu de massacre.

Sens-y, bachelier, le prélude à ce qu’il me faille m’y offrir maintenant moi-même.

 

DE CE QUE SIGNE LACAN

 

Le nom d’équipe est en impasse de ce que nous poserons de fait avant d’en montrer l’économie : c’est pour le dire bille en tête que notre nom propre, celui de Lacan, est, lui, inescamotable au programme.

Je ne vais pas ici rappeler ce qui résulte, là où un système symbolique tient à l’être de nécessiter qu’on le parle, de ce qu’une Verwerfung s’y opère : soit le rejet d’un élément qui lui est substantiel. La formule en est pierre d’angle de mon enseignement : il reparaît dans le réel.

Eh bien, c’est ce qui dans le discours psychanalytique est arrivé pour mon nom, et c’est là ce qui rend impossible de retirer sa signature de ma part dans Scilicet.

Ce qui a fait ce nom devenir trace ineffaçable, n’est pas mon fait. Je n’en dirai, sans plus d’accent, que ceci : un déplacement de forces s’est fait autour, où je ne suis pour rien qu’à les avoir laissées passer.

Sans doute tout tient-il dans ce rien où je me suis tenu à l’endroit de ces forces, pour ce que les miennes à ce moment me paraissaient juste suffire à me maintenir dans le rang.

Qu’on ne feigne pas d’entendre que je devais pour cela me contenir. Si je n’ai rien distrait, fût-ce pour ma protection d’une place que d’autre part personne ne songeait à tenir, c’est à m’effacer devant elle pour ne m’y voir qu’en délégué.

Je passerai ici sur les péripéties d’où, dans la psychanalyse, ma position est sortie faite. Elle doit beaucoup à ceux qui campent en son centre.

(8)Mais elle m’oblige à ramener au nom de Freud le mouvement qu’elle en a pris au départ.

Qu’à ce nom attienne non plus une Société, mais une école, c’est ce qui comporte qu’à nous en tenir à l’organe dont en Scilicet cette école s’appareille, elle l’ouvre à tout ce qui fait recours à Freud, fût-ce pour y justifier ce qui s’en transmet dans la dite Société.

Nous n’avons d’autre but que de permettre dans cette Société même le bris des liens dont elle entrave ses propres fins.

Disons que nous irons jusqu’à publier une fois ce qui ne ferait que prétendre à dépasser son niveau présent : à titre démonstratif.

Mais n’est-ce pas faire la partie belle à quiconque de ses tenants que de lui offrir la place qui, d’être anonyme pour lui dans Scilicet, le restera, s’il lui convient ailleurs ?

Le public nous jugera à la façon dont nous tiendrons le défi ici porté, s’il est relevé là où il s’adresse.

Que de la part que je prendrai dans la rédaction de Scilicet, il n’y ait rien qui ne soit signé de mon nom en fera l’épreuve juste.

Et c’est pourquoi je m’engage aussi à ne pas intervenir sur le texte de ce qui y sera admis pour s’articuler du propos de Lacan.

Ce propos lacanien est celui d’une transcription telle qu’après avoir réunifié le champ de la psychanalyse, elle donne à l’acte qui le soutient le statut dont le point culmine aux derniers traits de mon enseignement.

Il doit ici faire ses preuves pour qui n’en a pas l’usage. Mais dès maintenant il se pose comme rompant la contestation, à ouvrir certains points de pratique qui sont ceux-là précisément que l’organisation même de la psychanalyse aujourd’hui est faite pour rendre intouchables ; à savoir ce que la psychanalyse didactique peut se proposer comme fin.

C’est ici que nous retrouvons l’enjeu qui fait de toute la partie une affaire beaucoup moins gagée que notre exposition jusqu’ici ne le laisse à penser.

 

Qu’on me permette de clore ce chapitre d’un petit apologue, à bien soupeser avant d’en rire.

(9)Que ce fût Shakespeare qui joua le ghost dans Hamlet, est peut-être le seul fait de nature à réfuter l’énoncé de Borges : que Shakespeare fut, comme il dit, personne (nobodyniemand).

Pour que la psychanalyse par contre redevienne ce qu’elle n a jamais cessé d’être : un acte à venir encore, il importe qu’on sache que je ne joue pas le ghost, et pour cela, moi, que je signe.

 

UN BUT DE CONSOLIDATION

 

P.P.H. Passera pas l’hiver. Telle est l’irrévérence dont une jeunesse qui nous doit d’être laissée à ses seuls moyens dans ses rapports avec la vie, rétablit la distanciation qui convient à la classe d’âge à laquelle j’appartiens.

J’aimerais que son sigle vînt à prendre l’autorité de celui du P.M.U. pour que s’y livre la structure de pari, d’où une psycho-sociologie qui ne serait pas pur bouffonnage prendrait son fil.

Ce serait bien l’honneur qui devrait revenir à la psychanalyse, que d’assurer ce premier pas. Faute d’y répondre, il est juste qu’elle en trahisse la vérité comme plus patente en son sein.

Le ton qu’elle prendrait pourtant serait plus drôle à seulement trancher sur l’abjection de celui qui y est courant.

En ce déduit qui concerne la mort de l’autre, elle recourra, comme à son ordinaire, au babyisme grâce à quoi elle laisse intacte la vérification de l’éthique, celle qui s’adonne du chevrotement d’un et nunc erudimini séculaire. Il lui suffira d’en charger le bébé qui vous énonce à son papa : « Quand tu seras mort… », à peu près du même temps qu’il a l’usage de la parole.

À chaque hiver donc à passer, la question se pose de ce qu’il y a de négociable à être élève de Lacan. C’est une action, au sens boursier, dont on conçoit qu’on la garde, si l’on sait (il faut le savoir pour suivre ici la mécanique) que mon enseignement est le seul qui, au moins en France, ait donné à Freud quelque suite.

(10)La transaction d’autre part, cela ne se sait pas moins, s’en est faite de façon qui peut passer pour profitable, puisqu’une habilitation qui se targue d’être internationale en était le prix.

Il est clair que je dois mettre quelque chose à l’abri de ces effets de marché.

L’obstacle est qu’ils aient pris force d’être intégrés à la propagande dont ladite Internationale a pris l’office en ma faveur.

Imagine, bachelier, car il faut que je t’aide pour que tu saches ce qu’il en est du côté dont tu serais en droit d’attendre un air différent de la vachardise à quoi tout te promet, imagine ce que tu pourras de la « formation » du psychanalyste, d’après l’obéissance qu’a obtenue d’une salle de garde (une salle de garde cela voulait dire : fronde permanente, en un temps), l’obéissance, dis-je, qu’a obtenue d’une salle de garde, de la Salle de garde de Sainte-Anne pour la nommer, la Société qui représentait à Paris ladite Internationale, à y proférer en son nom l’interdit de franchir la porte où se tenait à chaque retour du mercredi, à l’heure de midi et à deux pas, un enseignement, le mien, qui bien entendu était de ce fait l’objet d’un commentaire plus ou moins approprié, mais permanent.

Cette obéissance n’a cassé qu’après sept ans passés, par l’effet du mauvais exemple qu’osèrent donner certains de la rompre, dès qu’une titularisation leur eut donné garantie suffisante contre une vindicte directoriale (Garçons plus du tout bachelors, après la trentaine passée, tu les retrouveras plus loin).

Tu conçois, je pense, la puissance de pénétration qu’en prend le dire, ainsi cerné, car il ne suffit pas de se terrer, il faut marcher au pas, et comment le faire si on ne sait pas ce qu’il est interdit de penser. C’est qu’à l’ignorer, il n’est pas impensable qu’on se mette à le penser tout seul : ça devient même plus que probable à admettre qu’il puisse y avoir dans un enseignement, au reste offert à toute critique, fût-ce ce seul grain de vérité, dont voulait bien faire hommage à Freud, bien que gardant l’épine d’avoir été éconduit par lui, le responsable d’une « formation », – qui, après tout, répond à son titre dans une certaine finalité.

(11)Je ne puis laisser ce côté sans indiquer ce qui s’en implique de ce que la psychanalyse permet de définir techniquement comme effet de transfert.

À toutes fins édifiantes, je publierai le poulet prodigieux d’« ambivalence » (pour user du mot dont la bonne éducation psychanalytique désigne la haine, car chacun s’y veut averti que ce soit masque de l’amour), du poulet, dis-je, que j’ai reçu d’un des plus doués de la troupe ainsi formée, pour m’être laissé aller simplement à lui faire savoir le bien que je pensais d’un de ses propos (ceci d’une sorte d’élan pour quoi je n’ai guère de loisir et dont je n’attendais pas de spéciale reconnaissance, en tout cas nulle qui fût aussi rémunératrice).

Je ne peux rien à la peine du transfert mis ici en son lieu.

Nous revenons à l’embarras que Scilicet doit lever.

Je l’ai dit : c’est celui qui touche au négociable du titre d’être notre élève.

Nous entendons, dans les limites du P.P H. qui en définit l’aléa, assurer ce titre d’un avenir moins spéculatif.

Il suffirait que ceux de mes élèves que j’aurai reconnus comme tels de ce qu’ils aient contribué à ce titre à Scilicet, veuillent tenir pour ferme à l’avenir qu’ils ne reconnaîtront eux-mêmes, au titre qu’ainsi ils tiennent de moi, que ceux qu’ils auront admis à la même contribution.

Ceci suppose une qualité dont leur propre travail donnera la mesure, et peut éteindre le ballant, par quoi les effets de marché décrits répercutent à notre passif, soit d’un retour qu’il faut dire juste, ce que nous devons de crédit à l’Internationale.

Précisons bien que Scilicet n’est fermé à personne, mais que quiconque n’y aura pas figuré, ne saurait être reconnu pour être de mes élèves.

Ceci me paraît la seule voie à l’avènement de Canrobert, avec notre P.P.H. révolu.

Car nous pouvons tenir pour démontrée la faiblesse de ce qui ne se pare d’un usage même contrôlé de nos termes, qu’à en coiffer une formation « personnelle », comme on dit ailleurs, prise d’une tout autre source.

(12)C’est bien là que s’avoue l’essence de fiction dont se supporte le standard dit international de la psychanalyse didactique. Comment tel qui connaît mieux que personne, pour continuer de s’en régaler, l’exorbitant de la théorie du psychanalyste qui l’a formé, peut-il croire que de cette formation il ne reste pas marqué, assez pour ne pouvoir être plus qu’à côté de cette place du sujet où advient le psychanalyste ?

Car si cet exorbitant, je l’ai dénoncé dans son ressort le plus intime, si j’ai fait exemple de ses ravages dans des séances de travail où ce tel a participé, comment peut-il croire qu’il suffise du rajout de ma construction théorique pour corriger les effets que sa place retient de cet exorbitant ?

Qu’on ne me force pas à donner noms et exemples. C’est moi ici qui fais à une formation plus de crédit que ceux qui s’y sont tenus, et je ne le fais que d’expérience, tout incliné que j’aie été à la tenir pour réversible, de ce qu’elle m’offre une oreille avertie.

Mais ce qui tranche en la question, c’est qu’on reste solidaire d’une transmission qu’on sait feinte ; c’est qu’à y garder son confort, on en démontre son mépris.

Nul développement de mon propos n’est à attendre de qui s’en fait une plume de plus.

Reste qu’il en est qui sont près de moi depuis toujours et qui ont reçu chacun de mes termes en quelque sorte de naissance.

De leur naissance à la psychanalyse, c’est le mieux, mais aussi bien n’est-ce quelquefois que de la naissance de ces termes qui leur a donné du tintouin, le même qu’à moi, qu’ils me pardonnent.

De cette souche sont provenus des rejets excellents, fort dignes d’être retenus, et généralement cités avec avantage, sinon toujours pertinemment par ceux qui s’essaient à traduire mon enseignement pour le dehors.

Elle a néanmoins subi une sorte de gel d’une tentative pour se faire reconnaître dans l’Internationale, tentative dont le malheur fut, il faut le dire, mérité, puisqu’il était, dès son principe notoire autant qu’explicite qu’aucun mérite de doctrine ne présentait le moindre intérêt pour les instances (13)invoquées, mais seulement l’observance à respecter d’un certain conformisme.

Qu’une génération traîne la marque de s’être sentie proprement jouée, est d’autant plus irrémédiable que ce fut bien effectivement ce que pouvaient et ce que firent les instances en question. Or cette marque consolide la passion même sans laquelle un jeu aussi minable eût été sans prise.

C’est pour cela que la négociation du titre : élève de Lacan, reste le signe de l’inassouvissement qui leur barre une suite plus radicale.

Puisse le champ de Scilicet leur permettre de dissiper une fascination assurément fort coûteuse, d’avoir pour eux occupé les années qui pour la moyenne des esprits donnent à la créativité sa chance, avant qu’elle se tarisse.

Dans la carrière ici ouverte, aucune position n’est acquise d’avance. Et que le P.P.H. s’inverse en H.P.P. : holà à prétention pareille !

 

*

* *

 

Ce premier numéro comprendra deux parties :

 

L’une s’ouvre de la contribution que j’ai apportée à l’École, en une proposition que je publie en témoignage de ce que mon pouvoir y trouve sa limite.

Elle se complète de trois discours préparés pour des Conférences dont j’ai été prié dans trois villes d’Italie, et dont l’École a l’hommage.

 

La deuxième partie inaugure Scilicet, d’être non-signée.

J. L.

 


[1]. Intraduisible même par : démenti.

 

1968 LACAN Note suite à la publication de « Discours de clôture sur les psychoses chez l’enfant »

(2 p.) 1968-09-26 :

Des journées d’études sur les psychoses furent organisées à la Maison de la Chimie, à Paris, les 21 et 22 octobre 1967. Jacques Lacan improvisa un discours de clôture (voir 1967-10-22) dont une transcription fut publiée par Recherches, Décembre 1968 Enfance aliénée II. Il ajouta donc à l’occasion de cette publication dans Recherches, une note datée du 26-9-68 dans ce même numéro de Recherches.

(151)Ceci n’est pas un texte, mais une allocution improvisée.

Nul engagement ne pouvant justifier à mes yeux sa transcription mot pour mot que je tiens pour futile, il me faut donc l’excuser.

D’abord de son prétexte : qui fut de feindre une conclusion dont le manque, ordinaire aux Congrès, n’exclut pas leur bienfait dont ce fut le cas ici.

Je m’y prêtai pour rendre hommage à Maud Mannoni : soit à celle qui, par la rare vertu de sa présence, avait su prendre tout ce monde aux rets de sa question.

La fonction de la présence, est, dans ce champ comme partout ; à juger sur sa pertinence.

Elle est certainement à exclure, sauf impudence notoire, de l’opération psychanalytique.

Pour la mise en question de la psychanalyse, voir du psychanalyste lui-même (pris essentiellement), elle joue son rôle à suppléer au manque d’appui théorique.

Je lui donne cours en mes écrits comme polémique, fait d’intermède en des lieux d’interstice, quand je n’ai pas d’autre recours contre l’obtusion qui défie tout discours.

Bien sûr est-elle toujours sensible dans le discours naissant, mais c’est présence qui ne vaut qu’à s’effacer enfin, comme il se voit dans la mathématique.

Il en est une pourtant dans la psychanalyse qui se soude à la théorie : c’est la présence du sexe comme tel, à entendre au sens où l’être parlant le présente comme féminin.

Que veut la femme ?, est, on le sait, l’ignorance où reste Freud jusqu’au terme, dans la chose qu’il a mise au monde.

Ce que femme veut, aussi bien d’être encore au centre aveugle du discours analytique, emporte dans sa conséquence que la femme soit psychanalyste-née (comme on s’en aperçoit à ce que régentent l’analyse les moins analysées des femmes).

Rien de tout cela ne se rapporte au cas présent puisqu’il s’agit de thérapie et d’un concert qui ne s’ordonne à la psychanalyse qu’à le reprendre en théorie.

C’est ici qu’il m’a fallu y suppléer pour tous autres que ceux qui m’entendent, par une sorte de présence qu’il me faut bien dire d’abus…(152)puisqu’elle va de la tristesse qui se motive d’une gaieté rentrée jusqu’à en appeler au sentiment de l’incomplétude là où il faudrait situer celle-ci en logique.

Une telle présence fit, paraît-il, plaisance. Que trace donc reste ici de ce qui porte comme parole, là où l’accord est exclu : l’aphorisme, la confidence, la persuasion, voire le sarcasme.

Une fois de plus, on l’aura vu, j’ai pris l’avantage de ce qu’un langage soit évident où l’on s’obstine à figurer le préverbal.

Quand verra-t-on que ce que je préfère est un discours sans paroles ?

 

1968 LACAN Note sur L’Arc consacré à Freud

« Au moment de mettre sous presse… » Note sur L’Arc consacré à Freud

(1 p. 1968-01-00 ):

In Scilicet n° 1, p. 192, Seuil, Paris, 1968.

AU MOMENT DE METTRE SOUS PRESSE, je parcours le numéro de l’Arc qui vient de paraître sur Freud.

Ce numéro illustre ce à quoi la formule de la revue présente doit permettre d’échapper.

À savoir l’ordre d’inflation littéraire auquel mon enseignement s’est opposé jusqu’à une crise, dont le succès se saisit mieux à voir où saute le verrou.

Pour la contorsion de la psychanalyse sur son propre nœud, qui fut plus haut ma formule, comment ne pas regretter que la meilleure biographe de Freud en donne l’exemple, en ne trouvant ici à saisir dans mon « retour à Freud » que le « trop », par où il éviterait la psychanalyse elle-même tout simplement.

Que Madame Marthe Robert vienne donc suppléer à ceux qui se dérobent à ce que je dis cette année de l’acte psychanalytique, pour mesurer si je réduis la psychanalyse à des « façons de dire ».

Son article ira aux Archives de toute personne un peu au fait des choses.

Il est convenu que je signerai tout ce qui ici est ma part, donc :

J.L.

 

1968 LOGIQUE DU FANTASME

Paru dans l’Annuaire 1967-68 – Documents, rapports, chroniques – École pratique des hautes études – Section de sciences économiques et sociales pp. 189-194

Chargé de conférences : M. J. Lacan.

1968-07-00

(189)Notre retour à Freud heurte chacun du vide central au champ qu’il instaure, et pas moins ceux qui en ont la pratique.

On serait chez eux soulagé d’en réduire le mot d’ordre à l’histoire de la pensée de Freud, opération classique en philosophie, voire à son vocabulaire. On tourne les termes nouveaux dont nous structurons un objet, à nourrir des tâches de libraire.

Pousser toujours plus loin le primat logique qui est au vrai de l’expérience, est rendre ce tour à la poussière qu’il soulève.

Ou je ne pense pas ou je ne suis pas, avancer en cette formule l’ergo retourné d’un nouveau cogito, impliquait un passez-muscade qu’il faut constater réussi.

C’est qu’il prenait ceux qu’il visait à la surprise d’y trouver la vertu de notre schéma de l’aliénation (1964), ici saillante aussitôt d’ouvrir le joint entre le ça et l’inconscient.

Une différence morganienne d’aspect, s’anime de ce qu’un (190)choix forcé la rende dissymétrique. Le « je ne pense pas » qui y fonde en effet le sujet dans l’option pour lui la moins pire, reste écorné du « suis » de l’intersection niée par sa formule. Le pas-je qui s’y suppose, n’est, d’être pas, pas sans être. C’est bien ça qui le désigne et d’un index qui est pointé vers le sujet par la grammaire.Ça, c’est l’ergot que porte le ne, nœud qui glisse au long de la phrase pour en assurer l’indicible métonymie.

Mais tout autre est le « pense » qui subsiste à complémenter le « je ne suis pas » dont l’affirmation est refoulée primairement. Car ce n’est qu’au prix d’être comme elle faux non-sens, qu’il peut agrandir son empire préservé des complicités de la conscience.

De l’équerre qui se dessine ainsi, les bras sont opération qui se dénomment : aliénation et vérité. Pour retrouver la diagonale qui rejoint ses extrémités, le transfert, il suffit de s’apercevoir que tout comme dans le cogito de Descartes, il ne s’agit ici que du sujet supposé savoir.

La psychanalyse postule que l’inconscient où le « je ne suis pas » du sujet a sa substance, est invocable du « je ne pense pas » en tant qu’il s’imagine maître de son être, c’est-à-dire ne pas être langage.

Mais il s’agit d’un groupe de Klein ou simplement du pont-aux-ânes scolastique, c’est dire qu’il y a un coin quart. Ce coin combine les résultats de chaque opération en représentant son essence dans son résidu. C’est dire qu’il renverse leur relation, ce qui se lit à les inscrire d’un passage d’une droite à une gauche qui s’y distinguent d’un accent.

Il faut en effet que s’y close le cycle par quoi l’impasse du sujet se consomme de révéler sa vérité.

Le manque à être qui constitue l’aliénation, s’installe à la réduire au désir, non pas qu’il soit ne pas penser (soyons spinozien ici), mais de ce qu’il en tienne la place par cette incarnation du sujet qui s’appelle la castration, et par l’organe du défaut qu’y devient le phallus. Tel est le vide si incommode à approcher.

Il est maniable d’être enveloppé du contenant qu’il crée. Retrouvant pour ce faire les chutes qui témoignent que le sujet n’est qu’effet de langage : nous les avons promues comme objets a. Quel qu’en soit le nombre et la façon qui les maçonne. reconnaissons-y pourquoi la notion de créature, de tenir au sujet* est préalable à toute fiction. On y a seulement méconnu le nihil même d’où procède la création, mais le Dasein inventé (191)pour couvrir ces mêmes objets peu catholiques, ne nous donne pas meilleure mine à leur regard.

C’est donc au vide qui les centre, que ces objets empruntent la fonction de cause où ils viennent pour le désir (métaphore par parenthèse qui ne peut plus être éludée à revoir la catégorie de la cause).

L’important est d’apercevoir qu’ils ne tiennent cette fonction dans le désir qu’à y être aperçus comme solidaires de cette refente (d’y être à la fois inégaux, et conjoignant à la disjoindre), de cette refente où le sujet s’apparaît être dyade, – soit prend le leurre de sa vérité même. C’est la structure du fantasme notée par nous de la parenthèse dont le contenu est à prononcer : S barré poinçon a.

Nous revoilà donc au nihil de l’impasse ainsi reproduite du sujet supposé savoir.

Pour en trouver le hile, avisons nous qu’il n’est possible de la reproduire que de ce qu’elle soit déjà répétition à se produire.

L’examen du groupe ne montre en effet jusqu’ici dans ses trois opérations que nous sommes : aliénation, vérité et transfert, rien qui permette de revenir à zéro à les redoubler : loi de Klein posant que la négation à se redoubler s’annule.

Bien loin de là, quand s’y opposent les trois formules dont la première dès longtemps frappée par nous s’énonce : il n’y a pas d’Autre de l’Autre, autrement dit pas de métalangage, dont la seconde renvoie à son inanité la question dont l’enthousiasme déjà dénonce qui fait scission de notre propos : que ne dit-il le vrai sur le vrai ?, dont la troisième donne la suite qui s’en annonce : il n’y a pas de transfert du transfert.

Le report sur un graphe des sens ainsi interdits est instructif ses convergences qu’il démontre spécifier chaque sommet d’un nombre.

Encore faut-il ne pas masquer que chacune de ces opérations est déjà le zéro produit de ce qui a inséré au réel ce qu’elle traite, à savoir ce temps propre au champ qu’elle analyse, celui que Freud a atteint à le dire être : répétition.

La prétérition qu’elle contient est bien autre chose que ce commandement du passé dont on la rend futile.

Elle est cet acte par quoi se fait, anachronique, l’immixtion de la différence apportée dans le signifiant. Ce qui fut, répété, diffère, devenant sujet à redite. Au regard de l’acte en tant qu’il est ce qui veut dire, tout passage à l’acte ne s’opère qu’à contresens. Il laisse à part l’acting out où ce qui dit n’est pas sujet, mais vérité.

(192)C’est à pousser cette exigence de l’acte, que le premier nous sommes correct à prononcer ce qui se soutient mal d’un énoncé à la légère, lui courant : le primat de l’acte sexuel.

Il s’articule de l’écart de deux formules. La première : il n’y a pas d’acte sexuel, sous entend : qui fasse le poids à affirmer dans le sujet la certitude de ce qu’il soit d’un sexe. La seconde : il n’y a que l’acte sexuel, implique : dont la pensée ait lieu de se défendre pour ce que le sujet s’y refend : cf. plus haut la structure du fantasme.

La bisexualité biologique est à laisser au legs de Fliess. Elle n’a rien à faire avec ce dont il s’agit : l’incommensurabilité de l’objet a à l’unité qu’implique la conjonction d’êtres du sexe opposé dans l’exigence subjective de son acte.

Nous avons employé le nombre d’or à démontrer qu’elle ne peut se résoudre qu’en manière de sublimation.

Répétition et hâte ayant déjà été par nous articulées au fondement d’un « temps logique », la sublimation les complète pour qu’un nouveau graphe, de leur rapport orienté, satisfasse en redoublant le précédent, à compléter le groupe de Klein, – pour autant que ses quatre sommets s’égalisent de rassembler autant de concours opérationnels. Encore ces graphes d’être deux, inscrivent-ils la distance du sujet supposé savoir à son insertion dans le réel.

Par là ils satisfont à la logique que nous nous sommes proposées, car elle suppose qu’il n’y a pas d’autre entrée pour le sujet dans le réel que le fantasme.

A partir de là le clinicien, celui qui témoigne que le discours de ses patients reprend le nôtre tous les jours, s’autorisera à donner place à quelques faits dont autrement on ne fait rien : le fait d’abord qu’un fantasme est une phrase, du modèle d’un enfant est battu, que Freud n’a pas légué aux chiens. Ou encore : que le fantasme, celui ci par exemple et d’un trait que Freud y souligne, se retrouve dans des structures de névrose très distinctes.

Il pourra alors ne pas rater la fonction du fantasme, comme on le fait à n’employer, sans la nommer, notre lecture de Freud qu’à s’attribuer l’intelligence de ses textes, pour mieux renier ce qu’ils requièrent.

Le fantasme, pour prendre les choses au niveau de l’interprétation y fait fonction de l’axiome, c’est-à-dire se distingue des lois de déduction variables qui spécifient dans chaque structure la réduction des symptômes, d’y figurer sous un mode constant. Le moindre ensemble, au sens mathématique du terme, en (193)apprend assez pour qu’un analyste à s’y exercer, y trouve sa graine.

Ainsi rendu au clavier logique, le fantasme ne lui fera que mieux sentir la place qu’il tient pour le sujet. C’est la même que le clavier logique désigne, et c’est la place du réel.

C’est dire qu’elle est loin du bargain névrotique qui a pris à ses formes de frustration, d’agression etc., la pensée psychanalytique au point de lui faire perdre les critères freudiens.

Car il se voit aux mises en acte du névrosé, que le fantasme, il ne l’approche qu’à la lorgnette, tout occupé qu’il est à sustenter le désir de l’Autre en le tenant de diverses façons en haleine. Le psychanalyste pourrait ne pas se faire son servant.

Ceci l’aiderait à en distinguer le pervers, affronté de beaucoup plus près à l’impasse de l’acte sexuel. Sujet autant que lui bien sûr, mais qui fait des rets du fantasme l’appareil de conduction par où il dérobe en court-circuit une jouissance dont le lieu de l’Autre ne le sépare pas moins.

Avec cette référence à la jouissance s’ouvre l’ontique seule avouable pour nous. Mais ce n’est pas rien qu’elle ne s’aborde même en pratique que par les ravinements qui s’y tracent du lieu de l’Autre.

Où nous avons pour la première fois appuyé que ce lieu de l’Autre n’est pas à prendre ailleurs que dans le corps, qu’il n’est pas intersubjectivité, mais cicatrices sur le corps tégumentaires, pédoncules à se brancher sur ses orifices pour y faire office de prises, artifices ancestraux et techniques qui le rongent.

Nous avons barré la route au quiproquo qui, prenant thème du masochisme, noie de sa bave le discours analytique et le désigne pour un prix haut-le-cœur.

La monstration du masochisme suffit à y révéler la forme la plus générale à abréger les vains essais où se perd l’acte sexuel, monstration d’autant plus facile qu’il procède à s’y doubler d’une ironique démonstration.

Tout ce qui élide un saillant de ses traits comme fait pervers, suffit à disqualifier sa référence de métaphore.

Nous pensons aider à réprimer cet abus en rappelant que le mot de couardise nous est fourni comme plus propre à épingler ce qu’il désigne dans le discours même des patients. Ils témoignent ainsi qu’ils perçoivent mieux que les docteurs, l’ambiguïté du rapport qui lie à l’Autre leur désir. Aussi bien le terme a-t-il ses lettres de noblesse d’être consigné par Freud dans ce qui de la bouche de l’homme aux rats, lui a paru digne d’être recueilli pour nous.

(194)Nous ne pouvons omettre le moment de fin d’une d’année où nous avons pu invoquer le nombre comme facteur de notre audience, pour y reconnaître ce qui suppléait à ce vide dont l’obstruction ailleurs, loin de nous céder, se réconforte à nous répondre.

Le réalisme logique (à entendre médiévalement), si impliqué dans la science qu’elle omet de le relever, notre peine le prouve. Cinq cents ans de nominalisme s’interpréteraient comme résistance et seraient dissipés si des conditions politiques ne rassemblaient encore ceux qui ne survivent qu’à professer que le signe n’est rien que représentation.

Pour plus de détails, indiquons que M. Jacques Nassif, élève de l’E.N.S., a résumé ces conférences pour les Lettres de l’École Freudienne. C’est l’organe intérieur d’un groupe qui avec nous l’en remercie.

 

Exposés d’élèves et travaux pratiques :

 

L’année s’est caractérisée vu l’ampleur de notre programme par l’absence de « séminaires fermés ». Néanmoins les exposés 1 et 3 de la rubrique suivante, pour concerner directement notre enseignement, peuvent être dits s’y inscrire.

 

– Exposés de conférenciers extérieurs :

31 novembre 1966, exposé de Jacques-Alain Miller ; 1er février 1967, exposé du Professeur Roman Jakobson ; 15 mars 1967, exposé du Docteur André Green.

 

– Activité scientifique du Chargé de conférences :

 

a) Enquêtes en cours : Direction de l’école freudienne de Paris.

 

b) Congrès, conférences, missions scientifiques : Congrès de Baltimore : 18, 21 octobre 1966 où le chargé de conférences est invité avec son élève le Dr Guy Rosolato (les langages critiques et les sciences de l’homme). Il y communique en anglais sous le titre : « Of structure as an inmixing of an Otherness prerequisite to any subject whatever ».

 

Publications : Novembre 1966 : publication des Écrits (au Seuil), recueil de trente années d’enseignement de la psychanalyse.

 


* Le texte original est « suje ».

 

1969 LACAN Présentation de la publication des Écrits I (éd. poche)

(5 p.) 1969-12-14 :

Coll. Points Seuil 1970, p.7-12.

(7)A quelqu’un, grâce à qui ceci est plutôt signe…

Un signifiant qui donne prise sur la Reine, que soumet-il à qui s’en empare ? Si la dominer d’une menace vaut le vol de la lettre que Poe nous présente en exploit, c’est dire que c’est à son pouvoir qu’il est passé la bride. À quoi enfin ? À la Féminité en tant qu’elle est toute-puissante, mais seulement d’être à la merci de ce qu’on appelle, ici pas pour des prunes, le Roi.

Par cette chaîne apparaît qu’il n’y a de maître que le signifiant. Atout-maître : on a bâti les jeux de cartes sur ce fait du discours. Sans doute, pour jouer l’atout, faut-il qu’on ait la main. Mais cette main n’est pas maîtresse. Il n’y a pas trente-six façons de jouer une partie, même s’il n’y en a pas seulement une. C’est la partie qui commande, dès que la distribution est faite selon la règle qui la soustrait au moment de pouvoir de la main.

Ce que le conte de Poe démontre par mes soins, c’est que l’effet de sujétion du signifiant, de la lettre volée en l’occasion, porte avant tout sur son détenteur d’après-vol, et qu’à mesure de son parcours, ce qu’il véhicule, c’est cette Féminité même qu’il aurait prise en son ombre.

Serait-ce la lettre qui fait la Femme être ce sujet, à la fois tout-puissant et serf, pour que toute main à qui la Femme laisse la lettre, reprenne avec, ce dont à la recevoir, elle-même a fait lais ? « Lais » veut dire ce que la Femme (8) lègue de ne l’avoir jamais eu : d’où la vérité sort du puits, mais jamais qu’à mi-corps.

Voici pourquoi le Ministre vient à être châtré, châtré, c’est le mot de ce qu’il croit toujours l’avoir : cette lettre que Dupin a su repérer de son évidence entre les jambes de sa cheminée de haute lisse.

Ici ne fait que s’achever ce qui d’abord le féminise comme d’un rêve, et j’ajoute (p. 52) que le chant dont ce Lecoq voudrait, en le poulet qu’il lui destine, faire son réveil (« un destin si funeste… »), il n’a aucune chance de l’entendre : il supportera tout de la Reine, dès lors qu’elle va le défier.

Car la Reine redevenue gaie, voire maligne, ne fera pas pièce à sa puissance de ce qu’elle l’ait, sans qu’il le sache, désarmée, – en tout cas pas auprès du Roi dont on sait, par l’existence de la lettre, et c’est même tout ce qu’on en sait, que sa puissance est celle du Mort que chaque tour du jeu amincit.

Le pouvoir du Ministre s’affermit d’être à la mesure du masochisme qui le guette.

En quoi notre Dupin se montre égal en son succès à celui de psychanalyste, dont l’acte, ce n’est que d’une maladresse inattendue de l’autre qu’il peut venir à porter. D’ordinaire, son message est la seule chute effective de son traitement : autant que celui de Dupin, devant rester irrévélé, bien qu’avec lui l’affaire soit close.

Mais expliquerais-je, comme on en fera l’épreuve du texte qui ici garde le poste d’entrée qu’il a ailleurs, ces termes toujours plus, moins ils seront entendus.

Moins entendus des psychanalystes, de ce qu’ils soient pour eux aussi en vue que la lettre volée, qu’ils la voient même en eux, mais qu’à partir de là ils s’en croient, comme Dupin, les maîtres.

Ils ne sont maîtres en fait que d’user de mes termes à tort et à travers. Ce à quoi plusieurs se sont ridiculisés. Ce sont les mêmes qui m’affirment que ce dont les autres se méfient, c’est d’une rigueur à laquelle ils se sentiraient inégaux.

(9)Mais ce n’est pas ma rigueur qui inhibe ces derniers, puisque ses pièges n’ont d’exemple que de ceux qui m’en font avis.

Que l’opinion qui reste Reine, m’en sache gré, n’aurait de sens que de lui valoir ce livre de poche, vademecum qu’on l’appelait dans l’ancien temps, et rien de neuf, si je n’en profitais pour situer ce qu’elle m’apporte de mes Écrits comme bruit.

Je dois me persuader qu’ils ne soient pierre dans l’eau qu’à ce qu’elle en fût déjà l’onde, et même l’onde de retour.

Ceci m’est rendu tangible de ce que ceux ici choisis, me semblent épaves tombées au fond. Pourquoi m’en étonnerais-je ? Quand ces Écrits, ce n’est pas seulement recueillis qu’ils furent en mémoire de rebuts, mais composés qu’ils ont été à ce titre.

Répétant dans leur sort de sonde, celui de la psychanalyse en tant qu’esquif gobé d’emblée par cette mer.

Drôle de radoub que de montrer qu’il ne nage bien qu’à atterrir.

Car c’est un fait d’histoire : mettez à son banc une chiourme éprouvée d’ahaner à la voix, et la psychanalyse s’échoue, – au soulagement des gens du bord. Jamais aucun progressisme n’a fait mieux, ni d’une façon si sûre à rassurer, ce qu’il faut faire tout de suite.

Bref on lira mon discours dit de Rome en 1953, sans que puisse plus compter que j’aie été strictement empêché, depuis le terme mis en France aux plaisirs d’une Occupation dont la nostalgie devait encore la hanter vingt ans par la plume si juste en son exquisité de Sartre, strictement barré, dis-je, de toute charge, si mince fût-elle, d’enseignement. L’opposition m’en étant notifiée comme provenant d’un Monsieur Piéron dont je n’eus au reste aucun signe direct à moi, au titre de mon incompréhensibilité.

On voit que je l’étais de principe, car je n’avais eu l’occasion de la démontrer qu’aux plus banaux de ses entours, et ce que j’avais écrit alors, n’était nullement abstrus (si peu que je rougirais de republier ma thèse, (10)même si elle ne relève pas de ce que l’ignorance alors enseignante tenait pour le bon sens en l’illustrant de Bergson).

Je voudrais qu’on me crédite de ce que ce retard qui me fut imposé, de huit ans, me force à pousser, tout au long de ce rapport, d’âneries, soyons exact : de paulhaneries, que je ne puis que hihaner pour les oreilles qui m’entendent. Même le cher Paulhan ne m’en a point tenu rigueur, lui qui savait jusqu’où « Kant avec Sade » détonerait dans son bestiaire[1] (cet Écrit est ici absent).

Le ménage n’est jamais bien fait que par qui pourrait faire mieux. Le tâcheron est donc impropre à la tâche, même si la tâche réduit quiconque à faire le tâcheron, J’appelle tâche ranger ce qui traîne.

Énoncer que l’inconscient s’est rencontré d’abord dans le discours, que c’est toujours là qu’on le trouve dans la psychanalyse, ce peut nécessiter qu’on l’articule avec appui, s’il en faut le préliminaire : avant qu’il vienne comme second temps que le discours lui-même mérite qu’on s’arrête aux structures qui lui sont propres, dès que l’on songe que cet effet ne semble pas y aller de soi.

C’est une idée qui se précise de relever ces structures mêmes, et ce n’est nullement s’en remettre aux lois de la linguistique que de les prier de nous dire si elles s’en sentent dérangées.

On doit s’habituer au maniement des schèmes, scientifiquement repris d’une éthique (la stoïcienne en l’occasion), du signifiant et du lektñn. Et aussitôt on s’aperçoit que ce λεκτον ne se traduit pas bien. On le met en réserve, et on joue un temps du signifié, plus accessible et plus douillet à ceux qui s’y retrouvent, dans l’illusion qu’ils pensent quoi que ce soit qui vaille plus que tripette.

Le long de la route, on s’aperçoit, avec retard heureusement, c’est mieux de ne pas s’y arrêter, que s’élèvent des protestations. « Le rêve ne pense pas… », écrit un professeur fort pertinent dans toutes les preuves qu’il en donne. (11)Le rêve est plutôt comme une inscription chiffonnée. Mais quand ai-je dit quoi que ce soit qui y objecte ? Même si au chiffonné, je n’ai, selon ma méthode de commentaire qui s’astreint à s’en tenir aux documents, fait sort qu’au niveau de la girafe que le petit Hans en qualifie.

Outre que cet auteur ne saurait même avancer les faits dont il argue qu’à tenir pour établi ce que j’articule du rêve, soit qu’il requière un support textuel, ce que j’appelle proprement l’instance de la lettre avant toute grammatologie, où peut-il prendre que j’aie dit que le rêve pense ? Question que je pose sans m’être relu.

Par contre il découvre que ce que j’inscris comme effet du signifiant, ne répond nullement au signifié que cerne la linguistique, mais bel et bien au sujet.

J’applaudis à cette trouvaille d’autant plus qu’à la date où paraissent ses remarques, il y a beau temps que je martèle à qui veut l’entendre, que le signifiant (et c’est en quoi je le distingue du signe) est ce qui représente un sujet pour un autre signifiant.

Je dis à qui veut l’entendre, car une telle articulation suppose un discours ayant déjà porté des effets, effets de lektñn précisément. Car c’est d’une pratique de l’enseignement où se démontre que l’insistance de ce qui est énoncé, n’est pas à tenir pour seconde dans l’essence du discours, – que prend corps, quoique je l’aie pointé de ce ressort dès sa première sortie, mon terme du : point de capiton. Par quoi lektñn se trouve traduit à mon gré, sans que je m’en targue, étant plutôt que stoïcologue, stoïque d’avance à l’endroit de ce qui pourra s’en redire.

Ce n’est pas pour autant aller aussi loin que je pourrais dans ce que m’apporte ma parution en livre de poche. Elle tient pour moi d’un inénarrable que seul mesurera un jour un bilan statistique d’un matériel de syntagmes auxquels j’ai donné cours.

J’ai fourni de meilleurs emboîtages tout un marché de la culture. Mea culpa.

Il n’y a pas de métalangage. Cette affirmation est possible de ce que j’en aie ajouté un à la liste de ceux qui courent les champs de la science. Elle sera justifiée, s’il produit l’effet dont s’assurera que l’inconscient EST un discours.

Ce serait que le psychanalyste vienne à en être le lektñn, mais pas démoli pour autant.

Que le lecteur du livre de poche se laisse prendre au jeu que j’ai célébré à moi tout seul, à Vienne d’abord, puis à Paris, en l’honneur de la Chose freudienne pour le centenaire de Freud. S’il s’anime de la rigolade pincée, dont l’a accueilli mon auditoire d’alors, il saura qu’il est déjà de mes intimes et qu’il peut venir à mon École, pour y faire le ménage.

… de quelque chose à lire de ce 14. XII. 69.

 


[1] La N.R.F., un n. fût-il redoublé dans son sigle

 

1970 LACAN Ont contribué à la première année de Scilicet

(1 p.) 1970-10-13 :      In Scilicet, n° 2/3, p. 400.

 

Ont contribué à la première année de Scilicet :

René Bailly, Jean Pierre Bauer, Claude Conté, Claude Dumézil René Ebtinger, Solange Faladé, Pierre Fiszlewicz, Pierre Legendre, Maud Mannoni, Octave Mannoni, Pierre Markovitch, Paul Mathis, Charles Melman, Jacques Nassif, Philippe Nemo, Jacqueline Nerzic, Mustapha Safouan, Jean Claude Schaetzel, Daniel Sibony, Christian Simatos, René Tostain.

Ils se font ainsi la tête, soit premier pas, mais thèse aussi, de ce qu’une publication épisodique doit à l’École.

Comme firent ceux de Bourbaki pour leur publication monumentale.

C’est qu’à choses telles (et toutes proportions gardées), on ne contribue pas en son nom,

sauf à leur faire de ce qu’on l’efface, véhicule.

Dans mon cas, c’est malgré : J.L.

 

1975 LACAN Préface pour l’annuaire de l’EFP

Paru dans l’Annuaire de l’École freudienne de Paris, 1975, p. 19. (2 p.) 

1971-02-28

L’École dont on doute aussi peu qu’elle soit freudienne que de Paris, a trouvé enfin son local.

De quelques agents qu’ait pris corps ce qui y fit six ans obstacle, il faut reconnaître que ce ne fut pas au détriment d’un seul groupe, mais aux dépens de tous ceux qui se soutiennent d’un enseignement, en France s’entend.

Il est des émissions impudentes, une veulerie intellectuelle qui depuis 1957 ont rabattu leur ton.

Elles y ont gagné de pouvoir garder figure dans la conjoncture présente.

Ceci devrait suggérer dans la psychanalyse quelque retour sur son affaire. Y viendra-t-on ?

Un demi-siècle après que Freud l’ait dotée de sa seconde topique, rien ne s’enregistre de son fait, qui soit plus sûr que celui troublant de sa persistance.

Inflation notoire qui, à s’épauler de l’époque, rend le vraisemblable plus tentant que le véridique.

Sans l’assiette d’une formation où l’analyse s’articule d’un décalage du discours dont Lacan dresse l’acte, nul n’y passera à la tentative contraire.

Quand la mainmise universitaire montre besoin à se contenter de notre moindre semblant.

Tous les « espoirs » seront donc à l’aise ailleurs que dans notre École.

Mais ils y trouveraient ceux à qui dix ans, ni seize, ni dix-huit, n’ont paru négociables, d’un travail grâce à quoi il y a du psychanalyste encore à la hauteur de ce que suppose qu’on lui fasse signe : de ce qu’on sait au moins.

j. l.

 

 

1972 LACAN OU PIRE in Annuaire EPHEP

Annuaire EPHEP 1972-1973 Paru dans l’Annuaire de l’École pratique des Hautes Études (Section sciences économiques et sociales), 1972-1973, pp. 287-291.

OU PIRE… Chargé de conférences : Docteur Jacques Lacan.

 

(287)Titre d’un choix. D’autres s’… oupirent. Je mets à ne pas le faire mon honneur. Il s’agit du sens d’une pratique qui est la psychanalyse.

Je note que j’ai doublé ce séminaire, d’un autre s’intitulant du « savoir du psychanalyste », mené de l’air de sarcasme que m’inspirait Sainte-Anne où je faisais retour.

En quoi mon titre des Hautes-Études justifie-t-il qu’à Paris I-II dont j’étais l’hôte, j’aie parlé de l’Un, c’est ce qu’on eût pu me demander puisque ce fut tacite.

Que l’idée n’en soit venue à personne, tient à l’avance qu’on m’accorde dans le champ de la psychanalyse.

Ceux que je désigne de s’… oupirer, c’est à l’Un que ça les porte.

Au reste je ne faisais pas pensée de l’Un, mais à partir du dire qu’ « y a dl’Un », j’allais aux termes que démontre son usage, pour en faire psychanalyse.

Ce qui est déjà dans le Parménide, i.e. le dialogue de Platon, par une curieuse avant-garde. J’en ai indiqué la lecture à mes auditeurs, mais l’ont-ils faite ? je veux dire : l’ont-ils lu comme moi ? n’est pas indifférent au compte rendu présent.

La date du discours analytique indique d’appliquer sur un réel tel que le triangle arithmétique, mathématique par excellence, soit transmissible hors sens, l’analyse dont Frege engendre l’Un de l’ensemble vide, né de son temps –, soit où il glisse à l’équivoque du nom de nombre zéro, pour instaurer que zéro et un, ça fasse deux. D’où Cantor remet en question toute la série des nombres entiers et renvoie le dénombrable au premier infini, Aleph nommé, le premier Un autre à reporter du premier le tranchant : celui qui de fait le coupe du deux.

(288)C’est bien ce que Leibniz pressentait avec sa monade, mais que faute de la dépêtrer de l’être, il laissait dans la confusion plotinienne, celle qui profite à la défense et illustration du maître.

C’est où s’… oupirent les analystes qui ne peuvent se faire à être promus comme abjection à la place définie de ce que l’Un l’occupe de droit, avec cette aggravation que cette place est celle du semblant, soit là où l’être… fait la lettre, peut-on dire.

Comment se feraient-ils à ce que ce soit du côté de l’analysant que l’Un s’admette quoiqu’il y soit mis au travail (cf. plus loin) ?

Ce qu’ils supportent encore moins, c’est l’inébranlable de l’Un dans la science moderne, non que s’y maintienne l’univers, mais que la constance de l’énergie y fasse pivot au point que même les refus de l’univocité par la théorie des quantas ne réfutent pas cette constance unique, voire que la probabilité promeuve l’Un comme l’élément le plus près de la nature, ce qui est comique.

C’est que se faire être de l’abjection suppose l’analyste autrement enraciné dans une pratique qui joue d’un autre réel : celui-là même que c’est notre enjeu de dire.

Et c’est autre chose que la remarque que l’abjection dans le discours scientifique ait rang de vérité, pas moins. Ce, manifeste dès l’origine dans l’hystérie de Socrate, et dans les effets de la science, à revenir au jour plus tôt qu’on ne peut l’imaginer.

Mais que trouver à reprendre de l’au-moins-moi des analystes, quand c’est ce dont je tiens le coup ?

Pourquoi, de ce que votre fille soit muette, Freud a-t-il su rendre compte ? C’est de la complicité que nous venons de dire, celle de l’hystérie à la science. Au reste la question n’est pas de la découverte de l’inconscient, qui dans le symbolique a sa matière préformée, mais de la création du dispositif dont le réel touche au réel, soit ce que j’ai articulé comme le discours analytique.

Cette création ne pouvait se produire que d’une certaine tradition de l’Écriture, dont le joint est à sonder avec ce qu’elle énonce de la création.

Une ségrégation en résulte, contre quoi je ne suis pas, quoiqu’une formation qui s’adresse à tout homme, j’y préfère, même si, à suivre mes formules pas-toute femme elle n’inclut.

Ce non pas qu’une femme soit moins douée pour s’y soutenir, bien au contraire, et justement de ce qu’elle ne s’… oupire pas de l’Un, étant de l’Autre, à prendre les termes du Parménide.

À dire crûment la vérité qui s’inscrit des énoncés de Freud sur la sexualité, il n’y a pas de rapport sexuel.

(289)Cette formule fait sens de les résumer. Car si la jouissance sexuelle s’injecte si loin dans les relations de celui qui prend être de la parole, – car c’est cela l’être parlant –, n’est-ce pas qu’il n’a au sexe comme spécifiant un partenaire, aucun rapport quantifiable, dirais-je pour indiquer ce qu’exige la science (et ce qu’elle applique à l’animal).

Il n’est que trop concevable que l’idée universitaire embrouille ceci de le classer dans le pansexualisme.

Alors que si la théorie de la connaissance ne fut longtemps que métaphore des rapports de l’homme à la femme imaginée, c’est bien à s’y opposer que se situe le discours analytique. (Freud rejette Jung).

Que de l’inconsistance des dires antiques de l’amour, l’analyse ait la tâche de faire la critique, c’est ce qui résulte de la notion même de l’inconscient en tant qu’il s’avère comme savoir.

Ce que nous apporte l’expérience disposée de l’analyse, c’est que le moindre biais du texte des dits de l’analysant, nous donne une prise là-dessus plus directe que le mythe qui ne s’agrée que du générique dans le langage.

C’est revenir à l’état civil certes, mais pourquoi pas cette voie d’humilité ?

S’il y a solidarité, – et rien de plus à avancer –, entre le non-rapport des sexes et le fait qu’un être soit parlant, c’est là façon aussi valable que les errements de la conscience, de situer le supposé chef-d’œuvre de la vie, elle-même censée être idée reproductrice, quand aussi bien le sexe se lie à la mort.

Dès lors, c’est dans les nœuds du symbolique que l’intervalle situé d’un non-rapport est à repérer dans son orographie, laquelle de faire monde pour l’homme peut aussi bien se dire mur, et procédant de l’(a)mur.

D’où le mot d’ordre que je donne à l’analyste de ne pas négliger la discipline linguistique dans l’abord desdits nœuds.

Mais ce n’est pas pour qu’il esquive selon le mode qui du savoir dans le discours universitaire fait semblant, ce que dans ce champ cerné comme linguistique, il y a de réel.

Le signifiant Un n’est pas un signifiant entre autres, et il surmonte ce en quoi ce n’est que de l’entre-d’eux de ces signifiants que le sujet est supposable, à mon dire.

Mais c’est où je reconnais que cet Un-là n’est que le savoir supérieur au sujet, soit inconscient en tant qu’il se manifeste comme ex-sistant, – le savoir, dis-je, d’un réel de l’Un-tout-seul, tout-seul là où se dirait le rapport.

Sauf à ce que n’ait que zéro de sens le signifiant par quoi l’Autre s’inscrit d’au sujet être barré, S(A), j’écris ça.

(290)C’est pourquoi je nomme nades[1] les Uns d’une des séries latérales du triangle de Pascal. Cet Un se répète, mais ne se totalise pas de cette répétition : ce qui se saisit des riens de sens, faits de non-sens, à reconnaître dans les rêves, les lapsus, voire les « mots » du sujet pour qu’il s’avise que cet inconscient est le sien.

Sien comme savoir, et le savoir comme tel affecte sans doute.

Mais quoi ? c’est la question où l’on se trompe.

– Pas « mon » sujet (celui que j’ai dit il y a un moment : qu’il constitue dans son semblant, je disais sa lettre).

– L’âme non plus, ce que s’imaginent les imbéciles, au moins le laissent-ils croire quand on retrouve à les lire cette âme avec quoi l’homme pense, pour Aristote, l’âme que reconstruit un Uexküll,sous les espèces d’un Innenwelt qui de l’Umwelt est le trait-portrait.

Je dis, moi, que le savoir affecte le corps de l’être qui ne se fait être que de parole, ceci de morceler sa jouissance, de le découper par là jusqu’à en produire les chutes dont je fais le (a), à lire objet petit a, ou bien abjet, ce qui se dira quand je serai mort, temps où enfin l’on m’entendra, ou encore l’(a)cause première de son désir.

Ce corps n’est pas le système nerveux, bien que ce système serve la jouissance en tant que dans le corps il appareille la prédation, ou mieux la jouissance de l’Umwelt pris en manière de proie, – qui de l’Umwelt donc ne figure pas le trait-pour-trait, comme on persiste à le rêver d’un résidu de veille philosophique, dont la traduction en « affect » marque le non-analysé.

Il est vrai que le travail (du rêve entre autres) se passe de penser, de calculer, voire de juger. Il sait ce qu’il a à faire. C’est sa définition : il suppose un « sujet », c’est Der Arbeiter.

Ce qui pense, calcule et juge, c’est la jouissance, et la jouissance étant de l’Autre, exige que l’Une, celle qui du sujet fait fonction, soit simplement castrée, c’est-à-dire symbolisée par la fonction imaginaire qui incarne l’impuissance, autrement dit par le phallus.

Il s’agit dans la psychanalyse d’élever l’impuissance (celle qui rend raison du fantasme) à l’impossibilité logique (celle qui incarne le réel). C’est-à-dire de compléter le lot des signes où (291)se joue le fatum humain. Il y suffit de savoir compter jusqu’à 4, les 4 où convergent les trois grandes opérations numériques, 2 et 2, 2 fois 2, 2 puissance 2.

L’Un pourtant que je situe du non-rapport, ne fait pas partie de ces 4, ce justement de n’en faire que l’ensemble. Ne l’appelons plus la monade, mais l’Un-dire en tant que c’est de lui que viennent à ex-sister ceux qui in-sistent dans la répétition, dont il faut trois pour la fonder (je l’ai dit ailleurs), ce qui va fort bien à isoler le sujet des 4, en lui soustrayant son inconscient.

C’est ce que l’année laisse en suspens, selon l’ordinaire de la pensée qui ne s’en excepte pas pour autant de la jouissance.

D’où apparaît que pensée ne procède que par voie d’éthique. Encore faut-il mettre l’éthique au pas de la psychanalyse.

L’Un-Dire, de se savoir l’Un-tout-seul, parle t-il seul ? Pas de dialogue, ai-je dit, mais ce pas-de-dialogue a sa limite dans l’interprétation, – par où s’assure comme pour le nombre le réel.

Il en résulte que l’analyse renverse le précepte de : bien faire et laisser dire, au point que le bien-dire satis-fasse, puisqu’il n’y a qu’à plus-en-dire que réponde le pas-assez.

Ce que la langue française illustre du dit : com-bien ? pour faire question de la quantité.

Disons que l’interprétation du signe rend sens aux effets de signification que la batterie signifiante du langage substitue au rapport qu’il ne saurait chiffrer.

Mais le signe en retour produit jouissance par le chiffre que permettent les signifiants : ce qui fait le d-és-ir du mathématicien, de chiffrer au-delà du jouis-sens.

Le signe est obsession qui cède, fait obcession (écrite d’un c) à la jouissance qui décide d’une pratique.

Je bénis ceux qui me commentent de s’affronter à la tourmente qui soutient une pensée digne, soit : pas contente d’être battue des sentiers du même nom.

Fasse ces lignes trace du bon-heur, leur sans le savoir.

 


[1]. Précisons : la monade, c’est donc l’Un qui se sait tout seul, point-de-réel du rapport vide ; la nade, c’est ce rapport vide insistant ; reste l’hénade inaccessible, l’Aleph0 de la suite des nombres entiers, par quoi deux qui l’inaugure symbolise dans la langue le sujet supposé du savoir.

 

1972 LACAN OU PIRE… NOTICE

1972-1973 Paru dans l’Annuaire EPHEP de l’École pratique des Hautes Études (Section sciences économiques et sociales), 1972-1973, pp. 287-291.

Chargé de conférences : Docteur Jacques Lacan.

 

(287)Titre d’un choix. D’autres s’… oupirent. Je mets à ne pas le faire mon honneur. Il s’agit du sens d’une pratique qui est la psychanalyse.

Je note que j’ai doublé ce séminaire, d’un autre s’intitulant du « savoir du psychanalyste », mené de l’air de sarcasme que m’inspirait Sainte-Anne où je faisais retour.

En quoi mon titre des Hautes-Études justifie-t-il qu’à Paris I-II dont j’étais l’hôte, j’aie parlé de l’Un, c’est ce qu’on eût pu me demander puisque ce fut tacite.

Que l’idée n’en soit venue à personne, tient à l’avance qu’on m’accorde dans le champ de la psychanalyse.

Ceux que je désigne de s’… oupirer, c’est à l’Un que ça les porte.

Au reste je ne faisais pas pensée de l’Un, mais à partir du dire qu’ « y a dl’Un », j’allais aux termes que démontre son usage, pour en faire psychanalyse.

Ce qui est déjà dans le Parménide, i.e. le dialogue de Platon, par une curieuse avant-garde. J’en ai indiqué la lecture à mes auditeurs, mais l’ont-ils faite ? je veux dire : l’ont-ils lu comme moi ? n’est pas indifférent au compte rendu présent.

La date du discours analytique indique d’appliquer sur un réel tel que le triangle arithmétique, mathématique par excellence, soit transmissible hors sens, l’analyse dont Frege engendre l’Un de l’ensemble vide, né de son temps –, soit où il glisse à l’équivoque du nom de nombre zéro, pour instaurer que zéro et un, ça fasse deux. D’où Cantor remet en question toute la série des nombres entiers et renvoie le dénombrable au premier infini, Aleph nommé, le premier Un autre à reporter du premier le tranchant : celui qui de fait le coupe du deux.

(288)C’est bien ce que Leibniz pressentait avec sa monade, mais que faute de la dépêtrer de l’être, il laissait dans la confusion plotinienne, celle qui profite à la défense et illustration du maître.

C’est où s’… oupirent les analystes qui ne peuvent se faire à être promus comme abjection à la place définie de ce que l’Un l’occupe de droit, avec cette aggravation que cette place est celle du semblant, soit là où l’être… fait la lettre, peut-on dire.

Comment se feraient-ils à ce que ce soit du côté de l’analysant que l’Un s’admette quoiqu’il y soit mis au travail (cf. plus loin) ?

Ce qu’ils supportent encore moins, c’est l’inébranlable de l’Un dans la science moderne, non que s’y maintienne l’univers, mais que la constance de l’énergie y fasse pivot au point que même les refus de l’univocité par la théorie des quantas ne réfutent pas cette constance unique, voire que la probabilité promeuve l’Un comme l’élément le plus près de la nature, ce qui est comique.

C’est que se faire être de l’abjection suppose l’analyste autrement enraciné dans une pratique qui joue d’un autre réel : celui-là même que c’est notre enjeu de dire.

Et c’est autre chose que la remarque que l’abjection dans le discours scientifique ait rang de vérité, pas moins. Ce, manifeste dès l’origine dans l’hystérie de Socrate, et dans les effets de la science, à revenir au jour plus tôt qu’on ne peut l’imaginer.

Mais que trouver à reprendre de l’au-moins-moi des analystes, quand c’est ce dont je tiens le coup ?

Pourquoi, de ce que votre fille soit muette, Freud a-t-il su rendre compte ? C’est de la complicité que nous venons de dire, celle de l’hystérie à la science. Au reste la question n’est pas de la découverte de l’inconscient, qui dans le symbolique a sa matière préformée, mais de la création du dispositif dont le réel touche au réel, soit ce que j’ai articulé comme le discours analytique.

Cette création ne pouvait se produire que d’une certaine tradition de l’Écriture, dont le joint est à sonder avec ce qu’elle énonce de la création.

Une ségrégation en résulte, contre quoi je ne suis pas, quoiqu’une formation qui s’adresse à tout homme, j’y préfère, même si, à suivre mes formules pas-toute femme elle n’inclut.

Ce non pas qu’une femme soit moins douée pour s’y soutenir, bien au contraire, et justement de ce qu’elle ne s’… oupire pas de l’Un, étant de l’Autre, à prendre les termes du Parménide.

À dire crûment la vérité qui s’inscrit des énoncés de Freud sur la sexualité, il n’y a pas de rapport sexuel.

(289)Cette formule fait sens de les résumer. Car si la jouissance sexuelle s’injecte si loin dans les relations de celui qui prend être de la parole, – car c’est cela l’être parlant –, n’est-ce pas qu’il n’a au sexe comme spécifiant un partenaire, aucun rapport quantifiable, dirais-je pour indiquer ce qu’exige la science (et ce qu’elle applique à l’animal).

Il n’est que trop concevable que l’idée universitaire embrouille ceci de le classer dans le pansexualisme.

Alors que si la théorie de la connaissance ne fut longtemps que métaphore des rapports de l’homme à la femme imaginée, c’est bien à s’y opposer que se situe le discours analytique. (Freud rejette Jung).

Que de l’inconsistance des dires antiques de l’amour, l’analyse ait la tâche de faire la critique, c’est ce qui résulte de la notion même de l’inconscient en tant qu’il s’avère comme savoir.

Ce que nous apporte l’expérience disposée de l’analyse, c’est que le moindre biais du texte des dits de l’analysant, nous donne une prise là-dessus plus directe que le mythe qui ne s’agrée que du générique dans le langage.

C’est revenir à l’état civil certes, mais pourquoi pas cette voie d’humilité ?

S’il y a solidarité, – et rien de plus à avancer –, entre le non-rapport des sexes et le fait qu’un être soit parlant, c’est là façon aussi valable que les errements de la conscience, de situer le supposé chef-d’œuvre de la vie, elle-même censée être idée reproductrice, quand aussi bien le sexe se lie à la mort.

Dès lors, c’est dans les nœuds du symbolique que l’intervalle situé d’un non-rapport est à repérer dans son orographie, laquelle de faire monde pour l’homme peut aussi bien se dire mur, et procédant de l’(a)mur.

D’où le mot d’ordre que je donne à l’analyste de ne pas négliger la discipline linguistique dans l’abord desdits nœuds.

Mais ce n’est pas pour qu’il esquive selon le mode qui du savoir dans le discours universitaire fait semblant, ce que dans ce champ cerné comme linguistique, il y a de réel.

Le signifiant Un n’est pas un signifiant entre autres, et il surmonte ce en quoi ce n’est que de l’entre-d’eux de ces signifiants que le sujet est supposable, à mon dire.

Mais c’est où je reconnais que cet Un-là n’est que le savoir supérieur au sujet, soit inconscient en tant qu’il se manifeste comme ex-sistant, – le savoir, dis-je, d’un réel de l’Un-tout-seul, tout-seul là où se dirait le rapport.

Sauf à ce que n’ait que zéro de sens le signifiant par quoi l’Autre s’inscrit d’au sujet être barré, S(A), j’écris ça.

(290)C’est pourquoi je nomme nades[1] les Uns d’une des séries latérales du triangle de Pascal. Cet Un se répète, mais ne se totalise pas de cette répétition : ce qui se saisit des riens de sens, faits de non-sens, à reconnaître dans les rêves, les lapsus, voire les « mots » du sujet pour qu’il s’avise que cet inconscient est le sien.

Sien comme savoir, et le savoir comme tel affecte sans doute.

Mais quoi ? c’est la question où l’on se trompe.

– Pas « mon » sujet (celui que j’ai dit il y a un moment : qu’il constitue dans son semblant, je disais sa lettre).

– L’âme non plus, ce que s’imaginent les imbéciles, au moins le laissent-ils croire quand on retrouve à les lire cette âme avec quoi l’homme pense, pour Aristote, l’âme que reconstruit un Uexküll,sous les espèces d’un Innenwelt qui de l’Umwelt est le trait-portrait.

Je dis, moi, que le savoir affecte le corps de l’être qui ne se fait être que de parole, ceci de morceler sa jouissance, de le découper par là jusqu’à en produire les chutes dont je fais le (a), à lire objet petit a, ou bien abjet, ce qui se dira quand je serai mort, temps où enfin l’on m’entendra, ou encore l’(a)cause première de son désir.

Ce corps n’est pas le système nerveux, bien que ce système serve la jouissance en tant que dans le corps il appareille la prédation, ou mieux la jouissance de l’Umwelt pris en manière de proie, – qui de l’Umwelt donc ne figure pas le trait-pour-trait, comme on persiste à le rêver d’un résidu de veille philosophique, dont la traduction en « affect » marque le non-analysé.

Il est vrai que le travail (du rêve entre autres) se passe de penser, de calculer, voire de juger. Il sait ce qu’il a à faire. C’est sa définition : il suppose un « sujet », c’est Der Arbeiter.

Ce qui pense, calcule et juge, c’est la jouissance, et la jouissance étant de l’Autre, exige que l’Une, celle qui du sujet fait fonction, soit simplement castrée, c’est-à-dire symbolisée par la fonction imaginaire qui incarne l’impuissance, autrement dit par le phallus.

Il s’agit dans la psychanalyse d’élever l’impuissance (celle qui rend raison du fantasme) à l’impossibilité logique (celle qui incarne le réel). C’est-à-dire de compléter le lot des signes où (291)se joue le fatum humain. Il y suffit de savoir compter jusqu’à 4, les 4 où convergent les trois grandes opérations numériques, 2 et 2, 2 fois 2, 2 puissance 2.

L’Un pourtant que je situe du non-rapport, ne fait pas partie de ces 4, ce justement de n’en faire que l’ensemble. Ne l’appelons plus la monade, mais l’Un-dire en tant que c’est de lui que viennent à ex-sister ceux qui in-sistent dans la répétition, dont il faut trois pour la fonder (je l’ai dit ailleurs), ce qui va fort bien à isoler le sujet des 4, en lui soustrayant son inconscient.

C’est ce que l’année laisse en suspens, selon l’ordinaire de la pensée qui ne s’en excepte pas pour autant de la jouissance.

D’où apparaît que pensée ne procède que par voie d’éthique. Encore faut-il mettre l’éthique au pas de la psychanalyse.

L’Un-Dire, de se savoir l’Un-tout-seul, parle t-il seul ? Pas de dialogue, ai-je dit, mais ce pas-de-dialogue a sa limite dans l’interprétation, – par où s’assure comme pour le nombre le réel.

Il en résulte que l’analyse renverse le précepte de : bien faire et laisser dire, au point que le bien-dire satis-fasse, puisqu’il n’y a qu’à plus-en-dire que réponde le pas-assez.

Ce que la langue française illustre du dit : com-bien ? pour faire question de la quantité.

Disons que l’interprétation du signe rend sens aux effets de signification que la batterie signifiante du langage substitue au rapport qu’il ne saurait chiffrer.

Mais le signe en retour produit jouissance par le chiffre que permettent les signifiants : ce qui fait le d-és-ir du mathématicien, de chiffrer au-delà du jouis-sens.

Le signe est obsession qui cède, fait obcession (écrite d’un c) à la jouissance qui décide d’une pratique.

Je bénis ceux qui me commentent de s’affronter à la tourmente qui soutient une pensée digne, soit : pas contente d’être battue des sentiers du même nom.

Fasse ces lignes trace du bon-heur, leur sans le savoir.

 


[1]. Précisons : la monade, c’est donc l’Un qui se sait tout seul, point-de-réel du rapport vide ; la nade, c’est ce rapport vide insistant ; reste l’hénade inaccessible, l’Aleph0 de la suite des nombres entiers, par quoi deux qui l’inaugure symbolise dans la langue le sujet supposé du savoir.

 

1973 LACAN POSTFACE AU 4 CONCEPTS

« Postface », publiée à la suite de la transcription par J.A. Miller du Séminaire de 1964 qu’il intitule : « Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse », Seuil, 1973, pp. 251-254.

1973-01-01 :      Postface au séminaire : « Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse » (4 p.)

(251)Ainsi se lira – ce bouquin je parie.

Ce ne sera pas comme mes Écrits dont le livre s’achète : dit-on, mais c’est pour ne pas le lire.

Ce n’est pas à prendre pour l’accident, de ce qu’ils soient difficiles. En écrivant Écrits sur l’enveloppe du recueil, c’est ce que j’entendais moi-même m’en promettre : un écrit à mon sens est fait pour ne pas se lire.

C’est que ça dit autre chose.

Quoi ? Comme c’est où j’en suis de mon présent dire, je prends ici cas de l’illustrer, selon mon usage.

 

Ce qu’on vient de lire, au moins est-ce supposé de ce que je le postface, n’est donc pas un écrit.

Une transcription, voilà un mot que je découvre grâce à la modestie de J. A. M, Jacques-Alain, Miller du nom : ce qui se lit passe-à-travers l’écriture en y restant indemne.

Or ce qui se lit, c’est de ça que je parle, puisque ce que je dis est voué à l’inconscient, soit à ce qui se lit avant tout.

Faut-il que j’insiste ? – Naturellement : puisque ici je n’écris pas. À le faire, je posteffacerais mon séminaire, je ne le postfacerais pas.

J’insisterai, comme il faut pour que ça se lise.

 

Mais j’ai encore à rendre à l’auteur de ce travail de m’avoir convaincu, – de m’en témoigner son cours durant –, que ce qui se lit de ce que je dis, ne se lit pas moins de ce que je le dise. L’accent à mettre étant sur le dire, car le je peut bien encore courir.

Bref qu’il pourrait y avoir profit pour ce qui est de faire consistant le discours (252)analytique, à ce que je me fie à ce qu’on me relise. Le mettre à l’heure de ma venue à l’École normale n’étant là que prendre note de la fin de mon désert.

 

On ne peut douter par le temps que j’y mis de ce que l’issue me déplaise que j’ai qualifiée de poubellication. Mais qu’on p’oublie ce que je dis au point d’y mettre le tour universitaire, vaut bien que j’en marque ici l’incompatibilité.

 

Poser l’écrit comme je le fais, qu’on remarque qu’à la pointe c’est acquis, voire qu’on en fera son statut. Y serais-je pour un peu, n’empêcherait pas que ce fut établi bien avant mes trouvailles, puisque après tout l’écrit comme pas-à-lire, c’est Joyce qui l’introduit, je ferais mieux de dire : l’intraduit, car à faire du mot traite au-delà des langues, il ne se traduit qu’à peine, d’être partout également peu à lire.

 

Moi cependant vu à qui je parle, j’ai à ôter de ces têtes ce qu’elles croient tenir de l’heure de l’école, dite sans doute maternelle de ce qu’on y possède à la dématernalisation : soit qu’on apprenne à lire en s’alphabêtissant. Comme si l’enfant à savoir lire d’un dessin que c’est la girafe, d’un autre que c’est guenon qui est à dire n’apprenait pas seulement que le G dont les deux s’écrivent, n’a rien à faire de se lire puisqu’il n’y répond pas.

Que ce qui se produit dès lors d’anorthographie ne soit jugeable qu’à prendre la fonction de l’écrit pour un mode autre du parlant dans le langage, c’est où l’on gagne dans le bricolage soit petit à petit, mais ce qui irait plus vite à ce qu’on sache ce qu’il en est.

Ça ne serait déjà pas mal que se lire s’entendît comme il convient, là où on a le devoir d’interpréter. Que ce soit la parole où ne se lise pas ce qu’elle dit, voilà pourtant ce dont l’analyste sursaute passé le moment où il se poussah, ah ! à se donner de l’écoute jusqu’à ne plus tenir debout.

 

Intention, défi on se défile, défiant on se défend, refoule, renâcle, tout lui sera bon pour ne pas entendre que le « pourquoi me mens-tu à me dire le vrai ? » de l’histoire qu’on dit juive de ce que c’y soit le moins bête qui parle n’en dit pas moins que c’est de n’être pas un livre de lecture que l’indicateur des chemins de fer est là le recours par quoi se lit Lemberg au lieu de Cracovie – ou bien encore que ce qui tranche en tout cas la question, c’est le billet que délivre la gare.

Mais la fonction de l’écrit ne fait pas alors l’indicateur, mais la voie même du chemin de fer. Et l’objet (a) tel que je l’écris c’est lui le rail par où en vient au plus-de-jouir ce dont s’habite, voire s’abrite la demande à interpréter.

 

Si du butinage de l’abeille je lis sa part dans la fertilité des plantes phanérogames, si j’augure du groupe plus ras-de-terre à se faire vol d’hirondelles la fortune des tempêtes, – c’est bien de ce qui les porte au signifiant de ce fait que je parle, que j’ai à rendre compte.

 

(253)Souvenir ici de l’impudence qu’on m’imputa pour ces écrits d’avoir du mot fait ma mesure. Une Japonaise en était hors-de-soi, ce dont je m’étonnai.

C’est que je ne savais pas, bien que propulsé, justement par ses soins, là où s’habite sa langue, que ce lieu pourtant je ne le tâtais que du pied. Je n’ai compris que depuis ce que le sensible y reçoit de cette écriture qui de l’on-yomi au Kunyomi répercute le signifiant au point qu’il s’en déchire de tant de réfractions, à quoi le journal le moindre, le panonceau au carrefour satisfont et appuient. Rien n’aide autant à refaire des rayons qui ruissellant d’autant de vannes, ce qui de la source par Amaterasu vint au jour.

C’est au point que je me suis dit que l’être parlant par là peut se soustraire aux artifices de l’inconscient qui ne l’atteignent pas de s’y fermer. Cas-limite à me confirmer.

 

Vous ne comprenez pas stécriture. Tant mieux, ce vous sera raison de l’expliquer. Et si ça reste en plan, vous en serez quitte pour l’embarras. Voyez, pour ce qui m’en reste, moi j’y survis.

 

Encore faut-il que l’embarras soit sérieux pour que ça compte. Mais vous pouvez pour ça me suivre : n’oubliez pas que j’ai rendu ce mot à son sort dans mon séminaire sur l’angoisse, soit l’année d’avant ce qui vient ici. C’est vous dire qu’on ne s’en débarrasse si facilement que de moi.

 

En attendant que l’échelle vous soit propice de ce qui se lit ici : je ne vous y fais pas monter pour en redescendre.

Ce qui me frappe quand je relis ce qui fut ma parole c’est la sûreté qui me préserva de faire bêtise au regard de ce qui me vint depuis.

Le risque à chaque fois me paraît entier et c’est ce qui me fait fatigue. Que J. A. M. me l’ait épargné, me laisse à penser que ce ne sera rien pour vous, mais aussi bien me fait croire que si j’en réchappe, c’est que d’écrit j’ai plus que je n’écrois.

 

Rappelons pour nous qui nous écroyons moins qu’au Japon, ce qui s’impose du texte de la Genèse, c’est que d’ex nihilo rien ne s’y crée que du signifiant. Ce qui va de soi puisqu’en effet ça ne vaut pas plus.

L’inconvénient est qu’en dépende l’existence, soit ce dont seul le dire est témoin.

Que Dieu s’en prouve eût dû depuis longtemps le remettre à sa place. Soit celle dont la Bible pose que ce n’est pas mythe, mais bien histoire, on l’a marqué, et c’est en quoi l’évangile selon Marx ne se distingue pas de nos autres.

L’affreux est que le rapport dont se fomente toute la chose, ne concerne rien que la jouissance et que l’interdit qu’y projette la religion faisant partage avec la panique dont procède à cet endroit la philosophie, une foule de substances en surgissent comme substituts à la seule propre, celle de l’impossible à ce qu’on en parle, d’être le réel.

(254)Cette « stance-par-en-dessous » ne se pourrait-il qu’elle se livrât plus accessible de cette forme pour où l’écrit déjà du poème fait le dire le moins bête ?

Ceci ne vaut-il pas la peine d’être construit, si c’est bien ce que je présume de terre promise à ce discours nouveau qu’est l’analyse ?

Non pas que puisse s’en attendre jamais ce rapport dont je dis que c’est l’absence qui fait l’accès du parlant au réel.

Mais l’artifice des canaux par où la jouissance vient à causer ce qui se lit comme le monde, voilà, l’on conviendra, ce qui vaut que ce qui s’en lit, évite l’onto-, Toto prend note, l’onto-, voire l’ontotautologie.

Pas moins qu’ici.

 

Le 1er janvier 1973.

 

1974 LACAN  Préface à L’éveil du printemps

Texte paru dans le programme du Festival d’automne, À propos de l’éveil du printemps, traduction de François Régnault, Paris, Christian Bourgois éditeur, 1974, pp. 7-10.

1974-09-01 :      Préface à L’éveil du printemps (3 p.)

(7)Ainsi un dramaturge aborde en 1891 l’affaire de ce qu’est pour les garçons, de faire l’amour avec les filles, marquant qu’ils n’y songeraient pas sans l’éveil de leurs rêves.

Remarquable d’être mis en scène comme tel : soit pour s’y démontrer ne pas être pour tous satisfaisant, jusqu’à avouer que si ça rate, c’est pour chacun.

Autant dire que c’est du jamais vu.

Mais orthodoxe quant à Freud, – j’entends : ce que Freud a dit.

Cela prouve du même coup que même un hanovrien (car j’en ai d’abord, il faut que je l’avoue, inféré que Wedekind était juif), que même un hanovrien, dis-je et n’est-ce pas beaucoup dire ?, est capable de s’en aviser. De s’aviser qu’il y a un rapport du sens à la jouissance.

Que cette jouissance soit phallique, c’est l’expérience qui en répond.

Mais Wedekind, c’est une dramaturgie. Quelle place lui donner ? Le fait est que nos juifs (freudiens) s’y intéressent, on en trouvera l’attestation dans ce programme.

(8)Il faut dire que la famille Wedekind avait plutôt roulé sa bosse à travers le monde, participant d’une diaspora, celle-ci idéaliste : d’avoir dû quitter la terre mère pour échec d’une activité « révolutionnaire ». Est-ce là ce qui fit à Wedekind, je parle de notre dramaturge, s’imaginer d’être de sang juif ? Au moins son meilleur ami en témoigne-t-il.

Ou bien est-ce une affaire d’époque, puisque le dramaturge à la date que j’ai notée, anticipe Freud et largement ?

Puisqu’on peut dire qu’à ladite date, Freud cogite encore l’inconscient, et que pour l’expérience qui en instaure le régime, il ne l’aura pas même à sa mort mise encore sur ses pieds.

Ça devait me rester de le faire avant que quelque autre m’en relève (pas plus juif peut-être que je ne le suis).

Que ce que Freud a repéré de ce qu’il appelle la sexualité, fasse trou dans le réel, c’est ce qui se touche de ce que personne ne s’en tirant bien, on ne s’en soucie pas plus.

C’est pourtant expérience à portée de tous. Que la pudeur désigne : du privé. Privé de quoi ? justement de ce que le pubis n’aille qu’au public, où il s’affiche d’être l’objet d’une levée de voile.

Que le voile levé ne montre rien, voilà le principe de l’initiation (aux bonnes manières de la société, tout au moins).

J’ai indiqué le lien de tout cela au mystère du langage et au fait que ce soit à proposer l’énigme que se trouve le sens du sens.

Le sens du sens est qu’il se lie à la jouissance du garçon comme interdite. Ce non pas certes pour interdire le rapport dit sexuel, mais pour le figer dans le non-rapport qu’il vaut dans le réel.

(9)Ainsi fait fonction de réel, ce qui se produit effectivement, le fantasme de la réalité ordinaire. Par quoi se glisse dans le langage ce qu’il véhicule : l’idée de tout à quoi pourtant fait objection la moindre rencontre du réel.

Pas de langue qui ne s’en force, non sans en geindre de faire comme elle peut, à dire « sans exception » ou à se corser d’un numéral. Il n’y a que dans les nôtres, de langues, que ça roule bille en tête, le tout, – le tout et à toi, si j’ose dire.

Moritz, dans notre drame, parvient pourtant à s’excepter, en quoi Melchior le qualifie de fille. Et il a bien raison : la fille n’est qu’une et veut le rester, ce qui dans le drame passe à l’as.

Reste qu’un homme se fait. L’homme à se situer de l’Un-entre-autres, à s’entrer entre ses semblables.

Moritz, à s’en excepter, s’exclut dans l’au-delà. Il n’y a que là qu’il se compte : pas par hasard d’entre les morts, comme exclus du réel. Que le drame l’y fasse survivre, pourquoi pas ? si le héros y est mort d’avance.

C’est au royaume des morts que « les non-dupes errent », dirais-je d’un titre que j’illustrais.

Et c’est pour cela que je n’errerai pas plus longtemps à suivre à Vienne dans le groupe de Freud, les gens qui déchiffrent à l’envers les signes tracés par Wedekind en sa dramaturgie. Sauf peut-être à les reprendre de ce que la reine pourrait bien n’être sans tête qu’à ce que le roi lui ait dérobé la paire normale, de têtes, qui lui reviendrait.

N’est-ce pas à les lui restituer (de supposer face cachée) que sert ici l’Homme dit masqué. Celui-là, qui fait la fin du drame, et pas seulement du rôle que Wedekind lui réserve, de sauver Melchior des prises de Moritz, mais de ce que Wedekind le dédie à sa fiction, tenue pour nom propre.

(10)J’y lis pour moi ce que j’ai refusé expressément à ceux qui ne s’autorisent que de parler d’entre les morts : soit de leur dire que parmi les Noms-du-Père, il y a celui de l’Homme masqué.

Mais le Père en a tant et tant qu’il n’y en a pas Un qui lui convienne, sinon le Nom de Nom de Nom. Pas de Nom qui soit son Nom-Propre, sinon le Nom comme ex-sistence.

Soit le semblant par excellence. Et « l’Homme masqué » dit ça pas mal.

Car comment savoir ce qu’il est s’il est masqué, et ne porte-t-il pas masque de femme, ici l’acteur ?

Le masque seul ex-sisterait à la place de vide où je mets La femme. En quoi je ne dis pas qu’il n’y ait pas de femmes.

La femme comme version du Père, ne se figurerait que de Père-version.

Comment savoir si, comme le formule Robert Graves, le Père lui-même, notre père éternel à tous, n’est que Nom entre autres de la Déesse blanche, celle à son dire qui se perd dans la nuit des temps, à en être la Différente, l’Autre à jamais dans sa jouissance, – telles ces formes de l’infini dont nous ne commençons l’énumération qu’à savoir que c’est elle qui nous suspendra, nous.

Jacques Lacan

le 1er septembre 1974.

 

1975 LACAN  Introduction à la publication de RSI 1975-03-00 :      Introduction à la publication de RSI (1 p.)

Présentation de R.S.I., séminaire XXII, 1974-1975, Ornicar ?, 1975, n° 2, pp. 88.

Une gageure qui est celle de mon enseignement, pourquoi ne pas la tenir à l’extrême, en ceci que quelque part note en a été prise, et ne pas l’imprimer telle quelle ?

L’hésitation n’y est pas forcément mienne. Mon rapport au public composite qui m’écoute la motive amplement.

Que je témoigne d’une expérience laquelle j’ai spécifié d’être analytique et la mienne, y est supposée pour vérace.

Voir ou cette expérience me conduit par son énoncé, à valeur de contrôle (je sais les mots que j’emploie).

Les « catégories » du symbolique, de l’imaginaire et du réel sont ici mises à l’épreuve d’un testament. Qu’elles impliquent trois effets pour leur nœud, si celui-ci s’est découvert à moi ne pouvoir se soutenir que de la relation borroméenne, ce sont effet de sens, effet de jouissance et effet… que j’ai dit de non-rapport à le spécifier de ce qui semble suggérer le plus l’idée de rapport, à savoir le sexuel.

Il est clair que ces effets sont applications de mes catégories elles-mêmes : lesquelles peuvent être futiles même si elles semblent bien être inhérentes à la « pensée ».

J’explique dans la mesure de mes moyens ce que le nœud, et un nœud tel que la mathématique s’y est encore peu vouée, peut ajouter de consistance à ses effets. On remarquera que pourtant laisser la dite consistance au ras de l’imaginaire prend ici valeur de la distinguer dans une triade qui garde sens, même à démontrer que le réel s’en exclut.

C’est le type de problème qu’à chaque tournant je retrouve (sans le chercher, c’est le cas de le dire).

Mais la mesure même des effets que je dis ne peut que moduler mon dire. Qu’on y ajoute la fatigue de ce dire lui-même, ne nous allège pas du devoir d’en rendre compte : au contraire.

Une note en marge, comme page 97, peut être nécessitée pour compléter un circuit élidé au séminaire. Ce n’est pas le fignolage qui est ici « futile », mais, comme je le souligne, le mental même, si tant est que ça ex-siste.

Lacan.

1976 LACAN BENOÎT JACQUOT

Publié dans le Nouvel Observateur, dans la rubrique « OPINION » page 594. En-tête de l’article : « L’auteur des Écrits parle rarement de cinéma. Le film de Benoît Jacquot [« Faire mouche ».], que Jean-Louis Bory analyse ci-dessus, lui a donné envie de le faire ». 1976-03-29

Ce que j’admire, c’est de ne même pas avoir envie de relire le récit dont ce film se fonde : un roman inachevé de Dostoïevski dont c’est de la lecture de Safouan que Benoît Jacquot a pris l’idée. Pourtant j’irais à l’historiette, que tout le monde sait : à savoir que Dostoïevski c’est de la petite fille qu’il se tracassait je passe sur ce la sans discussion, puisque pour lui c’est un fantasme et même érotique.

Érotique d’habitude en effet, le fantasme fonde le vraisemblable, l’apparentement à la vérité. Benoît Jacquot ayant du talent en fait le vrai tout court. Car c’est en cela que consiste le talent : « faire mouche ».

Où que ce soit : ici le cinéma.

Son coup d’essai se distingue d’être coup de maître. Je n’ai pas besoin pour dire cela d’une compétence « technique ». (Je m’en remets pour cela à d’autres dont je ne manque pas).

Que je sois touché par ce film, je suis capable de le savoir. Moi, le vulgaire, je suis juge. Sans appel.

On dit qu’un art est fait pour plaire : c’est sa définition, mais ça ne suffit pas au cinéma : il y faut être convaincant. En quoi il relaie le drame.

Ce pour quoi l’économie des moyens s’impose : des moyens de convaincre.

Qu’on me pardonne de faire le critique (que je ne suis pas). C’est comme public que je tranche sur les chipotages.

Benoît Jacquot a gagné.

Ce qui ne se fait pas tout seul.

D’abord il a fait le scénario.

Et puis il a choisi d’autres personnes dont le nom se lit sur le « générique » du film : il a su les choisir.

Anna Karina allait de soi. Mais il y en a d’autres : Gunnar Larsen, Joël Bion qui joue le héros lui doivent quelque chose.

Bien d’autres acteurs dont un certain chef d’orchestre que j’ai trouvé inoubliable. Que me pardonnent ceux que je ne nomme pas.

Je ne veux que rendre compte du travail de Benoît Jacquot tel que je l’ai apprécié.

Il a trouvé la petite fille qu’il fallait : à lui de révéler comment. Mais il me l’a dit. Il l’a trouvée convaincante pour lui, la meilleure façon d’opérer pour ce qui convaincra tout le monde – quand on est doué.

Il faut dire que quand on est une petite fille, on « joue », sans se forcer, ce qu’on est fait pour jouer : la passion. Mais pour que ça passe, il faut être douée. Douée sur douée, cela nécessite une rencontre.

Tout ça ne suffit pas à faire un film.

Comme « composition » de la musique et des images, je le tiens, ce film fait, pour un chef-d’œuvre.

D’abord le cadrage des prises de vues : formidable. Même quand ça dure. C’est même ça le plus formidable : ça dure juste le temps qu’il faut. Faites-en l’expérience.

Je vais trahir quelque chose : y eût-il un acteur à lire son rôle, il n’y a que ma femme à s’en être aperçu. Elle en connaît un bout. Je donne là occasion d’une recherche. Mais c’est si convaincant que vous oublierez de la faire.

Pour la musique Haydn et Mozart sont là vivants. Mais c’est le cubage de tout et sa vigueur qui vous frapperont.

Pour le jaspinage, le style de l’œuvre impose qu’on parle d’argent de la bonne façon, des boutiquiers comme il convient. Occasion de voir que ce qui tourmente l’artiste c’est de devenir boutiquier. Au point que c’est mieux qu’il le rate : ce à quoi le héros réussit.

Mais Benoît Jacquot brouille si bien la trace qui serait suspecte de psychanalytisme que vous ne vous apercevrez pas que le héros est tordu de là. C’est le comble du convaincant que de ne pas permettre l’interprétation. Le musicien enfin n’assassine que lui-même : mais ça vous échappera.

Comment Benoît Jacquot arrivera-t-il à ce que son film prochain tienne le coup de celui-ci, je me le demande.

1976 LACAN Note liminaire à la présentation de « La scission de 1953 »

(1 p.) Parue dans « La scission de 1953 » (supplément à Ornicar ?) 1976, n° 7, p.3.

 

(3)J’ai gagné sans doute. Puisque j’ai fait entendre ce que je pensais de l’inconscient, principe de la pratique.

Je ne vais pas le dire là. Parce que tout ce qui est publié ici, notamment de ma plume, me fait horreur.

Au point que j’ai cru l’avoir oublié, ce dont celui qui m’édite témoignera.

Ne plus vouloir y penser n’est pas l’oubli, hélas.

Le débile, soumis à la psychanalyse, devient toujours une canaille. Qu’on le sache.

 

Jacques Lacan

 

Ce 11.X. 76

1976 LACAN Préface à l’édition anglaise des Écrits

Ornicar ?, 1977, n° 12/13, pp. 124-126.

1976-05-17 :

 

(124)Quand l’esp d’un laps, soit puisque je n’écris qu’en français : l’espace d’un lapsus, n’a plus aucune portée de sens (ou interprétation), alors seulement on est sûr qu’on est dans l’inconscient. On le sait, soi.

Mais il suffit que s’y fasse attention pour qu’on en sorte. Pas d’amitié n’est là qui cet inconscient le supporte.

Resterait que je dise une vérité. Ce n’est pas le cas : je la rate. Il n’y a pas de vérité qui, à passer par l’attention, ne mente.

Ce qui n’empêche pas qu’on courre après.

Il y a une certaine façon de balancer stembrouille qui est satisfaisante pour d’autres raisons que formelles (symétrie par exemple). Comme satisfaction, elle ne s’atteint qu’à l’usage, à l’usage d’un particulier. Celui qu’on appelle dans le cas d’une psychanalyse (psych =, soit fiction d’-) analysant. Question de pur fait : des analysants, il y en a dans nos contrées. Fait de réalité humaine, ce que l’homme appelle réalité.

Notons que la psychanalyse a, depuis qu’elle ex-siste, changé. Inventée par un solitaire, théoricien incontestable de l’inconscient (qui n’est ce qu’on croit, je dis : l’inconscient, soit réel, qu’à m’en croire), elle se pratique maintenant en couple. Soyons exact, le solitaire en a donné l’exemple. Non sans abus pour ses disciples (car disciples, ils n’étaient que du fait que lui, ne sût pas ce qu’il faisait).

Ce que traduit l’idée qu’il en avait : peste, mais anodine là où il croyait la porter, le public s’en arrange.

Maintenant, soit sur le tard, j’y mets mon grain de sel : fait d’hystoire, autant dire d’hystérie : celle de mes collègues en l’occasion, cas infime, mais où je me trouvais pris d’aventure pour m’être intéressé à quelqu’un qui m’a fait glisser jusqu’à eux de m’avoir imposé Freud, l’Aimée de mathèse.

(125)J’eusse préféré oublier ça : mais on n’oublie pas ce que le public vous rappelle.

Donc il y a l’analyste à compter dans la cure. Il ne compterait pas, j’imagine, socialement, s’il n’y avait Freud à lui avoir frayé la voie. Freud, dis-je, pour le nommer lui. Car nommer quelqu’un analyste, personne ne peut le faire et Freud n’en a nommé aucun. Donner des bagues aux initiés, n’est pas nommer. D’où ma proposition que l’analyste ne s’hystorise que de lui-même : fait patent. Et même s’il se fait confirmer d’une hiérarchie.

Quelle hiérarchie pourrait lui confirmer d’être analyste, lui en donner le tampon ? Ce qu’un Cht me disait, c’est que je l’étais, né. Je répudie ce certificat : je ne suis pas un poète, mais un poème. Et qui s’écrit, malgré qu’il ait l’air d’ être sujet.

La question reste de ce qui peut pousser quiconque, surtout après une analyse, à s’hystoriser de lui-même.

Ça ne saurait être son propre mouvement puisque sur l’analyste, il en sait long, maintenant qu’il a liquidé, comme on dit, son transfert-pour. Comment peut-il lui venir l’idée de prendre le relais de cette fonction ?

Autrement dit y a-t-il des cas où une autre raison vous pousse à être analyste que de s’installer, c’est-à-dire de recevoir ce qu’on appelle couramment du fric, pour subvenir aux besoins de vos à-charge, au premier rang desquels vous vous trouvez vous-même, – selon la morale juive (celle où Freud en restait pour cette affaire).

Il faut avouer que la question (la question d’une autre raison) est exigible pour supporter le statut d’une profession, nouvelle-venue dans l’hystoire. Hystoire que nous ne disons pas éternelle parce que son aetas n’est sérieux qu’à se rapporter au nombre réel, c’est-à-dire au sériel de la limite.

Pourquoi dès lors ne pas soumettre cette profession à l’épreuve de cette vérité dont rêve la fonction dite inconscient, avec quoi elle tripote ? Le mirage de la vérité, dont seul le mensonge est à attendre (c’est ce qu’on appelle la résistance en termes polis) n’a d’autre terme que la satisfaction qui marque la fin de l’analyse.

Donner cette satisfaction étant l’urgence à quoi préside l’analyse, interrogeons comment quelqu’un peut se vouer à satisfaire ces cas d’urgence.

(126)Voilà un aspect singulier de cet amour du prochain mis en exergue par la tradition judaïque. Même à l’interpréter chrétiennement, c’est-à-dire comme jean-f. trerie hellénique, ce qui se présente à l’analyste est autre chose que le prochain : c’est le tout-venant d’une demande qui n’a rien à voir avec la rencontre (d’une personne de Samarie propre à dicter le devoir christique). L’offre est antérieure à la requête d’une urgence qu’on n’est pas sûr de satisfaire, sauf à l’avoir pesée.

D’où j’ai désigné de la passe cette mise à l’épreuve de l’hystorisation de l’analyse, en me gardant cette passe, de l’imposer à tous parce qu’il n’y a pas de tous en l’occasion, mais des épars désassortis. Je l’ai laissée à la disposition de ceux qui se risquent à témoigner au mieux de la vérité menteuse.

Je l’ai fait d’avoir produit la seule idée concevable de l’objet, celle de la cause du désir, soit de ce qui manque.

Le manque du manque fait le réel, qui ne sort que là, bouchon. Ce bouchon que supporte le terme de l’impossible, dont le peu que nous savons en matière de réel, montre l’antinomie à toute vraisemblance.

Je ne parlerai de Joyce où j’en suis cette année, que pour dire qu’il est la conséquence la plus simple d’un refus combien mental d’une psychanalyse, d’où est résulté que dans son œuvre, il l’illustre. Mais je n’ai fait encore qu’effleurer ça, vu mon embarras quant à l’art, où Freud se baignait non sans malheur.

Je signale que comme toujours les cas d’urgence m’empêtraient pendant que j’écrivais ça.

J’écris pourtant, dans la mesure où je crois le devoir, pour être au pair avec ces cas, faire avec eux la paire.

 

Paris, ce 17.V.76.

 

1977 LACAN OUVERTURE A LA SECTION CLINIQUE 

Ce texte est paru dans Ornicar ?, n° 9, 1977, pp 7-14.

 1977-01-05 :      

(7)Qu’est-ce que la clinique psychanalytique ? Ce n’est pas compliqué. Elle a une base – C’est ce qu’on dit dans une psychanalyse.

 

En principe, on se propose de dire n’importe quoi, mais pas de n’importe où – de ce que j’appellerai pour ce soir le dire-vent analytique. Ce vent a bien sa valeur – quand on vanne, Il y a des choses qui s’envolent. On peut aussi se vanter, se vanter de la liberté d’association, ainsi nommée.

 

Qu’est-ce que ça veut dire, la liberté d’association ? – alors qu’on spécule au contraire sur ceci, que l’association n’est absolument pas libre. Certes, elle a un petit jeu, mais on aurait tort de vouloir l’étendre jusqu’au fait qu’on soit libre. Qu’est-ce que veut dire l’inconscient, sinon que les associations sont nécessaires ? Le dit ne se socie pas à l’aventure. Ce sur quoi nous comptons, c’est que le dit se socie – chaque fois qu’il ne se dissocie pas, ce qui après tout est concevable, mais ce n’est certainement pas d’être dissocié qu’il est libre. Rien de plus nécessaire que l’état de dissociation quand on se l’imagine régir ce qu’on appelle le rapport à l’extérieur.

 

J’ai dit l’extérieur. On veut que cet extérieur soit un monde. Or la présupposition du monde n’est pas tout à fait fondée, le monde est plus émondé qu’on ne pense. Il est cosmographié.

 

Le mot cosmos a bien son sens. Il l’a conservé, Il porte sa trace dans divers modes dont nous parlons du cosmos, on parle de cosmétiques… Le cosmos, c’est ce qui est beau. C’est ce qui est fait beau – par quoi ? en principe par ce que nous appelons la raison. Mais la raison n’a rien à faire dans le « faire beau » qui est une affaire liée à l’idée de corps glorieux, laquelle s’imagine du symbolique rabattu sur l’imaginaire. Mais c’est un court-circuit. Il faut Erwin Rhode pour se rendre compte de cette sorte de débilité mentale d’où naissent ces mômeries. C’est avec ça qu’on fait les momies. Preuve que cette incroyable croyance que le corps dure toujours sous forme d’âme, est enracinée depuis très longtemps.

 

(8)Tout ça est très contemporain de ce que nous appelons le savoir. C’est de l’inconscient qu’il s’agit. Et ça n’est pas brillant – il faut faire un effort pour ne pas croire qu’on est immortel. Voyez ce que j’ai radiophoné là-dessus dans Scilicet, où je me suis rhodé.

 

Alors, il faut cliniquer. C’est-à-dire, se coucher. La clinique est toujours liée au lit – on va voir quelqu’un couché. Et on n’a rien trouvé de mieux que de faire se coucher ceux qui s’offrent à la psychanalyse, dans l’espoir d’en tirer un bienfait, lequel n’est pas couru d’avance, il faut le dire. Il est certain que l’homme ne pense pas de la même façon couché ou debout, ne serait-ce que du fait que c’est en position couchée qu’il fait bien des choses, l’amour en particulier, et l’amour l’entraîne à toutes sortes de déclarations. Dans la position couchée, l’homme a l’illusion de dire quelque chose qui soit du dire, c’est-à-dire qui importe dans le réel.

 

La clinique psychanalytique consiste dans le discernement de choses qui importent et qui seront massives dès qu’on en aura pris conscience. L’inconscience où on en est quant à ces choses qui importent, n’a absolument rien à faire avec l’inconscient, qu’avec le temps j’ai cru devoir désigner de l’une-bévue. Il ne suffit pas du tout que l’on ait soupçon de son inconscient pour qu’il recule – ce serait trop facile. Ça ne veut pas dire que l’inconscient nous guide bien.

 

Une bévue a-t-elle besoin d’être expliquée ? Certainement pas. Simplement, la psychanalyse suppose que nous sommes avertis du fait qu’une bévue est toujours d’ordre signifiant. Il y a une bévue quand on se trompe de signifiant. Un signifiant est toujours d’un ordre plus compliqué qu’un simple signe. Ce n’est pas parce qu’un signifiant s’écrit en signe que c’est moins vrai. Une flèche par exemple désignant l’orientation, c’est un signe, mais ce n’est pas un signifiant. En s’écrivant, un signifiant se réduit dans la portée de ce qu’il signifie. Ce qu’il signifie a en effet à peu près n’importe quel sens dans une langue donnée. Pour mesurer l’affaire, prenez par exemple le sens du mot devoir en français – doit et avoir, le devoir entendu au sens des mœurs, le dû,… Quel sens donner à ce que Freud a avancé dans sa Traumdeutung, où il l’a mijoté son inconscient ? – sinon qu’il y a des mots qui là se représentent comme ils peuvent ?

 

Je dois dire que, bien qu’on ait voulu nous faire de Freud un écrivain, la Traumdeutung est excessivement confuse. C’est même tellement confus qu’on ne peut pas dire que ça soit lisible. J’aimerais savoir si quelqu’un l’a vraiment lue de bout en bout. Moi, par devoir, je m’y suis obligé. En tout cas, traduit en français, ça n’a pas les mêmes qualités qu’en allemand. En Allemand (9)ça se tient, mais ça ne rend pas pour autant plus claire la notion d’inconscient, de l’Unbewusst.

 

Vous connaissez le schéma. Il y a la Wahrnehmung au début – c’est ce qui sert en allemand à désigner la perception – et puis quelque chose passe, fait des progrès, il y a différentes couches deWahrnehmung, à la suite de quoi Il y a l’UBW, l’inconscient, et après ça, le Vorbewusst, le préconscient, et de là, ça passe à la conscience, Bewusstsein. Eh bien, je dirai que, jusqu’à un certain point, j’ai remis sur pied ce que dit Freud. Si j’ai parlé de « retour à Freud », c’est pour qu’on se convainque d’à quel point c’est boiteux. Et il me semble que l’idée de signifiant explique tout de même comment ça marche.

 

Le signifiant ne signifie absolument rien. C’est comme ça que de Saussure a exprimé la chose – il a parlé d’arbitraire, et en effet il n’y a aucune espèce de lien entre un signifiant et un signifié, il y a seulement une sorte de dépôt, de cristallisation qui se fait, et qu’on peut aussi bien qualifier d’arbitraire que de nécessaire, au sens ou Benveniste agitait ce mot. Ce qui est nécessaire, c’est que le mot ait un usage, et que cet usage soit cristallisé, cristallisé par ce brassage qu’est la naissance d’une nouvelle langue. Il se trouve que, on ne sait pas comment, il y a un certain nombre de gens qui à la fin en font usage. Qu’est-ce qui détermine l’usage qu’on fait d’une langue ?

 

C’est un fait qu’il y a cette chose que, reprenant un terme de Freud, j’appelle condensation. Ce qui est curieux, c’est que la condensation laisse la place au déplacement. Ce qui est contigu n’élimine pas la glissade, c’est-à-dire la continuité. La Traumdeutung ce n’est pas du tout ce qu’on s’imagine. On a traduit ça La Science des Rêves ; depuis, une dame a corrigé Meyerson, et a appelé çaL’interprétation des Rêves. Mais en réalité, ce dont il s’agit, c’est de la Deutungbedeuten ne fait là que redoubler la bévue, et en effet, pour ce qui est de la référence, on sait bien que la bévue est coutumière. Deuten veut dire le sens, c’est ce qui de-veut-dire. Ces petits jeux entre le français et l’allemand servent à élasticiser le bavardage, mais le bavardage garde toute sa colle.

 

La langue, à peu près quelle qu’elle soit, c’est du chewing-gum. L’inouï, c’est qu’elle garde ses trucs. Ils sont rendus indéfinissables du fait de ce qu’on appelle le langage, et c’est pourquoi je me suis permis de dire que l’inconscient était structuré comme un langage. La linguistique – l’ex-sistence du signifiant dans la linguistique – un psychanalyste ne peut pas ne pas en tenir compte, mais elle laisse échapper comment la vérité se maintient à ce (10)qu’il faut bien dire être sa place, sa place topologique – raison pourquoi je me suis permis de parler de tores, dans un temps.

 

L’inconscient donc n’est pas de Freud, il faut bien que je le dise, il est de Lacan. Ça n’empêche pas que le champ, lui, soit freudien.

 

Le rêve diffère, différeud, de différencier de façon non manifeste certes, et tout à fait énigmatique – il suffit de voir la peine que Freud se donne – ce qu’il faut bien appeler une demande et un désir. Le rêve demande des choses, mais là encore, la langue allemande ne sert pas Freud, car il ne trouve pas d’autre moyen de la désigner que de l’appeler un souhait, Wunsch qui est en somme entre demande et désir.

 

Pour chacun, on ne sait par quelle voie, quelque chose chemine de ces premiers propos entendus, qui fait que chacun a son inconscient. Freud avait donc raison, mais on ne peut pas dire que l’inconscient soit par lui vraiment isolé, isolé comme je le fais par la fonction que j’ai appelée du symbolique, et qui est pointée dans la notion de signifiant.

 

Supposer que la clinique psychanalytique, c’est ça, indique une direction à ceux qui s’y consacrent. Il faut trancher -l’inconscient, est-ce oui ou non ce que j’ai appelé à l’occasion du bla-bla ? Il est difficile de nier que Freud, tout au long de La Science des Rêves, ne parle que de mots, de mots qui se traduisent. Il n’y a que du langage dans cette élucubration de l’inconscient. Il fait de la linguistique sans le savoir, sans en avoir la moindre idée. Il va même à se demander si le rêve a une façon d’exprimer la négation. Il dit d’abord que non, s’agissant des relations logiques, et il dit après que le rêve trouve quand même un truc pour désigner la négation. Le non dans le rêve existe-t-il ? Question que Freud laisse en suspens, sur laquelle il se contredit, c’est certain. Cela ne suffit pas pour que nous le chopions là-dessus, mais il reste très frappant que la clinique psychanalytique ne soit pas plus assurée. Pourquoi ne demande-t-on pas raison au psychanalyste de la façon dont il se dirige dans ce champ freudien ?

 

Évidemment, je ne suis pas chaud-chaud ce soir pour dire que quand on fait de la psychanalyse, on sait où on va. La psychanalyse, comme toutes les autres activités humaines, participe incontestablement de l’abus. On fait comme si on savait quelque chose. Il n’est pourtant pas si sûr que ça que l’hypothèse de l’inconscient ait plus de poids que l’existence du langage.

 

Voilà ce que je voulais dire ce soir.

 

Je propose que la section qui s’intitule à Vincennes « de (11)la clinique psychanalytique » soit une façon d’interroger le psychanalyste, de le presser de déclarer ses raisons.

 

Que ceux qui trouvent un bout à dire sur ce que j’ai avancé ce soir le déclarent.

 

 

QUESTIONS ET RÉPONSES

 

 

MARCEL CZERMAK – Dans le petit papier que vous avez rédigé à destination de cette Section clinique, vous écrivez que la clinique « est le réel en tant qu’il est l’impossible à supporter ».

 

JACQUES LACAN – J’ai écrit ça, et je ne renie pas les choses que j’ai écrites. Ça m’entraînerait à des complications.

 

M. C. – Mais elle est également prise dans une dialectique de parole, et ce n’est pas sans relation avec la vérité.

 

J. L. – Le plus stupéfiant est que Freud n’y croit jamais, que quiconque lui dise la vérité. Il suffit de lire la Traumdeutung pour s’apercevoir que la vérité, il ne croit jamais qu’il puisse l’atteindre. Dire que la vérité est liée à ces sortes de nœuds, à ces chaînes que je fais, explique précisément le côté éperdu de cette recherche dans la Traumdeutung de ce qui est vraiment la vérité. La vérité n’est pas sans rapport avec ce que j’ai appelé le réel, mais c’est un rapport lâche. La façon la plus claire dont se manifeste la vérité, c’est le mensonge – il n’y a pas un analysant qui ne mente à jet continu, jusque dans sa bonne volonté de tomber juste dans les carreaux que Freud a dessinés. C’est bien pourquoi la clinique psychanalytique consiste à réinterroger tout ce que Freud a dit. C’est comme ça que je l’entends, et que dans mon bla-bla à moi, je le mets en pratique.

 

M. C. – D’un côté, le registre symbolique est dénombrable, d’un autre côté…

 

J. L. – Il y a un certain nombre de mots dans le dictionnaire, mais qui ne suffisent pas à rendre compte de l’usage de la langue.

 

M. C. – D’un autre coté, le réel est plutôt difficilement dénombrable. Comment la clinique peut-elle être alors l’objet d’une transmission ?

 

(12)J.L. – D’accord. Une des choses que j’ai manqué à mettre en valeur, c’est qu’il y a un champ que j’ai désigné par le nom de la jouissance de l’Autre qui est à représenter pour ce qu’elle est, c’est-à-dire comme inexistante. Ce qu’il faudrait, c’est donner corps – c’est le cas de la dire – à cette jouissance de l’autre absente, et faire un petit schéma, où l’imaginaire serait en continuité avec le réel. L’imaginaire fait évidemment partie du réel, le fait qu’il y ait des corps fait partie du réel. Sur le fait qu’il y a de la vie, nous pouvons éperdument cogiter et même élucubrer – ce n’est pas plus mauvais qu’autre chose, l’ADN et sa double hélice – il n’en reste pas moins que c’est à partir de là qu’est concevable qu’il y ait des corps qui se reproduisent. Les corps, ça fait donc partie du réel. Par rapport à cette réalité du corps qui rêve et qui ne sait faire que ça, par rapport à cette réalité, c’est-à-dire à sa continuité avec le réel, le symbolique est providentiellement la seule chose qui à cette affaire donne son nœud, qui, de tout cela, fait un nœud borroméen.

 

JACQUES-ALAIN MILLER – La clinique des névroses et la clinique des psychoses nécessitent-elles les mêmes catégories, les mêmes signes ? Une clinique des psychoses peut-elle, selon vous, prendre son départ d’une proposition comme : « le signifiant représente le sujet pour un autre signifiant », avec ce qui s’en suit de l’objet a ? S, a, S1, S2, ces termes sont-ils appropriés à la clinique du psychotique ?

 

J. L. – La paranoïa, je veux dire la psychose, est pour Freud absolument fondamentale. La psychose, c’est ce devant quoi un analyste, ne doit reculer en aucun cas.

 

J.-A. M. – Est-ce que dans la paranoïa, le signifiant représente le sujet pour un autre signifiant ?

 

J. L. – Dans la paranoïa, le signifiant représente un sujet pour un autre signifiant.

 

J.-A. M. – Et vous pouvez y situer « fading », objet a… ?

 

J. L. – Exactement.

 

J.-A. M. – Ce serait à montrer.

 

J. L. – Ce serait sûrement à montrer, c’est vrai, mais je ne le montrerai pas ce soir.

 

(13)SOLANGE FALADÉ – Que faut-il penser de la fin d’une analyse chez un paranoïaque, si cette fin est l’identification au symptôme ?

 

J. L. – Il est bien certain que le paranoïaque, non seulement il s’identifie au symptôme, mais que l’analyste s’y identifie également. La psychanalyse est une pratique délirante, mais c’est ce qu’on a de mieux actuellement pour faire prendre patience à cette situation incommode d’être homme. C’est en tout cas ce que Freud a trouvé de mieux. Et il a maintenu que le psychanalyste ne doit jamais hésiter à délirer.

 

Un participant – Vous avez même dit un jour que vous étiez psychotique.

 

J. L. – Oui, enfin, j’essaie de l’être le moins possible ! Mais je ne peux pas dire que ça me serve. Si j’étais plus psychotique, je serais probablement meilleur analyste. Ce que Freud a fait de mieux, c’est l’histoire du Président Schreber. Il est là comme un poisson dans l’eau.

 

J.-A. M. – Là, Il n’est pas allé auprès d’un lit, il a pris un texte.

 

J. L. – C’est tout à fait vrai. Il n’est pas allé faire bavarder le Président Schreber. Il n’en reste pas moins qu’il n’est jamais plus heureux qu’avec un texte.

 

J.-.A. M. – J’ai encore une chose à vous demander, qui concerne la pratique de la psychothérapie, dont nous aurons à parler dans cette Section clinique. Vous avez naguère lâché cette formule sans fard : « la psychothérapie ramène au pire ». Ça devrait impliquer qu’on ne peut à la fois se dire « lacanien » et « psychothérapeute ». Je me demande jusqu’à quel point on prend ça au sérieux, et, à dire vrai, jusqu’à quel point vous prenez au sérieux ce que vous avez dit.

 

J. L. – J’ai dit ça avec sérieux.

 

J.-A. M. – Les psychothérapies, ça n’est pas la peine ?

 

J. L. – C’est certain, ce n’est pas la peine de thérapier le psychique. Freud aussi pensait ça. Il pensait qu’il ne fallait pas se presser de guérir. Il ne s’agit pas de suggérer, ni de convaincre.

 

J.-A. M. – Et en plus, il pensait que pour le psychotique, ce n’était pas possible, purement et simplement.

 

(14)J. L. – Exactement. Personne n’a quelque chose d’autre à mettre comme grain de sel ? La clinique psychanalytique doit consister non seulement à interroger l’analyse, mais à interroger les analystes, afin qu’ils rendent compte de ce que leur pratique a de hasardeux, qui justifie Freud d’avoir existé. La clinique psychanalytique doit nous aider à relativer l’expérience freudienne. C’est une élucubration de Freud. J’y ai collaboré, ce n’est pas une raison pour que j’y tienne. Il faut tout de même se rendre compte que la psychanalyse n’est pas une science, n’est pas une science exacte.

 

1977 LACAN Préface à l’ouvrage de Robert Georgin, 

Paru in Cahiers Cistre, 1977, Lacan, 2me édition, Paris, l’Age d’homme, coll. « Cistre-essai », 1984, pp. 9-17.

 

(9)C’est à la lecture de Freud que reste actuellement suspendue la question de savoir si la psychanalyse est une science – ou soyons modestes, peut apporter à la science une contribution – ou bien si sa praxis n’a aucun des privilèges de rigueur dont elle se targue pour prétendre lever la mauvaise note d’empirisme qui a déconsidéré de toujours les données comme les résultats des psychothérapies. Pour justifier aussi le très lourd appareil qu’elle emploie, au défi semble-t-il parfois, et de son aveu même, du rendement mesurable.

On peut assurément de ce point de vue considérer comme incroyable la faveur qu’elle conserve, si justement ce n’était là ce qui sans doute traduit qu’elle est à juger d’une autre balance. Encore faudrait-il que ses praticiens eux-mêmes sachent de laquelle il s’agit, faute de quoi ils ne peuvent manquer de subir le sort destiné à tout privilège abusif. Si la question n’est pas déjà tranchée, c’est qu’effectivement le domaine qu’ils indiquent, ces praticiens, est celui du véritable ressort des effets dits psychiques, qui n’est aucunement celui auquel restent attachés un enseignement académique et un monde de préjugés. Le terme de psychologie nous parait le plus propice à cumuler tous ces mirages. La psychanalyse survit de contenir encore la promesse d’en consigner la fin.

Ce que préserve la praxis psychanalytique, ce qu’elle comporte de nature à changer les fondements de ce qui est mis au titre de l’universel, c’est l’inconscient. Cet inconscient dont on parle sans faire plus que de se fier à une imagerie aussi antique que grossière, mais qui par Freud a surgi pour désigner quelque chose de jamais dit jusqu’à lui. Ce qu’il convient d’en articuler comme étant sa structure, c’est le langage. C’est là le cœur de ce que j’enseigne. C’est là aussi, sous sa forme la plus tempérée, que je maintiens de cette voix basse où Freud signale le ton de la raison, ce que j’ai(10)trouvé au départ de ce retour à Freud. Il suffit d’ouvrir Freud à n’importe quelle page pour être saisi du fait qu’il ne s’agit que de langage dans ce qu’il nous découvre de l’inconscient. Il faut partir de là pour réviser tout ce qu’il avance dans le progrès d’une expérience dont il ne peut, c’est un signe, rendre compte que dans un discours marqué d’une véritable stylistique, c’est-à-dire tous les registres plus ou moins malmenés et rabaissés dans le compte de ce que le psychanalyste se rend à lui-même de sa pratique, sa théorie des résistances ou du transfert. Il s’en engendre des conséquences incalculables, qui vont de l’éthique à la politique, de la théorie de la science à la logique qui la soutient.

Si les psychanalystes se montrent si inégaux à cette problématique où pourtant les voies se tracent comme d’elles-mêmes, il semble que ce soit pour ce qu’ils ont sur leur terrain fort à faire. Il est remarquable que là-dessus, Freud ait fait preuve d’un manque de naïveté fort remarquable chez un savant. L’inconscient, d’avoir été forcé par nous, annonça-t-il, ne va pas tarder à se refermer. Il voulait dire là quelque chose de tout à fait précis et qui a fait bientôt tout le souci des psychanalystes. L’inconscient ne se laisse plus faire comme au temps de Freud et c’est là le grand tournant, la révision déchirante à quoi, dans les années trente, a dû s’astreindre leur technique. Qu’est-ce que cela veut dire ? Ce serait un jeu d’évoquer ici un de ces retours que nous connaissons dans des domaines différents, qu’on pense aux antibiotiques. Mais il est évident que ce serait se contenter de cette sorte de recours sommaire à un équilibre immanent qui est au principe de tout obscurantisme. Manifestement Freud, à y penser, n’y trouve nul prétexte à se rendormir. Rappelons que le style des interprétations de Freud, dans les cures qu’il nous rapporte, éblouit. Ce qu’elles contiennent reste la matière qui pour le psychanalyste, en quelque sorte atteste ce à quoi il a affaire vraiment, ce qui anime d’être devenu presque familier est comme perfusé dans la conscience commune, mais qui aussi bien masque pour lui l’impensable de ce qu’il vise. Qu’il y ait un rapport entre la neuve résistance qu’il rencontre et le fait que le patient dont il a la charge vient à lui proposer lui-même les clés qui courent maintenant dans le domaine public, il n’en doute pas. Dès lors qu’il n’essaie plus d’imiter Freud, il a raison. Et même raisin, raisin qui est trop vert, mais non pas raison suffisante à siffler d’entre ses dents agacées « psychanalyse sauvage ». Car il est peu conforme à l’inégalité de ce qu’il faut appeler l’information au sens vulgaire chez ceux qu’il va trop vite, dans cette voie, réobjectiver, qu’il doive s’obliger à convertir uniformément sa position vers l’analyse dite des résistances.

(11)J’indique dans mes Écrits ce que signifie ce propos et dans les termes où certains psychanalystes, qui le font d’ailleurs en sachant ce qu’ils font, le proclament réintégration de la psychanalyse dans les catégories de la psychologie générale. Mais devant le virage en entier d’un champ d’observation, la question se posera partout où règne la méthode dite expérimentale de se mettre à l’abri de ce qu’on appelle erreur subjective. C’est qu’aussi bien cette expression aurait ici une tout autre valeur. Nul n’ignore qu’il faut être en règle avec son propre inconscient pour pouvoir ne pas se tromper à le repérer opérant dans la trame de ce que le patient fournit dans l’artifice analytique. II se pourrait que le psychanalyste ne soit si inégal au chemin qu’il a pris de concentrer ses feux sur les résistances que pour méconnaître qu’il ne suffit pas de s’acquitter à l’endroit de cette exigence par une psychanalyse didactique, que la résistance majeure se manifeste peut-être dans son refus de pousser l’examen de la question de l’inconscient au-delà de ce qu’on éclaire de la caverne à y laisser choir une torche. Ce n’est pas cela qui vous apprend la géologie. Or il y a dans Freud tout ce qu’il faut pour s’apercevoir que ce dont il parle réellement, ce sont des murs de la caverne, il suffit de ne pas en rester au niveau descriptif. C’est d’autant plus facile qu’ici la structure s’intègre de la description même puisque ce que celle-ci sert, ce sont des effets de structure en tant que ces effets ressortissent au langage. Bref, pour Freud, comme pour tous ceux qui eurent dans la pensée une fonction de fondateurs, sa lecture par elle-même a valeur de formation. La résistance qui a fait que les psychanalystes se sont refusés jusqu’à moi à entrevoir cette voie, qui pourtant colle en quelque sorte à la peau de son texte, est suffisamment indiquée dans la colère que cette voie provoque depuis qu’on ne peut ignorer que certains y sont entrés. De l’ostracisme porté sur ce qui sans doute requiert un effort nouveau, mais un effort aussi combien rénovant, la paresse ni la sclérose mentales ne suffisent pas à rendre compte. La psychanalyse en France a préféré se rompre en plusieurs tronçons que de saisir sa chance dans un enseignement qui, vu certaines exigences du polissage philosophique que l’instruction classique y distribue aux écoliers, a sûrement permis dans ce pays à la psychanalyse de respirer. Un trait détecte qu’il s’agit bien là de quelque chose de lié au refus de l’inconscient, c’est que la parenté didactique, si je puis dire, le didacticien qui a formé le psychanalyste, reste là perceptible.

La grave dégradation théorique qui marque l’ensemble du mouvement psychanalytique, pour qu’on la sache, l’institution est très utile, l’institution psychanalytique s’entend. Il s’agit là de sa fonction d’expression. Sans les moyens dont elle dispose, l’institution, on ne pourrait pas savoir jusqu’où ça va. Les comptes rendus des (12)congrès internationaux de psychanalyse, lisez cela, je vous en prie. Vous vous rendrez compte en lisant ce qu’on y communique sur Freud, par exemple. C’est ce que j’appelle l’anafreudisme, ou freudisme à l’usage d’Anna. Vous savez ce que c’est que des anas, des petites histoires qu’un nom propre groupe. Pour le profane, c’est ce qui lui donnera au plus près le niveau où est prise aussi la pratique. Disons qu’elle ne manifeste dans l’institution aucun signe inquiétant de progrès. Mes élèves sont bien gentils, ils en rient sous cape. Mais ils se réconfortent à témoigner du caractère très ouvert de l’entretien qu’ils ont eu, avec tel ou tel – entretien privé naturellement. J’engendre des esprits bienveillants.

S’il ne s’agissait de l’association internationale qu’au sens où elle grouperait aussi bien des gastro-entérologistes ou des psychologues, la question ne se poserait même pas. La question de l’institution se pose à une autre échelle, qui n’est pas celle de la foire, mais plutôt de l’arbre généalogique. Et là, ça ne se joue, pas sur la scène du monde, mais au sein de groupuscules faits des nœuds où s’entrecroisent les branches de cet arbre. Il s’agit de la transmission de la psychanalyse elle-même, d’un psychanalyste qui l’est, psychanalyste, à un autre, qui le devient ou s’introduit à l’être. Ces groupes dits encore « sociétés », qui foisonnent dans le monde, ont ce caractère en commun de prétendre assurer cette transmission et de montrer la carence la plus patente à définir cette psychanalyse dite didactique quant aux remaniements qu’on en attend pour le sujet. On sait que Freud a posé cette psychanalyse comme nécessaire, mais pour en dire le résultat, on piétine. Pour le psychanalyste didacticien, au sens d’autorisé à faire des didactiques, il est inutile même d’espérer savoir ce qui le qualifie. Je dis tout haut ces choses, maintenant que j’y ai apporté des solutions à pied d’œuvre pour qu’elles changent. C’est par respect pour cette misère cachée que j’ai mis tant d’obstination à retarder la sortie de mes travaux, jusqu’à ce que le rassemblement en fût suffisant. Peut-être est-ce encore trop présumer de ce qui de mon enseignement est passé dans le domaine commun. Mais quoi, c’est à ce qu’il ne s’y noie pas que j’ai voué toute ma patience. Il me faut bien faire quelquefois un si long effort. Un groupe éprouvé – c’est le mot – m’assiste maintenant. Le prix que j’ai payé pour cela m’est léger, ce qui ne veut pas dire que je l’aie pris à la légère. Simplement, j’ai payé les notes les plus extravagantes pour ne pas me laisser distraire par les péripéties que l’on voulait bien intentionnellement me faire vivre – disons du côté de l’anafreudisme. Ces péripéties, je les ai laissées à ceux qu’elles distrayaient. Prenez ce mot au sens lourd, où il veut dire qu’ils avaient besoin de s’y distraire, de s’y distraire de ce qu’ils étaient appelés à faire par moi. J’apporterai peut-être un jour (13)là-dessus mon témoignage, non tant pour l’histoire, à qui je me fie pour son passé, que pour ce que l’historiole, comme dit Spinoza, a d’instructif sur la trame où elle a pu se broder. Sur les sortes de trous à quoi cette action entre toutes qui s’appelle la psychanalyse prédestine ceux qui la pratiquent. Jeu de l’oie, si on peut dire, où s’appuie une sorte d’exploitation qui, d’être ordinaire à tous les groupes en prend ici une règle particulière. Je m’aperçois, c’est curieux, à vous en parler, que je commencerais par une évocation d’odeur, par ce qui échappe à l’analyse, vous voyez, car bien entendu, ça existe, les jupes de l’anafreudisme. À moins que je n’écrive de l’homme qui avait un rat à la place de tête – car j’ai vu ça, et pas moi tout seul, à Stockholm.

Quelque chose manque à la cité analytique. Elle n’a pas reconstitué l’ordre des vertus que nécessiterait le statut du sujet qu’elle installe à sa base. Freud a voulu la faire sur le modèle de l’église, mais le résultat est que chacun y est maintenu dans l’état où la sculpture chrétienne nous présente la synagogue, un bandeau sur les yeux. Ce qui, bien entendu, est encore une perspective ecclésiastique. On ne peut viser à refaire la structure sans en rester embarrassé pour y fonder un collectif, puisque c’est là ce qui la cache au commun des mortels.

La structure, oui, dont la psychanalyse impose la reconnaissance, est l’inconscient. Ça a l’air bête de le rappeler, mais ça l’est beaucoup moins, quand on s’aperçoit que personne ne sait ce que c’est. Ceci n’est pas pour nous arrêter. Nous ne savons rien non plus de ce que c’est que la nature, ce qui ne nous empêche pas d’avoir une physique, et d’une portée sans précédent, car elle s’appelle la science. Une chance pourtant qui s’offre à nous pour ce qui est de l’inconscient, c’est que la science dont il relève est certainement la linguistique, premier fait de structure. Disons plutôt qu’il est structuré parce qu’il est fait comme un langage, qu’il se déploie dans les effets du langage. Inutile de lui demander pourquoi, car il vous répondra : c’est pour te faire parler. Tout comme il arrive qu’on en use avec les enfants, en se logeant à son enseigne, mais sans savoir jusqu’où va la portée de ce qu’on croit n’être qu’un tour tout juste bon pour se tirer d’affaire. Car on oublie que la parole n’est pas le langage et que le langage fait drôlement parler l’être qui dès lors se spécifie de ce partage. Il est évident que ma chienne peut parler et même que ce faisant, elle s’adresse à moi. Mais que lui manquant le langage, ceci change tout. Autrement dit, que le langage n’est pas réductible à la communication.

On peut partir sans doute de ce qu’il faille être un sujet pour faire usage du langage. Mais c’est franchir d’abord ce qui complique la chose, à savoir que le sujet ne peut malgré Descartes être(14)pensé, si ce n’est comme structuré par le langage. Descartes déduit justement que le sujet est, du seul fait qu’il pense, mais il omet que de penser est une opération logique dont il n’arrive nullement à purifier les termes seulement pour en avoir évacué toute idée de savoir. Il élide, que ce qui est comme sujet, c’est ce qui pense, ouvrez les guillemets « donc je suis ». Mais il arrive que ça pense là où il est impossible que le sujet en articule ce « donc je suis ». Parce que là est exclu structuralement qu’il accède à ce qui depuis Descartes est devenu son statut sous le terme de conscience de soi. Quel est le statut du sujet là où ça pense sans savoir, non seulement ce que ça pense mais même que ça pense ? Entendez sans pouvoir jamais le savoir. Ce que cela suggère à tout le monde, c’est que là, ça est encore plus fortement, à condition que quelqu’un d’autre puisse en savoir quelque chose. Et comme c’est fait depuis Freud, puisque c’est ça l’inconscient, tout le monde en est bien content. Il n’y a qu’une chose qui cloche, c’est que ça ne peut dire d’aucune façon « donc je suis », c’est-à-dire se nommer comme étant ce qui parle. Un amoureux sur le retour de la philosophie – du moins s’annonce-t-il comme tel – nous ramène l’intuition de l’être, sans trouver mieux maintenant que de l’attribuer à Bergson, qui se serait seulement trompé d’enseigne, et non pas de porte – comme le même pourtant le lui avait signifié autrefois. Ne nous croyons pas au bout avec l’intuition de l’être, ce n’est jamais son dernier couac. Nous établissons seulement ici, d’un ton qui n’est pas le nôtre, mais de celui qui évoque un Docteur Pantalon dans l’avatar qui nous retient, tout le cortège d’impasses manifestes qui s’en développent, avec une cohérence, il faut le dire, conservée. On en fera le compte à s’y reporter. Cette comédie pour nous recouvre simplement l’absence encore dans la logique d’une négation adéquate. J’entends de celles qui seraient propres à ordonner un vel, je choisis vel et non pas aut en latin, d’un vel à poser la structure en ces termes : ou je ne suis pas, ou je ne pense pas – dont le cogito cartésien donnerait l’intersection. Je pense que des logiciens m’entendent et l’équivoque du mot « ou » en français est seule propice à brocher là la structure de cette indication topologique : je pense là où je ne puis dire que je suis. Où, là  il me faut poser dans toute énoncé le sujet de l’énonciation comme séparé de l’être par une barre. Plus que jamais, évidemment, ressurgit là non l’intuition, mais 1’exigence de l’être. Et c’est ce dont se contentent ceux qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez.

L’inconscient reste le cœur de l’être pour les uns, et d’autres croiront me suivre à en faire l’autre de la réalité. La seule façon de s’en sortir, c’est de poser qu’il est le réel, ce qui ne veut dire aucune réalité, le réel en tant qu’impossible à dire, c’est-à-dire en tant que (15)le réel c’est l’impossible, tout simplement. Mais impossible qu’on ne se trompe encore à ce que je dis ici. Peut-il se constituer dans la psychanalyse la science de l’impossible comme telle ? C’est en ces termes que la question vaut d’être posée, puisque dès son origine, Freud n’a pas défini la psychanalyse autrement. C’est aussi pourquoi après quinze ans pour adapter cette question à une audience certes ingrate, mais de ce fait bien méritante, j’arrive à l’articuler par la fonction du signifiant dans l’inconscient. Ce que je fais a pourtant la prétention d’opposer un barrage, non pas au Pacifique, mais au guano qui ne peut manquer de recouvrir à bref délai, comme il se fit toujours, l’écriture fulgurante où la vérité s’origine dans sa structure de fiction. Je dis qu’à l’être succède la lettre, qui nous explique beaucoup plus de choses, mais que ça ne durera pas bien longtemps, si nous n’y prenons garde. J’abrège beaucoup en de tels mots, on le sent.

Mes derniers mots me serviront de court-circuit pour centrer ma réponse sur la critique littéraire, car il se motive que comme telle, cette critique soit intéressée dans la promotion de la structure du langage, telle qu’elle se joue en ce temps dans la science. Mais nulle chance qu’elle en profite si elle ne se met pas à l’école de cette logique étirable que j’essaie de fonder. Logique telle qu’elle puisse recouvrir ce sujet neuf à se produire, non pas en tant qu’il serait dédoublé comme étant – un double sujet ne vaut pas mieux que le sujet qui se croit un de pouvoir répondre à tout, c’est aussi bête et aussi trompeur – mais en tant que sujet divisé dans son être. La critique, comme aussi bien la littérature, trouvera l’occasion d’y achopper dans la structure elle-même. C’est parce que l’inconscient nécessite la primauté d’une écriture que les critiques glisseront à traiter l’œuvre écrite comme se traite l’inconscient. Il est impossible que l’œuvre écrite n’offre pas à tout instant de quoi l’interpréter, au sens psychanalytique. Mais s’y prêter si peu que ce soit est la supposer l’acte d’un faussaire, puisqu’en tant qu’elle est écrite, elle n’imite pas l’effet de l’inconscient. Elle en pose l’équivalent, pas moins réel que lui, de le forger dans sa courbure. Et pour l’œuvre est aussi faussaire celui qui la fabrique, de l’acte même de la comprendre en train de se faire, tel Valéry à l’adresse des nouveaux cultivés de l’entre-deux-guerres. Traiter le symptôme comme un palimpseste, c’est dans la psychanalyse une condition d’efficacité. Mais ceci ne dit pas que le signifiant qui manque pour donner le trait de vérité ait été effacé, puisque nous parlons quand nous savons ce que dit Freud, de ce qu’il a été refoulé et que c’est là le point d’appel du flux inépuisable de significations qui se précipite dans le trou qu’il produit. Interpréter consiste certes, ce trou, à le clore. Mais l’interprétation n’a (16)pas plus à être vraie que fausse. Elle a à être juste, ce qui en dernier ressort va à tarir cet appel de sens, contre l’apparence où il semble fouetté au contraire. Je l’ai dit tout à l’heure, l’œuvre littéraire réussit ou échoue, mais ce n’est pas à imiter les effets de la structure. Elle n’existe que dans la courbure qui est celle même de la structure. Ce n’est pas là une analogie. La courbure en question n’est pas plus une métaphore de la structure que la structure n’est la métaphore de la réalité de l’inconscient. Elle en est le réel et c’est en ce sens que l’œuvre n’imite, rien. Elle est, en tant que fiction, structure véridique. Qu’on lise ce que je mets en tête de mon volume sur La lettrevolée d’Edgar Poe. Éclairons-nous de ce que j’y articule de l’effet qu’une lettre doit à son seul trajet de faire virer à son ombre la figure même de ses détenteurs. Ceci sans que personne, peut-on dire, n’ait l’idée de ce qu’elle enveloppe de sens, puisque personne ne s’en soucie. La personne même à qui elle a été dérobée n’ayant pas eu le temps de la lire, comme c’est indiqué pour probable. Qu’ajouterait au conte d’en imaginer la teneur ? Qu’on se souvienne aussi de la façon dont j’ai désigné dans mon analyse de la première scène d’Athalie ce qui est resté acquis dans mon école sous le terme du point de capiton. La ligne de mon analyse n’allait pas à chercher les replis du cœur d’Abner, ou de Joad, non plus que de Racine, mais à démontrer les effets de discours par où un résistant, qui connaît sa politique, parvient à hameçonner un collaborateur en veine de se dédouaner, jusqu’à l’amener à faire tomber lui-même sa grande patronne dans la trappe, avec en somme exactement le même effet sur l’assistance sans doute que la pièce où Sartre faisait gicler jusqu’au portrait de Pétain les insultes de ses propres miliciens, devant une assistance qui bénissait le sus-dit encore par devers soi de lui avoir épargné le spectacle de ces choses pendant qu’elles se passaient. Il s’agit là bien sûr de la tragédie moderne qui joue de la même purge de l’horreur et de la pitié que l’ancienne, bien sûr, mais à les détourner de la victime sur le bourreau – autant dire d’assurer le sommeil des justes. Ceci pour dire que Racine comme Sartre sont dépassés sans doute dans leur intention, mais de ce qui la dépasse, ils n’ont pas à répondre, mais seulement ce genre qui s’appelle le théâtre, et est fort véridique en ce qu’il démontre à l’assistance, et fort crûment, comment on la joue. Moi aussi sans doute, je suis dépassé par mon intention quand j’écris. Mais s’il est légitime de m’interroger comme analyste, quand on est en analyse avec moi, sur mon effort d’enseignement dont tous tant(16)qu’ils sont se grattent la tête, il n’est pour aucun critique aucun mode d’abord légitime de mes énoncés ni de mon style, que de situer s’ils sont dans le genre dont ils relèvent. Peut-être à m’entendre y gagneraient-ils quelque rigueur – avec ma considération.

 

Jacques LACAN

 

1978 LACAN ROUAN catalogue de l’exposition

1978-00-00 :      Texte pour le catalogue de l’exposition François Rouan (9 p.)

 

Partie 2  François Rouan peint sur bandes.

Si j’osais, je lui conseillerais de modifier ça et de peindre sur tresses.

La tresse à trois vaut d’être relevée.

Aucun rapport entre trois et tresse. C’est là mon étonnement ce que m’affirme le Bloch et von Wartburg, dictionnaire étymologique auquel je me réfère. On y trouve au contraire une évocation deyrÛj, trixñw, évocateur de la natte qui est la matière habituelle de la tresse à trois.

Je ferai retour à la peinture sur bandes : cette nouveauté – frappante – qu’introduit François Rouan.

Voici comment je la schématise

<Cf. Figure I>

Les petits trous n’existent pas. Ils sont conjoints. Néanmoins je crois devoir les mettre en évidence et même souligner qu’il y a des lévogyres que je rejoins de lignes obliques. Le dextrogyre central serait aussi porté par des lignes analogues (= obliques).

Venons-en à la tresse

<Cf. Figure II>

Le bâti du tableau le prend en haut et en bas, nul besoin de fixer ce qui est latéral :

Il y a d’autres propriétés de cette tresse nommément la propriété dite borroméenne qui tient à ce qu’après six mouvements (de nattage), ces bandes peuvent être mises en cercle et qu’une étant coupée, libère les deux autres : je veux dire qu’elle les rend indépendantes l’une de l’autre.

Ceci se renouvelle après 12, 18, 24, 38 mouvements… Comme le montre la figure suivante :

<Cf. Figure III> Ce qu’on achève circulairement de la façon suivante.

Laquelle tresse se transforme par rabattement du 2.

<Cf. Figure IV>

Après quoi le rabattement de 2 complète la question et il saute aux yeux que la section d’un quelconque de ces cercles laisse les deux autres superposés, c’est-à-dire non noués en chaîne.

<Cf. Figure V>

À remarquer que, plongé dans l’espace, les trois cercles se croisent également. Ils ont pourtant moins de croisements. Alors que, mis à plat, ils ont six croisements.

La figure VI (en perspective) montre que dans l’espace ils n’en n’ont que quatre.

<Cf. Figure VI>

De même il y a une tresse à quatre et à cinq, à six, voire à ce qu’on appelle infini, c’est-à-dire impossible à nombrer. Telle est la figure VII dont on voit le principe : un cercle étant coupé, n’importe lequel des autres est indépendant, c’est-à-dire n’est pas en chaîne : c’est une chaîne mais réduite à ses éléments.

<Cf. Figure VII>

Pour le concevoir je vais la (la chaîne borroméenne) représenter en perspective. Voici une chaîne à quatre, c’est facile, à partir de là de l’imaginer à cinq, à six, voire sans limite.

<Cf. Figure VIII>

Il est toujours vrai que la rupture (ou la coupure) d’un seul des cercles libère tous les autres. Cette représentation, (figure IX) est dans l’espace à trois dimension (d’où notre terme de perspective).

Comment la présentation de la figure II se fait-elle pour la chaîne à quatre ?

Elle se présente ainsi :

<Cf. Figure IX>

Il est frappant que la mise à plat suffise à maintenir le même nombre de croisement, c’est-à-dire 14, alors que dans l’espace il n’y en a que huit (voir figure IX où ils sont inscrits).

<Cf. Figure X>

À partir de ces trois cercles il y a quatre positions qui permettent de les nouer.

4 passe sur 1

sous 3

sur 2

Le résultat est dans l’espace Figure XI

<Cf. Figure XII>

Ceci s’étage dans l’espace selon

<Cf. Figure XIII>

Les deux suivant sont :

<Cf. Figure XIV>

<Cf. Figure XV>

Et après

<Cf. Figure XVI>

<Cf. Figure XVII>

 

Je laisse ceci à la méditation du public qui ira voir les tableaux de François Rouan.

 

 

1979 LACAN POUR VINCENNES

Ornicar ?, n°17/18,1979, pp. 278.  1978-10-22 :      

TRANSFERT À SAINT DENIS ?

 

JOURNAL d’Ornicar ? 

 

Il y a quatre discours. Chacun se prend pour la vérité. Seul le discours analytique fait exception. Il vaudrait mieux qu’il domine en conclura-t-on, mais justement ce discours exclu la domination, autrement dit il n’enseigne rien. Il n’a rien d’universel : c’est bien en quoi il n’est pas matière d’enseignement.

Comment faire pour enseigner ce qui ne s’enseigne pas ? Voilà ce dans quoi Freud a cheminé. Il a considéré que rien n’est que rêve, et que tout le monde (si l’on peut dire une pareille expression), tout le monde est fou c’est-à-dire délirant.

C’est bien ce qui se démontre au premier pas vers l’enseignement.

Mais reste à le démontrer : pour cela n’importe quel objet est bon, il se présente toujours mal. C’est-à-dire qu’il faut le corriger.

Les mathématiques servent à cela : corriger l’objet. C’est un fait que les mathématiques corrigent et que ce qu’elles corrigent est l’objet même.

D’où ma réduction de la psychanalyse à la théorie des ensembles.

L’antipathie des discours, l’universitaire et l’analytique, serait-elle, à Vincennes, surmontée ? Certainement pas. Elle y est exploitée, au moins depuis quatre ans, où j’y veille. Qu’à se confronter à son impossible l’enseignement se renouvelle, se constate.

J’énumère ce que quatre années ont fait surgir au Département de Psychanalyse :

– une revue, Ornicar ?, qui tranche sur ce qui se publie partout sous l’enseigne de la psychanalyse ;

– un « troisième cycle », dit du Champ freudien, où c’est à la psychanalyse de corriger ce qu’on lui propose comme affine ;

– une Section clinique, qui à l’Hôpital Henri-Rousselle joue son rôle, d’orienter les jeunes psychiatres.

Bilan : positif. L’expérience se poursuivra donc. À Vincennes, tant que la liberté lui en sera laissée. Si on l’y réduit, hors de l’Université.

 

Jacques Lacan

 

Ce 22-X-78

En fait, j’espère qu’Edgar Faure fera ce qu’il faut pour que, Vincennes, soit Paris VIII, sa création, subsiste.

J. L.

 

PRESENTATIONS DE MALADES HP

HP Michel H.

Paru dans  Le Discours Psychanalytique : « Sur l’identité sexuelle : à propos du transsexualisme », Éd. de l’Association freudienne, Paris, 1996, pp. 312-350.

 

(312)DR JACQUES LACAN – Parlez-moi un petit peu, comme ça. Mettez les choses en train si vous voulez – mettez les choses en train vous-même. Dites-moi pourquoi vous êtes ici. Dites-moi l’idée que vous vous faites de tout cela, si ça ne vous ennuie pas.

 

(M. H. tremble)

 

J. L. – (souriant) C’est tous des médecins, vous savez, ici.

 

M. H. – Oui.

 

J. L. – Qu’est-ce que vous avez à raconter ?

 

M. H. – Depuis tout petit, j’ai revêtu des vêtements de fille. Je ne me rappelle pas à quelle date cela remonte, parce que j’étais vraiment tout petit. Je me suis rappelé des événements, c’est qu’étant petit, je caressais les vêtements féminins, principalement les combinaisons, le nylon…

 

J. L. – Le nylon, vous avez ajouté le nylon, et les vêtements.

 

M. H. – Surtout les sous-vêtements.

 

J. L. – Oui.

 

M. H. – J’ai continué à me travestir en cachette.

 

J. L. – Donc, vous admettez que c’est un travestissement.

 

M. H. – Oui.

 

J. L. – En cachette de vos parents ?

 

M. H ; – Oui.

 

J. L. – Ils devaient bien savoir, vos parents, ils s’en apercevaient quand même.

 

M. H. – Non, je faisais cela tous les matins et tous les soirs, dans la salle de bain, quand mes sœurs se changeaient pour se coucher, je mettais leurs vêtements.

 

J. L. – À qui ?

 

(313)M. H. – À mes sœurs, les deux plus jeunes sœurs et des fois, dans la journée, je revêtissais des vêtements.

 

J. L. – Pourquoi vous dites « je revêtissais » ? On dit d’habitude « je revêtais ».

 

M. H. – J’ai un très mauvais français, parce que j’ai été toujours très handicapé à l’école, avec mon problème. Dans mon travail, toujours je pensais à ce problème-là, et ça m’a toujours tout gâché dans ma vie, aussi bien que dans mon travail.

 

J. L. – Donc, vous reconnaissez que ça vous a tout gâché et vous appelez ça vous-même un travestissement. Donc, cela implique que vous savez très bien que vous êtes un homme.

 

M. H. – Oui, ça j’en suis très conscient.

 

J. L. – Et pourquoi, à votre sentiment, pourquoi est-ce que vous aviez ce goût ? Est-ce que vous avez un soupçon d’idée ?

 

M. H. – Non, je ne sais pas. Je sais que quand j’ai des vêtements sur le corps, cela me procure le bonheur.

 

J. L. – C’est à quel titre que ces vêtements vous procurent ce que vous appelez vous-même le bonheur ? Qu’est-ce qui vous satisfait ?

 

M. H. – Ce n’est pas sur le plan sexuel ; c’est sur le plan… enfin, moi, j’appelle ça sur le plan du cœur. C’est intérieur, ça me procure…

 

J. L. – Vous appelez ça…

 

M. H. – Ça provient du cœur.

 

J. L. – Peut-être vous pourriez essayer, là, puisque nous sommes ensemble et que je m’intéresse à ce dont il s’agit… ça provient du cœur… c’est cela que vous venez de dire.

 

M. H. – J’ai déjà tout le caractère d’une femme, aussi bien sur le plan sentimental…

 

(314)J. L. – Sur le plan…

 

M. H. – Sentimental.

 

J. L. – Peut-être vous pouvez m’éclairer ça un peu : sur le plan sentimental.

 

M. H. – C’est-à-dire que c’est une qualité, j’appelle ça une qualité, je suis doux..

 

J. L. – Dites…

 

M. H. – Je suis douce et gentille.

 

J. L. – Oui, allez…

 

M. H. – Mais je ne vois pas d’autre qualité, à part ça… surtout la douceur, sur le plan sentimental.

 

J. L. – Vous avez eu une relation sentimentale ?

 

M. H. – Avec des hommes et puis avec des femmes, pour voir quelle est la personne qui me conviendrait le mieux. Et en fin de compte, je n’en ai aucune. Ni l’un ni l’autre ne m’attirent, aussi bien les femmes, parce que je ne peux pas me ressentir homme vis-à-vis d’une femme et puis avec un homme, c’est plus fort que moi, je ne peux pas avoir des rapports avec des hommes – j’ai essayé deux fois, mais…

 

J. L. – Vous avez essayé deux fois, quand ?

 

M. H. – J’ai vingt-deux ans passés. J’ai essayé il y a un peu plus d’un an, et puis juste avant d’entrer à l’hôpital.

 

J. L. – Racontez-moi comment s’est produit votre choix.

 

M. H. – Je n’ai pris aucun choix. Mon choix, c’est que ni l’un ni l’autre ne m’attirent.

 

J. L. – Non, non. Comment avez-vous choisi le partenaire masculin ?

 

M. H. – C’est une coïncidence, ça s’est passé comme ça.

 

J. L. – Une coïncidence – qu’est-ce qui s’est présenté comme ça ?

 

M. H. – Qu’on a eu des rapports mutuels ?

 

J. L. – Qu’est-ce que vous appelez des rapports mutuels ?

 

(315)M. H. – Tout ce qui se pratique. Pas vraiment tout, parce que… mais disons qu’on a été au stade des caresses, des baisers, sans plus.

 

J. L. – Comment avez-vous rencontré ces partenaires ?

 

M. H. – C’est des amis d’enfance.

 

J. L. – Des amis d’enfance… Bon. Désignez les par un nom.

 

M. H. – Le premier garçon que je suis sorti avec s’appelait André et le deuxième s’appelait Patrick.

 

J. L. – Oui, alors André, c’est celui que vous avez rencontré quand ?

 

M. H. – Il y a un an, un peu plus d’un an.

 

J. L. – Et le deuxième ?

 

M. H. – C’est il y a bien trois mois.

 

J. L. – Ils avaient votre âge ?

 

M. H. – Le premier était un peu plus vieux, le second était un peu plus jeune.

 

J. L. – Quand les aviez-vous connus, dans votre enfance ?

 

M. H. – Le premier, André, je l’ai connu à l’âge de six ans, et Patrick, je l’ai connu à l’âge de treize, quatorze ans.

 

J. L. – Vous l’avez connu comment ?

 

M. H. – À l’école.

 

J. L. – Écoutez, mon vieux ; vous avez quand même de la barbe au menton, vous n’y pouvez rien.

 

M. H. – Je fais tout pour la cacher.

 

J. L. – Vous la cachez… qu’est-ce que vous faites pour la cacher ?

 

M. H. – Je me rase de très près, puis je me maquille.

 

J. L. – Ça a duré combien de temps, ces relations, avec André par exemple ?

 

M. H. – Un quart d’heure, pas plus.

 

J. L. – En quoi consistent-elles ?

 

M. H. – Sur le plan rapports… on s’est caressés, on s’est embrassés et puis c’est tout. Moi, je voulais savoir si je (316)pouvais ressentir… me prendre pour une femme vis-à-vis d’un homme. Je me suis aperçu que je ne pouvais pas me sentir femme dans les bras d’un homme.

 

J. L. – Oui. Alors, vous avez fait aussi allusion à d’autres expériences, c’est-à-dire…

 

M. H. – Avec une femme.

 

J. L. – Avec une…

 

M. H. – Une femme.

 

J.L. – Une ou des ?

 

M. H. – Un peu plus. J’ai connu trois femmes, trois femmes avec qui j’ai eu des rapports.

 

J. L. – Vous pouvez aussi, peut-être, les désigner par leur nom.

 

M. H. – La première que j’ai connue, c’est Monique. J’ai eu quelques rapports sexuels qui étaient très mauvais parce que c’est avec elle que j’ai eu ma première pénétration. On a eu très peu de rapports, peut-être deux ou trois, puis on s’est quittés.

 

J. L. – Où l’aviez-vous pêchée, cette Monique ?

 

M. H. – C’est à la campagne.

 

J. L. – Oui, comment l’avez-vous rencontrée à la campagne ?

 

M. H. – C’est des amis qui m’ont emmené pour goûter à la campagne et puis on s’est connus comme ça.

 

J. L. – Elle avait quel âge ?

 

M. H. – Un an de plus que moi. Elle avait dix-neuf ans, moi j’en avais dix-huit.

 

J. L. – Oui. Donc, c’est avec une femme que vous avez commencé ?

 

M. H. – Oui.

 

J. L. – Dites-m’en un peu plus.

 

M. H. – Sur la deuxième que j’ai connue ?

 

J. L. – Restez sur cette première. Vous avez été jusqu’à (317)vous venez de le dire, c’est le mot que vous avez employé – la pénétrer. Bon, et alors ?

 

M. H. – J’avais eu, bien sûr, le plaisir que ça procure à l’homme, mais il y avait quelque chose de plus fort en moi qui me contredisait.

 

J. L. – Qu’est-ce qui vous contredisait, comme vous dites ?

 

M. H. – J’étais dans les bras d’une femme ; j’ai eu beaucoup de difficultés à la pénétrer ; je n’étais pas dans mon élément. Je ne me suis jamais senti homme.

 

J. L. – Vous vous êtes quand même senti homme, vous êtes pourvu d’un organe masculin.

 

M. H. – Juste au moment où j’ai eu le plaisir lors du rapport sexuel. Pour moi, c’était un plaisir qu’on ne peut pas refuser, on était obligé de le prendre.

 

J. L. – Qu’est-ce que veut dire, ça, obligé ?

 

M. H. – J’ai eu ce rapport avec Monique, parce que tous mes copains faisaient pareil, parce qu’il fallait que je le fasse.

 

J. L. – À ce moment-là, quelle idée vous faisiez vous de vous ? celle d’être ce qu’on appelle un garçon ? vous le dites vous-même, vous étiez conforme à…

 

M. H. – Quelle était l’idée d’avoir été un garçon lors de ce rapport-là ?

 

J. L. – Oui. Pourquoi est-ce que vous n’êtes pas habillé en femme ?

 

M. H. – Depuis que je suis à l’hôpital, je ne suis pas habillé en femme, c’est normal. J’ai eu tellement de contrariétés quand j’étais habillé en femme, que maintenant, je ne peux plus être habillé en femme dans la rue. Je suis obligé de rester enfermé chez moi et de me déguiser.

 

J. L. – Parce qu’il vous est arrivé de vous promener dans la rue en femme ?

 

(318)M. H. – J’ai eu de gros problèmes, parce que, quand je rencontrais des gens qui me connaissaient, il y en avait certains qui parlaient entre eux, d’autres qui me montraient du doigt, d’autres qui essayaient de vouloir mieux me connaître, de vouloir sortir avec moi.

 

J. L. – Qui c’était, ceux-là ?

 

M. H. – C’était des gens dans la rue. Ils voyaient que j’étais en travesti. Ils profitaient de la situation, c’étaient des éclats de rire, c’étaient des…

 

J. L. – Vous avez parlé de gens qui vous reconnaissaient, donc c’est qu’ils vous connaissaient déjà ?

 

M. H. – Non, ils voyaient que j’étais un homme. J’ai beaucoup de difficultés pour me déguiser correctement. J’ai trop de difficultés, beaucoup de choses avec les traits de mon visage. Il y avait des jours où j’étais un homme travesti ; certains profitaient, quand j’étais dans cette situation, pour essayer d’abuser.

 

J. L. – En quoi consistait l’abus ?

 

M. H. – Dans Paris, il y en a beaucoup, des travestis qui sont sur les trottoirs, parce qu’ils sont obligés de faire comme ça. On me bousculait pour me parler on me disait : viens, etc. Moi, je ne répondais pas, je passais mon chemin.

 

J. L. – C’étaient des gens de quel acabit ?

 

M. H. – Acabit, qu’est-ce que ça veut dire ?

 

J. L. – C’étaient des gens de quel âge ?

 

M. H. – Vingt-quatre ans, trente ans, c’étaient des jeunes.

 

J. L. – Oui, bon. Alors, venons à la dite Monique. Ça a duré combien ?

 

M. H. – Ça a duré six mois. On se voyait pour le week-end, parce que moi, je travaillais à la campagne. Au week-end, on se voyait ; on allait au bal, on s’amusait on (319)essayait de se divertir au maximum.

 

J. L. – Si je me permets de dire quelque chose, c’est que ce n’était pas un divertissement très divertissant.

 

M.H. – On allait au bal, on allait se promener. J’avais une moto à cette époque-là. On allait dans les villages plus loin.

 

J. L. – Ça se passait régulièrement tous les week-end ? Et alors, qu’est-ce vous faisiez le reste du temps ?

 

M. H. – La semaine, je travaillais.

 

J. L. – Vous travailliez où ?

 

M. H. – À la société G., qui fait des antennes pour la télévision, qu’on met sur les toits.

 

J. L. – Oui.

 

M. H. – J’ai fait ça comme travail la journée.

 

J. L. – Vous reveniez à Paris, alors ?

 

M. H. – J’habitais là-bas. J’habitais dans une roulotte, près d’un champ. C’est un monsieur qui m’avait prêté une roulotte. Il m’avait installé là.

 

J. L. – Vous m’aviez dit que vous aviez été emmené à la campagne.

 

M. H. – Par des gens. Ensuite, j’avais une moto, je me suis établi là-bas. J’ai connu des gens et j’ai connu Monique, je me suis établi là-bas. J’ai pris ma moto, j’ai quitté mes parents.

 

J. L. – Vous avez quitté vos parents à quel âge ?

 

M. H. – Dix-huit ans.

 

J. L. -Dix-huit ans. Vous êtes sûr de ces dix-huit ans ?

 

M. H. – À quelques mois près, oui. J’ai fait mes trois jours quand j’ai été exempté, j’avais dix-huit ans et demi, dix-huit ans et quart, dix-huit ans et quelque chose, quelques mois, deux mois.

 

J. L. – Vous n’aviez pas quitté le domicile de vos parents, avant ?

 

M. H. – Non.

 

(320)J. L. – Qu’est-ce que vous avez fait, comme école ?

 

M. H. – L’école primaire, j’ai eu mon certificat d’études ; j’ai fait deux ans de cours professionnels.

 

J. L. – Cours professionnels pour quoi ?

 

M. H. – Pour le dessin industriel. J’ai été embauché avec mon père, j’étais sous contrat.

 

J. L. – Pourquoi ? votre père est là-dedans ?

 

M. H. – Oui, dans le dessin industriel et j’ai été embauché dans son usine, sous contrat, à l’âge de quatorze ans ; mais ça n’a pas duré longtemps – l’usine elle a coulé, cela a duré un an et demi. J’ai été obligé de changer de métier pendant une certaine période de temps, pendant quatre, cinq ans. J’étais monteur-câbleur et après je suis retourné dans le dessin industriel.

 

J. L. – Bon. Alors, cette Monique, elle travaillait où, elle ?

 

M. H. – Je ne sais pas.

 

J. L. – Comment ?

 

M. H. – Je ne sais pas.

 

J. L. – C’était à quel endroit ?

 

M. H. – Savigny-sur-Brie, c’est à côté de Saint-Calais.

 

J. L. – Où est-ce, ça, Saint-Calais ?

 

M. H. – C’est à 200 kilomètres de Paris, c’est dans le Loir-et-Cher.

 

J. L. – Vous reveniez voir vos parents ?

 

M. H. – Non, c’est eux qui venaient me voir. Ils venaient passer le week-end à la campagne.

 

J. L. – Vous avez des frères ?

 

M. H. – Oui, j’ai quatre sœurs et un frère.

 

J. L. – Le frère a combien de plus que vous ?

 

M. H. – Il a trente-deux ans. Il a donc dix ans de plus que moi.

 

J. L. – Qu’est-ce qu’il fait ?

 

M. H. – En principe, il est routier. Mais là, il a perdu son (321)emploi, il fait la ferraille, il fait le rempaillement des chaises. Il vit en roulotte.

 

J. L. – Où est-ce qu’ils habitent, vos parents ?

 

M. H. – À Issy-les-Moulineaux.

 

J. L. – Parlez-moi un peu de la façon dont vous avez eu une enfance heureuse.

 

M. H. – Oui. Quand j’étais tout petit, c’est ma mère qui me disait ça, j’étais un gamin terrible, très agité, très nerveux et je ne faisais que des bêtises. Bien entendu, ma mère elle me donnait des fessées, puis après, ça s’est un peu passé.

 

J. L. – Ça, vous vous en souvenez ?

 

M. H. – Je me rappelle de quelques petites bêtises.

 

J. L. – Dites-les.

 

M. H. – Je me rappelle d’une poupée à une de mes sœurs que j’avais mise dans la chaudière, par méchanceté, j’avais fait ça. Je me rappelle aussi que je disais des grossièretés.

 

J. L. – Méchanceté veut dire quoi ? que ça l’a embêtée ?

 

M. H. – Je suis jaloux de mes sœurs ; je suis jaloux et, par méchanceté, j’avais donc cassé sa poupée.

 

J. L. – Vous êtes jaloux… qu’est-ce que ça veut dire, ça ?

 

M. H. – Depuis tout petit, je me rappelle très bien que je regardais mes sœurs avec envie. J’ai toujours voulu… j’aurais aimé être à leur place.

 

J. L. – À leur place veut dire quoi ?

 

M. H. – Être une fille, comme mes sœurs.

 

J. L. – Tâchons de serrer quand même les chose de près. En quoi est-ce qu’une fille, pour vous, à ce moment-là, en quoi est-ce qu’une fille était différente d’un garçon ? quand on est petit, ça ne saute pas aux yeux.

 

M. H. – Quand j’étais petit, la seule chose, c’étaient les (322)vêtements qui me donnaient ce désir-là.

 

J. L. – Qu’est-ce que vous voulez dire par là ? Qu’elles étaient mieux habillées, plus soignées.

 

M. H. – Non, c’était pareil. Mais c’était les vêtements qui étaient doux.

 

J. L. – Vous êtes sûr que les vêtements de filles sont plus doux que les vêtements de garçons ?

 

M. H. – Je l’ai constaté, effectivement. Moi, je les trouve plus chauds sur mon corps.

 

J. L. – C’est cela que vous appelez une réponse du cœur ?

 

M. H. – La peine du cœur que j’ai, c’est autre chose. C’est parce que je suis un homme. C’est ça, la peine du cœur, depuis tout petit.

 

J. L. – Dites-en plus, là.

 

M.H. – Je me rappelle, quand j’ai essayé de me castrer moi-même.

 

J. L. – Ah oui, vous avez essayé ça ? Alors, racontez-moi un peu ; c’était quand, ça ?

 

M. H. – Ça remonte à après les vacances 1975, septembre peut-être.

 

J. L. – Il n’y a pas longtemps.

 

M. H. – J’avais pris du médicament.

 

J. L. – Racontez.

 

M. H. – Et puis je n’étais pas dans mon élément avec ce médicament. Comme on dit dans le terme des drogués, ça fait flipper. Ce jour-là, je flippais et j’avais retrouvé mon personnage.

 

J. L. – Vous aviez retrouvé votre personnage ?

 

M. H. – J’avais un ami à la maison. J’étais dans l’entrée avec une lame de rasoir et puis un morceau de bois, quelque chose comme ça, quelque chose de dur. J’avais posé mon sexe dessus et puis voilà.

 

(323)J. L. – Qu’est-ce qui est arrivé ?

 

M. H. – Rien. Je me suis coupé seulement la peau, puis j’ai piqué une crise de nerfs parce que j’avais trop mal.

Je n’ai pas eu le courage d’appuyer trop fort sur la lame.

 

J. L. – Qu’est-ce que c’était, cette lame ?

 

M. H. – Une vieille lame de rasoir toute rouillée.

 

J. L. – C’était un rasoir…

 

M. H. – C’était une lame Gillette, une lame normale comme dans les rasoirs mécaniques.

 

J. L. – Ce n’est pas tellement facile à manipuler.

 

M. H. – Non, mais j’ai l’habitude de toucher aux lames de rasoir ; en dessin industriel, toujours on s’en sert.

 

J. L. – Et pourquoi était-elle toute rouillée ?

 

M. H. – Parce que je n’avais que ça. Je m’en sers pour travailler chez moi, pour mes travaux, pour gratter les carreaux avant de mettre la peinture dessus.

 

J. L. – Pourquoi n’aviez-vous pas une lame de rasoir ?

 

M. H. – Parce que je me rase avec un rasoir mécanique où la lame est incorporée dans un petit machin en plastique.

 

J. L. – Bref, vous n’avez pas poussé les choses jusqu’au bout.

 

M. H. – Non, ça m’a fait trop mal. J’ai piqué une crise de nerfs.

 

J. L. – Il y avait le copain, là ?

 

M. H. – Il a appelé la police. On a dit que j’avais eu une crise de nerfs.

 

J. L. – En quoi cela consiste, une crise de nerfs dans cette occasion.

 

M. H. – J’ai dit que je n’avais pas réussi qu’est-ce que je voulais faire.

 

J. L. – C’est ça qui, à votre idée…

 

M. H. – Oui, c’est ça.

 

J. L. – La police, qu’est-ce qu’elle a fait ?

 

(324)M. H. – Elle m’a emmené à l’hôpital.

 

J. L. – À quel hôpital ?

 

M. H. – À Corentin Celton.

 

J. L. – Et où est-ce, ça ?

 

M. H. – À coté de Mairie d’Issy. C’est à 300 m de la mairie d’Issy.

 

J. L. – Qu’est-ce que c’est, mairie d’Issy ?

 

M. H. – Mairie d’Issy les Moulineaux, c’est où j’habite, c’est où il y a la mairie, c’est à 500 mètres, c’est à coté de Corentin Celton.

 

J. L. – Bon, qu’est-ce qui vous est arrivé ?

 

M. H. – Rien de spécial. J’avais des dessous féminins, une chemise de nuit et un peignoir. Quand je suis arrivé, j’avais toujours ma chemise de nuit.

 

J. L. – Quelles sont les manifestations de cette crise de nerfs ?

 

M. H. – Je n’avais pas réussi…

 

J. L. – Quelles ont été les manifestations ?

 

M. H. – Je tremblais, je respirais très mal. Puis je pleurais, j’étais en larmes.

 

J. L. – C’est ça, que vous appelez une crise de nerfs ?

 

M. H. – Oui, je n’ai jamais eu de crise de nerfs, c’est pour ainsi dire la première.

 

J. L. – Jusqu’à maintenant ?

 

M. H. – Jusqu’à maintenant, oui.

 

J. L. – Bon, alors, vous avez été visité par un médecin…

 

M. H. – C’est seulement un psychiatre. On m’a envoyé à Villejuif. Parce que j’y avais été déjà auparavant, à Corentin Celton.

 

J. L. – On vous a fait un pansement ?

 

M. H. – Non, j’ai seulement demandé à ce qu’ils me donnent quelque chose… Ils ne se sont pas occupés de moi étant donné qu’ils croyaient que j’avais déjà été à Villejuif.

(325)Auparavant, j’avais déjà été à Corentin Celton. Une journée avant, j’y avais déjà été, j’en sortais.

 

J. L. – Vous en sortiez. Pourquoi ?

 

M. H. – Parce que j’avais pris une quantité très abondante de médicaments.

 

J. L. – Donc, c’est sous le coup des médicaments que vous aviez pris. Que vous aviez pris d’où ? c’est à l’hôpital qu’ils vous les avaient donnés ?

 

M. H. – Quand j’étais sorti de désintoxication, j’avais des ordonnances pour des médicaments…

 

J. L. – Lorsque vous êtes sorti de désintoxication… désintoxication de quoi ?

 

M. H. – De drogue.

 

J. L. – Vous étiez là sous le coup de ce que vous avez vous-même appelé la drogue. Qu’est-ce que c’était, cette drogue ?

 

M. H. – À cette époque-là, j’avais pris des piqûres.

 

J. L. – Des piqûres de quoi ?

 

M. H. – De morphine et de cocaïne, les deux ensemble.

 

J. L. – Et vous dites que sous le coup de ce droguage morphiné, vous vous sentiez plus à l’aise ?

 

M. H. – Plus d’énergie, oui. J’oubliais tout, sauf que j’étais une femme, parce que j’étais habillé en femme.

 

J. L. – Vous oubliiez tout, sauf…

 

M. H. – Sauf moi-même, habillé en femme.

 

J. L. – Pendant que vous étiez sous le coup de la drogue, vous vous sentiez quoi ?

 

M. H. – J’oubliais que j’étais un homme.

 

Dr L. – En d’autres termes, ce que vous apportait la drogue, c’était l’oubli.

 

M. H. – Et cela me calmait aussi.

 

J. L. – Il y a combien de temps de cela ?

 

(326)M. H. – J’ai dû commencer à me droguer à l’âge de dix-neuf ans, et j’ai arrêté il y a un an passé maintenant, un an et trois mois peut-être et j’ai recommencé.

 

J. L. – Vous avez recommencé ?

 

M. H. – Je n’ai pas fait de piqûres. J’ai fumé et j’ai pris des acides.

 

J. L. – Fumé quoi ?

 

M. H. – De l’herbe, du marocain, de l’huile aussi.

 

J. L. – De l’huile ?

 

M. H. – Et j’ai pris de l’acide.

 

J. L. – Qu’est-ce que vous avez pris comme acide.

 

M. H. – On appelle ça des pyramides, je ne sais pas qu’est-ce que c’est exactement.

 

J. L. – Bon, où en êtes-vous maintenant ?

 

M. H. – Actuellement, où j’en suis ? au même point.

 

J. L. – Cela veut dire quoi ?

 

M. H. – Comme avant d’être chez moi, enfermé entre quatre murs, revêtu de vêtements féminins, chez moi toujours au même stade, un peu drogué pour mieux ressentir mon personnage. Quand je flippe, là j’ai des envies de me supprimer.

 

J. L. – C’est ce qui vous a amené ici ? Alors dites-moi comment vous avez fait pour entrer ici… Cette envie de vous supprimer…

 

M. H. – Parce que je me rends trop compte que je suis un homme. Quand je suis habillé en fille, je me rends compte que je suis un homme, je me rends compte que je suis un travesti. Là, c’est dur.

 

J. L. – Parlez-moi un peu de cette enfance. Tout à l’heure, vous avez dit qu’après tout, elle n’était pas malheureuse, à ceci près quand même que vous n’étiez pas tout à fait dans votre assiette. Elle n’était pas malheureuse à cause de qui ?

 

(327)M. H. – Mon enfance… elle n’était pas malheureuse parce que je pouvais m’habiller en cachette.

 

J. L. – Cela vous prenait combien de temps, de vous habiller ?

 

M. H. – Un quart d’heure, le temps de me laver… Au lieu de me laver, je me changeais, je me passais un coup de gant sur le visage au lieu de faire ma toilette, et puis je m’habillais avec les vêtements de mes sœurs. Cela demandait un quart d’heure.

 

J. L. – C’était un travail.

 

M. H. – Étant petit, je n’en mettais pas beaucoup. Je mettais une combinaison, une robe, quand j’avais le temps, je mettais des bas ; quand il n’y avait rien, je me maquillais.

 

J. L. – Il vous est arrivé quand même d’être vu.

 

M. H. – Oui, ça s’est passé vers l’âge de six ans, toujours pendant un quart d’heure, c’était vraiment court. Un soir, donc, en sortant de la salle de bain, j’ai pris une chemise de nuit que j’ai mis dans la poche de mon pyjama ; je l’avais dissimulée sur moi, j’ai été me coucher avec et j’ai attendu que toute la famille dorme pour pouvoir revêtir cette chemise de nuit. J’ai retiré mon pyjama et j’ai mis…

 

J. L. – Une chemise de nuit de femme ?

 

M. H. – Là bien sûr, je savais que ce ne serait plus un quart d’heure, ce serait une nuit entière. J’ai savouré ce plaisir-là pendant un certain temps, puis je me suis endormi. Mes parents sont venus me réveiller.

 

J. L. – Quelle a été leur réaction ?

 

M. H. – Ils ont pensé que j’étais somnambule. Étant petit, je n’étais pas somnambule, mais je m’endormais dans le lit de mes parents ; quand je dormais, ma mère me prenait et elle me mettait dans mon lit.

 

J. L. – Dans le lit de vos parents, cela veut dire quoi ?

 

(328)M. H. – Avec eux. Je m’endormais avec eux parce que j’avais peur. Et quand j’allais me coucher à moitié endormi, je suivais ma mère et j’allais me coucher avec elle. J’étais à moitié endormi, alors ils ont supposé que j’avais été somnambule.

 

J. L. – Parlez-moi de votre père et de votre mère. Comment est-ce que vous parleriez de leur style à cette époque ?

 

M. H. – Je peux vous parler sur le plan familial surtout. On a été très bien, très bien élevés. Déjà, on était une famille nombreuse, six enfants et ils ont eu beaucoup de difficultés, pour nous élever. Malgré cela on ne manquait de rien. On s’est toujours serré un peu la ceinture, bien sûr, on ne sortait pas trop souvent, pour ne pas faire trop de bêtises, ne pas trop vagabonder. On était très bien élevés. Ils sont très gentils.

 

J. L. – Quel était l’ordre de gentillesse de chacun ? Ils avaient la même gentillesse tous les deux ?

 

M. H. – Oh oui.

 

J. L. – Votre père et votre mère ?

 

M. H. – Ma mère était un peu plus coléreuse, parce qu’on lui en faisait voir.

 

J. L. – Qu’est-ce qui en faisait voir ?

 

M. H. – Moi principalement. Puis mon frère aussi.

 

J. L. – Un frère qui avait dix ans de plus que vous. Ce que vous avez pu connaître… Il ne lui faisait pas le même genre de misères.

 

M. H. – Non, c’est différent. C’est dehors que cela se traduisait. Il était très méchant. Il tapait les gens. Il faisait des bêtises, alors elle avait toujours des ennuis avec lui.

 

J. L. – Et vous ?

 

M. H. – C’est différent, j’étais le petit, je faisais des bêtises de gamin. J’avais un caractère très gentil. Je n’en faisais (329)qu’à ma tête, mais je me suis calmé vers l’âge de dix ans, c’était fini.

 

J. L. – Parlons des autres femmes.

 

M. H. – Je ne me rappelle plus de son nom, la deuxième je ne me rappelle plus de son nom. Je l’ai connue peut-être une semaine. On a eu un rapport ensemble et je l’ai quittée. Il n’y a pas grand-chose à dire sur ça.

 

J. L. – Où est-ce que vous l’avez rencontrée, celle-là ?

 

M. H. – Elle était caissière et je l’ai connue chez des amis.

 

J. L. – Chez quels amis ? C’est toujours chez les amis que vous aviez à la campagne ?

 

M. H. – Non, c’est d’autres amis.

 

J. L. – C’était où ?

 

M. H. – C’était à Fontenay-aux-Roses qu’ils habitaient, ces amis-là. J’ai été à Fontenay-aux-Roses chez eux, et puis il y avait une jeune fille que j’ai rencontrée. Cela doit être le lendemain que je suis sorti avec. Peu de temps après, on a eu un rapport, puis je l’ai quittée.

 

J. L. – Un rapport sur quelle initiative ?

 

M. H. – Sur le plan sexuel.

 

J. L. – Bien entendu. Mais de qui venait l’idée du rapport ?

 

M. H. – De nous deux. C’était un rapport mutuel. On était entraînés, quoi.

 

J. L. – Alors, ce rapport, vous l’avez eu pour essayer ?

 

M. H. – Non, c’est obligé, j’étais dans ses bras, elle était dans mes bras. C’était un engrenage, on était obligés d’y aller. Je ne pouvais pas la repousser alors, j’ai été jusqu’au bout.

 

J. L. – Qui est-ce qui faisait tourner l’engrenage, c’était elle ou c’était vous ?

 

M. H. – C’était les deux. On était ensemble, on était obligés d’aller toujours plus loin. On ne pouvait pas s’arrêter. On s’est embrassés, on s’est caressés, puis ça allait de plus en plus loin. On ne pouvait pas arrêter.

 

(330)J. L. – Et vous ne vous souvenez même pas de son nom ?

 

M. H. – Je ne l’ai connue qu’une semaine. Son nom me reviendra, mais je ne l’ai pas dans la tête.

 

J. L. – Oui. Et ça se passait où, ça ?

 

M. H. – À Fontenay-aux-Roses, à dix kilomètres de Paris.

 

J. L. – Vous aviez le sentiment de faire une expérience ?

 

M. H. – Là, ça a été tellement vite, que je n’ai pas eu l’impression de tout ça, parce que je ne pensais pas du tout qu’on allait avoir un rapport. On était l’un contre l’autre…

 

J. L. – Donc, c’était elle qui prenait l’initiative ?

 

M. H. – Certainement, oui, mais ça a été un enchaînement. On a eu ce rapport quand même ; c’est venu comme ça. Oui, certainement qu’elle avait ça en tête. Cette fille avait certainement ça en tête, oui.

 

J. L. – Elle avait quel âge, celle-là ?

 

M. H. – À peu près mon âge, dix-huit ans.

 

J. L. – Qu’est-ce qu’elle faisait ?

 

M. H. – C’est elle qui est caissière à Paris-Médoc.

 

J. L. – Ça ne prouve pas d’une façon manifeste que vous aviez vis-à-vis des femmes une aversion.

 

M. H. – En revanche, la dernière que j’ai connue, elle s’appelle Andrée. J’ai vécu un an avec elle en concubinage. Quand je l’ai connue, je lui ai fait part de mes désirs féminins.

 

J. L. – De vos désirs de vous habiller en femme ?

 

M. H. – Elle ne l’a pas très bien pris. Enfin, elle était forcée quand même. Alors, on a vécu ensemble. Moi, j’étais toujours habillé en femme à la maison.

 

J. L. – Qu’est-ce que vous faisiez, à ce moment-là ?

 

(331)M. H. – Je faisais des travaux, des bricoles à la maison. Je ne travaillais pas. On a eu quelques rapports par la suite avec elle et lors des rapports…

 

J. L. – Qu’est-ce que vous appelez des rapports ?

 

M. H. – Par la suite, on a eu des rapports sexuels.

 

J. L. – Qu’est-ce que c’est qu’un rapport sexuel ?

 

M. H. – La pénétration. J’étais habillé en femme toujours, même lors de la pénétration et je me sentais femme lors du rapport sexuel.

 

J. L. – Expliquez ce que vous appelez vous sentir femme.

 

M. H. – J’avais une personne à mes côtés qui admettait que je sois femme. Alors, j’arrivais à oublier que j’étais un homme.

 

J. L. – Qu’est-ce que vous voulez exactement ?

 

M. H. – Je ne vis que pour être une femme. Depuis tout petit, j’ai toujours eu ce désir-là et tout ce qui est autour de moi ne m’intéresse pas, je ne m’intéresse à rien. Là, maintenant, j’ai goût à rien, comme toujours. Je désire seulement être une femme.

 

J. L. – Quel serait votre vœu ?

 

M. H. – Devenir une femme.

 

J. L. – Ça, vous savez bien que vous ne pouvez pas devenir une femme.

 

M. H. – Je le sais, mais… On peut avoir quand même l’apparence d’une femme. On peut changer un homme sur le physique extérieur, les traits. On peut transformer un homme.

 

J. L. – Vous devez savoir qu’on ne transforme pas un homme en femme.

 

M. H. – Cela se fait.

 

J. L. – Comment ? Une femme a un utérus, par exemple.

 

M. H. – Pour les organes, oui. Mais je préfère sacrifier ma vie, (332)ne pas avoir d’enfants, ne rien avoir mais être une femme.

 

J. L. – Non, mais même une émasculation ne vous rendra pas femme.

 

M. H. – J’ai lu pas mal de choses sur ces problèmes…

 

J. L. – Vous avez lu pas mal de choses ?

 

M. H. – Sur des problèmes à peu près identiques au mien. Sur un livre, Segounot, c’est un livre qui traite de différents sujets. Il y a des gens qui posent des questions et ils donnent des réponses. J’ai appris beaucoup de choses : qu’on peut déjà se faire castrer, avoir des seins avec des hormones, qu’on peut vraiment arriver à métamorphoser un homme en femme. Ils disent beaucoup de choses.

 

J. L. – Lui donner l’apparence d’une femme.

 

M. H. – Ils disent même qu’un homme pourrait être beaucoup plus élancée, beaucoup plus belle, beaucoup plus douce qu’une vraie femme. Ils disent beaucoup de choses.

 

J. L. – Quand vous avez fait ces lectures ?

 

M. H. – Il y a trois mois.

 

J. L. – Alors, ça vous a rendu l’espoir ?

 

M. H. – Non, j’avais seulement la caractéristique de lire. Mais cela ne m’a rien rapporté. Déjà, je savais par avance, je savais effectivement ces opérations, mais là j’ai eu beaucoup plus de détails ; ils expliquaient la manière…

 

J. L. – Vous le saviez déjà. Qu’est-ce qui vous a donné l’envie d’avoir plus de détails ?

 

M. H. – C’est un problème qui m’intéresse, j’en sais plus long là-dessus, enfin, il n’y a pas de problème.

 

J. L. – Dites-moi votre position maintenant.

 

M. H. – J’ai entrepris beaucoup de démarches pour essayer de (333)devenir une femme.

 

J. L. – Vous avez entrepris des démarches, c’est-à-dire…

 

M. H. – En premier lieu, chez des chirurgiens. La première chose, quand je suis travesti, c’est mon visage. J’ai été voir des esthéticiens pour voir s’ils pouvaient me faire crédit, s’il y avait une possibilité de crédit. Puis, ça a été un échec. Ils m’ont dit de travailler pendant deux mois, d’aller dans un hôpital et voir s’ils pouvaient faire quelque chose pour moi. J’étais couvert par la sécurité sociale. J’ai entrepris aussi d’autres démarches. J’ai essayé de contacter le milieu où vivent les travestis. Ce n’est pas une chose que j’aurais aimé faire. Travailler pour un mac, quelque chose comme ça.

 

J. L. – Un ?

 

M. H. – Un mac, pour faire des opérations pour ma transformation et après pour que je travaille pour lui. Mais je n’ai pas été au bout de cette démarche-là. Je la renie. Ce n’est pas une chose qui m’a apporté.

Dernièrement, aussi, j’ai parlé à mes parents de tous mes problèmes. Eux, ils veulent entreprendre une démarche, comme quoi je suis handicapé, toujours pour la sécurité sociale, pour voir s’il y a une solution. Quand je suis couvert par la sécurité sociale, j’ai des papiers à remplir pour voir si mon cas nécessite d’être pris en charge par l’État. Cette démarche-là, c’est mes parents qui l’ont envisagée. Avant de vouloir me pendre, dernièrement, j’ai voulu voir un docteur, voir s’il n’y avait pas une solution. Le docteur m’a confié à un de ses amis qui était psychiatre. Et je suis venu ici, je n’ai pas été voir son collègue.

 

J. L. – Vous êtes venu ici à cause de votre tentative de vous suicider ?

 

(334)M. H. – Oui.

 

J. L. – Par quel procédé ?

 

M. H. – Avec une chaîne, je voulais me pendre.

 

J. L. – Vous trouvez que c’est une solution ?

 

M. H. – Il n’y a pas de solution pour moi.

 

J. L. – Et les médecins d’ici, quel sentiment avez-vous de ce qu’ils vous disent ?

 

M. H. – J’ai constaté que les médecins s’occupent vraiment très bien de mon problème. Je n’arrive pas vraiment à tenir le coup, parce qu’il me manque quelque chose. Cela fait maintenant quatorze jours que je n’ai plus mes vêtements de femme, sauf la nuit. La nuit, quand je dors à l’hôpital, j’ai une combinaison, puis un dessous féminin. Mais la journée, je n’ai rien du tout, cela me manque énormément. Ça me rend très nerveux.

 

J. L. – En quoi est-ce qu’un vêtement de femme est plus satisfaisant ? Il y a des vêtements d’hommes très chics.

 

M. H. – J’avais un costume, il y a six mois de ça, qui était vraiment magnifique ; quand je le mettais, j’étais vraiment très bien habillé.

 

J. L. – Vous parlez de quoi ?

 

M. H. – Un costume d’homme.

 

J. L. – Là, vous n’aviez pas le même plaisir.

 

M. H. – Pas du tout. Puis il y a quelque chose d’intérieur aussi. Quand je suis habillé en femme, c’est tout mon corps qui éprouve une satisfaction, un bonheur, d’une façon différente. Je retrouve vraiment ma personnalité, mon caractère, ma douceur, je retrouve tout ça. Ça se voit, mes gestes sont différents, mon comportement aussi. Puis je m’intéresse à tout quand je suis habillé en femme.

 

J. L. – Qu’est-ce que vous appelez vous intéresser à tout ?

 

(335)M. H. – Si je pouvais sortir, je m’intéresserais à la nature, je m’intéresserais à beaucoup de choses, mais déjà, chez moi, je dessine, je fais des poèmes, je fais beaucoup de choses. Je ne reste pas inactif. En revanche, quand je suis habillé en homme…

 

J. L. – Qu’est-ce que vous appelez faire des poèmes ? Est-ce que vous pouvez donner une idée de ces poèmes ? Est ce que vous les savez par cœur ?

 

M. H.– Je ne les ai pas sur moi, je ne pense pas. Le dernier que j’ai fait, c’est à l’hôpital, ici, je me confondais avec une fleur ; j’ai fait parler une fleur et cette fleur, c’était moi.

 

(Le Docteur Czermak remet au Docteur Lacan le texte du poème).

 

J. L. – Vous n’êtes pas contre, de le lire, ce poème ?

 

M. H. – Ce n’est pas vraiment une poésie, c’est des vers.

 

J. L. – Il arrive qu’une poésie soit en vers.

 

M. H. – Il faut que je vous la lise ?

 

J. L. – Si ça ne vous ennuie pas.

 

(336) (sur cette page est reproduit le manuscrit du poème)

 

 

(337)M.H –

L’Éternelle – la femme blonde.

Hôpital Pinet

Je raconte le projet de vouloir m’oublier

Dans la persévérance

De trouver ma plus belle personnalité

Corinne adorée

 

Travesti je hais

Je suis très gêné de me savoir efféminé

Et la souffrance

De me reculer blesse ma sensibilité

Corinne est vidée

 

Michel renaît

je suis en sécurité de pouvoir penser

À la chance

De me tuer si un jour je suis désespéré

Corinne exécutée

 

Stupide idée

Je ne peux que rêver de savoir m’oublier

Dans la constance

De me réveiller du cauchemar qui m’a usé

Corinne qui c’est

 

Non c’est pas vrais

Je vais me gêner et tant pis continuer

Dans l’existence

À me dépersonnaliser avec simplicité

Corinne adorée.

 

Michel        Michelle  Corinne

 

(338)J. L. – C’est vous qui parlez, alors vous vous adorez vous même ?

 

M. H. – C’est ça, oui.

 

J. L. – En somme, vous vous adressez à vous-même ?

 

M. H.– Oui, c’est ça, je me pose des questions.

 

J. L. – Corinne, qui c’est ?

 

M. H. – C’est moi. J’ai changé de nom pour mieux recevoir mon état féminin.

 

J. L. – Alors, il y a quand même à la fin trois signatures différentes.

 

M. H. – La première, la deuxième et la troisième.

 

J. L. – Oui et alors ?

 

M. H. – La première, c’est que je suis un homme, Michel, comme ça s’écrit.

 

J. L. – Vous vous appelez Michel ?

 

M. H.– La deuxième, avec deux « l ». Il n’y a pas longtemps. J’ai changé de nom : Corinne. Et de là, j’ai brûlé mes papiers.

 

J. L. – Où avez-vous pris cette idée du nom « Corinne » ?

 

M. H. – Il vient de mon enfance. J’ai bien connu une petite fille qui avait six ans, qui s’appelait Corinne. A partir de ça, je n’ai connu personne d’autre, de fille qui s’appelait Corinne. C’est un nom qui me plaît, alors je me le suis donné.

 

J. L. – Oui…– Est-ce que votre mère vous a parlé de votre enfance ?

 

M. H. – J’avais essayé d’écrire un livre sur ma vie de travesti. Puis je l’ai déchiré. Pour écrire ce livre, j’ai demandé l’aide de ma mère pour retrouver mon enfance, parce que j’ai pensé que c’était depuis mon enfance que j’étais comme ça. Peu de temps avant d’entrer à l’hôpital, ici, je l’ai déchiré.

 

(339)J. L. – Qu’est-ce qu’elle vous avait rappelé de votre enfance ?

 

M. H. – Un cauchemar. C’est d’ailleurs pour ça que je couchais avec mes parents le soir, parce que j’avais peur de ce cauchemar-là.

 

J. L. – Vous vous souvenez que vous aviez peur de ce cauchemar ? Vous n’en aviez pas perdu la mémoire ?

 

M. H. – Pendant beaucoup de temps, je ne me rappelais plus. Ma mère. me l’a rappelé, je l’ai retenu après.

 

J. L. – Qu’est-ce que c’était, que ce cauchemar ?

 

M. H. – Quand j’étais petit, c’est une femme qui dans mon cauchemar, qui venait faire du mal à ma famille. Elle coupait des jambes, il y avait du sang dans ce cauchemar-là. Son visage m’est un peu revenu dans mes pensées.

 

J. L. – Ça vous est arrivé, après tout, de vous couper vous même. Cela ne vous paraît pas avoir un rapport avec ce rêve ?

 

M. H.– Là, je me faisais du mal à moi-même. Non je ne crois pas. J’ai fait pas mal de rapprochements avec mon rêve, d’ailleurs un peu vite. Les rapprochements que j’ai faits avec cette femme blonde… Ce cauchemar-là je l’avais oublié et pourtant il y a un an, je me suis teint les cheveux en blond. J’avais les cheveux beaucoup plus foncés et dernièrement je me suis coupé les cheveux, j’ai mis une perruque blonde. J’ai fait la comparaison, le rapprochement : la femme blonde et moi qui suis blond. Ce rapprochement-là, je l’ai fait. Il y a la méchanceté aussi, la méchanceté de la femme blonde, peut-être que c’est la méchanceté, la peine que je donnais à mes parent en me travestissant. Cela peut leur faire du mal… des petits rapprochements comme ça.

 

J. L. – Ce poème s’appelle aussi…

 

(340)M. H. – Ce soir-là, justement, j’ai écrit la femme blonde, parce qu’il y avait une dame, dans l’hôpital où je suis, qui s’est mise à hurler ; elle avait une crise ; cela m’a fait un choc, ces hurlements. Au fond de moi, j’ai eu l’impression d’entendre ces hurlements dans mon rêve, cela m’a fait un choc et je suis retombé dans mon rêve. Je n’ai même pas vu ce soir-là dans mes pensées le visage de cette femme blonde.

 

J. L. – Comment sont ses traits ?

 

M. H. – Très forts, un visage creusé, un visage d’homme d’ailleurs. Quand j’ai revu ce visage, cela m’a fait un drôle d’effet.

 

J. L. – Comment savez-vous que c’est le même visage ?

 

M. H. – Je me rappelle de l’avoir revu, je retombais dans mon rêve. Après, je suis venu demander un médicament à l’infirmier, parce que j’avais peur du noir. Les hurlements, cela m’a enclenché quelque chose et j’ai eu peur du noir comme quand j’étais petit et pourtant je n’ai pas peur du noir. Cela m’a paru étrange, j’ai trop creusé mon passé.

 

J. L. – Qu’est-ce que vous appelez « trop creuser votre passé » ?

 

M. H. – J’ai trop essayé de savoir d’où cela provenait. Cela vient peut-être de ce rêve. Cela vient peut-être depuis que je suis né, je ne sais pas.

 

J. L. – Qu’est-ce qu’elle faisait la femme blonde, en rêve ?

 

M. H. – Elle faisait du mal. Elle coupait des membres du corps.

 

J. L. – Elle coupait des membres exactement comme vous avez voulu vous couper un membre. Après tout, c’est peut-être…

 

M.H. – Oui, bien sûr. Dans mon rêve, elle ne m’a jamais fait de mal, cette femme blonde. Elle faisait surtout du mal à mes parents ; mais sur moi, non.

 

(341)J. L. – À la famille, à qui encore ? à vos frères, bien sûr. Elle leur coupait aussi…

 

M. H. – Les membres, les pieds. Je me rappelle les pieds seulement.

 

J. L. – Et le rapprochement ne vous frappe pas ? Le fait que vous ayez essayé de…

 

M. H. – Si le rapprochement… ça ne concorde pas vraiment effectivement, couper un membre…

 

J. L. – Ce membre… qu’est-ce que vous en avez fait, la première fois où vous vous êtes aperçu qu’il existait, ce membre qu’on appelle masculin ?

 

M. H. – Quand j’était tout petit, vous parlez ? je ne m’en rappelle pas.

 

J. L. – Ça ne vous est jamais arrivé, de vous masturber ?

 

M. H. – Si bien sûr, je ne m’en suis jamais occupé.

 

J. L. – Vous vous en occupiez, quand vous vous masturbiez.

 

M. H. – Je me masturbe autrement. Je mets ma main entre mes deux cuisses, posée contre non sexe. Je ne connais, pas le terme qu’on emploie. Je ne bande pas ; j’éjacule quand même.

 

J. L. – Vous savez très bien le terme qu’on emploie. C’est le terme bander.

 

M.H.– C’est tout.

 

J. L. – Vous éjaculez, à vous mettre ce sexe entre les cuisses ?

 

M.H. – À poser ma main sur ce sexe, bien sûr en donnant une certaine pression sur ma main.

 

J. L. – Oui et cela aboutit à une éjaculation.

 

M. H. – Je pratique toujours la masturbation comme ça, maintenant encore. J’ai mal au sexe quand je me masturbe autrement. J’ai essayé de me masturber normalement deux fois.

 

J. L. – Comment savez-vous que c’est une masturbation normale ?

 

(342)M. H. – Entre amis on parle comme ça, en plaisantant et on arrive à savoir. Je sais comment on se masturbe. Je sais que moi, c’est pas normal. D’ailleurs, je ne peux pas me laver l’intérieur du sexe, parce que ça me fait mal de déculotter mon sexe puis laver l’intérieur. Je ne me suis jamais lavé l’intérieur. Il n’y a que quand je pénètre une femme que je n’ai pas mal.

 

J. L. – Quand vous pénétrez une femme, vous êtes en érection, vous bandez, en d’autres termes.

 

M. H. – Oui. À chaque fois que j’ai des rapports, la fille est toujours obligée de me toucher, parce qu’autrement je n’arrive pas à bander. Il m’est arrivé des fois de redescendre au moment où je commençais à pénétrer, juste au moment où… ça ne marchait plus.

 

J. L. – Alors, qu’est-ce que vous demandez, maintenant ?

 

M. H. – À devenir une femme. Vu le problème, d’une autre manière, devenir une femme en servant de cobaye ; devenir une femme si mon état de santé le nécessite, j’ai envisagé plein de choses.

 

J. L. – Si vous n’êtes pas en bonne santé, si vous êtes malade…

 

M. H. – Actuellement, là ?

 

J. L. – Oui. Qu’est-ce que vous en pensez, de cette hypothèse que tout ça ne soit que maladie ?

 

M.H. – Je ne pense rien.

 

J. L. – Vous pouvez y penser, que ça ce soit une mauvaise position dans le monde, si je peux dire.

 

M. H. – Si je suis malade, je suis toujours un homme, non ? La position envers moi-même, d’ailleurs…

 

J. L. – Oui.

 

M. H. – Elle est normale, ma position.

 

J. L. – Qu’est-ce que vous envisagez comme solution, si vous êtes malade d’être un homme ?

 

(343)M. H. – Continuer à me prendre pour une femme et oublier mon personnage, en espérant que je n’aurai pas des angoisses d’être un homme.

 

J. L. – Parce que… qu’est-ce que vous appelez angoisses ?

 

M. H. – C’est terrible d’être un homme, pour moi.

 

J. L. – C’est terrible, mais il faut que vous vous y fassiez.

 

M. H. – Ça, je ne peux pas l’admettre, d’être un homme. C’est pour ça que je veux me tuer, d’ailleurs.

 

J. L. – Alors, vous trouvez que c’est la bonne solution ?

 

M. H. – Je n’en ai pas trouvé de meilleure. J’ai essayé de travailler pour pouvoir envisager des opérations. Mais j’ai piqué des crises de nerfs, parce que ce travail-là, je pourrais le faire en femme. Je ne pouvais plus… mes vêtements…

 

J. L. – Quelle sorte de travaux pourriez-vous faire en femme ?

 

M. H. – La dernière fois que j’avais travaillé, c’était le nettoyage des moquettes des restaurants, avec une brosse, de la lessive et frotter la moquette, les escaliers.

 

J. L. – Vous trouvez que c’est un travail très reluisant, de frotter des moquettes ?

 

M. H. – C’est le chômage qui m’a donné ce travail-là. Je n’ai pas eu le choix. J’ai pris ça parce qu’il fallait bien prendre quelque chose. J’ai bien essayé de retrouver dans mon métier, dans le dessin industriel mais ils demandent toujours des personnes qualifiées, des projeteurs.

 

J. L. – Il y a combien de temps que vous n’avez pas travaillé dans le dessin industriel ?

 

M. H. – Cela fait deux ans, un an et demi.

 

J. L. – Alors, la roulotte ?

 

M. H. – À la campagne ? Je vous parle de quoi ? de la roulotte ?

 

(344)J. L. – La roulotte. Votre mère a été l’aînée d’une nombreuse famille. Elle était dans une roulotte à ce moment-là. Vous en savez quelque chose ?

 

M. H. – Pas du tout ; je sais qu’elle a eu une enfance très malheureuse.

C’est elle qui faisait toutes les corvées. Elle se faisait taper par sa mère, enfin c’était quelque chose de terrible.

 

J. L. – Ça, vous le savez quand même ; si vous le savez, c’est parce qu’elle vous l’a raconté.

 

M. H. – C’est ça.

 

J. L. – Quel rapport y a-t-il dans votre esprit entre cette roulotte, la roulotte maternelle et celle dont on vous a fait cadeau ?

 

M. H. – Aucun rapprochement, parce que quand j’étais à la campagne, je n’avais pas le choix. J’aurais préféré être dans une maison. Il fallait que j’habite quelque part. On m’a proposé une roulotte. Je n’ai pas eu le choix, je l’ai pris. C’était vraiment une coïncidence. J’aurais préféré être dans une maison.

 

J. L. – C’est une coïncidence. Vous étiez dans le même genre de roulotte.

 

M. H. – Oui, d’accord, ça s’est présenté comme ça.

 

J. L. – Qui est-ce qui vous a fait cadeau de cette roulotte ?

 

M. H. – C’est un paysan de la campagne qui avait une roulotte. Je l’ai connu là-bas.

 

J. L. – Et vous considérez qu’un paysan qui a une roulotte, c’est tout ce qu’il y a de normal qu’il vous la passe ?

 

M. H. – On s’arrangeait entre nous.

 

J. L. – On s’arrangeait, cela veut dire que vous l’avez payée ?

 

M. H. – Il ne fallait pas qu’il soit perdant. Il me prêtait sa roulotte.

 

J. L. – Il vous la prêtait ou il vous l’a donnée ?

 

(345)M. H. – Il me la prêtait.

 

J. L. – Qu’est-ce que vous allez faire maintenant ? Il faut tout de même que vous sortiez d’ici.

 

M. H. – C’est pour ça que j’ai fait mes valises. Ce que je vais faire ? Comme avant, je n’ai pas le choix. Rester enfermé chez moi, me travestir.

 

J. L. – Chez vous, où est-ce ?

 

M. H. – Chez mes parents, ils veulent me reprendre.

 

J. L. – Ils veulent vous reprendre et ils savent que vous allez vivre chez eux, ne pas sortir ?

 

M. H. – C’est ça.

 

J. L. – Il est assez probable que tout de même vous montrerez le nez dehors.

 

M. H. – Non, je me rappelle une fois, je n’avais pas mangé pendant une semaine, j’avais des sous pourtant pour acheter à manger. Je ne voulais pas me dévêtir pour faire les commissions. Pourtant, le magasin était à côté de chez moi, j’ai préféré rester une semaine sans manger.

 

J. L. – C’était où, cela ?

 

M. H. – Chez moi, quand j’habitais tout seul.

 

J. L. – Parce que vous habitiez tout seul là depuis quand ?

 

M. H. – J’habitais dans cet appartement-là depuis six mois, cinq mois auparavant. J’avais un autre appartement où je suis resté peut-être huit mois, peut-être dix.

 

J. L. – Qui est-ce qui vous payait le loyer ?

 

M. H. – Mes parents.

 

J. L. – Donc, vos parents veillent sur vous.

 

M. H. – Oui.

 

J. L. – Qu’est-ce que vous en pensez ?

 

M. H. – Des fois, je m’en irais n’importe où puis je ne reviendrais jamais, pour ne pas poser de ces problèmes-là à mes parents.

 

(346)J. L. – Comment envisagez-vous d’aller n’importe où ?

 

M. H. – Au Maroc.

 

J. L. – Au Maroc, ce n’est quand même pas n’importe où.

 

M. H. – Non, ce n’est pas n’importe où ; c’est dans le but de pouvoir travailler. Travailler, puis pouvoir…

 

J. L. – Pouvoir quoi ?

 

M. H. – Me faire opérer.

 

J. L. – C’est cela qui vous oriente vers le Maroc, parce que vous croyez qu’au Maroc on vous opérera ?

 

M. H. – Bien sûr.

 

J. L. – Comment savez-vous ça ?

 

M. H. – Je l’ai lu sur des bouquins…

 

J. L. – Vous faire opérer, c’est quoi ? C’est essentiellement vous faire couper la queue.

 

M. H. – Il y a la castration, mais il y a aussi la transformation du corps, les hormones !

 

J. L. – Les hormones, ça vous parait fixer spécialement votre espoir. C’est la seule chose qui vous soutienne, pour l’instant ?

 

M. H. – Il y a ça, bien sûr et principalement c’est mon visage, parce que je ne peux pas le cacher sous des vêtements. Mon visage… il choque dans la rue n’importe qui le verra…

 

J. L. – Alors, c’est pour cela que vous allez voir des chirurgiens esthétiques. Qu’est-ce que vous attendez de la transformation de votre visage ?

 

M. H. – La barbe, déjà. Une épilation, c’est une chose majeure. Puis il y a des opérations qui s’effectuent sur le menton, sur le nez. Obligatoirement, cela peut embellir le visage. Je ne dis pas pour cela qu’on a un visage de femme après une opération comme ça, mais il est un peu arrangé.

 

(347)J. L. – Pauvre vieux, au-revoir.

 

(le patient sort)

 

Dr LACAN – Il est bien accroché.

… au Dr Czermak : dites-moi, alors, qu’est-ce que vous comptez en faire.

 

Dr CZERMAK – Je suis dans l’embarras. Je suis plutôt embarrassé. C’est bien pourquoi je vous l’ai montré.

 

Dr L. – Il finira par se faire opérer.

 

Dr C. – Les chirurgiens de Corentin Celton ont proposé à sa mère de le faire opérer pour quatre millions dans le privé !

 

Dr L. – C’est le type même du type qui arrive à se faire opérer. Il arrivera sûrement à se faire opérer, il faut s’y attendre. On appelle ça couramment le transsexualisme. Il faut lire la thèse d’Alby sur le transsexualisme.

 

Mme Suzanne GINESTET-DELBREIL – Et après, qu’est-ce qui se passera ?

 

Dr C. – Le devenir ne semble pas très brillant pour un certain nombre d’entre eux.

 

Dr Alain DIDIER-WEIL – Mais, monsieur, est-ce qu’il est vraiment impensable d’espérer qu’on puisse l’aider à envisager une opération analytique ?

 

DL. – On n’arrivera à rien. On n’arrivera à rien. Cela a été fait, ça n’a rien donné. Cela date de la petite enfance. Il est décidé pour cette métamorphose. On ne modifiera rien.

 

Dr A D-W. – Cela renvoie à une impuissance pour nous qui est presque aussi insupportable que ce qu’il vit lui-même.

 

Dr L. – Je n’ai pas vu le moindre élément qui me permette d’en espérer un résultat.

 

(348)Dr C. – Quel risque y a-t-il à essayer de le suivre ?

 

Dr L. – Essayez de savoir comment il s’en tirera. Ça serait curieux, intéressant, de savoir comment il arrivera, en fin de compte, à se faire opérer.

 

Dr X. – Son impossibilité à se sentir femme dans les bras d’un homme. Il va trouver, il me semble, la même chose…

 

Dr C. – Ça ne l’intéresse pas d’être femme dans les bras d’un homme. Il dit qu’il trouve sa satisfaction quand il est habillé en femme. Il dit : c’est pour moi-même que je veux me faire opérer.

 

Dr ÉLISABETH MILAN – On peut supposer qu’à la suite de cette opération, toute la jouissance sera éteinte pour lui.

 

Dr L. – Exactement, c’est ça. Comme il l’a bien manifesté, ni avec un homme, ni avec une femme, il n’aura de jouissance. Il n’aura pas plus de satisfactions qu’il n’a eues jusqu’à présent.

 

Dr C. – La satisfaction essentielle, c’est celle de son corps revêtu de la douceur des vêtement féminins. C’est cela qui domine chez lui.

 

Dr L. – C’est cela qui domine et c’est très spécifique dans ce cas-là.

 

Dr C. – Il y a une dimension de cet ordre-là chez sa mère. Sa mère a un rapport aux étoffes, qui est quelque chose d’assez particulier.

 

Dr M. – Est-ce qu’on pourrait penser à un rapport avec le fétichisme ? Est-ce que les vêtements pour lui ne sont que l’occasion pour qu’il soit femme ?

 

Dr L. – Il est certain que c’est l’affinité de cela avec le fétichisme qui me paraît le point le plus caractéristique.

 

Dr FALADÉ – J’ai été frappée que ce soit tellement de son visage qu’il parle et qu’il dise « Le corps, je peux quand même le cacher ». Il revenait beaucoup là-dessus, (349)comme si c’était d’être vu…

 

Dr C. – Il y a eu des moments où il disait qu’au fond, il s’accommoderait de ne pas se faire opérer, parce que cela venait pour lui en deuxième position. Ce qui importait, c’est le visage, pouvoir dissimuler le caractère masculin du visage. Il est dans une position un peu fluctuante. Certains jours, il dit que ce qui domine, c’est le plaisir d’être travesti et, pour peu que son visage se modifie, il s’en accommoderait. Mais certains autres jours, c’est une exigence de modification radicale.

 

DF.– Son visage le gêne beaucoup. Il a la crainte de la foule quand il est habillé en femme.

 

Dr C.– Pas seulement. Un jour qu’il était seul, habillé en femme devant le miroir, il a brisé le miroir.

 

Dr F – Je crois que l’apparence joue quand même beaucoup pour lui. Dans son dire premier, c’est ce qui m’avait frappée.

 

Dr C.– D’un jour sur l’autre, les choses sont un peu oscillantes. De temps en temps, c’est du côté de l’apparence, ce qui est primordial. D’autres jours, c’est la modification radicale qui domine.

 

Dr L. – C’est bien en cela que je crois qu’il n’y a aucune prise.

 

Dr C.– Cela se retrouve constamment.

 

Dr L. – Sur ces deux champs.

 

DF – Ce qui m’a semblé intéressant aussi, c’est dans une certaine situation d’être obligé de faire l’homme, car dans ses relations avec la femme, il lui a fallu faire l’homme et en faisant l’homme, il lui a fallu aller jusqu’au bout… Il était dans un engrenage, c’est quelque chose qu’il faisait et il fallait aller jusqu’au bout. Cela ne vous a pas frappés ?

 

(350)Dr L. – Si, si,

 

Dr F – Cela m’a beaucoup frappée. Il lui fallait à ce moment-là répondre à une certaine image de l’homme, tel qu’il pensait que c’était.

 

Dr C. – Ça a été une brève étape, très rapidement dépassée. C’est avec la fille qu’il a oubliée.

 

Dr F – Avec la première dans cette maison de campagne, ses copains avaient une certaine attitude et l’obligeaient, lui aussi, à donner cette illusion, à faire l’homme comme les autres.

 

Dr C. – Très rapidement après, il en est venu au point de se satisfaire d’une vie entre femmes ; avec la fille dont il a partagé la vie un an, il lui a posé comme exigence qu’elle accepte de le voir habillé en femme et il a dit nous avons vécu comme deux gouines.

 

Dr F – La première, c’était différent, puisque dès le départ, ils s’étaient entendus comme cela. Mais je parle de la toute première et de la seconde. Il s’est trouvé dans une situation où il fallait faire l’homme comme les autres.

HP PRESENTATION DE MALADE

Paru dans Le Discours Psychanalytique, 1992, n° 7, pp. 55-92. Les transcripteurs nous signalent que le nom qui apparaît n’est pas celui du patient concerné. Il a été construit pour permettre des jeux équivalents à ceux que l’intéressé faisait avec son patronyme.

 

(55)DLACAN – Asseyez-vous, mon bon. Vous avez rencontré ici le plus vif intérêt. Je veux dire qu’on s’est vraiment intéressé à votre cas. Vous avez parlé avec M. Czermak et M. Duhamel. Il y a des tas de choses qui sont un peu éclairées. Parlez-moi de vous. Je sais pas pourquoi je ne vous laisserais pas la parole. Ce qui vous arrive, vous le savez très bien.

 

G. L. – Je n’arrive pas à me cerner.

 

DR LACAN – Vous n’arrivez pas à vous cerner ? Expliquez-moi ce qui se passe…

 

G. L. – Je suis un peu disjoint au point de vue langage, disjoint au niveau du langage, disjonction entre le rêve et la réalité. Il y a une équivalence entre les deux mondes dans mon imagination, et non pas (56)une prévalence entre le monde et la réalité, ce qu’on appelle la réalité. Il se fait une disjonction. Je suis constamment en train de fluer l’imaginatif.

 

DR LACAN – Parlez-moi de votre nom. Parce que Gérard Lumeroy, ce n’est pas…

 

G. L. – Oui, j’avais décomposé, j’avais retrouvé, avant de connaître Raymond Roussel… quand j’avais vingt ans, j’étais en maths supérieures… depuis, je m’intéressais aux faits physiques, et on a beaucoup parlé de couches et de sous-couches intellectuelles. Le rapprochement avec le langage… le langage pourrait présenter des couches et des sous-couches. Par exemple, sur mon nom ; j’avais décomposé mon nom en Geai (un oiseau), Rare (la rareté)…

 

DLACAN – Geai Rare…

 

G. L. – J’avais décomposé de manière un peu ludique. J’avais morcelé mon nom pour créer. Je n’avais pas vu les travaux de Raymond Roussel, qui sont un peu… Ce que j’ai à vous dire c’est…

 

DLACAN – Et puis quoi donc ? ce qui se passe pour vous… qu’est-ce que vous appelez la parole, que vous dites, vous, la parole imposée ?

 

G. L. – La parole imposée, c’est l’émergence qui s’impose à mon intellect et qui n’a aucune signification au sens courant. Ce sont des phrases qui émergent, qui ne sont pas réflexives, qui ne sont pas déjà pensées, mais qui sont de l’ordre de l’émergence, exprimant l’inconscient.

 

DR LACAN – Allez-y…

 

G. L. – …Émergent comme si j’étais peut-être manipulé… je ne suis pas manipulé, mais je n’arrive pas à expliquer moi-même ; j’ai beaucoup de mal à vous expliquer ; j’ai du mal à cerner le problème, du (57)mal à cerner cette émergence. Je ne sais pas comment elle vient, s’impose à mon cerveau, cette émergence. Cela vient d’un seul coup : « Vous avez tué l’oiseau bleu » « C’est un anarchic system »… Des phrases qui n’ont aucune signification rationnelle dans le langage banal, et qui s’imposent dans mon cerveau, qui s’imposent à mon intellect. Il y a aussi une sorte de balancement. Avec le médecin qui s’appelle M. Duhamel, j’ai une phrase imposée qui dit : « M. Duhamel est gentil » et j’ai ensuite un balancement de phrases qui est de moi, une réflexion, une disjonction entre une phrase imposée et moi, une phrase réflexive, je dis : « Mais moi, je suis fou ». Je dis. « M. Duhamel est gentil », phrase imposée,… « Mais moije suis fou », phrase réflexive.

 

DR LACAN – Donnez-moi d’autres exemples.

 

G. L. – C’est surtout que je suis très complexé, très agressif par moments. J’ai souvent tendance…

 

DLACAN – Vous êtes agressif, qu’est-ce que ça veut dire ?

 

G. L. – Quand j’ai un contact sensible, je suis agressif intérieurement… Je ne peux plus le dire.

 

DR LACAN – Vous allez arriver à me dire ça, comment ça se passe.

 

G. L. – J’ai tendance à compenser. Je suis agressif, pas physiquement, mais intérieurement. J’ai tendance à compenser au niveau des phrases imposées ; j’ai tendance à récupérer les phrases imposées ; j’ai tendance à trouver tout le monde gentil, tout le monde beau, enfin… alors qu’à d’autres moments, j’ai des phrases imposées agressives…

 

DR LACAN – Prenez votre temps, prenez bien votre temps pour vous y retrouver.

 

(58)G. L. – Il y a plusieurs niveaux de voix.

 

DR LACAN – Pourquoi appelez-vous cela des voix ?

 

G. L. – Parce que je les entends, je les entends intérieurement.

 

DR LACAN – Oui.

 

G. L. – Donc, je suis agressif, et intérieurement j’entends les gens par télépathie. Par moments, j’ai des phrases émergentes qui sont sans signification, comme je viens d’expliquer un peu.

 

DR LACAN – Donnez un échantillon.

 

G. L. – « Il va me tuer l’oiseau bleu »… « C’est un anarchic system » « C’est un assassinat politique… assistanat politique » qui est la contraction de mots entre assassinat et assistanat, qui évoque la notion d’assassinat.

 

DR LACAN – Qui évoque une notion… dites-moi, on ne vous assassine pas ?

 

G. L. – Non, on ne m’assassine pas. Je vais continuer sur une sorte de récupération inconsciente. Par moments, j’ai des phrases émergentes, agressives et insignifiantes dans le langage courant, et par moments, j’ai des récupérations de cette agressivité et j’ai tendance à trouver tout le monde gentil, beau, etc. Cela béatifie, canonise certaines personnes que j’appelle saintes. J’ai une camarade qui s’appelle Barbara, cela donne Sainte Barbara. Sainte Barbara est une phrase émergente, mais moi, je suis dans une phase agressive. J’ai toujours cette disjonction entre les deux qui se complètent, suivant l’influence du temps, et qui ne sont pas du même ordre, une qui est émergente et l’autre qui est réflexive.

 

DR LACAN – Oui. Alors, parlons, si vous le voulez bien, plus précisément des phrases émergentes. (59)Depuis combien de temps émergent-elles ? C’est une question qui n’est pas idiote.

 

G. L. – Non, non. Depuis que j’ai fait… on m’avait diagnostiqué en mars 1974 un délire paranoïde.

 

DR LACAN – Qui est-ce qui dit cela, délire paranoïde ?

 

G. L. – Un médecin, à l’époque. Et ces phrases émergentes…

 

DLACAN – Pourquoi vous tournez-vous vers M… ?

 

G. L. – J’ai senti qu’il se moquait de moi.

 

DR LACAN – Vous avez senti une présence moqueuse ? Il n’est pas dans votre champ…

 

G. L. – J’entendais un son et j’ai senti…

 

DLACAN – Il ne se moque sûrement pas de vous. Je le connais bien, il ne se moque sûrement pas de vous, ça l’intéresse, au contraire, c’est ça le bruit qu’il a fait.

 

G. L. – J’ai l’impression de compréhension intellectuelle de sa part…

 

DR LACAN – Oui, je pense, c’est plutôt son genre, parce que je vous dis que je le connais. D’ailleurs, je connais toutes les personnes qui sont là. On ne les aurait pas fait venir si je n’avais pas parfaitement confiance en elles. Bon, continuez.

 

G. L. – D’autre part, je pense que la parole peut faire la force du monde, en dehors des mots.

 

DR LACAN – Justement, tâchons de voir. Vous avez déjà parlé tout à l’heure, émis votre doctrine ; et en effet, c’est une sacrée embrouille, cette histoire de…

 

G. L. – Il y a un langage très simple que j’emploie dans la vie courante, et il y a d’autre part un langage d’influence imaginative, où je disjoins du réel, des personnes qui m’entourent ; c’est cela le plus (60)important ; mon imagination crée un monde dit réel, mais qui serait complètement disjoint. D’autre part, ces phrases imposées, dans la mesure où elles émergent pour aller quelquefois agresser la personne, sont des ponts entre le monde imaginatif et le monde dit réel.

 

DLACAN – Oui, mais enfin, il reste ceci que vous en faites, vous en maintenez parfaitement la distinction.

 

G. L. – Oui, j’en maintiens parfaitement la distinction, mais le langage, la fluence de l’imagination n’est pas du même ordre intellectuel ou spirituel que ce que je dis ; c’est un rêve, une sorte de rêve éveillé, un rêve permanent.

 

DLACAN – Oui.

 

G. L. – Je ne crois pas inventer. C’est disjoint, mais cela n’a aucun… je n’arrive pas… en vous répondant, j’ai peur de me tromper.

 

DR LACAN – Vous croyez que vous vous êtes trompé en répondant ?

 

G. L. – Je ne me suis pas trompé ; toute parole est force de loi, toute parole est signifiante, mais apparemment, au premier abord, elles n’ont pas un sens purement rationnel.

 

DR LACAN – D’ou avez-vous appris ce terme : toute parole est signifiante ?

 

G. L. – C’est une réflexion personnelle.

 

DR LACAN – C’est ça..

 

G. L. – J’ai conscience de ce monde disjoint.

 

DLACAN – Vous n’êtes pas sûr de…

 

G. L. – Je ne suis pas sûr d’avoir conscience de ce monde disjoint. Je ne sais pas si le…

 

DR LACAN – Si le… ?

 

(61)G. L. – Le rêve, le monde construit par l’imagination, où je trouve mon centre de moi-même, n’a rien à voir avec le monde réel, parce que dans mon monde imaginatif, dans le monde que je me crée au niveau de la parole, j’en occupe le centre. J’ai tendance à créer une sorte de mini-théâtre, où je serais une sorte de metteur en scène, à la fois créateur et metteur en scène, tandis que dans le monde réel, je n’ai qu’une fonction de…

 

DR LACAN – Oui, là vous n’êtes pas un geai rare, si tant est que…

 

G. L. – Non, le geai rare, c’est dans le monde imaginatif. Le Gérard Lumeroy, c’est le monde communément appelé réel, tandis que dans le monde imaginatif, je suis Geai rare Lumeroy. C’est peut-être à partir de mon mot…, c’est le premier, celui qui codifie, qui a la force, qui est une sorte de… j’avais employé un terme dans un de mes poèmes…

 

DR LACAN – Dans un de vos poèmes ?

 

G. L. – J’étais le centre solitaire d’un cercle solitaire. Je ne sais pas si ce n’a pas été dit. J’ai trouvé cela assez joli. Je crois que ça a été dit par Novalis.

 

DLACAN – Mais c’est tout à fait exact.

 

G. L. – Je suis le centre solitaire, une sorte de dieu, de démiurge d’un cercle solitaire, parce que justement ce monde est muré, et je n’arrive pas à le faire passer dans la réalité quotidienne… tout ce qui se masturbe… enfin qui se crée au niveau du rêve intérieur, j’allais dire qui se masturbe…

 

DR LACAN – Qu’est-ce que vous en pensez finalement, d’après ce que vous dites, il semblerait que c’est de ça qu’il s’agit ; vous avez le sentiment qu’il y a un rêve qui fonctionne comme tel, que vous êtes en (62)somme la proie d’un certain rêve.

 

G. L. – Oui, c’est un peu cela. Une tendance, dans la vie, en plus, à…

 

DR LACAN – Dites-moi.

 

G. L. – Je suis fatigué. Je ne suis pas très en forme ce matin pour parler.

 

DR LACAN – Et pourquoi, diable ?

 

G. L. – Parce que j’étais un peu angoissé.

 

DR LACAN – Vous avez été angoissé, de quel côté est-ce ?

 

G. L. – Je ne sais pas. Je suis angoissé. L’angoisse aussi est émergente ; elle est quelquefois en relation avec le fait de rencontrer une personne. D’autre part, le fait de vous rencontrer, et…

 

DR LACAN – C’est angoissant, en fait, de parler avec moi ? Est-ce que vous avez le sentiment que je ne comprends rien à cette affaire qui est la vôtre ?

 

G. L. – Je suis pas sûr que l’entretien puisse débloquer certaines choses. Un temps, j’avais une angoisse émergente, qui était purement physique, purement sans relation avec un fait social.

 

DR LACAN – Oui, c’est la façon dont je m’introduis dans ce monde…

 

G. L. – Non, c’est… j’avais peur de vous, parce que je suis très complexé. Vous êtes une personnalité assez connue. J’avais peur de vous rencontrer. C’était très simple, comme angoisse…

 

DR LACAN – Oui. Et quel est votre sentiment des personnes qui sont là, qui écoutent avec beaucoup d’intérêt ?

 

G. L. – C’est oppressant. C’est pour cela que j’ai du mal à parler. Je me sens angoissé et fatigué, et ça bloque ma tendance à…

 

(63)DR LACAN – Oui, mais ça, qui avez-vous vu en 1974 ? Comment est-ce qu’elle s’appelait la personne qui vous a parlé ?

 

G. L. – Le Docteur G.

 

DR LACAN – G., ce n’était pas le premier psychiatre que vous voyiez ?

 

G. L. – Si, c’était le premier. J’ai vu le Professeur H. à quinze ans.

 

DR LACAN – Qui vous a amené au Professeur H. ?

 

G. L. – Mes parents. J’avais des problèmes d’opposition à mes parents.

 

DR LACAN – Vous êtes le seul enfant ?

 

G. L. – Je suis fils unique, oui.

 

DR LACAN. – Qu’est-ce qu’il fait, votre père ?

 

G. L. – Visiteur médical.

 

DR LACAN. – Visiteur médical, qu’est-ce que c’est que cette fonction ?

 

G. L. – Il travaille pour un laboratoire pharmaceutique ; cela consiste à aller voir les médecins pour présenter ses produits pharmaceutiques ; c’est une sorte de représentant.

 

DR LACAN – Il fait partie de… ?

 

G. L. – Des laboratoires Lebrun.

 

DR LACAN – Vous, vous avez été orienté ? Vous m’avez dit tout à l’heure que vous aviez fait maths sup…

 

G. L. – C’est cela ; oui, à S.

 

DR LACAN – À ?

 

G. L. – S.

 

DR LACAN – Oui. Parlez-moi un peu de vos études.

 

G. L. – À quel niveau ? J’ai toujours été un élève assez paresseux. La nature m’avait doué. J’avais toujours tendance à me reposer sur mon intelligence, (64)plutôt que sur le travail. En maths sup., j’ai lâché parce que j’ai…

 

DR LACAN – J’ai… ?

 

G. L. – Il y a eu un problème sentimental.

 

DLACAN – Vous avez eu un problème sentimental ?

 

G. L. – J’ai eu des soucis avec un problème sentimental. En novembre, j’avais commencé maths sup. à S., puis j’ai craqué au bout de deux mois à cause d’un problème sentimental. Après, j’ai abandonné maths sup., parce qu’entre-temps, j’ai fait une dépression nerveuse.

 

DLACAN – Vous avez fait une dépression nerveuse liée à…

 

G. L. – À cette déception sentimentale.

 

DLACAN – Cette déception sentimentale concernait qui ?

 

G. L. – Une jeune femme que j’avais connue en colonie de vacances. J’étais moniteur, elle était monitrice.

 

DR LACAN – Oui. Je ne vois pas pourquoi vous ne me diriez pas comment elle s’appelait.

 

G. L. – Nicole P.

 

DR LACAN – Oui, c’était donc en 1967. Vous en étiez où de votre scolarité ; il faut bien appeler ça comme cela.

 

G. L. – J’avais eu des problèmes parce que j’étais paresseux, mais la paresse, c’est une maladie. J’étais déjà très troublé depuis l’âge de quinze ans, et j’avais des palpitations affectives, à cause de mes relations orageuses avec mes parents… il m’arrivait d’avoir des trous de mémoire.

 

DLACAN – Vous parlez de vos parents. Vous (65)m’avez déjà un peu situé votre père. Et votre mère ?

 

G. L. – J’ai été élevé par ma mère, parce que mon père, visiteur médical, travaillait en province. Ma mère était une femme très angoissée, très silencieuse, et comme moi-même j’étais très rétroactif… très, très réservé le soir… le repas du soir était très silencieux, il n’y avait pas de contact affectif véritable de la part de ma mère ; elle était angoissée, elle avait le mental assez contagieux… ce n’était pas un virus… mais au niveau de l’environnement. Donc, j’ai été élevé par cette mère très angoissée, hyper-sensible, en butte quelquefois à des scènes de ménage avec mon père quand il revenait en week-end ; il y avait une atmosphère assez tendue et angoissante. Je crois que par un phénomène d’osmose, j’ai été moi-même très angoissé.

 

DR LACAN – Quand vous parlez de phénomène d’osmose, quelle idée vous faites-vous de l’osmose en question, vous savez tellement bien distinguer le réel…

 

G. L. – … de l’imaginaire ?

 

DR LACAN – C’est cela, oui. Entre quoi et quoi se passe l’osmose ?

 

G. L. – Entre quoi et quoi se passe l’osmose ? Je crois qu’il y a d’abord une prise de conscience entre ce que l’on appelle le réel… il se crée une tension psychologique, angoisse au niveau du réel, mais charnelle, c’est-à-dire au niveau du corps, et en osmose passe ensuite au niveau de l’esprit… parce que j’ai un problème, c’est que je n’arrive pas… je me sens un peu… j’ai écrit une fois à mon psychiatre une lettre…

 

DR LACAN – À quel psychiatre ?

 

G. L. – Au Docteur G. Depuis longtemps, je parlais (66)du hiatus entre le corps et l’esprit, et il y avait une… j’ai été obsédé par… je vous parle de l’époque, qui n’est plus valable maintenant… j’ai mené une sorte de…(G. L. semble très ému)… toute une notion de corps électriques apparemment reliés et qui apparemment se disjoignent. Je n’arrivais pas à me cerner complètement au niveau de cette situation corps-esprit.

 

DR LACAN – À l’époque, quelle époque ?

 

G. L. – J’avais 17 ans, 18 ans par-là. Je disais, quel est le moment où le corps rentre dans l’esprit, où l’esprit rentre dans le corps ? Je ne sais pas. Je suis obsédé par la… comment ? par le corps composé de cellules, de toutes sortes de cellules nerveuses. Comment passer d’un fait biologique à un fait spirituel ? Comment le partage se fait-il entre le corps et l’esprit ? En somme, comment la pensée a une interaction neuronique ? Comment la pensée s’est formulée, comment la pensée peut arriver à émerger de ces interactions neuroniques, de ces développements hormonaux, de ces développements neuro-végétatifs, etc. j’avais été amené à penser.

 

DLACAN – Mais vous savez que nous n’en savons pas plus que vous.

 

G. L. – J’avais été amené à penser que vu que la biologie prenait ses ondes dans le cerveau, j’avais été amené à penser que la pensée, ou l’intelligence, était une sorte d’onde de projection, d’onde vers l’extérieur. Je ne sais pas comment ces ondes se projetaient vers l’extérieur, mais le langage… c’est en relation avec le fait que je sois poète, parce que dans…

 

DR LACAN – Vous êtes incontestablement poète, oui.

 

G. L. – J’ai essayé au début, de…

 

(67)DR LACAN – Vous avez des choses écrites par vous ?

 

G. L. – Oui, j’en ai ici.

 

DR LACAN – Vous en avez où ?

 

G. L. – À l’hôpital. Le Docteur Czermak m’avait demandé de l’amener. Enfin, je voudrais continuer. J’ai essayé, par l’action poétique, de trouver un rythme de balancement, une musique. J’ai été, amené à penser que la parole est la projection de l’intelligence qui s’élève vers l’extérieur.

 

DR LACAN – L’intelligence, la parole. C’est ça que vous appelez… intelligence, c’est l’usage de la parole.

 

G. L. – Je pensais que l’intelligence était une projection ondulatoire vers l’extérieur, comme si… je ne suis pas d’accord avec vous quand vous dites que l’intelligence seulement c’est la parole. Il y a l’intelligence intuitive, qui n’est pas traduisible par la parole, et justement, je suis très intuitif, et j’ai du mal beaucoup à logifier… je ne sais pas si c’est un mot français, c’est un mot que j’ai inventé. Ce que je vois… par moments, il m’arrivait de dire, quand je discutais avec quelqu’un… ce que je voyais… ce sont des images qui passent, et je n’arrive pas à…

 

DLACAN – Parlez-moi un peu de ces images qui passent.

 

G. L. – C’est comme au cinéma, ce qu’on appelle cinéma en médecine. Cela part à toute vitesse, et je ne saurais pas formuler ces images dans la mesure où je n’arrive pas à les qualifier.

 

DR LACAN – Tâchons de serrer cela d’un peu plus près quand même. Quel rapport, par exemple, y a-t-il entre ces images et une chose que je sais, parce qu’on me l’a dit, qui tient une grande place chez vous ? L’idée du beau. Est-ce que c’est sur ces images que (68)vous centrez votre idée du beau ?

 

G. L. – Au niveau du cercle solitaire ?

 

DR LACAN – Du cercle solitaire, oui.

 

G. L. – C’est effectivement cela. Mais l’idée du beau au niveau du rêve… c’est essentiellement une vision physique.

 

DR LACAN – Qu’est-ce qui est beau, mis à part vous ? Parce que quand même, vous pensez que vous êtes beau ?

 

G. L. – Oui, je pense que je suis beau.

 

DR LACAN – Les personnes à qui vous vous attachez, est-ce qu’elles sont belles ?

 

G. L. – Je recherche dans un visage sa luminosité, toujours cette projection, un don lumineux, je recherche une beauté qui irradie ; ce n’est pas étranger au fait que je dise que l’intelligence est une projection d’ondes. Je recherche des gens qui ont une intelligence sensible, cette irradiation du visage qui met en relation avec cette intelligence sensible.

 

DR LACAN – Parlons de la personne dont vous étiez préoccupé en 1967… la nommée Nicole. Est-ce qu’elle irradiait ?

 

G. L. – Oui, elle irradiait. Enfin, j’ai rencontré d’autres…

 

DR LACAN – D’autres personnes irradiantes ?

 

G. L. – D’autres personnes irradiantes. Sexuellement, je suis autant amoureux d’une femme que d’un homme. Je parlais des relations physiques avec les hommes. J’ai été attiré uniquement à cause de ce rayonnement à la fois intellectuel et sensible.

 

DR LACAN – Je vois très bien ce que vous voulez dire. Enfin, ce n’est pas forcé que je participe, mais je vois ce que vous voulez dire. Mais enfin, vous n’avez (69)pas attendu 17 ans pour être touché comme cela, sensiblement par la beauté. Qu’est-ce qui vous a amené à…

 

G. L. – Pour une question…

 

DLACAN – Dites moi…

 

G. L. – … d’opposition avec mes parents. Ma mère était très silencieuse, mais mon père, quand il revenait le week-end, pour des questions d’éducation, pour des questions au niveau de la vie courante, de la vie scolaire ou de la vie de l’éducation, avec les conseils qu’il me donnait, j’étais assez réfractaire, assez révolté, très indépendant déjà, et j’étais irrité par les conseils que voulait me donner mon père, comme si j’avais eu la possibilité déjà, d’outrepasser par moi-même, sans recevoir les conseils de mon père. C’est à ce moment-là…

 

DLACAN – Qu’est-ce qu’il a dit à H. ?

 

G. L. – Je ne m’en souviens plus.

 

DLACAN – Il a dit que vous étiez un opposant ?

 

G. L. – Je ne me souviens plus de ce qu’il a dit. Il m’a fait parler, ensuite il m’a fait sortir et il a parlé à mon père, il n’a pas donné de diagnostic devant moi. Il m’a fait passer des tests déshabillé. J’étais très complexé au point de vue sexuel.

 

DR LACAN – Le mot complexé pour vous signifie… c’est spécialement centré sur, disons, les choses sexuelles ? Ce que vous appelez être complexé, c’est cela ? Est-ce que c’est cela que vous voulez dire quand vous avez déjà employé cinq ou six fois le mot « complexé » ?

 

G. L. – Ce n’est pas seulement au niveau sexuel. C’est aussi au niveau relationnel. J’ai beaucoup de mal à m’exprimer, et j’ai l’impression d’être… pas rejeté, (70)mais…

 

DR LACAN – Mais… pourquoi vous dites : pas rejeté ? Vous sentez que vous êtes rejeté ?

 

G. L. – Oui, complexé au niveau de la parole, complexé au niveau social. C’est par peur, c’est une certaine angoisse, une peur de parler, de… j’ai un esprit de. l’escalier, je n’ai pas du tout le sens de la répartie, j’ai tendance à me replier sur moi-même à cause de cela. J’ai beaucoup de mal… je m’arrête quelquefois, je n’arrive pas… Le fait que j’ai eu peur de vous voir, quand je vous ai parlé, tout à l’heure, c’était un complexe d’infériorité.

 

DR LACAN – Vous vous sentez en état d’infériorité en ma présence ?

 

G. L. – J’ai dit tout à l’heure, je suis complexé par les relations. Comme vous êtes une personnalité très connue, cela m’a angoissé.

 

DR LACAN – Comment est-ce que vous savez que je suis une personnalité connue ?

 

G. L. – J’ai essayé de lire vos livres.

 

DR LACAN – Ah oui, vous avez essayé ? (M. G. L. sourit). Vous avez essayé ? Vous avez lu. C’est à la portée de tout le monde.

 

G. L. – Enfin, je ne me souviens plus. J’ai lu cela très jeune, à 18 ans.

 

DR LACAN – Vous avez lu des trucs que j’avais pondu quand vous aviez 18 ans ?

 

G. L. – Oui.

 

DLACAN – Cela nous met en quelle année ça ?

 

G. L. – En 1966.

 

DR LACAN – Cela venait de sortir.

 

G. L. – Je ne me rappelle pas… non, c’est ça… non, j’avais…

 

(71)DR LACAN – Vous étiez à ce moment-là à la clinique C. ?

 

G. L. – … Pour étudiants. Je l’avais vu dans la bibliothèque qu’il y avait à C. Je suis rentré à C.

 

DR LACAN – Tâchez de retrouver.

 

G. L. – Je devais avoir 20 ans, ce devait être en 1970.

 

DR LACAN – Qu’est-ce qui vous a poussé à ouvrir un peu ces sacrés bouquins ?

 

G. L. – C’est sous l’influence d’un camarade qui m’avait parlé… j’ai feuilleté… il y avait beaucoup de termes très…

 

DR LACAN – Très quoi ?

 

G. L. – Très complexes, et je n’arrivais pas à suivre la lecture.

 

DR LACAN – Oui, c’est plutôt du fait que cela traîne couramment. Cela vous impressionne ?

 

G. L. – Ça m’a plu. Je ne l’ai pas lu en entier, j’ai parcouru simplement.

 

DLACAN – Bon. Allons, tâchez quand même de revenir. Sale assassinat politique. Pourquoi ces assassinats ?

 

G. L. – Non, assassinat politique ; il y a assistanat politique et il y a assassinat.

 

DLACAN – L’assistanat et l’assassinat, vous en faites la différence, ou bien tout cela est-il équivoque ?

 

G. L. – Équivoque.

 

DR LACAN – C’est équivoque ?

 

G. L. – Je n’arrive pas à…

 

DR LACAN – À débrouiller l’assistanat de l’assassinat. De quand date cette embrouille que j’appellerai comme ça sonore ? Quand est-ce que les mots, laissons de côté l’histoire de votre nom de Lumeroy, Geai Rare, ça, ça prend du poids, le geai (72)rare, mais assistanat et assassinat, cela glisse l’un sur l’autre.

 

G. L. – Je comprends que…

 

DR LACAN – En d’autres termes, il n’y a plus de différence entre assistanat et assassinat, vous dites que cela confine un… ; on ne peut pas dire que là, les mots prennent leur poids, parce que le sale assassinat…

 

G. L – Leur poids dans la mesure où ce n’est pas réflexif.

 

DR LACAN – C’est-à-dire que vous n’y ajoutez pas votre réflexion ?

 

G. L. – Non, cela émerge, cela vient spontanément. Enfin, par rafales, quelquefois spontanément.

 

DR LACAN – Par rafales ?

 

G. L. – Par rafales ; justement, je pensais…

 

DR LACAN – Alors ; pendant la rafale…

 

G. L. – Je pensais justement qu’il y avait peut-être une relation rationnelle, bien que ce ne soit pas émergent, une relation médicale entre, d’une part entre sale assassinat, sale assistanat ; mais ensuite, ces contractions de mots entre assassinat et assistanat… parce que je me suis intéressé aussi à la contraction des mots. Par exemple, j’avais connu Béatrice Vernac, qui est une chanteuse, une diseuse. En allant la voir au Ranelagh, elle chantait et je l’avais connue. Elle s’appelait Béatrice et la Sainte Béatrice est le 13 février ; je me suis aperçu, en regardant mon dictionnaire… pas mon dictionnaire, mon calendrier, de cela, et comme elle m’avait demandé de venir la revoir, parce que je lui avais dit des choses assez belles sur son tour de chant… j’avais écrit un souhait : de l’espace où je vous lis, ne s’est pas Béatrice en fête… j’avais écrit dixt (10 jours), à la fois le fait que cela fait (73)10 jours que j’aurais pu souhaiter, la distance entre 13 et 23, 10, et la formulation, je ne l’avais pas dit, parce que l’espace du 10 ne s’est pas passé sans fête…

 

DR LACAN – En fête, c’est quoi ? C’était la fête ?

 

G. L. – C’était la fête. Dans le souhait, il y avait juste ce mot qui était contracté. Il y a un autre mot comme écraseté, qui est à la fois écrasé et éclaté. J’avais écrit un poème que j’appelai Vénure, qui est une sorte de contraction de Vénus et Mercure. C’était une sorte d’élégie. Mais je ne l’ai pas ici, parce que… il y avait aussi un mot « choir », que j’écrivais « choixre », pour exprimer la notion de chute, et la notion de choix.

 

DLACAN – Et qui, en dehors de Nicole… pour l’appeler par son nom, et le Vénure, qui vous a vénuré ? Dites-moi cela ?

 

G. L. – Ensuite, il y a eu Dominique, que j’ai connue à C.

 

DR LACAN – Parlez-m’en un peu.

 

G. L. – C’était une poète également. Elle travaillait au piano seule et elle travaillait au piano à quatre mains, elle dansait, elle dessinait.

 

DLACAN – Elle était également illuminante ?

 

G. L. – Quand je l’ai connue, elle avait une beauté, parce qu’elle était très marquée par les médicaments qu’elle avait subi ; son visage avait grossi, plus tard, quand j’ai continué de la voir, parce que je suis parti de l’hôpital en juin 1970, ou en juillet 1970. Elle est sortie en février, et ensuite, quand je l’ai revue, elle avait maigri, elle avait une beauté lumineuse. Je suis toujours attiré par ces beautés. Je cherche une personnalité dans la salle, peut-être cette dame… dommage qu’elle soit maquillée. La dame qui a le (74)foulard rouge avec les yeux bleus.

 

DR LACAN – Alors, elle ressemblait à cette dame ?

 

G. L. – Elle lui ressemblait un peu, oui. Mais Dominique, elle ne se maquillait pas. Madame a mis du fond de teint.

 

DR LACAN – Est-ce qu’il vous arrive de vous maquiller, à vous ?

 

G. L. – Oui, cela m’arrive de me maquiller. Cela m’est arrivé, oui (il sourit). Ça m’est arrivé vers 19 ans parce que j’avais l’impression… j’étais complexé au niveau sexuel. J’avais l’impression… parce que la nature m’avait doté d’un phallus très petit.

 

DLACAN – Racontez-moi un peu cette histoire…

 

G. L. – J’avais l’impression que mon sexe allait en rétrécissant, et j’avais l’impression que j’allais devenir une femme.

 

DR LACAN – Oui.

 

G. L. – J’avais l’impression que j’allais devenir un transsexuel.

 

DLACAN – Un transsexuel ?

 

G. L. – C’est-à-dire muter au point de vue sexuel.

 

DR LACAN – C’est cela que vous voulez dire ? Vous avez eu le sentiment de quoi ? Que vous alliez devenir une femme ?

 

G. L. – Oui, j’avais des habitudes, je me maquillais, j’avais la volonté aussi de connaître… j’avais cette impression angoissante de rétrécissement du sexe et en même temps, la volonté de connaître ce qu’était une femme pour essayer d’entrer dans le monde d’une femme et dans la formulation intellectuelle, psychologique d’une femme.

 

DR LACAN – Vous avez espéré cette sorte… c’est quand même une sorte d’espoir.

 

(75)G. L. – C’était un espoir et une expérience.

 

DR LACAN – C’est une expérience… que quand même vous gardez une queue masculine, oui ou non ?

 

G. L. – Oui.

 

DR LACAN – Bon, alors en quoi est-ce une expérience ? C’était plutôt de l’ordre de l’espoir. En quoi est-ce une expérience ?

 

G. L. – En espérant que c’était expérimental.

 

DR LACAN – C’est-à-dire que vous espériez expérimenter, si on peut une fois encore jouer avec les mots. C’est resté au stade de l’espoir… mais enfin, vous ne vous êtes jamais senti être une femme ?

 

G. L. – Non.

 

DR LACAN – Oui ou non ?

 

G. L. – Non. Vous pouvez répéter la question ?

 

DR LACAN – Je vous ai demandé si vous vous étiez senti être femme ?

 

G. L. – Le fait de sentir psychologiquement, oui. Avec cette sorte d’intuition, enfin de…

 

DR LACAN – Oui, pardon, pardon, d’intuition. Est-ce que vous vous êtes vu comme femme, puisque vous parlez d’intuition… les intuitions, c’est des images qui vous traversent. Est-ce que vous vous êtes vu femme ?

 

G. L. – Non, je me suis vu femme en rêve, mais je vais essayer…

 

DLACAN – Vous vous êtes vu femme en rêve. Qu’est-ce que vous appelez rêve ?

 

G. L. – Rêve ? Je rêve la nuit.

 

DR LACAN – Vous devez tout de même vous apercevoir que ce n’est pas la même chose, le rêve la nuit…

 

(76)G. L. – Et le rêve éveillé.

 

DR LACAN – Et le rêve que vous avez appelé vous-même éveillé, et auquel, si j’ai bien compris, vous avez rattaché la parole imposée. Bon, est-ce que c’est un phénomène de la même nature, ce qui se passe la nuit, à savoir ces images qu’on voit quand on est endormi, est-ce de la même nature que les paroles imposées ? On parle très grossièrement, là, mais vous avez peut-être votre idée là-dessus ?

 

G. L. – Non, cela n’a aucun rapport.

 

DR LACAN – Donc, pourquoi qualifiez-vous de rêves vos paroles imposées ?

 

G. L. – Les paroles imposées, ce n’est pas un rêve. Vous n’avez pas bien compris.

 

DR LACAN – Je vous demande bien pardon. J’ai très bien entendu que vous avez épinglé ça du mot rêve. Cela, je l’ai entendu, je l’ai entendu de votre bouche. Vous avez parlé de rêve, même en y ajoutant éveillé, c’est quand même vous qui avez usé du mot rêve, vous êtes d’accord ?

 

G. L. – Oui, j’ai usé de ce mot, mais les phrases imposées sont un peu entre le cercle solitaire et ce que j’agresse dans la réalité. Je ne sais pas ce qui fait partie du…

 

DR LACAN – Bon, alors, oui. Est-ce que c’est ce pont qui agresse ?

 

G. L. – C’est le pont qui agresse, oui.

 

DR LACAN – Alors, c’est vous-même qui le dites, ces paroles…

 

G. L. – Non, ce sont des phrases.

 

DR LACAN – Ces paroles qui vous traversent expriment votre assassinat. C’est très près de ce que vous venez de dire vous-même, quand vous dites, par (77)exemple, ils veulent me monarchiser, ça, c’est quelque chose que vous dites, mais c’est une parole imposée.

 

G. L. – C’est une parole imposée.

 

DLACAN – Bon, parce que vous ne voyez pas du même coup les « ils » en question sont des gens que vous injuriez, vous leur imputez bien de vouloir vous monarchiser l’intellect. Vous êtes d’accord ?

 

G. L. – Oui, mais je ne sais pas si c’est…

 

DR LACAN – De deux choses l’une, ou les paroles surgissent comme ça, elles vous envahissent…

 

G. L. – Oui, elles m’envahissent.

 

DR LACAN – Oui ?

 

G. L. – Elles m’envahissent, elles émergent, elles ne sont pas réflexives.

 

DR LACAN – Oui. Alors, c’est une seconde personne qui réfléchit là-dessus, qui y ajoute ce que vous y ajoutez, ce que vous y ajoutez en vous reconnaissant jouer cette part là. Vous êtes d’accord ?

 

G. L. – Oui.

 

DR LACAN – Vous y ajoutez quoi par exemple ? Ils veulent me monarchiser l’intellect ?

 

G. L. – Cela ne m’est jamais arrivé de rajouter des phrases à cette phrase, ils veulent me monarchiser l’intellect. Mais la royauté n’est pas vaincue, ou est vaincue… je ne sais pas si…

 

DR LACAN – C’est vous-même qui faites la distinction de la réflexion que vous y ajoutez, et en général, cela commence en effet, ce n’est pas le seul cas, vous y ajoutez un mais, vous venez de le dire : mais la royauté n’est pas vaincue.

 

G. L. –Ils veulent me monarchiser l’intellect, émergence. Mais la royauté n’est pas vaincue, c’est une réflexion.

 

(78)DR LACAN – C’est de vous, c’est de votre cru ?

 

G. L. – Oui, tandis que l’émergence s’impose à moi. Ça me vient comme ça, et c’est une sorte de pulsions intellectuelles qui viennent, qui naissent brutalement, et qui viennent s’imposer à mon intellect.

 

DR LACAN – Dans le cours de notre entretien… ?

 

G. L. – J’en ai eu beaucoup.

 

DR LACAN – Vous en avez eu beaucoup ; pourriez vous peut-être les reconstituer.

 

G. L. – Ils veulent me tuer les oiseaux bleus.

 

DR LACAN – Ils veulent me tuer les oiseaux…

 

G. L. – Les oiseaux bleus. Ils veulent me coincer, ils veulent me tuer.

 

DR LACAN – Qui sont les oiseaux bleus ? C’est les oiseaux bleus qui sont ici ?

 

G. L. – Les oiseaux bleus.

 

DR LACAN – Qu’est-ce que c’est, les oiseaux bleus ?

 

G. L. – Au départ, c’était une image poétique, en relation avec le poème de Mallarmé, l’Azur, puis l’oiseau bleu, c’était le ciel, l’azur infini, l’oiseau bleu, c’était l’infini azur.

 

DR LACAN – Oui, allez-y.

 

G. L. – C’est une expression d’infinie liberté.

 

DR LACAN – Alors, c’est quoi ? C’est les infinis ? Traduisons oiseau bleu par infinie liberté. C’est les infinies libertés qui veulent vous tuer ? Il faut quand même savoir si les infinies libertés veulent vous tuer. Allez-y.

 

G. L. – Je vis sans borne, n’ayant pas de bornes…

 

DR LACAN – IL faut tout de même savoir si vous vivez sans bornes ou si vous êtes dans un cercle solitaire, parce que le mot cercle implique plutôt l’idée de borne.

 

(79)G. L. – Oui, et de tradition au niveau de ce que…

 

DR LACAN – L’image du cercle solitaire…

 

G. L. – Au niveau du rêve, au niveau du non-imaginatif créé par mon intellect ?

 

DR LACAN – Non, mais il faut. Tout de même bien aller au fond des choses.

 

G. L. – C’est très difficile, parce que…

 

DR LACAN – Qu’est-ce que vous créez ? parce que pour vous le mot créer à un sens.

 

G. L. – Dès l’instant que cela émerge de moi, c’est une création. C’est un peu ça. Il ne faut pas se lier. Le fait de parler de ces cercles solitaires et de vivre sans bornes, il n’y a pas de contradiction, dans mon esprit je ne vois pas de contradiction. Comment vous expliquer ? Je suis dans un cercle solitaire parce que je suis en rupture avec la réalité. C’est pour ça que je parle de cercle solitaire. Mais cela ne m’empêche pas de vivre au niveau imaginatif, sans bornes. C’est justement parce que je n’ai pas de bornes que j’ai tendance à m’éclater un peu, à vivre sans borne, et si on n’a pas de bornes pour vous arrêter, vous ne pouvez plus faire fonction de lutte, il n’y a plus de lutte.

 

DLACAN – Vous avez distingué tout à l’heure le monde de la réalité, dont vous dites vous-même que c’est des trucs comme ça, comme cette table, cette chaise. Bon, vous avez semblé indiquer que ça, vous le considérez comme tout le monde, que c’est au niveau du sens commun que vous l’appréhendez. Alors, portons la question sur ce point. Est-ce que vous créez d’autres mondes ? Le mot créer…

 

G. L. – Je crée des mondes à travers ma poésie, à travers ma parole poétique.

 

(80)DR LACAN – Oui, et les paroles imposées créent des mondes.

 

G. L. – Oui.

 

DR LACAN – C’est une question, ça.

 

G. L. – Oui, elles créent des mondes. Elles créent des mondes, la preuve, c’est que…

 

DR LACAN – La preuve, c’est que…

 

G. L. – Je viens de. vous dire que « ils veulent me tuer l’oiseau bleu » implique un monde où je suis sans bornes. On revient, je reviens dans mon cercle solitaire où je vis sans bornes. C’est confus, je sais, mais je suis très fatigué.

 

DR LACAN – Je viens de vous faire remarquer que le cercle solitaire n’implique pas de vivre sans bornes, puisque vous êtes borné par ce cercle solitaire.

 

G. L. – Oui, mais au niveau de ce cercle solitaire, je vis sans borne, mais au niveau du réel, je vis avec des bornes, parce que je suis borné, ne serait-ce que par mon corps.

 

DR LACAN – Oui. Tout ça est très juste, à ceci près que le cercle solitaire est borné.

 

G. L. – Il est borné par rapport à la réalité tangible, mais ça n’empêche pas le milieu de ce cercle de vivre sans bornes. Vous pensez en termes géométriques.

 

DR LACAN – Je pense en termes géométriques, ça c’est vrai, et vous, vous ne pensez pas en termes géométriques ? Mais vivre sans bornes, c’est ça qui est angoissant, non ? ça ne vous angoisse pas ?

 

G. L. – Si ça m’angoisse. Mais je n’arrive pas à me déprendre de ce rêve ou de cette habitude.

 

DR LACAN – Bon, ceci dit, il est arrivé une anicroche au moment où vous êtes entré ici. C’est ça qui a déterminé votre entrée ici. Si j’ai bien entendu, une (81)tentative de suicide. Qu’est-ce qui vous avait poussé jusque-là ? C’est toujours la Dominique en question ?

 

G. L. – Non, non, non, non. C’était pour des raisons de télépathie.

 

DR LACAN – Justement, nous n’avons pas encore abordé ce mot. Qu’est-ce que c’est que la télépathie ?

 

G. L. – C’est la transmission de pensée. Je suis télépathe émetteur.

 

DR LACAN – Vous êtes émetteur ?

 

G. L. – Peut-être ne m’entendez-vous pas.

 

DR LACAN – Non, je vous entends très bien. Vous êtes un émetteur télépathique. En général, la télépathie c’est de l’ordre de la réception, non ? La télépathie c’est quelque chose qui vous avertit de ce qui est arrivé ?

 

G. L. – Non, ça c’est de la voyance. La télépathie, c’est la transmission de pensée.

 

DR LACAN – Alors, à qui transmettez-vous ? À qui par exemple ?

 

G. L. – Je ne transmets aucun message à personne. Ce qui me passe à travers mon cerveau, c’est entendu par certains télépathes récepteurs. Je ne sais pas si…

 

DR LACAN – Par exemple, est-ce que moi, je suis récepteur ?

 

G. L. – Je ne sais pas, je ne sais pas, parce que…

 

DR LACAN – Je ne suis pas très récepteur, puisque je manifeste que je patauge dans votre système. Les questions que je vous ai posées prouvent que c’était justement de vous que je désirais vos explications. Je n’ai donc pas reçu tout ce que comporte ce que nous appellerons provisoirement votre monde.

 

G. L. – Un monde à mon image.

 

DLACAN – Est-ce que ces images existent ?

 

(82)G. L. – Oui.

 

DR LACAN – Ça, c’est vous qui recevez, puisque vous les voyez.

 

G. L. – La télépathie se fait au niveau de la parole… la phrase émergente et les réflexions que je peux avoir… parce que j’en ai de temps en temps.

 

DR LACAN – Oui, vous réfléchissez tout le temps à vos phrases.

 

G. L. – Non, je ne réfléchis pas tout le temps aux phrases, mais j’ai des réflexions sur des sujets divers. Je ne sais pas ce qui est rendu par télépathie, mais ce ne sont pas des images qui sont transmises par télépathie. Enfin, je suppose, parce que je ne suis pas à la fois moi et un autre.

 

DR LACAN – Oui, mais à quoi voyez-vous que l’autre les reçoit ?

 

G. L. – Par leurs réactions. Si jamais je les agresse, si jamais je dis des choses qui ne me semblent pas… je sais que les médecins qui ne me semblent pas… je sais que les médecins, à Pinel, m’ont posé plusieurs fois la question. C’est un raisonnement que je fais. Quand je vais chez une personne, je vois si son visage se fige, ou s’il y a des différences de l’expression, mais je n’ai pas une notion parfaitement objective, scientifique, que certaines personnes me reçoivent.

 

DR LACAN – Moi, par exemple, est-ce que je vous ai reçu ?

 

G. L. – Je ne crois pas

 

DR LACAN – Non ?

 

G. L. – Non.

 

DR LACAN – Parce que tout prouve que je nageais dans les questions que je vous ai posées ; c’était plutôt le témoignage que je nageais. Qui est-ce qui a reçu ici, (83)en dehors de moi ?

 

G. L. – Je ne sais pas, je n’ai pas eu le temps de regarder les personnes. D’autre part, l’assistance des psychiatres, qui sont habitués à se concentrer et à ne pas réagir… c’est surtout au niveau des malades que je vois.

 

DR LACAN – Vos copains de Pinel ?

 

G. L. – De Pinel.

 

DR LACAN – Depuis combien de temps ça dure, la télépathie… à savoir ce figeage auquel vous remarquez qu’on a reçu quelque chose ?

 

G. L. – Cela date de mars 1974, quand G. m’a diagnostiqué un délire paranoïde.

 

DR LACAN – Vous y croyez, vous, à ce délire paranoïde ? Moi, je ne vous trouve pas délirant.

 

G. L. – À l’époque, ça l’était. À l’époque, j’étais très excité, je voulais…

 

DR LACAN – Vous vouliez ?

 

G. L. – Je voulais sauver la France du fascisme.

 

DLACAN – Oui, allez…

 

G. L. – J’écoutais la radio, j’écoutais l’émission de radio sur France-Inter à 10h, et je parlais. Pierre Bouteiller, à un moment, en marge de son émission, a dit : « Je ne savais pas que j’avais des auditeurs qui avaient ce don là ». C’est là que j’ai pris conscience qu’on pouvait m’entendre à la radio.

 

DR LACAN – Vous avez eu, à ce moment-là, le sentiment qu’on pouvait vous entendre à la radio ?

 

G. L. – Oui. Et j’ai une autre anecdote, quand j’ai eu ma tentative de suicide. Il y avait Radioscopie. Je réfléchissais, et la dame… ils ont parlé un moment ; ils ont fait un rire d’entente entre eux, et je parlais ; je ne me rappelle plus ce que je disais, mais enfin, ils ont (84)dit : « Voilà ce que je veux dire à un poète anonyme ». Ce n’était peut-être pas exactement comme cela, c’était une sorte d’indifférence ; l’indifférence n’existait pas. Ils ont parlé de poète anonyme. Il y a eu un autre invité de Chancel à Radioscopie qui était Roger…, le directeur du Canard Enchaîné. C’était après ma tentative de suicide. À la fin de l’entretien, ils ont parlé. C’est bien connu que le Canard Enchaîné est un peu anticlérical, et ils parlaient juste à la fin de l’entretien de cet anticléricalisme, et j’ai dit : « Roger… est une sainte ». Ils ont éclaté de rire tous les deux à la radio, d’une manière qui n’avait aucun rapport avec ce qu’ils disaient, et j’ai entendu un peu plus doux : « On pourrait l’accepter au Canard Enchaîné ». Est-ce que c’est le pur fruit de mon imagination, ou est-ce qu’ils m’ont vraiment entendu ? Eux deux étaient-ils télépathes récepteurs, ou est-ce une pure imagination, une création ?

 

DLACAN – Vous ne tranchez pas ?

 

G. L. – Je ne tranche pas.

 

DR LACAN – Alors, c’est à cause de cette télépathie d’émission, c’est à cause de cette télépathie bien distinguée de la voyance, que vous avez fait cette tentative ?

 

G. L. – Non, ce n’est pas à cause… j’injuriais mes voisins, j’étais très agressif, j’injuriais mes voisins.

 

DR LACAN – Vous les injuriiez ?

 

G. L. – Parce qu’il y avait souvent des scènes de ménage. Je les injuriais, et un après-midi, à ce moment-là ; je revenais d’Orthez, j’étais à Orthez…

 

DLACAN – Et quoi ?

 

G. L. – J’avais beaucoup de médicaments…

 

DR LACAN – Oui.

 

(85)G. L. – Alors, j’étais très angoissé déjà qu’on puisse entendre certaines de mes pensées.

 

DLACAN – Oui, parce que ces injures étaient en pensée ?

 

G. L. – En pensée, oui. Ce n’était pas face à face. C’était l’appartement au-dessus. J’étais en train de les agresser, je les agressais, je les ai entendus crier : « Monsieur G. L. est fou, il faut le mettre à l’asile », etc.

 

DR LACAN – C’est cela qui a déterminé votre… ?

 

G. L. – J’étais très dépressif. J’étais déjà très angoissé de savoir que certaines personnes peuvent percevoir certaines de vos pensées ou certains de vos phantasmes plus ou moins baroques. J’écoutais en même temps la radio, et je racontais des choses un peu insignifiantes et banales, et à la radio, j’ai eu l’impression qu’on se moquait de moi. J’étais vraiment au bout du rouleau, parce que depuis un certain temps, à cause de cette télépathie, j’avais d’autres voisins injuriés qui me regardaient de travers, et d’un seul coup, j’ai eu envie de me suicider, et j’ai pris…

 

DR LACAN – Non mais… qu’est-ce que ça résout, ça, de vous suicider ?

 

G. L. – C’est une échappée… pour échapper à mon angoisse. Alors qu’intellectuellement, j’étais contre l’esprit suicidaire. J’avais une phrase : « La vie en tant que moyen de connaissance ». À tous les moments de désespoir que j’ai eu depuis que je suis malade, à quinze ans, j’ai toujours cette phrase qui me revenait : « Si je meurs, il y a des choses que je ne peux pas connaître ». Je crois à la réincarnation, mais je ne crois pas au paradis.

 

DR LACAN – Vous croyez à la réincarnation ?

 

G. L. – Je crois à la métempsycose. À un certain (86)moment, vers 18 ans, je pensais être la réincarnation de Nietzsche.

 

DR LACAN – Vous pensiez être la réincarnation de Nietzsche ? Oui… pourquoi pas ?

 

G. L. – Oui, et vers… quand j’avais vingt ans, j’ai découvert Artaud. À mon collège privé, en seconde, j’étais tellement intéressé, ce n’était pas tellement l’harmonie… ma pensée, mon évolution spirituelle.

 

DR LACAN – À ce moment-là…

 

G. L. – À 17 ans, j’ai lu L’Ombilic des Limbes, et j’ai acheté les œuvres complètes d’Artaud, et vers 20 ans, j’ai eu l’impression que j’étais la réincarnation d’Artaud. Artaud est mort le 4 mars 1948. Moi, je suis né le 2 septembre 1948. Lui était né le 4 septembre 1893, et on était tous les deux du signe de la Vierge ; et comme j’avais le distance de mars à septembre, j’avais l’impression que son esprit et son âme avaient émigré pendant six mois et que cette âme, cet esprit, s’étaient réincarné en moi, quand j’étais né, le 2 septembre 1948.

 

DR LACAN – Vous y croyez vraiment ?

 

G. L. – Maintenant, je ne crois plus être la réincarnation d’Artaud ou de Nietzsche, mais je crois toujours à la réincarnation, parce que très jeune, j’ai eu un rêve qui était une sorte de double réincarnation, un rêve dans la nuit, un rêve nocturne. J’avais peut-être 8-9 ans. Je ne connaissais absolument rien… à cet âge-là, on n’a pas lu des bouquins de métempsycose. Dans ce rêve, je me retrouvais au Moyen Âge. J’avais l’impression que j’avais déjà vécu au Moyen Âge. En même temps, dans ce rêve, je me suis retrouvé dans un château un peu délabré, et dans mon rêve, je rêvais encore.

 

(87)DR LACAN – Un rêve dans un rêve, oui.

 

G. L. – Et je pensais que j’avais connu ce château avant, alors que j’avais une autre vie, avant le Moyen Âge, à l’époque, je me souviens que je connaissais ce château, bien qu’il soit un peu délabré, mais je reconnaissais ce château.

 

DR LACAN – Alors, ce château était d’avant le Moyen Âge ?

 

G. L. – Peut-être qu’à l’époque du Moyen Âge, le vie ne dépassait pas 35 ou 50 ans. Le rêve du rêve était peut-être à l’époque du Moyen Âge aussi, et il s’est peut-être écoulé 50 ou 100 ans pour que le château soit un peu délabré. Mais ça, c’est une hypothèse que je formule, mais qui n’était pas du tout formulée dans mon rêve.

 

DR LACAN – Donc, c’est une hypothèse que vous avez émise.

 

G. L. – J’ai eu, des phénomènes de lévitation. J’ai été formé très jeune, à onze ans. Un jour…

 

DR LACAN – Ce que vous appelez être formé, c’est quoi ? c’est avoir des érections ?

 

G. L. – C’est cela.

 

DR LACAN -Alors ?

 

G. L. – J’ai eu un rêve de lévitation.

 

DLACAN – Oui, racontez.

 

G. L. – J’étais en train de me masturber, et j’ai un déploiement de jouissances extrêmes ; j’ai eu la sensation de m’élever dans les airs. Est-ce que je me suis vraiment élevé, ou est-ce une illusion de l’orgasme ? Au point de vue pensée, je pense vraiment que je suis entré en lévitation.

 

DR LACAN – Oui, on espère. Dites-moi, qu’est-ce que vous allez faire maintenant ?

 

(88)G. L. – Je vais continuer à essayer de me soigner. Maintenant ? À court terme ou à long terme ?

 

DR LACAN – À long terme.

 

G. L. – Je n’ai aucune idée, je n’ai aucune formulation sur l’avenir.

 

DR LACAN – Vous avez des études en train.

 

G. L. – Non, je n’ai plus d’études.

 

DLACAN – Vous êtes pour l’instant travaillant nulle part.

 

G. L. – Je ne travaille pas, non.

 

DR LACAN – Comment envisagez-vous… Pinel, il faut quand même en sortir un jour. Comment envisagez-vous de reprendre ?

 

G. L. – Si je réussis à me désangoisser, à trouver une possibilité de dialogue… il y aura toujours ce phénomène de télépathie qui me nuira, parce que je ne pourrai pas agir, toutes mes actions seront aussitôt reconnues par télépathie, par ceux qui m’entendent, sans m’entendre même… je ne pourrai pas vivre dans la société tant que cette télépathie existera, parce que je ne pourrai pas vivre dans la vie sociale, dans le courant social, sans être prisonnier de cette télépathie. Parce que les gens entendent mes pensées, je ne pourrai pas avoir un travail dans la vie courante, ce n’est pas possible. Ce qui me torture le plus…

 

DR LACAN – Cela va un peu mieux depuis quand ?

 

G. L. – Depuis une quinzaine de jours. J’ai eu de nombreux entretiens avec M. Czermak et M Duhamel, cela m’a un peu débloqué. Mais du fait que mon jardin secret est perçu par certaines personnes, que mes pensées et mes réflexions sont…

 

DR LACAN – Votre jardin secret, c’est le cercle solitaire ?

 

(89)G. L. – Jardin secret où les réflexions ce sont les images, où les réflexions que je peux avoir sur différents sujets, etc. comment pouvez vous avoir une activité professionnelle si une partie de ceux qui vous entourent perçoivent votre réflexion et sont court-circuités ? Même si on vit d’une manière complètement directe, il y a des choses… si j’étais amené dans un cercle d’études à diriger des gens et que l’on m’entende, cela ne serait pas possible à vivre. Il y a environ un mois, j’étais vraiment très mal. Je restais constamment allongé sur mon lit à dormir. J’étais brisé. J’avais envisagé de me suicider encore une fois, parce que l’on ne peut pas vivre avec cette télépathie, qui n’a pas toujours existé, qui est née au moment…

 

DR LACAN – Qui n’a pas toujours existé ? Les paroles imposées sont d’avant ?

 

G. L. – Les paroles imposées et la télépathie ont commencé en mars 1974… au moment du délire paranoïde, quand je voulais combattre les fascistes, etc. par la pensée.

 

DR LACAN – Au temps où vous voyiez H….

 

G. L. – Je ne l’ai vu qu’une fois H.

 

DR LACAN – À ce moment-là, est-ce que vous aviez des phénomènes du genre parole imposée ou télépathiques ?

 

G. L. – Non, ce n’était pas ça. D’ailleurs, quand j’ai revu mon psychiatre G., à mon retour de d’O., il m’a dit : votre télépathie… J’ai eu 25 électro-narcoses, 13 à N. et 12 à O. Peut-être que cela… je suis angoissé de plus en plus. Je n’arrive plus à me concentrer, avec ces électro-narcoses, on atteint les cellules.

 

DR LACAN – C’est ce que vous pensez. Votre drame (90)d’être malade, c’est l’électro-narcose.

 

G. L. – Ces électro-narcoses ont été faites pour me soigner, parce que j’étais vraiment délirant. J’ai passé pas mal de tests dans ma vie, quand ils m’ont amené à la clinique de S., je délirais tellement… Intellectuellement, j’entendais des voix qui me posaient des questions sur la France fasciste… j’avais l’impression que j’étais en philo ou en math élem… je ne sais pas… je n’arrive plus à me concentrer… Il y avait Jean-Claude Bourret. Je croyais que les fascistes avaient pris le pouvoir et qu’ils avaient pris d’assaut la maison de l’O.R.T.F. Par pensée, je faisais se tuer Jean-Claude Bourret et Jean R., en s’étranglant l’un l’autre. À ce moment-là… j’avais aussi l’obsession de la fraternité… j’ai été amené à la clinique de S., je répondais par symboles mathématiques. J’avais l’impression qu’on me posait des questions, le directeur me posait des questions. Il fallait que je réponde pour que la France soit sauvée du fascisme. On me posait des questions, et ces réponses, je les donnais très ouvertement ; c’étaient des séries mathématiques ou des symboles poétiques. Je ne peux pas me souvenir de cela. C’est pour ça qu’on a diagnostiqué un délire.

 

DR LACAN – Enfin, qui est-ce qui a raison, les médecins ou vous ?

 

G. L. – Je ne sais pas..

 

DR LACAN – Vous vous en remettez aux médecins.

 

G. L. – Je m’en remets aux médecins, en essayant de conserver mon libre-arbitre.

 

DR LACAN – Vous avez le sentiment que vous donnez une place sérieuse au libre-arbitre ; dans ce que vous venez de me raconter, vous subissez, vous (91)subissez certaines choses qui vous échappent.

 

G. L. – Oui, mais…

 

DR LACAN – Oui, mais ?

 

G. L. – J’ai un tel espoir, un espoir de retrouver mon pouvoir de jugement, mon pouvoir de dialogue, un pouvoir de prise en main de la personnalité. Je crois que c’est le problème le plus crucial. Comme je vous l’avais dit au début, c’est que je n’arrive pas à me cerner, je n’arrive pas à me prendre en main.

 

DR LACAN – Bien, mon vieux, au revoir, je serais content d’avoir quelques échantillons de vos…

 

G. L. – De mes écrits ?

 

DR LACAN – On se reverra dans quelques jours.

 

G. L. – Merci, Monsieur.

 

(G. L. sort)

 

DR LACAN – Quand on entre dans le détail, on voit que les travaux cliniques qui sont décrits dans les traités classiques n’épuisent pas la question. J’avais quelqu’un que j’ai examiné, je ne sais quand, il y a un mois et demi, quelque chose comme cela, à propos de qui on avait parlé de psychose freudienne. Ça, c’est une psychose lacanienne… enfin, vraiment caractérisée. Ces paroles imposées, l’imaginaire, le symbolique et le réel. C’est même en quoi je ne suis pas très optimiste pour ce garçon. Il a quand même le sentiment que les paroles imposées se sont aggravées, c’est-à-dire que le sentiment qu’il appelle télépathie est un pas de plus. Jusque-là, il se contentait d’avoir des paroles imposées, mais c’est d’ailleurs très spécifiquement ce sentiment d’être aperçu qui le désespère. Je dois dire qu’il n’y a plus moyen de vivre, (92)de s’en sortir. Je ne vois pas du tout comment il va se retrouver. Il y a des tentatives de suicide qui finissent par réussir.

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