vendredi, décembre 6, 2024
Recherches Lacan

LIII LES PSYCHOSES 1955 – 1956 Conférence Freud dans le siècle 16 mai 1956

CONFÉRENCE :
FREUD DANS LE SIÈCLE

Ouverture de la séance,
par le professeur Jean Delay

À l’occasion du centenaire de la naissance de Freud, qui est né le 16 mai 1856, ont été organisés à Paris des manifestations pour le commémorer.

Il convient de rappeler que c’est à Paris, en suivant l’enseignement de Charcot à la Salpêtrière, alors qu’il avait seulement vingt-neuf ans, que Freud a trouvé sa voie. Et lui-même, dans l’article de l’édition de ses Œuvres complètes, a souligné tout ce qu’il devait à l’enseignement de la Salpêtrière.

Cette filiation ne nuit en rien à son originalité évidente, éclatante, car c’est vraiment à lui qu’est due la psychanalyse en tant que méthode et en tant que doctrine. On peut, et même on doit, faire des réserves sur certains aspects théoriques et pratiques de la psychanalyse. Mais il n’en reste pas moins qu’en mettant en évidence le rôle des conflits affectifs et des troubles de l’instinct dans les névroses, il a apporté une contribution très importante à la psychiatrie. Et d’autre part, en mettant en évidence le rôle de l’inconscient dans toutes les manifestations de la vie mentale, on peut dire qu’il a apporté une contribution qui dépasse le cadre des sciences médicales, et qui s’applique à l’ensemble des sciences de l’homme.

C’est pourquoi il m’a paru nécessaire, à l’occasion de ce centenaire, de demander à Jacques Lacan, qui dirige ici, avec Daniel Lagache et Mme Favez-Boutonier, la Société française de psychanalyse, de faire un exposé sur Freud et son influence dans le siècle. Il m’a paru particulièrement qualifié pour le faire, car il connaît  admirablement la vie et l’œuvre de Freud.

 

Me voici donc chargé aujourd’hui par M. le professeur Jean Delay, d’une mission qui, pour être différente de l’enseignement qui se poursuit ici chaque semaine le même jour sous son patronage, m’honore grandement — nommément, de parler de Freud à l’audience, neuve en la matière, des étudiants du stage de psychiatrie, et dans l’intention de commémorer le centenaire de sa naissance.

Il y a là une dualité de fins qui impose peut-être quelque diplopie à mon discours, celle d’instruire en honorant, d’honorer en instruisant — et il faudrait que je m’en excuse, si je n’espérais accommoder la visée de ce discours jusqu’à faire coïncider la venue de l’homme au monde et sa venue au sens suprême de son œuvre.

C’est pourquoi mon titre, Freud dans le siècle, entend suggérer plus qu’une référence chronologique.

1

Je veux commencer par dire ce qui, pour apparaître sous le nom de Freud, dépasse le temps de son apparition, et dérobe sa vérité jusque dans son dévoilement même — que le nom de Freud signifie joie.

C’était ce dont Freud était conscient lui-même, comme l’attestent bien des choses, telle analyse de rêve que je pourrais produire, dominée par une somme de mots composites, plus spécialement par un mot à la résonance ambiguë, anglophone et germanophone à la fois, et où il énumère les petits lieux charmants des environs de Vienne.

Si je m’arrête à ce nom, ce n’est pas par procédé panégyrique. J’anticipe sur une articulation de mon discours, en rappelant que sa famille, comme toutes les familles de Moravie, de Galicie, des provinces limitrophes de la Hongrie, a dû, en raison d’un édit de Joseph II en 1785, choisir ce nom parmi une liste de prénoms — c’est un prénom féminin, porté assez fréquemment à l’époque. Mais ce nom est plus anciennement un nom juif, qu’à travers l’histoire on retrouve déjà traduit autrement.

Cela est bien fait pour nous rappeler qu’à travers l’assimilation culturelle des signifiants cachés, persiste ce récurrent d’une tradition purement littérale, qui nous porte sans doute très loin au cœur de la structure avec laquelle Freud a répondu à ses questions. Assurément, pour bien le saisir, il faudrait dès maintenant évoquer à quel point il reconnaissait son appartenance à la tradition juive et à sa structure littérale, qui va, dit-il, jusqu’à s’imprimer dans la structure de langue.

Freud a pu dire d’une façon éclatante à l’occasion de son soixantième anniversaire, dans un message adressé à une communauté confession­nelle qu’il y reconnaît sa plus intime identité.

Il y a certes un contraste entre cette reconnaissance, et son refus précoce, offensif, presque offensant à l’égard de ceux de ses proches qu’il a le plus de raisons de ménager, de la foi religieuse de ses pères. C’est peut-être par ce biais que nous pourrions être le mieux introduits à ce qui nous ferait comprendre la façon dont les questions se sont posées pour Freud.

Néanmoins, ce n’est pas par-là que je l’aborderai. Car à la vérité, ce ne sont pas toujours les abords les plus simples qui paraissent les plus clairs. Ce ne sont pas ceux, pour tout dire, auxquels nous sommes le mieux préparés. Et ce n’est certainement pas sans raison qu’il faut souvent, pour faire entendre des vérités, passer par des voies plus complexes.

Ce n’est pas non plus dans la biographie de Freud que nous trouverons la racine de la subversion qu’a apportée sa découverte.

Il ne semble pas qu’une touche de névrose, qui peut servir certes à comprendre Freud, ait jamais guidé personne avant lui sur la même voie. Rien de moins pervers, me semble-t-il, que la vie de Freud. S’il s’agissait de chercher de ce côté-là le prix de ses audaces, ni la pauvreté de l’étudiant, ni les années de lutte du père de famille nombreuse, ne me paraissent suffire à expliquer quelque chose que j’appellerai une abnégation quant aux rapports de l’amour, qu’il faut bien qu’on signale quand il s’agit du rénovateur de la théorie de l’Éros.

Les révélations récentes, les lettres à la fiancée, grande attraction d’une récente biographie, nous paraissent se compléter par je ne sais quoi que j’appellerai un attendrissant égocentrisme, consistant à exiger de l’autre une conformité sans réserve aux idéaux de sa belle âme, et à se déchirer à la pensée de la faveur faite à un autre le soir mémorable où il reçut d’elle le premier gage de son amour. Tout cela se réduit à ce que j’appellerai une crudité de puceau, que nous pouvons pardonner, à en trouver le pendant non moins indiscret dans des mêmes lettres à la fiancée qui ont été publiées de notre Hugo.

Cette divulgation, en fin de compte assez opportune, m’empêche quant à moi de m’arrêter à la dignité d’une union où la confidence de Freud lui-même indique le respect mutuel et la vigilance aux tâches parentales, et pour tout dire, la haute tradition des vertus familiales juives. Car il ne peut manquer d’apparaître, à travers ces premières lettres, je ne sais quelle réduction au plus petit commun dénominateur d’une convention petite-bourgeoise, d’un amour dont le luxe senti­mental n’exclut pas l’économie et la rancune longtemps conservée par Freud à l’endroit de sa fiancée, de lui avoir fait manquer par un déplacement inopportun la gloire d’être l’inventeur de l’usage chirurgi­cal de la cocaïne. Cela fait assez voir un rapport de forces psychiques pour lequel le terme d’ambivalence, employé à tort et à travers, serait fort mal venu.

À la vérité, nous ne suivrons pas de ces ravages la géographie dans le temps.

J’ai entendu un jour parler de Freud en ces termes — sans ambition et sans besoins. La chose est comique si l’on songe au nombre de fois, tout au long de son œuvre, où Freud nous a fait l’aveu de son ambition, sans doute avivée par tant d’obstacles, mais qui va beaucoup plus loin dans l’inconscient, comme il a su nous le montrer. Faudrait-il, pour vous la faire sentir, vous peindre, — comme Jung un jour, parlant à ma personne, l’a fait — la réception de Freud à l’Université qu’il portait à l’éclairage mondial ? Je veux dire, peindre le flot, dont il a été le premier à avoir montré la signification symbolique, fleurir en une tache grandissante son pantalon clair.

Le dirai-je ? Ce n’est pas là le relief dont je souhaiterais éclairer la figure de Freud, car à la vérité il semble que rien ne puisse aller au-delà de ce qu’il nous a livré lui-même de sa confidence dans cette longue autobiographie que constituent ses premières Œuvres, la Traumdeutung, la Psychopathologie de la vie quotidienne, et le Witz. Personne, en un sens, n’a été aussi loin dans la confession, du moins dans la mesure qu’impose à un homme le souci de son autorité. Et ce n’est pas là, bien loin de là, en diminuer la portée. Le frémissement où ces confidences s’arrêtent nous donne peut-être le sentiment d’une barrière, mais rien n’a permis depuis de la franchir — même les plus indiscrets des faiseurs d’hypo­thèses n’ont jamais rien pu ajouter à ce que lui-même nous a confié.

Il y a là quelque chose qui mérite qu’on s’y arrête, et qui est bien fait pour nous faire sentir la valeur d’une méthode critique où je vous introduirai par surprise, en vous disant qu’une œuvre se juge par la mesure de ses propres critères.

Si la découverte de la psychanalyse est bien d’avoir réintégré dans la science tout un champ objectivable de l’homme et d’en avoir montré la suprématie, et si ce champ est celui du sens, pourquoi chercher la genèse de cette découverte hors des significations que son inventeur a rencontrées en lui-même sur la voie qui le menait à elle pourquoi chercher ailleurs que dans le registre où celle-ci doit se confiner en pure rigueur ? Si c’est à quelque ressort étranger au champ découvert par notre auteur, et nul autre, qu’il nous faut recourir pour expliquer ce qu’il est, la prévalence de ce champ devient caduque, d’être subordonnée.

Poser la suprématie et non la subordination du sens en tant que cause

efficiente, c’est apparemment renier les principes de la science moderne. En effet, pour la science positive à laquelle appartiennent les maîtres de Freud, cette pléiade que Jones évoque très justement au début de son étude, toute dynamique du sens est, par pétition de principe, négligea­ble, fondalement superstructure. C’est donc une révolution que la science qu’apporte Freud, si celle-ci a la valeur qu’il prétend.

A-t-elle cette valeur ? A-t-elle cette signification ?

2

Je veux ici m’arrêter pour essayer de vous restituer la perspective qui montre le relief propre de l’œuvre de Freud, actuellement effacé.

Je vous demande tout de suite de vous attendre à un contraste, entre ce que l’œuvre de Freud signifie authentiquement et ce qui actuellement s’offre à vous comme le sens de la psychanalyse. Pour beaucoup d’entre vous, les étudiants, et à mesure que vous vous approchez plus des choses de la sphère mentale, la psychanalyse est un moyen d’abord qui permet de mieux comprendre, dit-on, le malade mental.

Je ne saurais trop recommander à ceux d’entre vous qui ont l’occasion de pratiquer la littérature analytique — et Dieu sait si elle est devenue énorme, presque diffuse — de conjoindre à cette lecture un dosage au moins proportionnel de la lecture de Freud lui-même. Vous verrez éclater la différence.

Le terme de frustration, par exemple, est devenu le leitmotiv des mères pondeuses de la littérature analytique de langue anglaise, avec tout ce qu’il comporte d’abandonnisme et de relation de dépendance. Or, ce terme est tout simplement absent de l’œuvre de Freud. L’usage primaire de notions extraites de leur contexte, comme celle d’épreuve de la réalité, ou de notions bâtardes comme celle de relation d’objet, le recours à l’ineffable du contact affectif et de l’expérience vécue, tout cela est proprement étranger à l’inspiration de l’œuvre de Freud.

Ce style tend depuis quelques temps à se rabattre au niveau d’un optimisme niais mis au principe d’un moralisme équivoque, et fondé sur un schématisme également grossier, qui est bien l’image la plus sommaire dont il ait été donné à l’homme de recouvrir son propre développement — la fameuse succession des phases dites prégénitales de la libido. La réaction n’a pas manqué de se faire sentir, si bien que nous en sommes maintenant à la restauration pure et simple d’une orthopédie du moi, dont tout le monde eût souri il y a seulement cent ans comme de la plus simpliste pétition de principe.

Ce glissement assez invraisemblable tient, je crois, à ceci, qu’il y a une profonde méconnaissance à penser que l’analyse est faite pour nous servir de passerelle afin d’accéder à une sorte de pénétration intuitive, et de communication facile avec le patient. Si l’analyse n’avait été qu’un perfectionnement de la relation médecin-malade, nous n’en aurions littéralement pas besoin.

Tout récemment, lisant un vieux texte d’Aristote, l’Éthique à Nicomaque, dans l’intention d’y retrouver l’origine des thèmes freudiens sur le plaisir — c’est une lecture salubre — je tombai sur un terme curieux qui veut dire quelque chose comme redoutable. Et cela m’a expliqué bien des choses, en particulier pourquoi ce sont parfois les meilleurs esprits parmi les jeunes psychiatres qui se précipitent dans cette voie erronée, qui semble les captiver. Je pense en effet que paradoxalement ce sont les meilleurs, des garçons terriblement intelli­gents. Ils craignent de l’être, ils se font peur — Où irions-nous si nous nous laissions aller à notre belle intelligence ? Et les voici qui s’engagent dans une analyse où on leur apprend que leur intellectualisation est une forme de résistance. Quand ils en sortent, ils sont tout ravis, ils ont appris ce que valait l’aune de cette fameuse intellectualisation qui fut pour longtemps pour eux une barrière. À ce stade, mon discours ne peut plus s’adresser à eux.

En contraste, de quoi s’agit-il dans l’œuvre de Freud ? Quel a été son relief, et pour tout dire son style ? Son style à lui tout seul suffirait à en distinguer la portée. Je vous prie de vous reporter pour le savoir à une autre forme de résistance qui n’a pas été beaucoup mieux vue que celle à laquelle je faisais à l’instant allusion.

On a longtemps pensé que la résistance première rencontrée par l’œuvre de Freud avait été due au fait qu’il touchait aux choses de la sexualité. Pourquoi, mon Dieu, les choses de la sexualité auraient-elles été moins bienvenues à cette époque qu’à la nôtre, où elles semblent faire le régal de tous ?

D’autre part, il a fallu attendre notre temps pour que quelque docte bien intentionné signale la parenté avec l’œuvre de Freud de la Naturphilosophie telle qu’elle a régné en Allemagne au début du XIXe siècle. C’est un moment qui est loin d’avoir été si fugace et si contingent que M. Jones nous le représente dans une perspective anglo-saxonne, et en France nous n’étions pas non plus, surtout à l’époque où Freud a commencé à s’y répandre, sans de certaines tendances irrationalistes ou intuitionnistes, prônant le recours à l’effusion affective, voire senttimentale, pour comprendre l’homme, voire même les phénomènes, naturels — je n’ai pas besoin d’évoquer le nom de Bergson. Pourquoi) les gens honnêtes et cultivés, ont-ils tout de suite vu dans l’œuvre der

Freud je ne sais quel excès de scientisme ? Pourquoi les savants eux-mêmes, qui semblaient rebutés par les résultats et l’originalité de la méthode dont ils n’ont pas tout de suite identifié le statut, n’ont-ils jamais songé non plus à renvoyer Freud à la philosophie vitaliste ou irrationaliste qui était alors beaucoup plus vivace ?

À la vérité, personne ne s’y est trompé. C’est bien en effet d’une manifestation de l’esprit positif de la science en tant qu’explicative qu’il s’agit dans la psychanalyse. Elle est aussi loin d’un intuitionnisme qu’il est possible. Elle n’a rien à voir avec cette compréhension hâtive, court-circuitée, qui simplifie et réduit tellement sa portée. Pour la remettre dans sa véritable perspective, il ne s’agit que d’ouvrir l’œuvre de Freud, et de voir la place qu’y tient une certaine dimension, qui n’a jamais été bien mise en relief. La valeur d’opposition qu’elle prend de l’évolution actuelle de l’analyse peut maintenant être reconnue, nommée et orientée vers une véritable réforme des études analyti­ques.

J’éclaire ma lanterne, et je vous dis ce que c’est, d’une façon qui va essayer d’être rapide et frappante.

Ouvrez la Science des rêves. Vous n’y verrez rien qui ressemble à cette graphologie de dessins d’enfants qui a fini par devenir le type même de l’interprétation analytique, rien de ces manifestations montantes et descendantes du rêve éveillé. Si cela ressemble à quelque chose, c’est à un déchiffrage. Et la dimension dont il s’agit est celle du signifiant. Prenez tel rêve de Freud, vous y verrez dominer un mot comme Autodidasker. C’est un néologisme. De là on trouve l’Askel, et quelques autres souvenirs. La forme même du mot est absolument essentielle quand il s’agit d’interpréter. Une première interprétation, orientation ou dichotomie, nous dirigera du côté de la salle. On y retrouvera Alex, le frère de Freud, par l’intermédiaire d’une autre transformation, purement phonétique et verbale. Freud trouve dans son souvenir un roman de Zola où figure un personnage du nom de Sandoz. Comme Freud le reconstruit, Zola a fait Sandoz à partir de Aloz, anacroche de son nom, en remplaçant le Al, début d’Alexandre par la seconde syllabe sand. Eh bien, de même qu’on a pu faire Sandoz avec Zola, Alex est inclus dans l’Askel que Freud a rêvé. Comme la dernière partie du mot Autodidasker.

Je vous dis ce que Freud a fait. Je vous dis comment procède sa méthode. Et à la vérité, il suffit d’ouvrir à n’importe quelle page le volume de la Traumdeutung pour trouver l’équivalent. J’aurais pu prendre n’importe quel autre rêve, celui par exemple où il parle des plaisanteries qu’on lui a faites à propos de son nom, ou celui où figure une vessie natatoire. Vous trouverez toujours une succession d’homonymies ou de métonymies, de formations onomastiques qui sont absolument essentielles à la compréhension du rêve, et sans lesquelles celui-ci se dissipe, s’évanouit.

M. Emil Ludwig a écrit contre Freud un livre d’une injustice presque diffamatoire, où il évoque l’impression d’aliénation délirante que l’on aurait à le lire. Je dirai presque que je préfère un tel témoignage à l’effacement des angles, à la réduction adoucissante à quoi procède la littérature analytique qui prétend suivre Freud. L’incompréhension, le refus, le choc manifesté par Emil Ludwig — qu’il soit honnête ou de mauvaise foi, peu nous importe — porte davantage témoignage que la dissolution de l’œuvre de Freud qui s’accomplit dans la décadence où glisse l’analyse.

Comment le rôle fondamental de la structure du signifiant a-t-il pu être omis ? Bien entendu, nous comprenons pourquoi. Ce qui s’ex­prime à l’intérieur de l’appareil et du jeu du signifiant, est quelque chose qui sort du fond du sujet, qui peut s’appeler son désir. Dès lors que ce désir est pris dans le signifiant, c’est un désir signifié. Et nous voilà tous fascinés par la signification de ce désir. Et nous, nous oublions, malgré les rappels de Freud, l’appareil du signifiant.

Freud souligne pourtant que l’élaboration du rêve, est ce qui fait du rêve le premier modèle de la formation des symptômes. Or, cette élaboration ressemble beaucoup à une analyse logique et grammaticale, devenue seulement un peu plus savante que celle que nous faisons sur les bancs de l’école. Voilà le registre qui est le niveau normal du travail freudien. C’est le registre même qui fait de la linguistique la science la plus avancée des sciences humaines, si tant est qu’on veuille bien simplement reconnaître que ce qui distingue la science positive, la science moderne, n’est pas la quantification, mais la mathématisation et nommément combinatoire, c’est-à-dire linguistique, incluant la série et la récurrence.

C’est là le relief de l’œuvre freudienne, sans quoi rien de ce qu’il développe par la suite n’est même pensable.

Ce n’est pas seulement moi qui le dis. Nous avons récemment publié le premier volume de la revue où nous inaugurons notre tentative de reprise de l’inspiration freudienne, et vous y lirez que ce qu’on retrouve au fond des mécanismes freudiens, ce sont ces vieilles figures de rhétorique, qui ont fini avec le temps par perdre pour nous leur sens, mais qui ont suscité pendant des siècles un intérêt prodigieux. La rhétorique, ou l’art de l’orateur, était une science et pas seulement un art. Nous nous demandons maintenant comme une énigme pourquoi ces exercices ont pu captiver pendant si longtemps des groupes entiers d’hommes. Si c’est une anomalie, elle est analogue à l’existence des psychanalystes, et c’est peut-être de la même anomalie qu’il s’agit dans les rapports de l’homme au langage, qui revient au cours de l’histoire d’une façon récurrente sous des incidences diverses, et se présente maintenant à nous dans la découverte freudienne, sous l’angle scienti­fique. Freud l’a rencontrée dans sa pratique médicale, quand il est tombé sur ce champ où on voit les mécanismes du langage dominer et organiser à l’insu du sujet, en dehors de son moi conscient, la construction de certains troubles qui s’appellent névrotiques.

Voici un autre exemple que Freud donne au début de la Psychologie de la vie quotidienne, et que j’ai commenté dans mon séminaire. Freud ne retrouve pas le nom de Signorelli, et une série d’autres noms se présentent à lui, Botticelli, Boltraffio, Trafoï. Comment Freud construit-il la théorie de cet oubli ? C’est au cours d’un petit voyage en Bosnie Herzégovine que parlant avec quelqu’un, il a cette sorte de fuite du nom. Il y a aussi le début d’une phrase prononcée par un paysan. — Herr, que peut-il y avoir à dire maintenant ? Il s’agit de la mort d’un malade, devant quoi un médecin ne peut rien. Nous avons donc ici Herr, et la mort, qui est cachée, car Freud, pas plus qu’aucun d’entre nous, n’a de raison particulière de s’attarder à sa pensée. Quel est l’autre endroit où Freud déjà a eu l’occasion de repousser l’idée de la mort ? À un endroit qui n’est pas loin de la Bosnie, où il a eu de fort mauvaises nouvelles d’un de ses malades.

Voilà le mécanisme. Son schéma, analogue à celui d’un symptôme, suffit à démontrer l’importance essentielle du signifiant. C’est dans la mesure où Signorelli, et la suite des noms, sont des mots équivalents, des traductions les uns des autres, des métaphrases si vous voulez, que le mot est lié à la mort refoulée, refusée par Freud. Et il les barre tous, jusqu’à l’intérieur du mot Signorelli, qui n’y est relié que de la façon la plus lointaine — Signor, Herr.

Qu’est-ce qui vient à la place en réponse ? Il vient l’autre, qui est Freud et qui n’est pas Freud, l’autre qui est du côté de l’oubli, l’autre d’où le moi de Freud s’est retiré, et qui répond à sa place. Il ne donne pas la réponse, puisqu’il est interdit de parler, mais il donne le commence­ment du télégramme, il répond Trafoï et Boltraffio, dont il fait l’intermédiaire de la métonymie, du glissement entre Herzégovine et Bosnie. Freud a de ce mécanisme exactement la même conception que celle que j’expose ici. Vérifiez-le.

De même, tout ce que Freud a apporté de lumineux, d’unique, sur le sujet du Witz, ne se conçoit qu’à partir du matériel signifiant dont il s’agit.

Voilà ce qu’au-delà de tous les déterminismes et de toutes les formations, au-delà de tous les pressentiments, Freud rencontre, passé la quarantaine. C’est entendu, il avait un père, il avait une mère, comme tout le monde, et son père est mort, chacun sait que ça ne passe jamais inaperçu, mais ces données ne doivent tout de même pas nous faire méconnaître l’importance de la découverte de l’ordre positif du signifiant à laquelle sans doute quelque chose en lui le préparait, la longue tradition littéraire, littéraliste, dont il relevait.

La découverte qu’il a faite dans le maniement des rêves, se distingue radicalement de toute interprétation intuitive des rêves, telle qu’elle a pu être avant lui pratiquée. Il avait d’ailleurs une haute conscience du caractère crucial dans sa pensée de cette aventure qu’est la Traumdeu­tung, et écrivant à Fliess, il en parle avec une espèce de ferveur, il l’appelle quelque chose comme ma plante de jardinier. Il veut dire par là que c’est une nouvelle espèce qui est sortie de mon ventre.

L’originalité de Freud, qui déconcerte notre sentiment, mais seule permet de comprendre l’effet de son œuvre, c’est le recours à la lettre. C’est le sel de la découverte freudienne et de la pratique analytique. S’il n’en restait pas fondamentalement quelque chose, il y a longtemps que de la psychanalyse il ne resterait rien. Tout découle de là. Quel est cet autre qui parle dans le sujet, et dont le sujet n’est ni le maître, ni le semblable, quel est l’autre qui parle en lui ? Tout est là.

Ce n’est pas tout de dire que c’est son désir, car son désir est libido, ce qui, ne l’oublions pas, veut dire avant tout lubie, désir démesuré, de ce qu’il parle. S’il n’y avait pas les signifiants pour supporter cette rupture, ces morcellements, ces déplacements, ces transmutations, ces perver­sions, ces isolations du désir humain, celui-ci n’aurait aucun de ces caractères qui font le fond du matériel significatif que donne l’ana­lyse.

Ce n’est pas tout non plus de dire que cet autre est en quelque sorte notre semblable, sous prétexte qu’il parle la même langue que ce que nous pouvons appeler le discours commun, celui qui se croit rationnel, et qui l’est en effet quelquefois. Car dans ce discours de l’autre, ce que je crois être moi n’est plus sujet, mais objet. C’est une fonction de mirage, où le sujet ne se retrouve que comme méconnaissance et négation.

C’est à partir de là qu’il convient de comprendre la théorie du moi.

Freud l’a produite en plusieurs étapes, et on aurait tort de croire qu’il faut la dater de Das Es. Peut-être avez-vous déjà entendu parler de la fameuse topique freudienne. Je crains que vous n’en ayez que trop entendu parler, car la façon dont elle est interprétée va dans le sens contraire de ce pour quoi Freud l’a apportée. C’est dès 1914, avec son article capital, l’Introduction au narcissisme, que Freud fait une théorie du moi, antérieure à cette topique, maintenant venue au premier plan.

La référence principale, unique, de la théorie et de la pratique analytique actuelles, à savoir les fameuses étapes dites prégénitales de la libido, qu’on s’imagine être du début de l’œuvre freudienne, sont de 1915, le narcissisme est de 1914.

Freud a accentué la théorie du moi à des fins qui ne sont pas méconnaissables. Il s’agissait d’éviter deux écueils. Le premier, c’est le dualisme. Il y a une sorte de manie chez un certain nombre d’analystes qui consiste à faire de l’inconscient un autre moi, un mauvais moi, un double, un semblable symétrique du moi — alors que la théorie du moi chez Freud est faite au contraire pour montrer que ce que nous appelons notre moi est une certaine image que nous avons de nous, qui nous donne un mirage, de totalité sans doute. Ces mirages-pilotes, ne polarisent nullement le sujet dans le sens de la connaissance de soi qu’on dit profonde — je ne tiens pas quant à moi à cet adjectif. La fonction du moi est nommément désignée dans Freud comme analogue en tout à ce qu’on appelle dans la théorie de l’écriture un déterminatif.

Toutes les écritures ne sont pas alphabétiques. Certaines sont idéophonétiques, et comportent des déterminatifs. En chinois, une chose comme cela veut dire une chose à peu près juste, mais si vous ajoutez cela, qui est un déterminatif, ça fait gouverner. Et si au lieu de mettre ce déterminatif, vous en mettez un autre, cela veut dire maladie. Le déterminatif accentue d’une certaine façon, fait entrer dans une classe de significations quelque chose qui a déjà son individualité phonétique de signifiant. Eh bien, le moi est exactement pour Freud une sorte de déterminatif, par où certains des éléments du sujet sont associés à une fonction spéciale qui surgit à ce moment-là à l’horizon de sa théorie, à savoir l’agressivité, considérée comme caractéristique du rapport imaginaire à l’autre dans lequel le moi se constitue par identifications successives et superposées. Sa valeur mobile, sa valeur de signe, le distingue essentiellement de l’entité de l’organisme comme un tout. Et c’est bien là l’autre écueil que Freud évitait.

En effet, Freud, tout en ralliant à un centre la personnalité qui parle dans l’inconscient, a voulu éviter le mirage de la fameuse personnalité totale qui n’a pas manqué de reprendre le dessus à travers toute l’école américaine, laquelle ne cesse de se gargariser de ce terme, pour prôner la restauration de la primauté du moi. C’est une méconnaissance complète de l’enseignement de Freud. La personnalité totale est précisément ce que Freud entend distinguer comme fondamentalement étranger à la fonction du moi telle qu’elle a été vue jusqu’alors par les psycholo­gues.

Il y a dans le mouvement de la théorie freudienne une double aliénation.

Il y a l’autre en tant qu’imaginaire. C’est dans la relation imaginaire à l’autre que s’instaure la traditionnelle Selbst-Bewusstsein ou conscience de soi. Ce n’est d’aucune façon dans ce sens que peut se réaliser l’unité du sujet. Le moi n’est pas même la place, l’indication, le point de ralliement, le centre organisateur du sujet, il lui est profondément dissymétrique. Encore que ce soit dans ce sens qu’il va commencer par faire comprendre la dialectique freudienne — je ne peux d’aucune façon attendre mon accomplissement et mon unité, de la reconnaissance d’un autre qui est pris avec moi dans une relation de mirage.

Il y a aussi l’autre qui parle de ma place, apparemment, cet autre qui est en moi. C’est un autre d’une nature toute différente que l’autre, mon semblable.

Voilà ce qu’apporte Freud.

S’il fallait encore le confirmer, nous n’aurions qu’à remarquer de quelle façon se prépare la technique du transfert. Tout est fait pour éviter la relation de moi à moi, le mirage imaginaire qui pourrait s’établir avec l’analyste. Le sujet n’est pas face à face avec l’analyste. Tout est fait pour que tout s’efface d’une relation duelle, de semblable à semblable.

D’autre part, c’est de la nécessité d’une oreille, d’un autre, auditeur, que dérive la technique analytique. L’analyse du sujet ne peut être réalisée qu’avec un analyste. Cela nous rappelle que l’inconscient est essentiellement parole, parole de l’autre, et ne peut être reconnue que lorsque l’autre vous la renvoie.

Je voudrais encore vous dire, avant de terminer, ce que Freud ajoute à la fin de sa vie, alors que déjà depuis longtemps il a laissé derrière lui la troupe de ses suiveurs. Je ne peux douter un seul instant, sur le seul témoignage du ton et du style du dialogue de Freud avec tous ceux qui l’entouraient, de la notion profonde qu’il avait de leur radicale insuffisance, de leur totale incompréhension. Il y a un moment dans l’œuvre de Freud où il décroche tout simplement, entre 1920 et 1924. Il sait qu’il n’a plus encore très longtemps à vivre, il est mort à 83 ans, en 1939 — et il va droit au fond du problème, à savoir l’automatisme de répétition.

Cette notion de la répétition nous embarrasse tellement qu’on essaye de la réduire à une répétition des besoins. Si nous lisons Freud au contraire, nous voyons que l’automatisme de répétition, comme depuis le début de toute sa théorie de la mémoire, est fondée sur la question que lui pose l’insistance d’une parole qui, chez le sujet, revient jusqu’à ce qu’elle ait dit son dernier mot, une parole qui doit revenir, malgré la résistance du moi qui est défense, c’est-à-dire adhérence au contresens imaginaire de l’identification à l’autre. La répétition est fondamentale­ment insistance d’une parole.

Et en effet, le dernier mot de l’anthropologie freudienne, concerne ce qui possède l’homme et fait de lui, non pas le support d’un irrationnel — le freudisme n’est pas un irrationalisme, au contraire —, mais le support d’une raison dont il est plus la victime que le maître, et par quoi il est d’avance condamné.

C’est là le dernier mot, le fil rouge qui traverse toute l’œuvre freudienne. De bout en bout, depuis la découverte du complexe d’Œdipe jusqu’à Moïse et le monothéisme, en passant par le paradoxe extraordinaire au point de vue scientifique de Totem et tabou, Freud ne s’est posé, personnellement, qu’une seule question — comment ce système du signifiant sans lequel il n’y a nulle incarnation possible, ni de la vérité, ni de la justice, comment ce logos littéral peut-il avoir prise sur un animal qui n’en a que faire, et qui n’en a cure ? — car cela n’intéresse à aucun degré ses besoins. C’est pourtant cela même qui fait la souffrance névrotique.

L’homme est effectivement possédé par le discours de la loi, et c’est avec lui qu’il se châtie, au nom de cette dette symbolique qu’il ne cesse de payer toujours davantage dans sa névrose.

Comment cette prise peut-elle s’établir, comment l’homme entre-t-il dans cette loi, qui lui est étrangère, avec laquelle il n’a rien à faire comme animal ? C’est pour l’expliquer que Freud construit le mythe du meurtre du père. Je ne dis pas que c’est une explication, mais je vous montre pourquoi Freud a fomenté ce mythe. Il faut que l’homme s’en fasse partie prenante comme coupable. Cela subsiste dans l’œuvre de Freud jusqu’à la fin, et nous confirme ce que je vous présente ici, et enseigne ailleurs.

Dès lors, quel est le centre de gravité de la découverte freudienne, quelle est sa philosophie ? Non pas que Freud ait fait de la philosophie, il a toujours répudié qu’il fût philosophe. Mais se poser une question, c’est déjà l’être, même si on ne sait pas qu’on se la pose. Donc, Freud le philosophe, qu’enseigne-t-il ? Pour laisser dans leur proportion, à leur place, les vérités positives qu’il nous a apportées, n’oublions pas que son inspiration est fondamentalement pessimiste. Il nie toute tendance au progrès. Il est fondamentalement anti-humaniste, pour autant qu’il y a dans l’humaniste de ce romantisme qui voudrait faire de l’esprit la fleur de la vie. Freud est à situer dans une tradition réaliste et tragique, ce qui explique que c’est à sa lumière que nous pouvons aujourd’hui comprendre et lire les tragiques grecs.

Mais, pour nous, travailleurs, pour nous, savants, pour nous, médecins, pour nous, techniciens, quelle direction nous indique ce retour à la vérité de Freud ?

C’est celle d’une étude positive dont les méthodes et dont les formes nous sont données dans cette sphère des sciences dites humaines qui concerne l’ordre du langage, la linguistique. La psychanalyse devrait être la science du langage habité par le sujet. Dans la perspective freudienne, l’homme, c’est le sujet pris et torturé par le langage.

Assurément, la psychanalyse nous introduit à une psychologie, mais laquelle ? La psychologie proprement dite est une science effective­ment, et d’objets parfaitement définis. Mais à cause sans doute des résonances significatives du mot, nous glissons à la confondre avec quelque chose qui se rapporte à l’âme. On pense que chacun a sa psychologie. On ferait mieux, dans ce second emploi, de l’appeler par le nom qu’elle pourrait avoir. Ne nous y trompons pas — la psychanalyse n’est pas une égologie. Dans la perspective freudienne du rapport de l’homme au langage, cet ego n’est pas du tout unitaire, synthétique, il est décomposé, complexifié en différentes instances, le moi, le surmoi, le ça. Il conviendrait certes qu’on ne fasse pas de chacun de ces termes un petit sujet à sa façon, mythe grossier qui n’avance à rien, n’éclaire rien.

Freud n’a pas pu avoir de doute sur les dangers que courait son œuvre. Au moment où, en 1938, il prend la plume pour sa dernière préface à Morse et le monothéisme, il met une note bien curieuse — Je ne partage pas, dit-il, l’opinion de mon contemporain Bernard Shaw, qui prétend que l’homme ne deviendrait capable de quelque chose que s’il lui était permis d’arriver à l’âge de trois cents ans. Je ne pense pas que cette prolongation de l’existence aurait le moindre avantage, à moins — dit la traduction — que les conditions de l’avenir ne soient totalement transformées.

C’est bien là le triste caractère de ces traductions. En allemand, ça a un tout autre sens — il faudrait qu’il y ait beaucoup d’autres choses profondément changées, à la base, à la racine, dans les déterminations de la vie.

Ce mot du vieux Freud continuant de poursuivre sa méditation avant de laisser son message à la décomposition me paraît faire écho aux termes dont le chœur accompagne les derniers pas d’Œdipe vers le petit bois de Colone. Accompagné de la sagesse du peuple, il médite sur les désirs qui font que l’homme poursuit des ombres, il désigne cet égarement qui fait qu’il ne peut même pas savoir où sont ces bois. Je m’étonne que personne — sauf quelqu’un qui a mis cela en latin, pas trop mal — n’ait jamais su bien traduire le mé phunaï que profère alors le chœur. On le réduit à la valeur d’un vers qui dit qu’il vaut mieux n’être pas né, alors que le sens est tout à fait clair — la seule façon de surmonter toutes ces affaires de logos, la seule façon d’en finir, ce serait de n’être pas né tel. C’est le sens même qui accompagne le geste du vieux Freud, au moment où il repousse de la main tout souhait que sa vie se prolonge.

Il est vrai que lui-même, quelque part dans son travail sur le Witz, autrement dit sur la pointe, nous indique une réponse. Mieux vaudrait n’être pas né — malheureusement, ça n’arrive qu’à peine une fois sur 200 000.

Je vous donne cette réponse.

16 MAI 1956.

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