dimanche, mai 19, 2024
Recherches Lacan

Les écrits Introduction au commentaire de jean Hyppolite sur la « Verneinung » de Freud et RÉPONSE AU COMMENTAIRE DE JEAN HYPPOLITE 1954

Les chiffres indiquent les numéros de page de l’édition originale

p 369 – Introduction au commentaire de jean Hyppolite sur la « Verneinung » de Freud

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SÉMINAIRE DE TECHNIQUE FREUDIENNE DU I0 FÉVRIER 1954 1

 

Vous avez pu mesurer combien féconde se révèle notre méthode de recourir aux textes de Freud pour soumettre à un examen critique l’usage présent des concepts fondamentaux de la technique psychanalytique et spécialement de la notion de résistance.

L’adultération qu’a subie en effet cette dernière notion prend sa gravité de la consigne que Freud a consacrée de son autorité, de donner le pas dans la technique à l’analyse des résistances. Car si Freud entendait bien là marquer un tournant de la pratique, nous croyons qu’il n’y a que confusion et contresens dans la façon dont on s’autorise d’un ordre d’urgence pour y appuyer une technique qui ne méconnaît rien de moins que ce à quoi il s’applique.

La question est du sens qu’il faut restituer aux préceptes de cette technique qui, pour s’être bientôt réduits à des formules toutes faites, ont perdu la vertu indicative qu’ils ne sauraient conserver que dans une compréhension authentique de la vérité de l’expérience qu’ils sont destinés à conduire. Freud, bien entendu, ne saurait y manquer non plus que ceux qui pratiquent son oeuvre. Mais, vous avez pu en faire l’épreuve, ce n’est pas le fort de ceux qui dans notre discipline se rempardent à plus grand bruit derrière

 

1. On donne ici le texte recueilli d’un des colloques du séminaire tenu à la clinique de la Faculté à l’hôpital Sainte-Anne et consacré pendant l’année 53-54 aux Écrits techniques de Freud et à l’actualité qu’ils intéressent. Il a été seulement amplifié de quelques rappels, qui ont semblé utiles, à des leçons antérieures, sans qu’on ait pu lever pour autant la difficulté d’accès inhérente à tout morceau choisi d’un enseigne ment.

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la primauté de la technique, – sans doute pour se couvrir de la concomitance certaine qui y accorde en effet les progrès de la théorie, dans l’usage abêti des concepts analytiques qui peut seul justifier la technique qui est la leur.

Que l’on tente de serrer d’un peu plus près ce que représente dans l’usage dominant l’analyse des résistances, on sera bien déçu. Car ce qui frappe d’abord à lire ses doctrinaires, c’est que le maniement dialectique d’une idée quelconque leur est si impensable, qu’ils ne sauraient même le reconnaître quand ils y sont précipités à la façon dont M. Jourdain faisait de la prose sans le savoir, par une pratique à laquelle la dialectique est en effet immanente. Dès lors ils ne sauraient y arrêter leur réflexion, sans se raccrocher sous un mode panique aux objectivations les plus simplistes, fût-ce aux plus grossièrement imageantes.

C’est ainsi que la résistance en vient à être par eux imaginée plutôt que conçue, selon ce qu’elle connote dans son emploi sémantique moyen 1, soit, à bien examiner cet emploi, dans une acception transitive indéfinie. Grâce à quoi « le sujet résiste » est entendu «il résiste à… » – A quoi? – Sans doute à ses tendances dans la conduite qu’il s’impose en tant que sujet névrotique, à leur aveu dans les justifications qu’il propose de sa conduite à l’analyste. Mais comme les tendances reviennent à la charge, et comme la technique est là pour un coup, cette résistance est supposée sérieusement mise à l’épreuve : dès lors pour la maintenir il faut qu’il y mette du sien et, avant même que nous ayons le temps de nous retourner, nous voici glisser dans l’ornière de l’idée obtuse que le malade « se défend ». Car le contresens ne se scelle définitivement que de sa jonction avec un autre abus de langage : celui qui fait bénéficier le terme de défense du blanc-seing que lui confère son usage en médecine, sans qu’on s’aperçoive, car on n’est pas meil-

 

1. Celui-ci, disons-le en passant, comporte certainement des oscillations non négligeables quant à l’accentuation de sa transitivité, selon l’espèce d’altérité à laquelle il s’applique. On dit : to resist the eviderue comme to resist the autbority of the Court, – mais par contre nicht des Versuchung widersteben. Notons la gamme des nuances qui peuvent se répartir beaucoup plus aisément dans la diversité du sémantème en allemand : widersteben, – widerstreben, – sich straüben gegen, andauern, fortbestehen, moyennant quoi widersteben peut être intentionnellement plus adéquat au sens que nous allons dégager comme étant le sens proprement analytique de la résistance.

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leur médecin pour être mauvais psychanalyste, qu’il y a là aussi maldonne quant à la notion, si c’est à son sens correct en physiopathologie qu’on entend faire écho, – et qu’on ne trahit pas moins, car on n’est pas plus instruit en psychanalyse pour être ignorant en médecine, l’application parfaitement avertie que Freud en a faite dans ses premiers écrits sur la pathogénie des névroses.

Mais, nous dira-t-on, à centrer votre visée d’une idée confuse sur son point le plus bas de désagrégation, ne tombez-vous pas dans le travers de ce qu’on appelle proprement un procès de tendance. C’est qu’aussi bien, répondrons-nous, rien ne retient sur cette pente les usagers d’une technique ainsi appareillée, car les préceptes dont ils parent sa confusion originelle ne remédient en rien à ses suites. C’est ainsi qu’on profère que le sujet ne peut rien nous communiquer que (le son moi et par son moi, – ici le regard (le défi du bon sens qui reprend pied à la maison; qu’il faut pour arriver à quelque chose viser à renforcer le moi, ou tout au moins, corrige-t-on, sa partie saine, — et les bonnets (le hocher à cette ânerie; due dans l’usage du matériel analytique nous procéderons par plans, – ces plans dont nous;avons bien entendu en poche le relevé garanti; que nous irons ainsi de la surface à la profondeur, – pas de charrue avant les bœufs; due pour ce faire le secret des maîtres est d’analyser l’agressivité, – pas de charrue qui tue les bœufs; enfin voici la dynamique de l’angoisse, et les arcanes de son économie, – que nul ne touche, s’il n’est expert hydraulicien, aux potentiels de ce mana sublime. Tous ces préceptes, disons-le, et leur parure théorique seront délaissés de notre attention parce qu’ils sont simplement macaroniques.

La résistance en effet ne peut être due méconnue dans son essence, si on ne la comprend pas à partir des dimensions du discours où elle se manifeste dans l’analyse. Et nous les avons rencontrées d’emblée dans la métaphore dont Freud a illustré sa première définition. Je veux dire celle que nous avons commentée en son temps 1 et qui évoque les portées où le sujet déroule u longitudinalement », pour employer le terme de Freud, les chaînes

1. Cf. G. IV., I, P. 290-307, dans le chapitre Zur Psychotherapie der Hysterie, P. 254-312, dû à Freud dans les Studien über hysterie, publiées en 1895, avec Breuer. Il y a une édition anglaise des Studies on hysteria.

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de son discours, selon une partition dont le « noyau pathogène » est le leitmotiv. Dans la lecture de cette partition, la résistance se manifeste « radialement », terme opposé au précédent, et avec une croissance proportionnelle à la proximité où vient la ligne en cours de déchiffrage de celle qui livre en l’achevant la mélodie centrale. Et ceci au point que cette croissance, souligne Freud, peut être tenue pour la mesure de cette proximité.

C’est dans cette métaphore que certains ont même voulu trouver l’indice de la tendance mécanistique dont la pensée de Freud serait grevée. Pour saisir l’incompréhension dont cette réserve fait la preuve, il n’est que de se référer à la recherche que nous avons menée pas à pas dans les éclaircissements successifs que Freud a apportés à la notion de résistance, et spécialement à l’écrit sur lequel nous sommes et où il en donne la plus claire formule.

Que nous y dit Freud en effet? Il nous découvre un phénomène structurant de toute révélation de la vérité dans le dialogue. Il y a la difficulté fondamentale que le sujet rencontre dans ce qu’il a à dire; la plus commune est celle que Freud a démontrée dans le refoulement, à savoir cette sorte de discordance entre le signifié et le signifiant, que détermine toute censure d’origine sociale. La vérité peut toujours dans ce cas être communiquée entre les lignes. C’est-à-dire que celui qui veut la faire entendre, peut toujours recourir à la technique qu’indique l’identité (le la vérité aux symboles qui la révèlent, à savoir arriver à ses fins en introduisant délibérément dans un texte des discordances qui répondent cryptographiquement à celles qu’impose la censure.

Le sujet vrai, c’est-à-dire le sujet de l’inconscient, ne procède pas autrement dans le langage de ses symptômes qui n’est pas tant déchiffré par l’analyste qu’il ne vient à s’adresser à lui de façon de plus en plus consistante, pour la satisfaction toujours renouvelée de notre expérience. C’est en effet ce qu’elle a reconnu dans le phénomène du transfert.

Ce que dit le sujet qui parle, si vide que puisse être d’abord son discours, prend son effet de l’approximation qui s’y réalise de la parole où il convertirait pleinement la vérité qu’expriment ses symptômes. Précisons même tout de suite que cette formule est d’une portée plus générale, nous le verrons aujourd’hui, que le phénomène du refoulement par quoi nous venons de l’introduire.

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Quoi qu’il en soit, c’est en tant que le sujet arrive à la limite de ce que le moment permet à son discours d’effectuer de la parole, que se produit le phénomène où Freud nous montre le point d’articulation de la résistance à la dialectique analytique. Car ce moment et cette limite s’équilibrent dans l’émergence, hors du discours du sujet, du trait qui peut le plus particulièrement s’adresser à vous dans ce qu’il est en train de dire. Et cette conjoncture est promue à la fonction de ponctuation de sa parole. Pour faire saisir un tel effet nous avons usé de cette image que la parole du sujet bascule vers la présence de l’auditeur 1.

Cette présence qui est le rapport le plus pur dont le sujet soit capable à l’endroit d’un être, et qui est d’autant plus vivement sentie comme telle que cet être est pour lui moins qualifié, cette présence pour un instant délivrée à l’extrême des voiles qui la recouvrent et l’éludent dans le discours commun en tant qu’il se constitue comme discours de l’on précisément à cette fin, cette présence se marque dans le discours par une scansion suspensive souvent connotée par un moment d’angoisse, comme je vous l’ai montré dans un exemple de mon expérience.

D’où la portée de l’indication que Freud nous a donnée d’après la sienne : à savoir que, quand le sujet s’interrompt dans son discours, vous pouvez être sûr qu’une pensée l’occupe qui se rapporte à l’analyste.

Cette indication, vous la verrez le plus souvent confirmée à poser au sujet la question : « Que pensez-vous à l’instant, qui se rapporte à ce qui vous entoure ici et plus précisément à moi qui vous écoute? » Encore la satisfaction intime que vous pourrez tirer d’entendre des remarques plus ou moins désobligeantes sur votre aspect général et votre humeur du jour, sur le goût que dénote le choix de vos meubles ou la façon dont vous êtes nippé, ne suffit-elle pas à justifier votre initiative, si vous ne savez pas ce que vous attendez de ces remarques, et l’idée, reçue pour beaucoup, qu’elles donnent occasion de se décharger à l’agressivité du sujet, est proprement imbécile.

1. On reconnaîtra là la formule par où nous introduisions dans les débuts de notre enseignement ce dont il s’agit ici. Le sujet, disions-nous, commence l’analyse en parlant de lui sans vous parler à vous, ou en parlant à vous sans parler de lui. Quand il pourra vous parler de lui, l’analyse sera terminée.

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Introduction au commentaire de Jean Hyppolite

La résistance, disait Freud avant l’élaboration de la nouvelle topique, est essentiellement un phénomène du moi. Comprenons ici ce que cela veut dire. Cela nous permettra plus tard de comprendre ce qu’on entend de la résistance, quand on la rapporte aux autres instances du sujet.

Le phénomène ici en question montre une des formes les plus pures où le moi puisse manifester sa fonction dans la dynamique de l’analyse. C’est en quoi il fait bien saisir que le »roi tel qu’il opère dans l’expérience analytique, n’a rien à faire avec l’unité supposée de la réalité du sujet que la psychologie dite générale abstrait comme instituée dans ses « fonctions synthétiques ». Le moi dont nous parlons est absolument impossible à distinguer des captations imaginaires qui le constituent de pied en cap, dans sa genèse comme dans son statut, dans sa fonction comme dans son actualité, par un autre et pour un autre. Autrement dit, la dialectique qui soutient notre expérience, se situant au niveau le plus enveloppant de l’efficacité du sujet, nous oblige à comprendre le moi (le bout en bout dans le mouvement d’aliénation progressive, où se constitue la conscience de soi dans la phénoménologie de Hegel.

Ce qui veut dire que si vous avez affaire, dans le moment que nous étudions, à l’ego du sujet, c’est que vous êtes à ce moment le support de son alter ego.

Je vous ai rappelé que l’un de nos confrères, guéri depuis de ce prurit de la pensée qui le tourmentait encore en un temps où il cogitait sur les indications de l’analyse, avait été saisi d’un soupçon de cette vérité; aussi bien, le miracle de l’intelligence illuminant sa face, fit-il culminer son discours sur lesdites indications, par l’annonce de cette nouvelle que l’analyse devait être subordonnée à cette condition première que le sujet eût le sentiment de l’autre comme existant.

C’est précisément ici que commence la question : quelle est la sorte d’altérité par quoi le sujet s’intéresse à cette existence? Car c’est de cette altérité même que le moi du sujet participe, au point que, s’il est une connaissance qui soit proprement classificatoire pour l’analyste, et de nature à satisfaire cette exigence d’orientation préalable que la nouvelle technique proclame d’un ton d’autant plus fendant qu’elle en méconnaît jusqu’au principe, c’est celle

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qui dans chaque structure névrotique définit le secteur ouvert aux alibis de l’ego.

En bref, ce que nous attendons de la réponse du sujet à lui poser la question stéréotypée, qui le plus souvent le libérera du silence qui vous signale ce moment privilégié de la résistance, c’est qu’il vous montre qui parle et à qui : ce qui ne constitue qu’une seule et même question.

Mais il reste à votre discrétion de le lui faire entendre en l’interpellant à la place imaginaire où il se situe : cela sera selon que vous pouvez ou non en raccorder le quolibet au point de son discours où sera venu buter sa parole.

Vous homologuerez ainsi ce point comme une ponctuation correcte. Et c’est ici que se conjugue harmonieusement l’opposition, qu’il serait ruineux de soutenir formellement, de l’analyse de la résistance et de l’analyse du matériel. Technique à quoi vous vous formez pratiquement au séminaire dit de contrôle.

Pour ceux pourtant qui en ont appris une autre, dont je connais trop la systématique, et qui lui garderaient encore quelque crédit, je ferai remarquer que bien sûr vous ne manquerez pas d’obtenir une réponse actuelle à faire état de l’agressivité du sujet à votre égard, et même à montrer quelque finesse à y reconnaître sous un mode contrasté le « besoin d’amour ». Après quoi, votre art verra s’ouvrir pour lui le champ des manèges de la défense. La belle affaire l Ne savons-nous pas qu’aux confins où la parole se démet, commence le domaine de la violence, et qu’elle y règne déjà, même sans qu’on l’y provoque.

Si donc vous y portez la guerre, sachez au moins ses principes et qu’on méconnaît ses limites à ne pas la comprendre avec un Clausewitz comme un cas particulier du commerce humain.

On sait que c’est à en reconnaître, sous le nom de guerre totale, la dialectique interne, que celui-ci est venu à formuler qu’elle commande d’être considérée comme le prolongement des moyens de la politique.

Ce qui a permis à des praticiens plus avancés dans l’expérience moderne de la guerre sociale, à laquelle il préludait, de dégager le corollaire que la première règle à observer serait de ne pas laisser échapper le moment où l’adversaire devient autre qu’il n’était, – ce qui indiquerait de procéder rapidement à cette parti

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tion des enjeux qui fonde les bases d’une paix équitable. Vous êtes d’une génération qui a pu éprouver que cet art est inconnu des démagogues qui ne peuvent pas plus se détacher des abstractions qu’un psychanalyste vulgaire. C’est pourquoi les guerres mêmes qu’ils gagnent, ne font qu’engendrer les contradictions où l’on n’a guère occasion de reconnaître les effets qu’ils en promettaient.

Dès lors ils se lancent à corps perdu dans l’entreprise d’humaniser l’adversaire tombé à leur charge dans sa défaite, – appelant même le psychanalyste à la rescousse pour collaborer à la restauration d’human relations, dans quoi celui-ci, du train dont il mène maintenant les choses, n’hésite pas à se fourvoyer.

Tout ceci ne paraît pas déplacé à retrouver au tournant la note de Freud sur laquelle je me suis arrêté déjà dans le même écrit, et peut-être ceci éclaire-t-il d’une nouvelle lumière ce qu’il veut nous dire par la remarque qu’il ne faudrait pas inférer, de la bataille qui s’acharne parfois pour des mois autour d’une ferme isolée, que celle-ci représente le sanctuaire national d’un des combattants, voire qu’elle abrite une de ses industries de guerre. Autrement dit le sens d’une action défensive ou offensive n’est pas à chercher dans l’objet qu’elle dispute apparemment à l’adversaire, mais plutôt dans le dessein dont elle participe et qui définit l’adversaire par sa stratégie.

L’humeur obsidionale qui se trahit dans la morosité de l’analyse des défenses, porterait donc sans doute des fruits plus encourageants pour ceux qui s’y fient, s’ils la mettaient seulement à l’école de la moindre lutte réelle, qui leur apprendrait que la réponse la plus efficace à une défense, n’est pas d’y porter l’épreuve de force.

En fait il ne s’agit chez eux, faute de s’astreindre aux voies dialectiques où s’est élaborée l’analyse, et faute de talent pour retourner à l’usage pur et simple de la suggestion, que de recourir à une forme pédantesque de celle-ci à la faveur d’un psychologisme ambiant dans la culture. Ce en quoi ils ne laissent pas d’offrir à leurs contemporains le spectacle de gens qui n’étaient appelés à leur profession par rien d’autre que d’être en posture d’y avoir toujours le dernier mot, et qui, pour y rencontrer un peu plus de difficulté que dans d’autres activités dites libérales, montrent la

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figure ridicule de Purgons obsédés par la « défense » de quiconque ne comprend pas ce pourquoi sa fille est muette.

Mais ils ne font en cela que rentrer dans cette dialectique du moi et de l’autre qui fait l’impasse du névrosé et qui rend sa situation solidaire du préjugé de sa mauvaise volonté. C’est pourquoi il m’arrive de dire qu’il n’y a dans l’analyse d’autre résistance que celle de l’analyste. Car ce préjugé ne peut céder qu’à une véritable conversion dialectique, encore faut-il qu’elle s’entretienne chez le sujet d’un exercice continuel. C’est à quoi se ramènent véritablement toutes les conditions de la formation du psychanalyste.

Hors d’une telle formation, le préjugé restera toujours dominant qui a trouvé sa plus stable formule dans la conception du pithiatisme. Mais d’autres l’avaient précédée, et je ne veux induire ce que Freud pouvait en penser qu’à rappeler ses sentiments devant la dernière venue au temps de sa jeunesse. J’en extrais le témoi-gnage du chapitre IV de son grand écrit sur Psychologie des masses et analyse du moi. Il parle des étonnants tours de force de la suggestion dont il fut le témoin chez Bernheim en 1899.

« Je peux, dit-il, me souvenir de la sourde révolte que, même à cette époque, j’éprouvais contre la tyrannie de la suggestion, quand un malade qui ne montrait pas assez de souplesse, s’entendait crier après : « Qu’est-ce que vous faites donc? Vous vous contre-suggestionnez 1 » (En français dans le texte.)  Je me disais à part moi que c’était la plus criante des injustices et des violences, que le malade avait bien le droit d’user de contre-suggestion, quand on tentait de le subjuguer par des artifices de suggestion. Ma résistance prit par la suite la direction plus précise de m’insurger contre le fait que la suggestion qui expliquait tout, dut elle-même se dérober à l’explication. J’allais répétant à son endroit la vieille plaisanterie :

 

Christophe portait le Christ

Le Christ portait le monde entier,

Dis donc, où Christophe

Pouvait-il poser ses pieds ? ».

 

Et si Freud poursuit en déplorant que le concept de suggestion ait dérivé vers une conception de plus en plus relâchée, qui ne

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INTRODUCTION AU COMMENTAIRE DE JEAN HYPPOLTTE

lui laisse pas prévoir de sitôt l’éclaircissement du phénomène, que n’aurait-il pas dit de l’usage présent de la notion de la résistance, et comment n’eût-il pas à tout le moins encouragé notre effort d’en resserrer techniquement l’emploi? Pour le reste, notre façon de la réintégrer dans l’ensemble du mouvement dialectique de l’analyse est peut-être ce qui nous permettra de donner un jour de la suggestion une formule à l’épreuve des critères de l’expérience.

Tel est le dessein qui nous guide quand nous éclairons la résistance au moment de transparence où elle se présente, selon l’heureuse expression de M. Mannoni, par le bout transférentiel.

Et c’est pourquoi nous l’éclairons par des exemples où l’on peut voir jouer la même syncope dialectique.

C’est ainsi que nous fîmes cas 1 de celui dont Freud illustre de façon presque acrobatique ce qu’il entend par le désir du rêve. Car s’il le donne pour couper court à l’objection de l’altération que le rêve subirait par sa remémoration dans le récit, il apparaît clairement que seule l’intéresse l’élaboration du rêve en tant qu’elle

se poursuit dans le récit lui-même, c’est-à-dire due le rêve ne vaut pour lui que comme vecteur de la parole. Si bien que tous les phénomènes qu’il donne d’oubli, voire de doute, qui viennent entraver le récit, sont à interpréter comme signifiants dans cette parole, et que, ne restât-il d’un rêve qu’un débris aussi évanescent que le souvenir flottant dans l’air du chat qui se subtilise de façon si inquiétante aux yeux d’Alice, ceci n’est fait que pour rendre plus certain qu’il s’agit là du bout brisé de ce qui dans le rêve constitue sa pointe transférentielle, autrement dit ce qui dans ledit rêve s’adresse directement à l’analyste. Ici par l’intermédiaire du mot « canal », seul vestige subsistant du rêve, soit un sourire encore, mais celui-là impertinent de femme, dont celle à qui Freud a pris la peine de faire goûter sa théorie du Witz accueille son hommage, et qui se traduit par la phrase concluant l’histoire drôle que sur l’invitation de Freud elle associe au mot canal : « Du sublime au ridicule, il n’y a qu’un pas. »

De même, dans l’exemple d’oubli d’un nom, que nous avons

1. G. W. II-III, p. 522,n. I. S. E., V. P. 577, n. 2, Science des rêves, p. 477.

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naguère pris littéralement comme le premier venu 1, dans la Psychopathologie de la vie quotidienne, avons-nous pu saisir que l’impossibilité où se trouve Freud d’évoquer le nom de Signorelli dans le dialogue qu’il poursuit avec le confrère qui est alors son compagnon de voyage, répond au fait qu’en censurant dans sa conversation antérieure avec le même tout ce que les propos de celui-ci lui suggéraient tant par leur contenu que par les souvenirs qui leur faisaient en lui cortège, de la relation de l’homme et du médecin à la mort, soit au maître absolu, Herr, signor, Freud avait littéralement abandonné en son partenaire, retranché donc de soi, la moitié brisée (entendons-le au sens le plus matériel du terme) de l’épée de la parole, et pour un temps, précisément celui où il continuait à s’adresser au dit partenaire, il ne pouvait plus disposer de ce terme comme matériel signifiant, pour attaché qu’il restait à la signification refoulée, — et ce d’autant plus que le thème de l’œuvre dont il s’agissait de retrouver en Signorelli l’auteur, nommément la fresque de l’Antéchrist, à Orvieto, ne faisait qu’historier sous une forme des plus manifestes, encore qu’apocalyptique, cette maîtrise de la mort.;

Mais peut-on se contenter de parler ici de refoulement? Sans cloute pouvons-nous assurer qu’il y est par les seules surdéterminations que Freud nous livre du phénomène, et nous pouvons y confirmer aussi par l’actualité de ses circonstances la portée de ce que je veux vous faire entendre dans la formule : l’inconscient, c’est le discours de l’Autre.

Car l’homme qui, dans l’acte de la parole, brise avec son semblable le pain de la vérité, partage le mensonge.

Mais est-ce ici tout dire? Et la parole ici retranchée, pouvait-elle ne pas s’éteindre devant l’être-pour-la-mort, quand elle s’en serait approchée à un niveau où seul le mot d’esprit est encore viable, les apparences du sérieux pour répondre à sa gravité n’y faisant plus figure que d’hypocrisie.

Ainsi la mort nous apporte la question de ce qui nie le discours, mais aussi de savoir si c’est elle qui y introduit la négation. Car la négativité du discours, en tant qu’elle y fait être ce qui n’est pas,

1. Cet exemple en effet inaugure le livre, G. IV., 1V, p. 5-12, Psychopathologie de la vie quotidienne, p. 1-8.

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nous renvoie à la question de savoir ce que le non-être, qui se manifeste dans l’ordre symbolique, doit à la réalité de la mort. C’est ainsi que l’axe des pôles où s’orientait un premier champ de la parole, dont l’image primordiale est le matériel du tessère (où l’on retrouve l’étymologie du symbole), est ici croisé par une dimension seconde non pas refoulée, mais leurrante par nécessité. Or, c’est celle d’où surgit avec le non-être la définition de la réalité. Ainsi voyons-nous déjà sauter le ciment dont la soi-disant nouvelle technique bouche ordinairement ses fissures, à savoir un recours, dépourvu de toute critique, à la relation au réel. Nous n’avons pas cru pouvoir mieux faire, pour que vous sachiez que cette critique est absolument consubstantielle à la pensée de Freud, que d’en confier la démonstration à M. Jean Hyppolite, qui n’illustre pas seulement ce séminaire par l’intérêt qu’il veut bien lui porter, mais qui, par sa présence, vous est en quelque sorte garant que je ne m’égare pas dans ma dialectique. Je lui ai demandé de commenter de Freud un texte très court, mais qui, pour se situer en 1925, c’est-à-dire bien plus avant dans le développement de la pensée de Freud,; puisqu’il est postérieur aux grands écrits sur la nouvelle topique1, nous porte au cœur de la nouvelle question soulevée par notre examen de la résistance. J’ai nommé le texte sur la dénégation.

M. Jean Hyppolite, à se charger de ce texte, me décharge d’un exercice où ma compétence est loin d’atteindre la sienne. Je le remercie d’avoir accédé à ma demande et je lui passe la parole sur la Verneinung 2.

1. Nous devions consacrer l’année qui a suivi au commentaire de l’écrit intitulé Au-delà du principe du plaisir.

2. On lira le discours de M. Hyppolite en appendice au présent volume, p. 881.

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p 381 – Réponse au commentaire de jean Hyppolite sur la « Verneinung » de Freud

 

J’espère que la reconnaissance que nous éprouvons tous pour la grâce que M. Jean Hyppolite nous a faite de son lumineux exposé pourra justifier à vos yeux, non moins je l’espère qu’aux siens, l’insistance que j’ai mise à l’en prier.

Ne voilà-t-il pas, une fois de plus, démontré qu’à proposer à l’esprit le moins prévenu, s’il n’est pas certes le moins exercé, le texte de Freud que je dirai de l’intérêt le plus local en apparence, nous y trouvons cette richesse jamais épuisée de significations qui l’offre par destination à la discipline du commentaire. Non pas un de ces textes à deux dimensions, infiniment plat, comme disent les mathématiciens, qui n’ont de valeur que fiduciaire dans un discours constitué, mais un texte véhicule d’une parole, en tant qu’elle constitue une émergence nouvelle de la vérité.

S’il convient d’appliquer à cette sorte de texte toutes les ressources de notre exégèse, ce n’est pas seulement, vous en avez ici l’exemple, pour l’interroger sur ses rapports à celui qui en est l’auteur, mode de critique historique ou littéraire dont la valeur de « résistance » doit sauter aux yeux d’un psychanalyste formé, mais bien pour le faire répondre aux questions qu’il nous pose à nous, le traiter comme une parole véritable, nous devrions dire, si nous connaissions nos propres termes, dans sa valeur de transfert.

Bien entendu, ceci suppose qu’on l’interprète. Y a-t-il, en effet, meilleure méthode critique que celle qui applique à la compréhension d’un message les principes mêmes de compréhension dont il se fait le véhicule ? C’est le mode le plus rationnel d’éprouver son authenticité.

La parole pleine, en effet, se définit par son identité à ce dont elle parle. Et ce texte de Freud nous en fournit un lumineux

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RÉPONSE AU COMMENTAIRE DE JEAN HYPPOLITE

exemple en confirmant notre thèse du caractère transpsychologique du champ psychanalytique, comme M. Jean Hyppolite vient de vous le dire en propres termes.

C’est pourquoi les textes de Freud se trouvent en fin de compte avoir une véritable valeur formatrice pour le psychanalyste, en le rompant, comme il doit l’être, nous l’enseignons expressément, à l’exercice d’un registre hors duquel son expérience n’est plus rien.

Car il ne s’agit de rien de moins que de son adéquation au niveau de l’homme où il s’en saisit, quoi qu’il en pense – auquel il est appelé à lui répondre, quoi qu’il veuille – et dont il assume, quoi qu’il en ait, la responsabilité. C’est dire qu’il n’est pas libre de s’y dérober par un recours hypocrite à sa qualification médicale et une référence indéterminée aux assises de la clinique.

Car le new deal psychanalytique montre plus d’un visage, à vrai dire il en change selon les interlocuteurs, de sorte que, depuis quelque temps, il en a tant qu’il lui arrive d’être pris à ses propres alibis, d’y croire lui-même, voire de s’y rencontrer par erreur.

Pour ce que nous venons d’entendre, je veux seulement vous indiquer aujourd’hui les avenues qu’il ouvre à nos recherches les plus concrètes.

M. Hyppolite, par son analyse, nous a fait franchir la sorte de haut col, marqué par la différence de niveau dans le sujet, de la création symbolique de la négation par rapport à la Bejahung. Cette création du symbole, a-t-il souligné, est à concevoir comme un moment mythique, plutôt que comme un moment génétique. Car on ne peut même la rapporter à la constitution de l’objet, puisqu’elle concerne une relation du sujet à l’être, et non pas du sujet au monde.

Ainsi donc Freud, dans ce court texte, comme dans l’ensemble de son oeuvre, se montre très en avance sur son époque et bien loin d’être en reste avec les aspects les plus récents de la réflexion philosophique. Ce n’est pas qu’il anticipe en rien sur le moderne développement de la pensée, de l’existence. Mais ladite pensée n’est que la parade qui décèle chez les uns, recouvre pour les autres les contrecoups plus ou moins bien compris d’une méditation de l’être, qui va à contester toute la tradition de notre pensée comme issue d’une confusion primordiale de l’être dans l’étant.

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Or on ne peut manquer d’être frappé par ce qui transparaît constamment dans l’œuvre de Freud d’une proximité de ces problèmes, qui laisse à penser que des références répétées aux doctrines présocratiques ne portent pas le simple témoignage d’un usage discret de notes de lecture (qui serait au reste contraire à la réserve presque mystifiante que Freud observe dans la manifestation de son immense culture), mais bien d’une appréhension proprement métaphysique de problèmes pour lui actualisés.

Ce que Freud désigne ici par l’affectif, n’a donc, est-il besoin d’y revenir, rien à faire avec l’usage que font de ce terme les tenants de la nouvelle psychanalyse, en s’en servant comme d’une qualitas occulta psychologique pour désigner ce vécu, dont l’or subtil, à les entendre, ne serait donné qu’à la décantation d’une haute alchimie, mais dont la quête, à les voir haleter devant ses formes les plus niaises, n’évoque guère qu’un flairage d’aloi peu relevé.

L’affectif dans ce texte de Freud est conçu comme ce qui d’une symbolisation primordiale conserve ses effets jusque dans la structuration discursive. Cette structuration, dite encore intellectuelle, étant faite pour traduire sous forme de méconnaissance ce que cette première symbolisation doit à la mort.

Nous sommes ainsi portés à une sorte d’intersection du symbolique et du réel qu’on peut dire immédiate, pour autant qu’elle s’opère sans intermédiaire imaginaire, mais qui se médiatise, encore que ce soit précisément sous une forme qui se renie, par ce qui a été exclu au temps premier de la symbolisation.

Ces formules vous sont accessibles, malgré leur aridité, par tout ce qu’elles condensent de l’usage, où vous voulez bien me suivre, des catégories du symbolique, de l’imaginaire et du réel.

Je veux vous donner une idée des lieux fertiles dont ce que j’appelais tout à l’heure le haut col qu’elles définissent est la clef. Pour ce faire, j’extrairai de deux champs différents deux exemples en prémisses; le premier, de ce que ces formules peuvent éclairer des structures psychopathologiques et faire comprendre du même coup à la nosographie; le second, de ce qu’elles font comprendre de la clinique psychothérapique et du même coup éclairent pour la théorie de la technique.

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Le premier intéresse la fonction de l’hallucination. Assurément on ne saurait surestimer l’ampleur du déplacement qui s’est produit dans la position de ce problème par l’envisagement dit phénoménologique de ses données.

Mais quelque progrès qui se soit ici accompli, le problème de l’hallucination n’en reste pas moins centré sur les attributs de la conscience qu’auparavant. Pierre d’achoppement pour une théorie de la pensée qui cherchait dans la conscience la garantie d e sa certitude, et comme telle à l’origine de l’hypothèse de cette contrefaçon de la conscience qu’on comprend comme on peut sous le nom d’épiphénomène, c’est à nouveau et plus que jamais au titre de phénomène de conscience que l’hallucination va être soumise à la réduction phénoménologique : où l’on croira voir son sens se livrer à la trituration des formes composantes de son intentionnalité.

Nul exemple plus saisissant d’une telle méthode que les pages consacrées par Maurice Merleau-Ponty à l’hallucination dans la Phénoménologie de la perception. Mais les limites à l’autonomie de la conscience qu’il y appréhende si admirablement dans le phénomène lui-même sont trop subtiles à manier pour barrer la route à la grossière simplification de la noèse hallucinatoire où les psychanalystes tombent couramment : utilisant à contresens les notions freudiennes pour motiver d’une éruption (lu principe de plaisir la conscience hallucinée 1.

Il ne serait pourtant que trop facile d’y objecter que le noème de l’hallucination, ce qu’on appellerait vulgairement son contenu, ne montre en fait que le rapport le plus contingent avec une satisfaction quelconque du sujet. Dès lors la préparation phénoménologique du problème laisse entrevoir qu’elle n’a plus ici de valeur qu’à poser les termes d’une véritable conversion de la question : à savoir, si la noèse du phénomène a quelque rapport de nécessité avec son noème.

C’est ici que l’article de Freud mis à l’ordre du jour, prend sa place de signaler à notre attention combien plus structuraliste

1. Comme exemple de ce simplisme, on peut donner le rapport de R. de Saussure, au Congrès de Psychiatrie de 1950 et l’usage qu’il y fait à toutes fins de cette notion franchement nouvelle : l’émotion hallucinée)

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est la pensée de Freud qu’il n’est admis dans les idées reçues. Car on fausse le sens du principe de plaisir à méconnaître que dans la théorie il n’est jamais posé tout seul.

Car la mise en forme structurale, dans cet article, telle que M. Hyppolite vient de l’expliciter devant vous, nous porte d’emblée, si nous savons l’entendre, au-delà de la conversion que nous évoquons comme nécessaire. Et c’est à cette conversion que je vais tenter de vous accoutumer à analyser un exemple où je veux que vous sentiez la promesse d’une reconstitution véritablement scientifique des données du problème, dont peut-être nous serons ensemble les artisans pour autant que nous y trouverons les prises qui se sont jusqu’ici dérobées à l’alternative cruciale de l’expérience.

Je n’ai pas besoin d’aller plus loin pour trouver cet exemple que de reprendre celui qui s’est offert à nous la dernière fois, à interroger un moment significatif de l’analyse de « l’homme aux loups 1 u.

Je pense qu’est encore présente à votre mémoire l’hallucination dont le sujet retrouve la trace avec le souvenir. Elle est apparue erratiquement dans sa cinquième année, mais aussi avec l’illusion, dont la fausseté sera démontrée, de l’avoir déjà racontée à Freud. L’examen de ce phénomène va nous être allégé de ce que nous connaissons de son contexte. Car ce n’est pas de faits accumulés qu’une lumière peut surgir, mais d’un fait bien rapporté avec toutes ses corrélations, c’est-à-dire avec celles que, faute de comprendre le fait, justement on oublie, – sauf intervention du génie qui, non moins justement, formule déjà l’énigme comme s’il en connaissait la ou les solutions.

Ce contexte, vous l’avez donc déjà dans les obstacles que ce cas a présentés à l’analyse, et où Freud semble progresser de surprise en surprise. Car bien entendu il n’avait pas l’omniscience qui permet à nos néo-praticiens de mettre la planification du cas au principe de l’analyse. Et même c’est dans cette observation qu’il affirme avec la plus grande force le principe contraire, à savoir qu’il préférerait renoncer à l’équilibre entier de sa théorie que de méconnaître les plus petites particularités d’un cas qui

1. G. W., XII, P. 103-121.

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la mettrait en question. C’est-à-dire que si la somme de l’expérience analytique permet d’en dégager quelques formes générales, une analyse ne progresse que du particulier au particulier.

Les obstacles du cas présent, comme les surprises de Freud, pour peu que vous vous souveniez non seulement de ce qui en est venu au jour la dernière fois, mais du commentaire que j’en ai fait dans la première année de mon séminaire 1, se situent en plein dans notre affaire d’aujourd’hui. A savoir « l’intellectualisation » du procès analytique d’une part, le maintien du refoulement, malgré la prise de conscience du refoulé, d’autre part.

C’est ainsi que Freud, dans son inflexible inflexion à l’expérience, constate que bien que le sujet ait manifesté dans son comportement un accès, et non sans audace, à la réalité génitale, celle-ci est restée lettre morte pour son inconscient où règne toujours la « théorie sexuelle » de la phase anale.

De ce phénomène, Freud discerne la raison dans le fait que la position féminine assumée par le sujet dans la captation imaginaire du traumatisme primordial (à savoir celui dont l’historicité donne à la communication du cas son motif majeur), lui rend impossible d’accepter la réalité génitale sans la menace pour lui dès lors inévitable de la castration.

Mais ce qu’il dit de la nature du phénomène est beaucoup plus remarquable. Il ne s’agit pas, nous dit-il, d’un refoulement (Verdrängung), car le refoulement ne peut être distingué du retour du refoulé par où ce dont le sujet ne peut parler, il le crie par tous les pores de son être.

Ce sujet, nous dit Freud, de la castration ne voulait rien savoir au sens de refoulement, er von ihr nichts wissen wolte im Sinne der Verdrängung 2. Et pour désigner ce processus, il emploie le terme de Verwerfung, pour lequel nous proposerons à tout prendre le terme de « retranchement » 3.

Son effet est une abolition symbolique. Car quand Freud a dit : « Er verwarf sie, il retranche la castration » (y ajoutant : und blieb auf dem Standpunkt des Verkehrs im After, et reste dans le

 

1. Soit en 1951-1952.

2. G. W., XII, p. 117, Cinq psychanalyses, p. 389.

3. On sait qu’à mieux peser ce terme, le traduire par ” forclusion x a prévalu par notre office.

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statu quo du coït anal 1), il continue : « Par là on ne peut dire que fut proprement porté aucun jugement sur son existence, mais il en fut aussi bien que si elle n’avait jamais existé 2. »

Quelques pages plus haut, c’est-à-dire juste après avoir déterminé la situation historique de ce procès dans la biographie de son sujet, Freud a conclu en le distinguant expressément du refoulement en ces termes : Eine Verdrängung ist etwas anderes als eine Verwerfung 3. Ce qui, dans la traduction française, nous est présenté en ces termes : « Un refoulement est autre chose qu’un jugement qui rejette et choisit. » Je vous laisse à juger quelle sorte de maléfice il faut admettre dans le sort fait aux textes de Freud en français, si l’on se refuse à croire que les traducteurs se soient donné le mot pour les rendre incompréhensibles, et je ne parle pas de ce qu’ajoute à cet effet l’extinction complète de la vivacité de son style.

Le procès dont il s’agit ici sous le nom de Verwerfung et dont je ne sache pas qu’il ait jamais fait l’objet d’une remarque un peu consistante dans la littérature analytique, se situe très précisément dans l’un des temps que M. Hyppolite vient de dégager à votre adresse dans la dialectique de la Verneinung : c’est exactement ce qui s’oppose à la Bejahung primaire et constitue comme tel ce qui est expulsé. Comme vous allez en voir la preuve à un signe dont l’évidence vous surprendra. Car c’est ici que nous nous retrouvons au point où je vous ai laissé la dernière fois, et qu’il va nous être beaucoup plus facile de franchir après ce que nous venons d’apprendre par le discours de M. Hyppolite.

J’irai donc plus avant, sans que les plus férus de l’idée de développement, s’il en est encore ici, puissent m’objecter la date tardive du phénomène, puisque M. Hyppolite vous a admirablement montré que c’est mythiquement que Freud le décrit comme primordial.

La Verwerfung donc a coupé court à toute manifestation de l’ordre symbolique, c’est-à-dire à la Bejahung que Freud pose comme le procès primaire où le jugement attributif prend sa

 

1. G. W., XII, p. 117, Cinq psychanalyses, p. 389.

2. Ibid.

3. G. W., XII, p. III, Cinq psychanalyses, p. 385.

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racine, et qui n’est rien d’autre que la condition primordiale pour que du réel quelque chose vienne à s’offrir à la révélation de l’être, ou, pour employer le langage de Heidegger, soit laissé être. Car c’est bien à ce point reculé que Freud nous porte, puisque ce n’est que par après, que quoi que ce soit pourra y être retrouvé comme étant.

Telle est l’affirmation inaugurale, qui ne peut plus être renouvelée sinon à travers les formes voilées de la parole inconsciente, car c’est seulement par la négation de la négation que le discours humain permet d’y revenir.

Mais de ce qui n’est pas laissé être dans cette Bejahung qu’advient-il donc? Freud nous l’a dit d’abord, ce que le sujet a ainsi retranché (verworfen), disions-nous, de l’ouverture à l’être, ne se retrouvera pas dans son histoire, si l’on désigne par ce nom le lieu où le refoulé vient à réapparaître. Car, je vous prie de remarquer combien la formule est frappante d’être sans la moindre ambiguïté, le sujet n’en voudra « rien savoir au sens du refoulement ». Car pour qu’il eût en effet à en connaître en ce sens, il faudrait que cela fût venu de quelque façon au jour de la symbolisation primordiale. Mais encore une fois qu’en advient-il? Ce qu’il en advient, vous pouvez le voir : ce qui n’est pas venu au jour du symbolique, apparaît dans le réel.

Car c’est ainsi qu’il faut comprendre l’Einbeziehung ins Ich, l’introduction dans le sujet, et l’Ausstossung aus dem Ich, l’expulsion hors du sujet. C’est cette dernière qui constitue le réel en tant qu’il est le domaine de ce qui subsiste hors de la symbolisation. Et c’est pourquoi la castration ici retranchée par le sujet des limites mêmes du possible, mais aussi bien par là soustraite aux possibilités de la parole, va apparaître dans le réel, erratiquement, c’est-à-dire dans des relations de résistance sans transfert, – nous dirions, pour reprendre la métaphore dont nous usions tout à l’heure, comme une ponctuation sans texte.

Car le réel n’attend pas, et nommément pas le sujet, puisqu’il n’attend rien de la parole. Mais il est là, identique à son existence, bruit où l’on peut tout entendre, et prêt à submerger de ses éclats ce que le « principe de réalité » y construit sous le nom de monde extérieur. Car si le jugement d’existence fonctionne bien comme nous l’avons entendu dans le mythe freudien, c’est bien aux dépens

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d’un monde sur lequel la ruse de la raison a deux fois prélevé sa part.

Pas d’autre valeur à donner en effet à la réitération du partage du dehors et du dedans qu’articule la phrase de Freud : Es ist, wie man sieht, wieder eine Frage des Aussen und Innen. « Il s’agit, comme on le voit, à nouveau d’une question du dehors et du dedans. » A quel moment, en effet, cette phrase vient-elle? – Il y a eu d’abord l’expulsion primaire, c’est-à-dire le réel comme extérieur au sujet. Puis à l’intérieur de la représentation (Vorstellung), constituée par la reproduction (imaginaire) de la perception première, la discrimination de la réalité comme de ce qui de l’objet de cette perception première n’est pas seulement posé comme existant par le sujet, mais peut être retrouvé (wiedergefunden) à la place où il peut s’en saisir. C’est en cela seulement que l’opération, toute déclenchée qu’elle soit par le principe du plaisir, échappe à sa maîtrise. Mais dans cette réalité que le sujet doit composer selon la gamme bien tempérée de ses objets, le réel, en tant que retranché de la symbolisation primordiale, y est déjà. Nous pourrions même dire qu’il cause tout seul. Et le sujet peut l’en voir émerger sous la forme d’une chose qui est loin d’être un objet qui le satisfasse, et qui n’intéresse que de la façon la plus incongrue son intentionnalité présente : c’est ici l’hallucination en tant qu’elle se différencie radicalement du phénomène interprétatif. Comme en voici de la plume de Freud le témoignage transcrit sous la dictée du sujet.

Le sujet lui raconte en effet que « quand il avait cinq ans, il jouait dans le jardin à côté de sa bonne, et faisait des entailles dans l’écorce d’un de ces noyers (dont on sait le rôle dans son rêve). Soudain, il remarqua, avec une terreur impossible à exprimer, qu’il s’était sectionné le petit doigt de la main (droite ou gauche? Il ne le sait pas) et que ce doigt ne tenait plus que par la peau. Il n’éprouvait aucune douleur, mais une grande anxiété. Il n’avait pas le cœur de dire quoi que ce soit à sa bonne qui n’était qu’à quelques pas de lui; il se laissa tomber sur un banc et demeura ainsi, incapable de jeter un regard de plus sur son doigt. A la fin, il se calma, regarda bien son doigt, et – voyez-vous ça! – il était tout à fait indemne ».

Laissons à Freud le soin de nous confirmer avec son scrupule

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habituel par toutes les résonances thématiques et les corrélations biographiques qu’il extrait du sujet par la voie de l’association, toute la richesse symbolique du scénario halluciné. Mais ne nous laissons pas nous-mêmes fasciner par elle.

Les corrélations du phénomène nous en apprendront plus pour ce qui nous retient que le récit qui le soumet aux conditions de transmissibilité du discours. Que son contenu s’y plie si aisément, qu’il aille jusqu’à se confondre avec les thèmes du mythe ou de la poésie, pose certes une question, qui se formule tout de suite, mais qui peut-être exige d’être reposée dans un temps second, ne serait-ce que pour ce qu’au départ nous savons que la solution simple n’est pas ici suffisante.

Un fait en effet se dégage du récit de l’épisode, qui n’est nullement nécessaire à sa compréhension, bien au contraire, c’est l’impossibilité où le sujet a été d’en parler sur le moment. Il y a là, remarquons-le, une interversion de la difficulté par rapport au cas d’oubli du nom que nous avons analysé tout à l’heure. Là, le sujet a perdu la disposition du signifiant, ici il s’arrête devant l’étrangeté du signifié. Et ceci au, point de ne pouvoir communiquer le sentiment qu’il en éprouve, fût-ce sous la forme d’un appel, alors qu’il a à sa portée la personne la plus appropriée à l’entendre : sa bien-aimée Nania.

Bien loin de là, si vous me permettez la familiarité du terme argotique pour sa valeur expressive, il ne moufte pas; ce qu’il décrit pour son attitude suggère l’idée que ce n’est pas seulement dans une assiette d’immobilité qu’il s’enfonce, mais dans une sorte d’entonnoir temporel d’où il revient sans avoir pu compter les tours de sa descente et de sa remontée, et sans que son retour à la surface du temps commun ait répondu en rien à son effort.

Le trait de mutisme atterré se retrouve remarquablement dans un autre cas, presque calqué sur celui-ci, et rapporté par Freud d’un correspondant occasionnel1.

Le trait de l’abîme temporel ne va pas laisser de montrer des corrélations significatives.

1. Cf. Uber fausse reconnaissance (« déjà raconté ») während der psychoanalytischen Arbeit, G. W., X. p. 116-123, passage cité, p. 122. Trad. anglaise, Colt. Papers, II, 334. 341. P 340

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Nous allons les trouver en effet dans les formes actuelles où la remémoration se produit. Vous savez que le sujet, au moment d’entreprendre son récit, a d’abord cru qu’il l’avait déjà raconté, et que cet aspect du phénomène a paru à Freud mériter d’être considéré à part pour faire l’objet d’un des écrits qui constituent cette année notre programme’.

La façon même dont Freud vient à expliquer cette illusion du souvenir, à savoir par le fait que le sujet avait raconté à plusieurs reprises l’épisode de l’achat fait par un oncle à sa requête d’un couteau de poche, cependant que sa sœur obtenait un livre, ne nous retiendra que pour ce qu’elle implique de la fonction du souvenir-écran.

Un autre aspect du mouvement de la remémoration nous paraît converger vers l’idée que nous allons émettre. C’est la correction que le sujet y apporte secondairement, à savoir que le noyer dont il s’agit dans le récit et qui ne nous est pas moins familier qu’à lui quand il évoque sa présence dans le rêve d’angoisse, qui est en quelque sorte la pièce maîtresse du matériel de ce cas, y est sans doute apporté d’ailleurs, à savoir d’un autre souvenir d’hallucination où c’est de l’arbre lui-même qu’il fait sourdre du sang.

Cet ensemble ne nous indique-t-il pas dans un caractère en quelque sorte extra-temporel de la remémoration, quelque chose comme le cachet d’origine de ce qui est remémoré?

Et ne trouvons-nous pas dans ce caractère quelque chose non d’identique, mais que nous pourrions dire complémentaire de ce qui se produit dans le fameux sentiment du déjà vu qui, depuis qu’il constitue la croix des psychologues, n’est pas pour autant éclairé malgré le nombre des explications qu’il a reçues, et dont ce n’est ni par hasard ni par goût d’érudition que Freud les rappelle dans l’article dont nous parlons pour l’instant.

On pourrait dire que le sentiment du déjà vu vient à la rencontre de l’hallucination erratique, que c’est l’écho imaginaire qui surgit en réponse à un point de la réalité qui appartient à la limite où il a été retranché du symbolique.

Ceci veut dire que le sentiment d’irréalité est exactement le

 

1. C’est l’article cité à l’instant.

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même phénomène que le sentiment de réalité, si l’on désigne sous ce terme le « déclic v qui signale la résurgence, rare à obtenir, d’un souvenir oublié. Ce qui fait que le second est ressenti comme tel, c’est qu’il se produit à l’intérieur du texte symbolique qui constitue le registre de la remémoration, alors que le premier répond aux formes immémoriales qui apparaissent sur le palimpseste de l’imaginaire, quand le texte s’interrompant laisse à nu le support de la réminiscence.

Il n’est besoin pour le comprendre dans la théorie freudienne que d’entendre celle-ci jusqu’au bout, car si toute représentation n’y vaut que pour ce qu’elle reproduit de la perception première, cette récurrence ne peut s’arrêter à celle-ci sinon à titre mythique. Cette remarque renvoyait déjà Platon à l’idée éternelle; elle préside de nos jours à la renaissance de l’archétype. Pour nous, nous nous contenterons de remarquer que ce n’est que par les articulations symboliques qui l’enchevêtrent à tout un monde que la perception prend son caractère de réalité.

Mais le sujet n’éprouvera pas un sentiment moins convaincant à se heurter au symbole qu’il a à l’origine retranché de sa Bejahung. Car ce symbole ne rentre pas pour autant dans l’imaginaire. Il constitue, nous dit Freud, ce qui proprement n’existe pas; et c’est comme tel qu’il ek-siste, car rien n’existe que sur un fond supposé d’absence. Rien n’existe qu’en tant qu’il n’existe pas.

Aussi bien est-ce ce qui apparaît dans notre exemple. Le contenu de l’hallucination, si massivement symbolique, y doit son apparition dans le réel à ce qu’il n’existe pas pour le sujet. Tout indique en effet que celui-ci reste fixé dans son inconscient à une position féminine imaginaire qui ôte tout sens à sa mutilation hallucinatoire.

Dans l’ordre symbolique, les vides sont aussi signifiants que les pleins; il semble bien, à entendre Freud aujourd’hui, que ce soit la béance d’un vide qui constitue le premier pas de tout son mouvement dialectique.

C’est bien ce qui explique, semble-t-il, l’insistance que met le schizophrène à réitérer ce pas. En vain, puisque pour lui tout le symbolique est réel.

Bien différent en cela du paranoïaque dont nous avons montré

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dans notre thèse les structures imaginaires prévalentes, c’est-à-dire la rétro-action dans un temps cyclique qui rend si difficile l’anamnèse de ses troubles, de phénomènes élémentaires qui sont seulement pré-signifiants et qui n’atteignent qu’après une organisation discursive longue et pénible à établir, à constituer, cet univers toujours partiel qu’on appelle un délire 1.

Je m’arrête dans ces indications, que nous aurons à reprendre dans un travail clinique, pour donner un second exemple où mettre à l’épreuve notre propos d’aujourd’hui.

 

Cet exemple concerne un autre mode d’interférence entre le symbolique et le réel, non pas cette fois que le sujet subisse, mais qu’il agisse. C’est en effet ce mode de réaction que l’on désigne dans la technique sous le nom d’acting out sans toujours bien délimiter son sens; et nous allons voir que nos considérations d’aujourd’hui sont de nature à en renouveler la notion.

L’acting out que nous allons examiner, pour être d’aussi peu de conséquence apparemment pour le sujet que l’hallucination qui vient de nous retenir, peut n’en être pas moins démonstratif. S’il ne doit pas nous permettre d’aller aussi loin, c’est que l’auteur à qui nous l’empruntons n’y montre pas la puissance d’investigation et la pénétration divinatoire de Freud, et que pour en tirer plus d’instruction la matière nous manquera bien vite.

Il est en effet rapporté par Ernst Kris, auteur qui prend pourtant toute son importance de faire partie du triumvirat qui a pris en charge de donner au new deal de la psychologie de l’ego son statut en quelque sorte officiel, et même de passer pour en être la tête pensante.

Ce n’est pas pour autant qu’il nous en donne une formule plus assurée, et les préceptes techniques que cet exemple passe pour illustrer dans l’article Ego psychology and interpretation in psychoanalytic therapy 2, aboutissent, dans leur balancement où se distinguent les nostalgies de l’analyste de vieille souche, à des notions nègre-blanc dont nous remettons l’examen à plus tard, espérant

1. De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Paris, Le François, 1932.

2. Paru dans The psychoanalytic quarterly, vol. XX, n° 1, January.

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toujours au reste la venue du benêt qui, calibrant enfin dans sa naïveté cette infatuation de l’analyse normalisante, lui assénerait, sans que quiconque ait à s’en mêler, le coup définitif.

Considérons en attendant le cas qu’il nous présente pour la mise en lumière de l’élégance avec laquelle il l’a, peut-on dire, dégagé, et ce en raison des principes dont son intervention décisive montre l’application magistrale : entendons par là, l’appel au moi du sujet, l’abord « par la surface », la référence à la réalité, et tutti quanti.

Voici donc un sujet qu’il a pris en position de second analyste. Ce sujet est gravement entravé dans sa profession, profession intellectuelle dont il semble qu’elle n’est pas très loin de la nôtre. C’est ce qu’on traduit en nous disant que bien qu’occupant une position académique respectée, il ne saurait avancer à un plus haut rang, faute de pouvoir publier ses recherches. L’entrave est la compulsion par laquelle il se sent poussé à prendre les idées des autres. Obsession donc du plagiat, voire du plagiarisme. Au point où il en est, après avoir recueilli une amélioration pragmatique de sa première analyse, sa vie gravite autour d’un brillant scholar dans le tourment sans cesse alimenté d’éviter de lui prendre ses idées. Quoi qu’il en soit, un travail est prêt à paraître.

Et un beau jour, le voici qui arrive à la séance avec un air de triomphe. La preuve est faite : il vient de mettre la main sur un livre à la bibliothèque, qui contient toutes les idées du sien. On peut dire qu’il ne connaissait pas le livre, puisqu’il y a jeté un oeil il n’y a pas longtemps. Néanmoins le voilà plagiaire malgré lui. L’analyste (femme) qui lui a fait sa première tranche (comme on dit dans notre slang), avait bien raison quand elle lui disait à peu près « qui a volé, volera », puisque aussi bien à sa puberté il chapardait volontiers livres et sucreries.

C’est ici qu’Ernst Kris, de sa science et de son audace, intervient, non sans conscience de nous les faire mesurer, sentiment où nous le laisserons peut-être à mi-chemin. Il demande à voir ce livre. Il le lit. Il découvre que rien n’y justifie ce que le sujet croit y lire. C’est lui seul qui prête à l’auteur d’avoir dit tout ce qu’il veut dire.

Dès lors, nous dit Kris, la question change de face. Bientôt transpire que l’éminent collègue s’est emparé de façon réitérée des idées du sujet, les a arrangées à son goût et tout simplement démar-

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quées sans en faire mention. Et c’est cela que le sujet tremblait de lui prendre, sans y reconnaître son bien.

Une ère de compréhension nouvelle s’annonce. Si je disais que le grand cœur de Kris en a ouvert les portes, sans doute ne recueillerais-je pas son assentiment. Il me dirait, avec le sérieux proverbialement attribué au pape, qu’il a suivi le grand principe d’aborder les problèmes par la surface. Et pourquoi ne dirait-on pas aussi qu’il les prend par le dehors, et même qu’une pointe de don quichottisme pourrait bien se lire à son insu dans la façon dont il vient à trancher en matière aussi délicate que le fait de plagiat?

Le renversement d’intention dont nous avons été aujourd’hui réapprendre la leçon chez Freud, mène sans doute à quelque chose, mais il n’est pas dit que ce soit à l’objectivité. A la vérité, si l’on peut être certain que ce ne sera point sans profit qu’on ramènera la belle âme de sa révolte contre le désordre du monde, à la mettre en garde quant à la part qu’elle y prend, l’inverse n’est point vrai, et il ne doit point nous suffire que quelqu’un s’accuse de quelque mauvaise intention pour que nous l’assurions qu’il n’en est point coupable.

L’occasion était belle pourtant qu’on pût s’apercevoir que, s’il y a un préjugé au moins dont le psychanalyste devrait être détaché par la psychanalyse, c’est celui de la propriété intellectuelle. Sans doute cela eût-il rendu plus aisé à celui que nous suivons ici, de se retrouver dans la façon dont son patient l’entendait lui-même.

Et puisqu’on saute la barrière d’une interdiction, d’ailleurs plus imaginaire que réelle, pour permettre à l’analyste un jugement sur pièces, pourquoi ne pas s’apercevoir que c’est rester dans l’abstrait que de ne pas regarder le contenu propre des idées ici en litige, car il ne saurait être indifférent.

L’incidence vocationnelle, pour tout dire, de l’inhibition n’est peut-être pas à négliger tout à fait, si toutefois ses effets professionnels paraissent évidemment plus importants dans la perspective culturellement spécifiée du success.

Car, si j’ai pu remarquer quelque retenue dans l’exposé des principes d’interprétation que comporte une psychanalyse revenue désormais à l’ego psychology, on ne nous fait par contre, dans le commentaire du cas, grâce de rien.

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Se réconfortant au passage d’une rencontre qui lui paraît des plus heureuses avec les formules de l’honorable M. Bibring, M. Kris nous expose sa méthode : « Il s’agit de déterminer dans une période préparatoire (sic) les patterns de comportement, présents et passés, du sujet (cf. p. 24 de l’article). On notera d’abord ici ses attitudes de critique et d’admiration à l’endroit des idées des autres; puis le rapport de celles-ci aux idées propres du patient. » Qu’on m’excuse de suivre pas à pas le texte. Car il faut ici qu’il ne nous laisse aucun doute sur la pensée de son auteur. « Une fois à ce point, la comparaison entre la productivité du patient lui-même et celle des autres doit être poursuivie dans le plus grand détail. A la fin, la déformation d’imputer aux autres ses propres idées va pouvoir enfin être analysée et le mécanisme « doit et avoir » être rendu conscient. »

Un des maîtres regrettés de notre jeunesse, dont pourtant nous ne pouvons dire que nous l’ayons suivi dans les derniers tournants de sa pensée, avait déjà désigné ce que l’on nous décrit ici du nom de « bilanisme ». Bien entendu, il n’est pas à dédaigner de rendre conscient un symptôme obsessionnel, mais c’est autre chose encore que de le fabriquer de toutes pièces.

Abstraitement posée, cette analyse, descriptive, nous précise-t-on, ne me paraît pas pourtant différenciée beaucoup de ce qu’on rapporte du mode d’abord qu’aurait suivi la première analyste. Car on ne nous fait pas mystère qu’il s’agit de Mme Melitta Schmideberg, en citant une phrase extraite d’un commentaire qu’elle aurait fait paraître de ce cas : « Un patient qui durant sa puberté a volé de temps en temps… a gardé plus tard un certain penchant au plagiat… Dès lors, puisque pour lui l’activité était liée au vol, l’effort scientifique au plagiarisme, etc. »

Nous n’avons pu vérifier si cette phrase épuise la part prise à l’analyse par l’auteur mis en cause, une partie de la littérature analytique étant devenue malheureusement très difficile d’accès 1.

Mais nous comprenons mieux l’emphase de l’auteur dont nous tenons le texte, quand il embouche sa conclusion : « Il est maintenant possible de comparer les deux types d’approche analytique. »

1. Cf. s’il se peut: Melitta Schmideberg, « Intellektuelle Hemmung und Es-Störung » Ztschr. f. Ara. Päd, VIII, 1934.

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Car, à mesure qu’il a précisé concrètement en quoi consiste le sien, nous voyons bien ce que veut dire cette analyse des patterns de la conduite du sujet, c’est proprement d’inscrire cette conduite dans les patterns de l’analyste.

Ce n’est pas qu’on n’y remue rien d’autre. Et nous voyons se dessiner avec le père et le grand-père une situation à trois fort attrayante d’aspect, et ceci d’autant plus que le premier semble avoir failli, comme il arrive, à se tenir au niveau du second, savant distingué dans sa partie. Ici quelques astuces sur le grand-père et le père qui n’était pas grand, auxquelles nous aurions peut-être préféré quelques indications sur le rôle de la mort dans tout ce jeu. Que les grands et les petits poissons des parties de pêche avec le père ne symbolisent la classique « comparaison » qui dans notre monde mental a pris la place tenue en d’autres siècles par d’autres plus galantes, nous n’en doutons pas 1 Mais tout cela, si j’ose dire, ne me paraît pas pris par le bon bout.

Je n’en donnerai pas d’autre preuve que le corps du délit promis dans mon exemple, c’est-à-dire justement ce que M. Kris nous produit comme le trophée de sa victoire. Il se croit arrivé au but; il en fait part à son patient. « Il n’y a que les idées des autres qui sont intéressantes, ce sont les seules qui soient bonnes à prendre; s’en emparer est une question de savoir s’y prendre » – je traduis ainsi : engineering, parce que je pense qu’il fait écho au célèbre how to américain, mettons, si ce n’est pas ça : question de planification.

« A ce point, nous dit Kris, de mon interprétation, j’attendais la réaction de mon patient. Le patient se taisait, et la longueur même de ce silence, affirme-t-il, car il mesure ses effets, a une signification spéciale. Alors comme saisi d’une illumination subite, il profère ces mots : « Tous les midis, quand je me lève de la séance, avant le déjeuner, et avant que je ne retourne à mon bureau, je vais faire un tour dans telle rue (une rue, nous explique l’auteur, bien connue pour ses restaurants petits, mais où l’on est bien soigné) et je reluque les menus derrière les vitres de leur entrée. C’est dans un de ces restaurants que je trouve d’habitude mon plat préféré : des cervelles fraîches. »

C’est le mot de la fin de son observation. Mais l’intérêt très vif que je porte aux cas de génération suggérée des souris par les

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montagnes, vous retiendra, j’espère, encore un moment, si je vous prie d’examiner avec moi celle-ci.

Il s’agit en tous points d’un individu de l’espèce dite acting out, sans doute de petite taille, mais fort bien constitué.

Le plaisir seul qu’il semble apporter à son accoucheur m’étonne. Pense-t-il qu’il s’agisse d’une issue valable de cet id 1, que le suprême de son art eût réussi à provoquer?

Qu’assurément l’aveu qu’en fait le sujet ait toute sa valeur transférentielle, ce n’est pas douteux, encore que l’auteur ait pris le parti, délibéré, il le souligne, de nous épargner tout détail concernant l’articulation, et ici je souligne moi-même, entre les défenses (dont il vient de nous décrire le démontage) et la résistance du patient dans l’analyse.

Mais l’acte lui-même, qu’en comprendre? Sinon y voir proprement une émergence d’une relation orale primordialement « retranchée u, ce qui explique sans doute le relatif échec de la première analyse.

Mais qu’elle apparaisse ici sous la forme d’un acte totalement incompris du sujet ne nous paraît pour celui-ci d’aucun bénéfice, si elle nous montre d’autre part où aboutit une analyse des résistances qui consiste à s’attaquer au monde (aux patterns) du sujet pour le remodeler sur celui de l’analyste, au nom de l’analyse des défenses. Je ne doute pas que le patient ne se trouve, somme toute, fort bien de se mettre là aussi à un régime de cervelle fraîche. Il remplira ainsi un pattern de plus, celui qu’un grand nombre de théoriciens assignent en propres termes au procès de l’analyse

à savoir l’introjection du moi de l’analyste. Il faut espérer, en effet, que là aussi c’est de la partie saine qu’ils entendent parler. Et là-dessus les idées de M. Kris sur la productivité intellectuelle nous paraissent garanties conformes pour l’Amérique.

Il semble accessoire de demander comment il va s’arranger avec les cervelles fraîches, les cervelles réelles, celles qu’on fait revenir au beurre noir, y étant recommandé un épluchage préalable de la pie-mère qui demande beaucoup de soin. Ce n’est pas là pourtant une question vaine, car supposez que ce soit pour les jeunes garçons qu’il se fût découvert le même goût, exigeant de non

1. Terme anglais reçu pour l’Es freudien.

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moindres raffinements, n’y aurait-il pas au fond le même malentendu? Et cet acting out, comme on dirait, ne serait-il pas tout aussi étranger au sujet?

Ceci veut dire qu’à aborder la résistance du moi dans les défenses du sujet, qu’à poser à son monde les questions auxquelles il devrait répondre lui-même, on peut s’attirer des réponses fort incongrues, et dont la valeur de réalité, au titre des pulsions du sujet, n’est pas celle qui se fait reconnaître dans les symptômes. C’est ce qui nous permet de mieux comprendre l’examen fait par M. Hyppolite des thèses apportées par Freud dans la Verneinung. 399

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