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1953-09-26 DISCOURS DE ROME ET RÉPONSES AUX INTERVENTIONS

Les « Actes du congrès de Rome » furent publiés dans le numéro 1 de la revue La psychanalyse parue en 1956, Sur la parole et le langage. On y trouve notamment un compte rendu de l’intervention de J. Lacan et une réponse de Lacan aux interventions. Les extraits renvoient aux pages 202-211 et 242-255 du numéro.

 

(202)Discours de Jacques Lacan (26 sept. 1953)

 

« Mes amis », c’est ainsi que le Dr Lacan s’adresse  à une assemblée dont il mettra la rencontre sous le signe de l’amitié. Amitié des confrères romains, garante pour ceux qu’elle accueille que « ce n’est ni en touristes, ni en envahisseurs, mais en hôtes qu’ils peuvent prendre l’air de la ville, et sans s’y sentir trop barbares ». Amitié qui soutient l’union en ce Congrès solennel, de ceux qui viennent de fonder en un nouveau pacte la conscience de leur mission. Et l’orateur ici souligne que si la jeunesse qui domine parmi les adhérents du nouveau mouvement dit les promesses de son avenir, l’effort et les sacrifices que représente la présence de leur quasi-totalité en ce lieu de ralliement dessinent déjà son succès. Qu’à cette amitié participent donc tous ceux qu’aura ici mené le sentiment des intérêts humains emportés par l’analyse.

Se fiant à la lecture que ses auditeurs ont pu faire du rapport distribué, certes écrit dans le mode parlé, mais trop long pour être effectivement reproduit dans sa présente adresse, l’orateur se contentera de préciser la signification de son discours.

Il remarque que si ce qu’il apporte aujourd’hui est le fruit d’une méditation lentement conquise contre les difficultés, voire les errances d’une expérience parfois guidée, plus souvent sans repères, à travers les quelques vingt-cinq années où le mouvement de l’analyse, au moins en France, peut être considéré comme sporadique, – c’est « de toujours » qu’il en avait réservé l’hommage à tous ceux qui depuis la guerre s’étaient rassemblés en un effort dont le commun patrimoine lui avait semblé devoir primer les manifestations de chacun. « De toujours » veut dire, bien entendu : depuis le temps qu’il fût venu à en tenir les concepts et leur formule. Car il n’a fallu rien de moins que l’empressement des jeunes après la guerre à recourir aux sources de l’analyse, et la magnifique pression de leur demande de savoir, pour que l’y menât ce rôle d’enseigneur dont il se fût sans eux toujours senti indigne.

Ainsi est-il juste en fin de compte que ceux-là mêmes entendent la réponse qu’il tente d’apporter à une question essentielle, qui la lui ont posée.

Car, pour être éludée, le plus souvent par l’un des interlocuteurs dans l’obscur sentiment d’en épargner la difficulté à l’autre, une question n’en reste pas moins présente essentiellement à tout enseignement analytique et se trahit dans la forme intimidée des questions où se monnaye l’apprentissage technique. « Monsieur (sous-entendu, qui savez ce qu’il en est de ces réalités voilées : le transfert, la résistance), que faut-il faire, que faut-il dire (entendez : que faites-vous, que dites-vous ?) en pareil cas ? »

(203)Un recours au maître si désarmé qu’il renchérit sur la tradition médicale au point de paraître étranger au ton moderne de la science, cache une incertitude profonde sur l’objet même qu’il concerne. « De quoi s’agit-il ? », voudrait dire l’étudiant, s’il ne craignait d’être incongru. « Que peut-il se passer d’effectif entre deux sujets dont l’un parle et dont l’autre écoute ? Comment une action aussi insaisissable en ce qu’on voit et en ce qu’on touche, peut-elle atteindre aux profondeurs qu’elle présume ? »

Cette question n’est pas si légère qu’elle ne poursuive l’analyste jusque sur la pente d’un retour, au demeurant parfois précoce, et qu’essayant alors de s’y égaler, elle n’y aille de sa spéculation sur la fonction de l’irrationnel en psychanalyse, ou de toute autre misère du même acabit conceptuel.

En attendant mieux, le débutant sent son expérience s’établir dans une suspension hypothétique où elle paraît toujours prête à se résoudre en un mirage, et se prépare ces lendemains d’objectivation forcenée où il se paiera de ses peines.

C’est que d’ordinaire sa psychanalyse personnelle ne lui rend pas plus facile qu’à quiconque de faire la métaphysique de sa propre action, ni moins scabreux de ne pas la faire (ce qui veut dire, bien entendu, de la faire sans le savoir).

Bien au contraire. II n’est, pour s’en rendre compte, que d’affronter l’analyste à l’action de la parole en lui demandant de supposer ce qu’emporterait sa plénitude, dans une expérience où s’entrevoit, et probablement se confirme, qu’à en bannir tout autre mode d’accomplissement, elle doit, au moins, y faire prime.

Partir sur l’action de la parole en ce qu’elle est celle qui fonde l’homme dans son authenticité, ou la saisir dans la position originelle absolue de l’« Au commencement était le Verbe… » du IVe Évangile, auquel l’« Au commencement était l’action » de Faust ne saurait contredire, puisque cette action du Verbe lui est coextensive et renouvelle chaque jour sa création, – c’est par l’un et l’autre chemin aller droit par delà la phénoménologie de l’alter ego dans l’aliénation imaginaire, au problème de la médiation d’un Autre non second quand l’Un n’est pas encore. C’est mesurer aussi aux difficultés d’un tel abord, le besoin d’inconscience qu’engendrera l’épreuve d’une responsabilité portée à une instance qu’on peut bien dire ici étymologique. Expliquer du même coup que si jamais à ce point les incidences de la parole n’ont été mieux offertes à la décomposition d’une analyse spectrale, ce n’a guère été que pour mieux permettre au praticien des alibis plus obstinés dans la mauvaise foi de son « bon sens » et des refus de sa vocation à la hauteur de ce qu’on peut appeler son éminence s’il lui est imparti de s’égaler à la possibilité de toute vocation.

Aussi bien alibis et refus prennent-ils apparence de l’aspect ouvrier de la fonction du praticien. À tenir le langage pour n’être que moyen dans l’action de la parole, le bourdonnement assourdissant qui le caractérise le plus communément va servir à le récuser devant l’instance de vérité que la parole suppose. Mais on n’invoque cette instance qu’à la garder lointaine, et pour donner le change sur les données aveuglantes du problème : à savoir que le rôle constituant du matériel dans le langage exclut qu’on le réduise à une sécrétion de la pensée, et que la probation de masse des tonnes et des kilomètres où se mesurent les supports anciens et modernes de sa transmission, (204)suffit à ce qu’on s’interroge sur l’ordre des interstices qu’il constitue dans le réel.

Car l’analyste ne se croit pas par là renvoyé à la part qu’il prend à l’action de la parole pour autant qu’elle ne consiste pas seulement pour le sujet à se dire, ni même à s’affirmer, mais à se faire reconnaître. Sans doute l’opération n’est-elle pas sans exigences, sans quoi elle ne durerait pas si longtemps. Ou plutôt est-ce des exigences qu’elle développe une fois engagée que le bienfait de l’analyse se dégage.

Le merveilleux attaché à la fonction de l’interprétation et qui conduit l’analyste à la maintenir dans l’ombre alors que l’accent devrait être mis avec force sur la distance qu’elle suppose entre le réel et le sens qui lui est donné, – et proprement la révérence de principe et la réprobation de conscience qui enveloppent sa pratique – obstruent la réflexion sur la relation intersubjective fondamentale qui la sous-tend.

Rien pourtant ne manifeste mieux cette relation que les conditions d’efficacité que cette pratique révèle. Car cette révélation du sens exige que le sujet soit déjà prêt à l’entendre, c’est dire qu’il ne l’attendrait pas s’il ne l’avait déjà trouvée. Mais si sa compréhension exige l’écho de votre parole, n’est-ce pas que c’est dans une parole qui déjà de s’adresser à vous, était la vôtre, que s’est constitué le message qu’il doit en recevoir. Ainsi l’acte de la parole apparaît-il moins comme la communication que comme le fondement des sujets dans une annonciation essentielle. Acte de fondation qu’on peut parfaitement reconnaître dans l’équivoque qui fait trembler l’analyste à ce point suprême de son action, pour lequel nous avons évoqué plus haut le sens étymologique de la responsabilité : nous y montrerons volontiers maintenant la boucle proprement gordienne de ce nœud où tant de fois les philosophes se sont essayés à souder la liberté à la nécessité. Car il n’y a bien sûr qu’une seule interprétation qui soit juste, et c’est pourtant du fait qu’elle soit donnée que dépend la venue à l’être de ce nouveau qui n’était pas et qui devient réel, dans ce qu’on appelle la vérité.

Terme d’autant plus gênant à ce qu’on s’y réfère que l’on est plus saisi dans sa référence, comme il se voit chez le savant qui veut bien admettre ce procès patent dans l’histoire de la science, que c’est toujours la théorie dans son ensemble qui est mise en demeure de répondre au fait irréductible, mais qui se refuse à l’évidence que ce n’est pas la prééminence du fait qui se manifeste ainsi, mais celle d’un système symbolique qui détermine l’irréductibilité du fait dans un registre constitué, – le fait qui ne s’y traduit d’aucune façon n’étant pas tenu pour un fait. La science gagne sur le réel en le réduisant au signal.

Mais elle réduit aussi le réel au mutisme. Or le réel à quoi l’analyse s’affronte est un homme qu’il faut laisser parler. C’est à la mesure du sens que le sujet apporte effectivement à prononcer le « je » que se décide s’il est ou non celui qui parle : mais la fatalité de la parole, soit la condition de sa plénitude, veut que le sujet à la décision duquel se mesure proprement à chaque instant l’être en question dans son humanité, soit autant que celui qui parle, celui qui écoute. Car au moment de la parole pleine, ils y ont part également.

Sans doute sommes-nous loin de ce moment, quand l’analysé commence à parler. Écoutons-le : entendons ce « je » mal assuré, dès qu’il lui faut se (205)tenir à la tête des verbes par où il est censé faire plus que se reconnaître dans une réalité confuse, par où il a à faire reconnaître son désir en l’assumant dans son identité : j’aime, je veux. Comment se fait-il qu’il tremble plus en ce pas qu’en aucun autre, si ce n’est que si léger qu’il en fasse le saut, il ne peut être qu’irréversible, et justement en ceci qu’à la merci sans doute de toutes les révocations, il va désormais les exiger pour ses reprises.

Sans doute tiendra-t-il ordinairement à l’auditeur que ce pas même n’ait aucune importance ; il ne tient pas au sujet que son être ne soit dès lors entré dans l’engrenage des lois du bla-bla-bla ; mais il tient encore moins au choix du psychanalyste de s’intéresser ou non à l’ordre où le sujet s’est ainsi engagé. Car s’il ne s’y intéresse pas, il n’est tout bonnement pas un psychanalyste.

Ceci parce que c’est à cet ordre et à nul autre qu’appartient le phénomène de l’inconscient, découverte sur quoi Freud a fondé la psychanalyse.

Car où situer de grâce les déterminations de l’inconscient si ce n’est dans ces cadres nominaux où se fondent de toujours chez l’être parlant que nous sommes l’alliance et la parenté, dans ces lois de la parole où les lignées fondent leur droit, dans cet univers de discours où elles mêlent leurs traditions ? Et comment appréhender les conflits analytiques et leur prototype œdipien hors des engagements qui ont fixé, bien avant que le sujet fût venu au monde, non pas seulement sa destinée mais son identité elle-même ?

Le jeu des pulsions, voire le ressort de l’affectivité, ne reste pas seulement mythique, trouvât-on à le localiser en quelque noyau de la base du cerveau ; il n’apporte à l’inconscient qu’une articulation unilatérale et parcellaire. Observez ce que nous appelons bizarrement le matériel analytique ; n’en chicanons pas le terme : matériel donc, si l’on veut, mais matériel de langage, et qui, pour constituer du refoulé, Freud nous l’assure en le définissant, doit avoir été assumé par le sujet comme parole. Ce n’est pas improprement que l’amnésie primordiale est dite frapper dans le sujet son histoire. Il s’agit bien en effet de ce qu’il a vécu en tant qu’historisé. L’impression n’y vaut que signifiante dans le drame. Aussi bien comment concevoir qu’une « charge affective » reste attachée à un passé oublié, si justement l’inconscient n’était sujet de plein exercice, et si le deus de la coulisse affective n’y sortait justement de la machina intégrale d’une dialectique sans coupure ?

Ce qui prime dans la poussée qui prend issue dans le retour du refoulé, c’est un désir sans doute, – mais en tant qu’il doit se faire reconnaître, et parce qu’inscrit dès l’origine dans ce registre de la reconnaissance, c’est au moment du refoulement le sujet, et non pas cette inscription imprescriptible, qui de ce registre s’est retiré.

Aussi bien la restauration mnésique exigée par Freud comme la fin de l’analyse ne saurait-elle être la continuité des souvenirs purs, imaginés par Bergson dans son intégration mythique de la durée, – mais la péripétie d’une histoire, marquée de scansions, où le sens ne se suspend que pour se précipiter vers l’issue féconde ou ruineuse de ce qui fut problème ou ordalie. Rien ne s’y représente qui ne prenne place en quelque phrase, fût-elle interrompue, que ne soutienne une ponctuation, fût-elle fautive ; et c’est là ce qui rend possible la répétition symbolique dans l’acte, et le mode d’insistance où il apparaît dans la compulsion. Pour le phénomène de transfert, il participe toujours à l’élaboration propre de l’histoire comme telle, c’est-à-dire (206)à ce mouvement rétroactif par où le sujet, en assumant une conjoncture dans son rapport à l’avenir, réévalue la vérité de son passé à la mesure de son action nouvelle.

La découverte de Freud, c’est que le mouvement de cette dialectique ne détermine pas seulement le sujet à son insu et même par les voies de sa méconnaissance, ce que déjà Hegel avait formulé dans la ruse de la raison mise au principe de la phénoménologie de l’esprit, – mais qu’il le constitue en un ordre qui ne peut être qu’excentrique par rapport à toute réalisation de la conscience de soi ; moyennant quoi de l’ordre ainsi constitué se reportait toujours plus loin la limite, toujours plus souverain l’empire dans la réalité de l’être humain, qu’on n’avait pu l’imaginer d’abord. C’est ainsi qu’à la ressemblance des pierres qui à défaut des hommes eussent acclamé celui qui portait la promesse faite à la lignée de David, et contrairement au dire d’Hésiode qui de la boîte ouverte sur les maux dont la volonté de Jupiter afflige à jamais les mortels, fait surgir les maladies qui « s’avancent sur eux en silence », nous connaissons dans les névroses, et peut-être au delà des névroses, des maladies qui parlent.

Les concepts de la psychanalyse se saisissent dans un champ de langage, et son domaine s’étend aussi loin qu’une fonction d’appareil, qu’un mirage de la conscience, qu’un segment du corps ou de son image, un phénomène social, une métamorphose des symboles eux-mêmes peuvent servir de matériel signifiant pour ce qu’a à signifier le sujet inconscient.

Tel est l’ordre essentiel où se situe la psychanalyse, et que nous appellerons désormais l’ordre symbolique. À partir de là, on posera que traiter ce qui est de cet ordre par la voie psychanalytique, exclut toute objectivation qu’on puisse proprement en faire. Non pas que la psychanalyse n’ait rendu possible plus d’une objectivation féconde, mais elle ne peut en même temps la soutenir comme donnée et la rendre à l’action psychanalytique : ceci pour la même raison qu’on ne peut à la fois, comme disent les Anglais, manger son gâteau et le garder. Considérez comme un objet un phénomène quelconque du champ psychanalytique et à l’instant ce champ s’évanouit avec la situation qui le fonde, dont vous ne pouvez espérer être maître que si vous renoncez à toute domination de ce qui peut en être saisi comme objet. Symptôme de conversion, inhibition, angoisse ne sont pas là pour vous offrir l’occasion d’entériner leurs nœuds, si séduisante que puisse être leur topologie ; c’est de les dénouer qu’il s’agit, et ceci veut dire les rendre à la fonction de parole qu’ils tiennent dans un discours dont la signification détermine leur emploi et leur sens.

On comprend donc pourquoi il est aussi faux d’attribuer à la prise de conscience le dénouement analytique, que vain de s’étonner qu’il arrive qu’elle n’en ait pas la vertu. Il ne s’agit pas de passer d’un étage inconscient, plongé dans l’obscur, à l’étage conscient, siège de la clarté, par je ne sais quel mystérieux ascenseur. C’est bien là l’objectivation, par quoi le sujet tente ordinairement d’éluder sa responsabilité, et c’est là aussi où les pourfendeurs habituels de l’intellectualisation, manifestent leur intelligence en l’y engageant plus encore.

Il s’agit en effet non pas de passage à la conscience, mais de passage à la parole, n’en déplaise à ceux qui s’obstinent à lui rester bouchés, et il faut que la parole soit entendue par quelqu’un là où elle ne pouvait même être (207)lue par personne : message dont le chiffre est perdu ou le destinataire mort.

La lettre du message est ici l’important. Il faut, pour le saisir s’arrêter un instant au caractère fondamentalement équivoque de la parole, en tant que sa fonction est de celer autant que de découvrir. Mais même à s’en tenir à ce qu’elle fait connaître, la nature du langage ne permet pas de l’isoler des résonances qui toujours indiquent de la lire sur plusieurs portées. C’est cette partition inhérente à l’ambiguïté du langage qui seule explique la multiplicité des accès possibles au secret de la parole. Il reste qu’il n’y a qu’un texte où se puisse lire à la fois et ce qu’elle dit et ce qu’elle ne dit pas, et que c’est à ce texte que sont liés les symptômes aussi intimement qu’un rébus à la phrase qu’il figure.

Depuis quelque temps la confusion est complète entre la multiplicité des accès au déchiffrement de cette phrase, et ce que Freud appelle la surdétermination des symptômes qui la figurent. Une bonne part d’une psychologie prétendument analytique a été construite sur cette confusion : la première propriété tient pourtant essentiellement à la plurivalence des intentions de la phrase eu égard à son contexte ; l’autre au dualisme du signifiant et du signifié en tant qu’il se répercute virtuellement de façon indéfinie dans l’usage du signifiant. La première seule ouvre la porte à ce que toute « relation de compréhension » ramène indissolublement des causes finales. Mais la surdétermination dont parle Freud ne vise nullement à restaurer celles-ci dans la légitimité scientifique. Elle ne noie pas le poisson du causalisme dans la fluidité d’un parallélisme psycho-physiologique qu’un certain nombre de têtes molles croient pouvoir conforter de sa leçon. Elle détache seulement du texte sans fissure de la causalité dans le réel, l’ordre institué par l’usage signifiant d’un certain nombre de ses éléments, en tant qu’il témoigne de la pénétration du réel par le symbolique, – l’exigence causaliste ne perdant pas ses droits à régir le réel pour apparaître ne représenter qu’une prise spéciale de cette action symbolisante.

Que cette remarque témoigne au passage des bornes irréductibles que la pensée de Freud oppose à toute immixtion d’un idéalisme « à bon marché  » à la mode de Jaspers.

Freud en effet est trop cohérent en sa pensée pour que la surdétermination à quoi il rapporte la production du symptôme entre un conflit actuel en tant qu’il reproduit un conflit ancien de nature sexuelle, et le support non pas adventice d’une béance organique (épine lésionnelle ou complaisance du corps) ou imaginaire (fixation), lui fût apparue autre chose qu’un échappatoire verbal à dédaigner, s’il ne s’agissait en l’occasion de la structure qui unit le signifiant au signifié dans le langage. Et c’est pour le méconnaître que l’on glisse à identifier le rapport entier de l’homme à ses objets, à un fantasme de coït diversement imaginé : sommeil de la raison où a sombré la pensée analytique et qui ne cesse pas d’y enfanter de nouveaux monstres.

Car nous en sommes au point de nous interroger si l’analyse est ce leurre par quoi l’on éteint chez le sujet des besoins prétendument régressifs en leur donnant à s’épuiser par les voies imaginaires qui leur sont propres, sans que le peu de réalité qui les supporte puisse jamais les satisfaire, ou si elle est la (208)résolution des exigences symboliques résolution des exigences symboliques que Freud a révélées dans l’inconscient et que sa dernière topique a liées avec éclat à l’instinct de mort. Si cette deuxième conception est la vraie, l’erreur que représente la première devient évidente, avec l’aberration où toute la pratique analytique est actuellement engagée.

Je vous prie seulement de noter le lien qu’ici j’affirme entre la deuxième position, seule pour nous correcte, et la reconnaissance pour valable de la position de Freud combien discutée, sur l’instinct de mort. Ce que vous confirmerez à constater que toute abrogation de cette partie de son œuvre s’accompagne chez ceux qui s’en targuent, d’un reniement qui va jusqu’à ses principes, en ce que ce sont les mêmes, et non pas par hasard, qui ne cherchent plus rien dans le sujet de l’expérience analytique qu’ils ne situent au delà de la parole.

Entrons maintenant dans la question des rapports de la psychanalyse avec la psychologie.

Je suis d’accord avec mon collègue Lagache pour affirmer l’unité du champ où se manifeste le phénomène psychologique. C’est ainsi que ce que nous venons de définir comme le champ psychanalytique informe bien entendu la psychologie humaine aussi profondément que nous le constatons dans notre expérience, et même plus loin qu’il n’est coutume de le reconnaître : comme les psychologues s’en apercevraient s’ils voulaient bien ne pas empêcher d’entrer les concepts psychanalytiques au seuil du laboratoire où aucune des isolations constituantes de l’objet ne saurait les mettre hors de jeu, par exemple pour résoudre les paradoxes vainement attribués à la consolidation dans la réminiscence ou ceux laissés pendants dans les résistances de l’animal à l’apprentissage du labyrinthe temporel.

Il reste qu’on méconnaît l’ordre entier dont la psychanalyse, en y instaurant sa révolution, n’a fait que rappeler la présence de toujours, à poser qu’il n’est rien, dans les relations intéressant la totalité de l’individu humain, qui ne relève de la psychologie.

Ceci est faux, et non pas seulement en raison de préjugés latents aux modes d’objectivation positive où cette science s’est historiquement constituée. Préjugés qui seraient rectifiables dans un reclassement des sciences humaines dont nous avons donné le crayon : étant entendu que toute classification des sciences, bien loin d’être question formelle, tient toujours aux principes radicaux de leur développement.

S’il est si important pour nous de poser que la psychologie ne couvre pas le champ de l’existence humaine, c’est qu’elle en est une particularisation expresse, valable historiquement, et que la science de ce nom, pour tout dire, est inséparable d’une certaine réalité présupposée, celle qui se caractérise comme un certain type de relation de l’homme à lui-même dans l’époque dite moderne, type auquel l’appellation d’homo psychologicus ne nous paraît apporter rien de forcé dans son terme.

On ne saurait en effet trop insister sur la corrélation qui lie l’objectivation psychologique à la dominance croissante qu’a prise dans le vécu de l’homme moderne la fonction du moi, à partir d’un ensemble de conjonctures sociales, technologiques et dialectiques, dont la Gestalt culturelle est visiblement constituée an début du XVIIe siècle.

Les impasses créées par cette sorte de mutation, dont seule la psychanalyse (209)nous permet d’entrevoir maintenant les corrélations structurantes, ont puissamment motivé cet aveu du malaise de la civilisation à la fin du XIXe siècle, dans lequel on peut dire que la découverte freudienne constitue un retour des lumières. C’est pourquoi il s’agit bien d’un nouvel obscurantisme quand tout le mouvement présent de la psychanalyse se rue dans un retour aux croyances liées à ce que nous avons appelé le présupposé de la psychologie, – au premier rang desquelles la prétendue fonction de synthèse du moi, pour avoir été cent fois réfutée, et bien avant et hors de la psychanalyse, par toutes les voies de l’expérience et de la critique, mérite bien dans sa persistance d’être qualifiée de superstition.

La notion de moi que Freud a démontrée spécialement dans la théorie du narcissisme en tant que ressort de toute énamoration (Verliebtheit) et dans la technique de la résistance en tant que supportée par les formes latente et patente de la dénégation (Verneinung), accuse de la façon la plus précise ses fonctions irréalisantes : mirage et méconnaissance. Il la complétait d’une genèse qui clairement situe le moi dans l’ordre des relations imaginaires et montre dans son aliénation radicale la matrice qui spécifie comme essentiellement intrasubjective l’agressivité interhumaine. Mais déjà sa descendance spirituelle, prenant de la levée du tabou sur un mot, prétexte à tous les contresens, et de celle de l’interdit sur un intérêt, occasion d’un retour d’idolâtrie, nous préparait les lendemains de renforcement propédeutique du moi où maintenant tend à se résorber l’analyse.

C’est qu’aussi bien la dite descendance n’avait pas eu le temps d’assimiler le sens de la découverte de l’inconscient, faute d’avoir reconnu dans sa manœuvre analytique la grande tradition dialectique dont elle représentait pourtant la rentrée éclatante. Tout au contraire, les épigones furent bientôt pris de vergogne à l’endroit d’un matériel symbolisant dont, sans parler de son étrangeté propre, l’ordonnance tranchait sur le style de la science régnante à la façon de cette collection de jeux privilégiés que celle-ci relègue dans les récréations, mathématiques ou autres, voire qui évoque ces arts libéraux où le Moyen Âge ordonnait son savoir, de la grammaire à la géométrie, de la rhétorique à la musique.

Tout les invitait pourtant à reconnaître la méthode dialectique la plus développée dans le procédé essentiel par où la psychanalyse dans son expérience conjugue le particulier à l’universel, dans sa théorie subordonne le réel au rationnel, dans sa technique rappelle le sujet à son rôle constituant pour l’objet, dans mainte stratégie enfin recoupe la phénoménologie hégélienne, – ainsi dans la rétorsion au discours de la belle âme, du secours qu’elle apporte au désordre du monde où sa révolte prend son thème. Thème, soit dit en passant, dont on ne saurait imputer l’engeance à l’introversion du promeneur solitaire, quand nous nous souvenons qu’il fut produit sur la scène du monde par le conquérant combien extraverti, Camoëns, dans le titre d’un de ses grands poèmes.

Ce n’est pas en effet de psychologie que Freud se soucie, ni de renforcer le moi de sa patiente, ni de lui apprendre à supporter la frustration, quand il est par Dora pris à partie sur la situation scandaleuse où l’inconduite de son père la prostitue. Bien au contraire, c’est à cette situation même qu’il la renvoie et pour obtenir d’elle l’aveu de l’actif et constant soutien qu’elle y apporte et sans quoi cette situation n’eût pu un instant se perpétuer.

(210)Aussi bien seul l’exercice de cette dialectique permet-il de ne pas confondre l’expérience analytique avec une situation à deux qui, d’être abordée comme telle, ne peut engendrer chez le patient qu’un surcroît de résistances, à quoi l’analyste à son tour ne croit pouvoir remédier qu’en s’abandonnant aux siennes, aboutissant en fin de compte à cette méthode que les meilleurs avouent, sans plus même en ressentir l’avertissement d’une gêne : chercher un allié, disent-ils, dans « la partie saine » du moi du patient pour remanier l’autre à la mesure de la réalité. Qu’est-ce donc là, sinon refaire le moi du patient à l’image du moi de l’analyste ? Le processus se décrit en effet comme celui de la « refente du moi » (splitting of the ego) : de gré ou de force, la moitié du moi du sujet est censée passer du bon côté de la barricade psychologique, soit celui où la science de l’analyste n’est pas contestée, puis la moitié de la moitié qui reste, et ainsi de suite. On comprend que dans ces conditions on puisse espérer la réforme du pécheur, nous voulons dire du névrosé ; à tout le moins, ou à son défaut, son entrée au royaume de l’homo psychanalyticus, odieux à entendre, mais sûr de son salut.

Le moi pourtant n’est jamais qu’une moitié du sujet, vérité première de la psychanalyse ; encore cette moitié n’est-elle pas la bonne, ni celle qui détient le fil de sa conduite, de sorte que dudit fil il reste à retordre, et pas seulement un peu. Mais qu’importe ! Chacun ne sait-il pas depuis quelque temps que le sujet dans sa résistance use de telle ruse qu’il ira jusqu’à prendre le maquis de la perversion avouée, la strada de l’incontinence passionnelle, plutôt que de se rendre à l’évidence : à savoir qu’en dernière analyse il est prégénital, c’est-à-dire intéressé, – où l’on peut voir que Freud fait retour à Bentham, et la psychanalyse au bercail de la psychologie générale.

Inutile donc d’attaquer un tel système où tout se tient, sinon pour lui contester tout droit à s’appeler psychanalyse.

Pour revenir, quant à nous, à une vue plus dialectique de l’expérience, nous dirons que l’analyse consiste précisément à distinguer la personne étendue sur le divan analytique de celle qui parle. Ce qui fait déjà avec celle qui écoute trois personnes présentes dans la situation analytique, entre lesquelles il est de règle de se poser la question qui est de base en toute matière d’hystérie : où est le moi du sujet ? Ceci admis, il faut dire que la situation n’est pas à trois, mais bien à quatre, le rôle du mort comme au bridge étant toujours de la partie, et tellement qu’à n’en pas tenir compte il est impossible d’articuler quoi que ce soit qui ait un sens à l’endroit d’une névrose obsessionnelle.

Aussi bien est-ce par le médium de cette structure où s’ordonne tout transfert, qu’a pu se lire tout ce que nous savons de la structure des névrosés. De même que si le truchement de la parole n’était pas essentiel à la structure analytique, le contrôle d’une analyse par un analyste qui n’en a que le rapport verbal, serait strictement impensable, alors qu’il est un des modes les plus clairs et les plus féconds de la relation analytique (cf. le rapport).

Sans doute l’ancienne analyse, dite « du matériel », peut-elle paraître archaïque à nos esprits pris à la diète d’une conception de plus en plus abstraite de la réduction psychothérapique. À en reprendre pourtant le legs clinique, il apparaîtra de plain-pied avec la reprise que nous tentons de l’analyse freudienne en ses principes. Et, puisque nous évoquions tout à (211)l’heure, pour situer cette phase ancienne, la science d’une époque périmée, souvenons-nous de la sagesse que contenait celle-ci dans ses exercices symboliques et de l’exaltation que l’homme y pouvait prendre quand se brisaient les vases d’un verre encore opalisé. Et j’en tirerai pour vous un signe sur lequel vous guider.

Plus d’une voie se propose à votre recherche, en même temps que des entraves y sont mises de toutes parts au nom d’interdits, de modes, de prétentions au « classicisme », de règles souvent impénétrables et, pour tout dire, de mystifications, – j’entends le terme au sens technique que lui a donné la philosophie moderne. Quelque chose caractérise pourtant ces mystères et leurs douteux gardiens. C’est la morosité croissante des tâches et des termes où ils appliquent leurs efforts et leurs démonstrations.

Apprenez donc quel est le signe où vous pourrez vous assurer qu’ils sont dans l’erreur. La psychanalyse, si elle est source de vérité, l’est aussi de sagesse. Et cette sagesse a un aspect qui n’a jamais trompé depuis que l’homme s’affronte à son destin. Toute sagesse est un gay savoir. Elle s’ouvre, elle subvertit, elle chante, elle instruit, elle rit. Elle est tout langage. Nourrissez-vous de sa tradition, de Rabelais à Hegel. Ouvrez aussi vos oreilles aux chansons populaires, aux merveilleux dialogues de la rue…

Vous y recevrez le style par quoi l’humain se révèle dans l’homme, et le sens du langage sans quoi vous ne libérerez jamais la parole.

 

 

[…]

 

(242)Réponse de Jacques Lacan aux interventions

 

Les raisons de temps ne justifieraient pas que j’élude rien des questions qu’on m’a posées, et ce ne serait pas sans arbitraire après mon discours que je prétendrais que ma réponse à l’une pût valoir pour celle qui n’en serait pas moins la même d’être d’un autre. Si donc, m’adressant dans ma réponse à chacun, je fais un choix dans ces questions, c’est que je pense ne pouvoir ici satisfaire à aucune, si elle n’est valable pour tous.

Je commencerai donc par remercier Daniel Lagache du soin qu’il a mis à vous représenter dans une clarté systématique les directions et les incidences de mon rapport : il n’eût pas mieux fait en la solennité d’une soutenance de thèse, si justifiées que soient ses remarques sur la rupture manifeste en mon travail des lois du discours académique.

Aussi l’ordre qu’il y retrouve à le restituer, pour employer ses termes, à une raison raisonnante, ne peut-il m’apparaître que comme la palme accordée à une intention qui fut la mienne et que je dirai proprement véridique, entendant par là désigner ce qu’elle vise plus encore que ce qui l’inspire.

Une vérité en effet, tel est le centre unique où mon discours trouve sa cohérence interne et par quoi il prétend à être pour vous ce qu’il sera si vous voulez bien y recourir en nos travaux futurs : cet A. B. C., ce rudiments dont le défaut se fait sentir parfois en un enseignement toujours engagé en quelque problème actuel, et qui concerne les concepts dialectiques : parole, sujet, langage, où cet enseignement trouve ses coordonnées, ses lignes et centre de référence. Ceci, non pas en vous proposant ces concepts en des définitions formelles où vous trouveriez occasion à renouveler les entifications qu’ils visent à dissoudre, mais en les mettant à votre portée dans l’univers de langage où ils s’inscrivent dans le moment qu’ils prétendent à en régir le mouvement. Car c’est à vous référer à leur articulation dans ce discours que vous apercevrez l’emploi exact où vous pourrez les reprendre dans la signification nouvelle où il vous sera donné d’en faire usage.

Je vais maintenant à la question qui me semble avoir été ramenée de façon saisissante, fût-ce à l’état décomplété, en plus d’une intervention.

Quel lien faites-vous, me suis-je entendu interpeller, entre cet instrument de langage dont l’homme doit accepter les données tout autant que celles du réel et cette fonction de fondation qui serait celle de la parole en tant qu’elle constitue le sujet dans la relation intersubjective ?

Je réponds : en faisant du langage le médium où réordonner l’expérience (243)analytique, ce n’est pas sur le sens de moyen qu’implique ce terme, mais sur celui de lieu que nous mettons l’accent : forçons encore jusqu’à le dire lieu géométrique pour montrer qu’il n’y a là nulle métaphore.

Ce qui n’exclut pas, bien loin de là, que ce ne soit en chair et en os, c’est-à-dire avec toute notre complexité charnelle et sympathisante, que nous habitions ce lieu, et que ce soit précisément parce que tout s’y passe de ce qui peut nous intéresser de pied en cap, que l’empire va si loin des correspondances développées dans les dimensions de ce lieu.

Tel s’ébauche le fondement d’une théorie de la communication inter-humaine, dont seule peut-être notre expérience peut se trouver en posture de préserver les principes, à l’encontre de cette débauche de formulations aussi simplettes que précipitées qui font les frais des spéculations à la mode sous ce chef.

Il reste que c’est dans le parti pris propre à la notion de communication que nous orientons délibérément notre conception du langage, sa fonction d’expression n’étant mentionnée, que nous sachions, qu’une seule fois dans notre rapport.

Précisons donc ce que le langage signifie en ce qu’il communique : il n’est ni signal, ni signe, ni même signe de la chose, en tant que réalité extérieure. La relation entre signifiant et signifié est tout entière incluse dans l’ordre du langage lui-même qui en conditionne intégralement les deux termes.

Examinons d’abord le terme signifiant. Il est constitué par un ensemble d’éléments matériels liés par une structure dont nous indiquerons tout à l’heure à quel point elle est simple en ses éléments, voire où l’on peut situer son point d’origine. Mais, quitte à passer pour matérialiste, c’est sur le fait qu’il s’agit d’un matériel que j’insisterai d’abord et pour souligner, en cette question de lieu qui fait notre propos, la place occupée par ce matériel : à seule fin de détruire le mirage qui semble imposer par élimination le cerveau humain comme lieu du phénomène du langage. Où pourrait-il bien être en effet ? La réponse est pour le signifiant : partout ailleurs. Sur cette table voici, plus au moins dispersé, un kilo de signifiant. Tant de mètres de signifiant sont là enroulés avec le fil du magnétophone où mon discours s’est inscrit jusqu’à ce moment. C’est le mérite, peut-être le seul, mais imprescriptible, de la théorie moderne de la communication d’avoir fait passer dans le sérieux d’une pratique industrielle (ce qui est plus que suffisant aux yeux de tous pour lui donner son affidavit scientifique) la réduction du signifiant en unités insignifiantes, dénommées unités hartley, par où se mesure, en fonction de l’alternative la plus élémentaire, la puissance de communication de tout ensemble signifiant.

Mais le nerf de l’évidence qui en résulte, était déjà pour ce qui nous intéresse dans le mythe forgé par Rabelais, ne vous disais-je pas le cas qu’on en peut faire, des paroles gelées. Bourde et coquecigrue, bien sûr, mais dont la substantifique moelle montre qu’on pouvait même se passer d’une théorie physique du son, pour atteindre à la vérité qui résulte de ce savoir que ma parole est là, dans l’espace intermédiaire entre nous, identique aux ondes qui la véhiculent de ma glotte à vos oreilles. À quoi nos contemporains ne voient que du feu, et non pas seulement comme on pourrait le croire pour ce que le sérieux de la pratique industrielle, dont Dieu me garde (244)de me gausser, manque au gay savoir, mais sans doute pour quelque raison de censure, puisque les gorges chaudes qu’ils font du génie d’anticipation dont ce mythe ferait la preuve, ne leur découvrent pas la question : anticipation de quoi ? À savoir quel sens inclus aux réalisations modernes du phonographe a-t-il pu guider l’auteur de cette fantaisie, s’il est vrai qu’elle les anticipe ?

Passons au signifié. Ce n’est pas la chose, vous ai-je dit, qu’est-ce donc ? Précisément le sens. Le discours que je vous tiens ici, pour ne pas chercher plus loin notre exemple, vise sans doute une expérience qui nous est commune, mais vous estimerez son prix à ce qu’il vous communique le sens de cette expérience, et non pas cette expérience elle-même. Vous communiquât-il même quelque chose qui fût proprement de cette dernière, ce serait seulement pour autant que tout discours en participe, question qui, pour être justement celle en suspens, montre que c’est à elle qu’est suspendu l’intérêt de ma communication . Si donc le questionneur à qui le bon sens a été si bien partagé qu’il ne tient pas pour moins promise à sa certitude la réponse à sa question renouvelée de tout à l’heure, la repose en effet :

« Et ce sens, où est-il ? » La réponse correcte ici, « nulle part », pour être opposée quand il s’agit du signifié à celle qui convenait au signifiant, ne l’en décevra pas moins, s’il en attendait quelque chose qui se rapprochât de « la dénomination des choses ». Car, outre que, contrairement aux apparences grammaticales qui la font attribuer au substantif, nulle « partie du discours » n’a le privilège d’une telle fonction, le sens n’est jamais sensible que dans l’unicité de la signification que développe le discours.

C’est ainsi que la communication inter-humaine est toujours information sur l’information, mise à l’épreuve d’une communauté de langage, numérotage et mise au point des cases de la cible qui cerneront les objets, eux-mêmes nés de la concurrence d’une rivalité primordiale.

Sans doute le discours a-t-il affaire aux choses. C’est même à cette rencontre que de réalités elles deviennent des choses. Tant il est vrai que le mot n’est pas le signe de la chose, qu’il va à être la chose même. Mais c’est justement pour autant qu’il abandonne le sens, – si l’on en exclut celui de l’appel, au reste plutôt inopérant en tel cas : comme il se voit aux chances minimes dans l’ensemble qu’à l’énoncé du mot « femme » une forme humaine apparaisse, mais grandes par contre qu’à s’écrier ainsi à son apparition on la fasse fuir.

Que si l’on m’oppose traditionnellement que c’est la définition qui donne au mot son sens, je le veux bien : ce n’est pas moi pour lors qui aurai dit que chaque mot suppose en son usage le discours entier du dictionnaire…, – voire de tous les textes d’une langue donnée.

Reste que, mis à part le cas des espèces vivantes, où la logique d’Aristote prend son appui réel, et dont le lien à la nomination est déjà suffisamment indiqué au livre biblique de la Genèse, toute chosification comporte une (245)confusion, dont il faut savoir corriger l’erreur, entre le symbolique et le réel.

Les sciences dites physiques y ont paré de façon radicale en réduisant le symbolique à la fonction d’outil à disjoindre le réel, – sans doute avec un succès qui rend chaque jour plus claire, avec ce principe, la renonciation qu’il comporte à toute connaissance de l’être, et même de l’étant, pour autant que celui-ci répondrait à l’étymologie au reste tout à fait oubliée du terme de physique.

Pour les sciences qui méritent encore de s’appeler naturelles, chacun peut voir qu’elles n’ont pas fait le moindre progrès depuis l’histoire des animaux d’Aristote.

Restent les sciences dites humaines, qui furent longtemps désorientées de ce que le prestige des sciences exactes les empêchait de reconnaître le nihilisme de principes que celles-ci n’avaient pu soutenir qu’au prix de quelque méconnaissance interne à leur rationalisation, – et qui ne trouvent que de nos jours la formule qui leur permettra de les distancer : celle qui les qualifie comme sciences conjecturales.

Mais l’homme n’y paraîtra bientôt plus de façon sérieuse que dans les techniques où il en est « tenu compte » comme des têtes d’un bétail ; autrement dit, il y serait bientôt plus effacé que la nature dans les sciences physiques, si nous autres psychanalystes ne savions pas y faire valoir ce qui de son être ne relève que du symbolique.

Il reste que c’est là ce qui ne saurait être, si peu que ce soit, chosifié, – aussi peu que nous n’y songeons pour la série des nombres entiers ou la notion d’une espérance mathématique.

C’est pourtant dans ce travers que tombe mon élève Anzieu en m’imputant une conception magique du langage qui est fort gênante en effet pour tous ceux qui ne peuvent faire mieux que d’insérer le symbolique comme moyen dans la chaîne des causes, faute de le distinguer correctement du réel. Car cette conception s’impose à défaut de la bonne : « Je dis à mon serviteur : « Va ! » et « il va », comme s’exprime l’Évangile, « Viens ! », et « il vient ». Magie incontestable que tout cela, si quotidienne qu’elle soit. Et c’est bien parce que toute méconnaissance de soi s’exprime en projection, Anzieu mon ami, que je vous parais victime de cette illusion. Car reconnaissez celle à laquelle vous cédez quand le langage vous paraît n’être qu’un des modèles entre autres qu’il m’est loisible de choisir, pour comprendre notre expérience dans l’ordre des choses, sans vous apercevoir que, si j’ose dire, il y fait tache dans cet ordre, puisque c’est avec son encre que cet ordre s’écrit.

À la vérité, cet ordre s’est écrit en bien des registres avant que la notion des causes y régisse entrées et sorties. Les lignes d’ordre sont multiples qui se tracent entre les pôles où s’oriente le champ du langage. Et pour nous acheminer du pôle du mot à celui de la parole, je définirai le premier comme le point de concours du matériel le plus vide de sens dans le signifiant avec l’effet le plus réel du symbolique, place que tient le mot de passe, sous la double face du non-sens où la coutume le réduit, et de la trêve qu’il apporte à l’inimitié radicale de l’homme pour son semblable. Point zéro, sans doute, de l’ordre des choses, puisqu’aucune chose n’y apparaît encore, mais qui déjà contient tout ce que l’homme peut attendre de sa vertu, puisque celui qui a le mot évite la mort.

Vertu de reconnaissance liée au matériel du langage, quelles chaînes du (246)discours concret vont-elles la relier à l’action de la parole en tant qu’elle fonde le sujet ? Pour vous faire connaître aux emplois que les primitifs donnent au mot parole l’extension qu’ils donnent à sa notion, voire le lien essentiel qui l’unit, plus saisissant ici d’apparaître radical, à l’efficace de ces techniques dont souvent nous n’avons plus le secret, et où se confirme la fonction fondamentalement symbolique de leurs produits comme de leur échange, je vous renvoie au livre parfois embrouillé, mais combien suggestif qu’est le Do kamo de Leenhardt.

Mais rien ne fonde plus rigoureusement notre propos que la démonstration apportée par Lévi-Strauss que l’ensemble des structures élémentaires de la parenté, au delà de la complexité des cadres nominaux qu’ils supposent, témoignent d’un sens latent de la combinatoire qui pour n’être rendu patent qu’à nos calculs, n’a d’équivalent que les effets de l’inconscient que la philologie démontre dans l’évolution des langues.

Les remarques sur la coïncidence des aires culturelles où se répartissent les langues selon les systèmes primordiaux d’agrégation morphologique avec celles que délimitent les lois de l’alliance au fondement de l’ordre des lignées, convergent en une théorie généralisée de l’échange, où femmes, biens, et mots apparaissent homogènes, pour culminer en l’autonomie reconnue d’un ordre symbolique, manifeste en ce point zéro du symbole où notre auteur formalise le pressentiment qu’en donne de toujours la notion de mana.

Mais comment ne pas dire encore que le fruit de tant de science nous était déjà offert en un gay savoir, quand Rabelais imagine le mythe d’un peuple où les liens de parenté s’ordonneraient en nominations strictement inverses à celles qui ne nous paraissent qu’illusoirement conformes à la nature ? Par quoi nous était déjà proposée cette distinction de la chaîne des parentés et de la trame réelle des générations dont le tressage abonde en répétitions de motifs qui justement substituent l’identité symbolique à l’anonymat individuel. Cette identité vient en fait à contre-pente de la réalité, autant que les interdits s’opposent aux besoins sans nécessité naturelle. Et qu’on n’excepte même pas le lien réel de la paternité, voire de la maternité, l’un et l’autre conquêtes fraîches de notre science : qu’on lise Eschyle pour se convaincre que l’ordre symbolique de la filiation ne leur doit rien.

Voici donc l’homme compris dans ce discours qui dès avant sa venue su monde détermine son rôle dans le drame qui donnera son sens à sa parole . Ligne la plus courte, s’il est vrai qu’en dialectique la droite le soit (247)aussi, pour tracer le chemin qui doit nous mener, de la fonction du mot dans le langage, à la portée dans le sujet de la parole.

Maints autres pourtant nous offrent leurs courbes parallèles en ce déduit, aux chaînes en fuseau de ce champ de langage, – où l’on peut voir que la prise du réel en leur séquence n’est jamais que la conséquence d’un enveloppement de l’ordre symbolique.

Le démontrer serait les parcourir. Indiquons-en pourtant un moment privilégié, que nous ferait oublier celui où nous sommes venus de remettre à la chaîne des causes la direction de l’univers, si nous ne nous rappelions qu’il était son antécédent nécessaire.

Pour que la décision du vrai et du faux se libérât de l’ordalie, longtemps seule épreuve à opposer à l’absolu de la parole, il a fallu en effet que les jeux de l’agora, au cours de l’œuvre où se donna « un sens plus pur » aux mots s’affrontant des tribus, dégagent les règles de la joute dialectique par quoi avoir raison reste toujours avoir raison du contradicteur.

Sans doute est-ce là moment d’histoire, miracle si l’on veut, qui vaut un hommage éternel aux siècles de la Grèce à qui nous le devons. Mais on aurait tort d’hypostasier en ce moment la genèse d’un progrès immanent. Car outre qu’il entraîna à sa suite tant de byzantinismes qu’on situerait mal dans ce progrès, si peu dignes qu’ils soient de l’oubli, nous ne saurions faire de la fin même qu’on lui supposerait dans un causalisme achevé, une étape si décisive qu’elle renvoie jamais les autres au passé absolu.

Et prenez la peine, je vous prie, d’ouvrir les yeux sur ce qui en manière de sorcellerie se passe à votre porte, si la raison de mon discours n’a pas l’heur de vous convaincre.

C’est que pour les liaisons de l’ordre symbolique, c’est-à-dire pour le champ de langage qui fait ici notre propos, tout est toujours là.

C’est là ce qu’il vous faut retenir, si vous voulez comprendre la contestation formelle par Freud de toute donnée en faveur d’une tendance au progrès dans la nature humaine. Prise de position catégorique, bien qu’on la néglige au détriment de l’économie de la doctrine de Freud, sans doute en raison du peu de sérieux où nous ont habitué en cette matière nos penseurs patentés, Bergson y compris, – de l’écho qu’elle paraît faire à une pensée réactionnaire devenue lieu commun, – de la paresse aussi qui nous arrête d’extraire du pied de la lettre freudienne le sens que nous pouvons être sûrs pourtant d’y trouver toujours.

Ne peut-on en effet se demander, à se fier à ce verdict de Freud à son apogée, s’il ne rend pas non avenu l’étonnement qu’il marquait encore douze ans plus tôt à propos de « l’homme aux loups », de l’aptitude si manifeste en ce névrosé, à maintenir ses conceptions sexuelles et ses attitudes objectales précédentes pêle-mêle avec les nouvelles qu’il avait réussi à acquérir et s’il se fut dès lors attardé à l’hypothèse d’un trait de constitution en ce cas, plus que ne le comportait la voie où son sens du symbolique l’engageait déjà pour le comprendre.

Car ce n’est pas bien entendu à quelque fumeuse Völkerpsychologie, mais bien à l’ordre que nous évoquons ici, qu’il se référait en vérité, en rapprochant dès l’abord ce phénomène névrotique du fait historique, porté à son attention par son goût érudit de l’ancienne Égypte, de la coexistence, aux diverses époques de son Antiquité, de théologies relevant d’âges bien différents (248)de ce qu’on appelle plus ou moins proprement la conscience religieuse.

Mais quel besoin surtout d’aller si loin dans le temps, voire dans l’espace, pour comprendre la relation de l’homme au langage ? Et si les ethnographes depuis quelque temps s’entraînent à l’idée qu’ils pourraient trouver leurs objets dans la banlieue de leur propre capitale, ne pourrions-nous, nous qui avons sur eux l’avance que notre terrain soit notre couche et notre table, je parle ici du mobilier analytique, au moins tenter de rattraper le retard que nous avons sur eux dans la critique de la notion de régression, par exemple, quand nous n’avons pas à en chercher les bases ailleurs que dans les formes fort dialectiquement différenciées sous lesquelles Freud présenta cette notion dès qu’introduite. Au lieu de quoi notre routine la réduit à l’emploi toujours plus grossier des métaphores de la régression affective.

Ce n’est donc pas une ligne du discours, mais toutes (et chacune en son genre portant effet de détermination dans le sens, c’est-à-dire de raison), qui vont se rassembler à l’autre pôle du champ de langage, celui de la parole. Il n’est pas en reste sur le pôle du mot pour la singularité de la structure qu’il présente en une forme contrariée. S’il s’agissait en effet dans celui-là du concours de la pure matérialité du langage avec l’effet optimum de l’acte de reconnaissance, on voit ici en quelque sorte diverger de l’intention de reconnaissance, la forme de communication la plus paradoxale. Si l’on ne recule à la formuler telle que l’expérience l’impose, on y recueille en termes éclatants l’équation générale de la communication transsubjective, – en quoi nous est fourni le complément nécessaire à la théorie moderne de la communication, laquelle n’a de sens qu’à se référer strictement à l’autre pôle de notre champ. Cette formule, la voici : l’action de la parole pour autant que le sujet entende s’y fonder, est telle que l’émetteur, pour communiquer son message, doit le recevoir du récepteur, encore n’y parvient-il qu’à l’émettre sous une forme inversée.

Pour l’éprouver aux angles opposés des intentions les plus divergentes en la relation de reconnaissance, celle qui s’engage devant la transcendance et devant les hommes dans la foi de la parole donnée, et celle qui fait fi de toute médiation par l’autre pour s’affirmer en son seul sentiment, – nous la trouvons confirmée dans les deux cas en sa séquence formelle.

Dans le premier, elle apparaît avec éclat dans le « tu es ma femme » ou le « tu es mon maître » par où le sujet fait montre de ne pouvoir engager en première personne son hommage lige dans le mariage ou dans la discipline, sans investir l’autre comme tel de la parole où il se fonde, au moins le temps qu’il faut à celui-ci pour en répudier la promesse. À quoi se voit de façon exemplaire que la parole n’est en aucun des sujets, mais en le serment qui les fonde, si légèrement que chacun vienne à y jurer sa foi.

Le second cas est celui du refus de la parole qui, pour définir les formes majeures de la paranoïa, n’en présente pas moins une structure dialectique dont la clinique classique, par le choix du terme d’interprétation pour désigner son phénomène élémentaire, montrait déjà le pressentiment. C’est du message informulé qui constitue l’inconscient du sujet, c’est-à-dire du « je l’aime » que Freud y a génialement déchiffré, qu’il faut partir pour obtenir avec lui dans leur ordre les formes de délire où ce message se réfracte dans chaque cas.

On sait que c’est par la négation successive des trois termes du message, (249)que Freud en fait une déduction qui impose le rapprochement avec les jeux de la sophistique.

C’est à nous d’y trouver la voie d’une dialectique plus rigoureuse, mais constatons dès maintenant que la formule que nous donnons de la communication transsubjective, ne s’y révèle pas moins brillante à l’usage.

Elle nous conduira seulement à reconnaître les effets de la dissociation de l’imaginaire et du symbolique, – l’inversion symbolique pour ce que le « tu » est ici exclu, entraînant subversion de l’être du sujet, – la forme de réception du message par l’autre se dégradant en réversion imaginaire du moi.

Il reste que c’est à s’additionner sur l’objet (homosexuel) du sentiment « qui n’ose pas dire son nom » que ces effets, pour dissociés qu’ils s’y maintiennent, vont à la moindre subversion de l’être pour le sujet, c’est-à-dire lui évitent d’être-pour-la-haine dans l’érotomanie, où le « je l’aime » devient dans l’inversion symbolique « ce n’est pas lui, mais elle que j’aime », pour s’achever dans la réversion imaginaire en « elle m’aime » (ou « il » pour le sujet féminin). Si cependant l’héroïsme marqué dans la résistance aux « épreuves » pouvait un instant donner le change sur l’authenticité du sentiment, la fonction strictement imaginaire de l’autre intéressé, se trahit assez dans l’intérêt universel attribué à l’aventure.

À s’additionner par contre sur le sujet, les deux effets, symbolique et imaginaire, par les transformations en « ce n’est pas moi qui l’aime, c’est elle », et « il l’aime (elle) » (au genre près du pronom pour le sujet féminin), – aboutissent au délire de la jalousie, dont la forme proprement interprétative comporte une extension indéfinie des objets révélant la même structure généralisée de l’autre, mais où la haine vient à monter dans l’être du sujet.

Mais c’est à porter sur la relation que fonde la parole latente, que l’inversion réfractant ses effets sur les deux termes que désubjective également le refus de la médiation par l’Autre, fait passer le sujet du « Je le hais » de sa dénégation latente, par l’impossibilité de l’assumer en première personne, au morcellement projectif de l’interprétation persécutive dans le réseau sans fin de complicités que suppose son délire, – cependant que son histoire se désagrège dans la régression proprement imaginaire du statut spatio-temporel dont nous avons mis en valeur la phénoménologie dans notre thèse, comme proprement paranoïaque.

Si certains d’entre vous en ce point ont déjà laissé naître sur leurs lèvres le « Que nul n’entre ici s’il n’est dialecticien » que suggère mon discours, qu’ils y reconnaissent aussi sa mesure.

Car l’analyse dialectique que nous venons de tenter du déploiement des structures délirantes, Freud n’y a pas seulement trouvé un raccourci, il lui a donné son axe à y tracer son chemin au ras des formes grammaticales sans paraître embarrassé que ce fût là une déduction « trop verbale  ».

Que donc vous soyez rompus aux arts de la dialectique n’exige pas pour autant que vous soyez des penseurs. Ce que vous comprendrez facilement à être juste assez déniaisés pour ne plus croire que la pensée soit supposée dans la parole. Car, outre que la parole s’accommode fort bien du vide de (250)la pensée, l’avis que nous recevons des penseurs est justement que pour l’usage que l’homme en fait d’ordinaire, la parole si tant est qu’il y ait quelque chose à en penser, c’est bien qu’elle lui a été donnée pour cacher sa pensée. Qu’il vaille mieux, en effet, poux la vie de tous les jours « cacher ça », fût-ce au prix de quelque artifice, c’est ce qu’on accordera sans peine à savoir quels borborygmes sont habituellement revêtus du nom pompeux de pensées : et qui mieux qu’un analyste pourrait se dire payé pour le savoir ? L’avis des penseurs pourtant n’est, même par nous, pas pris fort au sérieux, ce qui ne fait que leur rendre raison, ainsi qu’à la position que nous soutenons présentement et qui se renforce d’être pratiquement celle de tout le monde.

Leur commun pessimisme n’est pourtant pas seul en faveur de l’autonomie de la parole. Quand hier nous étions tous saisis du discours de notre transparente Françoise Dolto, et que dans ma fraternelle accolade je lui disais qu’une voix divine s’était fait entendre par sa bouche, elle me répondit comme un enfant qu’on prend au fait : « Qu’ai-je donc dit ? J’étais si émue d’avoir à parler que je ne pensais plus à ce que je pouvais dire ». Pardi ! Françoise, petit dragon (et pourquoi le dire petit si ce n’est qu’il s’agisse du lézard d’Apollon), tu n’avais pas besoin d’y penser pour nous faire don de ta parole, et même pour en fort bien parler. Et la déesse même qui t’eût soufflé ton discours, y eût pensé moins encore. Les Dieux sont trop identiques à la béance imaginaire que le réel offre à la parole, pour être tentés par cette conversion de l’être où quelques hommes se sont risqués, pour que la parole devînt pensée, pensée du néant qu’elle introduit dans le réel et qui dès lors va par le monde dans le support du symbole.

C’est d’une telle conversion qu’il s’agit dans le cogito de Descartes, et c’est pourquoi il n’a pu songer à faire de la pensée qu’il y fondait un trait commun à tous les hommes, si loin qu’il étendît le bénéfice de son doute à leur faire crédit du bon sens. Et c’est ce qu’il prouve dans le passage du Discours que cite Anzieu, en n’apportant pour distinguer l’homme de son semblant dans l’étendue, d’autres critères que ceux-là même que nous donnons ici pour ceux de la parole. Comme il le montre à réfuter par avance l’escamotage que les modernes en font dans le circuit dit du stimulus-réponse : « Car on peut bien, dit-il en effet, concevoir qu’une machine soit tellement faite qu’elle profère des paroles… à propos des actions corporelles qui causeront quelques changements en ses organes, comme si on la touche en quelque endroit, qu’elle demande ce qu’on veut lui dire ; si, en un autre, qu’elle crie qu’on lui fait mal », – pour se confier au double critère à quoi la machine fera selon lui défaut, à savoir qu’il ne sera pas possible que ces paroles, « elle les arrange diversement » et « pour répondre au sens de tout ce qui se dira en sa présence » : soit les deux termes de substitution combinatoire du signifiant et de transsubjectivité fondamentale du signifié où nous caractérisons mot et parole dans le langage.

Si donc Anzieu pense ici arguer contre moi, c’est en raison du préjugé commun sur l’harmonie de la parole à la pensée qui est ce que je mets en doute. Je passe sur l’inadéquation de l’exemple dont Descartes ne peut mais, puisque l’automate n’est pris par lui que pour cet aspect de leurre de l’animé dont son époque s’enchantait : alors que la machine nous apparaît – j’y reviendrai quelque jour – comme un ensemble d’éléments symboliques, (251)organisé de façon précisément à ce qu’ils « s’arrangent diversement » en des séquences orientées, et assez capable de « répondre au sens » des questions qu’on lui propose en son langage, pour que ce qu’on lui a attribué improprement de pensée puisse légitimement être imputé à la fonction d’une moitié de la parole.

Et ceci nous mène droit au sens du surréalisme dont je dirai qu’Anzieu ne le méconnaît pas moins, à porter les confusions qui nous sont léguées avec la notion d’automatisme au compte d’une « pensée magique » qui, pour être le lieu commun d’un certain retour à la psychologie de notre discipline, en est aussi le plus manifeste alibi.

Le surréalisme en effet prend bien sa place dans une série d’émergences dont l’empreinte commune donne sa marque à notre époque : celle d’un dévoilement des relations de l’homme à l’ordre symbolique. Et le retentissement mondial de ses inventions les plus gamines montre assez qu’il préludait à un avènement plus grave, et plus sombre aussi bien, tel le Dieu-enfant dont Dürer a gravé la figure, animant de ses jeux parodiques le monde d’une Mélancolie en gésine. Panique nuée de symboles confus et de fantasmes morcelants, le surréalisme apparaît comme une tornade au bord de la dépression atmosphérique où sombrent les normes de l’individualisme humaniste. Si l’autonomie de la conscience de soi était déjà condamnée par l’achèvement du discours sur le Savoir dans Hegel, ce fut l’honneur de Freud d’avoir profilé au berceau de ce siècle la figure et l’ombre, sur le nouvel individu, de la puissance contraire. Empire du langage, il commande dans l’avènement historique du discours de l’auto-accusation avant de promettre, aux murmures d’oracle de la machine à calculer. Un pouvoir plus originel de la raison semble surgir par l’éclatement du concept dans la théorie logico-mathématique des ensembles, de l’unité sémantique dans la théorie linguistique du phonème. À cette lumière tout le mouvement phénoménologique, voire existentialiste, apparaît comme la compensation exaspérée d’une philosophie qui n’est plus sûre d’être maîtresse de ses motifs ; et qu’il ne faut pas confondre, bien qu’on les y démarque, avec les interrogations qu’un Wittgenstein ou qu’un Heidegger portent sur les rapports de l’être et du langage, si pensives de s’y savoir incluses, si lentes à en chercher le temps.

Si c’est donc dans le pouvoir que j’accorde au langage qu’Anzieu veut trouver le sens de mon propos, qu’il renonce à m’affubler de romantiques parrainages : sans renier mes amitiés surréalistes, ni désavouer le style à la Marat de leur discours, c’est plutôt sous l’intercession de M. de Tocqueville que je mettrais le mien. Et en ceci au moins que j’indique, que le langage à se libérer des humaines médiations qui le masquaient jusqu’à ce jour, montre un pouvoir auprès duquel les prétentions d’Ancien Régime de celles-ci à l’absolu, apparaîtront des atténuations dérisoires.

Si ces déclarations paraissent osées, du moins témoignent-elles que je ne prends pas la contradiction qu’on m’oppose pour un défaut à la réponse que je peux attendre, – tout au contraire quand chez Anzieu elle manifeste cette proximité à la vérité qui ne s’obtient qu’à ce que ce soit la vérité qui nous serre de près.

C’est même au point que certains enthousiasmes, pour approbatifs qu’ils soient, peuvent m’inspirer plus de réserve : qu’on s’applaudisse des effets (252)de libération que mon propos fait ressentir, d’accord, mais qu’on le fasse juste assez vite pour que ces applaudissements s’éteignent avec l’euphorie de ce sentiment.

Le primat de la technique n’est pas ici mis en cause, mais les mensonges de son enseignement. Il n’est pas question d’y faire rentrer la fantaisie, mais d’en écarter les mystères. Or le mystère est solidaire de privilèges où tout le monde trouve son compte sans quoi l’on n’y tiendrait pas tant, et toute démystification est importune, d’y attenter.

Il est réel qu’on respire mieux à ce que les brumes d’une tâche se lèvent, mais non moins vrai que ses obstacles ne sont pas abaissés pour autant. Sans doute je vous affranchis en vous rappelant que la parole qui guérit dans l’analyse ne peut être que la vôtre, mais je vous rends dans le langage au maître le plus revêche à vos mérites. Il n’est pas de domaine, en effet, où il suffise moins de se faire valoir pour se faire reconnaître, ni où la prudence comme l’audace soient plus souvent prises sans vert : il suffit pour le comprendre de vous souvenir que les retours de la fortune sont la figure humaine des lois de la dialectique, et donc que ce n’est pas à se confier à la parole qu’on peut espérer les éviter.

Pour en avoir une autre issue, il faudrait, si l’on me permet la métaphore, en agir avec le langage comme on a fait avec le son : aller à sa vitesse pour en franchir le mur. Aussi bien en parlant du bang-bang de l’interprétation vraie, userait-on d’une image assez convenable à la rapidité dont il lui faut devancer la défense du sujet, à la nuit où elle doit le plonger pour qu’il en fasse resurgir à tâtons les portants de la réalité, sans l’éclairage du décor.

L’effet en est rare à obtenir, mais à son défaut vous pouvez vous servir de ce mur même du langage que je ne tiens pas, lui, pour une métaphore puisque c’est un corollaire de mon propos qu’il tient sa place dans le réel.

Vous pouvez vous en servir pour atteindre votre interlocuteur, mais à condition de savoir que, dès qu’il s’agit d’utiliser ce mur, vous êtes l’un et l’autre en deçà, et qu’il faut donc viser à l’atteindre par la bande et non l’objectiver au delà.

C’est ce que j’ai voulu indiquer en disant que le sujet normal partage cette place avec tous les paranoïaques qui courent le monde pour autant que les croyances psychologiques où s’attache ce sujet dans la civilisation, constituent une variété de délire qu’il ne faut pas tenir pour plus bénigne d’être quasi générale. Assurément rien ne vous autorise à y participer sinon dans la mesure justement posée par Pascal où ce serait être fou par un autre tour de folie que de n’être pas fou d’une folie qui apparaît si nécessaire.

Ceci ne saurait aucunement justifier que vous chaussiez les pieds de plomb de la pédagogie, se parât-elle du titre d’analyse des résistances, pour faire l’ours qui expliquerait la danse à son montreur.

Il est tout à fait clair, si l’analyse didactique a un sens, que c’est à vous entendre répondre au sujet, que vous saurez ce qu’il vous dit. Inversement voyez là le secret du miracle permanent qu’est l’analyse dite contrôlée. Mais ceci suppose que, si peu que ce soit, votre analyse personnelle vous ait fait apercevoir cette aliénation à vous-même, qui est la résistance majeure à quoi vous avez affaire dans vos analyses.

Ainsi vous ferez-vous entendre de la seule place qui soit occupée ou devrait l’être, au delà du mur du langage, à savoir la vôtre.

(253)Il y a là un long chemin technique tout entier à reprendre, et tout d’abord dans ses notions fondamentales puisque la confusion est à son comble et que le battage qu’on mène autour du contre-transfert, s’il part d’une bonne intention, n’y a apporté qu’un bruit de surcroît.

Comment en effet, à ne pas strictement savoir qui parle en vous, pourriez-vous répondre à celui qui vous demande qui il est. Car c’est là la question que votre patient vous pose, et c’est pourquoi quand Serge Leclaire ose ici vous la poser avec lui, ce n’est pas de la réponse qu’elle implique de moi à lui : « Tu es mon disciple », que je lui suis redevable puisque déjà il s’est déclaré tel pour la poser, mais c’est de celle qu’il mérite de moi devant vous : « Tu es un analyste », que je lui rends le témoignage pour ce qu’il a bravé en la posant.

Je dois ici limiter ma réponse. Pour suivre Granoff là où déjà il nous engage en attaquant l’emploi qu’on fait en psychanalyse de la relation d’objet, il me faudrait anticiper sur le chemin que, je l’espère, nous parcourrons ensemble, et qui peut-être impose d’en passer d’abord par la question de l’instinct de mort, soit par le passage le plus ardu qu’ait frayé la pensée de Freud, à en juger par la présomption avec laquelle on le dédaigne. Je n’ai jamais songé à vous guider ici dans les épaisseurs de sens, où le désir, la vie et la mort, la compulsion de répétition, le masochisme primordial sont si admirablement déchosifiés, pour que Freud les traverse de son discours. Au carrefour qui ouvre ce chemin, je vous donnais hier un rendez-vous sans date.

À vrai dire, c’est Juliette Boutonier qui par son admirable lettre, m’empêche de m’y dérober en concluant. Elle sait bien que je ne songe pas à faire tort à l’imaginaire, moi dont le nom reste attaché au stade du miroir. Non seulement je mets l’image au fondement de la conscience, mais je l’étendrais bien partout. Le reflet de la montagne dans le lac, dirais-je, joue peut-être son rôle dans un rêve du cosmos, oui, mais nous n’en saurons jamais rien tant que le cosmos ne sera pas revenu de son mutisme. Les scrupules dont Juliette Boutonier ceint mon discours, seraient donc superflus s’ils ne trouvaient leur point de chute dans l’objection qu’ils préparent : pourquoi l’équation serait-elle nécessaire que j’établis entre le symbole et la mort ?

Faute d’en pouvoir maintenant définir le concept, je l’illustrerai de l’image dont le génie de Freud semble jouer comme d’un leurre pour nous mettre au cœur fulgurant de l’énigme.

Il a surpris le petit d’homme au moment de sa saisie par le langage et la parole. Le voici, lui et son désir. Cette balle qu’un fil retient, il la tire à lui, puis la jette, il la reprend et la rejette. Mais il scande sa prise et son rejet et sa reprise d’un oo, aa, oo, à quoi le tiers sans qui il n’y a pas de parole ne se trompe pas en affirmant à Freud qui l’écoute que cela veut dire : Fort ! Da ! Parti ! Voilà ! Parti encore… ou mieux selon le vocable auquel un auteur oublié avait fait un sort : Napus !

Au reste peu importe que ce que l’enfant module soit d’une articulation aussi fruste puisque, déjà, y apparaît formé le couple phonématique où la linguistique, en le pas majeur qu’elle a fait depuis, a reconnu le groupe d’opposition élémentaire, dont une batterie assez courte pour tenir en un tableau d’un quart de page donne le matériel vocalique d’une langue donnée.

S’il est presque trop beau de voir le signifiant faire avènement sons la (254)forme de son pur élément, en va-t-il de même de la signification qui émerge dans le même temps ? Comment au moins ne pas se le demander devant ce jeu si simple ?

Car que fait-il cet enfant de cet objet sinon de l’abolir à cent reprises, sinon de faire son objet de cette abolition. Sans doute n’est-ce que pour que cent fois renaisse son désir, mais ne renaît-il pas déjà désir de ce désir. Nul besoin donc de reconnaître par le contexte et le témoin que le mal d’attendre la mère a trouvé ici son transfert symbolique. Le meurtre de la chose dont Juliette Boutonier a relevé le terme dans mon discours, est déjà là. Il apporte à tout ce qui est, ce fonds d’absence sur quoi s’enlèveront toutes les présences du monde. Il les conjoint aussi à ces présences de néant, les symboles, par quoi l’absent surgit dans le présent. Et le voici ouvert à jamais au pathétique de l’être. « Va-t-en ! » lancera-t-il à son amour pour qu’il revienne, « Viens donc ! » se sentira-t-il forcé de murmurer à celui dont déjà il s’absente.

Ainsi le signifiant sous sa forme la plus réduite apparaîtra-t-il déjà superlatif à tout ce qu’il peut y avoir à signifier, et c’est pourquoi nous ne pouvons garder l’illusion que la genèse ait ici le privilège de se calquer sur la structure. La question de savoir quel minimum d’oppositions signifiantes constitue le quantum nécessaire à la constitution d’un langage n’est pas ici de mise, non plus que celle du minimum de joueurs nécessaires pour qu’une partie s’engage où le sujet puisse dire : « Parole ! ».

Car l’autrui comme le désir sont déjà là dans les fantômes inclus dans cet objet symbolisant, avec la mort qui de l’avoir saisi première, en sortira tout à l’heure la dernière pour faire muette la quatrième au jeu. Le jeu, c’est le sujet. Mais il n’empêche que le battage des cartes le précède, que les règles se sont élaborées sans lui, que d’autres ont biseauté les cartes, qu’il peut en manquer au paquet, que les vivants même qui joueront sous la livrée des fantômes, ne feront d’annonce qu’à leur couleur, et qu’à quelque jeu que l’on joue, l’on sait qu’on ne jouera jamais qu’au jeu. Si bien que dans l’Alea jacta est, qui sonne à chaque instant, ce ne sont pas les mots : « Les dés roulent », qu’il faut entendre, mais bien plutôt pour le redire de l’humour qui me rattache au monde : « Tout est dit. Assez jacté d’amour ».

Ce n’est pas dire que ce que l’action humaine engage dans le jeu, ne vive pas, bien sûr, mais c’est d’y revivre. Telle elle se fige dans ce qu’elle rassemble en un fétiche, pour le rouvrir à un nouveau rassemblement où le premier s’annule ou se confond. (Ici Anzieu qui retrouve son Kant, opine du bonnet). Mais ce sont toujours les quatre du début qui se comptent.

Aussi bien rien se peut-il se passer qui ne les laisse dans leur ordre ? C’est pourquoi, avant de m’effacer moi-même, j’accorderai à M. Perrotti que la musique n’est pas sans avoir son mot à dire en leur ballet, et même que les tambours sacrés  nous rappellent les résonances organiques qui préludèrent à la promulgation de leurs lois, mais qu’en dire de plus ? Sinon de remarquer que l’analyse ne se fait pas en musique, pour accorder qu’il s’y passe aussi de l’ineffable. Mais c’est aussi le parti pris de ce discours que de répondre à ce qui se propose seulement comme ineffable par un « Dès lors n’en parlons plus » dont la désinvolture peut prêter à critique.

(255)Mais n’en montre-t-on pas une plus grande encore à méconnaître que si les moyens de l’analyse se limitent à la parole, c’est que, fait digne d’être admiré en une action humaine, ils sont les moyens de sa fin  ?

 

Conclusion du Pr LAGACHE

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