lundi, mai 6, 2024
Recherches Lacan

autres textes 1966-00-00 conversación con Jacques Lacan

1966-00-00 conversación con Jacques Lacan

 

Cette interview en espagnol par Paolo Caruso est parue sous le titre Conversaciones con Lévi-Strauss, Foucault y Lacan, à Milano, U. Murcia & C, 1969 et à Barcelona, Ed. Anagrana, 1969 (?). Nous vous en proposerons une traduction en français à la suite du texte espagnol, pp. 95-124.

Nous vous proposons une traduction de l’interview ci-dessus dont nous nous n’avons pas trouvé de trace de publication, ni de notes en français. Un passage de l’interview est traduit dans l’ouvrage de Jorge Baños Orellana, De l’hermétisme de Lacan. Figures de sa transmission, Paris, E.P.E.L. 1999, page 92, et comporte quelques différences avec la traduction ci-dessous.

Avant tout, je voudrais que vous précisiez le sens de ce « retour à Freud » sur lequel vous insistez tant.

 

Mon « retour à Freud » signifie simplement que les lecteurs se préoccupent de savoir ce que Freud veut dire, et la première condition pour cela c’est qu’ils le lisent avec sérieux. Et ça ne suffit pas, parce que comme une bonne partie de l’éducation secondaire et supérieure consiste à empêcher que les gens sachent lire, tout un processus éducatif qui permette d’apprendre à lire de nouveau un texte est nécessaire. Il faut le reconnaître, avant on ne savait pas faire autre chose, mais au moins on le faisait bien ; en revanche, actuellement nous ne pouvons pas dire non plus qu’on sache faire d’autres choses, bien que nous en soyons convaincus ; ça ne suffit pas de parler de méthode expérimentale pour savoir pratiquer. Cela étant posé, savoir lire un texte et comprendre ce qu’il veut dire, se rendre compte sur quel « mode » c’est écrit (au sens musical), dans quel registre, ça implique beaucoup d’autres choses, et surtout de pénétrer dans la logique interne du texte en question. Il s’agit d’un genre de critique que je ne suis pas seul à manier d’une manière spécifique ; il suffit d’ouvrir un livre de Lévi-Strauss pour s’en rendre compte. La meilleure manière de manier la critique sur les textes méthodologiques ou systématiques c’est celle d’appliquer au texte en question la méthode critique que lui-même préconise.

Ainsi, en appliquant la critique freudienne aux textes de Freud, on en arrive à découvrir beaucoup de choses.

 

Existe-t-il un point sur lequel vous vous sentez éloigné de Freud ? Par exemple, en feuilletant votre livre Écrits, qui vient de paraître, j’ai vu un essai intitulé « Au-delà du principe de réalité » qui est une paraphrase de l’Au-delà du principe de plaisir freudien ; cette paraphrase a-t-elle une nuance polémique ou est-ce seulement une déclaration de fidélité ?

 

Non. Ça n’a aucune nuance polémique, vous verrez quand vous lirez l’article ! qu’il n’y a rien d’extra-freudien, et la paraphrase veut précisément mettre ça en relief. « Au-delà du principe de réalité » veut dire que ce que Freud appelle « principe de réalité » se comprend simplement comme « réalité » : tout le monde sait ce que c’est la réalité, la réalité c’est la réalité… Bon, ce n’est pas comme ça. En faisant mieux attention, quand on lit Freud, on découvre que le « principe de réalité » qui fait la paire avec le « principe de plaisir » ne signifie pas simplement le principe qui conseille de s’adapter, par exemple.

 

En tout cas, vous ne voulez pas seulement être un interprète, un exégète de Freud.

 

Si je suis seulement ça ou pas, ce sont les autres qui doivent en juger. À moi, ça me suffit.

 

Lire votre livre est une entreprise très ardue. Même les lecteurs très préparés reconnaissent que certaines parties sont indéchiffrables. Comment expliquez-vous que votre style reste tellement elliptique ?

 

Il est indispensable de souligner que dans les lignes qui ouvrent ma collection d’écrits, je commence par parler de style, en utilisant le slogan « le style c’est l’homme ». C’est évident que je ne peux pas me contenter de cette formule, qui est devenue un lieu commun à peine a-t-elle été inventée. Référée à un contexte déterminé de Buffon elle acquiert un sens différent. Dans ce bref texte préliminaire, je donne déjà une indication elliptique de ce que veut dire « fonction du style Jacques a dit [jadico]* », style qui a besoin de la relation de toute la structuration du sujet autour d’un objet déterminé, qui ensuite est ce qui se perd subjectivement dans l’opération, par le fait même de l’apparition du signifiant. Cet objet qui se perd, je l’appelle objet petit a, il intervient structurellement dans la praxis analytique d’une manière soumise parce qu’un analyste ne peut s’empêcher de donner une importance « primaire » à ce qui s’appelle la relation d’objet. Pour donner une illustration à ceux qui n’auraient jamais entendu parler de cela, nous pouvons nous référer à un « objet », le sein maternel, que tout le monde connaît, au moins vaguement, par son sens, par ce qu’a de doux la même utilisation du mot « sein » ; le sein gonflé, turgescent, rempli de lait, constituant un signe fantasmatique, prend une valeur plus ou moins érotique ; en revanche, d’autre part, cette valorisation érotique du sein reste assez mystérieuse, étant donné qu’il ne s’agit pas du sein maternel mais du sein en lui-même. Je dis que c’est « mystérieux » parce que c’est un organe qui, après tout, dans son esthétique est peu tenu pour assumer une valeur érotique particulière. L’analyse a éclairé tout cela, en se référant à quelques phases du développement, à la valeur privilégiée que cet objet a pu acquérir pour le sujet dans sa phase infantile. Mais si nous nous référons à d’autres objets également connus bien que moins agréables, toute l’analyse de la structure, c’est-à-dire des constantes signifiantes à la base desquelles se trouve la fonction (qui est secondaire par rapport à la structure), toutes les incidences multiples, répétitives qui déterminent qu’on ait continuellement recours à cet objet, démontrent clairement qu’on ne peut expliquer de quelque façon que ce soit sa présence véritablement dominante dans la structure subjective, lui attribuant seulement une valeur liée à la génesis. Parler de fixation, comme cela se fait dans quelques secteurs particulièrement rétrogrades de la psychanalyse n’est pas satisfaisant, parce qu’on en est arrivé à constater que, quelle que soit l’importance théorique qu’on attribue à ce concept, selon l’intérêt plus ou moins grand pour les formulations théoriques (même dans le cas où l’on est très éloigné de ma formulation théorique particulière, qualifiée de structuraliste), le rapport de l’objet révèle une valeur si prévalente, de façon consciente ou inconsciente, qu’on arrive à démontrer la nécessité de cet objet. Lequel n’est sans doute pas un objet comme les autres, et la dialectique de l’objectivation et de l’objectivité, bien qu’ayant toujours été liée à l’évolution de la pensée philosophique, toute seule ne suffit pas à l’expliquer. D’une certaine façon, cet objet est essentiellement un objet perdu. Et ce n’est pas seulement mon style en particulier, mais tous les styles qui se sont manifestés tout au long de l’histoire avec l’étiquette d’un maniérisme déterminé – ainsi que l’a théorisé d’une manière éminente Góngora, par exemple – qui sont une façon de prendre cet objet en tant qu’il structure le sujet qui le motive et le justifie. Naturellement, sur le plan littéraire, cela exigerait d’énormes développements que personne n’a encore faits ; mais au moment où je fournis la formule la plus avancée de ce qui justifie un style déterminé, je déclare aussi sa nécessité devant un auditoire particulier, celui des analystes. J’ai systématiquement promu quelques formules de mon propre style pour ne pas éluder l’objet ; ou plus exactement, je me sens plus à l’aise dans celles-ci, pour m’adresser, au niveau de la communication écrite, au public qui m’intéresse, celui des analystes. Cette simple note suffit pour souligner qu’il ne s’agit pas d’éluder une chose, qui dans notre cas spécifique est le complexe ou, en dernière analyse, une carence ; en tout cas, l’ellipse n’est pas la moelle de ce style mais autre chose à quoi nous introduit le terme « maniérisme » que j’ai utilisé auparavant ; dans ce style il y a d’autres choses – d’autres modes indépendants de l’ellipse – et puis je n’ai rien d’elliptique, bien qu’il n’y ait pas de style qui n’impose l’ellipse puisqu’il est vraiment impossible de rien décrire sans ellipse. La tentative que « tout soit écrit », si elle était réalisable, donnerait lieu à une inintelligibilité absolue. Pour cela, cette espèce de reconnaissance que je fais de la relative difficulté de mon style, je ne la souligne pas trop, puisque l’expérience me démontre que, étant donné que je n’ai pas obtenu de former (et le terme est exact) un auditoire, qui serait dans n’importe quel cas un auditoire de pratiquants, dans la mesure où je ne les ai même pas formés pour la compréhension des catégories qui ne sont pas usuelles, mes articles peuvent paraître obscurs à première vue. De plus, les premiers articles qui figurent dans ce livre, même s’ils pouvaient paraître obscurs au moment de leur première publication dans des revues, en général, quelques années plus tard ne devenaient pas seulement compréhensibles pour tout le monde, mais aussi de compréhension facile. On peut observer que dans le fond, ils contiennent des choses qui se transmettent au niveau du style. C’est pour moi une confirmation. Je vous ai donné une réponse difficile, mais je ne vois pas de raison de vous en donner une autre, puisque celle-là est exacte.

 

Selon vous, quel rapport y a-t-il entre la relation d’objet et les relations entre les sujets (intersubjectives) ?

 

Évidemment, cet objet particulier que j’appelle objet petit a n’acquiert pas son incidence dans l’intersubjectivité mais au niveau de ce qu’on peut appeler la « structure du sujet », en gardant présent que le terme sujet s’articule et se définit au moyen de liaisons déterminées formalisables selon lesquelles, à son origine le sujet est effet du signifiant. C’est l’incidence du signifiant qui constitue le sujet, au moins le sujet défini, articulé dans l’incidence dans laquelle il est intéressé, c’est-à-dire le sujet qui nous est nécessaire pour donner lieu à la réalité. Parce que c’est l’ordre qui détermine l’inconscient. Dans la mesure où nous demandons d’un sujet qu’il ne nous porte pas à des métaphores banales ni aux franges de l’erreur pour définir l’inconscient, cette structuration du sujet nous oblige, pour le dire ainsi, à ne pas le considérer tissé de la même « toile » que l’objet petit a. « Toile » est un terme qu’il faut entendre littéralement. Par principe nous nous référons ici à quelque chose qui nous a induit à construire ces dernières années une topologie. Par conséquent, le rapport de l’objet ne se situe pas au niveau de l’intersubjectivité en tant qu’elle reste, par exemple, impliquée dans la dimension de la « réciprocité » (dans la psychologie de Piaget, l’intersubjectivité est absolument fondamentale et transcendantale). Il a été utile de commencer par déterminer la sorte de forme, de modèle grossier dans lequel s’articulait la pensée des « analystes médecins » (qui sont des gens, je peux l’affirmer, « à qui il manque beaucoup de dimensions de culture »). Dans la période de l’entre-deux guerres, on a introduit la notion d’intersubjectivité comme une espèce de barrière de fumée, ou comme un pont vers ce qui est un problème d’un autre genre, pour ceux qui ont pris la peine de lire Freud : celui de la structure intrasubjective. Mais précisément le terme, dès qu’il oppose inter et intra, peut nous conduire à une voie sans issue, à des identifications approximatives ; par exemple à considérer les structures comme celles que Freud a introduites avec tant de précision, de nuances et avec tant de finesse, qui sont celles que nous nous proposons d’élaborer, à considérer le moi, l’idéal du moi, le surmoi comme des unités autonomes fonctionnant à l’intérieur d’on ne sait quel système, peut-être d’un « milieu commun » pas mieux identifié (et qu’il conviendrait d’appeler « sujet »). Et nous voyons aujourd’hui ceux qui, à cette occasion, pensent qu’ils font progresser la psychanalyse, en les appelant, selon le contexte anglo-saxon, self. Il est utile de promouvoir des structures infiniment plus complexes qui permettent de rendre compte du résultat de l’analyse. Quoi qu’il en soit, ils ne pourront de quelque façon se fonder sur le concept de « totalité » que quelques auteurs, et des auteurs célèbres et même ingénieux dans le domaine psychanalytique, ont promu pour donner des preuves de je ne sais quelle sorte d’ouverture mentale, ou pour mettre « à la page[1] », à la mode, quelques idées qui dans le domaine phénoménologique sont plus ou moins dans l’air. En réalité il n’y a rien d’aussi contraire à l’expérience spécifiquement analytique, et aussi apte à la fois pour occulter sa véritable originalité. En un mot, la relation d’objet se situe, non sur le plan intersubjectif, mais sur celui des structures subjectives, qui seraient en tout cas celles qui nous conduiraient aux questions de l’intersubjectivité.

 

En parlant de relations intersubjectives je me référais, plus qu’à Piaget, à la troisième partie de L’Être et le Néant de Sartre (que vous citez dans un essai). C’est-à-dire que je me référais surtout au sens de « dialectique existentielle » et de « regard objectivant ».

 

Comme j’ai pu le signaler en parlant du terme intersubjectivité, en ce qu’il se réfère à la structuration subjective, on pourrait articuler de façon assez précise ce qui sépare ma « formalisation » de la « formalisation » du jeu des consciences de Sartre (bien qu’il n’accepterait probablement pas le terme de « formalisation »). J’ai indiqué que ce texte sartrien est extraordinairement riche en synthèses brillantes et suggestives, par exemple du « vécu » dans le rapport sadique, et en général d’un type déterminé de rapports qualifiés de « pervers ». À partir du point de vue clinique, il serait très facile de démontrer que tout cela est simplement faux, parce qu’il ne suffit pas de faire une espèce de production synthétique, une synthèse artificielle de quelque chose sur quoi les données de compréhension se trouvent on ne sait où, sans doute d’une introspection propre. Il ne suffit pas, disais-je, de reconstruire correctement la structure. Par exemple, cette forme de viscosité, au niveau de quelques intentionnalités corrompues dont parle Sartre, ne fait pas partie, de quelque façon que ce soit, de ce qu’on peut observer chez les sadiques authentiques.

 

En un mot, c’est de la littérature.

 

Une littérature très séduisante, stimulante, extraordinaire et qui sert en vérité à suggérer l’exigence de son contrôle ; c’est-à-dire que c’est une espèce d’initiation, une expérience exemplaire.

 

Mais quand elle se contrôle on découvre qu’elle est fausse.

 

Oui et pour qu’on puisse l’expliquer, on a besoin d’une structuration très différente.

 

Votre reproche se limite-t-il à L’Être et le Néant ou pensez-vous qu’il peut s’étendre d’une manière générale à la portée phénoménologique du problème ?

 

Vous voyez, je ne peux faire aucun reproche global à la phénoménologie ; la phénoménologie peut être très utile selon à quoi elle s’applique. D’autre part, on peut dire qu’il y a autant de phénoménologies que de phénoménologues. Mais je me réfère maintenant à la phénoménologie qui se profile dans quelques chapitres de L’Être et le Néant, et dans ceux dans lesquels Sartre essaye de saisir une expérience vive comme exemple d’érotisme pervers. Le résultat a une grande qualité et justifie en cela qu’on doive recourir à une formalisation qui ne se limite pas au registre de l’intersubjectivité de L’Être et le Néant.

 

Vous vous êtes référé à la relation qui nous lie au sein maternel, relation qui a été analysée par Melanie Klein et ses disciples. Quel jugement mérite cette école post-freudienne ? Quel sens a son « retour à Freud », si on prend en compte que vous ne rejetez pas en bloc les apports successifs aux formulations freudiennes ?

 

En nous référant à Melanie Klein, nous ne pouvons parler d’aucune façon de psychanalyse post-freudienne, à moins que nous ne donnions au préfixe « post » un sens purement chronologique. « Post-freudien » veut dire qu’on est arrivé à une étape ultérieure, de la même manière qu’on parle d’une époque post-révolutionnaire (que personne n’a encore vue). On peut dire : la révolution est finie et les problèmes qui se posent sont d’une autre nature ; mais nous sommes très loin de cette situation. Melanie Klein se maintient sur le bord de l’expérience freudienne et le fait que cela ait suscité des polémiques avec Anna Freud ne veut pas dire qu’elle n’était pas freudienne, et presque plus freudienne que l’autre. En soi, la psychanalyse de l’enfant est un domaine qui présente des difficultés de relation très spéciales par rapport à la psychanalyse freudienne. Nous pourrions dire que l’anna-freudisme est ni plus ni moins que l’introduction massive d’une structure pédagogique à l’intérieur de l’expérience spécifique analytique, en revanche Melanie Klein conserve la pureté d’une telle expérience, au même niveau de la psychanalyse infantile.

 

Utilisez-vous le terme « pédagogique » dans un sens éthico-formatif ?

 

À proprement parler non, plutôt dans le sens d’une investigation qui tiendrait aux fondements, aux techniques, aux procédés qui ont une finalité normative, qui font passer l’expérience vive de l’enfant par une série de phases typiquement éducatives. Ces finalités structurent l’expérience directe d’Anna Freud. Melanie Klein maintient chez l’enfant la pureté de l’expérience et centre sa recherche sur la découverte, sur le sondage et sur la manipulation du fantasme. Il est indubitable qu’elle a fait de véritables découvertes qui peuvent s’appeler post-freudiennes dans le sens où elle se sont ajoutées aux expériences de Freud. Mais, d’autre part, il est aussi indubitable qu’elle les a exprimées en termes qui sont théoriquement attaquables car en un certain sens, elles restent trop fixées à son empirisme et ne peuvent assumer toute leur situation exacte. Ainsi, la façon dont Melanie Klein théorise la fonction du fantasme dans ses étapes primitives, selon tout ce qui se réfère au corps de la mère et à l’inclusion précoce de l’Œdipe comme tel dans les fantasmes du nouveau-né, la seule chose qu’on puisse dire est qu’il s’agit de théories tellement insoutenables qu’elles en arrivent à inspirer du respect. Je veux dire que ça devient admirable que ces phénomènes l’aient obligée à forger des théories impensables et qu’elle ait accepté de les forger, puisqu’en définitive, les théories doivent se soumettre aux faits. Évidemment, plus tard, les théories se font plus intelligibles et convaincantes par l’intervention de celui qui théorise. Mais avant tout il est utile de préciser, comme le fait Melanie Klein, la donnée observée, bien qu’au niveau de l’empirisme, « une donnée ne se définit pas de soi-même » (cela nous entraînerait loin). En d’autres termes, les fruits de l’expérience de Melanie Klein et de son école ont porté leur résultat.

 

En tout cas, un résultat freudien.

 

Certainement. Et parfaitement intégrable en termes freudiens. Bien que je ne m’en sois pas occupé d’une manière spéciale.

 

Voyez-vous dans la psychanalyse post-freudienne des apports qui ne soient pas de Freud ?

 

Beaucoup. Par exemple la psychanalyse appliquée aux perversions. Je veux dire qu’on doit considérer post-freudienne la véritable structure des perversions comme telles. Quelques phénomènes très élaborés, comme la fonction de l’objet transitionnel découverte par Winnicott, sont des éléments absolument positifs qui ont été introduits dans l’expérience et qui ont une fonction très précise dans la théorie. Il y a de plus un grand penchant, sans doute post-freudien, à investiguer la psychanalyse de la psychose. Mais nous allons constater que ces investigations deviennent plus efficaces quand on leur applique des instruments proprement freudiens.

 

D’autre part, avec votre « retour à Freud », vous mettez implicitement en garde contre les auteurs, les livres, les théories qui, selon vous, corrompent le sens originaire du freudisme.

 

Je pourrai donner de nombreux exemples.

 

Citez m’en quelques uns.

 

On sait que la plupart de mes armes se sont brisées contre les cercles dirigeants de la Société Psychanalytique Internationale, et ils m’ont mis dans une situation très spéciale après la guerre. Mon opposition est catégorique, agressive, et elle s’accentue face à une théorie et une pratique totalement centrées sur les doctrines appelées « du Moi autonome », qui donnent à la fonction du Moi le caractère d’une « sphère sans conflits » comme ça s’appelle. Ce Moi, en substance, en vient à être le Moi de toujours, le Moi de la psychologie générale, et par conséquent rien de ce qui peut se discuter ou se résoudre à son sujet n’est freudien. Simplement c’est subrepticement et autoritairement une manière de ne pas inclure la psychanalyse dans la psychologie générale comme on le prétend, mais de porter la psychologie générale au terrain de la psychanalyse, et en définitive de lui faire perdre toute sa spécificité. Je me vois ici dans l’obligation de faire un résumé un peu précis. Je ne peux pas insister sur ce que représente le groupe de New York, constitué de personnages venant directement du milieu allemand – Heinz Hartmann, Loewenstein, Ernst Kris (qui est mort) – lesquels, pour le dire ainsi, se sont servis de la grande diaspora nazi pour imposer en Amérique, avec toute l’autorité qui dérive du fait de provenir de cet endroit digne d’honneur, une chose absolument appropriée à une société qui, dans ce domaine, attendait que les Mages l’impressionnent. Ils ont même rencontré d’excessives facilités pour leurs théorisations, des sillons trop tracés par une tradition pour ne pas en tirer des bénéfices extraordinaires de caractère personnel. En un mot, il s’agit d’une trahison très claire de ce qui continue d’être les propres découvertes de Freud.

 

Mais quand on parle de psychanalyse en Amérique, les non-spécialistes pensent surtout à d’autres représentants. Par exemple à Marcuse et à Norman Brown.

 

Marcuse est une personnalité culturelle très sympathique et ingénieuse. Sans avoir une authentique autorité scientifique, basée sur une expérience psychanalytique personnelle, il a eu l’audace d’imaginer et de soumettre à jugement les pratiques et même les principes de notre société au niveau, pour le dire ainsi, d’un éros plus sain. Il faut reconnaître que ses doctrines n’ont pas une grande importance au point de vue spéculatif. Il est certain qu’en suivant cette direction il a pu développer des analyses particulières et proposer des perspectives éclairantes pour expliquer certains aspects de notre pratique sociale, et spécialement dans le domaine des coutumes, et avec une certaine mesure quand il aborde le problème de l’érotisme. Ce sont des théories très intéressantes sur le plan descriptif, mais qui ne conduisent ni à une analyse structurale authentique ni à aucun résultat utilisable dans la transformation de certains aspects de notre civilisation.

Notre civilisation semble chaque fois plus conditionnée par une série de procédés inertes, et aussi par un certain ton diffus, pour le dire ainsi, grâce à une espèce d’économie de l’érotisme ; éléments régis par des lois qui sont très loin de pouvoir être individualisées par de simples spéculations théoriques.

 

Croyez-vous alors que la tentative d’appliquer la psychanalyse à la civilisation et à l’histoire (à l’anthropologie, en suivant les traces de Géza Roheim) est vouée à l’échec ?

 

Non, mais il conviendrait d’examiner les choses à un niveau plus radical, même si ce n’était que pour comprendre le sens dans lequel on peut exercer quelque contrôle sur les phénomènes, sur le plan de la collectivité.

 

En se basant sur Totem et Tabou et Moïse et le monothéisme, voyez-vous la possibilité d’appliquer le freudisme sans que cela soit une pure élucubration théorique ?

 

C’est très possible, mais pas d’une manière immédiate.

 

Que pensez-vous de Norman Brown ?

 

Brown est un bon exemple de comment faire une œuvre parfaitement aérée, saine, efficace, intelligente, révélatrice, avec la seule condition qu’un génie non prévenu (en effet, Brown ne s’était jamais occupé de ces thèmes) se donne la peine de lire Freud, de la même manière qu’on lit d’autres choses quand on ne s’est pas abêti au préalable par des mystifications de basse vulgarisation. Par exemple, il y a des gens qui parlent de Darwin sans l’avoir jamais lu : ce qu’on appelle communément « darwinisme » est un tissu d’imbécillités dans lequel on ne peut dire que les phrases citées soient extraites de Darwin, mais qu’elle ne sont pas plus que quelques phrases cousues, avec lesquelles on essaye de tout résoudre, et dans lesquelles on décrit la vie comme une grande lutte dans laquelle tout fonctionne par la prédominance du plus fort. Il suffit d’ouvrir Darwin pour se rendre compte que les choses sont un peu plus compliquées. De la même manière qu’il y a une lecture de Freud, celle qui s’enseigne dans les instituts de psychanalyse et qui implique de lire Freud avec une certaine garantie d’authenticité. Et cependant, le nouveau venu qui obtient une bourse d’études de la W. W. L. pour écrire quelque chose sur Freud – évidemment quelqu’un qui ne soit pas stupide – écrit tout à coup un livre révélateur. « Voilà ce que veut dire Brown. Ça et rien de plus ».

 

Dans vos Écrits figure un essai important consacré au « temps logique », la question du temps est en général une question clef de vos recherches. Pourriez-vous résumer les termes de votre questionnement ?

 

Je suis encore très loin de pouvoir l’aborder comme je pourrai le faire dans le futur avec toute l’ampleur que cela implique. La question du temps me touche de très près, en premier lieu parce que, comme tout le monde sait, je fais un usage très variable de la référence temporelle. Par exemple, je ne me soumets pas au standard temporel qu’on a l’habitude d’utiliser d’une manière stéréotypée dans la pratique psychanalytique.

 

Dans quel sens ?

 

Dans le sens chronologique et thérapeutique. Je veux dire que les psychanalystes ont l’habitude de faire durer les séances 45 minutes, puis ils s’arrêtent. Le fait que la majeure partie des analystes suivent ce critère, comme une référence basique sur laquelle on doit travailler, sans qu’il n’existe aucune possibilité de la discuter, est un phénomène très curieux. Je pense que l’analyste, au contraire, doit conserver sa liberté, entre autres choses pour faire une séance courte ou prolongée selon ce qui lui convient.

 

C’est-à-dire de cinq minutes à trois heures.

 

Oui. C’est lui qui doit décider le pourquoi. Même quand on a allégué de nombreux arguments sur cette question, ça reste incroyable, exorbitant qu’il faille offrir des preuves concluantes. En tout cas, ceux qui pensent, Dieu sait pourquoi, que le standard doit être de 45 minutes, invariable et obligatoire, devraient être ceux qui justifient cette invariabilité. Mais en revanche, ils n’ont pas pu donner d’explications claires de « tous le font ainsi ». Cette coutume a été copiée, transcrite de Freud qui cependant quand il l’a transmise a pris bien soin de signaler ses réserves en disant plus ou moins : « je fais ainsi parce que ça m’arrange et si un autre veut suivre un autre critère plus pratique pour lui, il peut le faire tranquillement ». Ce n’est bien entendu pas la façon de débattre la question parce que dire « je le fais ainsi parce que ça m’arrange » n’est pas un argument. Freud a laissé le problème sans solution. C’est tout ce qu’il y a à dire sur le « dosage » du temps.

Mais évidemment quand vous me formuliez votre question, vous ne pensiez pas à ce « temps ». J’ai seulement voulu me référer à ce point parce que pour moi c’est très grave et je ne vois pas de raison de l’éviter, d’autant plus que personne ne l’affronte, comme si on avait peur de rester sans un terrain solide sur lequel appuyer sa pratique. Ça me gêne de l’abandonner parce que ça pourrait expliquer beaucoup de choses, mais je ne peux pas non plus éviter d’insister là-dessus parce que, souvent, quand on n’a pas pu m’attaquer sur la doctrine, on m’a attaqué sur ce terrain. En réalité, ça donne la même chose que je le fasse ainsi ou d’une autre manière, comme de toute façon, les autres aussi le font à leur manière, qu’est-ce que ça peut leur faire que j’utilise cette pratique ? C’est tellement certain que quelques personnes que j’ai formées selon ce critère ont été reçues à bras ouverts à la Société Psychanalytique Internationale, à l’unique condition de voter contre moi dans une circonstance déterminée. Cela a suffi comme autorisation totale.

 

Pour revenir à la question précédente…

 

C’est certain qu’il existe un temps qui n’est pas celui de l’inertie psychologique, ou de la transmission nerveuse, mais le temps de la transmission intellectuelle. Bien, pendant que je parle, vous employez certain temps pour vous rendre compte de ce que je dis, bien qu’il soit difficile de le mesurer. Mais ce n’est pas non plus le temps qui vous intéresse…

 

Au contraire ça m’intéresse beaucoup…

 

Oui, c’est très intéressant, mais ce n’est pas non plus le temps « analytique ». Pour mieux dire, c’est analytique dans le sens où, quand je lève un verre par exemple, je note son poids : dans ce sens ça l’est. En revanche, en se fondant sur les fonctions de l’inconscient, le temps spécifiquement structural est constitué par l’élément de « répétition ». On commence justement maintenant à explorer s’il s’agit d’une temporalité liée essentiellement à la constitution en tant que telle, à la dite « chaîne signifiante ». Nous sommes sur le plan du rythme, de la cadence, de l’interruption, des groupes temporels dans lesquels on peut faire des distinctions proprement topologiques – de groupes ouverts et de groupes fermés par exemple. Ce qu’est une phrase en soi, ce qui comporte l’unité essentielle de la phrase par le fait d’être un cycle fermé et qui a comme conséquence d’être suivie d’une application aux effets de caractère rétroactif, tous ceux-ci sont des thèmes que je pointe constamment dans la dialectique que je développe, mais que je n’ai pas isolés comme problèmes autonomes dans un chapitre consacré au problème de la temporalité, je n’ai pas plus pensé que la meilleure manière de les exposer soit « en les triant » sur la base de catégories intuitives, selon les modes de l’esthétique transcendantale. J’ai introduit une nouvelle dimension dans le temps logique, celle de la « précipitation identificatoire », comme ce qui s’autodétermine dans le fond et qui ne peut s’exercer que d’une certaine manière que j’appelle le a-temps logique. Ma contribution est très originale et elle aurait pu provoquer un grand intérêt parmi les spécialistes de logique si ceux-ci ne travaillaient pas à un niveau « non saturé » comme celui qu’ils travaillent, se consacrant uniquement à la constitution de systèmes formels. Mais quand on réintroduit la notion de sujet en tant qu’elle implique la dimension du sujet freudien dans sa reduplication profonde et originaire, la division inaugurante qui est celle du sujet comme tel ne pourra être établie que par le rapport entre un signifiant et un autre signifiant qui est la conséquence rétroactive du premier ; de fait, le sujet proprement dit est ce qu’un signifiant représente pour un autre signifiant. C’est là que réside, que s’inaugure le fondement propre de la subjectivité, dans la mesure où on peut déduire la nécessité d’un inconscient non transposable en tant que tel, d’un inconscient qui ne peut être vécu d’aucune manière sur le plan de la conscience. Quand ces choses auront été théorisées adéquatement, c’est-à-dire quand on aura mis en évidence la « structure topologique », nous pourrons établir avec une plus grande liberté les bases d’une logique pré-subjective, à savoir une logique qui surgit sur la frontière de la constitution du sujet.

 

Plus simplement, cette structure est-elle une vérité plus près du temps ?

 

Non. Je ne pense pas qu’on puisse l’interpréter ainsi. Moi aussi je pense que la vérité est toujours incarnée. Le cadre de la vérité et celui du savoir ne commencent à se différencier que lorsque en vérité le verbe « se fait chair ». La vérité est ce qui résiste au savoir.

 

Par conséquent, pour vous, la vérité n’est pas une chose qui se situe dans le temps.

 

Non. Je ne peux concevoir un cadre de la vérité que là où il y a une chaîne signifiante. S’il manque un lieu où puisse se manifester le symbolique, rien ne peut se proposer comme vérité. C’est le réel, avec toute son opacité et avec son caractère d’impossible essentiel, et ce n’est que quand nous entrons dans le cadre du symbolique que peut s’ouvrir une dimension de n’importe quelle sorte. La vérité peut difficilement être qualifiée de dimension parce que, dans le fond, tout ce que nous disons est vérité dès qu’on le dit comme vérité ; y compris dans le cas où il y aurait une nuance de mensonge, il ne s’agit pas exactement de mensonge justement parce qu’on le dit comme vérité. La vérité n’a aucune sorte de spécificité.

 

Ni sur la plan méthodologique ? Quand vous introduisez vos trois registres – symbolique, imaginaire, réel – ne pensez-vous pas qu’ils correspondent à trois ordres de l’existence ?

 

Depuis longtemps. Bien que je croie que, en toute probabilité, le symbolique est parfaitement perceptible et même qu’il est préfiguré dans le réel. Je ne pars que de ces trois registres parce qu’il me semble qu’il est indispensable de les séparer au niveau de la praxis analytique. Si au niveau de ma praxis analytique on ne fait pas de distinctions entre ce qui se réfère au symbolique, à l’imaginaire et au réel, on tombe immédiatement dans toutes les vieilles idées mystiques, à savoir que le symbolique est la nature qui se met à chanter, que déjà depuis l’époque des premières amibes on attend l’événement que l’homme se convertisse en pensée pure, en un mot, sur les mythes qui sont toujours sur le point de se réintroduire dans notre expérience analytique pour la faire céder à la fascination et aux séductions des métaphysiques plus utilisées, qu’il n’est plus nécessaire de combattre mais de mettre entre parenthèses pour analyser correctement ce qui arrive au niveau de notre praxis. Au niveau de notre praxis tout fonctionne dans l’ordre symbolique, et nous pouvons observer qu’il est impossible que surgisse rien de vrai des mots, surtout des mots dits dans ces conditions. Par conséquent si quelque chose surgit de véritablement efficace, manier la parole veut probablement dire agiter un registre important qui normalement ne se conduit pas d’une manière rigoureuse. En un mot, ça veut dire qu’on fait intervenir tout ce qui est plus proprement originaire dans le cadre du langage. Il est certain que le langage est une chose déjà structurée, Sartre aime à le définir comme le pratique-inerte, ça fait partie de sa philosophie, je n’y vois pas d’inconvénient. Mais il est extraordinairement nécessaire de souligner que les structures fondamentales du langage – celles qu’on trouve au niveau de l’analyse linguistique très moderne, par exemple celles de la formalisation logique – deviennent les coordonnées qui permettent de situer ce qui arrive au niveau de l’inconscient, c’est-à-dire permettent d’affirmer que l’inconscient est structuré comme un langage. Et il ne s’agit pas d’une analogie, je veux plutôt dire que sa structure est exactement la même que celle du langage. Cela semble bien sûr évident pour ceux qui prennent la peine d’ouvrir une œuvre de Freud. Quand il fait une analyse de l’inconscient, à n’importe quel niveau, Freud fait toujours une analyse de type linguistique. Freud avait inventé la nouvelle linguistique avant qu’elle ne naisse. Vous me demandiez en quoi je me distingue de Freud : en ceci que je connais la linguistique. Lui ne la connaissait pas, il ne pouvait donc pas savoir que ce qu’il faisait c’était de la linguistique, et la seule différence entre sa position et la mienne s’appuie sur le fait que moi, en ouvrant un de ses livres, je peux tout de suite dire : c’est de la linguistique. Je peux le dire parce que la linguistique est apparue quelques années après la psychanalyse. Saussure a commencé peu après que Freud, dans L’interprétation des rêves, a écrit un véritable traité de linguistique. Voilà ma « distance » par rapport Freud.

 

Est-ce pour cette raison que dans la conclusion au fragment de votre Conférence de Vienne, qui a été publié dans La Quinzaine, vous déclarez : « si vous voulez en savoir plus, lisez Saussure » ?

 

Exactement. Mais prenez en compte que le fragment que vous citez et avez lu dans La Quinzaine ne peut pas être séparé de son contexte, comme cela arrive avec les livres sacrés. Ce n’est pas moi qui ai séparé ce fragment. Ils l’ont fait alors que j’étais en Amérique et ils l’ont donné en pâture au public. Entendons-nous, ce n’est pas que ça me déplaise parce que je pense que c’est un texte bien écrit, mais on ne peut le séparer de son contexte. Replacez-le dans Choses freudiennes et vous verrez le sens que ça prend.

 

Vous utilisez souvent des termes musicaux, comme « registre » et vous dites que le logos doit s’incarner.

 

Un moment. Quand nous parlons de vérité au niveau psychanalytique, ce n’est pas à propos du langage mais de la vérité. En psychanalyse, la vérité c’est le symptôme. Où il y a un symptôme, il y a une vérité qui fait son chemin.

 

Mais où il y a symptôme, il y a langage.

 

Absolument d’accord. Mais j’ai pensé un instant que vous me parliez de la vérité comme si je m’étais référé à la Vérité…

 

Non, non. Je pensais que ce que vous disiez (et c’est un thème central dans tous vos écrits) c’est que ça ne sert pas à grand chose de chercher une sortie qui ne soit pas seulement une empiria, comme pour les recherches de Melanie Klein, et en même temps que le logos ne soit pas séparé de l’empiria. Pour donner un exemple, je pensais à la musique, qui est un son et à la fois structure, voie de sortie et ce à quoi se référait Kant avec la notion de schéma transcendantal.

 

Si vous voulez… C’est ça, pas plus. En d’autres termes, je fais attention aux données structurelles. Mais je dois préciser que dans le terme « donnée » il y a déjà le terme structure et que dans n’importe quel domaine scientifique, les données sont prises en considération à l’intérieur du cadre d’une structure : il n’y a pas de données brutes. Une donnée est quelque chose qu’on recueille dans le cadre d’une « transparence » (comme vous avez dit, je ne rejette pas ce terme bien qu’il ne me soit pas familier).

 

Par conséquent, vous imposeriez ainsi les rapports entre le « vécu » et le « logique » ?

 

Je pense que la substance du vécu est le logique et que ce fameux « vécu », au fond, est une notion… comment dire…

 

Abstraite ?

 

Bon, jusqu’à un certain point, oui. Mais ça se prête à toute sorte d’abus.

 

Dans la mesure où vous vous référez à une chose ineffable, inexprimable en termes logiques ?

 

Je suis disposé à admettre l’ineffable, nous vivons dans l’ineffable. Mais si c’est ineffable, nous n’en parlons pas. Prenons comme exemple le désir – il y a toute une dialectique du désir et de la demande –, ça n’a pas d’importance que ça ne puisse être articulé au niveau phénoménologique, ça fait lien absolument : il n’y a rien d’aussi insistant que le désir. Il s’agit de savoir à quoi ça sert. Je vais jusque là : j’ai une théorie qui explique à quoi sert le désir. C’est une passerelle qui nous permet de grimper et de surpasser les limites fixées par le principe de plaisir. Mais ça ne suffit pas que le désir ne soit pas ineffable par nature – et vraiment il n’est pas ineffable depuis le moment où il ne cherche rien d’autre que sa propre théorisation : on fait mille choses pour suggérer ce qu’est notre désir –, disons inarticulable dans sa spécificité pour tous : le fait qu’il ne soit pas articulable n’implique pas qu’il ne soit pas articulé, au contraire il est suspendu dans des articulations qui surgissent ailleurs, au niveau de la demande.

 

Il fait partie d’un système.

 

Exactement. Je le répète : le fait qu’il ne soit pas articulable ne signifie pas, comme on le pense conventionnellement, qu’il ne soit pas parfaitement articulé. S’il n’était pas articulé, nous ne pourrions rien en faire. La vieille notion de « tendance » serait alors appropriée. Cela démontre et justifie avec des bases biologiques la diversité radicale entre le désir et ce que nous pourrions appeler « la voie de l’instinct » (si elle existe). De plus, cela nous permet de mettre en doute, par effet d’une sorte de rétroaction, au niveau biologique, les prétendues « fonctions instinctives ». Personne ne prend la peine de les discuter parce qu’elles doivent exister, étant donné qu’elles fonctionnent. Mais ce n’est pas un argument valable : elles pourraient « fonctionner » pour beaucoup d’autres raisons.

 

Ainsi, pensez-vous que la dimension de l’instinct est réductible ?

 

Je n’en arrive pas là. Mais j’observe que si nous faisons une étude scientifique du comportement des animaux, c’est-à-dire si nous nous consacrons à l’éthologie, nous arriverons à instaurer des catégories fondées dans des corrélations précises : nous pouvons, par exemple, susciter une conduite grâce à certaines reproductions élémentaires qui servent d’« hameçon » : il suffit d’agiter en l’air un morceau de tissu qui ressemble à la tête d’un oiseau de proie pour que les poules se mettent à crier et se cachent. C’est ainsi que nous étudions l’étiologie animale. De là à dire qu’il existe un instinct de fuite face à l’oiseau de proie, il n’y a qu’un pas. Il est nécessaire d’apprendre à mettre en doute, non la nature, mais le fait de pouvoir en parler avec une tranquille désinvolture sur le plan scientifique.

 

Niez-vous dans ce cas l’existence de l’« instinct » ?

 

Plus personne n’y croit plus, dans aucun domaine scientifique, sauf quelques psychanalystes particulièrement rétrogrades. Freud par exemple n’a jamais parlé des instincts. Il a toujours parlé des pulsions. Je vous conseille de relire les pages de Freud consacrées aux pulsions : vous verrez qu’il s’agit d’une chose aussi peu « naturelle » que peuvent l’être les « collages » des surréalistes. Je veux dire que les quatre éléments que Freud distingue dans les pulsions – source, poussée, objet et fin – ne peuvent être plus hétéroclites et hétérogènes entre eux. On comprend maintenant combien c’est grave d’avoir traduit le terme allemand Trieb par « instinct » : Trieb n’a jamais signifié instinct. Et ça ne peut pas servir de prétexte de dire que dans la langue française il n’existe pas d’autres termes pour le traduire, sauf le dissonant « pulsion ». On a trouvé mieux en anglais, drive, et en italien (et en espagnol) impulso est meilleur que pulsion. Mais aucun de ces termes n’arrive à donner le sens adéquat de Trieb.

 

Pour en revenir au problème du temps, je ne sais pas si vous connaissez les Investigations logiques d’Husserl. Pensez-vous que ce type d’investigations nous intéresse ?

 

Un peu.

 

Parce que là aussi se pose le problème du temps au niveau de la constitution.

 

De toute façon, regardez. On pourrait dire, et on a dit, et c’est écrit de la plume de Freud, que l’inconscient ne connaît pas le temps car par sa répétition et son insistance il fait dans un certain sens devenir « le désir indestructible » – et c’est la dernière phrase de L’interprétation des rêves. Par conséquent l’inconscient est quelque chose qui « insiste », qui vient des profondeurs du passé, que rien ne peut dans un certain sens ni satisfaire ni modifier : c’est un élément complètement paradoxal, qui semble aller contre toute référence biologique. L’insistance dans la répétition inconsciente est une chose qu’il faut réélaborer dans les catégories du temps, qui est différent du simple fluide temporel et qui nous permet peut-être de donner au temps une valeur aussi radicalement originaire que dans les Investigations logiques d’Husserl.

Je n’ai jamais dit que le temps était inaliénable. À ce propos, je recours fréquemment, et ça m’est très pratique, à ce petit article sur le Temps logique que vous avez vu dans mes Écrits (vous allez vous amuser quand vous le lirez). Je m’en sers toujours comme d’un ustensile rudimentaire mais nouveau qui s’applique assez bien à sa fonction. Je ne prétends naturellement pas avoir fait toutes les constructions nécessaires. Si, comme on dit souvent, « Dieu me prête vie », il me reste beaucoup à faire parce que beaucoup des points clé de ma théorie ne sont pas encore résolus. Il est certain que l’idée de système ne me semble pas étrange, c’est juste que je n’essaye pas de constituer un système fermé, chose qui, d’autre part, ne m’aurait pas permis de revivre le sens de l’expérience freudienne. Je dois avouer que l’inconscient dont je dois m’occuper comme théorique est aussi l’inconscient personnifié des résistances des psychanalystes à l’inconscient. De fait, toutes les évolutions post-freudiennes (dans le sens chronologique) de la psychanalyse sont la conséquence d’un grand rejet de l’inconscient.

 

Un phénomène historico-culturel en définitive ?

 

Oui. Un phénomène que je me suis vu obligé d’affronter, spécialement dans la phase que nous pourrions appeler de la « découverte du sujet » qui est tellement essentielle dans notre science qu’elle n’aurait peut-être jamais surgi sans avoir situé correctement le sujet. De la même manière que le cogito cartésien a été un moment essentiel dans le développement de la science, la phase de la découverte du sujet, à un autre niveau, de l’imaginaire, je l’ai qualifiée de « stade du miroir ». Pour moi, ces références ont un caractère biologique. Je veux dire que, si vous lisez bien mon petit article, intitulé précisément Stade du miroir, vous verrez que le fondement de la capture à travers l’image spéculaire, à travers l’image du semblable et son caractère de cristallisation captivante, ce qui s’appelle la « cristallisation narcissique de l’homme », se trouve dans un fait biologique, liés aux faits biologiques que Bolk a décrits comme prématuration de la naissance, comme, pour le dire ainsi, retard, maintien de la constitution anatomico-embryonnaire, chez l’homme vertébré. L’écorce cérébrale est une écorce embryonnaire, et elle est spécifique dans l’anatomie de l’homme. Le « stade du miroir » se comprend dans une acception biologique.

 

Puisque nous sommes sur ce terrain, pouvez-vous éclairer ce que vous entendez exactement par « décentrement du sujet » ?

 

Je n’ai jamais utilisé cette expression. Comme Freud, j’ai parlé de Spaltung, de division du sujet.

 

Mais en travaillant cette théorie, beaucoup l’entendent comme un « décentrement » substantiel. Sartre, par exemple, dans l’entretien qu’il a donné à la revue Arc.

 

Je le sais. Il s’agit en réalité d’un « se scinder ». Je me suis servi, comme toujours, pour énoncer ces théories, de mon expérience clinique. Il n’est pas utile de recourir à Freud pour se rendre compte du phénomène par lequel un sujet est capable d’avoir deux authentiques séries de défenses en un seul point d’importance capitale, desquelles l’une dérive du fait d’admettre ce point comme résolu dans un certain sens, et l’autre série, exactement parallèle à la première, se situe dans un sens diamétralement opposé. Chaque série a sa prolifération propre. Cette expérience est tellement courante qu’on peut dire que c’est la base même de ce qu’il y a de plus fondamental chez l’homme, la « croyance ». À la fois la croyance c’est toujours ne pas croire en quelque chose. Cette « scission » du sujet, absolument essentielle pour lui, est tellement liée à notre expérience quotidienne qu’il vaudrait peut-être la peine de promouvoir une typologie qui l’explique. C’est ce que j’essaye de faire et j’ai cristallisé autour d’elle toutes mes références (par exemple ce que j’ai appelé la bande de Moebius et qui permet d’expliquer des choses très intéressantes). Jusqu’au point où je me demande si je ne suis pas en train d’arriver à la vraie substance du phénomène.

 

Supposez-vous que c’est surtout votre conception du sujet qui a suscité tellement de polémiques et tellement de résistances sur votre pensée ? Que pensez-vous des controverses dont vous avez été le protagoniste ?

 

On pourrait probablement se dire que la consistance, et le retard, de mes constructions théoriques est en rapport avec les conflits et avec les luttes historiques que je me suis vu obligé de soutenir. Je ne me réfère pas ici à Heinz Hartmann et aux autres, ce ne sera pas moi qui vais les sortir de leurs fauteuils si confortables de New York. Ce n’est pas lui le vrai adversaire « culturel » de mes théories : ce sont mes propres disciples. Je vous assure que c’est avec eux que je dois me battre, vous ne vous imaginez pas les réactions personnelles que suscitent en eux mes efforts pour arriver à ce qu’ils travaillent et comprennent quelque chose, pratiquement ce sont les problèmes de cet ordre qui m’absorbent. Vous diriez peut-être qu’il s’agit d’obstacles « culturels », mais je préfère dans le fond les appeler « historiques » avec la venue de Sartre, lequel s’imagine… Oh, c’est incroyable. Dans son entretien publié dans l’Arc, on lui demande : « Voyez-vous une aspiration commune dans l’attitude de la génération plus jeune par rapport à vous ? ». Réponse : « Une tendance générale dominante (parce que le phénomène n’est pas général) est celle du rejet de l’histoire ». Mais l’histoire s’identifie-t-elle avec Sartre ? On peut trouver beaucoup d’observations sur l’histoire dans mon livre. Je suis un historien plus radical que beaucoup qui se proclament eux-mêmes ainsi, avec la différence que l’Histoire, la Grande Génésis pseudo-marxiste qui leur sert de guide et toutes les bêtises de ce genre, me font rire. J’ai vécu suffisamment pour voir surgir des choses que personne n’aurait été capable d’imaginer, le nazisme par exemple. Choses auxquelles ceux qui se nomment eux-mêmes les cultivateurs de l’Histoire, avec toute sa prosopopée, avec tout son « bagage », avec toutes ses « clés interprétatives » n’ont même pas pu donner un début d’explication. Ne me parlez pas de l’Histoire divinisée. S’il y a une muse complètement dépassée, c’est Clio.

 

Quelle est votre position par rapport aux relations entre psychanalyse et morale sociale ? Dans vos Écrits il y a un article de criminologie « Introduction théorique aux fonctions de la psychanalyse en criminologie » qui me permet je pense de poser le problème.

 

Pendant toute une année j’ai dirigé un séminaire consacré à l’Éthique de la psychanalyse. Moyennant l’introduction de l’expérience psychanalytique – du désir inconscient, par exemple – j’ai essayé de faire des recherches sur les problèmes éthiques en termes nouveaux par rapport aux positions éthiques traditionnelles. Ainsi j’ai pu énoncer quelques thèses, comme celle de la dimension « entre-deux morts », complètement originale, et dans laquelle je définis les formes de comportement irréductibles à la simple manipulation de l’expérience psychanalytique. En me basant sur la théorie que vous appeliez tout à l’heure du « décentrement du sujet », j’ai essayé de faire quelque chose de semblable à ce qu’a fait Aristote, avec le même sérieux : j’ai essayé de refaire l’éthique en suivant un procédé analogue (par l’expérience) à celui de l’Éthique à Nicomaque. Il serait un peu difficile de vous présenter un catalogue de ce que j’ai fait pendant un an de conférences. Je peux vous dire que ça a donné lieu à un volume qui, à l’époque, a été accepté par les Presses Universitaires de France. Je ne l’ai pas laissé publier car j’ai pensé que c’était prématuré : de l’avis de quelques amis, les théories déterminées que je soutenais là pouvaient empêcher mon entrée à la Société Psychanalytique Internationale. L’entrée m’a été de toute manière défendue, mais au moins je peux dire que ce ne fut pas à cause de cette publication. Je le publierai tôt ou tard, peut-être avec retard, mais vous savez déjà que j’ai un critère très particulier sur le temps. Ma vie, comme celle de beaucoup de gens qui ont fait quelque chose, a été une longue et patiente attente. Le texte de l’Éthique de la psychanalyse a en réalité été rédigé par un de mes élèves, et c’est un résumé complet de mes cours. Il ne correspond cependant pas exactement à mes positions actuelles et j’espère donc avoir le temps un jour ou l’autre de le réécrire. Malgré tout, cette Éthique de la psychanalyse, qui sortira prochainement, consiste en un séminaire, comme ceux que je dirige chaque année, d’une trentaine de conférences très élaborées, chacune dure deux heures et leur contenu est transcrit intégralement par une sténotypiste puis tapé à la machine : nous verrons quelles réactions elle suscitera. Elle peut évidemment intéresser un public assez large, mais elle se développe sur un plan rigoureusement psychanalytique, en fin de compte seuls les psychanalystes seront donc les dépositaires de ce qu’elle peut contenir de vérité.

 

Quelles devraient être, selon vous, les principales conséquences d’une application radicale de la psychanalyse à la morale objective, à la morale sociale ?

 

Je n’ai jamais dit qu’il s’agissait d’une morale sociale.

 

Je l’appelle ainsi pour la différencier de la morale des intentions, du sens de culpabilité, etc.

 

Je ne pense pas que la psychanalyse arrive à éliminer le sens de culpabilité.

 

Non, c’est certain, mais il ne s’agit pas de cela.

 

Mais je veux le préciser, parce qu’il y a beaucoup de gens qui pensent que la psychanalyse va libérer l’humanité de la culpabilité. La culpabilité, cher ami, c’est la principale protection contre l’angoisse. Et comme ça marche très bien comme ça, ce serait une véritable erreur de renoncer à elle.

 

Mais quels vont être les effets éloignés d’une psychanalyse freudienne appliquée correctement à la criminologie ?

 

Dans le petit rapport que vous citiez tout à l’heure, j’ai dessiné les contradictions actuelles de la criminologie. On les doit en grande partie aux manipulations du délit, à travers lesquelles se manifeste l’insuffisance des institutions en vigueur, qui arrivent à l’extrême de ne pas savoir reconnaître l’autonomie de la dimension délictueuse. En ne sachant pas le juger, on se confie au psychiatre, à qui ne revient pas de juger, et par une espèce de contre-sens permanent on finit en utilisant ce que dit le psychiatre. Comment s’en sert-on ? De la manière qui semble la meilleure. Ainsi quand un « délit » semble trop grand, pour ne pas épouvanter tout le monde, on condamne sans pitié, bien que le psychiatre ait dit qu’il s’agit d’un irresponsable (entre autres raisons parce qu’il y a toujours d’autres psychiatres qui déclarent qu’il est responsable). En d’autres termes, un arbitraire total règne pour le moment. Et dans le fond c’est ce que je voulais dire dans ma description de la criminologie.

 

Vous ne prétendez pas avoir résolu quoi que ce soit.

 

Non. Absolument pas. Il me suffit de signaler qu’il existe des problèmes qui empêchent totalement le maintien de limites aristotéliciennes déterminées. Même pour la mentalité commune, il y a une série de comportements qui restent exclus du domaine de la morale, par exemple les perversions plus graves, celles qui appartiennent à la sphère de la « monstruosité » ou de la « bestialité ». Mais il ne s’agit absolument pas de cela : même dans les perversions, nous sommes conditionnés par le fait d’être des individus parlants, ce qui implique une extension de la rationalité malgré tout. Et c’est ce qui caractérise pour l’instant la psychanalyse : cela étend le domaine du rationnel. Ce qui ne signifie pas que toutes les équations ont été résolues, mais seulement qu’il existe certaines perspectives, qu’il faut tenir en compte, en se servant des moyens forts, même dans une humanité qui commence à se rendre compte de ces choses. Elles dépendent de facteurs éloignés de la rationalité, qui concernent davantage le cadre des institutions, ou qui affectent des éléments qui tendent à se considérer comme les plus nobles et qui en réalité sont les plus obscurs : par exemple la préoccupation pour l’autonomie personnelle, le statut personnel. Plus nous entrons dans ce cadre structural particulier, plus nous devenons timides. Vous pouvez être sûr que si quelque chose de révolutionnaire se fait dans ce domaine, ce ne sera pas à travers la connaissance psychanalytique. La connaissance psychanalytique peut préparer le terrain, mais les transformations arriveront par d’autres chemins, plus inertes, c’est-à-dire qu’elles se produiront à travers de nouvelles formes de « nous contraindre » à ce à quoi nous obligera le développement de sciences. S’il y a quelque chose qui puisse forcer à modifier les coutumes, c’est le développement des sciences. Quand il y a aura des choses qui ne seront pas seulement transmises mais qui se convertiront en jouissance commune au niveau des choses communes – comme c’est arrivé avec la télévision et avec d’autres découvertes techniques de ce genre, ou comme le fait que rien ne pourra arriver dans un coin du monde qui ne soit immédiatement transmis à tout le reste – la réforme nécessaire des coutumes aura lieu au niveau de phénomènes comme ceux-ci. Mais cela ne veut pas dire que quelques vieilles structures seront à nouveau réorganisées, elles peuvent même rester fortifiées. Nous voyons par exemple ce qui arrive dans l’Église Catholique. Je ne pense pas que la vieille Église Catholique soit réellement morte, et je pense qu’elle saura très bien se servir de quelques innovations, et même qu’elle arrivera à obtenir de souligner quelques aspects de sa « sagesse » décrépie. Comprenez que je travaille dans un petit domaine, en me servant d’une praxis très précise, et en voyant les effets qu’elle produit sur tout le monde et en particulier sur ceux qui la pratiquent. Je dois établir un nombre déterminé de rapports avec une rigueur semblable à celle des systèmes logiques. Il s’agit apparemment de petits sentiers qui ne peuvent pas nous emmener très loin et qui, en revanche, mènent plus loin que ce qu’on pense. Le principe auquel je veux me soumettre est celui qu’exprime la formule de Freud : « la voix de la raison est basse mais elle dit toujours la même chose ». Peut-être vous semblera-t-il que je m’amuse en faisant des filigranes, mais ce n’est qu’un expédient pour réveiller les gens : pour nous les psychanalystes, cette dimension du réveil est absolument primaire, entre autres raisons parce que l’expérience nous l’enseigne. Enfin même chez l’homme qui se pense plus « rationnel », le symptôme a quelque chose de somnolent que nous devons transformer en un signe du réveil. Cela nous impose une vigilance extrême et un travail constant.

 



*. terme espagnol que la traductrice du livre de Baños propose d’écrire : jadique.

[1] En français dans le texte.

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