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1977-02-26 PROPOS SUR L’HYSTÉRIE

Intervention de Jacques Lacan à Bruxelles, publiée dans Quarto (Supplément belge à La lettre mensuelle de l’École de la cause freudienne), 1981, n° 2.

« … Un savoir qui se contente de toujours commencer, ça n’arrive à rien. C’est bien pour ça que quand je suis allé à Bruxelles, je n’ai pas parlé de psychanalyse dans les meilleurs termes.

Commencer à savoir pour n’y pas arriver va somme toute assez bien avec mon manque d’espoir. Mais ça implique aussi un terme qu’il me reste à vous laisser deviner. Les personnes belges qui m’ont entendu le dire, et que je reconnais ici, sont libres de vous en faire part ou pas .

Qu’est-ce que ça veut dire de comprendre, surtout quand on fait un métier qu’un jour, chez quelqu’un qui est là, qui s’appelle Thibault, j’ai qualifié d’escroquerie  ».

 

Le 26 Février 1977, Jacques Lacan parle à Bruxelles .

 

(5)… Ou sont-elles passées les hystériques de jadis, ces femmes merveilleuses, les Anna 0., les Emmy von N… ? Elles jouaient non seulement un certain rôle, un rôle social certain, mais quand Freud se mit à les écouter, ce furent elles qui permirent la naissance de la psychanalyse. C’est de leur écoute que Freud a inauguré un mode entièrement nouveau de la relation humaine. Qu’est-ce qui remplace ces symptômes hystériques d’autrefois ? L’hystérie ne s’est-elle pas déplacée dans le champ social ? La loufoquerie psychanalytique ne l’aurait-elle pas remplacée ?

 

Que Freud fut affecté par ce que les hystériques lui racontaient, ceci nous paraît maintenant certain. L’inconscient s’origine du fait que l’hystérique ne sait pas ce qu’elle dit, quand elle dit bel et bien quelque chose par les mots qui lui manquent. L’inconscient est un sédiment de langage.

 

Le réel est à l’opposé extrême de notre pratique. C’est une idée une idée limite de ce qui n’a pas de sens. Le sens est ce par quoi nous opérons dans notre pratique : l’interprétation. Le réel est ce point de fuite comme l’objet de la science (et non de la connaissance qui elle est plus que critiquable) le réel c’est l’objet de la science.

 

Notre pratique est une escroquerie, du moins considérée à partir du moment où nous partons de ce point de fuite. Notre pratique est une escroquerie : bluffer faire ciller les gens, les éblouir avec des mots qui sont du chiqué, c’est quand même ce qu’on appelle d’habitude du chiqué – à savoir ce que Joyce désignait par ces mots plus ou moins gonflés – d’où nous vient tout le mal. Tout de mêmes, ce que je dis là est au cœur du problème de ce que nous portons (je parle dans le tissu social). C’est pour cela que tout à 1’heure, j’ai quand même suggéré qu’il y avait quelque – (6)chose qui remplaçait cette soufflure qu’est le symptôme hystérique. C’est curieux, un symptôme hystérique : ça se tire d’affaire à partir du moment où la personne, qui vraiment ne sait pas ce qu’elle dit, commence à blablater …. (et l’hystérique mâle ? on n’en trouve pas un qui ne soit une femelle).

Cet inconscient auquel Freud ne comprenait strictement rien, ce sont des représentations inconscientes. Qu’est-ce que ça peut bien être que des représentations inconscientes ? Il y a là une contradiction dans les termes : unbewusste Vorstellungen. J’ai essayé d’expliquer cela, de fomenter cela pour l’instituer au niveau du symbolique. Ça n’a rien à faire avec des représentations, ce symbolique, ce sont des mots et à la limite, on peut concevoir que des mots sont inconscients. On ne raconte même que cela à la pelle : dans l’ensemble, ils parlent sans absolument savoir ce qu’ils disent. C’est bien en quoi l’inconscient n’a de corps que de mots.

Je suis embarrassé de me donner en cette occasion un rôle, mais pour oser le dire, j’ai mis un pavé dans le champ de Freud, je n’en suis pas autrement fier, je dirais même plus, je ne suis pas fier d’avoir été aspiré dans cette pratique que j’ai continuée, que j’ai poursuivie comme ça, comme j’ai pu, dont après tout il n’est pas sûr que je la soutienne jusqu’à crevaison. Mais il est clair que je suis le seul à avoir donné son poids à ce vers quoi Freud était aspiré par cette notion d’inconscient. Tout ça comporte certaines conséquences. Que la psychanalyse ne soit pas une science, cela va de soi, c’est même exactement le contraire. Cela va de soi si nous pensons qu’une science ça ne se développe qu’avec de petites mécaniques qui sont les mécaniques réelles, et il faut quand même savoir les construire. C’est bien en quoi la science a tout un côté artistique, c’est un fruit de l’industrie humaine, il faut savoir y faire. Mais ce savoir y faire, débouche sur le plan du chiqué. Le chiqué, c’est ce qu’on appelle d’habitude le Beau.

 

Q. – Le chiqué, n’est-ce pas l’artifice ? L’artifice vise au beau, mais ce qui est beau, c’est la démonstration ; prenons le chiffre 4 dans les propositions non démontrables, on en dit : élégant ! belle démonstration !

 

Dans cette géométrie que j’élucubre et que j’appelle géométrie de sacs et de cordes, géométrie du tissage (qui n’a rien à faire avec la géométrie grecque qui n’est faite que d’abstractions), ce que j’essaye d’articuler, c’est une géométrie qui résiste, une géométrie qui est à la portée de ce que je pourrais appeler toutes les femmes si les femmes ne se caractérisaient pas justement de n’être pas tout : c’est pour ça que les femmes n’ont pas réussi à faire cette géométrie à laquelle je m’accroche, c’est pourtant elles qui en avaient le matériel, les fils. Peut-être la science prendrait-elle une autre tournure si on en faisait une trame, c’est-à-dire quelque chose qui se résolve en fils.

Enfin on ne sait pas si tout ça aura la moindre fécondité parce que, s’il est certain qu’une démonstration puisse être appelée belle, on perd tout à fait les pédales au moment où il s’agit non pas d’une démonstration mais de ce quelque chose qui est très très paradoxal, que j’essaie d’appeler comme je peux : monstration. Il est curieux de s’apercevoir qu’il y a dans cet entrecroisement de fils quelque chose qui s’impose comme étant du réel, comme un autre noyau de réel, et qui fait que, quand on y pense…

(7)ça, j’en ai bien l’expérience… parce qu’on ne peut pas s’imaginer à quel point ça me tracasse ces histoires que j’ai appelées en un temps « ronds de ficelles »… ce n’est pas rien de les appeler ronds de ficelles… ces histoires de ronds de ficelles me donnent beaucoup de tracas quand je suis tout seul, je vous prie de vous y essayer, vous verrez comme c’est irreprésentable, on perd les pédales tout de suite.

Le nœud borroméen, on arrive encore à se le représenter, mais il y faut de l’exercice. On peut aussi très bien en donner des représentations noir sur blanc, des représentations mises à plat où on ne s’y retrouve pas : on ne le reconnaît pas. Ceci est un nœud borroméen parce que si l’on rompt une de ces ficelles, les deux autres se libèrent.

 

Ce n’est pas un hasard si j’en suis venu à m’étouffer avec ces représentations nodales – là, ça vraiment ce sont celles qui me tracassent.

Si j’ai continué la pratique, si, conduit, guidé comme par une rampe, j’ai continué ce blabla qu’est la psychanalyse, c’est quand même frappant que, par rapport à Freud, ça m’ait mené là (parce qu’il n’y a pas trace dans Freud du nœud borroméen). Et pourtant je considère que, de façon tout à fait précise, j’étais guidé par les hystériques, je ne m’en tenais pas moins à l’hystérique, à ce qu’on a encore à portée de la main comme hystérique (je suis fâché d’employer le « je » parce que dire « le moi », confondre la conscience avec le moi, ce n’est pas sérieux et pourtant c’est facile de glisser de l’un à l’autre). (…)

C’est quand même renversant de penser que nous employons le mot de caractère aussi à tort et à travers. Qu’est-ce qu’un caractère et aussi une analyse de caractère, comme s’exprime Reich ? C’est tout de même bizarre que nous glissions comme ça si facilement. Nous ne nous intéressons facilement qu’à des symptômes, et ce qui nous intéresse, c’est de savoir comment avec du blabla, avec notre propre blabla, c’est-à-dire l’usage de certains mots, nous arrivons…

C’est ce qui frappe dans les Studien über Hysterie, c’est que Freud arrive presque, et même tout à fait, à (dégueuler) que c’est avec des mots que ça se résoud et que c’est avec les mots de la patiente même que l’affect s’évapore.

Il y a un type qui a passé son existence à rappeler l’existence de l’affect. La question est de savoir si oui ou non l’affect s’aère avec des mots ; quelque chose souffle avec ces mots, qui rend l’affect inoffensif c’est-à-dire non engendrant de symptôme. L’affect n’engendre plus de symptôme quand l’hystérique a commencé à raconter cette chose à propos de quoi elle s’est effrayée. Le fait de dire : « elle s’est effrayée » a tout son poids. S’il faut un terme réfléchi pour le dire, c’est qu’on se fait peur à soi-même. Nous sommes là dans le circuit de ce qui est délibéré, de ce qui est conscient.

L’enseignement ? On essaie de provoquer chez les autres le savoir y faire, et c’est-à-dire se débrouiller dans ce monde qui n’est pas (8)du tout un monde de représentations mais un monde de l’escroquerie.

 

Q.– Lacan est freudien mais Freud n’est pas lacanien ?

 

Tout à fait vrai. Freud n’avait pas la moindre idée de ce que Lacan s’est trouvé jaspiner autour de cette chose dont nous avons l’idée… Je peux parler de moi à la troisième personne. L’idée de représentation inconsciente est une idée totalement vide. Freud tapait tout à fait à côté de l’inconscient. D’abord, c’est une abstraction. On ne peut suggérer l’idée de représentation qu’en ôtant au réel tout son poids concret. L’idée de représentation inconsciente est une chose folle ; or, c’est comme ça que Freud l’aborde. Il y en a des traces très tard dans ses écrits.

 

L’inconscient ? Je propose de lui donner un autre corps parce qu’il est pensable qu’on pense les choses sans les peser, il y suffit des mots ; les mots font corps, ça ne veut pas dire du tout qu’on y comprenne quoi que ce soit. C’est ça l’inconscient, on est guidé par des mots auxquels on ne comprend rien. On a quand même l’amorce de cela quand les gens parlent à tort et à travers, il est tout à fait clair qu’ils ne donnent pas aux mots leur poids de sens. Entre l’usage de signifiant et le poids de signification, la façon dont opère un signifiant, il y a un monde. C’est là qu’est notre pratique : c’est approcher comment des mots opèrent. L’essentiel de ce qu’a dit Freud, c’est qu’il y a le plus grand rapport entre cet usage des mots dans une espèce qui a des mots à sa disposition et la sexualité qui règne dans cette espèce. La sexualité est entièrement prise dans ces mots, c’est là le pas essentiel qu’il a fait. C’est bien plus important que de savoir ce que veut dire ou ne veut pas dire l’inconscient. Freud a mis l’accent sur ce fait. Tout cela, c’est l’hystérie elle-même. Ce n’est pas un mauvais usage d’employer l’hystérie dans un emploi métaphysique ; la métaphysique, c’est l’hystérie.

 

Q. – Escroquerie et prôton pseudos.

 

Escroquerie et prôton pseudos, c’est la même chose. Freud dit la même chose que ce que j’appelle d’un nom français, il ne pouvait quand même pas dire qu’il éduquait un certain nombre d’escrocs. Du point de vue éthique, c’est intenable notre profession, c’est bien d’ailleurs pour ça que j’en suis malade, parce que j’ai un surmoi, comme tout le monde.

Nous ne savons pas comment les autres animaux jouissent, mais nous savons que pour nous la jouissance est la castration. Tout le monde le sait, parce que c’est tout à fait évident : après ce que nous appelons inconsidérément l’acte sexuel (comme s’il y avait un acte !), après l’acte sexuel, on ne rebande plus. La question est de savoir : j’ai employé le mot « la » castration, comme si c’était univoque, mais il y a incontestablement plusieurs sortes de castration ; toutes les castrations ne sont pas auto-morphes. L’automorphisme, contrairement à ce qu’on peut croire, – morphè-forma – ce n’est pas du tout une question de forme, comme je l’ai fait remarquer dans mon jaspinage séminariste. Ce n’est pas la même chose la forme et la structure. J’ai essayé d’en donner des représentations sensibles, ce n’était pas des représentations mais des monstrations. Quand on retourne un tore cela donne quelque chose de complètement différent au point de vue de la forme. Il faut faire la différence entre forme et structure.

 

(9)Q. – Avec quoi l’escroquerie ferait-elle bon ménage avec la forme ? avec la structure ?

 

Je ne poursuis cette notion de structure que dans l’espoir d’échapper à l’escroquerie. Je file cette notion de structure, qui a quand même un corps des plus évidents en mathématiques, dans l’espoir d’atteindre le réel. On met la structure du côté de la Gestalt et de la psychologie, c’est certain. Si on dit qu’il y a un inconscient, c’est là que la psychologie est une futilité et que la Gestalt est ce quelque chose dont nous avons le modèle. La Gestalt, c’est évidemment la bulle, et le propre de la bulle, c’est de s’évanouir. C’est parce que chacun nous sommes foutus comme une bulle que nous ne pouvons avoir le soupçon qu’il y a autre chose que la bulle.

Il s’agit de savoir si oui ou non Freud est un événement historique. Freud n’est pas un événement historique. Je crois qu’il a raté son coup, tout comme moi ; dans très peu de temps, tout le monde s’en foutra de la psychanalyse. Il s’est démontré là quelque chose : il est clair que l’homme passe son temps à rêver, qu’il ne se réveille jamais. Nous le savons quand même, nous autres psychanalystes, à voir ce que nous fournissent les patients (nous sommes tout aussi patients qu’eux dans cette occasion) : ils ne nous fournissent que leurs rêves.

 

Q. – sur la difficulté à faire passer la catégorie du réel.

 

C’est tout à fait vrai que ce n’est pas facile d’en parler. C’est là que mon discours a commencé. C’est une notion très commune, et qui implique l’évacuation complète du sens, et donc de nous comme interprétant.

 

 

 

Q. – sur la castration.

 

La castration n’est pas unique, l’usage de 1’article défini n’est pas sain, ou bien il faut toujours l’employer au pluriel : il y a toujours des castrations. Pour que l’article défini s’applique, il faudrait qu’il s’agisse d’une fonction non pas automorphe mais autostructurée, je veux dire qui ait la même structure. « Auto » ne voulant rien dire d’autre que structuré comme soi, foutu de la même façon, nouée de la même façon (il y en a des exemples à la pelle dans la topologie). L’emploi de « le, la, les » est toujours suspect parce qu’il y a des choses qui sont de structure complètement différente et qu’on ne peut désigner par l’article défini, parce qu’on n’a pas vu comment c’est foutu.

 

C’est pour ça que j’ai élucubré la notion d’objet a. L’objet a n’est pas automorphe : le sujet ne se laisse pas pénétrer toujours par le même objet, il lui arrive de temps en temps de se tromper. La notion d’objet a, c’est ça que ça veut dire : ça veut dire qu’on se trompe d’objet a. On se trompe toujours à ses dépens. À quoi servirait de se tromper si ce n’était pas fâcheux. C’est pour ça qu’on a construit la notion de phallus. Le phallus, ça ne veut rien dire d’autre que cela, un objet privilégié sur quoi on ne trompe pas.

 

On ne peut dire « la castration » que quand il y a identité de structure alors qu’il y a 36 structures différentes, non automorphes. (10)Est-ce là ce qu’on appelle la jouissance de l’Autre, une rencontre d’identité de structure ? Ce que je veux dire, c’est que la jouissance de l’Autre n’existe pas, parce qu’on ne peut la désigner par « la ». La jouissance de l’Autre est diverse, elle n’est pas automorphe.

 

Q. – Sur le pourquoi des nœuds.

 

Mes nœuds me servent comme ce que j’ai trouvé de plus près de la catégorie de structure. Je me suis donné un peu de mal pour arriver à cribler ce qui pouvait en approcher le réel. L’anatomie chez l’animal ou la plante (ça, c’est du même tabac), c’est des points triples, c’est des choses qui se divisent, c’est le y qui est un upsilon, ça a servi depuis toujours à supporter des formes, à savoir quelque chose qui a du sens. Il y a quelque chose dont on part et qui se divise, à droite le bien, à gauche le mal. Qu’est-ce qui était avant la distinction bien-mal, avant la division entre le vrai et l’escroquerie ? Il y avait là déjà quelque chose avant que Hercule oscille à la croisée des chemins entre bien et mal, il suivait déjà un chemin. Qu’est-ce qui se passe quand on change de sens, quand on oriente la chose autrement ? On a, à partir du bien, une bifurcation entre le mal et le neutre. Un point triple, c’est réel même si c’est abstrait. Qu’est-ce que la neutralité de l’analyste si ce n’est justement ça, cette subversion du sens, à savoir cette espèce d’aspiration non pas vers le réel mais par le réel.

 

Q. – sur la psychose qui échapperait à l’escroquerie.

 

La psychose, c’est dommage… dommage pour le psychotique, car enfin ce n’est pas ce qu’on peut souhaiter de plus normal. Et pourtant on sait les efforts des psychanalystes pour leur ressembler. Déjà Freud parlait de paranoïa réussie.

 

… More geometrico… à cause de la forme, l’individu se présente comme il est foutu, comme un corps. Un corps, ça se reproduit par une forme. Le corps parlant ne peut réussir à se reproduire que par un ratage, c’est-à-dire grâce a un malentendu de sa jouissance.

 

… Ce que notre pratique révèle, nous révèle, c’est que le savoir, savoir inconscient a un rapport avec l’amour.

 

… Structure… Quand on suit la structure, on se persuade de l’effet du langage. L’affect est fait de l’effet de la structure, de ce qui est dit quelque part.

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