Leçon du 10 Avril 1973
LACAN Je ne vous parle guère de ce qui paraît, quand il s’agit de quelque chose de moi, d’autant plus que il me faut en général assez l’attendre pour que, pour moi, l’intérêt s’en distancie. Néanmoins, il ne serait pas mauvais pour la prochaine fois qui sera le huit Mai…pas avant, puisque le dix-sept de ce mois sera en pleines vacances de Pâques, je vous préviens donc que le prochain rendez-vous est le huit Mai …il serait pas mauvais que vous ayez lu quelque chose que j’ai intitulé L’étourdit, en l’écrivant d. i. t. , et qui part de la distance qu’il y a du dire au dit. Qu’il n’y ait d’être que dans le dit, c’est une question, que nous laisserons en suspens. Il est certain que, qu’il n’y a du dit que de l’être, mais cela n’impose pas la réciproque. Par contre, ce qui est mon dire c’est : qu’il n’y a de l’inconscient que du dit, ça c’est un dire. Comment dire ?C’est là la question ! On ne peut pas dire n’importe comment et c’est le problème de qui habite le langage, à savoir de nous tous. C’est bien pourquoi aujourd’hui, et à propos de cette béance que j’ai voulu exprimer un jour en distinguant de la linguistique ce que je fais ici c’est-à-dire de la « linguisterie », à savoir ce qui se fonde dans ce que je viens d’énoncer tout d’abord : … et qui est assuré que nous ne pouvons traiter de l’inconscient qu’à partir du dit, et du dit de l’analysant. C’est bien dans cette référence que j’ai demandé à quelqu’un… qui, à ma grande reconnaissance a bien voulu y accéder …c’est-à-dire un linguiste, de venir aujourd’hui devant vous…et je suis sûr que vous en tirerez profit…ce qu’il en est actuellement de la position du linguiste. Je ne veux même pas indiquer ce qui ne peut pas manquer dans un tel énoncé de vous intéresser : que quelqu’un m’ait écrit…à propos d’un article comme ça qui était paru quelque part…que quelqu’un m’ait écrit qu’il y a dans la position du linguiste quelque chose qui se déplace… C’est ce que j’ai souhaité qu’aujourd’hui quelqu’un vous informe…et personne n’en est plus qualifié que celui que je vous présente…à savoir Jean-Claude MILNER, un linguiste.
Exposé de Jean-Claude MILNER
De la grammaire, il y en a toujours eu, il y en a eu avant les modernes et il y en aura sans doute après nous. Pour la linguistique c’est autre chose si l’on entend par linguistique ce qu’il faut entendre :quelque chose d’assez précis, c’est-à-dire un champ, un discours qui considère le langage comme objet de science. Que le langage – peu importe le nom – que le langage soit objet de science, c’est une proposition qui n’a rien de trivial et qui est même, d’un certain point de vue, hautement invraisemblable. Néanmoins, une discipline s’est constituée autour de cette hypothèse et on sait généralement à quel prix, par quelles voies cette discipline s’est constituée. Historiquement, et d’un point de vue systématique, le départ c’est le cours de linguistique de SAUSSURE qui articule donc la linguistique comme science autour d’un certain nombre de propositions enchaînées. De ces propositions, j’en retiendrai trois pour, disons, résumer le premier abord de la linguistique prise comme science. La première de ces propositions c’est que le langage, en tant qu’il est objet de la linguistique, n’a comme propriétés que celles qui se déduisent analytiquement de sa nature de signe. Cette proposition peut s’analyser en deux sous-propositions : la première c’est que le langage n’a pas de propriétés spécifiques par rapport à d’autres systèmes de signes. La deuxième, c’est que la notion de signe est essentielle à la linguistique. Autrement dit on peut définir la linguistique comme le type général de toute théorie des systèmes signifiants. La deuxième grande proposition – qui s’enchaîne à la première – c’est que les propriétés de tout système de signes peuvent être décrites par des opérations assez simples, ces opérations étant elles-mêmes justifiées par la nature même du signe, essentiellement sa nature d’être biface et d’être arbitraire. Par exemple, parmi ces opérations, une qui est bien connue : la commutation. Ces opérations n’ont rien de spécifique au langage, elles pourraient être appliquées – et ont été appliquées – à d’autres systèmes. La troisième proposition c’est que l’ensemble des propriétés de la langue…donc l’objet de la linguistique…ce qu’on peut appeler – cet ensemble – ce qu’on peut appeler la structure, est en quelque sorte de même tissus que les données observables. Cette structure n’a rien qui soit caché, rien qui soit secret, elle s’offre à l’observation et les opérations du linguiste ne font qu’élucider, expliciter ce qui est co-présent aux données elles-mêmes. Ces trois propositions ont donné naissance à un type de linguistique bien connu, la linguistique structurale. C’est un fait important que ces trois propositions ont été – toutes les trois ! – réfutées. Autrement dit, dans le mouvement même de la linguistique considérée comme science, une autre hypothèse, une autre théorie du champ s’est proposée, qui s’articule par trois propositions également, qui prennent le contre-pied de celles que je viens d’énoncer. Je commencerai par la dernière. Pour analyser… non : première proposition de cette nouvelle théorie qui correspond au contre-pied de la troisième que j’ai énoncée précédemment…pour analyser une langue on a besoin de faire intervenir des relations abstraites qui ne sont pas forcément représentées dans les données elles-mêmes. Autrement dit, il n’y a pas une seule structure qui serait co-présente aux données, mais il y a au moins deux structures. Une qui est observable qu’on appelle la structure de surface, et l’autre – ou plusieurs autres – qui ne sont pas observables, dont la structure dite profonde. Deuxième proposition articulée…qui prend donc le contre-pied de la deuxième proposition structuraliste…ces deux structures, structure de surface et structure profonde, sont reliées entre elles par des opérations complexes, en tout cas trop complexes pour être tirées de la nature même du signe, par exemple ce qu’on appelle généralement les transformations. Et la première proposition structuraliste trouve son contre-pied dans la troisième proposition transformationnelle, transformationnaliste : ces transformations sont spécifiques au langage. Autrement dit, aucun autre système connu ne présente des opérations du type des transformations, autrement dit encore, il y a des propriétés spécifiques au langage. Un corollaire que je n’explicite pas, dont je n’explicite pas les raisons, c’est que la notion de signe comme telle n’est aucunement nécessaire à la linguistique. On peut parfaitement développer la linguistique comme science sans faire usage de la notion de signe saussurien, de la notion de signifiant par opposition au signifié, ce qui – disons par parenthèse – rend quelque peu comique certaine assertion récente suivant laquelle c’est du côté de la linguistique qu’il faudrait se tourner pour comprendre la notion de signifiant. Ce changement, à l’intérieur de la linguistique, a toutes les apparences extérieures de ce qu’on a appelé une refonte, c’est-à-dire le passage d’une certaine configuration du champ d’une science à une autre configuration de ce champ, cette seconde configuration intégrant la première et la présentant comme un cas particulier de sa propre analyse. Et ainsi, la linguistique structuraliste est réfutée par la linguistique transformationnelle, mais en même temps elle y est intégrée puisque la linguistique structurale apparaît comme un cas particulier, plus restrictif, de la linguistique transformationnelle. Loin donc que ce passage d’une linguistique à une autre puisse se qualifier comme une difficulté ou comme une crise, le fait que ce type de refonte soit possible paraît plutôt une preuve que la linguistique est bien intégrée au champ des sciences. Voilà en gros la présentation la plus courante que l’on peut faire du système de la linguistique. Ce que je vais essayer de montrer c’est qu’en réalité la situation est toute différente, il n’y a pas… Dans les « difficultés » il y a premièrement des difficultés aujourd’hui dans le champ de la linguistique, et ces difficultés ne se présentent pas comme les signes avant-coureurs d’une refonte…c’est-à-dire comme les signes avant-coureurs d’une nouvelle figure de la linguistique qui intégrerait la précédente…mais comme les signes d’une difficulté de fond, ce qu’on appelle couramment une crise, et j’essaierai de montrer en dernier lieu le noyau, le principe de cette crise. Je vais donc considérer successivement quelques problèmes de brouillage, d’antinomie qui sont recouverts par la linguistique dite transformationnelle. La première sera l’antinomie, la… – comment dire ? – la possibilité d’interpréter de deux manières différentes l’opposition de la structure de surface à la structure de profondeur. Pour présenter de façon simple le problème, on peut considérer que le « donner à expliquer », pour une grammaire transformationnelle c’est – mettons – un ensemble de phrases que l’on considérera comme appartenant à un ensemble bien formé. Par exemple, je prends un exemple tout à fait abstrait : une phrase positive, assertive, active, sera reliée et sera classée dans le même ensemble que la version négative de cette même phrase, dans le même ensemble que la version interrogative de cette même phrase,et dans le même ensemble que la version passive de cette même phrase. On a donc un ensemble, on peut se poser des questions sur la façon dont l’ensemble sera construit, mais enfin, on a le deux. Eh bien, cet ensemble, on peut admettre que s’il est bien formé, il se justifie par une propriété commune à tous les éléments de l’ensemble,
opération très simple. Question : cette propriété commune est-elle une réalité ou un flatus vocis ? Autrement dit, l’interprétation de cette proposition : « il y a une propriété commune aux ensembles, aux phrases de l’ensemble » peut avoir une version réaliste ou une version nominaliste. Si on adopte l’interprétation réaliste, cela revient à dire que : on a une réalité, que cette propriété commune est une réalité, cette réalité est de type langagier, linguistique, autrement dit que la propriété commune à toutes les phrases de l’ensemble se représentera sous la forme d’une structure linguistique, cette structure étant évidemment qualifiée pour être la structure profonde des phrases appartenant à l’ensemble. À partir de cette structure, il suffira de construire un certain nombre de règles, des transformations qui permettront d’obtenir donc…à partir de la structure commune, par une série d’opérations différentes …tel et tel élément différencié de l’ensemble initial. Autre interprétation : interprétation nominaliste. Dans ce cas-là, il n’y a aucune réalité qui représente la propriété comme telle, il n’y a comme réalité que la classe que l’on a pu construire, la classe de phrases que l’on a pu construire, et de ce point de vue, le système transformationnel n’a plus de structure de départ sur laquelle il aura à opérer des modifications. Deuxième divergence possible concernant les transformations elles-mêmes…disons l’ensemble de la grammaire dite transformationnelle…étant donnée une transformation ou étant donnée toute assertion grammaticale, de la théorie grammaticale, on pourra l’envisager : soit en extension, soit en intention. Par exemple, en extension : une transformation consiste en une paire de phrases que l’on affirme être liées, par exemple la phrase active et la phrase passive, et la transformation ne sera rien d’autre que le couple que l’on aura pu construire : phrase active – phrase passive. Si l’on adopte le point de vue intentionnel : eh bien la transformation ne se réduit pas à la paire de phrases mais devient une propriété de cette paire qui ne se confond pas avec la paire elle-même. Cette opposition, cette divergence peut entraîner un certain nombre de différences tout à fait sensibles dans la théorie. Prenons par exemple une structure comme il en existe beaucoup dans les langues où la présence d’un élément peut être prévue à partir de la présence d’un autre. Par exemple, en français, il n’y a pas d’article qui ne soit suivi, de près ou de loin, enfin immédiatement ou non, d’un substantif. Autrement dit, lorsque l’on dit d’une structure qu’elle comporte un article, on dit la même chose que lorsqu’on dit que cette structure comporte un article suivi d’un substantif, bien évidemment. Autrement dit encore, la classe des séquences comportant un article est identique à la classe des séquences comportant un article plus un substantif. Dans une approche extensionnelle, toute expression ayant la même extension qu’une autre expression peut être librement substituée à cette autre expression. Dans le cas particulier cela voudra dire qu’une expression du type « structure comportant un article » sera librement substituable à « structure comportant un article plus un substantif ». Mais dans l’approche intentionnelle, il n’est pas nécessairement vrai que deux expressions ayant la même extension soient substituables. Par exemple, pour prendre un exemple de QUINE, entre la propriété : « être un animal marin vivant en 1940 », et la propriété : « être un cétacé vivant en 1940 », l’extension pourra bien être la même – admettons… – mais il n’est pas évident pour autant que les deux propriétés soient les mêmes et soient substituables l’une à l’autre en préservant la synonymie des énoncés. Par conséquent dans le cas qui nous occupe, il peut très bien y avoir une différence entre la propriété : « être analysable en un article », et la propriété : « être analysable entre article plus nom ». Et l’on peut parfaitement imaginer des règles qui seront correctement présentées suivant l’une de ces propositions et ne le seraient pas suivant l’autre de ces propositions.
Jacques LACAN – Mammifère…
Jean-Claude MILNER – Oui c’est ça… Mammifère, ah oui ! Pour être complet, il faudrait ajouter les pinnipèdes aux cétacés : il y a deux, deux sous-groupes parmi les animaux mammifères marins. Autrement dit, là encore on a une bifidité, un clivage entre deux interprétations possibles de la notion de transformation. En général, les théories linguistiques combinent le point de vue intentionnel sur les transformations et le point de vue réaliste concernant la structure profonde. Et celles qui adoptent le point de vue extensionnel concernant les transformations, adoptent le point de vue nominaliste sur la structure profonde. Je ne m’attarderai pas sur ce fait, il n’est sûrement pas dû au hasard, je prendrai simplement la situation telle qu’elle est. On a donc deux possibilités pour la théorie linguistique transformationnelle : d’une part être intentionnelle réaliste, et d’autre part être extensionnelle nominaliste. Si on adopte le point de vue extensionnel réaliste… le point de vue extensionnel nominaliste, pardon… la structure profonde devient, étant simplement une classe, les règles de la grammaire étant purement extensionnelles sont elles aussi purement des classes, autrement dit les démonstrations de cette théorie consisteront tout simplement à trouver des procédures de construction des classes bien formées. Et on aura démontré une thèse dans cette grammaire si l’on a trouvé la procédure constructive effective, permettant de montrer que la classe visée est bien formée, est exhaustive, etc. Inversement dans l’autre hypothèse, la version donc intentionnelle nominaliste , la structure profonde est une structure réelle et c’est de plus une structure cachée. Pour la reconstituer, on est obligé de s’appuyer sur des indices donnés par l’observation. D’autre part, les transformations sont formulées en termes de propriétés, essentiellement à partir de l’énoncé suivant, le principe suivant : « Deux phrases sont en relation de transformation si elles ont les mêmes propriétés ». Il faudra donc toute une série de raisonnements montrant : que telle propriété est bien représentée sur deux phrases, que cette propriété est la même dans les deux cas, que d’autre part le fait que cette propriété soit la même est un argument suffisant pour combiner les deux phrases par une transformation, etc. Autrement dit la forme de la démonstration sera, non pas de l’ordre de la construction des classes, mais de l’ordre de l’argumentation à partir d’indices ou à partir de raisons. Le type de la certitude dans un cas sera donc de l’ordre des dénombrements exhaustifs, dans l’autre cas il sera de l’ordre des raisons combinées, de la force relative des indices, etc. Conclusion, il n’y a pas… de même qu’il n’y a pas donc une interprétation univoque des notions fondamentales de la linguistique, de même il n’y a pas de type unique de démonstration et de certitude. Est-ce que, néanmoins, on peut maintenir que sur la notion de « propriété du langage »…nous avons vu qu’elle était singulière dans la théorie transformationnelle…est-ce que l’on peut dire qu’il y a accord ? Le problème est d’importance dans la mesure, Où si l’on admet que le langage a des propriétés spécifiques, l’objet de la linguistique sera évidemment de découvrir ces propriétés spécifiques, et il ne peut pas y en avoir d’autres. Si donc il apparaît que sur la notion de propriété du langage il y a ambivalence, ambiguïté, on en sera amené à conclure qu’il n’y a pas de notion univoque de l’objet de la linguistique. Eh bien en fait, on peut effectivement montrer qu’il y a ambivalence de la notion même de propriété. Prenons l’exemple des transformations. C’est une spécificité – admettons-le – des systèmes linguistiques, que d’être articulables en termes de transformations. Eh bien il existe une interprétation suivant laquelle on dira : « Ce qui me garantit que c’est une propriété c’est justement que l’on puisse imaginer a priori toute une série de systèmes formels non pourvus de transformations » Autrement dit, a priori rien ne m’empêche de représenter un système par des transformations, mais qu’en fait, « eh bien c’est comme ça » il y a des transformations dans les noms. La notion de propriété est alors liée au « c’est comme ça » : à l’in-déductible a priori et à l’observable a posteriori. C’est en particulier la position de CHOMSKY, et pour ceux qui pratiquent les raisonnements, enfin les argumentations, les discussions de la grammaire du type chomskien, ils reconnaîtront très fréquemment des arguments du genre : « Il n’y a aucune raison a priori pour que telle structure soit présente dans les langues, or elle y est présente, donc j’ai une propriété, et ayant une propriété reconnaissable à ce critère qu’elle est in-déductible a priori, j’ai atteint la thèse ultime de ma théorie, et j’ai atteint mon objet ». Mais on peut imaginer une interprétation tout à fait différente qui dira : « Eh bien il n’y a aucune raison de ne pas appliquer le principe de raison au phénomène que l’on a découvert, par exemple l’existence des transformations » et l’on cherchera à dire : « Eh bien s’il y a des transformations dans les langues, eh bien cela tient à leur essence, quelle que soit cette essence, par exemple celle d’être des instruments de communication, ou par exemple celle de représenter des situations objectives ou toute essence qu’on pourrait s’imaginer de ce côté-là ». Peu importe le détail, ce qui est important c’est que dans une interprétation de ce genre, le critère d’une propriété ce n’est pas qu’elle soit in-déductible a priori, mais c’est qu’elle soit au contraire déductible à partir d’un principe fondamental qui articulerait n’est-ce pas, qui formulerait l’essence même de la langue prise comme telle. Vous voyez que dans ce cas-là on a deux théories linguistiques tout à fait différentes et que l’objet de la linguistique ne se formulera pas du tout de la même façon, puisque : dans un cas l’objet de la linguistique sera d’enregistrer, de chercher à découvrir tout l’ensemble des propriétés en quelque sorte inexplicables – a priori – des langues, que l’on peut simplement enregistrer comme des données, dans l’autre cas l’objet de la linguistique sera d’essayer de ramener l’ensemble des propriétés que l’on aura pu découvrir objectivement à une essence du langage quelle qu’en soit la définition. Eh bien, me semble-t-il, lorsque dans une théorie, on a divergence sur l’objet, qu’on a divergence sur la nature des démonstrations, sur la nature de la certitude, il y a manifestement quelque chose qui est en cause. Eh bien si l’on observe ce qui se passe, on s’aperçoit que, pour choisir entre les diverses interprétations, à chaque moment de l’ambivalence, des ambivalences successives, le linguiste, les linguistes, n’ont d’autre principe, en tout cas qu’on puisse reconnaître, que leur propre vision du monde. Ils choisiront par exemple sur le dernier point l’hypothèse de l’inexplicable a priori ou au contraire de l’explicable a priori uniquement en fonction de leur conception du principe de raison. Et ainsi de suite, concernant le choix entre le nominalisme ou le réalisme, bien des discussions de cet ordre reviennent simplement à une sélection en termes de vision du monde : qu’est-ce que je préfère, le nominalisme ou le réalisme ? Ou, qu’est-ce que je préfère : l’extension ou l’intention ? Ceci peut être masqué par un certain nombre d’assertions sur la nature de la science, qui doit être ou mesurable ou pas mesurable etc. Peu importe ! Le fond c’est une question de vision du monde. Il me semble que l’on peut avancer sans invraisemblance la
thèse que lorsque dans un champ appartenant à la science, la sélection entre des théories concurrentes se fait en termes de vision du monde, on peut appeler ça une crise. Eh bien cette crise on pourrait simplement la constater, il me semble que le noyau, le principe fondamental peut néanmoins en être articulé plus précisément. Quelque chose est en cause en ce moment, dans le système de la théorie linguistique, qui met en question sa nature même de science. Entre le passage… disons dans le passage du saussurisme au transformationnalisme…dont nous avons vu qu’il repose sur des inversions de propositions…il y avait quelque chose, que je n’ai pas décrit, qui est resté intangible, c’est ce que je pourrais appeler le modèle du sujet syntaxique. Qu’est-ce que c’est que ce modèle ? Eh bien SAUSSURE le décrit de façon très simple, c’est une relation à deux termes : entre le locuteur et l’interlocuteur. On connaît, tout le monde connaît le schéma saussurien : on a un point de départ qui est A, un point d’arrivée qui est B. Le propre de ce modèle c’est qu’un interlocuteur ne fonctionne comme tel dans le système que s’il prouve qu’il a la capacité d’être à son tour un locuteur à un autre moment du système. Autrement dit on a deux termes qui sont symétriques et différents, à peu près comme la main droite et la main gauche, mais qui sont…comme la main droite et la main gauche…d’un certain point de vue, homogènes. Et l’on peut parler de l’interlocuteur ou du locuteur linguistique au singulier, ayant comme propriété distinctive de se re-dupliquer dans la réalité, la réalité des corps, de même que l’on peut parler de la main au singulier, dont chacun sait la propriété de se re-dupliquer dans le corps humain. Eh bien ce passage, enfin cette structure, ce modèle est absolument inchangé dans le chomskisme, la référence que CHOMSKY d’ailleurs fait à SAUSSURE sur ce point est explicite, et l’on peut montrer de façon assez simple que, en dehors d’un tel modèle, l’intégration du langage à la science, au champ de la science, est absolument impossible. La question qui se pose ça n’est pas tellement de savoir qu’est-ce qu’on fait tomber lorsque l’on propose un tel modèle, parce qu’après tout pratiquement on peut montrer sur tous les discours scientifiques qu’ils payent un certain prix, qui est le prix de leur scientificité. Ça n’est pas là le problème. Le problème c’est de savoir si dans le mouvement même de son exploration positive du champ des phénomènes langagiers, donc en s’appuyant sur ce qui rend possible cette exploration positive, donc ce modèle, la linguistique n’est pas amenée à être confrontée devant des données qui sont proprement inexplicables, impossibles à élucider si elle continue de s’appuyer sur ce modèle. Autrement dit le point c’est de savoir si dans le mouvement même de son exploration scientifique, la linguistique ne rencontre pas de quoi dissoudre ce qui avait rendu cette exploration scientifique possible. Eh bien, sans entrer dans les détails, il semble que c’est bien là la situation. Autrement dit, on peut montrer, on pourrait montrer que la linguistique…et c’est en ce moment que cela se passe…est mise en face…par simplement le mouvement de son exploration syntaxique, donc la plus positive possible…est mise en face de phénomènes incontournables et dont la pure syntaxe…la syntaxe fondée sur la formalisation si j’ose dire, sur le – disons – le formalisable …dont la pure syntaxe ne peut pas rendre compte si elle continue à poser deux sujets absolument symétriques, absolument homogènes l’un à l’autre dont l’un sera le locuteur et l’autre l’interlocuteur. Je renvoie sur…pour une illustration de ce genre de problème …au récent livre de DUCROT Dire et ne pas dire, qui montre à l’évidence qu’il y a toute une série de phénomènes parfaitement repérables en termes positifs… qui se repèrent en termes de structure grammaticale, de mots, de choses tout à fait enregistrables par des données…que tous ces phénomènes ne peuvent pas être compris si l’on ne pose pas au moins deux sujets, hétérogènes l’un à l’autre, dont l’un exerce sur l’autre ce que DUCROT appelle une relation de pouvoir, un exercice de pouvoir. Autrement dit, le point de la crise c’est que pour continuer l’exploration qu’elle est nécessitée à faire, de par sa définition même, c’est-à-dire comme intégration du langage au champ des sciences, la linguistique doit maintenant… est en passe de payer un prix qui lui est impossible de payer, parce que si elle le paye c’est en fait sa déconstruction en tant que science qui commence. Que dire pour conclure, eh bien, quelque chose comme ceci : c’est que le jour approche où la linguistique, et c’est déjà présent chez Ducrot, commence, commencera à se percevoir comme contemporaine de la psychanalyse, mais que il n’est pas évident que ce jour venu, la linguistique soit toujours là pour le voir.
Jacques LACAN- Bon, alors je serais très heureux de concentrer aujourd’hui les interventions que, que je puisse souhaiter. Je pense que François RÉCANATI va bien vouloir, puisque en somme l’orateur qui le précède est resté dans des limites de temps très étroites à son intention, je serais heureux de savoir ce qu’il peut apporter aujourd’hui comme contribution.
Exposé de François RECANATI
Je ne reviendrai pas sur ce qui vient d’être dit. Je pense qu’un certain temps de méditation est un peu nécessaire. Mais il me paraît évident que ce qui a été présenté ici comme conception du monde réglant d’une certaine manière le destin actuel, c’est-à-dire non pas l’évolution de ce qui se présente comme science, comme la linguistique, ces choix qui doivent se faire entre nominalisme et réalisme d’une part, et d’autre part deux principes de raison, ou plutôt un principe qui est l’in-déductibilité a priori et l’autre le vieux principe de raison, ceci précisément relève d’une certaine manière de ce qu’on peut appeler linguisterie, mais à un niveau en quelque sorte où c’est ces choix qui se constituent… dans la mesure où ils s’articulent, …ces choix se constituent comme objets. Et d’une certaine manière, ce que je vais dire-là qui n’était pas prévu pour s’articuler à ce qui vient de se dire, néanmoins ça aura un certain rapport avec la possibilité de ces choix, avec le fonctionnement de quelque chose comme justement l’in-déductibilité a priori fonctionnant comme principe de raison. Ceci peut-être alors apparaîtra-t-il tout seul, je ne chercherai pas particulièrement à le montrer. En général, je signale que ça va avoir trait à tout ce qu’a développé ces derniers temps LACAN à propos du « pas toute » et de la jouissance féminine, et que plus particulièrement il s’agit d’une question que je voudrais poser, et afin de la poser, je vais tâcher de l’illustrer, ce qui ne va pas sans risque dans la mesure où précisément il s’agit du mode de figuration possible d’un rapport, et que cette illustration que je tâcherai peut-être un peu métaphoriquement de donner, d’une certaine manière, peut-être empiète-t-elle un peu sur le fait même de cette figuration que j’attends. Je vais d’abord tracer un schéma :
Oui, j’en ai un autre mais il va venir un peu plus tard ! Alors la question que j’ai posée au docteur LACAN et qu’ici je vais illustrer, c’est précisément celle-ci : comment articuler le rapport entre la fonction père d’une part, la fonction père comme supportant l’universalité de la fonction phallique chez l’homme, et d’autre part la jouissance féminine supplémentaire qui s’épingle de ce L → S(A) constituant ce qu’on pourrait appeler l’in-universalité ou plutôt l’in-exhaustivité…et ce n’est pas exactement le même sens…de la femme au regard de Φ ainsi que sa position dans le désir de l’homme sous les espèces de l’objet(a). Comment figurer ces deux termes dont la biglerie – a dit LACAN – est qu’ils se conjoignent tous deux au lieu de l’Autre ? Comment peut-on les figurer ? Et d’autre part, peut-on dire qu’effectivement… c’est à peu près la même chose que la première question …qu’effectivement ils soient deux, si tant est, que si Régine avait un Dieu, peut-être n’était-il pas le même – certainement pas le même – que celui de KIERKEGAARD. Mais d’autre part, a dit LACAN, il n’est pas sûr non plus que on puisse dire qu’ils étaient deux. Je vais donner là quelques jalons qui ne seront pas exactement des jalons pour l’abord de cette question que je pose, mais plus précisément pour l’abord que je voudrais éviter. Dans la mesure où, dès qu’il est question du pas toute, je crois qu’il y a deux manières de l’envisager : et que précisément une de ces manières est complètement silencieuse dans la mesure où dès qu’on y accède, en quelque sorte, il y a un silence, il n’en est plus question, et une autre de ces manières évacue en quelque sorte le problème, et c’est « la manière qui évacue » que je vais d’abord, par certains jalons, rappeler pour montrer qu’elle laisse tout à fait intacte la question de la jouissance féminine. Vous vous souvenez que ce il existe x qui dise non, tel que non phi de x (: §), c’est ce qui permet à l’universel pour tout x phi de x (; !) de tenir. C’est la limite, c’est la fonction bordante, c’est l’enveloppement par le Un qui permet à un ensemble de se poser en rapport à la castration. Selon une symétrie inversée…et qui n’est d’ailleurs pas une symétrie…c’est parce que rien chez la femme ne vient dire non, ne vient dénier la fonction Φ, que rien précisément de décisif ne peut chez elle s’instaurer. Dans la mesure où il n’existe pas d’x tel que non phi de x (/ §), la femme étant à plein dans la fonction Φ, elle ne se signale que par ce qui de supplémentaire dépasse cette fonction. Rien n’objecte à la fonction Φ, c’est-à-dire il n’existe pas d’x qui dise non à phi de x (/ §) implique que la femme se situe par rapport à autre chose que la limite de l’universel masculin qui est la fonction père : il existe x tel que non phi de x (: §). Cette autre chose s’épingle de son rapport à l’Autre comme barré, A. Au regard de la fonction Φ, la femme ne peut s’inscrire que comme pas toute. Mais ce il existe x tel que non phi de x (: §) est dans la position d’une altérité radicale par rapport à Φ, dans une position décrochée, certes c’est une existence nécessaire, mais elle se pose aussi bien nécessairement en dehors du champ couvert par Φ. Dans la fonction père, la fonction Φ…dans la mesure où c’est sur elle que porte la négation…est vidée de ne pouvoir plus s’indicer d’aucune vérité logique. À l’opposé, dans il n’existe pas d’x tel que non phi de x (/ §), la fonction est plus que remplie, elle déborde, et le jeu du vrai et du faux de la même façon est rendu impossible. Dans les deux cas que je voudrais signaler comme étant les deux cas d’existence, l’existence est dans une position excentrique par rapport à ce qui dans Φ a valeur régulatrice, c’est-à-dire la fonction de vérité qui peut s’y investir. Ce qui se joue, ai-je dit, entre il existe x tel que non phi de x (: §) et d’autre part il n’existe pas d’x tel que non phi de x (/ §) c’est l’existence, et l’existence se pose dans ce double décrochement de par rapport à Φ. L’existence sort certainement de la contradiction entre les deux, entre la fonction père et entre ce qu’on pourrait dire peut-être la fonction vierge, c’est-à-dire il n’existe pas d’x tel que non phi de x (/ §). Les deux se signalent par leur in-essentialité au regard de Φ. L’un ne peut pas s’inscrire dans Φ, l’autre ne peut pas ne pas s’y inscrire. D’un côté le nécessaire : il existe x tel que non phi de x (: §), de l’autre je dis là l’impossible pour aller vite, en fait il y aurait une variante à y ajouter : il n’existe pas d’x tel que non phi de x (/ §). L’impossible est bien plutôt ce qui se passe entre les deux, et il n’existe pas d’x tel que non phi de x (/ §) pourrait s’appeler l’impuissance si ce terme n’avait pas déjà servi à d’autres fins. La disjonction entre les deux est radicale. Tous deux ne sont pas décrochés l’un d’avec l’autre, mais tous deux sont décrochés par rapport à Φ, et les deux décrochements eux-mêmes sont en discordance. En aucune façon ils ne sont commensurables. On peut même dire plus : tant que L femme…L femme toujours ce la barré…reste définie par ce il n’existe pas d’x tel que non phi de x (/ §) elle se situe entre zéro et un, entre centre et absence, et n’est pas dénombrable. Elle ne peut en aucune façon s’accrocher au Un du il existe x tel que non phi de x (: §), même pas de la façon déjà tordue dont le pour tout x phi de x (; !) s’y accroche, pour tout x phi de x (; !)…si j’ai appelé il existe x tel que non phi de x (: §) le Un…pourquoi ne pas l’appeler le zéro, donc même pas de la façon déjà tordue dont le zéro s’y accroche, c’est-à-dire par ce que j’ai appelé là le déni. C’est ici qu’il faut situer…à regarder le schéma d’à côté…la vérité qu’il n’y a pas de rapport sexuel, mais ce pourquoi j’ai avancé ceci était afin de marquer que l’existence ne se pose par rapport à Φ que dans cette altérité. Et le fait que l’un et l’autre, existence et altérité, soient, à ce point, dissociables, implique les errements qui vont suivre, notamment le destin du désir de l’homme. Si l’on examine maintenant les rapports verticaux entre les formules, et en reprenant ces marques que j’ai dites zéro et Un, le Un du il existe x tel que non phi de x (: §) permet – par sa nécessité – à pour tout x phi de x (; !), de se constituer comme possible, disons au titre de zéro. Il n’en va absolument pas de même de l’autre côté malgré la symétrie apparente, car de l’autre côté c’est du il n’existe pas d’x tel que non phi de x (/ §) que s’origine pour pas tout x phi de x (. !). Or ici, c’est bien plutôt le il n’existe pas d’x tel que non phi de x (/ §) qui joue le rôle de l’indéterminé, c’est-à-dire du zéro avant sa constitution par le Un, c’est-à-dire d’une sorte de non-zéro, de pas tout à fait zéro. Et de ce point de vue-là, c’est le pour pas tout x phi de x (. !) qui jouerait – au conditionnel – le rôle du Un, c’est-à-dire la possibilité, l’ouverture de quelque chose comme une supplémentarité, d’un Un en plus possible. Mais bien sûr, ce pseudo Un en plus s’abîme immédiatement dans l’indétermination du il n’existe pas d’x tel que non phi de x (/ §) qu’aucune existence, qu’aucun support ne vient soutenir, qu’aucun dire-que-non ne vient soutenir. Tant qu’aucun x ne viendra nier phi de x pour L femme, le Un en plus dont le « pas tout » se sent porteur reste fantomatique. Aucune production n’est possible à partir du il n’existe pas d’x tel que non phi de x (/ §), mais seulement une circulation de l’indéterminé initial. Entre les deux termes il n’existe pas d’x tel que non phi de x (/ §) et pour pas t
out x phi de x (. !), il y a l’indécidable. L’indécidable en question se cristallise de la façon suivante : la femme n’approche pas l’Un, elle n’est pas l’Un, ce qui n’implique pas qu’elle soit l’Autre. En un mot, elle est dans un rapport indécidable à l’Autre barré, elle n’est ni l’Un ni l’Autre, avec deux majuscules. Le pas toute est supporté par le pas Un. Puisque il n’existe pas d’x tel que non phi de x (/ §) ça ne veut pas dire autre chose que pas Un. Et le tout homme, le ; !…qui lui se supporte justement du Un, de l’existence de ce Un, du il existe x tel que non phi de x (: §) …le tout homme se sert de L femme en tant que pas toute pour avoir précisément rapport à l’Un, ou plutôt rapport à l’Autre, selon un procédé tout à fait particulier. Puisque le Un est banni de son tous dans le temps qui le constitue, il considère les deux comme antinomiques en répétant une négation, alors que cette négation porte sur ce que j’appellerai un complexe, c’est-à-dire le complexe de l’existence et de l’altérité et toujours elle se voit déplacée de par rapport à la visée du ;. Il croit, à travers le pas toute de L femme, retrouver l’Autre, alors qu’en aucune manière on ne peut identifier les deux négations de l’Un. Car d’un côté c’est l’existence nécessaire du Un qui fonde, qui borne l’espace du ;, tandis que de l’autre c’est l’inexistence, c’est la négation de l’existence du Un qui supporte l’indécidable de la relation de L femme à l’Autre barré. C’est ici que se situe la relation imaginaire de l’homme à la femme. L’homme comme ; est en proie constituante à l’altérité de l’existence du Un. Nous avons vu que les deux sont indissociables. En répétant le détachement constitutif du il existe x tel que non phi de x(: §), mais à l’envers, se crée en quelque sorte le modèle imaginaire d’un Autre de l’Autre, et dans ce temps en quelque sorte intermédiaire, la femme est pour l’homme le signifiant de l’Autre en tant qu’elle n’est pas toute dans la fonction Φ. C’est-à-dire qu’un rapport est sur le point de s’établir entre ce tout et ce pas toute, mais entre tous et pas toute, entre le tout homme et le pas toute de L femme, il y a une absence, il y a une faille qui est nommément l’absence de toute existence qui supporte ce rapport. L’homme n’appréhende L femme que dans le défilé des objets(a), au terme de quoi seulement est censé se trouver l’Autre. C’est-à-dire que c’est après l’épuisement du rapport à L femme, c’est-à-dire après la résorption impossible des objets(a), que l’homme est censé accéder à l’Autre, et par suite L femme devient le signifiant de l’Autre barré comme barré, de l’Autre barré en tant que barré, c’est-à-dire de ce cursus infini.
Jacques LACAN – Vous nous avez indiqué, de ce… ?
François RÉCANATI – …cursus infini. Le fantasme de Don JUAN…je ne le cite que pour ce qui va venir…illustre très bien cette quête infinie et son terme hypothétique aussi bien, soit précisément le retour d’une statue, de ce qui ne devrait n’être que statue à la vie, et le châtiment immédiat pour l’auteur du réveil. J’avais posé une question en quelque sorte subsidiaire au docteur LACAN à propos du rapport entre la jouissance de Don Juan présentée comme ceci, et d’autre part la fonction constituante de ce qu’il a appelé la jouissance de l’idiot, c’est-à-dire la masturbation. Dans ce développement que je viens de résumer, certes il est question du pas toute, mais c’est plus précisément de la fonction de ce pas toute dans l’imaginaire masculin, si l’on peut s’exprimer ainsi, qu’il s’est agi, alors que ma question initiale, que je maintiens, portait sur le rapport entre la jouissance féminine supplémentaire et la fonction père du point de vue de L femme, ce qui, d’une certaine manière, pose avant tout l’autre question : y a-t-il un point de vue de L femme ? Ce qui en pose encore une autre : peut-on parler de perspectives en psychanalyse, y a-t-il des points de vue, notamment qu’en est-il de l’imaginaire chez la femme, puisque son rapport au grand Autre n’apparaît privilégié que du point de vue de l’homme qui la considère comme le représentant, s’il ne les confond pas tous les deux ?Peut-être, bien sûr, cette question est celle qui n’a pas de réponse, ce qui, si c’était décidable, serait certainement fructueux en ce sens qu’on pourrait au moins détecter les réponses qui sont fausses. L femme comme pas toute, nous l’avons vu, c’est le signifiant du complexe : existence, Un, Autre – Autre barré bien sûr – pour l’homme. La triade du désir de l’homme peut ainsi s’écrire avec le triangle sémiotique, et c’est mon troisième schéma. Si j’ai pris ce schéma-là, c’est parce que vous vous souvenez j’espère de ce qu’il supporte, donc je n’aurai pas à y revenir et je pourrai me contenter d’un certain nombre d’allusions, non pas que je transporte les termes du problème dans la configuration sémiotique pour y voir en quelque sorte ce qui reste posé comme problématique à l’endroit de la jouissance féminine. Mais je veux quand même prendre quelqu’un, qu’on peut appeler un sémioticien, disons que c’est un des plus importants théoriciens modernes de l’arbitraire du signe, je veux parler de BERKELEY. Que dit-il ? Qu’il y a du langage, c’est-à-dire des signifiants, qui ont des effets de signifié. Or à partir du moment où ils ont des effets de signifié…ce qui ne va pas de soi du tout pour BERKELEY…ces signifiants…quand BERKELEY dit signifiant, enfin quand il ne le dit pas mais quand je le dis à sa place, ça veut dire n’importe quoi, chose, etc. …ces signifiants sont tenus de déployer – dès lors qu’ils ont des effets de signifié – leur existence ailleurs que sur la scène du signifié. L’évacuation matérielle des signifiants permet aux signifiés de continuer leur ronde. La chaîne signifiante est l’effet – toujours selon BERKELEY – de la rencontre fortuite. La chaîne des signifiés…peut-être n’ai-je pas dit… j’ai dit des signifiants ? …la chaîne des signifiés est l’effet de la rencontre fortuite entre la chaîne des signifiants d’une part et d’autre part quoi, certainement pas la chaîne des signifiés puisqu’on voit qu’elle en est originaire, mais bien plutôt ce qu’on pourrait appeler les sujets, c’est-à-dire ce qui devient, à partir de cette rencontre, des sujets, et qui n’étaient jusque-là que des signifiants comme les autres. Dès que des signifiants rencontrent des sujets, c’est-à-dire dès qu’il y a production de sujets par un choc de signifiants, ceux-ci sont décalés, les sujets sont décalés par rapport à l’existence qui est l’existence matérielle des signifiants. Ils cessent de participer de la vie matérielle des signifiants pour rentrer dans le domaine du signifié, c’est-à-dire pour être assujettis aux signifiants, qui comme on l’a vu, leur sont devenus excentriques et inaccessibles. La perte des signifiants pour le sujet borne l’espace de ce que BERKELEY appelle la signification, signification qui s’universalise. Du point de vue universel de la signification, l’évacuation du signifiant dans ses effets est quelque chose d’absolument nécessaire, c’est un a priori du champ de la signification. Mais du point de vue du nécessaire lui-même, c’est-à-dire du signifiant, rien n’est plus contingent, rien n’est plus supplétif, que la signification elle-même. Du point de vue de la nécessité intrinsèque du signifiant, la signification est même impossible, c’est le mot qu’emploie BERKELEY, c’est-à-dire qu’elle est sans aucun rapport avec la raison interne du signifiant. Mais cette impossibilité se réalise quand même. De même, dit BERKELEY à la première page du Traité sur la vision, la distance est imperceptible et pourtant elle est perçue. La distance est imperceptible, c’est-à-dire que rien, dans le signifiant distance ne « nousmène »…à écrire en un seul mot comme vous le faites…ne nousmène à la signification de cette distance, c’est-à-dire à l’exclusion interne du sujet à ce signifiant, le signifiant distance. Rien ne nous y mène. La distance est imperceptible, et néanmoins elle est perçue. Comment comprendre cela sinon, à la façon de BERKELEY, suivant un schéma triadique ?Du point de vue de la signification comme donnée, le détachement directif du signifiant est quelque chose de nécessaire, du point de vue du signifiant lui-même, son expansion en signification est absolument impossible. Il y a là une disjonction à quoi LACAN nous a habitués, celle du « pas-sans », c’est-à-dire pas l’un sans l’autre, mais l’autre sans l’un. Vous vous souvenez que l’exemple qui était donné de cette troisième figure de la disjonction était « la bourse ou la vie », c’est-à-dire il n’y a pas l’un sans l’autre, mais l’autre sans l’un. Cette figure que BERKELEY a remarquablement isolée, il l’appelle l’arbitraire, c’est l’arbitraire des signes qui n’est autre, dit-il, que l’arbitraire divin. Bien plus : l’arbitraire des signes est une preuve, pour BERKELEY, de l’existence de Dieu, c’est même la preuve fondamentale de son système. Quelque chose est impossible et pourtant c’est effectif. Cela signifie que la conjonction de l’impossibilité et de la réalité effective, qui est l’espace humain, est une manifestation de la Providence, c’est tout à fait providentiel que ces deux trucs divergents se réunissent quand même, et que l’interprétation de ce rapport, interprétation de ce rapport suivant le schéma triadique, c’est-à-dire deux termes posés ici et cette interprétation infinie, à son terme inaccessible, conduit à Dieu. Mais aussi, et pour des raisons évidentes, l’homme ne peut en aucune manière mener à son terme cette interprétation infinie qui serait une transgression de son espace, puisque lui-même est originaire, en quelque sorte, du mouvement de la convergence de ces deux termes posés au départ comme séparés. Tout ce qu’il peut faire est d’idéaliser un point de convergence et d’en former ce que BERKELEY appelle une idée de Dieu. Nous nous trouvons maintenant en présence d’un système quaternaire qui est le classique système quaternaire du signe dont j’avais déjà parlé. Les quatre termes sont là : le signifiant matériel d’une part, le signifié d’autre part, l’idée de Dieu, et Dieu. Le signifiant, je résume un peu les positions de BERKELEY, le signifiant c’est le matériel, l’être ponctuel de la chose brute. Le signifié…
Jacques LACAN – l’être ponctuel… ?
François RÉCANATI – …de la chose brute. Le signifié c’est l’appropriation distanciée du matériel idéalisé, corrélatif du détachement limite de la perte du signifiant, c’est le langage, le langage compris dans ses effets, bien sûr, la temporalité opposée à la ponctualité. Dieu c’est la ponctualité temporelle, la temporalité condensée, c’est l’éternité, l’épanouissement supérieur des contradictions. Quant à l’idée de Dieu c’est le signifiant de l’éternité, c’est-à-dire la renonciation au langage par le langage, la prise en vue temporelle de l’éternité. C’est l’instant mystique de la grâce, la répétition de la renonciation au signifiant, en renonciation à cette renonciation même. C’est un déni de la temporalité qui est présentée comme si elle n’existait pas. C’est-à-dire que la prise en vue langagière de l’éternité se veut absente de l’éternité représentée, tout en étant bien sûr assez présente pour que celle-ci, c’est-à-dire l’éternité représentée, vaille comme pseudo-transgression comme le prouve assez que, de cet instant mystique, de cet instant supérieur de la grâce, on en jouisse. Or l’instant de la grâce c’est très exactement la représentation, du point de vue temporel du langage, de la ponctualité perdue du signifiant.
Jacques LACAN – De la… ?
François RÉCANATI…de la ponctualité perdue du signifiant. L’universel du langage et de la signification ne tient même que par cette traduction ratée du ponctuel sans cesse recommencée. C’est ici que se résout le paradoxe de l’impossible au réalisé, et il se résout d’une façon qui a marqué la philosophie moderne, qui est le fait en partie de BERKELEY, en partie également de LOCKE. Le ponctuel ou le signifiant ne peut pas avoir de rapport à ce qui serait le temporel ou le signifié. Ce rapport, dans la mesure où ils n’ont rien de commun, est impossible. Mais ils peuvent avoir un rapport à ce rapport lui-même. Or qu’est-il, ce rapport, sinon l’impossibilité ? C’est-à-dire que les figures imaginaires de la mystique ne sont ainsi que la série limite des représentations perverses de cet impossible qu’enrobe le langage, c’est-à-dire de ce trou qui passe entre l’universel de la signification et la corporalité fermée du signifiant. L’Autre barré apparaît donc comme le point de convergence de la série des figures de l’absence de l’Un existant, la série de la dérive, en quelque sorte, de la fonction père, la dérivation infinie de ses effets à partir d’une rupture initiale. Le trajet du mystique vers Dieu c’est donc l’épuisement impossible de ce qui déjà, entre l’universel et l’existence exclue qui le fonde, entre le zéro et le Un, de ce qui déjà y passe. Or bien sûr…
Jacques LACAN – entre le zéro et le Un… ?
François RÉCANATI…de ce qui déjà passe entre l’universel et l’existence, entre le zéro et le Un. J’avais oublié le verbe, je l’ai réintroduit ! C’est bien sûr là…puisque je parle de zéro et de Un, pour vous faire sentir une analogie…c’est bien sûr là que le mystique rencontre L femme, comme signifiant justement de ce pas toute qui supporte sa quête. Mais on voit que ça n’a finalement rien changé ce nouveau développement, et que la question se repose telle qu’elle était initialement, c’est-à-dire qu’est-ce donc que cette jouissance féminine supplémentaire, à part le signifiant de ce fatum masculin ?On peut prendre les choses d’un autre biais pour voir que toujours la question. . .
Jacques LACAN – à part le signifiant de ce… ?
François RÉCANATI – …fatum masculin. La question d’un autre biais, en considérant peut-être quelque chose qui, on est déjà… on s’est approché de la mystique, et qui va nous servir, je veux parler de KIERKEGAARD et de son histoire avec Régine. Peut-être aussi Régine avait-elle un Dieu, nous a dit LACAN, qui aurait été autre que celui de KIERKEGAARD. Ce qui va de soi, c’est que ce n’est pas KIERKEGAARD qui nous le dira, mais à prendre en quelque sorte sa position à lui, telle qu’il l’a longuement développée, on pourra voir la place qu’il réserve à Régine, et que cette place n’est pas si erronée qu’elle y paraît.
Jacques LACAN – n’est pas… ?
François RÉCANATI – …si erronée qu’elle y paraît. Il faut, dit-il, se situer…c’est KIERKEGAARD qui dit ça…se situer ou bien dans la perspective temporelle, ou bien dans la perspective éternelle. Cette distinction prend ses effets dans la temporalité même, c’est-à-dire dans la vie sociale, c’est-à-dire par rapport à ce qu’il appelle la masse. Soit on est un simple individu et l’on se reconnaît comme participant de la masse, de l’ordre établi, et grâce à cette reconnaissance, on s’évite d’être confondu avec elle, soit on est ce que KIERKEGAARD appelle de différents noms…soit génie, soit individu particulier, soit individu extraordinaire…soit l’on est un individu extraordinaire et alors on a le devoir, au regard de l’éternité, de dire non à la masse, à l’ordre établi, car c’est seulement par l’intermédiaire de ces génies qui font son histoire que la masse reste en relation avec l’éternité. La génialité se présente comme la répétition de l’acte du Christ par où il s’est séparé de la masse, ou encore la répétition de l’acte du propre père de KIERKEGAARD qui aurait, nous laisse-t-on entendre, en transgressant la loi du noli tangere matrem, provoqué Dieu à garder sans cesse le regard sur lui et ainsi à le particulariser. L’individu extraordinaire est dans un rapport personnel avec Dieu. Or KIERKEGAARD pensait avoir reçu de son père ce rapport qu’il devait assumer par le génie. Or c’est précisément là pour lui l’explication de la rupture des fiançailles avec Régine. C’est que s’il s’était marié, dit-il, avec Régine, après le mariage il aurait été forcé ou bien de faire entrer Régine dans le secret de ce rapport personnel à Dieu, et c’eut été trahir ce rapport, ou bien de n’en rien faire, et c’eut été trahir le rapport du couple à Dieu. Devant ce paradoxe, KIERKEGAARD a décidé de rompre quand même, et le génie de Régine a été de lui en faire reproche justement au nom, ce qui lui était permis, au nom du Christ et du père de KIERKEGAARD, c’est-à-dire qu’il y avait là une double impasse dont il était impossible pour KIERKEGAARD de sortir. Ce que montre toute cette histoire, c’est que sans doute il n’y a pas deux Dieux, celui de Régine et celui de KIERKEGAARD, mais du moins y a-t-il, pour KIERKEGAARD seulement, deux voies à suivre, et l’opposition étant celle du deux à un, c’est-à-dire pour KIERKEGAARD il y a deux voies à suivre, pas pour Régine, c’est-à-dire les deux voies sont soit se mettre, pour KIERKEGAARD, dans la position de l’exclu, dire non au tout x et vivre comme s’il était déjà mort, déjà sujet de l’éternité, soit chercher Dieu dans la relation médiate, par l’intermédiaire de son semblable. J’espère que ça vous rappelle quelque chose. L’important dans ce dilemme, mais c’est surtout que KIERKEGAARD reproche à Régine de n’en être pas la proie, c’est-à-dire de ne pas choisir dans l’alternative qu’il propose comme étant celle de l’éthique et de l’esthétique. Or ce choix, on le voit en lisant par exemple la biographie de KIERKEGAARD, c’est tout simplement d’être ou de ne pas être dans Φ. On comprend bien sûr qu’il ne se soit pas posé à Régine qui, comme femme, y est sans y être.
Jacques LACAN – qui comme femme… ?
François RÉCANATI – …qui comme femme y est sans y être. Autrement dit, là encore le silence. Quand KIERKEGAARD parle du Dieu de Régine, il croit qu’elle a déjà fait le choix de l’esthétique contre l’éthique. Il dit pour elle, Dieu est une espèce de grand-père débonnaire, assez bienveillant. Alors qu’en fait, ce choix ne se pose pas : elle est en-deçà ou au-delà de ce choix qui se pose à KIERKEGAARD seulement. La question que pose KIERKEGAARD, et qu’après lui je répéterai au docteur LACAN, c’est :y a-t-il une alternative pour L femme, L barré, et quelle est-elle ? Le choix passe-t-il entre le savoir et le semblant, entre être ou ne pas être hystérique ? La disjonction qui passe entre l’homme et la femme, entre le tout et le pas tout, risque de rester…tant que n’aura pas été déterminée la relation imaginaire de la femme à l’Autre, et la place de l’homme dans cette relation…risque de rester en singulière analogie avec ce que j’ai nommé la troisième figure de la disjonction, la disjonction de « la bourse ou la vie », c’est-à-dire pas de relation de l’homme à l’Autre sans le pas toute de la femme, mais par contre une jouissance féminine supplémentaire, rapport privilégié à l’Autre, une jouissance personnelle de Dieu.
LACAN Quelle heure est-il ? Oui, il me reste un quart d’heure, il me reste un quart d’heure… je ne sais pas ce que, ce que je peux faire dans ce quart d’heure, et je pense que c’est une, c’est une notion éthique, n’est-ce pas, l’éthique, comme vous pouvez peut-être enfin l’entrevoir, ou tout au moins ceux qui m’ont entendu parler autrefois de l’éthique. Ouais… L’éthique bien sûr a le plus grand rapport avec, notre habitation du langage, et comme je le disais tout à l’heure à ce cher Jean-Claude MILNER, comme ça sur le ton de la confidence, et puis frayé aussi par un certain auteur que je ré-évoquerai une autre fois, l’éthique c’est de l’ordre du geste. Quand on habite le langage, il y a des gestes qu’on fait, gestes de salutation, de prosternation à l’occasion, d’admiration quand il s’agit d’un autre point de fuite, le Beau, ce que je disais là implique que ça, ça ne va pas au-delà. On fait un geste et puis on se conduit comme tout le monde, c’est-à-dire comme le reste des canailles. Néanmoins enfin il y a geste et geste, et le premier geste qui m’est littéralement dicté par ce, cette référence éthique, ça doit être celui de remercier premièrement Jean-Claude MILNER pour ce qu’il nous a donné enfin du point présent de la faille, enfin, qui s’ouvre dans la linguistique elle-même et, peut-être qu’après tout, qui nous justifie enfin de… dans un certain nombre de conduites que nous ne devons peut-être – je parle de moi – que nous ne devons peut-être qu’à une certaine distance où nous étions de cette science en ascension quand elle croyait pouvoir le devenir. Il est certain que la référence que nous y avons prise était pour nous de toute urgence parce que, il est quand même très difficile de ne pas s’apercevoir que, pour ce qui est de la technique analytique, euh, si « il ne dit rien », le sujet qui est en face de nous c’est une difficulté – le moins qu’on puisse dire – tout à fait spéciale. Ce que nous a indiqué en particulier Jean-Claude MILNER concernant la différence radicale, c’est celle que j’ai essayé de vous faire surgir l’année dernière en écrivant lalangue en un seul mot, c’est que ce que j’avançais sous ce chef, ce chef d’un accolement entre deux mots, c’était bien là ce par quoi, ce par quoi je me distingue, et ça, ça me paraît être une des nombreuses lumières qu’a projetées Jean-Claude MILNER, en quoi je me distingue du structuralisme, et nommément pour autant qu’il intégrerait le langage à la sémiologie, que comme l’indique le petit livre que je vous ai fait lire sous le titre du Titre de la lettre, c’est bien d’une subordination de ce signe au regard du signifiant qu’il s’agit, qu’il s’agit dans tout ce que j’ai avancé. Je ne peux pas m’étendre là-dessus, soyez sûrs que j’y reviendrai. Il faut aussi que je prenne le temps de faire hommage à RÉCANATI qui, assurément, m’a prouvé enfin, que j’étais bien entendu. On ne peut, on ne peut voir dans tout ce qu’il a avancé comme questions en pointe qui sont celles en quelque sorte qui… dans lesquelles il me reste, cette fin d’année, à faire le frayage, autrement dit à vous fournir ce que j’ai dès maintenant comme réponse, n’est-ce pas, qu’il ait terminé sur la question de KIERKEGAARD et de Régine est absolument exemplaire, et comme je n’y ai fait qu’une brève allusion, c’est bien là de son cru. On ne peut pas mieux, je pense, illustrer au point où j’en suis enfin de ce frayage que je fais devant vous, on ne peut pas mieux illustrer enfin cet effet de résonance qui est simplement que quelqu’un pige, pige de quoi il s’agit, et par les questions qu’il m’a proposées assurément, je serai aidé dans ce que j’ai à vous dire dans la suite, je lui demanderai, je lui dis dès à présent, son texte pour que je puisse très précisément m’y référer quand il se trouvera que je puisse y répondre. Qu’il se soit référé à BERKELEY, par contre, il n’en avait aucune indication dans ce que j’ai énoncé devant vous, et c’est bien en quoi je lui suis, alors, encore plus reconnaissant s’il est possible, parce que pour, pour tout vous dire, enfin j’ai même pris soin tout récemment de me procurer une édition – originale figurez-vous parce que je suis aussi bibliophile, mais j’ai cette sorte de bibliophilie, qui me tient, que… il y a que les livres que j’ai envie de lire que j’essaye de me procurer dans leur original. J’ai revu à cette occasion dimanche dernier ce… je sais plus, je ne sais pas très bien comment ça se prononce en anglais menute, ce menu philosophe, ce menute philosopher, ALCIPHRON encore qu’on l’appelle, à quoi assurément enfin il est certain que si BERKELEY n’avait pas été ma nourriture la plus ancienne, probablement que bien des choses, y compris ma désinvolture à me servir des références linguistiques, n’auraient pas été possibles. Il me reste encore deux minutes. Je voudrais quand même, je voudrais quand même dire quelque chose, quelque chose concernant le schéma que malheureusement RÉCANATI a dû effacer tout à l’heure. C’est, c’est vraiment la question : être hystérique ou pas, y en a-t-il Un ou pas ? En d’autres termes ce pas toute, ce pas toute dans une logique qui est la logique classique, semble impliquer l’existence du Un qui fait exception. De sorte que ça serait là que nous verrions le surgissement, le surgissement en abîme…et vous allez voir pourquoi je le qualifie ainsi…le surgissement de ce… cette existence, cette au-moins-une existence qui, au regard de la fonction Φ(X ) s’inscrit pour la dire, car le propre du dit c’est l’être, je vous disais tout à l’heure, le propre du dire c’est d’ex-sister par rapport à quelque dit que ce soit. Mais alors la question de savoir, en effet, si d’un pas tout, d’une objection à l’universel peut résulter ceci qui s’énoncerait de… d’une particularité qui y contredit, vous voyez là que je reste au niveau de la logique aristotélicienne. Seulement voilà, si… qu’on puisse écrire pas tout x (. ) ne s’inscrit dans phi de x (!), que il puisse s’en déduire par voie d’implication qu’il y a un x qui y contredit, c’est vrai mais à une seule condition : c’est que dans le tout ou le pas tout dont il s’agit, il s’agisse du fini. Pour ce qui est du fini, il y a non seulement implication mais équivalence : il suffit qu’il y en ait un qui y contredise, à la formule universalisante, pour que nous devions l’abolir et la transformer en particulière. Ce pas tout devient l’équivalent de ce qui en logique aristotélicienne s’énonce du particulier : il y a l’exception. Seulement c’est justement du fait que nous pouvons avoir affaire non pas à quoi que ce soit de fini, mais au contraire que nous soyons dans l’infini, à savoir que le pas toute, là ce n’est plus du côté de l’extension que nous devons le prendre, et c’est bien en effet de cela qu’il s’agit quand je dis que L femme n’est pas toute et que c’est pour ça que je ne peux pas dire la femme, c’est précisément parce que c’est ce que je mets en question, à savoir d’une jouissance qui au regard de tout ce qui se sert dans la fonction du phi de x est de l’ordre de l’infini. Or dès que vous avez affaire à un ensemble infini, vous ne sauriez poser que pas tout comporte l’ex-sistence de quelque chose qui se produise d’une négation, d’une contradiction. Vous pouvez à la rigueur le poser comme d’une existence tout à fait indéterminée, seulement on sait par l’extension de la logique mathématique, celle qui se qualifie précisément d’intuitionniste, que pour poser un il existe, il faut aussi pouvoir le construire, c’est-à-dire savoir trouver où est cette ex-sistence.
C’est sur ce pied que je me fonde pour produire cet écartèlement, à la ligne supérieure de ce que je pose d’une ex-sistence très, très bien qualifiée par RÉCANATI d’excentrique à la vérité : c’est entre le : tout simple et le / marqué d’une barre, que se situe la suspension de cette indétermination entre une existence qui se trouve, se trouve de s’affirmer, L femme en ceci peut être dite « qu’elle ne se trouve pas » ce que confirme le cas de Régine. Et pour terminer, mon Dieu, je vous dirai quelque chose qui va faire comme ça, selon mon mode, un tout petit peu énigme, si vous relisez quelque part cette chose que j’ai écrite sous le nom de La Chose freudienne, entendez-y ceci : que il n’y a qu’une manière de pouvoir écrire…sans barrer le « la » de l’article dont on vous parlait tout à l’heure…de pouvoir écrire la femme sans avoir à barrer le « la », c’est au niveau où la femme c’est la vérité. Et c’est pour ça qu’on ne peut qu’en mi-dire.