samedi, juillet 27, 2024
Recherches Lacan

LII LE MOI DANS LA THÉORIE DE FREUD ET DANS LA TECHNIQUE DE LA PSYCHANALYSE 1954-1955 Leçon du 18 Mai 1955

Leçon du 18 Mai 1955

Nous allons essayer aujourd’hui de nous avancer un peu sur le terrain des rapports entre ce que je vous ai appelé l’insistance significative et la notion freudienne d’instinct de mort. Les questions que vous m’avez posées la dernière fois ne m’ont pas parues mal orientées. Elles portaient toutes sur des points très sensibles de ce qui est ce que nous essayons d’éclairer ici. Je pense qu’en cours de route vous reconnaî­trez en quoi la suite de notre chemin répond à un certain nombre de ces ques­tions, du moins j’essaierai moi – même de ne pas oublier de vous le faire consta­ter au passage. Vous l’avez bien vu, ce à quoi nous arrivons, le carrefour qui d’ailleurs nous porte en un point tout à fait radical de la position freudienne, je dirai même… vous allez voir pourquoi… que c’est un carrefour ce point où nous en sommes, où nous nous plaçons, et je dirai que jusqu’à un certain point c’est un point où on peut presque dire n’importe quoi et où ce n’importe quoi, justement, n’est pas n’importe quoi, en ce sens que n’importe quoi qu’on dise ce sera toujours rigoureux à qui sait l’entendre. Le point en effet auquel nous arrivons n’est pas autre chose que celui – ci, de la notion de ce que c’est qu’une… il n’y a pas de mot… une anthropologie si vous voulez, ou qu’une cosmologie, aussi bien, du même coup, au point où nous en sommes, ou n’importe quoi qui commence à se formuler et qui parte du désir. Or cela, c’est justement ce qu’on a tendance toujours à oublier, parce que, que ce soit là le centre de ce que FREUD nous appelle à comprendre dans le phénomène de la maladie mentale, c’est quelque chose qui, à soi tout seul, est tellement subversif qu’on ne songe qu’à s’en écar­ter. Entendons bien ce au milieu de quoi vous êtes établis, pour une très simple raison, c’est que vous avez les notions théoriques qui vous guident quand vous essayez de penser cette expérience, et bien entendu vous retrouvez là la néces­sité de toute théorie qui s’inscrive dans certains cadres nécessaires de la conceptualisation et des formules où elle se déroule. Donc, une notion s’est établie, qui a pris le premier plan au niveau théorique, qui est celle de la libido. Cette libido est la façon de pouvoir parler du désir en des termes qui comportent une certaine séquence, qui comportent également objectivation relative. Ce n’est pas dire, bien entendu pour autant que ce soit là ce dans quoi votre action vous déplace. Il est nécessaire que vous aboutissiez à la notion d’objet et de leur être, de leur articulation, de leur arrangement, de quelque chose qui est. Mais si tout était si bien arrangé et se suivant si bien, je ne vois pas comment votre intervention pourrait s’établir au niveau où elle s’établit, c’est – à – dire par la seule intervention de la parole. Je vais essayer de vous faire sentir cela. Partons de la libido. La libido c’est, si vous voulez, l’unité de mesure quan­titative. Jusqu’à un certain point, bien entendu, cette quantité vous ne savez pas la mesurer. Mais vous supposez toujours qu’elle est là et que c’est à ses varia­tions, à ce quelque chose qui se trouve d’unifié par cette notion quantitative, que vous pouvez donner une cohésion à la succession des effets qualitatifs. Ces effets qualitatifs, en effet, entendons bien ce que ça veut dire. Cela veut dire qu’il y a des états, des changements d’état et que, pour expliquer leur succes­sion, leur transformation, c’est en somme à la notion d’un seuil que vous recourrez toujours plus ou moins implicitement, d’un seuil et du même coup d’un niveau, et du même coup d’une de notion de constance, qui explique : que les effets peuvent être changés, que quelque chose peut s’établir qui apparaît comme du nouveau,… pour autant que cette unité quantitative… restée indifféren­ciée dans la notion même, dans la façon dont vous l’employez, dont vous la promouvez,… s’est trouvée ne pas pouvoir dans un état se décharger, s’épandre, trouver son expansion normale, son équilibre, son économie, son cycle fermé, sans qu’il se produise un phénomène de dépassement, de débordement. À partir de quoi se manifestent d’autres états qui reposent par quelque chose de suppo­sé, qui est toujours cet x, force ou énergie, mais de toute façon quantité suscep­tible d’entrer dans une relation d’équivalence. Il s’agit toujours des transforma­tions, des régressions, des fixations, des sublimations de la libido, terme unique, je vous le répète, que nous ne pouvons concevoir autrement que sous une forme quantitative et qui s’appelle la libido. Cette notion, avant d’être employée à cet usage, c’est – à – dire pour unifier en quelque sorte le champ… c’est une forme d’unification du champ des effets psychanalytiques… cette notion de la libido est sortie peu à peu de l’expérience freudienne, des points sur lesquels au départ cette expérience a mis l’accent. Donc à l’origine elle ne comporte pas cet emploi, de revenir de ce dont elle sort dans l’expérience. Mais pour arriver à cet usage élaboré que j’évoque, qui est celui que vous faites maintenant communément, de la façon la plus légitime, cette libido, terme unique qui unifie le champ des différentes structures des phases de la sexualité, orale, anale, génitale, par exemple, telle est en effet la pre­mière forme sous laquelle la théorie de la libido a été mise en jeu… ceci se base sur les Trois essais sur la théorie de la sexualité, qui, comme vous le savez, se situe en 1905… mais n’oubliez pas que cette théorie unitaire du champ de la libido n’apparaît, elle, que beaucoup plus tardivement. Autrement dit, que la partie des Trois essais sur la théorie de la sexualité qui s’y rapporte est de 1915, c’est – à – dire à peu près à la même époque où déjà cette théorie du champ se com­plique extrêmement, puisque l’intervention des investissements narcissiques y introduisait déjà une dimension beaucoup plus complexe. D’où est sortie cette notion de la libido ? Il convient maintenant de faire quelques rappels. Il est bien clair que si son usage conceptuel, noétique, n’est et ne peut être que dans la ligne traditionnelle de toute théorie, c’est – à – dire de quelque chose qui est entièrement projeté, vu, qui est un monde qui en lui – même… c’est là le but, le terminus ad quem de la physique classique… tend à aboutir… c’est là l’idéal d’une physique que nous appellerons einsteinienne… à la notion d’un champ complètement unitaire, nous n’en sommes, bien enten­du, pas là de pouvoir reporter notre pauvre petit champ à ce champ physique universel. Mais il a le même idéal. Les choses sont ce qu’elles sont. Elles s’articulent d’une façon déterminée les unes avec les autres. En fin de compte, toute espèce de connaissance, à chaque instant, de la totalité de ce champ, nous permettrait d’engendrer à partir de là aussi bien tout son passé que tout son avenir. C’est à proprement parler un champ qui n’est pas pour rien appelé théorique, c’est – à – dire d’une θεωρία [theôria] intui­tion, voire contemplation. Il n’y a, à la vérité, là – dedans, aucune place pour ce qui serait à proprement parler une réalisation nouvelle, un Wirken, une action à proprement parler. Le sujet est toujours unique et purement idéal. Il est bien clair que rien n’est plus éloigné de ce que nous apporte l’expérience freudienne que cela. L’expérience freudienne est par essence, par définition, tout à fait partie d’une notion exactement contraire à cette perspective théorique. Elle commen­ce à poser un monde du dé
sir
. Elle le pose avant toute espèce d’expérience, ce monde du désir. Ce monde ne part d’aucune considération en quelque sorte préalable sur le fait que le monde qui se présente soit sous le monde des appa­rences… le monde d’une apparence derrière laquelle se place quelque chose de plus réel qui serait le monde des essencesce n’est pas un monde des choses, ça n’est pas un monde de l’être, c’est un monde du désir en tant que tel. C’est là le point de départ. Le désir est institué à l’intérieur du monde freudien, du monde où se déroule notre expérience. Il est institué au sein de ce monde pour le constituer. Et ceci jusqu’à la fin n’est absolument effaçable d’aucun moindre instant du maniement de notre expérience, quand nous parlons de la fameuse relation d’objet, dont pour l’instant nous nous gargarisons. Il est bien clair que toute l’ambiguïté qui ressort de l’usage de cette relation d’objet… à savoir celle qui tend à en faire une espèce de modèle, de pattern de la régulation, de l’adaptation du sujet avec ses objets normaux… est tellement contraire à ce que l’expérience suggère sous ce terme d’objet, que bien entendu on en fait cet usage que d’une façon seulement abusive à tout instant. Sous la plume même des auteurs qui s’en servent, reparaît sous le terme de relation d’objet, ce qui lui donne son sens… pour autant qu’on puisse s’en servir à l’inté­rieur de l’expérience analytique… à savoir : que c’est justement de la libido que dépend la structure, la maturité, la plénitude, l’achèvement de cet objet, que si nous parlons d’évolution de la libido, de stade prégénital par rapport aux stades génitaux, c’est pour autant que justement au stade génital cette libido est censée faire surgir dans le monde un objet qui, lui, représente une plénitude, un accom­plissement possible, une sorte de pleine réalité de l’objet qui auparavant est considéré comme n’étant pas atteinte, comme étant aussi une autre structura­tion de l’objet, un autre – littéralement – type d’existence de l’objet, qui dépend du désir du sujet lui – même. Ceci n’a absolument rien à faire avec ce qui est traditionnel dans la théorie des rapports de l’homme au monde, qui se situerait du côté de la question de l’apparence par rapport à l’être. Il n’y a là rien de semblable. Il y a quelque chose qui, même, je dirai est préalable à tout cela dans la perspective classique, théorique, d’une coaptation, d’une co – naissance… pour employer le jeu de mot qui garde toute sa valeur qui est celui grâce auquel la théorie de la connaissan­ce est au cœur de toute espèce d’élaboration du rapport de l’homme à son monde… et toujours plus ou moins une adéquation à la chose : de quoi que ce soit qui de toute façon s’en rapproche, qui est quelque chose dans le sujet qui a à se mettre en adéquation avec la chose, un rapport d’être à être, un rapport d’un être subjectif, noétique, mais qui est un être, avec un être réel, d’un être qui se sait être. On va même plus loin, il est tout à fait impossible de l’éliminer de la position classique : d’un être qui se sait être, à un être qu’on sait être, qui est aussi. Il est bien clair que c’est dans un tout autre registre de relations que se situe et que commence de s’établir le champ de l’expérience freudienne, que le rapport de désir, qui est le point de départ, le point fondamental, qui est un rapport d’être sans doute à un manque essentiel : à un manque, manque d’être à propre­ment parler, à un manque qui n’est pas manque de ceci ou de cela, mais essen­tiellement rapport d’être à un manque par quoi justement il existe. Ce manque est vraiment au – delà de tout ce qui peut le lui représenter et qui n’est jamais pré­senté que comme un reflet sur un voile. Le propre de la libido est en quelque sorte maintenant non plus dans son usage théorique… en tant que quantité quan­titative… mais en tant qu’elle est animatrice de tout le conflit foncier que nous trouvons, non pas en marge de l’action et de l’expérience humaine, mais que nous ne pouvons voir qu’en marge, parce qu’au centre il est obligatoire que nous croyions que ça y est, que les choses sont là. Mais qu’est – ce que nous enseigne l’expérience freudienne ? C’est très préci­sément que jamais rien de ce qui se passe dans le champ qu’on appelle de la conscience… et qui est justement sur le plan de la reconnaissance des objets éta­blis, solides… que rien de tout cela n’est ce dont il s’agit véritablement, que ce que l’être cherche est précisément quelque chose par rapport à quoi tout cela, non seulement peut être trompeur, mais est également trompeur. La notion même de la libido, est en tant qu’elle crée les différents stades de l’objet est justement ceci que ces objets ne sont jamais ça, sauf à partir du moment où c’est tout à fait ça. Mais le fait même que ceci soit centré sur la libido génitale, en tant qu’elle représente une conjonction tout à fait abyssale dans les thèmes et dans le senti­ment que nous avons du caractère unique de cette expérience : de son caractère à la limite de tout ce qui peut s’exprimer, du fait de son caractère ineffable, il faut bien le dire, en analyse, puisque dès qu’on sait l’articuler, le structurer, on retombe dans toute espèce de contradiction, y compris l’impasse du narcissis­me et tout ce qui s’y rapporte. La caractéristique donc de la fonction, de la notion du désir, comme centrale à toute cette expérience humaine est très précisément ceci : il est désir de rien de nommable. Et c’est ce désir qui est en même temps à la source de toute espèce d’animation. Car c’est justement dans ce propre manque que l’être à propre­ment parler… d’ailleurs, nous n’avons pas à en être surpris… vient non pas simplement à être… car s’il n’était que ce qu’il était, il n’y aurait même pas la place pour qu’on en parle… que l’être vient à exister en fonction même de ce propre manque. Et c’est dans l’intérieur de cette expérience de désir que nous pouvons arriver à très bien comprendre, en effet, que l’être arrive… et peut même arriver à un « sentiment de soi » par rapport à l’être… justement en fonction de ce manque. C’est de l’expérience de ce manque… de cette poursuite de cet au – delà qui n’est rien… qu’à partir de ce sentiment de soi par rapport à l’être qui lui manque, justement il revient au sentiment d’un être conscient de soi, qui n’est que son propre reflet dans le monde des choses, comme compagnon de tous ces autres êtres qui sont là, devant lui, et qui en effet ne se savent pas. L’être conscient de soi, que la théorie classique met au centre de l’expérience humaine, l’être transparent à soi – même, apparaît dans cette perspective comme étant une façon de situer dans le monde des objets cet être de désir qui, lui, ne peut pas se voir, sinon dans son manque, c’est – à – dire ressentir le manque d’être dans lequel il vit. Dans ce manque d’être il peut apercevoir que justement cet être lui manque, et que l’être, par contre, est là dans toutes les choses qui ne se savent pas être. Et c’est en se situant au milieu d’elles, comme un objet de plus, qu’il s’imagine, lui, car il ne voit pas d’autre différence. Il dit : « Moi je suis celui qui sait que je
suis 
». Malheureusement il est trop clair qu’il sait peut – être qu’il est, mais il ne sait absolument rien de ce qu’il est. C’est précisément cela, ce qui manque en tout être. En somme, il y a une confusion entre cette sorte de pouvoir d’érection d’une détresse fondamentale… par quoi l’être s’élève comme présence, mais sur fond d’absence… il y a une confusion entre cela et ce que nous appelons communé­ment le pouvoir de la conscience, la prise de conscience, qui n’est en fait qu’une forme de neutralité abstraite, et même abstractifiée, de l’ensemble des mirages possibles. Il est forcé qu’on se soit toujours intéressé tout à fait spécialement à cela. Il n’en reste pas moins que ce vers quoi l’expérience freudienne nous porte… comme étant ce quelque chose au milieu de quoi s’établit vraiment un monde d’inter – relations entre les êtres humains… est quelque chose qui se situe en deçà du champ de la conscience… et c’est bien pour cela qu’on l’appelle l’inconscient… et qu’à ce niveau – là il s’agit du désir en tant que structuration primitive de ce monde humain. Il est tout à fait clair que la notion fondamentale, le pas décisif, la « révolution copernicienne », c’est en fin de compte, vous le voyez bien, un mau­vais terme, une métaphore grossière, car il est bien entendu que COPERNIC a fait une révolution, mais justement dans ce monde des choses qui sont et qui sont déterminées, et parfaitement déterminables. Mais c’est une révolution, je dirai en sens contraire, parce qu’en fin de compte, le monde d’avant COPERNIC était justement structuré comme il était, parce que beaucoup de l’homme y était à l’avance. On ne l’a jamais complètement décanté, mais assez bien avec la révo­lution copernicienne. FREUD, pour de certaines raisons, qui ne sont pas du tout limitées à la simple expérience caduque du fait d’avoir à soigner tel ou tel, qui est un pas vraiment corrélatif d’une révolution qui s’établit sur tout le champ de la philosophie… il faut bien l’appeler par son nom… sur tout le champ de ce que l’homme peut pen­ser de lui et de son expérience, cette révolution qui le fait rentrer comme créa­teur, d’ailleurs du même coup qui risque de se voir complètement dépossédé de cette création qu’il opérait si allègrement, qu’il semblait opérer si allègrement pendant un certain temps, grâce à une astuce, qui est toujours mise de côté dans la théorie classique, c’est que « Dieu n’est pas trompeur ». Ceci est tellement essen­tiel que M. EINSTEIN, dont on parle beaucoup, y revenait quand même. Il disait : « Le seigneur, le Tout – puissant est certainement un petit rusé, mais il n’est pas malhonnête. » Le fait qu’EINSTEIN y revenait n’était pas simplement pour faire plaisir aux journalistes, d’ailleurs ce n’était pas simplement aux journalistes qu’il disait cela, il l’écrivait et c’était essentiel à sa position, son organisation du monde que Dieu ne fût pas trompeur. Il restait au même point que DESCARTES. Si on est dans une certaine perspective, il faut partir de l’idée que Dieu n’est pas trompeur. Or ça, précisément, nous n’en savons rien ! Le point décisif de l’expérience freudienne pourrait se résumer en ceci, rappelons – nous que la conscience n’est pas universelle. FREUD l’a fort bien écrit dans le Malaise dans la civilisation. Cela ne consis­te jamais qu’à opérer sur les organes qui sont censés la représenter socialement, les journaux, par exemple, c’est – à – dire tout autre chose que cette sorte de pou­voir supposé, diffus, cette sorte de super – décantation du monde, où resterait impliquée je ne sais quelle force, précisément, la « force du progrès » qui l’y aurait amené par une sorte de conception qui en fait l’aboutissement d’une évolution naturelle qui trouve là son dernier terme et qui y conserverait toute sa puis­sance. Il n’y a absolument rien de plus contraire à tout ce qui est notre expé­rience, l’expérience moderne, si on peut dire, l’espèce de réveil d’une espèce de longue fascination, par « la propriété de la conscience », par « les vertus de la conscience » qui est constituée par la réintroduction de l’existence de l’homme dans sa structure propre, qui est celle du désir, seul point à partir de quoi peut s’expliquer qu’il y a quoi ? Des hommes ! Pas des hommes, bien sûr, en tant que troupeau, qu’il y a des hommes où au sens où il y a des hommes qui parlent, et que cette parole introduit dans le monde quelque chose qui pèse aussi lourd que tout le réel. Reprenez, réexaminez l’usage constant que nous faisons de la notion du désir sexuel, que ce soit dans la façon d’élaborer notre expérience, de la penser, dans la façon dont vous lisez n’importe quel texte freudien, vous verrez que ce terme même de désir introduit, manié d’une façon efficace, avec son sens plein, cou­rant… il ne s’agit pas de le qualifier d’émotionnel ou pas, vous n’êtes pas for­cement ému chaque fois que vous vous servez du mot désir… c’est vraiment ce qui imprègne, donne son poids, sa portée dans tout ce qui est déduit. Dans la façon dont nous énonçons notre expérience, nous supposons que ce désir n’est pas simplement quelque chose que nous définissons abstraitement comme défi­ni par un cycle de comportement, une sorte d’x… de la façon épurée dont nous avons fini par nous servir du mot force en physique… c’est ce quelque chose qui est supposé être dessous l’accomplissement d’un certain cycle qui y trouve sa fin et sa terminaison. Le désir n’a rien d’objectivé, il nous sert, et est bien com­mode, pour que nous donnions une description d’un certain cycle biologique, ou plus exactement d’un certain nombre de cycles plus ou moins liés à des appareils biologiques. Mais l’usage que nous en faisons est supposé être un usage tout à fait réel, efficace. C’est parce que le sujet désire vraiment quelque chose, et non pas qu’il est le support plus ou moins apparent d’un désir, que nous pouvons constater par ses fruits, ses résultats, c’est toujours parce que le sujet est là vraiment désirant, que quelque chose se produit et c’est à ça que nous avons affaire. En d’autres termes, le désir dont il s’agit est préalable à toute espèce de conceptualisation. Toute conceptualisation sort de lui. Et nous avons d’ailleurs l’habitude de penser les choses ainsi, puisque nous supposons que la plus gran­de partie de ce dont le sujet croit tenir – d’une façon plus ou moins cohérente – la certi­tude réfléchie : est quelque chose qui est purement et simplement l’agencement tout à fait superficiel, comme nous disons rationalisé secondairement, justifié, de ce que fomente son désir, qui donne sa courbure essentielle à tout ce qui est autour de lui, est quelque chose qui est le plus important, c’est – à – dire au point le plus proche de ce qui constitue et structure son monde, à savoir son action même, la façon même dont il peut user, dont il est censé avoir à sa disposition, à savoir de ses propres appareils. Il y a donc là une ambiguïté foncière sur l’usage que nous faisons du terme de désir, qui est alternativement quelque chose que nous objectivons… parce qu’il faut bien le faire, je dirai presque ne serait – ce que pour en parler… dont en même temps nous admettons la présence, l’instance comme quelque chose qui est primitif par rapport à toute espèce d’objectivation. Il est bien clair qu’il est indispensable que nous rappelions ceci, que nous ne l’oublions pas, malgré toute notre tendance à l’oublier, à penser que nous sommes retombés sur nos pattes, qu’on est revenu da
ns le monde de la science, qu’il s’agit simplement de changer les conditions de ce qui est, pour obtenir des effets et des résultats différents. Dans ce cas, bien sûr, s’il en est ainsi, mais nous n’avons plus à faire d’analyse du tout, car… sauf en effet comme on le dit, à entrer dans la pensée magique… on ne voit absolument pas pourquoi le désir sexuel et ses cycles objectivés peuvent être influencés en quoi que ce soit dans une expérience de parole, que la libido soit quelque chose de déterminant dans le comportement humain, ça n’est pas FREUD qui l’a découvert. Déjà ARISTOTE donnait de l’hystérique une théorie fondée sur le fait que l’utérus était un petit animal qui vivait à l’intérieur du corps de la femme et qui remuait salement fort quand on ne lui donnait pas de quoi bouffer. S’il a pris cet exemple, c’est évi­demment qu’il n’a pas voulu en prendre un beaucoup plus évident qui est celui de l’organe sexuel mâle, qui n’a pas besoin d’aucune espèce de théoricien pour se rappeler à l’attention par ses rebondissements. Tout le monde sait depuis extrêmement longtemps que les faits objectifs de la manifestation de la libido sont quelque chose qui a un certain rapport avec l’expérience humaine. Mais à partir de là, ARISTOTE n’a jamais pensé qu’on arrangeait les choses en tenant des discours au petit animal qui est dans le ventre de la femme. Autrement dit, pour parler comme un chansonnier qui était de temps en temps, dans son obscénité pris d’une espèce de fureur sacrée qui confinait au prophétisme : « Ça ne mange pas de pain, ça ne parle pas non plus, et puis ça n’entend rien, ça n’entend pas raison. » Il s’agit de savoir ce que nous faisons, si nous sommes arrivés à leur faire entendre raison ? Il est bien clair que non. Par définition, ça n’entend pas rai­son. Si une expérience de parole porte en cette matière, c’est donc bien que nous sommes ailleurs, que le désir dont il s’agit est quelque chose qui n’est, bien entendu, pas sans rapport avec ce désir-là. C’est toute la question, mais si ça n’est pas vraiment ce désir-là, en somme vous voyez où nous nous trouvons : nous nous trouvons justement à la question de savoir pourquoi, au niveau où se place le problème du désir dans l’expérience freudienne, on est tout de même appelé à l’incarner dans ce désir là. Car enfin, c’est de ça qu’il s’agit. C’est ce qu’il y a, cher M. VALABREGA, quand vous le dites qu’il y a certaines satisfactions de désir dans le rêve… et je suppose bien entendu que les désirs des enfants tels qu’ils sont réalisés dans le rêve sont quelque chose qui est pré­sent à votre esprit… et d’ailleurs aussi bien toute espèce de satisfaction de désir hallucinatoire. Mais il y a une chose qui est très frappante. D’abord, au niveau de FREUD lui – même, de ce qu’il nous dit. Il nous dit : c’est entendu le désir est beaucoup moins élaboré, on voit bien qu’il s’agit du désir chez l’enfant, parce que là il n’y a pas d’élaboration. Il exprime crûment qu’il avait envie d’avoir des cerises dans la journée et le soir il rêve de cerises. Il n’en n’est pas moins éton­nant, alors, de voir que M. FREUD n’en souligne pas moins que même à cette étape infantile le désir manifesté, qu’il soit sous le rêve ou sous le symptôme, sera un désir sexuel. Cela est absolument essentiel, il n’en démordra jamais. Voyez L’Homme aux loups, le moment tout à fait suggestif où nous revenons à autre chose qu’à la théorie classique, théorie classique tout court, à la θεωρία [theôria]. Nous allons à tout à fait autre chose, à l’âme, c’est – à – dire qu’avec M. JUNG la libido se noie dans les intérêts de l’âme, qui devient la grande rêveuse, le centre du monde, l’incarnation éthérée du sujet. FREUD s’y oppose absolument, radica­lement, il dit l’originalité, nous nous en tenons d’abord à ce que FREUD dit, il ne démord pas de ce qu’il dit, et n’en démordra pas à un moment qui est extraordinairement scabreux pour lui, où il est tenté de subir la réduction jungienne, puisqu’il s’aperçoit à ce moment-là qu’après tout, toute la perspective du passé du sujet ça n’est peut – être bien que des fantasmes. La porte est ouverte à passer du désir en tant qu’orienté, captivé par des mirages, à la notion de mirage uni­versel. Ce n’est pas non plus la même chose. Cette préservation par FREUD, du terme désir sexuel, chaque fois qu’il s’agit du désir, prend toute sa signification justement des cas où il apparaît bien… par exemple, comme l’enfant rêvant des cerises… qu’il s’agit d’autre chose, d’halluci­nation des besoins, chose qui paraît toute naturelle. Pourquoi les besoins ne seraient – ils pas hallucinés ? On le croit d’autant plus facilement qu’il y a en effet une espèce de mirage du second degré, dit mirage du mirage puisque nous avons l’expérience du mirage, c’est tout naturel qu’il soit là. Mais à partir du moment où on réfléchit, il faut s’étonner du fait, d’abord de ce qu’on voit, et puis se demander pourquoi il y a des mirages, il faut s’étonner de l’existence des mirages, et pas seulement de ce qu’ils nous montrent. D’autre part laissons FREUD de côté et les raisons pour lesquelles il s’acharne à maintenir que le désir dont il s’agit… en tant qu’il est créateur de toute une par­tie du champ de l’expérience humaine… est le désir sexuel comme tel, comment il le maintient envers et contre toutes les apparences raisonnables : « Ce serait si bien, on s’entendrait si bien si vous reveniez à la notion qu’après tout il s’agit des intérêts, en général, ouvrez la porte ! Ce désir sexuel, vous y tenez donc tant ? » — Attendez un peu VALABREGA — Il y a d’autre part l’expérience… à laquelle d’ailleurs on ne s’arrête pas… que ce soit l’hallucination du rêve de l’enfant ou l’hallucination de l’affamé, on ne remarque pas un menu détail : c’est que quand l’enfant a désiré des fraises dans la journée, il ne rêve pas seulement de fraises, quoi qu’on en dise. Et pour citer la petite Anna FREUD… puisque c’est d’elle qu’il s’agit, si mon souvenir est bon, dans son langage enfantin, où manquent cer­taines consonnes… elle rêve aussi de flan ou de gâteau, enfin toute une série de choses, exactement comme le personnage qui meurt d’inanition ne rêve pas du tout du croûton de pain, ni du verre d’eau qui lui apporterait la satisfaction, il rêve de repas pantagruéliques.

Octave MANNONI Ça n’est pas le même rêve, celui des cerises, et celui du gâteau.

LACAN Précisément, le désir dont il s’agit, même le désir qu’on dit n’être pas élaboré sous une forme qui précisément montre le caractère déjà au–delà de ce qui est la coaptation du besoin, qui est exactement corrélatif, dimensionnel, par rapport à la manifestation du désir, celle dont il s’agit au centre, au cœur de l’expérience freudienne.  Ce désir, de toute façon, est un désir très probléma­tique, même le plus simple des désirs.

Octave MANNONI Le désir n’est pas le même, puisqu’elle raconte   son rêve.

LACAN Je sais bien que vous entendez admirablement ce que je dis.  Laissez–moi rester au niveau de simple évidence auquel je me maintiens, parce que bien entendu, vous savez bien qu’en fin de compte il ne s’agit que de ça.  Mais cela n’étant pas évident pour tout le monde, j’essaie de porter l’évi­dence là où elle peut atteindre le plus de gens possible. En fin de compte, au niveau dont il s’agit, il s’agit bel et bien de ce niveau existentiel où nous ne pouvons parler adéquatement de la libido, si nous vou­lons en parler comme de quelque chose, que d’une façon mythique.  En fin de compte, la libido dont il s’agit c’est la Aeneadum genitrix hominum divumque voluptas[1].  C’est de cela qu’il s’agit avec FREUD.  C’est la rentrée de ce quelque chose qui est la même chose que ce qu’on a exprimé à un moment donné au niveau des dieux et cela suppose tout de même quelques précautions avant d’en faire un signe algébrique, par exemple, ça n’est pas forcément équivalent.  C’est extrêmement utile, les signes algébriques, mais à condition de lui restituer ses dimensions.  C’est ce que j’essaie de faire quand je vous parle de machines.  Pendant long­temps on a dit deus ex machina, eh bien, quand je vous parle de machine, c’est parce que j’essaie de la tirer ex deo, mais c’est toujours de la même chose qu’il s’agit.  Et c’est là que nous sommes, avec l’expérience freudienne.  Ceci nous met au cœur de notre problème. Quand FREUD nous parle d’un au–delà du principe du plaisir, c’est à quel moment ? Au moment où les analystes se sont engagés dans la voie de ce que FREUD leur a enseigné et que du même coup ils croient savoir, puisque FREUD leur dit que le désir c’est le désir sexuel.  Ils le croient.  C’est justement leur tort.  Car ils ne comprennent pas ce que ça veut dire, à savoir que tout le problème est là.  Pourquoi le désir, en fin de compte, est–il la plupart du temps autre chose que ce qu’il apparaît être, est–il ce quelque chose que FREUD appelle le désir sexuel, non sans raison, mais cette raison en fait est voilée.  Elle est tout aussi voilée que l’est, à celui qui subit le désir sexuel, c’est au–delà qu’il cherche, der­rière une expérience qui est aussi soumise, à travers toute la nature, à tous les leurres qu’est cette expérience–là.  S’il y a quelque chose qui… sur le point, pas seulement de l’expérience vécue, mais de l’expérience expérimentale…nous donne l’occasion de manifester dans le comportement animal l’efficacité du leurre, c’est l’expérience sexuelle.  Rien n’est plus facile que de tromper un ani­mal sur les connotations qui font d’un objet quelconque, ou d’une apparence quelconque, ce quelque chose vers quoi il va s’avancer comme vers son parte­naire.  Toute la notion des déplacements des gestalten captivantes, des déclen­cheurs, des mécanismes de déclenchement innés, tout cela s’inscrit dans le registre de la parade et de la pariade. De même, nous nous trouvons là devant un phénomène analogue au niveau de la connaissance au moment même où FREUD maintient que le désir sexuel est là au cœur du désir humain, tous ceux qui le suivent le croient, en font une science, pensent que c’est tout simple : puisque c’est le désir sexuel, c’est une force constante.  Il suffit d’écarter – quoi ? – les obstacles.  Si on écarte les obstacles, si ce n’est qu’un leurre de plus, ça doit marcher tout seul.  Il suffit de leur dire « vous ne vous apercevez pas, mais l’objet est là » c’est ça, en fin de compte qui se présente comme l’interprétation, au premier abord.  Seulement, on voit que ça ne marche pas.  À ce moment–là…c’est là le tournant…on dit que le sujet résiste.  On dit qu’il résiste, pourquoi ? Parce que FREUD aussi l’a dit.  Il a appelé ça « résis­ter ».  Alors : on n’a pas compris ce qu’il a dit quand il a dit que c’était le désir sexuel, on n’a pas compris quand il a dit « résis­ter ».  On pense qu’il faut pousser.  Et c’est là qu’on entre dans un mécanisme.  Ce n’est pas pour rien que j’emploie le terme d’insister, il n’est pas sans fondement, il est simplement le moment où l’analyste succombe lui–même tout à fait au leurre, puisque je vous ai déjà assez montré ce que ça signifiait l’insistance, du côté du sujet souffrant, l’analyste s’est mis au même niveau, il insiste aussi à sa manière, de façon évidemment beaucoup plus bête, puisque celle–là est consciente.  Mais c’est bien à cela que les choses devaient arriver, une fois engagées dans une certaine voie. Nous verrons où ceci nous mène, à des choses tout à fait précises.  Une conception comme celle de la névrose obsessionnelle :qui est venue, en fin de compte qu’on a laissé progressivement venir au jour dans nos cercles, nos milieux, et sur la façon dont il convient de la traiter,et la signification de l’ac­tion de l’analyste  à ce niveau…c’est quelque chose certainement dont il suffit de se repérer…comme nous sommes en train de le faire …pour voir les immenses dan­gers et ce qu’on fait effectivement quand on s’engage dans une certaine voie, quand on a une certaine façon de la comprendre.  Pour l’instant, j’indique seu­lement le point où ce développement peut être repris sur la critique à propre­ment parler de la technique de l’analyse, la façon dont est conçue la fameuse relation d’objet dans les rapports entre l’analyste et l’analysé, au niveau de la névrose obsessionnelle, et ce que nous sommes en train d’essayer de faire com­prendre. Je voudrais quand même vous indiquer ceci : que dans la perspective que je viens de vous ouvrir, la résistance c’est vous qui la provoquez… la résistance, au sens où vous entendez résistance, à savoir une résistance qui résiste, elle résiste parce que vous appuyez dessus, il s’agit de délivrer l’insistance qu’il y a dans le symptôme…c’est qu’en fin de compte il n’y a pas de résistance de la part du sujet.  Ce que FREUD lui–même appelle dans cette occasion inertie, ce n’est pas une résistance, l’inertie, comme toute espèce d’inertie, c’est une espèce de point idéal.  C’est vous qui supposez, pour comprendre ce qui se passe, qu’il y a cette inertie.                                                Ceci est, dans l’hypothèse, correct.  Si vous voulez comprendre correc­tement ce dont il s’agit dans le cas du sujet quand il y a résistance, il faut bien que vous voyez que ça veut simplement dire qu’il y a un processus, que pour comprendre ce processus il faut imaginer un point zéro et que la résistance ne commence à être qu’à partir du moment où de ce point zéro vous essayez en effet de faire avancer le sujet.  En d’autres termes, la résistance c’est l’état actuel d’une interprétation du sujet, c’est la façon dont le sujet interprète au moment même le point où il en est.  C’est un point idéal abstrait, cette résistance.  C’est vous qui appelez ça résistance, c’est–à–dire qu’il ne peut pas avancer plus vite, vous n’avez rien à dire à ça.  Il est au point où il est.  Il s’agit de savoir s’il avan­ce ou non, il est bien clair qu’en effet il n’a aucune espèce de tendance à avan­cer.  Mais si peu qu’il parle, quelque peu de valeur qu’ait ce qu’il dit, vous devez considérer ce qu’il dit comme son interprétation du moment et la suite de ce qu’il dit comme l’ensemble de ses interprétations successives.  La rés
istance au sens vrai c’est l’abstraction que vous mettez là–dedans, c’est–à–dire l’introduc­tion de l’idée qu’il y a un point mort et que si ça avance, il faut qu’il y ait une force.  Vous appelez résistance ce point zéro, ceci, si vous opérez correctement.  Si vous allez de là à l’idée de liquidation de la résistance, comme on l’écrit à tout bout de champ, vous allez tout simplement à une absurdité pure et simple, comme si vous disiez, après avoir créé une abstraction, il faut faire disparaître cette abstraction, c’est–à–dire comme si vous disiez, il faut qu’il n’y ait pas d’inertie. Il n’y a qu’une seule résistance, c’est la résistance de l’analyste.  Et l’analyste résiste quand il ne comprend pas à quoi il a affaire.  Il ne comprend pas à quoi il a affaire quand il ne voit pas qu’à partir du moment où il introduit une pure et simple abstraction, c’est–à–dire quand il introduit une interprétation en croyant qu’il s’agit de quelque chose d’objectif, qu’il s’agit simplement de montrer au sujet que ce qu’il désire c’est tel ou tel objet sexuel et s’il croit que c’est de cela qu’il s’agit, quand il fait l’analyse, que c’est ça qui opère dans l’analyse, eh bien il se trompe.  Il se trompe, parce que c’est lui qui est en état d’inertie et en état de résistance, et qui ne comprend pas que ce dont il s’agit ce n’est pas de montrer au sujet tel ou tel objet qui sert l’objet actuel de ses désirs, c’est de lui apprendre à nommer, à articuler, à faire passer à l’existence ce désir qui littéra­lement, en lui–même, en tant que désir est en deçà de l’existence.  C’est pour cela qu’il insiste.  C’est un désir, pour tout dire, qui non seulement n’ose pas dire son nom, mais qui n’ose pas le dire pour une bonne raison, c’est que ce nom il ne l’a pas encore fait surgir.  C’est au niveau du rapport essentiel de la parole, de l’introduction d’un terme, d’un terme qui est une nouvelle présence dans le monde, et par rapport auquel va se structurer, s’organiser le fait : que ce soit là, que ce ne soit pas là un terme qui introduit la présence comme telle, et du même coup qui creuse l’absence comme telle, que c’est à ce niveau là que se produit l’action efficace de l’analyse, que ça n’est pas de la reconnaissance de quelque chose qui serait là tout donné, prêt à être coapté qu’il s’agit, que c’est au niveau de la création de quelque chose qu’en nommant, à proprement parler, il fait surgir,que c’est à ce niveau–là qu’est concevable et uniquement concevable l’ac­tion de l’interprétation. Nous en avons, dans le texte même de FREUD…pour y revenir, puisque par un balancement c’est toujours entre le texte et l’expérience que nous nous pla­çons…l’occasion de nous en apercevoir.  Je veux illustrer ceci et ensuite nous nous rapporterons au texte de FREUD et nous verrons : si c’est bien de cela qu’il s’agit en fin de compte, de quelque chose qui est au–delà de tout cycle instinctuel définissable par ces conditions, si c’est cela que veut dire FREUD dans l’Au–delà du principe du plaisir, nous allons le voir en nous reportant au texte de FREUD. Mais, pour l’instant, pour illustrer, pour donner corps à ce que je suis en train d’essayer d’articuler devant vous, je vous ai dit que nous avions un exemple.  J’ai pris celui–là parce qu’il m’est tombé sous la main, l’exemple de l’au–delà de l’œdipe, de l’œdipe quand il s’est accompli.  Qu’il se soit accompli, qu’ŒDIPE soit le héros patronyme du complexe d’Œdipe, ce n’est pas un hasard.  On aurait pu choisir un autre héros, ce n’est pas un hasard si c’est celui–là particulièrement.  Tous les héros de la mythologie grecque ne sont pas sans rapport avec ce mythe central, ils l’incarnent sous d’autres faces, ils en montrent d’autres aspects.  Il est à croire que ce n’est pas sans raison que FREUD a été guidé vers celui–là.  Mais ce qui importe pour l’instant à notre considéra­tion, c’est qu’ŒDIPE dans sa vie même, est tout entier ce mythe, qu’il n’est rien d’autre que le passage du mythe lui–même à l’existence.  Qu’il ait existé ou pas nous importe peu, puisqu’il existe en chacun de nous sous une forme plus ou moins réfléchie, poussée dans tel ou tel de ses dédales, il est là partout.  Il exis­te donc bien plus que s’il avait réellement existé.  On peut dire une expression comme celle–là : « réellement existé ».  Par contre, j’ai été surpris de voir écrit par un de nos collègues, à propos de la cure type, le terme de réalité psychique oppo­sé au terme de réalité vraie.  Réalité psychique je ne suis pas contre, mais réali­té vraie, je pense que je vous ai tous mis dans cet état de suggestion suffisante pour que ce terme vous paraisse la contradiction dans les termes.  Par contre, on peut dire qu’une chose existe, ou n’existe pas réellement.  On voit du même coup à quel point ça a peu d’importance qu’elle existe réellement, elle peut par­faitement exister, au sens plein du terme même si elle n’existe pas réellement, puisque c’est justement la définition de l’existence, que toute existence a en soi quelque chose de tellement improbable qu’on est en effet dans l’interrogation perpétuelle sur sa réalité. Donc ŒDIPE existe et il a pleinement réalisé sa destinée.  Il l’a réalisée jus­qu’au terme qu’il n’est plus que quelque chose d’identique à cette espèce de foudroiement total, de déchirement, de lacération par lui–même, qu’il n’est absolument plus rien.  Et c’est à ce moment–là, en effet, qu’il dit ce mot que je vous évoquai la dernière fois : « Est–ce au moment où je ne suis rien, que je deviens un homme.  » C’est une phrase que j’ai arrachée de son contexte.  Et il faut que je l’y remette pour vous éviter d’y prendre quelque illusion, à savoir, par exemple, que le terme d’homme dans cette occasion, aurait une signification quelconque.  Il n’en a strictement aucune dans la mesure même où ŒDIPE est parvenu à la pleine réa­lisation de cette parole, qui est là depuis toujours, qui était là dans les oracles qui désignaient déjà sa destinée, avant même qu’il soit né, puisque c’est avant qu’il soit né qu’on a dit à ses parents les choses qui faisaient qu’il devait être pré­cipité vers son destin, c’est–à–dire exposé pendu par un pied, dès sa naissance.  Et d’ailleurs c’est à partir de cet acte initial que tout est possible, c’est–à–dire qu’il réalise sa destinée.  Tout est donc déjà, d’ores et déjà, parfaitement écrit.  Et c’est dans la mesure où tout ce qui est écrit s’est réalisé jusqu’au bout, et jusqu’à y compris qu’ŒDIPE l’assure par son acte, non au moment des actes incons­cients qu’il a faits, il dit lui–même :« Moi, je ne suis pour rien, cette femme on me l’a donnée, le peuple de Tbèbes, dans l’exultation et l’exaltation, m’a donné cette femme comme récompense de ce que je l’avais délivré du pire des maux : du Sphinx.  Quant à ce type, je ne savais pas qui c’était, je lui ai cassé la gueule, il était vieux, il s’est cassé en deux, je n’y peux rien, j’ai tapé un peu fort, j’étais costaud au moment.  » Il accepte sa destinée, au moment où il se mutile, d’ailleurs, il accepte son destin au moment où il accepte d’être roi, à partir de ce moment, il accepte d’être celui sur lequel est reporté tout le poids de la seule chose qui fait qu’il est roi, la seule chose qui fait qu’en effet il était homme, c’est la parole.  C’est
comme roi qu’il peut attirer toujours les malédictions sur la cité.  Il y a, à partir de là, un ordre des lieux, une loi des rétributions, des châtiments.  À partir de ce moment, il est tout à fait naturel que ce soit sur ŒDIPE que ça retombe, puisqu’il est le nœud central de la parole.  Il s’agit de savoir s’il va l’ac­cepter ou pas.  Il l’accepte, puisqu’il se déchire, se mutile.  Il l’accepte jusqu’au bout.  Il pense qu’après tout il est innocent.  Mais c’est quand il parle aux hommes, quand il s’agit simplement qu’on le laisse s’asseoir à Colone, dans l’enceinte sacrée des EUMÉNIDES, qu’il a réalisé jusqu’au bout la parole.  Et c’est à ce moment–là qu’il s’aperçoit qu’à Thèbes ça continue à jaser, c’est–à–dire qu’on dit aux gens de Thèbes :« Attention, minute, là, vous avez été un peu fort, selon les lois d’un monde humain qui est bien toujours le même, qui est un monde fondamentale­ment nu, désespéré, et sans l’ombre de charité.  C’est à partir de ce moment–là que vous vous êtes trompés.  C’était très bien qu’Œdipe se châ­tie.  Seulement, à partir de ce moment vous l’avez trouvé dégoûtant et l’avez mis à mort.  Or, la destinée, la vie future de Thèbes dépend préci­sément de cette parole incarnée que vous n’avez pas su reconnaître alors qu’elle était là, avec ses effets humains d’annulation, de déchirement de l’homme, et là vous l’avez exilé, chassé.  Gare pour Thèbes si vous ne le ramenez que, sinon dans les limites du territoire, du moins juste à coté, pour qu’il ne vous échappe pas.  Car si la parole qui est son destin s’en va se promener, elle emporte aussi votre destin.   C’est Athènes qui va recueillir la somme d’existence véritable qui fait qu’elle s’assurera sur vous toutes les supériorités et tous les triomphes.  » À partir de ce moment, on lui court après.  Il faut ramener ŒDIPE, tâcher de s’apercevoir qu’ŒDIPE est le principal, sous la forme où il est actuellement.  C’est pour ça qu’ŒDIPE, quand il apprend qu’en effet il va recevoir de nom­breuses visites, toutes sortes d’ambassadeurs, des sages, des politiques, des enra­gés, son fils, il dit :« Est–ce que c’est au moment où je ne suis rien que je deviens un homme ? » C’est là que commence la suite de l’histoire, l’au–delà du principe du plaisir. L’au–delà du principe de plaisir  c’est ça : qu’est–ce qu’il y a : quand quelqu’un a complètement réalisé cette parole, quand la parole est complètement réalisée, quand la vie d’ŒDIPE est complètement passée dans son destin ? Qu’est–ce qui reste d’Œdipe ? C’est quand même ŒDIPE, pour supporter tout cela.  S’il n’y avait pas eu d’œdipe, il n’y aurait eu ni histoire d’ŒDIPE, ni complexe d’Œdipe.  Il s’agit de savoir ce qui va arriver.  C’est ce que nous montre Œdipe à Colone.  C’est déjà ce que j’amorçai tout à l’heure dans cette reconnaissance de la fasci­nation, ou l’absence complète, au dernier terme, de la réalisation la plus crue du drame essentiel, du destin, ce vide total, cette absence absolue de charité, de fra­ternité, de quoi que ce soit qui se rapporte à ce qu’on appelle des sentiments humains.  Ce qui est le thème d’Œdipe à Colone  tient en deux termes, ce que dit le chœur :« Mieux vaut, en fin de compte, n’être jamais né. Et si l’on est né, mourir le plus vite possible.  » ce que dit ŒDIPE :  « Qu’il y ait sur la postérité et sur la ville…pour laquelle, en fin de compte, il a été offert en holocauste…la malédiction la plus radicale, la plus totale, la plus absolue.  »Il faut lire les malédictions adressées à POLYNICE, son fils, qui vient le trouver pour lui dire :« Tire–moi de là, ça va très mal.  », pour bien comprendre de quoi il s’agit dans Œdipe à Colone  . Et puis il y a la dénégation de la parole… Qui se fait où ? En quoi ? À quel endroit ? Dans une enceinte au bord de laquelle se passe tout le drame, qui est justement l’enceinte de l’endroit où il n’est pas permis de parler, là où sont les déesses vengeresses, les déesses qui ne pardonnent pas, celles qui rattrapent l’être humain à tous les tournants.  Il y a un point central où le silence est de rigueur.  On fait un peu sortir ŒDIPE de là, chaque fois qu’il s’agit de lui tirer trois mots, car s’il les dit là, ça va aller mal.  Vous verrez ce que ça veut dire « ça va aller mal ».  Il est évident que le sacré a toujours des raisons d’être, il y a tou­jours un endroit où il faut que les paroles s’arrêtent.  Pourquoi ? Toute la ques­tion est là.  Peut–être pour qu’elles subsistent dans cette enceinte.  C’est là qu’il va entraîner celui auquel il va dire ce qui ne peut être révélé à personne…pas même à ses plus proches, pas même à ses fils, qui sont là et qui l’ont aidé à poursuivre sa vie misérable en raison de l’ordre des Dieux …c’est cela qu’il va répéter à THÉSÉE.  Qu’est–ce qui se passe à ce moment–là ? C’est la mort d’ŒDIPE.  Elle se produit dans des conditions extrêmement par­ticulières, telles que celui qui a de loin accompagné du regard les deux hommes qui vont vers le centre du lieu sacré se retourne, après avoir fait quelques pas dans la direction, et à ce moment–là il ne voit plus qu’un des deux hommes, voilant sa face de son bras dans une attitude d’horreur sacrée.  Et plus loin dans le texte on fera allusion au fait qu’il y a quand même quelque chose qui a dû s’ar­rêter là.  On a l’impression que c’est quelque chose de pas très joli à regarder.  On a l’impression, à vrai dire, que ce dont il s’agit dans cette espèce de volatilisation de la présence de celui qui a dit littéralement ses dernières paroles… je ne sais pas ce que ça représentait pour l’imagination antique, étant donné que je crois que l’Œdipe à Colone fait ici allusion à je ne sais quoi dont nous n’avons jamais su ce qui était montré dans « les mystères », qui sont là tout le temps à l’arrière-plan  …mais pour notre imagination, pour nous, si je voulais me donner une image, j’irais la chercher là où j’ai trouvé des exemples pour vous faire comprendre des choses, dans Edgar POE. Edgar POE a jouxté tout le temps des rapports de la vie et de la mort et d’une façon qui n’est pas sans portée.  S’il y a quelque chose que je mettrai en analo­gie ou en écho à cette histoire de la liquéfaction d’ŒDIPE, je dirai que c’est l’his­toire du fameux cas de M.  VALDEMAR, dont je vous rappelle quels sont les termes.  Il s’agit effectivement de cette sustentation du sujet dans la parole par la voie de ce qu’on appelle alors le magnétisme et qui est la forme de théorisation de l’hypnose.  Il s’agit d’hypnotiser quelqu’un in articulo mortis et de voir ce que ça va donner : il s’agit non pas de quelqu’un qui émet ses dernières paroles, mais de quelqu’un tout à fait au terme de sa vie.  On en prend un bien pourri, dont on nous explique qu’il n’a plus qu’un tout petit bout de poumon d’un côté et que partout ailleurs ça meurt.  On lui a expliqué à l’avance que s’il voulait être un héros de l’humanité, il n’avait qu’à faire signe à l’hypnotiseur, que l’on ver­rait ce que ça donnerait si l’on prenait la chose dans les heures qui doivent pré­céder l’exhalaison de son dernier soupir, on pourrait voir.  C’est une belle ima­gination de poète.  Les poètes vont toujours plus loin que nos timides imagina­tions médicales, quoique nous fassions tous nos efforts dans cette voie, mais sans succ
ès, ou en tout cas minime, à côté de ce que raconte POE.  En effet, il part bien sous l’hypnose, on voit bien le sujet passer de vie à trépas, mais rester ensuite pendant quelques mois en un état d’agrégation suffisant pour représen­ter encore quelque chose d’acceptable, un cadavre sur un lit, et par–dessus le marché, un cadavre qui, de temps en temps, parle pour dire « je suis mort », d’une façon qui d’ailleurs n’est pas sans tout de même émouvoir un peu les auditeurs. Cette sorte de situation, à l’aide de toutes sortes d’artifices et de coups dans les côtes pour se rassurer, dure jusqu’au moment où ça n’a plus de raison de durer comme ça et on va voir que ça va donner le réveil.  On procède au réveil grâce aux passes… les passes contraires à celles qui endorment…et l’on obtient encore quelques cris du malheureux qui dit : « Grouillez–vous ou rendormez–moi, ou faites vite, c’est affreux ! » Cela fait six mois qu’il a déjà dit qu’il était mort, et comme quand même il faut en effet qu’une porte soit ouverte ou fermée : on le réveille.  Et alors là, M.  VALDEMAR n’est plus rien qu’une sorte de liquéfaction dégoûtante : de chose qui n’a pas de nom dans une langue, la figu­re qui est en arrière–plan de toutes les imaginations de la destinée humaine, la figure impossible à regarder en face, une figure qui n’est jamais vue que d’une façon voilée, quelque chose qui, même, est au–delà de toute espèce de qualifica­tion, pour lequel le mot charogne est tout à fait insuffisant, l’apparition nue, pure et simple, brutale, la retombée totale de cette espèce de boursouflure de la vie, de bulle qui tout d’un coup s’effondre et se dissout dans le liquide purulent inanimé. C’est incontestablement de cela qu’il s’agit dans le cas d’ŒDIPE.  ŒDIPE…tout nous le montre depuis le début du drame et de la tragédie…n’est plus vraiment que le rebut de la terre, le déchet, le résidu, la chose vidée de toute espèce d’ap­parence spécieuse, vraiment le personnage horrible à voir.  Et quand vraiment il est épuisé d’une présence humaine, tout ce qui est cette accession à l’existence de la parole, qu’il est fait pour porter, dans la mesure même où il s’agit d’un des­tin exemplaire, où ce destin est la même chose que cette parole et où l’être est tout entier dans cette parole formulée par son destin, à la face de l’existence humaine, il n’y a rien de plus que cette espèce de conjonction de la mort et de la vie, une vie qui est mort, et de mort qui est là exactement sous la vie, qui est ce à quoi nous porte le texte de FREUD, le long texte dans lequel FREUD insiste sur ceci pour nous dire : ne croyez pas que la vie ce soit une très jolie puissance, une sorte de déesse exaltante, qui soit là un jour surgie du monde pour aboutir à la plus belle, à la plus exaltée des formes, qu’il y ait dans la vie la moindre force qui par elle–même puisse être appelée une forme d’accomplissement, de réalisation et de progrès.  Cela est le texte de FREUD.  La vie est une boursouflu­re, comme je disais tout à l’heure, c’est une moisissure, quelque chose qui n’est caractérisée par rien d’autre que…comme l’ont écrit et dit certains, et pas seule­ment FREUD…par son aptitude à la mort. La vie, c’est cela, c’est quelque chose qui en elle–même n’est qu’une sorte de détour, de détour obstiné, et par lui–même exactement caduque, précaire, tran­sitoire, dépourvu en tant que signification en tant que vie, la vie, c’est cela.  Et ce dont il s’agit est de savoir pourquoi… à un point de ces manifestations, en ce point qui s’appelle l’homme…pourquoi quelque chose pense, qui se produit, qui insiste à travers cette vie et qui s’appelle un sens, un sens que nous appelons humain.  Mais, après tout, est–ce que nous en sommes si sûrs ? Est–ce qu’il est si humain que cela, ce sens tel qu’il se présente à nous ? Il se présente comme un surgissement, un surgissement de quelque chose qui ne se caractérise pas du tout essentiellement comme humain, mais essentiellement comme étant un sens : c’est–à–dire un ordre, c’est–à–dire quelque chose qui surgit, quelque chose qui vient au jour, quelque chose dans lequel une vie insiste pour entrer, mais qui exprime quelque chose peut–être de tout à fait au–delà de cette vie, puisque dans cette vie, quand nous y allons à la racine, et derrière ce drame du passage à l’existence, nous ne trouvons rien d’autre que cette vie comme telle, essentielle­ment conjointe à la mort.  C’est de cela qu’il s’agit.  C’est là que nous porte la dialectique freudienne. Et pourquoi ? On aurait cru, jusqu’à un certain terme que tout ce qui se rap­porte à la mort, après tout, pouvait être inclus à l’intérieur de l’ordre libidinal considéré comme défini avec ses relations d’objet.  Il y avait simplement des maldonnes de temps en temps.  L’autre objet, comme chacun sait, qui est là devant nous, pour que nous lui cassions la tête — on se trompait — le sujet s’identifiait, comme on dit, à l’autre, et c’était contre lui–même qu’il retournait cette douce agressivité conçue comme une relation libidinale d’objet, comme une agression fondée sur ce qu’on appelle les instincts du moi, les besoins, en fin de compte, d’ordre et d’harmonie.  Il faut bien qu’on mange.  Quand le garde–manger est vide, on bouffe son semblable.  C’est la théorie admissible jusqu’à un certain point de la théorie freudienne.  Mais justement ce qui est important, c’est toute l’inter–agression à l’intérieur de l’aventure libidinale conçue comme objectivée dans l’ordre du vivant.  Le vivant était défini comme un objet comme les autres dans lequel il reste un petit coin de mystère, sans doute, à savoir : « pour­quoi est–ce qu’il est vivant ? » mais enfin qui a la succession de ses déterminations de son conditionnement devant lui, qui est quelque chose qui est tout à fait expli­cable avec les données du désir conçu comme le désir adéquat, comme le désir adapté à un objet. Ce qui est la signification du texte freudien d’Au–delà du principe du plaisir est :que ça ne suffit pas, que le masochisme n’est pas seulement un sadisme inver­sé, que ça n’est pas simplement sur le plan de l’identification imaginaire que ceci se porte,qu’on ne peut porter au compte de l’identification imaginaire tout ce qui est de la coalescence de la libido avec les activités qui lui sont, soit externes, soit contraires en apparence : agressivité, destruction,…il s’agit de quelque chose d’autre parce qu’il y a un certain nombre de paradoxes, le paradoxe central, celui sur lequel son texte insiste, est le paradoxe du transfert en tant que tel.  Ceci ne peut d’aucune façon être expliqué à l’intérieur d’une économie libidi­nale considérée comme close, comme réglée purement et simplement par le retour à l’équilibre et le principe du plaisir.  Que le masochisme primordial, ceci qui s’exprime dans le fait que le dernier mot de la vie en tant que telle… de la vie au–delà de toute vie, de la vie quand elle a été littéralement dépossédée de sa parole …ne peut être que cette dernière malédiction qui s’exprime dans le terme d’Œdipe à Colone. C’est cela que FREUD nous dit, la vie par elle–même… illustrons–la d’une autre façon…ne veut pas guérir.  La réaction thérapeutique négative c’est ce qu’il y a de plus foncier.  La guérison est la réalisation du sujet dans l’existence par la parole, par une parole qui n’est en fin de compte que toujours une paro­le qui lui vient d’ailleurs et qui le traverse.  La vie, la vraie, celle dont nous sommes captifs, c’est
une vie essentiellement aliénée, ex–sistante, c’est une vie dans l’autre et dans un autre qui est au–delà de tous ces voiles qui l’arrêtent et où elle peut se leurrer, mais dont les leurres aussi lui montrent le chemin, et dont les leurres sont un des moments.  Mais en deçà, ce qui veut venir à l’existence c’est cette vie essentiellement et comme telle conjointe à la mort, toujours retournant à la mort, et qui n’est tirée dans des circuits, toujours plus grands et toujours plus détournés, que par ce quelque chose que dans son texte FREUD appelle les éléments du monde extérieur. Cette notion du progrès vital, subi en quelque sorte par la série des stimu­lations où est provoquée cette vie qui ne songe, en fin de compte…je dis inten­tionnellement «  qui ne songe » car en effet c’est bien là que nous sommes, au niveau subjectif qui est évoqué par ce rapport de la vie et de la mort : on conçoit ce que veut dire le désir de sommeil, dont vous parliez l’autre jour, VALABREGA qui est justement ce quelque chose par quoi la vie ne songe qu’à se reposer le plus possible.   En attendant, c’est ce quelque chose qui, au début de l’existence du nourrisson, mange son temps par secteurs horaires qui lui laissent, de temps en temps, ouvrir un petit œil : il faut salement qu’on le tire de là pour qu’il arrive à ce rythme, par où nous nous mettons en accord avec le monde.   Le désir de sommeil, ce n’est pas pour rien  qu’à ce niveau là appa­raît justement, peut apparaître le désir sans nom, c’est parce que c’est en effet un état intermédiaire.  Cet assoupissement est quand même l’état vital le plus naturel.  …cette vie donc, en fin de compte, ne songe qu’à mourir.  « Mourirdor­mirrêver peut–être »… [ Shakespeare : Hamlet, III, 1 ] comme a dit un certain monsieur, au moment précisément où il s’agissait de ça…to be or not to be.  Seulement, le to be or not to be est jus­tement une histoire complètement verbale.  Un très joli comique avait essayé de nous montrer comment SHAKESPEARE avait trouvé ça en se grattant la tête : to be or not et il recommençait to be or not, to be… C’est pourtant à ce moment–là que se profile…et c’est pour cela que c’est drôle…toute la dimension du langage.  C’est au même niveau de surgissement que se placent le phénomè­ne du rêve et le phénomène du mot d’esprit.  Et il n’y a pas besoin de se don­ner du mal pour le rejoindre car une phrase, qui n’est pas évidemment très drôle, mais tout de même il est assez frappant que de savoir que chez le plus grand dramaturge de l’Antiquité cela se profilait dans une cérémonie religieu­se : « Mieux vaudrait n’être pas né ».  [ μή ϕῦναι [mè phunai], Sophocle : Œdipe à Colonne ]Vous voyez si on disait ça à la messe ! Cela se disait à la messe ! Ça produisait donc un certain effet.  On s’attendait d’ailleurs à ce que ça fasse de l’effet. Il n’est pas difficile de revenir de là à ce dont je suis en train de parler.  Les humoristes s’en sont tout de suite chargés : « Mieux vaudrait en effet ne pas être né… Malheureusement répond l’autre ceci arrive à peine une fois sur cent mille.  » Pourquoi est–ce de l’esprit ? D’abord, parce que ça joue sur les mots, l’élément technique indispensable, il faut qu’il s’agisse de mots.  Mais il s’agit précisé­ment aussi de ce quelque chose qui est à la jonction du moment où il n’y a pas de mot et du moment où ils apparaissent.  Mieux vaudrait ne pas être né, bien sûr ! Et après tout, en effet ça veut dire qu’il y a une unité qui est là impen­sable et dont il n’y a absolument rien à dire avant le passage à l’existence, là où en effet ça peut insister.  Mais après tout on pourrait concevoir que ça n’in­siste pas, et que tout rentre dans le repos et le silence universels – même, dit M.  PASCAL – des astres. Là, il est évident que nous saisissons pourquoi l’esprit est l’esprit.  L’esprit est l’esprit par ce quelque chose qui est vraiment voisin de notre existence même, ce que nous projetons dans ces choses annulantes du rire.  Pourquoi ? Parce que c’est bien vrai, ça peut l’être au moment où on le dit : « Mieux vaudrait ne pas être né ».  Ce qui est ridicule est justement de le dire.  Et ce qui est ridicule, ce qui fait rire, c’est que, avec toutes les précisions et nuances nécessaires : il y a à peine un cas sur cent mille.  C’est que nous entrons dans l’ordre du calcul des probabilités, c’est–à–dire de ce qui ne nous aide pas.  Car à partir du moment où on parle de ça, du moment où on est né, il faut au moins…c’est dans cette zone que se pla­cent tous les phénomènes…que ce soit ceux du rêve, ceux aussi de la psychopa­thologie de la vie quotidienne, ceux aussi du mot d’esprit. Donc il est très important que vous lisiez le bouquin Le mot d’esprit et l’inconscient.  Vous devriez pouvoir vous guider déjà avec ce que je vous ai appor­té, et vous apercevoir pourquoi, en fin de compte, ce que FREUD cherche avec une espèce de rigueur dont on est stupéfait, quand on pense qu’en fin de comp­te, il ne le donne pas tout à fait, ce dernier mot, à savoir que tout ce qui est pro­prement de l’esprit est au niveau vacillant où la parole est là.  Et on s’aperçoit que toute la question n’est pas autre chose que ceci : qu’elle est là, et que si elle n’était pas là, rien n’existerait.  Prenez la plus idiote des histoires, l’histoire du monsieur qui dans une boulangerie prétend n’avoir rien à payer.  Il a tendu la main et demandé un gâteau, il rend le gâteau et demande un verre de liqueur.  Il le boit.  On lui dit :   « Payez le verre de liqueur » Il dit : « J’ai donné un gâteau à la place ».  On lui dit : « Mais ce gâteau, vous ne l’avez pas payé, non plus ! »,  « Mais je ne l’ai pas mangé non plus ! ».  C’est drôle parce que là, en effet, il y a l’échange.  Mais comment est–ce qu’il a pu commencer l’échange ? Il a fallu qu’à un moment il y ait quelque chose qui entre dans le cercle de l’échange.  Il faut donc que l’échange soit déjà établi, c’est–à–dire qu’en fin de compte on en est toujours à payer le petit verre de liqueur avec un gâteau qu’on n’a pas payé, parce qu’il a bien fallu que ça commence.  Les histoires de marieur, c’est drôle aussi pour ça.  Toutes les histoires de marieur, qui sont absolument sublimes : Celle que vous m’avez présentée, elle a une mère insupportable.  Écoutez, ce n’est pas la mère que vous épousez, c’est la fille.  Mais c’est qu’elle, elle n’est pas excessivement jolie, et plus toute jeune.  Elle vous sera d’autant plus fidè­le.  Mais elle n’a pas beaucoup d’argent.  Mais vous voulez qu’elle ait toutes les qualités ! Et ainsi de suite.   Qu’est–ce que ça veut dire ? C’est autre chose.  C’est évidemment l’idée que le personnage, le marieur, ça va loin, celui qui conjointe, conjointe sur un tout autre plan que celui de la réalité puisque ça n’a rien à faire avec la réalité, le plus humain de l’engagement, de l’amour.  C’est qu’en effet le marieur ne peut, par définition, jamais tomber sur des réalités gro­tesques.  Le marieur…contrairement à DESCARTES…est certainement un trompeur payé pour ça. Je vous ferai remarquer que c’est pour cela que c’est de l’esprit.  C’est tou­jours à ce joint, à ce niveau d’apparition, d’émergence, de surgescence de la parole que se produit le phénomène de la conscience comme telle, la manifesta­tion du désir en tant qu’il est désir, au mome
nt de s’incarner dans une parole qui est désir, au moment où, de lui et à travers lui, surgit le symbolisme comme tel.  Car le symbolisme comme tel, ne l’oubliez pas… parce que là encore nous sommes toujours captivés par ce qui est donné dans notre expérience : l’expé­rience, le lieu où nous promenons notre petite lampe, en essayant d’éclairer les choses.  Bien entendu le symbolisme rejoint un certain nombre de signes natu­rels, de choses qui ont rapport avec ce par quoi l’être humain est captivé avec les leurres, en particulier d’un certain nombre d’objets fondamentaux. Bien entendu, il y a une amorce du symbolisme même dans la capture instinctuelle de l’animal par l’animal.  Mais ce qui constitue le symbolisme ce n’est pas le symbole, c’est qu’on se serve de ce qui peut devenir symbole dans ce Merken symbolisant, c’est–à–dire précisément dans l’ordre – par lui – de faire exis­ter ce qui n’existe pas, de marquer les six côtés d’un dé, d’un dé à jouer, avec ces symboles, et de faire rouler le dé.  Et qu’à partir de ce dé qui roule, quelque chose de nouveau surgisse, qui est le désir dont il s’agit quand il s’agit de désir par excellence, je ne dis même pas de désir humain, car en fin de compte l’homme qui est celui qui joue avec ces dés est beaucoup plus prisonnier, captif de ce désir ainsi mis en jeu, qu’il n’en sait l’origine.  Nous ne savons rien quant à l’origine. Ses désirs qui roulent avec le symbole écrit sur les six faces, c’est le passage, l’in­troduction dans le monde de l’ordre du symbole. Pourquoi est–ce qu’il n’y a que l’homme à jouer avec ces dés ? Pourquoi est-ce que les planètes ne parlent pas ? C’est une question que, pour aujourd’hui, je vais laisser ouverte devant vous.



[1]    Aeneadum genitrix, hominum divumque voluptas,  Alma Venus. . .  (Lucrèce)
        Mère des Enéades, plaisir des hommes et des dieux, Vénus nourricière.

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