samedi, juillet 27, 2024
Recherches Lacan

LII LE MOI DANS LA THÉORIE DE FREUD ET DANS LA TECHNIQUE DE LA PSYCHANALYSE 1954-1955 Leçon du 30 Mars 1955

Leçon du 30 Mars 1955

Aujourd’hui, les vacances approchent, il fait beau, on va faire quelque chose de court.  J’aimerais que ce soit assez long pour qu’on puisse remplir un programme. Je ne sais pas si vous avez compris quelque chose à ce que je vous ai raconté la dernière fois sur le jeu de pair ou impair.  Il semble que pour certains ça ait porté des fruits, éclairé certaines choses. Je vous rappelle en somme de quoi il s’agit.  Il s’agit de vous faire pointer, grâce à cet exemple, à ce modèle, le plan de clivage entre ce que nous pouvons appeler l’intersubjectivité duelle et ses mirages.  Elle n’est pas tout mirage.  Elle est abso­lument fondamentale.  Mais en même temps, regarder le voisin et croire qu’il pense ce que nous pensons est une erreur grossière.  C’est une erreur grossière sans laquelle il nous est impossible de penser quoi que ce soit à son propos.  C’est–à–dire que c’est de là qu’il faut partir. Je vous ai montré aussi les limites de ce que nous pouvons fonder sur cette intersubjectivité duelle, qui n’est pas due… au moins dans certains cas limites…tel­lement du tout à notre impossibilité d’appréhender ce qu’est l’autre, certaines qualités psychologiques, par exemple qu’il est bête ou intelligent, et ce n’est pas si facile à voir qu’on croit.  Mais enfin ça a un sens et quand on est doué il arrive qu’on se rende compte.  Quand on est intelligent, on voit assez rarement que les autres sont bêtes.  Quand on est bête on voit quelquefois que l’autre est intelli­gent.  On ne le reconnaît que rarement.  C’est une autre question. Les limites de cette appréhension de l’autre dans certains cas…je vous l’ai mon­tré, je vous l’ai indiqué,  pointé au passage …ne sont donc pas tellement dues…c’est là–dessus que j’ai attiré votre attention …à cette impossibilité ou ces difficultés.  Ces pro­priétés de connotation psychologique de l’autre tiennent au fait que dans certains cas la sanction se limite à une alternative elle–même duelle, et intraduisible, si je puis dire, ou plus exactement qui ne se traduit pas.  Il n’y a aucune raison de tra­duire d’une façon valable les différences individuelles qui distinguent l’autre auquel nous avons affaire d’un autre qui pourrait être en question.  En d’autres termes, son individualité, je vous l’ai montré dans ce fameux jeu de pair ou impair dans lequel le raisonnement – pour ne pas l’inventer, j’ai été le chercher dans POE, en vous disant comment POE rapporte, décrit, le raisonnement, et il n’y a pas de raison de ne pas croire qu’il en a hérité de la bouche de l’enfant qui gagnait au jeu de pair ou impair, qui en réalité est assez simple.  Nous en avons vu les limites.  Car si on considère qu’il y a une espèce de premier temps qui est ce qui est le plus naturel, que le personnage qui joue change […] donc le mouvement le plus simple est changer de pair à impair.  Le type plus intelligent dit : « L’autre va penser que je vais faire la chose la plus simple, car c’est la première chose qui vient à l’idée, or je vais faire l’autre.  »Mais je vous ai fait remarquer que dans un troisième temps, ce qu’il y a de plus intelligent est de faire comme l’imbécile, ou le présumé, c’est–à–dire que tout perd complètement sa signification.  Je vous ai montré par contre, et c’est là l’hypothè­sequ’étant donné le pas qui suit…c’est–à–dire que pour jouer raisonnablement à ce jeu il faudrait tâcher d’annuler toute prise de l’adversaire, quelle qu’elle soit, étant bien entendu que celle dont nous venons de parler n’est absolument rien du tout, ce qui n’exclut pas qu’elle se passe par une autre voie, à l’intérieur de ce cadre de la parfaite ambivalence de ce qu’il traduit, la véritable façon de jouer est de jouer complètement au hasard, c’est–à–dire en somme d’annuler les chances de l’adversaire…le pas suivant, et ceci c’est l’hypothèse freudienne  : il n’y a pas de hasard, dans quoi que ce soit que nous fassions avec l’intention de faire le hasard.  Je vous ai montré au tableau la démonstration purement hypothétique, reconstruite, de ce qu’on appelle de nos jours une machine et elle dégagerait, dans la séquence de ce qui serait joué complètement au hasard, le quelque chose qui représente cette formule qui toujours est plus ou moins dégageable dans ce qu’un sujet sort au hasard, cette formule qui reflète quelque chose qui a le plus étroit rapport avec ce que nous cherchons à définir : l’automatisme de répétition, en tant qu’il est au–delà du principe du plaisir, le transfert en tant qu’il est une signification qui sou­tient tout ce qui dans le sujet apparaît lié par toutes sortes de liaisons et de motifs, que nous pouvons appréhender, mais au–delà desquels, quels que soient ces motifs rationnels, sentiments, tout ce à quoi nous pouvons accéder, nous savons qu’il y a un au–delà, c’est ça cet au–delà.  Et au départ de la psychanalyse, cet au–delà est l’inconscient, en tant que nous ne pouvons pas l’atteindre, c’est le transfert en tant qu’il est véritablement ce qui module tout ce que nous appelons improprement transfert, à savoir : les sentiments d’amour, de haine, tout cela n’est pas le transfert, le transfert est la signification grâce à laquelle nous pou­vons interpréter tout cela.  Nous ne pouvons que l’interpréter, et l’interpréter comme étant la signification d’un langage composé de tout ce que le sujet peut nous présenter, et d’un langage qui en principe, initialement, est incomplet hors de la psychanalyse, et incompris, inaccessible.  C’est ça l’au–delà du principe du plaisir.  C’est également l’au–delà de la signification.  Les deux se confondent.  [ Mannoni demande la parole ]

LACAN Qu’est–ce qu’il y a, qu’est–ce qui vous arrive MANNONI ? Vous êtes saisi par l’esprit ? Allez–y mon cher.

Octave MANNONI Votre effort pour éliminer l’intersubjectivité me paraît malgré tout… en revenant à une sorte de dialectique…la laisser subsister.  Car il me semble qu’en effet s’il n’y a pas de hasard

LACAN Je vous ferai remarquer en passant, que je ne l’élimine pas.  Je prends un cas où elle peut être soustraite.  Bien entendu, elle n’est pas éliminable.

Octave MANNONI Elle n’est peut–être pas soustraite, pour la raison suivante, qu’il faut tenir compte de ce que dans la loi de répétition, à laquelle nous obéissons sans le savoir, il faut considérer deux choses, l’une est qu’elle n’est peut–être pas décelable dans la chose répétée, par exemple qu’on pourrait étudier indé­finiment les nombres arithmétiquement et ne pas trouver la loi de répétition, si par exemple nous tenons compte des rythmes.  Si nous répétons les mots, ce peut être parce qu’un certain nombre riment avec la pensée inconsciente.  À ce moment, aucun mathématicien ne pourra trouver la raison des succes­sions de nombre, ça peut être en dehors du champ de la machine.

LACAN – C’est très bien ce que vous dites.

Octave MANNONI Et d’autre part si la loi est découverte, par le fait même qu’elle est découverte il se produit une égalité de la manière suivante : que l’un des adversaires la découvre, mais l’autre ne la découvre pas.  Car une loi décou­verte n’est plus une loi.

LACAN Mais oui, bien sûr mon cher ami, vous l’avez bien vu d’ailleurs la dernière fois, pour simplifier, je faisais jouer le sujet avec une machine.

Octave MANNONI Cela introduit la lutte des deux sujets.

LACAN Mais oui, bien sûr.  Mais nous partons de l’élément.  La simple pos­sibilité de faire jouer un sujet avec une machine est déjà suffisamment instructi­ve.  Ceci, bien entendu, ne va pas du tout à dire que la machine puisse trouver la raison de ce que j’ai appelé moi–même la dernière fois nos visions, comme ça, pas plus que celles de n’importe qui, ne sont jamais dans un certain nombre de résonances.  Et si je vous ai dit que notre formule personnelle serait, elle, aussi longue qu’un chant de l’Enéïde, la machine peut être conçue pour arriver à la retrouver.  Ce n’est pas pour rien que j’y introduisais ces éléments de rime, dont vous parliez tout à l’heure, les éléments de composition poétique, qui sont situés dans le matériel.  Et après tout, bien entendu, il n’est pas du tout dit pour autant que le chant de l’Enéïde nous en donnerait toutes les significations. Mais c’est justement de cela qu’il s’agit.  Si déjà nous trouvions des rimes, c’est excellent comme formule, nous serions en quelque sorte en présence de l’effica­cité.  Voilà un nouvel emploi d’un terme qui a été employé par Claude LÉVI–STRAUSS : l’efficacité symbolique, voilà que je l’emploie à propos d’une machine.  La machine aura une efficacité symbolique différente selon qu’elle pourra inscri­re, décanter du jeu du sujet en sa présence, cette efficacité symbolique, elle nous la doit, à nous constructeur de la machine, elle la doit en tant que particulière, si je puis dire, celle qui lui appartient à elle individuellement. Mais toute la question posée par notre discours ici met en question de savoir si, dans l’ensemble, d’une façon générale, efficacité symbolique peut être consi­dérée comme due à l’homme ? La question n’a jamais été tranchée, ne sera jamais tranchée, que quand nous saurons comment s’est produite l’origine du langage, ce qui est une chose que pour longtemps nous devons renoncer de savoir.  En face de cette efficacité symbolique, il s’agit simplement… c’est ce que je voudrais vous faire aujourd’hui, nous allons maintenant travailler rapidement…de mettre en évidence dans ce archi–simple ce qu’il y a lieu de mettre en évidence, cette fois, en face de cette efficacité symbolique, une certaine inertie symbolique du sujet. Autrement dit, je m’en vais vous faire jouer, d’une façon ordonnée, cogitée, au jeu de pair ou impair.  Nous allons enregistrer les résultats.  Vous allez y mettre un peu du vôtre.  Ces résultats, je les élaborerai pendant les vacances.  Nous verrons ce que nous pourrons en tirer.  Il s’agit, en face de cette efficacité symbolique, de marquer, de voir si nous pouvons mettre en évidence une certaine inertie symbolique caractéristique comme telle du sujet, et du sujet inconscient.  La différence qui se marquera entre cette inertie symbolique, que nous pourrons éventuelle­ment trouver dans cette expérience, pourra être détectée à l’aide de ceci : si, à la place des séquences que nous allons enregistrer dans le jeu de pair ou impair, nous faisons une séquence fondée sur une liste de nombres choisis au hasard, mais alors ceci est une affaire de mathématiciens, c’est M.  RIGUET, ici présent, qui nous expliquera ce qu’est une séquence de nombres choisis au hasard.  Vous n’imaginez pas ce que c’est difficile.  Il a fallu des générations de mathématiciens pour arriver à bien se parer à droite et à gauche pour que ce soit véritablement des nombres choisis au hasard.  Nous verrons la différence… grâce à une petite machine que je vais écrire au tableau …la différence qu’on obtient à un certain niveau d’éla­boration, significatif, car c’est ça le sens de la machine en l’occasion, la différence que l’on obtient avec des nombres choisis au hasard ou avec des nombres exprès. Ce jeu auquel je vais vous demander de participer tous, mais dans un certain ordre et d’une certaine manière, que j’ai élaborée à votre intention aujourd’hui, voici comment nous allons procéder.  Le premier papier sera plié en deux, puis encore en deux, et une autre fois encore, donc en huit dans le sens de la hauteur.  Dans le sens de la largeur en quatre.  Vous avez donc 32 cases.  Les deux autres papiers seront pliés, en trois dans le sens de la hauteur, en laissant en plus une petite marge dans le haut pour écrire votre nom et votre adresse.  Dans la lar­geur, pliez en quatre comme le précédent.  Je fais tout cela pour que ce soit des opérations simples.  Vous allez enregistrer les séquences du jeu pair ou impair.  Pour des raisons que vous verrez plus tard, il se joue en 85 coups. Sur le premier papier, vous allez inscrire des points sur les lignes obtenues par pliage, 12 points par ligne, ceci répété 6 fois, donc pas tout à fait jusqu’en bas.  Au dernier rang, vous n’en mettez que 9.  Cela fait donc en tout 81.  Vous en mettez encore 4 en haut à gauche.  Pour le moment, vous ne vous servirez pas tout de suite de ces feuilles, mais porterez attention à ce qui va se passer entre deux d’entre vous, et vous préparer ainsi au rôle de notateur.  Je vous demande simple­ment de vous intéresser au jeu, de voir comment il y en a un qui présente les trucs, qui gagne, qui perd, etc. Vous allez vous intéresser.  RIGUET, vous serez le notateur de cette première partie. Maintenant, pour les autres feuilles : sur la première des deux restantes, vous inscrirez 45 points, sur l’autre 40. DAVID, vous allez jouer au jeu de pair ou impair avec MANNONI. Octave MANNONIMoi je triche à ce jeu–là.

LACAN – Moi, je m’en contrefous. [ Jeu entre David et Mannoni en 85 coups ]

Octave MANNONI C’est très simple, toutes les fois que j’ai dit au hasard, j’ai gagné.  Quand je n’avais plus de loi, j’ai souvent perdu.  La loi a varié.  À un moment, j’ai pris l’ordre des vers de MALLARMÉ, puis un numéro de téléphone, ou de voiture, puis ce qui est inscrit au tableau, le pointage a lieu tous les matins de 9… en variant voyelles et consonnes.

LACAN Combien de coups avez–vous joués avec la première loi.

Octave MANNONIC’est quand j’ai vraiment gagné.

LACAN Ceci est destiné à vous avoir intéressé simplement à ce rythme des alternances. De même que l’autre jour je vous ai montré beaucoup de choses inutiles pour vous ramener sur le centre, à savoir qu’il s’agit de gagner ou de perdre. Ceci était seulement pour vous intéresser à la chose. Premièrement il s’agit maintenant d’obtenir de chacun de vous, sur le premier papier, à votre goût, d’écrire — vous pouvez le faire à toute pompe, et je crois que plus ce sera à toute pompe et mieux ça vaudra — que ça ait un caractère presque automatique, en pensant que vous jouez à pair ou impair, par exemple, avec la machine, à quelle séquence vous laisseriez vous aller ? Vous pourriez le faire en ayant le sentiment d’aller au hasard. Donc, sur la première feuille, une séquence de (+) et de (–). Il est bien entendu qu’il n’est pas question d’intersubjectivité à chaque coup. Mais je vous demande de ne pas procéder comme a procédé MANNONI. Faites – le au hasard. Manifestez votre propre inertie symbolique, par groupes de 3, tour à tour, interrogeant, répondant, notateur : 12 groupes.

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