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Recherches Lacan

LXII LES PROBLÈMES CRUCIAUX POUR LA PSYCHANALYSE 1964 – 1965 Leçon du 2 décembre 1964

Leçon du  2 décembre 1964

 

” Colorless green ideas sleep furiously Furiously sleep ideas green colorless »

” Songe, songe Céphise, à cette nuit cruelle,

Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle »

Si je n’étais pas devant un auditoire francophone, je pourrais tout de suite émettre, voilà qui s’appelle parler! mais il se trouve que je dois supposer que, malgré l’évidente nécessité du bilinguisme dans notre culture, il y a quelques personnes ici qui n’entravent point l’anglais. J’en donnerai une équivalence mot à mot. Le premier mot veut dire sans couleur, le second mot vert, le troisième mot idées au pluriel, le quatrième peut vouloir dire sommeil, peut vouloir dire dormir à condition de mettre to devant, et peut vouloir dire dorment à la troi­sième personne du pluriel de l’indicatif présent; vous verrez pourquoi c’est le sens auquel nous nous arrêterons. La nature de l’indéfini en anglais, qui ne s’ex­prime point, permet donc de traduire jusqu’ici, en mot à mot : « D’incolores vertes idées dorment », à quoi s’ajoute ce qui est très évidemment un adverbe, en raison de sa terminaison, furieusement.

J’ai dit, voilà qui s’appelle parler. Est-ce bien là parler? Comment le savoir? C’est précisément pour le savoir qu’a été forgée cette… chaîne signifiante, j’ose à peine dire phrase. Elle a été forgée par un linguiste nommé Noam Chomsky. Cet exemple est cité, introduit dans un petit ouvrage qui s’appelle Syntactic Structures (24) paru chez Mouton, à La Haye. De quoi s’agit-il? De structuralis­me, croyez-en ma parole, et de structure syntactique, de syntaxe. Ceci mérite­rait tout de suite commentaire plus précis. Je ne fais que l’indiquer.

Syntaxe, dans une perspective structuraliste, est à situer à un niveau précis, que nous appellerons de formalisation, d’une part, et d’autre part concernant le syntagme. Le syntagme, c’est la chaîne signifiante considérée dans ce qui regar­de la jonction de ses éléments. Syntactic Structures consiste à formaliser ces liai­sons. Toutes les liaisons entre ces éléments sont-elles équivalentes ? En d’autres termes, n’importe quel signifiant peut-il être immédiatement contigu à n’im­porte quel signifiant? Il saute aux yeux que la réponse penche plutôt vers la négative, au moins pour ce qui concerne un certain usage de cette chaîne signi­fiante, son usage, disons, dans le discours. Cet exemple se trouve au début de          ` l’ouvrage en question. Il introduit quelque chose qui est à distinguer de la fin de ce travail, à savoir la constitution, ou l’amorce, l’ébauche d’un raisonnement sur la structure syntaxique; il introduit une notion qu’il convient d’en distin­guer, celle de la grammaire.

Il introduit son propos, Syntactic Structures, en le spécifiant comme ayant un but: comment établir la formalisation, les signes algébriques disons, pour vous illustrer tout de suite bien ce dont il s’agit, qui permettront de produire, dans la langue anglaise, tout ce qui est grammatical, et d’empêcher que se produise une chaîne qui ne le soit pas ? Je ne puis m’avancer ici à juger ce qu’obtient l’auteur d’une telle entreprise; ce que je peux indiquer, c’est que, dans les conditions particulières que lui offre cette langue positive qu’est la langue anglaise, je veux dire la langue telle qu’elle se parle, il ne s’agit pas de dégager la logique de la langue anglaise, il s’agit en quelque sorte de quelque chose qui pourrait être monté, de nos jours tout au moins, dans une machine électronique, et que de cela ne puissent sortir que des phrases grammaticalement correctes, et, ambition plus grande, toutes les formes possibles qu’offre à l’anglais, je veux dire au sujet parlant, sa langue.

La lecture de cet ouvrage est fort séduisante, pour ce qu’elle donne l’idée de ce qu’à poursuivre un tel travail, sort[e] de rigueur, d’imposition d’un certain réel, l’usage de la langue, et d’une possibilité fort ingénieuse, fort séduisante, fort captivante, qui nous est démontrée, d’arriver à se mouler sur des formules qui sont celles par exemple du – plus complexe – du conjointement des auxi­liaires avec certaines formes qui sont propres à l’anglais. Comment engendrer sans faute la transformation de l’actif au passif et l’usage conjoint d’une certai­ne forme, qui est celle du présent dans son actualité qui, pour dire lire, distingue read de I am reading et qui engendre, d’une façon tout à fait mécanique, I have been reading par exemple, par une série de transformations, qui ne sont pas celles de la conjonction de ces mots mais de leur composition. Il y a là quelque chose de fort séduisant, mais qui n’est point cela où je m’engage, car ce qui m’intéresse, c’est ce pour quoi a été forgé cet exemple. Il a été forgé pour dis­tinguer le grammatical d’un autre terme, que l’auteur introduit ici, dans l’ordre de la signification. En anglais, ça s’appelle le meaning.

L’auteur pense, en ayant construit cette phrase, avoir donné une phrase qui est sans signification, sous le prétexte que colorless contredit green, que des idées ne peuvent pas dormir, et qu’il apparaît plutôt problématique qu’on dorme furieusement. Ce qui le frappe, c’est qu’il puisse par contre obtenir d’un sujet, sujet qu’il interroge, ou qu’il feint d’interroger, mais assurément qui est son recours, que cette phrase sans signification est une phrase grammaticale. Je prends cet exemple, historique, parce qu’il est dans l’histoire, il est dans le tra­vail, dans le chemin actuel de la linguistique. Il me gêne un peu, en raison du fait qu’il n’est point en français, mais aussi bien cette ambiguïté fait partie de notre position, vous allez le voir. Pour ceux qui ne savent pas l’anglais, je vous deman­de de faire l’effort de vous représenter que l’ordre inverse des mots furiously sleep ideas green colorless n’est pas grammatical. « Y restez cieux aux êtes qui père notre », voilà à quoi ça correspond, phrase inversée de la phrase assez connue de Jacques Prévert qui s’exprime : « Notre Père qui êtes aux cieux, res­tez-y! » 130

Il est clair que le grammatical ici ne repose pas, du moins seulement, sur ce qui peut apparaître dans ces quelques mots de flexion. A savoir, le s de ideas, que vient conforter l’absence de s à la fin de sleep, à savoir un certain accord for­mel, reconnaissable pour l’anglophone, et aussi la terminaison ly qui nous indique que c’est un adverbe, car ces caractéristiques restent dans la seconde phrase. Elle est pourtant, pour un anglais, d’un degré tout à fait différent, quant à l’expérience de la parole, de la première, elle est non-grammaticale. Elle n’of­frira, disons le mot, pas plus de sens que la prière ironique, voire blasphéma­toire de Prévert – mais croyez-moi, avec le temps on la baptisera. Quel respect dans ce restez-y… que cette phrase une fois inversée. Ceci indique que vous souligniez au passage, dans ce que je viens d’articuler, le mot de sens. Nous ver­rons à quoi aujourd’hui il va nous servir; nous verrons ce que, par là, j’intro­duis ici.

En effet, l’entreprise de Chomsky est soumise, comme de bien entendu, à la discussion d’autres linguistes. On fait remarquer, et tout à fait à juste titre, qu’il y a quelque abus, ou en tout cas que la discussion peut s’ouvrir autour de cette connotation du meaningless, du sans signification. Assurément la signification s’éteint tout à fait, là où il n’y a pas de grammaire. Mais là où il y a grammaire, je veux dire construction grammaticale, ressentie, assumée par le sujet, le sujet interrogé qui, là, est appelé en juge, à la place, au lieu de l’Autre – pour réin­troduire un terme inscrit dans notre exposé de l’année dernière 90 – en référen­ce, là où il y a construction grammaticale, peut-on dire qu’il n’y a pas de signi­fication ? Et il est facile, toujours me fondant sur des documents, de vous réfé­rer à tel article de Jakobson, dans la traduction qu’en a donnée Nicolas Ruwet, pour que vous retrouviez, dans tel article de la partie Grammaire, dans ces articles sous le titre d’Essais de linguistique générale67 à la page 205, la discus­sion de cet exemple. Il me sera facile de pousser en avant toutes sortes d’attes­tations dans l’usage de l’anglais. Dans Marvell, par exemple, « Green thought in a green shade » qu’il traduit aussitôt entre parenthèses, ou plutôt que le traduc­teur traduit: « Une verte pensée dans une ombre verte », voire telles expressions russes tout à fait analogues à la prétendue contradiction ici inscrite dans la phra­se. Il n’y a pas besoin d’aller plus loin, il suffit de remarquer que de dire un round square en anglais, autre exemple pris par le même auteur, n’est en réalité pas du tout une contradiction, étant donné qu’un square est très souvent usité pour désigner une place, et qu’une place ronde peut donc s’appeler très aisé­ment un round square.

Dans quoi allons-nous pourtant nous engager? Vous le voyez, dans des équi­valences, et pour tout dire, si j’essaie de montrer que cette phrase peut avoir une signification, j’entrerai certainement dans des voies plus fines. C’est de la gram­maire elle-même que je partirai. J’observerai, si cette phrase est grammaticale ou non, que c’est par exemple en raison du fait que ce qui surgit dans cette phrase, apparemment comme adjectif, à savoir colorless green, se trouve avant le sub­stantif, et qu’ici nous nous trouvons, en anglais comme en français, placés devant un certain nombre d’effets, qui restent à qualifier. Provisoirement je continue de les appeler effets de sens.

C’est à savoir que, dans ce rapport de l’adjectif au substantif, l’adjectif, nous l’appelons, en grec, épithète. L’usage en anglais, en français et dans toute langue, nous montre qu’encore qu’avec les langues cet usage varie, cette question de la place est importante pour qualifier l’effet de sens de la jonction de l’adjectif au substantif. En français, par exemple, c’est avant le substantif que se placera un adjectif qui, si je puis dire, est identifié à la substance. Une belle femme est autre chose qu’une femme belle. L’usage épicatathète dira-t-on, celui de l’adjectif qui précède, est à distinguer de l’épanathète, de celui qui succède, et que la référen­ce de la femme à la beauté, dans le cas de l’épanathète, c’est-à-dire de l’adjectif qui suit, est quelque chose de distingué, alors qu’une belle femme, c’est déjà à l’intérieur de sa substance qu’il se trouve qu’elle est belle… et qu’il y a encore un troisième temps à distinguer, l’usage épamphithète, ou d’ambiance, qui indi­quera qu’elle a paru belle, cette femme, dans telle circonstance, qu’en d’autres termes il n’est pas la même chose de dire, furieuse Hermione, Hermione furieu­se, furieuse, Hermione… etc., et la suite.

En anglais, le vrai épamphithète, c’est là qu’il est permis de mettre l’adjectif après le nom; épanathète comme épicatathète se mettent toujours avant, mais toujours, l’épicatathète, plus près du substantif. On dira: « un de belle apparence et pourvu d’une belle barbe vieil homme ». C’est parce que vieil est plus près de homme que le fait qu’il ait une belle barbe est une apparence rayonnante. Dès lors nous voici, par les seules voies grammaticales, en mesure de distinguer deux plans, et par conséquent de ne pas se faire se rencontrer dans la contradiction green colorless.

De plus, quelque souvenir de Sheridan, que j’avais là noté pour vous, d’un dialogue entre Lady Teazle et son mari Sir Peter 144 – naturellement, c’est les notes qu’on prend qu’on ne retrouve jamais au bon moment – nous apprend assez que, par exemple, si Lady Teazle proteste contre le fait qu’on la torture à propos de ses elegant expenses, de ses dépenses élégantes, ceci est fait pour nous faire remarquer que le rapport de l’adjectif et du substantif dans l’usage parlé, quand il s’agit justement de l’épicatathète, n’est peut-être pas à prendre en anglais comme en français, et que vous ne pouvez pas traduire elegant expenses par dépenses élégantes mais en inversant strictement leur rapport et en disant des élégances coûteuses. Même dans Tennyson j’avais aussi pour vous une cer­taine glimmeiing strangeness qui, surgie du locuteur au sortir de son rêve, bien évidemment doit se traduire par lueurs étranges et non pas par étrangetés lumi­neuses.

De sorte qu’ici c’est peut-être bien, cette idée de verdeur, de verdeur idéa­le qu’il s’agit, par rapport à quoi le colorless est plus caduc. C’est quelque chose comme des ombres d’idées qui s’en vont là, perdant leur couleur et pour tout dire exsangues. Elles sont là à se promener, à se promener, n’est-ce pas, puisqu’elles dorment et je n’aurais aucune peine – faites-moi grâce de la fin de cet exercice de style – de vous démontrer qu’il est parfaitement conce­vable que, si nous donnons au sleep, dorment, quelque chose de métapho­rique, il y ait un sommeil accompagné de quelque fureur. Du reste, est-ce que ce n’est pas ce que nous éprouvons tous les jours ? Et pour tout dire, si aussi bien vous me dispensez de cette vaine queue de discours – je vous laisse le soin de le fabriquer – est-ce que je ne peux pas trouver, à interroger les choses dans le sens du lien de la grammaire à la signification, je ne peux pas trouver dans cette phrase l’évocation, à proprement parler, de l’inconscient où il est ? Qu’est-ce que l’inconscient, si ce n’est justement des idées, des pensées, Gedanken, des pensées dont la verdeur [est] exténuée. Freud ne nous dit-il pas quelque part que, comme les ombres de l’évocation aux enfers, et revenant au jour, elles demandent à boire du sang pour retrouver leurs couleurs, si ce ne sont pas des pensées de l’inconscient qu’il s’agit, qui, ici, dorment furieu­sement ?

Eh bien, tout ça aura été un très joli exercice, mais je ne l’ai poursuivi – je ne dirai pas jusqu’au bout, puisque je l’abrège – que pour souffler dessus, car c’est tout simplement complètement idiot! L’inconscient n’a rien à faire avec ces significations métaphoriques, si loin que nous les poussions, et chercher dans une chaîne signifiante, grammaticale, la signification, est une entreprise d’une futilité extraordinaire. Car si, en raison du fait que je suis devant cet audi­toire, j’ai pu lui donner cette signification là, j’aurais aussi bien pu lui en don­ner toute autre, et pour une simple raison, c’est qu’une chaîne signifiante engendre toujours, quelle qu’elle soit, pourvu qu’elle soit grammaticale, une signification, et je dirai plus, n’importe laquelle. Car je me fais fort, en faisant varier, et on peut faire varier à l’infini, les conditions d’entourage, de situation, mais bien plus encore les situations de dialogue, je peux faire dire à cette phra­se tout ce que je veux, y compris, par exemple, à telle occasion, que je me moque de vous.

Attention! Est-ce que n’intervient pas là autre chose, à cet extrême, qu’une signification? Que je puisse, dans tel contexte, en faire surgir toute significa­tion, c’est une chose, mais est-ce bien de signification qu’il s’agit? Car la signi­fication de tout à l’heure, pourquoi ai-je dit que rien ne l’assurait ? C’est dans la mesure même où je venais de lui en donner une, par rapport à quoi ? par rap­port à un objet, un référent, quelque chose que j’avais fait surgir là pour les besoins de la cause, à savoir l’inconscient. En parlant de contexte, en parlant de dialogue, je laisse disparaître, s’évanouir, vaciller ce dont il s’agit, à savoir, la fonction du sens. Ce qu’il s’agit ici de serrer de plus près, c’est la distinction des deux.

Qu’est-ce qui fait en dernière analyse que, cette phrase, son auteur même l’a choisie, s’est si aisément conforté de quelque chose de si douteux, à savoir, qu’elle n’ait pas de sens ? Comment un linguiste, qui n’a pas besoin d’aller aux exemples extrêmes, au carré rond dont je vous parlai tout à l’heure, pour s’aper­cevoir que les choses qui font le sens le plus aisément reçu laissent complète­ment passer à l’as la remarque d’une contradiction quelconque? Ne dit-on pas, avec l’assentiment général, une jeune morte? Ce qui pourrait être correct, c’est de dire qu’elle est morte jeune, mais de la qualifier d’une jeune morte, avec ce que veut dire l’adjectif mis avant le nom en français, doit nous laisser singuliè­rement perplexes! Est-ce comme morte qu’elle est jeune ? Ce qui fait le carac­tère distinctif de cette phrase, je me le suis demandé. Nous ne pouvons pas croi­re à une telle naïveté de la part de celui qui la produit comme paradigme. Et pourquoi a-t-il pris un tel paradigme, manifestement forgé ? Et pendant que je me demandais qu’est-ce qui faisait effectivement la valeur paradigmatique de cette phrase, je me suis fait apprendre à la bien prononcer. Je n’ai pas un pho­nétisme anglais spécialement exemplaire; cet exercice avait pour moi un usage, de ne pas déchirer les oreilles de ceux pour qui ce phonétisme est familier. Et dans cet exercice, je me suis aperçu de quelque chose, qu’entre chaque mot, il fallait que je reprenne un peu [de] souffle. Colorless… green… ideas… sleep… furiously. Pourquoi est-ce qu’il faut que je reprenne souffle ? Est-ce que vous avez remarqué que sinon ça fait… ss’gr… idea (s’s) leep… un s s’enchaînant avec un s, et après ça, p furiously. Alors j’ai commencé à m’intéresser aux consonnes. Il y a une chose qu’on peut dire en tout cas, c’est que ce texte est atteint d’amu­sie, de quelque façon que vous l’entendiez, la musique, les muses comme dit Queneau 131 : « Avec les arts on s’amuse; on muse avec les lézards ». Et m’aper­cevant, faisant le compte de ces consonnes, les deux l, le c de colorless, le g de green, le n, un troisième l, un quatrième l, il m’est venu à l’esprit ces vers, que j’espère que vous adorez autant que moi, ceux qui sont écrits au bas du tableau, et qui emploient très précisément la batterie consonantique de la phrase forgée. « Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle

Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle. »135

Je ferai facilement le travail inverse de ce que j’ai fait tout à l’heure, pour vous montrer qu’il n’est pas moins étrange de parler d’une nuit cruelle que d’un carré rond; qu’une nuit éternelle est assurément une contradiction dans les termes, mais par contre que la valeur émouvante de ces deux vers est essentiellement dans la répercussion, d’abord de ces quatre s sifflants qui sont soulignés au tableau, de la répercussion de Céphise dans fut de la seconde ligne, à la réper­cussion du t quatre fois, du n de nuit deux fois, de la labiale primitive p, pro­mue dans sa valeur atténuée du fut et de Céphise, dans ce pour tout un peuple qui harmonise, qui fait vibrer d’une certaine façon quelque chose qui assuré­ment, dans ces deux vers, est tout le sens, le sens poétique. Et ceci est de natu­re à nous forcer à nous rapprocher plus intimement de la fonction du signifiant. Si, assurément, les deux vers dont il s’agit ne prétendent à aucun degré donner la signification de la formule du linguiste, ils nous forcent à nous interroger si nous ne sommes pas par là beaucoup plus près de ce qui fait son sens, de ce qui, pour son auteur surtout, était le point véritable où il s’assurait de son non-sens. Car à un certain niveau, les exigences du sens sont peut-être différentes de ce qui nous apparaît tout d’abord, à savoir qu’à ce niveau du sens, l’amusie est une objection radicale.

Voilà par quoi je me suis décidé à introduire cette année, histoire de vous en donner le ton, ce que j’appelle Problèmes cruciaux pour la psychanalyse. J’ai parlé l’année dernière des fondements de la psychanalyse 91. J’ai parlé des concepts qui me paraissent essentiels pour structurer son expérience et vous avez pu voir qu’à aucun de ces niveaux ce n’a été de vrais concepts, que je n’ai pu les faire tenir, pour autant que je les ai fait rigoureux, à l’endroit d’aucun référent; que toujours, en quelque manière le sujet, qui ces concepts [les] apporte, est impliqué dans son discours même; que je ne puis parler de l’ou­verture et de la fermeture de l’inconscient sans être impliqué, dans mon dis­cours même, par cette ouverture et cette fermeture; que je ne puis parler de la rencontre comme constituant, par son manque même, le principe de la répéti­tion sans rendre insaisissable le point même où se qualifie cette répétition.

Dante, après d’autres, avant beaucoup d’autres encore, introduisant, dans le De vulgari eloquentia dont nous aurons à parler cette année, les questions les plus profondes de la linguistique, dit que toute science, et c’est d’une science qu’il s’agit pour lui, doit pouvoir déclarer ce qu’il faut bien traduire par, son objet, et nous sommes tous d’accords; seulement, objet, pour avoir sa valeur, dans le latin dont Dante se sert, s’appelle là subjectum. C’est bien en effet, dans l’analyse, du sujet qu’il s’agit. Ici, aucun déplacement n’est possible pour lui permettre d’en faire un objet. Qu’il en soit de même dans la linguistique, ceci n’échappe pas plus à aucun linguiste que ceci n’échappe à Dante et à son lecteur, mais le linguiste peut s’efforcer de résoudre ce problème différemment de nous, analystes. C’est précisément pour cela que la linguistique s’engage toujours plus avant dans la voie, que pointait tout à l’heure le travail de notre auteur, dans la voie de la formalisation. C’est parce que, dans la voie de la formalisation, ce que nous cherchons à exclure, c’est le sujet. Seulement nous, analystes, notre visée doit être exactement contraire, puisque c’est là le pivot de notre praxis Seulement vous savez que, là-dessus, je ne recule pas devant la difficulté, puis­qu’en somme je pose, je l’ai fait l’année dernière, et d’une façon suffisamment articulée, que le sujet, ce ne peut être, en dernière analyse, rien d’autre que ce qui pense donc je suis. Ce qui veut dire que le point d’appui, l’ombilic, comme dirait Freud, de ce terme de sujet n’est proprement que le moment où il s’éva­nouit sous le sens, où le sens est ce qui le fait disparaître comme être, car ce donc je suis n’est qu’un sens. Est-ce que ce n’est pas là que peut s’appuyer la discus­sion sur l’être ?

Le rapport du sens au signifiant, voilà ce que je crois depuis toujours essen­tiel à maintenir au cœur de notre expérience, pour que tout notre discours ne se dégrade pas. Au centre de cet effort, qui est le mien, orienté pour une praxis j’ai mis la notion de signifiant. Comment se fait-il qu’encore tout récemment, dans une des réunions de mes élèves, j’ai pu en entendre un, d’ailleurs je ne me souviens plus lequel, qui a pu dire – et après tout, je le sais bien, il n’était pas le seul à le dire – que la notion de signifiant, pour Lacan, ceci, encore, à lui, dans son esprit, lui laisse quelque incertitude! Si c’est ainsi, alors qu’après tout un article comme « L’instance de la lettre dans l’incons­cient 82, que je vous prie de relire – ça c’est un fait, que mes textes deviennent plus clairs avec les ans! [rumeurs], on se demande pourquoi, je dis, c’est un fait, dont plus d’un, sinon tous, témoignent – ce texte est admirablement clair, et l’exemple HOMMES/DAMES que j’évoque, comme évoquant par son couplage signifiant le sens d’un urinoir, et non pas de l’opposition des sexes, mais comme s’insérant, du fait du masquage de ce sens, pour deux petits enfants qui passent en train dans une gare, d’une division désormais irrémédiable sur le lieu qu’ils viennent de traverser, l’un soutenant qu’il est passé à HOMMES, et l’autre qu’il est passé à DAMES. Ceci me semble quand même une histoire des­tinée à ouvrir les oreilles!

Aussi bien des formulations, moins confinantes à l’apologue, qui sont celles-ci, que le signe, de quelque façon qu’il soit composé, et inclût-il en lui-même la division signifiant/signifié, le signe, c’est ce qui représente quelque chose pour quelqu’un, c’est-à-dire, au niveau du signe, nous sommes au niveau de tout ce que vous voudrez, du psychologique, de la connaissance; que vous pourrez raf­finer, qu’il y a le signe véritable, la fumée qui indique le feu, qu’il y a l’indice, à savoir la trace, laissée par le pied de la gazelle sur le sable ou sur le rocher, et que le signifiant, c’est autre chose. Et que le fait que le signifiant représente le sujet pour un autre signifiant, c’est une formulation suffisamment ferme pour que, seulement à vous forcer de vous y retrouver, ceci ait quelque conséquence.

Pourquoi dès lors est-ce que ce discours sur le signifiant peut conserver quelque obscurité? Est-ce parce que, pendant un certain temps, je l’ai voulu, par exemple ? Oui. Et qui est ce je alors ? Il est peut-être interne à ce nœud de langage qui se produit quand le langage a à rendre compte de sa propre essen­ce. Peut-être est-il obligé qu’à cette conjoncture se produise obligatoirement quelque perte. C’est exactement conjoint à cette question de la perte, de la perte qui se produit chaque fois que le langage essaie, dans un discours, de rendre rai­son de lui-même, que se situe le point d’où je veux partir, pour marquer le sens de ce que j’appelle rapport du signifiant au sujet. J’appelle philosophique tout ce qui tend à masquer le caractère radical et la fonction originante de cette perte. Toute dialectique, et nommément la hégélienne, qui va à masquer, qui en tout cas pointe à récupérer les effets de cette perte, est une philosophie.

Il y a d’autres façons que la prétention d’en agir avec cette perte. Il y a de regarder ailleurs, et nommément de tourner son regard vers la signification et de faire du sujet cette entité qu’on appelle l’esprit humain, de le mettre avant le discours. C’est une vieille erreur dont la dernière incarnation s’appelle psycho­logie du développement, ou, si vous voulez, pour l’illustrer, piagétisme. Il s’agit de savoir si nous pouvons en aborder la critique sur son propre terrain, exemple de la contribution qui est celle que j’espère apporter cette année, à quelque chose, pour la psychanalyse, qui montre que le discours que nous poursuivons pour elle nécessite des choix, et nommément l’exclusion d’un certain nombre de positions, qui sont des positions concernant le réel, que ces positions sont fausses et qu’elles ne sont pas fausses sans raison, que la position que nous pre­nons est celle, peut-être la seule, qui permette de fonder, dans son fondement le plus radical, la notion d’idéologie.

Je ne vous laisserai pas aujourd’hui partir, encore que ce soit là talisman superflu, sans une formule, inscriptible au tableau puisque après tout je l’y mets, qui est celle-ci. S’il est vrai que la relation du signifiant soit essentiellement au signifiant, que le signifiant comme tel, en tant qu’il se distingue du signe, ne signifie que pour un autre signifiant, et ne signifie jamais rien d’autre que le sujet, il doit y en avoir des preuves surabondantes. Sur le plan même de la cri­tique de Piaget, que je pense aborder la prochaine fois, et nommément de la fonction du langage égocentrique, je pense vous en donner, dès cette fois-là, des preuves, à titre de graphe, de graphe simplifié, indicatif du chemin que nous allons parcourir. Et la formule signifiant sur signifié est, d’une façon non ambi­guë et ceci depuis toujours, à interpréter comme ceci, qu’il y a un ordre de référence du signifiant qui est à ce que j’ap­pelai l’année dernière un autre signifiant. C’est ce qui le définit essentiellement.

 

Qu’est-ce alors que le signifié ? Le signifié n’est point à concevoir seulement dans le rapport au sujet. Le rapport du signifiant au sujet, en tant qu’il intéres­se la fonction de la signification, passe par un référent. Le référent, ça veut dire le réel, et le réel n’est pas simplement une masse brute et opaque, le réel est apparemment structuré. Nous ne savons d’ailleurs absolument pas en quoi, tant que nous n’avons pas le signifiant. Je ne veux pas dire pour autant que, de ne pas le savoir, nous n’avons pas des relations à cette structure. Aux différents échelons de l’animalité, cette structure s’appelle la tendance, le besoin, et il faut bien que, même ça qu’on appelle, à tort ou à raison mais en fait, en psychologie animale, l’intelligence, il faut bien en passer par cette structure.

L’intelligence, je ne sais pas pourquoi on a fait là-dessus une erreur, l’intelli­gence est bien, pour moi comme pour tout le monde, non verbale. Ce que j’es­saierai de vous montrer la prochaine fois, pour critiquer Piaget, c’est qu’il est absolument indispensable, pour ne pas faire l’erreur de croire que l’évolution de l’enfant, ça consiste, selon une volonté prédéterminée par l’Éternel, depuis tou­jours, à le rendre de plus en plus capable de dialoguer avec Monsieur Piaget. C’est de poser la question, sinon de la résoudre, en quoi l’intelligence, comme préverbale, vient se nouer avec le langage comme préintellectuel ? Pour l’instant je note que, pour concevoir quoi que ce soit à la signification, il faut prendre d’abord – ce qui n’épuise rien et ne nous force pas à un échafaudage et à conserver le même indéfiniment – remarquer qu’il y a deux usages du signi­fiant par rapport au référent, l’usage de dénotation, comparable à une corres­pondance qui se voudrait biunivoque, disons une marque, une marque au fer sur le référent, et une connotation, à savoir, en quoi – c’est là-dessus, vous le verrez la prochaine fois, que va tourner notre exemple de la critique de Piaget, en quoi un signifiant peut servir à introduire, dans le rapport au référent, quelque chose qui a un nom, qui s’appelle le concept. Et ça, c’est un rapport de connotation. C’est donc par l’intermédiaire du rapport du signifiant au référent que nous voyons surgir le signifié. Il n’y a pas d’instance valable de la significa­tion qui ne fasse circuit, détour par quelque référent.

La barre, donc, n’est pas, comme on l’a dit, me commentant, la simple exis­tence, en quelque sorte tombée du ciel, de l’obstacle, ici entifié, elle est d’abord point d’interrogation sur le circuit de retour. Mais elle n’est pas simplement cela, elle est cet autre effet du signifiant en quoi le signifiant ne fait que repré­senter le sujet.

Et le sujet, tout à l’heure, je vous l’ai incarné dans ce que j’ai appelé le sens, où il s’évanouit comme sujet. Eh bien c’est ça; au niveau de la barre, se produit l’effet de sens, et ce dont je suis parti aujourd’hui dans mon exemple, c’est pour vous montrer combien l’effet de signifié, si nous n’avons pas le référent au départ, est pliable à tout sens, mais que l’effet de sens est autre chose. Il est tel­lement autre chose que la face qu’il offre du côté du signifié est proprement ce qui n’est pas unmeaning, non-signification, mais meaningless, que c’est à pro­prement parler ce qui se traduit, puisque nous sommes en anglais, par l’expres­sion nonsense, et qu’il n’est possible de bien scander ce dont il s’agit dans notre expérience analytique qu’à voir que ce qui est exploré, ce n’est pas l’océan, la mer infinie des significations, c’est ce qui se passe dans toute la mesure où elle nous révèle, cette barrière du non-sens, ce qui ne veut pas dire sans significa­tion, ce qui est la face de refus qu’offre le sens du côté du signifié.

C’est pour cela qu’après être passé par ce sondage de l’expérimentation psy­chologique, où nous essaierons de montrer combien il [Piaget] manque les faits, à méconnaître le véritable rapport du langage à l’intelligence, nous prendrons un autre éclairage et que, pour partir d’une expérience qui sans doute est égale­ment, tout autant que la psychologie, différente de la psychanalyse, une expérience littéraire nommément, en essayant de donner son statut propre, car ce n’est pas nous qui l’inventons, il existe, à ce qu’on appelle nonsense, en interro­geant Alice au pays des merveilles22 ou quelque bon auteur dans ce registre, nous verrons l’éclairage que ceci nous permet de donner au statut du signifiant.

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