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Recherches Lacan

LXII LES PROBLÈMES CRUCIAUX POUR LA PSYCHANALYSE 1964 – 1965 Leçon du 9 juin 1965

Leçon du 9 juin 1965

Nous poursuivons notre propos sur le point que je vous amène, pour clore mon discours de cette année, Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, ce point que structure la triade que j’ai introduite depuis trois ou quatre cours.

J’espère que ce que j’ai indiqué la dernière fois, en clôture des apports des éléments d’un certain dialogue – ce terme étant appuyé de toutes les réserves par lesquelles précisément j’avais introduit la séance de la dernière fois – que ce que j’ai apporté en conclusion, introduisant, d’une certaine façon, le pôle du réel en tant qu’il est constitutif d’une certaine difficulté qui est, à proprement parler, celle du psychanalyste. J’espère que vous vous en souvenez, ceci est l’in­troduction d’un thème, d’un thème que, sans aucun doute, je n’épuiserai pas cette année, mais qui, si le sort le veut, se poursuivra l’année prochaine. Dans cette introduction, peut-être trop rapide et peut-être même, jusqu’à un certain point, catapultée, j’ai signalé la place où nous devons concevoir que, par rap­port à ces trois termes, dont je vais réarticuler aujourd’hui la fonction, ras­semblant, en quelque sorte, le sens de tout notre discours de cette année, j’ai placé les trois termes, que j’ai inscrits là en allemand pour des raisons qui sont liées à l’élucubration historique de ces trois termes, pour autant que deux d’entre eux se réfèrent à la pensée, au travail d’auteurs qui ont écrit en allemand.

Sinn, c’est une référence à proprement parler fregienne; c’est pour autant que Frege oppose Sinn à Bedeutung, dans son élaboration conceptuelle de ce qu’il en est pour lui de l’être du nombre.

Zwang, que c’est pour autant que c’est là qu’il convient de situer cette fonc­tion qui est à proprement parler la découverte freudienne, qui donne un sens nouveau, un sens renouvelé à ce qui se présente dans la phénoménologie de ce qui a été élaboré tout au long du dix-neuvième siècle comme clinique mentale et qui lui donne un statut, un statut que j’ai l’intention aujourd’hui de vous faire repérer comme étant ce qui justifie, à proprement parler, l’accent que nous avons mis, avec notre commentaire de Descartes sur les rapports fondamentaux du sujet, au sens moderne du terme, et du savoir. S’il y a Zwang… s’il y a quelque chose qui se manifeste d’une façon opaque dans le symptôme, qui lit­téralement contraint, en même temps qu’il divise le sujet, c’est là qu’il est important d’user du mot Zwang, parce que Zwang se rapporte à zwei et que, comme vous le voyez sur la petite figure d’à côté dont je ne vous ai pas encore révélé l’énigme, c’est bien d’une Ent-zweiung, c’est de ce que Freud a poursui­vi, découvert, tracé jusqu’à ce que son dernier écrit y culmine, dans l’idée de Spaltung du sujet, qui est essentiellement une Entzweiung. Voici donc justifica­tion de ce que vous voyez là écrit au tableau.

Le terme Wahrheit, vérité, est écrit lui aussi en allemand, tout simplement pour rester homogène avec les deux autres termes. C’est celui-là, ce troisième terme, Wahrheit, la façon dont la Wahrheit, la vérité, se présente dans l’expé­rience psychanalytique, ou plus exactement dans la structure fondamentale qui permet cette expérience, c’est de là qu’aujourd’hui j’entendrai, avec vous, repar­tir, non sans avoir tiré, de notre discours commun de la dernière fois, un fil, un fil que nous allons retrouver tout à l’heure, qui est celui de la question posée par Kaufmann à Milner.

Milner nous a donné un compte-rendu extraordinairement bien structuré, certes très riche, texte de travail, commentaire en somme, en même temps que résumé du Sophiste, et à quoi, dès aujourd’hui, je croirai pouvoir, sans abus, me référer. Dans l’ensemble, pour ce que j’ai pu en recueillir, ce discours n’est pas tombé dans l’oreille de sourds et a été reconnu, au moins pour la dimension qu’il offre, cette dimension n’étant d’ailleurs pas forcément celle qui, à chacun des auditeurs, est ni la plus familière, ni celle qui l’intéresse le plus; dimension qui peut causer, à celui qui est habitué à la pensée médicale, certains moments de flottement. Et je crois quand même que suffisamment n’est pas fait pour nous permettre, aujourd’hui, la référence que je vais dire maintenant.

Kaufmann, interrogeant Milner, lui a dit, posé cette question

Et alors, qu’est-ce que vous faites, dans tout cela, du Bien, du Bien chez Platon, de l’idée pure du Bien ?

Je vous rappelle que Milner avait mis l’accent dans cette dialectique où cul­mine Le Sophiste qui tient essentiellement à démontrer – c’est là le culmen de la pensée platonicienne; Platon a, tout au long de ses discours par où il s’adres­se à nous, discours en fin de compte toujours essentiellement énigmatiques, énigmatiques au point de se faire à l’occasion déroutants, humoristiques, il est tout à fait clair, il faut être vraiment sourd pour ne pas voir qu’à tel ou tel détour il va jusqu’à se moquer de nous – Platon, après avoir distingué le monde des Idées, en tant qu’elles sont immuables, qu’elles ne sont pas soumises au chan­gement comme ce qui, dans le monde sensible, qui en quelque sorte les reçoit mais ne peut en être affecté, ne peut les refléter que d’une façon approximative, Platon, au niveau du Sophiste, est conduit et nous conduit à la démonstration que, si l’action des Idées, dirais-je, ne peut se concevoir que sous le mode de la participation, cette participation n’est point à concevoir comme un effet qui se produit, dans la pensée, dans ce par quoi, nous qui nous élevons par la dialec­tique jusqu’à la conception des Idées les plus originelles, nous faisons, par notre dialectique jouer, ce tressage cette […] par quoi nous reconnaissons ce qui dans le monde du mouvement, du changement, se soutient d’une participation à l’Idée.

Les Idées fondamentales elles-mêmes ne se soutiennent que pour autant qu’entre elles s’exerce ce mouvement de participation. Et Milner vous a rappe­lé comment nous trouvons, participant à l’être, à la fois le mouvement et le repos; comment pourtant mouvement et repos diffèrent, et ne peuvent différer que pour autant aussi qu’ils participent l’un à l’autre. Comment donc est néces­sité ce quelque chose qui – aux trois termes choisis par Platon pour nous mon­trer ce quelque chose qu’il faut que nous admettions, que nous concevions comme s’exerçant dans un mouvement, dans une action, dans une passion, au niveau même des Idées – comment, au-delà de ces trois termes, deux autres nous seront nécessaires qui sont le même et l’autre et le terme d’une quintéité, une Fünfheit primitive assez ici avancée.

Je ne me souviens pas ce que Milner a répondu à la question de Kaufmann. Je souhaite qu’il lui ait répondu que, du Bien, du Bien au sens de Platon, il n’avait fait que parler de cela. Car, ce qu’est le Bien pour Platon, c’est, à proprement par­ler, ce jeu de nombre. Ceci n’est pas un commentaire, si je puis dire, de mon cru; je l’avance aujourd’hui avec d’autant plus d’aisance qu’une certaine bonne for­tune dans une recherche comme cela, inspirée par la réflexion sur Le Sophiste, m’a conduit à tomber sur quelque chose qui, peut-être est loin d’être ignoré, mais dont j’ai été content de trouver la confirmation historique, c’est à savoir qu’il y a une leçon de Platon sur le Bien conçu comme l’Idée de l’Idée. C’est Simplicius 145, commentateur d’Aristote – donc non seulement troisième mais quatrième génération – c’est Simplicius qui nous en témoigne, dans ce qui reste d’attesté, qui nous témoigne qu’Aristoxène a légué aux générations le fait d’avoir assisté à cette leçon, et qu’Aristote y assistait; qu’Aristote en a tenu un relevé, des notes, une ronéotypie, et que ce qu’a eu de surprenant, pour ceux qui y ont assisté, cette leçon, c’est très précisément que Platon n’y a parlé que du nombre. Tout le monde s’attendait à ce qu’on discute ce qu’il en était du bien, si c’était la richesse, ou la bonne santé, la bonne humeur ou la bonne science. Une partie de l’assistance prit même congé au milieu, fort déçue. Qu’à la vérité, ce soit ainsi qu’il nous faille situer ce qu’était pour Platon cette référence à ce que nous pou­vons appeler jouer chez lui le rôle de l’Idée absolue, du fondement inébranlable de toute sa réflexion sur le monde, c’est là quelque chose qui pour nous est pré­cieux, car, comme vous allez le voir, c’est ce qui va nous permettre de contrôler le sens de ce qui, dans l’histoire de notre pensée, est apporté par Freud et ce qui, d’être apporté par Freud, nous ouvre une vue qui coordonne, d’une façon supé­rieure à tout ce qui a pu être appréhendé jusque-là, les écueils, les apories, les dif­ficultés à quoi s’est heurtée en fait ce que j’appellerai la définition de la vérité. Ceci, pour nous psychanalystes, est quelque chose qui est à prendre au niveau le plus crucial de notre expérience.

Dans un ouvrage à quoi je me consacre depuis plusieurs années, et dont je ne vous dirai pas le titre, je commence dans une première rédaction, que vous ne verrez pas, en ces termes

” Le titre ici choisi – celui que je ne dis pas – en implique un autre qui serait Voies de la vraie psychanalyse. C’est bien de quoi il s’agira. Par quelles voies la psychanalyse procède ? L’examen de ces procédés sera notre méthode pour déterminer ce qu’est vraiment la psychanalyse. Nous saisirons là que son être tient aux effets de la vérité. S’en tenir là serait la peindre comme une île flottant dans son propre déploiement.

Moyen du juste moyen deviendrait le sous-titre dont le timbre extrême oriental parodierait, non sans vertu, le succès même d’un tel propos. Mais cette Cythère est bien rivée au monde, et c’est pourquoi la carte que nous décrirons sera plutôt du style des cartes marines, le contour commenté des rivages laissant gris les surfaces intérieures.

Par quelles voies accède-t-on à la psychanalyse ? Voilà l’ancre autour de quoi nous entendons faire tourner profondément l’intérêt du lecteur, ceci dit, aussi le lecteur que nous tenons pour être ici intéressé.

Le guide du vrai psychanalyste, tel est le titre, à le situer de sa visée. Il s’adresse évidemment au médecin, et comme au partenaire d’un dia­logue qui le redouble, comme témoin dans un public qui attend le vrai psychanalyste.

On discernera ici l’écho d’un cliché illustré par une littérature cousine, The complete angler, le vrai pêcheur à la ligne. C’est un ouvrage célèbre de la littérature anglaise, et qui est évoqué ici de la même raison qui fait Platon commencer sa définition du sophiste par la même référence. The complete angler n’aura conduit qu’un petit nombre de ses lecteurs à devenir des pêcheurs accomplis. Seule la volonté de sélection du lecteur s’y déclare. Au reste, ce livre serait-il ouvert par quelqu’un qui y vou­drait chercher les voies du parfait psychanalysé, qu’on se rassure, il s’y trouverait beaucoup moins que dans d’autres ouvrages sollicité. Non seulement rien ici ne le bercera de ces implicites promesses qu’une obser­vation familièrement présentée véhicule, mais ne lui sera pas moins refu­sée l’occasion de déplacer son angoisse sur le fardeau nouveau d’une norme psychologique. Il n’y trouvera ni la carte du tendre de la psycha­nalyse, ni matière à s’y dépister lui-même. Ceci n’embarrassera même pas ses premiers pas dans la psychanalyse et que ce guide ne vise pas à le guider, mais bien, ses guides éventuels, à le lire; il ne s’y sentira intéres­sé qu’objectivement, ou tout au plus comme celui dont on défend les intérêts, partie sans doute mais non pas juge, s’il ne veut pas en retenir, pourtant, que des garanties sont nécessaires et que ce livre les appelle.

Ou bien plutôt que ce livre en appelle, auprès de ceux pour qui il est écrit, des garanties existantes à d’autres plus sûres. Tel est en effet le troisième thème dont nous l’avons accentué.

Par quelles voies la psychanalyse procède ? Voilà ce que l’auteur, dans un enseignement qui touche à la décade -le donne là quelques références qui donnent la date, et elles sont déjà bien dépassées – essaiera d’arti­culer. Est-il besoin, pour éclairer cette distinction, d’énumérer toutes les sciences où la médecine moderne appuie ses procédés, ni de remarquer qu’à se fonder sur leurs résultats, elle leur fait à chacune crédit de ses principes, leur empruntant, si l’on peut dire, des produits fixés. Or, c’est ce qui n’est nullement possible pour la méthode psychanalytique. Et les psychanalystes, là-dessus, feront chorus, certes, et nous ferons, on le verra, toujours grand cas de cet accord, qui va plus loin que d’être une certaine façon de se faire entendre, s’il n’est pas toujours un mode certain de l’harmonie. Mais ce n’est pas en vain que nous avons joué d’abord sur la métaphore de l’île, c’est qu’il nous faut constater aussi bien, c’est l’ob­jet funeste qu’a engendré cette insularité, dans sa forme que l’on peut dire réfléchie, extérieure, à savoir la situation de ségrégation scientifique où la communauté psychanalytique se soutient.

C’est que la voie de la psychanalyse, elle, ne s’y maintient pas. Fait que nous corroborerons d’un chorus non moins serein à l’avouer chez les psy­chanalystes pour en explorer l’antinomie. Le paradoxe que nous y rele­vons, en effet, découvre plus de son fond qu’il n’en recèle, car si nous entendons bien dire que seul un formalisme technique préserve encore, entre psychanalystes, la communauté de l’expérience, qu’on ne croie pas que l’égarement que nous dénonçons dans la discipline se place dans un Empyrée idéal. Il touche à la voie même où la cure doit être cherchée si elle doit être véritable.

Véritable a d’abord ici le sens simple de cure efficace mais pour autant que ses effets répondent à ses moyens, moyens qui dépassent, dans ses termes, la référence la plus ordinaire au médecin, celle qui lui fait quali­fier de suggestion les effets dont il dispose sur une marge commune de déplacement psychique offerte à presque toutes ses interventions, ne fus­sent-elles que de simulacre.

Et véritable prend ici un sens redoublé de ce que les moyens de la psy­chanalyse sont des moyens de vérité par quoi nous revenons à notre débat. Or, l’usage de tels moyens s’altère toujours, l’histoire le prouve, de n’être pas ouvert, ouvert à la critique, ouvert à la question, ouvert à une ambiguïté qui prend ici une forme particulière. Car, la vérité ainsi évo­quée, personne à s’offrir à l’épreuve d’une psychanalyse n’hésitera sur ce qu’elle a le sens de sa propre vérité, à cette personne.

Mais comment établir le rapport de cette vérité du sujet avec ce que la construction de la science nous a appris à reconnaître sous ce nom ? Ne renvoyons pas ici notre confraternel partenaire au décevant périple qu’au mieux son cursus secondaire, d’être français, lui a fait parcourir sous le nom de philosophie, voire à l’épistémologie déjà poussiéreuse qu’il en a pu retenir, et ceci simplement parce que Freud a introduit sous le nom d’inconscient dans notre expérience, l’ordre de faits qui ouvrent, à la question ainsi posée, son chemin expérimental.

C’est ici que notre audience prend corps avec notre propos et nous allons dire de qui nous voulons le faire entendre, de ceux-là même à l’endroit de qui les tenants de l’expérience analytique n’ont su jusqu’alors faire état que de son caractère incommunicable pour ceux qui ne l’ont pas par­tagé sauf, aux dernières nouvelles, à étaler ce mystère… sur ce mystère, la tarte à la crème mal digérée des fonctions de la communication en y joignant quelques mômeries sur la relation médecin-malade.

Car notre propos est que la psychanalyse soit soumise à une recherche qui porte sur ses procédés et jusque dans ses errances trouve à articuler ses limites, autrement dit qui en dégage ce qui s’appelle la structure.

Pour le contrôle d’un tel travail, nous en appelons à tous ceux pour qui la notion de structure a, dans leur science respective, son emploi. Nous en attendons en outre qu’avec nous, de ce travail, ils déduisent les condi­tions de formation grâce à quoi l’analyste sera propre à conduire une analyse. C’est dans ce moment que notre dialogue exemplaire avec le médecin trouve son pathétique.

Prends garde, toi qui as ouvert ce livre parce que tu rêves de devenir psy­chanalyste! Car la psychanalyse ne vaudra que ce que tu vaudras quand tu seras psychanalyste; elle n’ira pas plus loin que là où elle peut te conduire.

C’est de cette référence de la psychanalyse comme science avec ce qui, effecti­vement, peut être réalisé de ce certain rapport lié à une certaine place de la résur­gence de la vérité dans la dialectique moderne du savoir, c’est de là que dépend, contrairement à ce qu’il en est de l’Idée de Platon, que dépend ce qu’il en est, effectivement, de ce dont nous pouvons parler sous le nom de psychanalyse.

Et c’est très précisément pour autant que la psychanalyse, telle qu’elle est vécue, présente et exercée dans notre moment historique, comporte, à une certaine façon de diriger cette enquête sur le fonds de sa vérité, une certaine résistance, résistance aussi bien prévue, pointée, désignée, à l’avance par Freud, c’est bien pour autant qu’il en est ainsi que mon enseignement, pro­prement, non seulement je me crois en droit, mais je suis obligé, à mesure même de cette résistance, d’infléchir, d’incurver sa suite et de ne pouvoir aller au-delà d’une certaine limite dans ce qui est de l’exploration d’une vérité qui ne peut être définie qu’à suivre l’effectivité de ce qu’elle met en jeu – hic et nunc, telle qu’elle est pratiquée – de ce qu’elle met en jeu l’ensemble de ses procédés. Qu’à cet égard la vérité entre dans un certain dramatisme qui est celui qui indique suffisamment la limite à préciser que cette vérité, celui-là même qui peut, en un certain point, la révéler, est en droit de la suspendre, voire de la refu­ser, c’est là quelque chose qui non seulement n’a rien d’original, mais qui, dans la psychanalyse même, trouve au maximum sa justification.

Je vous dis, ce en quoi, le fait qu’au cours des âges cette position, par maints penseurs, a été effectivement adoptée, adoptée comme un parti-pris, et un parti pris avoué – ils l’ont écrit noir sur blanc – quand Descartes nous dit qu’il ne donnera pas la solution de tel problème, il en donne le prétexte que, sans doute, il ne veut pas trop donner d’occasions à tel ou tel de ses rivaux qui prétendront l’avoir découvert de leur côté, qu’il veut simplement montrer qu’ils n’ont, effec­tivement, pas été capables de l’atteindre, ce n’est là que prétexte… de même que c’est prétexte quand Gauss ayant aperçu avant Riemann la formulation mathé­matique moderne de l’espace, permettant l’accès transeuclidien, que Gauss se refuse, se refuse de le communiquer, ayant ses raisons d’articuler qu’aucune véri­té ne saurait, en quelque sorte, anticiper sur ce qu’il est supportable de savoir.

Cette dialectique, j’ai dit, se justifie, prend sa forme pour autant que la psy­chanalyse est, pour la première fois, ce qui nous permet de mettre au jour, de poser dans leur radicalité ces rapports qui sont ceux de la vérité et du savoir. On peut poser la question, d’une façon en quelque sorte abstraite – il est faci­le de le pointer, je l’ai fait au passage – sous la forme paradoxale, et bien sûr pas sérieuse, comique, qu’est-ce qu’il en serait de la vérité du savoir que constitue­rait la formule newtonienne si elle était sortie par quelqu’un deux cents ans avant? Est-ce que cette formule, dont l’introduction dans le savoir, représente un moment structural – nous allons encore y revenir – des rapports de la véri­té ou du savoir et du savoir, est-ce que cette formule aurait anticipé? A-t-elle ou non quelque valeur de vérité? Ceci n’est que jeu de l’esprit, aporie artificiel­le. C’est beaucoup plus radicalement que se pose cette question de la vérité, et c’est autour de cette question que joue l’expérience freudienne. C’est pourquoi elle n’est pensable, elle ne prend son sens qu’à partir d’un statut du sujet qui est le statut du sujet cartésien. Si j’ai pris tant de soin, au début de cette année, de reprendre la dialectique du cogito comme étant celle, fondamentale, qui doit nous permettre de situer ce qu’il en est du sens du freudisme, c’est que, il appar­tient au cogito cartésien de marquer l’importance d’un certain moment définis­sant, comme tels, les rapports du sujet au savoir. C’est là, peut-être ce que n’éclairent pas totalement tous les commentaires qui ont été faits de ce moment essentiel représenté par le cogito. Ce que cherche Descartes et ce qu’il trouve dans cette visée d’un fondement inébranlable, d’un fundamentum inconcussum, pouvons-nous dire qu’avec le cogito il l’obtienne? Que cet être impossible à arracher de l’appréhension du « je pense » soit un être, fondé dans l’être? Il est en tout cas tout à fait clair que la façon dont, devant vous, au mépris s’il le faut des commentaires antérieurs, mais certainement pas au mépris des textes cartésiens, je l’ai articulé de façon qui dépasse ce à quoi, au moment où, dans le commentaire, on est forcé de s’en tenir au temps de l’ergo sum, le commentaire doit reconnaître que là, ce sur quoi Descartes, au moins quand il est lui-même son propre commentateur, s’appuie, c’est sur l’évidence d’une idée claire et simple. Mais qu’est-ce que – pour nous, au point où nous en sommes de l’ef­ficience de la science – vaut cette évidence de l’idée claire et simple, ce simplex intuitus dont Descartes lui-même fait état ? Assurément, il subit pour nous l’ef­fet de contrecoup de tout le développement de la science, de celui qui s’est pro­duit depuis la démarche cartésienne, qui est fait pour nous faire réviser cette prévalence de l’idée simple à l’intuition.

Et la façon que j’ai eue devant vous d’articuler le je pense donc je suis avec deux points ouvrez les guillemets, d’où il résulte que la formule complète est à proprement parler: «je suis celui qui pense, donc je suis “, et que ce que j’ai appe­lé cette division du je suis de sens au je suis d’être est l’introduction à cette Ent-zweieng où va se placer, pour nous, autrement, le problème de la vérité. Et c’est ici que prend sa valeur le fait que l’ergo de Descartes, qui indique bien quelque chose qui est de l’ordre de la nécessité, et que pourtant Descartes accen­tue, répudie comme devant être interprété d’aucune façon par une nécessité qui tomberait sous l’incidence du procès logique de la nécessité. Ceci, qui pourrait s’exprimer: « tout ce qui pense est, or je pense, donc je suis », c’est très précisément ce que Descartes prend soin lui-même, en un de ses textes, de refuser.

Le donc est ici une articulation qui marque la place, certes, d’une référence causale, mais d’une référence causale qui est celle de la mise en acte de quelque chose qui est présent, pour aboutir à cette disjonction, à cette Entzweiung du je de sens que Descartes, en un autre point, va franchement à articuler, non même pas cogito, mais dubito. Le sens vacille, le doute va jusqu’au point le plus radi­cal, ergo sum; l’être dont il s’agit est, du dubito même, séparé.

Que serait donc Descartes si nous nous en tenions à ce qui s’impose dans cette analyse de son articulation fondamentale ? Rien d’autre qu’un scepticis­me consistant, un scepticisme qui se mettrait lui-même à l’abri de ce qui lui a été toujours opposé, à savoir qu’au moins est vraie la vérité du scepticisme. Or, c’est justement ce dont il s’agit. La démarche de Descartes n’est pas une démarche de vérité, et ce qui le signale et qui n’a non plus, ce me semble, pas été pleinement articulé comme tel, c’est que ce qui fait sa fécondité, c’est jus­tement qu’il s’est proposé une visée, une fin qui est celle d’une certitude, mais que pour ce qui est de la vérité, il s’en décharge sur l’Autre, sur le grand Autre, sur Dieu pour tout dire. Il n’y a aucune nécessité interne à la vérité; la vérité même de deux et deux font quatre est la vérité parce qu’il plaît à Dieu qu’il en soit ainsi.

C’est ce rejet de la vérité hors de la dialectique du sujet et du savoir qui est à proprement parler le nerf de la fécondité de la démarche cartésienne. Car Descartes peut bien encore un temps conserver, lui, penseur, la carcasse de l’as­surance traditionnelle des vérités éternelles – elles sont ainsi parce que Dieu le veut – mais de cette façon aussi bien il s’en débarrasse. Et par la voie ouverte, la science entre et progresse, qui institue un savoir qui n’a plus à s’embarrasser de ses fondements de vérité.

Je répète, aucune institution essentielle de l’être n’est donnée dans Descartes. Une démarche, un acte atteint la certitude sur la référence de quoi? Qu’il y a déjà un savoir. La démarche de Descartes ne se soutient pas un instant s’il n’y a pas déjà cette énorme accumulation des débats qui ont suivi le savoir, un savoir toujours lié, pris encore jusque-là, comme par un fil à la patte, sur le fait critique que son départ, à ce savoir, est lié à la possibilité de constituer la vérité.

J’appellerai ce savoir d’avant Descartes, un état préaccumulatif du savoir. A partir de Descartes, le savoir, celui de la science, se constitue sur le mode de pro­duction du savoir. De même qu’une étape essentielle de notre structure, qu’on appelle sociale mais qui est en réalité métaphysique et qui s’appelle le capitalis­me, c’est l’accumulation du capital, le rapport du sujet cartésien à cet être qui s’y affirme est fondé sur l’accumulation du savoir. Est savoir, à partir de Descartes, ce qui peut servir à accroître le savoir. Et ceci est une toute autre question que celle de la vérité.

Le sujet est ce qui fait défaut au savoir. Le savoir, dans sa présence, dans sa masse, dans son accroissement propre, réglé par des lois qui sont autres que celles de l’intuition, qui sont celles du jeu symbolique et d’une copulation étroi­te du nombre avec un réel qui est avant tout le réel d’un savoir, voilà ce qu’il s’agit d’analyser pour donner le statut, le statut véritable de ce qu’il en est du sujet au temps historique de la science.

De même que toute la psychologie moderne est faite pour expliquer com­ment un être humain peut se conduire en structure capitaliste, de même le vrai nerf de la recherche sur l’identité du sujet est de savoir comment un sujet se soutient devant l’accumulation du savoir. C’est précisément cet état, cet état extrême que la découverte de Freud bouleverse; découverte qui veut dire, et qui dit qu’il y a un je pense qui est savoir sans le savoir; que le lien est écartelé mais du même coup bascule, de ce rapport du je pense au je suis; l’un de l’autre est entzweiet. Là où je pense, je ne sais pas ce que je sais, et ce n’est pas là où je dis­cours, là où j’articule, que se produit cette annonce qui est celle de mon être d’être, du je suis d’être, c’est dans les achoppements, dans les intervalles de ce discours que je trouve mon statut de sujet. Là m’est annoncée la vérité où je ne prends pas garde à ce qui vient dans ma parole.

Le problème de la vérité resurgit. La vérité fait retour dans l’expérience, et par une autre voie que celle qui est de mon affrontement au savoir, de la certi­tude que je peux essayer de conquérir dans cet affrontement même, justement parce que j’apprends que cet affrontement est inefficace et qu’alors que… là où je pressens, où je contourne, où je devine tel écueil que j’évite, grâce à la construction extraordinairement riche et complexe d’un symptôme, que ce que je montre comme un symptôme prouve que je sais à quel obstacle j’ai affaire, à côté de cela mes pensées, mes fantasmes se construisent non seulement comme si je n’en savais rien, mais comme si je ne voulais rien en savoir. Ceci est l’Entzweiung.

L’intérêt de cette image [figure XXII-3], qui est pour vous facile à reprodui­re, car c’est une de ces constructions qu’on fait très simplement en manipulant une bande de papier… C’est toujours la bande de Moebius, mais une bande de Moebius en quelque sorte écrasée, aplatie. Je pense que vous retrouvez là le pro­fil que je vous ai rendu familier de l’intervalle où, dans le huit intérieur, à droi­te, se noue la bande de Moebius, c’est-à-dire cette bande qui se recolle sur elle-même après seulement un demi-tour et qui a pour propriété, je vous l’ai dit, cette surface, de n’avoir ni envers ni endroit. C’est exactement la même.

Ici, [figure XXII-4] vous la voyez sous la forme où elle est le plus habituel­lement reproduite quand vous le faites avec une simple bande, une ceinture, c’est-à-dire quand ça ne prend pas cet aspect ici [figure XXII-3] aplati, qui nous est par ailleurs bien utile pour montrer certaines choses, bref, cette bande de Moebius, elle est aussi bien par une bande de papier plié trois fois, est d’une certaine façon réalisée. Qu’est-ce que nous montre le mode de le présenter ainsi? C’est que, il y a, si vous voulez, sur le côté supérieur droit de cette structure triangulaire, en a, [figure XXII-5], il y a symétrie. Les deux reploiements du papier [en d] se font d’une façon symétrique par rapport à celui qui apparaît à la surface. De même ici [en b], dans le reploiement suivant [en e], c’est d’une façon symétrique que vous verrez d’abord se reployer la première bande comme ceci, puis dans la boucle suivante. Mais de la façon dont ils sont noués, vous voyez qu’ici [en c], dans le troisième côté, du côté supérieur, c’est d’une façon non symétrique que le reploiement se produit.

Autrement dit, si nous concevons ce qu’il en est du rapport de sens – pour autant que, à ce niveau du savoir inconscient, ce qui s’établit est communication d’une certaine structure entre l’articulation signifiante et ce quelque chose d’énigmatique qui représente, qui est l’être sexué [figure XXII-6] – si nous symbolisons la face suivante comme étant celle des significations par où vient, au niveau du sujet, ce noyau opaque de l’être sexué, nous avons là deux champs en quelque sorte, non seulement autonomes mais qui peuvent se situer, l’un par rapport à l’autre, comme ils sont effectivement dans cette image, comme l’en­droit et l’envers.

Mais il est un point où ce qui est l’endroit vient se rejoindre à l’envers, où la jonction ne peut se produire, si ce n’est sous la forme de cette Entzweiung où c’est autre chose qui apparaît d’un bord à l’autre du troisième bord, c’est celui qui lie le sujet au savoir [figure XXII-7],. Et ici, loin que ce soit la relation de certitude, celle qui ne se fonde que sur le rapport d’évanouissement du sujet par rapport au savoir, c’est la réalité appelée symptôme, celle du conflit qui résulte de ce qui s’annonce du côté de l’inconscient, à l’encontre, d’une façon hétéro­gène à ce qu’il en est de ce qui se constitue comme identité du sujet.

La division du sujet et du symptôme, c’est l’incarnation de ce niveau où la vérité reprend ses droits et sous la forme de ce réel non su, de ce réel à exhaus­tion impossible, qui est ce réel du sexe auquel, jusqu’à présent, nous n’accé­dons que par des travestis, que par des suppléances, que par la transposition de l’opposition masculin/féminin en opposition actif/passif par exemple, ou vu/non-vu, etc., c’est-à-dire à proprement parler, dans cette fonction qui a donné tant d’embarras au fondateur de la dialectique, à savoir la fonction de la dyade.

Il est très frappant que, cette fonction de la dyade, ils l’ont parfaitement aper­çue. Ils l’ont aperçue comme ce qui fait obstacle et butée à l’instauration de l’être et de l’un, par quelque voie que ce problématique soit abordé. Que ce soit au niveau du Parménide, au niveau du Sophiste lui-même – je l’ai suffisamment indiqué tout à l’heure – au niveau du commentaire d’Aristote qui est donné dans Simplicius et qui porte le reflet de ce qu’Aristote avait intégré de cette fameuse leçon platonicienne par laquelle j’ai commencé tout à l’heure, nous trouvons que le statut du nombre finalement, à ce sommet de la pensée aristo­télicienne, qui porte certainement le reflet de la leçon de Platon, le nombre, c’est le nombre deux Le un n’est pas un nombre. Il est un nombre pour nous, il est un nombre pour autant que la dialectique fregienne nous permet de le faire sor­tir du zéro par la voie de ce que nous avons appelé tout à l’heure la suture sub­jective, mais avant que fût constituée, d’aucune façon, cette relation du sujet au savoir, il n’y avait aucun autre moyen d’une pareille déduction que d’instaurer le début du nombre au niveau du deux, du zwei. Or ce zwei, c’est justement celui qui nous rejoint dans la distinction du sexe; distinction qui était tout à fait hors de la portée de la dialectique platonicienne. C’est par la voie de ce quelque chose, qui est tout de même visé par cette dia­lectique et qui se trahit, si l’on peut dire, ou se traduit, ou se reflète dans les formes qu’elle donne, cette dialectique, à la déduction de la dyade. Car bien sûr – reportez-vous aux textes et vous le verrez – ils ne prennent pas le zwei, la dyade sexuelle, comme un donné, précisément justement parce qu’ils n’ont pas la référence sexuelle, et que de la prendre comme un donné n’est pas une solu­tion. Mais cette dyade, Aristote7 tente de la faire surgir d’un rapport triadique qui est celui de l’un, du grand et du petit. C’est d’une juste mesure que la nais­sance du deux sera concevable, à savoir: quand la différence exacte du grand et du petit viendra à s’égaler au un. Il est clair que cette déduction est fragile, puis­qu’elle suppose la proportion et la mesure. Il est clair qu’elle requiert la même… la même proportion variante pour faire surgir tous les autres nombres. Il est clair qu’elle trahit une fondamentale dissymétrie dans les deux unités de la dua­lité, et que c’est précisément de cette dissymétrie qu’il s’agit dans ce qu’il en est toujours de toute appréhension véridique de l’être en tant que sexué.

Cette même dissymétrie qui est celle où vient à se nouer dans la disparité du savoir au sujet, dans le fait que le sujet est manquant, que le sujet nous force, nous sollicite de construire une imaginarité plus radicale que celle encore qui nous est donnée dans l’expérience analytique, comme celle où surgit l’image du moi; que cette imaginarité, cette singularité absolue du sujet comme manque est le reflet de la traduction de ceci qu’il ne peut être apparié de l’opposition duel­le d’un sexe à l’autre sexe, le rapport deux qu’il y a dans le sexe est un rapport dissymétrique, et tout ce que notre expérience fait surgir à la place où il s’agi­rait de saisir cette différence sexuelle, est quelque chose d’une autre structure qui est ce sur quoi j’aborde et autour de quoi va tourner toute notre critique de l’expérience analytique, au point où elle en est, hic et nunc, dans la psychanaly­se réelle, c’est à savoir l’objet a.

Partout où le sujet trouve sa vérité – c’est là qu’en est venue notre expé­rience – ce qu’il trouve, il le change en objet a, comme le roi Midas, dont tout ce qu’il touchait devenait or. Ce que nous rencontrons, à la place d’où part cette incidence de l’être et de l’être sexué, refusé au savoir et par rapport à quoi le sujet est ce singulier qui seulement signale cette dissymétrie de la différence, chaque fois que le sujet trouve sa vérité, là, ce qu’il trouve, il le change en objet a. C’est bien là le dramatisme, absolument sans antériorité, à quoi nous pousse l’expérience analytique. Car là, nous nous apercevons que ce n’était pas ques­tion mince, ni accessoire quand Platon s’interrogeait s’il y avait aussi une idée de la boue, une idée de la crasse. Ce que l’expérience analytique révèle, c’est que c’est en bien d’autres choses que de l’or que l’homme, dans l’expérience analy­tique, se trouve changer ce qu’il atteint en son point de vérité. L’introduction du déchet comme terme essentiel d’une des possibilités de support de l’objet a, voilà quelque chose qui est ce que j’appelle une indication sans précédent.

Ce statut de l’objet a qui est là à la place, à la place du troisième terme, voilé et en partie indévoilable, voilà le fait d’expérience qui nous ramène à la question radicale de ce qui est au-delà du savoir, [ce qu’] il en est, par rapport au sujet, d’une vérité.

Je poursuivrai et clorai ce que j’ai à en dire la prochaine fois, qui sera aussi mon dernier cours.

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