samedi, juillet 27, 2024
Recherches Lacan

LXII LES PROBLÈMES CRUCIAUX POUR LA PSYCHANALYSE 1964 – 1965 Leçon du 2 juin 1965

Leçon du 2 juin 1965

Dans des lieux où je ne mets guère les pieds, on a à la bouche – enfin, c’est par phases – le mot dialogue. On fait dialoguer ensemble des gens qu’on peut bien dire, au sens le plus rigoureux du terme, de bords différents, et on en attend je ne sais pas quoi. Tant qu’il n’y aura pas de dialogue plus sûr entre l’homme et la femme, je veux dire sur le terrain où ils sont respectivement homme et femme, sur le terrain de leur rapport sexuel, on me permettra d’être sceptique sur les vertus du dialogue. Cette position est la position analytique. C’est pour cela que la psychanalyse n’est pas un dialogue. Sur le champ où l’analyse a à s’appliquer, on s’est aperçu, parce que, là, ça crevait les yeux, que le dialogue, ça ne donne rien!

Cette vérité première, cette porte ouverte que j’enfonce, elle est connue depuis toujours et elle n’est pas du tout sans rapport avec le fait que ce qu’on appelle les dialogues de Platon, je ne sais pas si vous l’avez remarqué, mais c’est jamais des dialogues; je veux dire que ça n’est jamais l’échange de propos entre deux personnages dont l’un serait vraiment le tenant d’une des thèses dont il s’agit et l’autre de l’autre. Il y en a toujours un, qui représente une des deux thèses, qui pour une raison quelconque se récuse, se dérobe, se déclare insuffi­sant; et alors on prend une tierce personne qui va consentir à faire quelque chose qui, au premier abord, apparaît le rôle de l’idiot mais est un truchement sans doute bien utile, puisque c’est par là qu’on va essayer de faire passer quelque chose, qui n’est pas toujours un dialogue, bien plus souvent une exposition.

Le Sophiste, ça commence comme ça. Ça se déroule comme ça. Ça se passe entre l’étranger d’Élée et celui dont il s’agit, qui a amorcé la chose, c’est-à-dire Socrate. Mais, comble d’astuce, ça se termine avec un autre Socrate, un petit Socrate errant, Socrate le jeune. Il y a peut-être quelque chose comme ça aussi dans le fait que, cette année, j’ai éprouvé le besoin, à un moment, de faire le geste de fermer le séminaire pour pouvoir peut-être… pour parler un peu plus avec les gens et aussi qu’ils me parlent. Il y a là une fonction tierce. Mais le propre des fonctions tierces c’est que, tout de même, elles doivent revenir dans le rond. Et c’est pour ça qu’aujourd’hui, bien que ce soit un des jours réservés à mon cours, je pense qu’il n’est pas inopportun que quelque chose vienne ici surgir, d’une réponse de ce qui s’est fomenté à mon séminaire fermé, auquel d’ailleurs c’est une part très large de cette assemblée qui fonctionne.

Donc, à mon dernier séminaire fermé, quelque chose s’est énoncé, qui était de la bouche de Serge Leclaire, s’adressant au travail qu’avait fait Jacques-Alain Miller sur la théorie du nombre dans Frege. Serge Leclaire avait beaucoup insis­té pour que ceci ne restât pas, en quelque sorte, en panne ou en suspens et il lui a proposé quelques observations. Jacques-Alain Miller va donner aujourd’hui la réponse à ce qu’avait dit Serge Leclaire et, vous le verrez je pense, c’est une réponse qui aura sa place dans ce que je vais ensuite enchaîner, soit aujourd’hui, soit la prochaine fois.

D’autre part, vous pouvez voir que notre programme de cette année nous a mené, en somme… a voulu être essentiellement une prise de la fonction du psy­chanalyste à partir de ce qui fonde sa logique propre. Quel est le moyen par quoi nous essayons d’accéder par cette voie à ce qui est notre fin de définir la position du psychanalyste ?

Ce n’est pas, ce ne peut pas être seulement ceci […], sorte de malentendu d’être seulement défini, définir ce qu’est, pour le psychanalyste, sa relation à deux termes par exemple comme ceux de la vérité et du savoir. Il est impossible – encore que ce soit là, si je puis dire, ce qui est le plus sensible à l’expérience du psychanalyste, il peut tout de suite, là-dessus, se spécifier, interroger, donner des réponses, être repris s’il les donne à côté – il est impossible de situer exac­tement la relation du psychanalyste efficace à ces deux termes, si essentiels pour spécifier la position de savant, sans se rapporter, d’une façon plus radicale, à ce en quoi nous pouvons nous approcher de toute une expérience, qui est celle qui a précédé l’analyse.

Les relations entre la vérité et le savoir, c’est là que nous sommes portés sur le terrain de la logique et que la logique, qu’elle soit saisie là où elle s’est arti­culée au dernier terme, en cet auteur si important – plus important peut-être qu’il n’est généralement reçu – qu’est Frege, mais aussi bien à l’origine, au moment où commence, s’articule ce qu’il est peut-être trop général d’appeler dialectique, dans telle ou telle des articulations de Platon, et précisément dans les Platon qu’on appelle de la dernière période. Eh bien, des premiers pas de cette logique, avant qu’elle se cristallise sous la forme qui se véhicule à travers les siècles empaquetée sous le nom de logique formelle – qui n’est d’ailleurs qu’une caractéristique des plus externes – au niveau du Sophiste, je l’ai signalé, et à mon séminaire quelqu’un a bien voulu en frayer les premiers passages, au niveau du Sophiste, où s’articulent les questions les plus brûlantes, autour de ces deux termes, vérité et savoir.

C’est pourquoi quelqu’un de ceux qui sur ce point, suivent le mieux ce que j’ai pu commencer d’articuler cette année, tout de suite après Jacques-Alain Miller, prendra la parole pour vous apporter quelques observations sur Le Sophiste et que j’ai considérées comme indispensable de prendre ce relais avant de faire ce qui sera, les deux suivants mercredi, les deux cours par j’espère cette année boucler suffisamment ce que j’avais commencé d’abor­der, cette année, si vous vous en souvenez, déjà à l’ouverture de mon premier séminaire, autour de la question du sens et du non-sens à proprement parler, en me centrant de deux chaînes signifiantes prétendues sans aucune espèce de sens, dont je vous indiquai qu’elles étaient pourtant porteuses de sens, si opaques fussent-elles, pour la seule raison qu’elles étaient grammaticales. Que ceux qui étaient à ce premier cours s’y reportent avant que je reprenne la suite de mon cours, c’est-à-dire à la fin de notre réunion d’aujourd’hui et les prochaines fois.

Je donne la parole à Miller.

Jacques-Alain Miller – Je m’excuse d’abord de tenir ce discours à peine en forme, elliptique. Je m’en excuse auprès de vous et tout particulièrement auprès de Serge Leclaire.

Quelqu’un d’entre vous, peut-être, ici, se souvient de quelque chose comme une lettre par moi insérée au cours d’une prise de parole dédiée à la cinquième saison d’une logique du signifiant, nommément à l’adresse d’une dame analys­te exceptionnellement douée, quelque chose, certes, comme une lettre de demande de réponse. Mais cette lettre, en chemin, il faut le croire, elle s’est per­due et si elle s’est perdue, c’est que les lettres ne vont pas nous voulons mais elles veulent. Peut-être, on l’a volée; c’est encore la lettre qui veut qu’on la vole, pour aller où elle veut et si c’est entre les mains de Serge Leclaire qu’elle est parvenue, c’est donc que c’était là son terme final. Puisque la lettre a voulu qu’il le soit; puisque aussi il a voulu l’être – et je l’en remercie, de justifier ainsi l’injustifiable que je parle devant vous – voilà donc l’occasion d’en dater une correspondance dont il ne déplaît pas au docteur Lacan de se faire la poste. Un échange sans doute, mais certes pas un dialogue. D’un dialogue, ni Serge Leclaire ni moi ne voulons. Nous ne parlons que pour refuser que nous soyons dans des positions réciproques. Nous ne prêtons l’oreille que pour écouter dans le discours sa part à soi-même, secrète. Au gré de Serge Leclaire, ce que je prononce comme mon discours est néces­sairement pour ce que la réalité sexuelle ne nous paraît pas suturer alors que l’analyste, lui, d’être analyste dans sa parole, car, dit Leclaire,

« L’analyste ne construit pas de discours; dans sa parole, l’analyste ne sutu­re pas. L’analyste se refuse à suturer, vous ai-je dit. En fait, il ne construit pas un discours, même quand il parle. Fondamentalement – et c’est en cela que la position de l’analyste est irréductible – l’analyste est à l’écoute. Et tout ce qu’on dit à l’analyste là-dessus, moi y compris, les dis­cours qu’on entend, peuvent l’éclairer. Il est à l’écoute de quoi ? Du dis­cours de son patient et, dans le discours de son patient, ce qui l’intéresse, c’est précisément comment s’est ficelé, pour lui, ce point de suture [. .. ]en ce sens, tout ce que nous apporte Miller nous est extrêmement précieux. »

J’espère que vous appréciez comme moi la délicatesse avec laquelle Serge Leclaire introduit son propos. Précieux pour lui, mon discours ? Merci bien! Mais précieux comme la parole d’un analysé sur son divan? Non merci! Et le droit de dire ici ce «non merci!», c’est ce que je vais défendre, et comme je l’ai dit trop brièvement et d’une façon inachevée, la méconnaissance produite par Serge Leclaire dans la lecture qu’il a faite de mon texte, lecture qu’il a si exactement diri­gée vers le concept pivotal de ce que j’articulai, à savoir le concept de la suture.

En tout cas, j’espère que ma réponse ne fera pas s’évanouir […] et dont l’in­édit, assurément ne me laisse pas indifférent que, de mon discours, il a eu, en tant qu’analyste, l’usage. J’espère que c’est d’un autre usage, à mon sens, que celui d’une parole d’analysé qu’il est susceptible […] qu’il ne s’est pas gardé de distinguer le discours que je démontai, de la logique du logicien, de Frege, et le discours que j’articulai, à partir de Jacques Lacan, de la logique du signifiant.

Il a négligé que c’est à partir de cette logique du signifiant, assumée comme mon discours, que la suite des nombres engendrés dans le discours de Frege pouvait être dite suturée; que cette logique était assez générale pour être dite à bon droit du signifiant. J’entends par là découvrir à Serge Leclaire que le dis­cours qu’il tient au nom de l’analyste, et qu’il oppose au mien, qu’il était déjà anticipé et même contenu par avance. En fait, nous ne sommes pas dans une situation de réciprocité, mais pas de la façon qu’il croit. J’en suis maintenant à lire des notes tout à fait rapides et vous m’en excuserez. Il est manifeste que l’in­térêt pour mon texte ne prend son origine que de l’occasion de faire valoir par différence deux positions. Je résume son analyse

« Tandis que le logicien suture, l’analyste ne suture pas parce que le second diffère la suture que la vérité demande. Tandis que le concept logique prend dans sa parenté des objets identiques à eux-mêmes, le concept inconscient rassemble des choses non-identiques à elles-mêmes.

Prenons le premier point. Qu’est-ce que la suture chez Jacques Lacan ? C’est un concept non thématique qui lui sert dans le champ de l’analyse. Que suppo­se l’importation que j’en fais ? En importer l’usage suppose que le fonctionne­ment des catégories, dont la valeur est assurée dans le champ de la parole libre, demeure adéquat au champ de cette parole contrainte que nous nommons un discours. Mais, important la suture, qu’importons-nous? Je dis que nous importons ceci, une structure qui met en place une scène, une chaîne où le sujet se produit en première personne, qui est la chaîne, ou la scène, de sa parole dans son rapport à l’autre scène, à l’autre chaîne où il n’y a pas, pour le sujet, de réflexion qui soit concevable, en ce qu’il n’y est qu’un élément. Je dirai donc qu’un discours suturé se répartit entre une chaîne apparente et une chaîne dis­simulée qui se manifeste en un point, point dont l’occultation cruciale, à la fois apathétique et thématique est la condition pour l’ouverture du discours. Mais ceci implique que toute suture ne soit pas suture de la réalité sexuelle, c’est-à­-dire que l’autre scène ne soit pas – et c’est en tout cas l’usage que j’en fais – ne soit pas la seule. En ceci formelle pour ce qu’elle est structure de la suture, ce que je voulais articuler d’une théorie du discours ouvre la possibilité d’une généralisation de la cause inconsciente ou absente au-dehors du champ de l’ana­lyse.

Qu’en est-il de l’analyste par rapport à la suture? Considérez la formulation de Leclaire

K L’analyste ne suture pas ou tout au moins, il devrait s’efforcer – com­ment dire ? – de se garder de cette passion.

Soit le champ de l’analyse comme champ de la parole libre. Le sujet analysé suture son manque à être, effet métonymique du désir, cause métaphorique. L’analyste, lui, ne suture pas. C’est vrai parce qu’il est sujet supposé savoir et qu’il se tient dans cette position et qu’il parle de ce lieu. Et s’il devient – et Leclaire est bien sûr, là, tout à fait d’accord là-dessus – disons, un sujet se sup­posant savoir, c’est-à-dire s’il type sa position de point de la certitude, pour donner à son savoir un contenu, il se fait, par là, soi-disant adéquat au réel, modèle de l’identification de l’analysé, et par là il suture, c’est-à-dire, il suture le manque par quoi il est sujet désirant.

C’est donc le désir de l’analyste qui fait sa parole non suturée. Et avec ce désir, il couvre la dimension de l’éthique du psychanalyste, qui se marque au devoir que Leclaire lui fait de ne pas suturer. Mais il me paraît certain que, quand il tente de discourir sur l’analyse, l’analyste n’est pas dans la position du sujet supposé savoir. Quant à moi, suturant mon désir, pour discourir sur la théorie, mon discours théorique est-il suturé ? Suture, ici, nécessite donc que mon discours peut être rapporté à la loi de mon désir, de manière qu’il appa­raisse qu’elle le règle selon un ordre qui ne recouvre pas l’ordre que je lui donne. Je dirai à Leclaire que cela reste à prouver.

Mais n’est-il pas évident, par contre, que Leclaire, d’une certaine façon veut, désire que mon discours soit suturé ? Peut-être est-ce qu’il désire n’avoir en face de lui que les paroles de ses patients ? Et c’est pourquoi il s’aveugle sur ce que j’articule de la logique du signifiant où s’il le faut, il reconnaîtrait qu’il marque lui-même être bien comme tout à fait nécessaire, c’est-à-dire une logique du non-identique-à-soi.

J’en reviens donc au second point, tout ceci, je m’en excuse, allant rapide­ment. Je cite Leclaire

K La réalité, pour l’analyste, c’est d’envisager la chose en tant qu’elle n’est pas une [..]Je ne dis pas que Miller ne le fasse pas, mais il le fait en blo­quant tout de suite le non-identique-à-soi par le nombre zéro.

Je me demande si, maintenant que je pointe ce texte devant lui, Serge Leclaire ne se rend pas lui-même compte de ce saisissant lapsus par lequel il m’impute ce que moi-même j’énonçai de Frege. Pourquoi faut-il qu’à la place où le nom de Frege est requis, ce soit le mien qui vienne se ranger? alors que mon souci préci­sément a été de manifester chez Frege l’apparition du non-identique-à-soi en quoi j’ai dit que consistait le point de suture du discours de Frege. Pourquoi donc cette confusion, et pourquoi Serge Leclaire veut-il que l’archéologicien soit un logicien; que mon souci ait été de sauver la vérité et non pas, d’une certaine façon, celle de l’analyste, de défaire d’une certaine façon, moi aussi, une suture?

Ainsi, Leclaire nous explique ce qu’il en est du concept inconscient et que, très justement, il oppose au concept logique

«Dans L’homme aux loups, Freud nous propose un concept inconscient. Il s’agit certes d’une unité qui est le concept mais qui recouvre des choses non-identiques à elles-mêmes [. .. ] Pourquoi pas d’ailleurs le doigt coupé ou le petit bouton sur le nez ? Nous avons l’introduction d’un concept inconscient. Dans le premier exemple de Freud qui lui vient, précisément une petite chose indifférente qui n’est pas en elle-même singulière.

Ce que je trouve singulier dans ce texte, c’est que je ne crois pas à un seul moment que soient qualifiées de signifiants ces petites choses. Or, ce sont des signifiants, en bonne orthodoxie lacanienne, comme tels; ce sont des représentants du sujet et, comme tels, ces signifiants sont le signifiant « est identique à soi » en tant qu’il est constitué en sa racine par le non-identique à soi qui est le manque. Ainsi voit-on, dans la suite du texte de Leclaire, l’Homme aux loups avec ce bouton sur le nez, d’abord occupé de ce bouton sur le nez et ensuite, une fois que ce bouton est enlevé, pareillement occupé par le trou que lui seul voit, à sa place. Qu’est-ce à dire, sinon que le signifiant est constitué comme un manque… n’est jamais que représentant du phallus barré comme tel, représen­tant du sujet barré? Le signifiant « est identique à soi », c’est celui du non-iden­tique à soi, qui se nomme sujet ou manque. Encore une fois, le signifiant « est identique à soi » étant insécable et irréductible, il est non-identique à soi en tant qu’il est l’indéfinissable, et il ne serait que de faire référence à la définition saus­surienne du signifiant, qui le définit toujours par ce qu’il n’est pas, pour le manifester. Il me semble que le docteur Lacan l’a fait, dans un séminaire sur l’identification.

Donc, je vois pour le moment mal, pas du tout même, ce que cette logique du signifiant avait de souci de sauver la vérité. J’attends encore de voir sur quoi elle suture en tant qu’elle n’est pas la parole d’un analysé.

Il me semble que la conclusion – ce n’en est pas tout à fait une – serait d’ac­cepter la souveraineté réciproque et les paranomies entre quatre champs

– le champ de l’énoncé, le champ logique,

– le champ du message qui est le champ linguistique,

– le champ de la parole libre qui est le champ psychanalytique,

– enfin le champ de la parole pour lequel est à venir une théorie du discours. Je peux même dire que l’élément peut-être plus radical encore d’une logique du signifiant serait peut-être une doctrine du point.

Je vais terminer, puisque ce texte est inachevé, pour vous laisser quelque chose de bien fini, sur une citation, qui me semble faire penser, dans Point, ligne, surface

« Le point géométrique est un être invisible. Le point ressemble à un zéro. Dans ce zéro, cependant, sont cachées plusieurs qualités qui sont humaines. Au fur et à mesure qu’on dégage le point du cercle étroit de son rôle habituel, ainsi il devient entre le silence et la parole, l’ultime et unique union, et c’est pourquoi il a trouvé sa première forme matérielle dans l’écriture. Il appartient au langage et signifie le silence. »

Jacques Lacan – Je demanderai que ce texte puisse être mis, tel quel ou révi­sé comme il l’entend, mais assez rapidement, à la disposition des auditeurs avant que j’aie fini mon cours cette année. Je crois que des choses très importantes, là, sont dites sur la fonction de la suture, fonction non thématique, comme l’a dit très justement Miller, dans mon enseignement, en ce sens que, si elle est tou­jours en question, elle n’a pas été désignée expressément par moi comme telle. Par contre, j’indique à Miller, qui peut-être n’était pas là ce jour, que, le point, j’en ai, si je puis dire, ponctué le point de passage en un de mes sémi­naires, de mes cours du début de cette année, très précisément sous ce nom, dont je ne me contente pas puisque j’essaie de mettre en valeur les fonctions d’un autre point, qui n’est pas la réduction d’un cercle, mais de ce petit huit intérieur.

Je ne veux pas plus m’étendre aujourd’hui. Ceux qui ont bien entendu auront mis des points d’interrogation aux endroits qui les comportent, pour eux-mêmes. Et j’espère que je ne laisserai, dans la suite, aucun de ces points d’inter­rogation en suspens.

Je donne la parole à Milner. Titre de la communication LE POINT DU SIGNIFIANT. 102

Jean-Claude Milner – Qu’il y ait eu entre l’être et une computation un lien hérité, la doxographie antique, à elle seule, le manifeste. Dies, dans son édition où il cite Isocrate,

«Pour l’un des anciens sophistes il y a une infinité d’êtres; pour Empédocle, quatre; pour Ion, seulement trois; pour Parménide, un; pour Gorgias, absolument aucun; pour Alcméon, rien que deux.

S’inscrivant dans ce registre, Platon, aussi bien désireux dans Le Sophiste d’établir ce qu’il en est du non-être, est amené à l’énumérer, à le faire émerger par une computation dont il prend son départ de la communauté (voir 254b)

« Parmi les genres, nous en sommes maintenant d’accord, les uns se prêtent à une communauté mutuelle, et les autres, non; certains l’acceptent avec quelques uns, d’autres avec beaucoup, et d’autres enfin, pénétrant partout, ne trouvent rien qui les empêche d’entrer en communauté avec tous. »

Cette opposition entre le mélange et le non-mélange entre ce qui peut se prê­ter à communauté et ce qui ne le peut pas, voilà ce qui servira de trait distinctif permettant à Platon d’introduire une hiérarchie parmi les genres. Ensuite Platon nous dit qu’il prélève sur le nombre des genres les plus grands, c’est-à­-dire trois : le repos, le mouvement et l’être. Le repos et le mouvement ne peuvent se mêler l’un à l’autre tandis que l’être se mêle à tous deux. Or, ici le texte de Platon doit être redressé. Il faut voir que ce que Platon réfère à un choix est en fait une nécessité d’ordre logique; ce qui est ainsi constitué c’est un ensemble minimal propre à supporter l’opposition binaire entre le mélange et le non-mélange.

Il suffit d’un terme pour supporter le mélange mais il ne suffit pas d’un terme pour représenter le non-mélange. Supposons que nous n’ayons que le mouvement. Par conséquent, l’être se mélange au mouvement et le trait distinctif du mouve­ment de se dérober au mélange, dans son ordre serait aboli. Il faut donc, pour faire apparaître le non-mélange, deux termes : le repos, le mouvement. Le couple mini­mal obtenu est donc de trois et Platon nous souligne ce chiffre en 254d

« Mais l’être se mêle à tous les deux, repos et mouvement; car en somme les deux sont [ ..] Cela fait donc trois.

Chacun est différent des deux autres, ainsi nous obtenons pour chaîne minima­le cinq termes.

C’est ce que [dit] Platon (256d)

« Pour articuler les positions binaires du mélange et du non-mélange, doit être constituée une série de cinq termes répondant à la binarité d’origi­ne. Les fonctions se dédoublent en effet, l’être qui se mélange […] ; il est l’élément même de son développement puisque tous les termes sont de l’être mais par cette expansion même l’être fait se manifester ce trait qui le fait terme d’une opposition binaire. En bref, par la modalité de son expansion l’être devient un élément singulier de la série.

Or si l’être se pose, de ce fait même il tombe dans le registre de l’autre; tenant à se poser élément de la série, il se pose comme ces autres, tous les éléments qu’il n’est pas, 257a

« Par la vacillation de l’être comme expansion et de l’être comme terme, par le jeu de l’être et de l’autre le non-être est général et doit être inscrit au tableau des nombres. “

258d-e

« Une fois démontré [ ..] et qu’il y a une nature de l’autre, et qu’elle se détaille à tous les êtres en leurs relations mutuelles, de chaque fraction de l’autre qui s’oppose à l’être, nous avons dit audacieusement, c’est ceci même qu’est réellement le non-être.,,

Il est remarqué pourtant que Platon ne fait pas la somme et ne nous dit pas qu’il faille élever de cinq à six le nombre minimal à… nécessaire à supporter l’opposition binaire. N’est-ce pas qu’un registre nouveau est ici posé. En effet, le non-être n’apparaît pas dans la suite des genres comme les autres dans la chaî­ne qu’il faut défiler. Le non-être surgit au fléchissement.

Il faut ainsi, à la fois, dire que les genres sont des points où l’être se noue, c’est-à-dire en fait où le discours sur l’être des choses est obligé de faire passer sa propre computation, mais ce sont aussi en même temps les points de sa dispari­tion. C’est dans cette opération de passage que l’autre dénomme, cernant l’être comme terme computable. Le non-être n’est donc pas autre chose que l’être même, comme dimension radicale, en tant que sans lui rien ne serait computable.

Et l’autre dénomme simplement. Ce nœud de l’être et du non-être, comment ne pas lire ici l’être comme dimension du signifiant, registre radical de tous les computs, élément de la computation, le non-être ne serait-il pas alors qu’il réap­paraît chaque fois que le discours se perpétuant, surmonte un fléchissement du surgissement du non-être. C’est le lieu du zéro. Dans cet engendrement numé­rique, où cependant nulle addition de somme n’est opérée, se dessert ainsi la dimension du signifiant au niveau de sa logique même. Cela n’échappe pas à sa lecture. Par le trop de hâte que l’on peut mettre à saisir le plus central, c’est ainsi que l’excellente référence qui a été faite dans le texte de Monsieur Audouard, perd de son tranchant. Sans doute le phantasma est un tenant lieu de représen­tation mais surtout c’est une soi-disant représentation. En effet, lisons le texte où Platon nous en parle (236b)

K Ce qui simule ainsi la copie qu’il n’est point, ne sera-ce pas un simu­lacre ?

Il faut ainsi, au point où la copie est un signe, c’est-à-dire non pas la chose en non-être de la chose, faire surgir un autre registre où le regard se révèle essentiel. Si le phantasma est un discours de prétention, un soi-disant discours, un dis­cours de soi-disant sans le gauchissement, la déformation, c’est bien un signi­fiant, c’est le signifiant, c’est-à-dire que pour l’autre, celui qui voyant les pro­portions est capable de les redresser. C’est donc ici sa déformation, le signifiant pour l’autre, le signifiant d’un sujet. Est alors permis, sans recourir à ce que Monsieur Audouard […] de lire une même place, le sujet et le non-être. Comment s’est donné que le lieu du non-être c’est précisément le point de flé­chissement du regard si […] est précisément le nom d’un fléchissement en la computation de l’être, la pertinence du signifiant, nous la pouvons trouver en des niveaux multiples.

La figure du sophiste a été parfaitement reliée au discours mais la référence doit être ici détaillée. En effet, si le sophiste est celui dont on parle dans la structure du dialogue et en face du je et du tu, c’est-à-dire des pronoms qui se révè­lent à partir du dialogue si la langue institue l’autre dimension.

Il faut souligner combien les langues indo-européennes doivent être, en quelque sorte, analysées de près en face du je et du tu; une unique référence, celui dont on parle, qu’il puisse entrer comme partenaire dans le dialogue ou qu’il ne le puisse pas. Non pertinente au niveau linguistique, l’insertion dans le jeu des partenaires, le il du partenaire n’est pas un autre, il est celui du non-par­tenaire. Or cette distinction, Platon nous dit qu’il la fait en 246e

K Demande-leur de te répondre… et de ce qu’ils diront, fais-toi l’interprète. ” Lorsqu’il se dirige vers une réfutation de deux écoles philosophiques oppo­sées, il nous dit, il demande à Théétète

«[ … ]  ».

Ce jeu de l’herméneutique et cette position d’Hermès, de héraut, de celui qui prête sa bouche à une autre voix, voilà ce qui nous signale […] ont occupés une place […]. Or le sophiste, lui, est exclu de cette herméneutique. Nul ne lui prête sa bouche. Sa seule place est dans l’horizon validé d’une chaîne. Il est présent pourtant à chaque articulation du dialogue. L’Étranger l’institue comme juge de la définition et dans la fin du Sophiste […] le sophiste, celui qui, source de dis­cours […].

Il apparaît alors que pour comprendre la figure du sophiste, notre seul arri­mage est le discours et ses formes […]. Ce qui est en question dans tout le dia­logue c’est onoma du sophiste. Or, lorsque l’onoma propre du sophiste s’ins­crira, que le sophiste pourra cesser de faire le sophiste, c’est-à-dire de s’échap­per, cela est possible car le sophiste est technicien du discours. Le sophiste qui est, et en tant qu’il est, sujet du et par son onoma dessine la figure même et l’es­pace du discours et de sa loi. 260b

K . . Y.

Il faut définir le discours; c’est-à-dire, ici […]. En clair, il s’agit de construi­re l’espace d’une vacillation où le sophiste prendra sa place. Cela suppose insti­tuer le non-être au niveau du dire; faire le sophiste.

Mais plus radicalement, il faut introduire le non-être dans le discours même. Or, ici, nous nous trouvons à l’itinéraire inverse et nous en avons, par là même, une confirmation. Il faut élaborer un fléchissement. Il faut poser au sein du dis­cours, dans son être, une altérité d’être; ainsi le non-être exige qu’on définisse, qu’on définisse le discours comme un assemblage où se manifeste la dimension de l’autre. Platon s’attache au minimal. L’altérité, puisque nécessaire, doit supporter un mélange. On voit alors qu’il serait absurde de chercher ici l’enseigne­ment de Platon sur les parties du discours mais il se garde bien de faire le décompte. En effet, si elle est exemplaire pour la linguistique, c’est justement en tant qu’elle est computation, en tant que dans cette liste close, un comput des éléments du discours est possible qui devient terme, c’est-à-dire, en l’occurren­ce, pronom.

Chez Platon, nous nous trouvons à l’origine du comput mais le discours demeure arrimé à un être dont il parle. On peut dire ce qu’il n’est pas mais il faut le dire sur ce qui est. Car si le non-être surgit, le discours disparaît. Il faut donc faire tomber le non-être dans les dessous.

263c : l’Étranger nous dit

Ne discourant sur personne… le discours ne serait même pas du tout dis­cours. Nous l’avons démontré en effet, impossible qu’il y ait discours qui ne soit discours sur aucun sujet.

Or, ici se révèle peut-être la dimension vraie de ce qui pourrait, semble-t-il, sembler choix de Platon. Ce qui est curieux, c’est que, tous les discours de Platon […] mais le nom y est un nom propre. Ainsi se dessine une situation du nom propre qui est le lieu même où le non-être disparaît; la série des parties du discours, sitôt que posée, se révèle alors impossible. Le nom est aussitôt absor­bé dans le nom propre et le prédiqué en tant que fonction logique. Le sujet a disparu. Le non-être est impossible. L’être règne comme série nombrable, comme signifiant.

Si donc le signifiant est une clé, c’est au prix d’accepter que les noms du sujet et du signifiant soient pluraux. C’est peut-être qu’un discours, disons, analy­tique, une analyse des discours est possible […].

On est saisi de son ancrage. Si Platon a ignoré la structure du sujet et celle même du zéro, de cette gageure, Monsieur Audouard en a parfaitement saisi l’enjeu. Il demeure impossible néanmoins d’accueillir le concept du pour nous dans le discours analytique. Il faut auparavant lui faire subir une dissolution où il manifestera son tranchant théorique. J’ai choisi pour […] élément de cette dis­solution […] ne peut manquer de démontrer sa phase dissimulée dans la réfé­rence même perceptible à ceux qui ont une oreille.

Il faut saisir une différence, ici, radicale avec Frege. En effet, il est impossible de déplier le discours de Platon et on peut, en quelque sorte, couper les plis en biais. Alors surgit un cercle de l’analyse du discours dont le cercle herméneu­tique n’est que l’illusion obscure. S’il nous faut, en effet, construire la structure fictive, il devient donc de bonne prise. Il ne s’agit plus de lire une suture mais d’inventer la suture pour instituer le discours comme discours licite. Pour situer le point qui rend l’objet vivant, il faut, nous dit Breton, bien pla­cer la bougie. J’ai trouvé que Platon lui-même articulait les lois du lieu du dis­cours […] le faire apparaître, réclamer une lecture […] dont l’ordonnance dépendrait d’un point unique, dont la validité ne se révélait que d’être étrangè­re à Platon en deçà d’une méconnaissance.

Jacques Lacan – Est-ce que quelqu’un veut, ici poser une question et du même coup essayer de donner le témoignage que ceci, de quelque façon, a passé ?… J’espère que, tout de même, ce défi va être relevé…

Pierre Kaufmann – En ce qui concerne le platonisme, où est-ce que tu situes le bien? Il y a le problème du sophiste d’une part, et d’autre part le problème du platonisme.

Jean-Claude Milner -Je l’ai forclos de mon discours.

Pierre Kaufmann – A propos du logos comment est-ce que tu comprends le rapport du nom au verbe? Lorsque j’ai repris Le Sophiste, je m’étais préoccupé de cette question du rapport entre onoma et dunamis

D’autre part, ce que tu as dit en ce qui concerne le nom commun et le nom propre, est-ce que tu ne penses pas que ça intéresse le rapport du nom au verbe ?

Jean-Claude Milner – Le problème du rapport du nom au verbe, il faudra bien marquer qu’il ne s’agit pas d’une théorie partie du discours. Il faudra le chercher ailleurs, dans les lettres.

Pierre Kaufmann – Je me suis fait une petite idée à propos du problème nom-verbe et du problème du fantasme. J’attache une grande importance à un terme qui se trouve, je ne sais trop où, dans le texte, c’est parapherein A pro­pos du fantasme, la manière pour relier à ce qu’a dit Audouard, c’est une […]. Ça peut se présenter d’une manière très simple à propos du fantasme chez les stoïciens. Tu sais comment ça se passe chez les stoïciens ? J’avance, je trébuche, c’est l’ascenseur de Bergson. Il y a un sur-place et alors, dans le fait que je vais trop loin il y a un creux qui se forme. C’est le creux de la vague. Chez les stoï­ciens, le fantasme surgit là-dedans. On n’a qu’à remplacer […] par Trieb. On est sur une certaine ligne.

A ce moment-là, on aurait donc l’équivalent du problème qu’Audouard avait posé. La différence avec Platon c’est que chez les stoïciens, ça se passe comme ça et le fantasme arrive ici. On va trop loin et dans le creux, il y a le démon de l’ascenseur qui surgit là dans le fait […].

Au lieu que ce soit linéaire, chez Platon, c’est parapherein Ça va à côté, c’est-à-dire qu’il y a une gerbe de non-être autour de cet axe. Tu es d’accord? Jean-Claude Milner – […]

Pierre Kaufmann – Ici je rejoins un propos du docteur Lacan. Le passage à l’acte à l’intérieur du verbe lorsque je manque la prédication, […] et j’obtiens ici le fantasme. C’est pourquoi je crois que Le Sophiste renferme plus d’unité. Jacques Lacan – Je crois qu’il a dit beaucoup sur Le Sophiste. Ce que nous a dit Milner était tout de même très marqué de sa spécification de grammairien. C’est dans un tout autre registre que se pose la différence onoma […] chez Platon. Vous êtes bien d’accord?

Je ne sais pas s’il y a lieu que je fasse, après ceci, quelque chose qui, de toute façon, ne pourrait s’engrener que d’une façon superflue, faute de pouvoir être poussée assez loin… Est-ce que je vais, à dessein de préparer à la suite de mon discours, rappeler autour de quoi je le centre actuellement, les trois pôles, les trois termes du sujet, du savoir et du sexe, qui sont bien entendu la tripolarité qui est essentiellement extraite de notre expérience d’analyste et comme telle questionnable.

Bien sûr, tout ceci est une étape, et une étape majeure de quelque chose qui, inauguralement, s’est fondé sur ma terminologie, opposant à la façon de caté­gories primaires le symbolique, l’imaginaire et le réel. Depuis le temps où je les ai introduits, je dirai, un peu comme les termes d’une philosophie vraiment à coups de marteau, je veux dire, ce dont il me semble que nous pouvions nous contenter à l’intérieur au moins de notre position d’analyste, d’une sorte de résidu irréductible concernant les horizons de notre expérience.

On ferait volontiers, donc, la correspondance, la superposition des trois termes, savoir, sujet et sexe, à ces trois termes, je n’ai pas besoin, je pense, de pointer, de façon biunivoque, sauf si on me le demande expressément. Il est cer­tain qu’il y a là pourtant un chemin parcouru, et même un fort grand chemin; et que l’un ne saurait d’aucune façon prendre posture d’être le contenu de l’autre; que les trois pôles de la seconde triade ne sauraient aucunement être le remplissage des trois pôles de la première.

A ce propos, je voudrais marquer – puisque aussi bien c’est dans la mesure même du progrès de l’élaboration que s’instaure ce contenu qui n’est identi­fiable ni à l’un ni à l’autre – que le réel, par exemple, dont on a dit pendant longtemps que j’en faisais presque un terme exclu, pourquoi en ai-je fait appa­remment un terme exclu, si ce n’est par un effet de mirage qui est à proprement parler ceci que le psychanalyste, par sa position – et c’est là que vous la voyez rejoindre ce qu’a si bien dessiné aujourd’hui Milner à propos du Sophiste – le psychanalyste, très singulièrement, par position est exclu du réel. Il s’interdit, par sa technique même, tout moyen de l’aborder. Être exclu est une relation, et c’est bien cette exclusion qui fait toute sa difficulté à tenir sa place, à la tenir aussi bien comme théoricien qu’à la tenir dans sa pratique. Le réel, jusqu’à un certain point, peut même, peut même être considéré pour lui comme le danger, la fascination offerte à sa pensée et à quoi trop facilement, d’une façon trop faci­le, il succombe quand il va dans ce champ du réel, qui est sa référence majeure, à savoir du réel du sexe. Quand il va à s’avancer à la place où il a ce quelque chose qu’il se refuse et dont il est exclu, il va construire un réel qui sera forcé­ment le réel du psychologue, ou du sociologue, ou de tels autres qui ont leur validité dans ce registre, non seulement ambigu mais bâtard, qui s’appelle sciences humaines et qui est ce dont quoi, proprement, s’il veut rester psycha­nalyste, il a à se préserver.

Qu’est-ce que c’est alors que cette place de réel pour l’analyste, et que signi­fie la façon dont justement nous tentons, nous indiquons les possibilités de construction de sa place par cette voie paradoxale qui est de prendre le chemin de la logique ? Il est très frappant de voir que, à mesure qu’historiquement, la logique progresse et au point où elle aboutit dans la théorie qui s’appelle celle qui distingue le sens de la Bedeutung, de la signification dans Frege 45, nous arrivons à cette sorte d’exténuation de la référence qui fait que Frege formule que si nous devons trouver, à ce quelque chose qui s’appelle un jugement, une référence quelconque, ce ne peut être, au dernier terme, que la double valeur du faux ou du vrai. La valeur est à proprement parler le référent. Entendez bien qu’il n’y a pas d’autre objet du jugement – à la pointe d’une pensée logique mais qui est pour nous exemplaire de ce qu’une certaine voie poursuivie engendre comme paradoxe – qu’il n’y a, en fin de compte, pas référence, si ce n’est la valeur : ou il est vrai, ou il est faux.

Il est clair que cette exténuation pour nous est littéralement à prendre à la manière d’une sorte de symptôme et que ce que nous sommes en train de cher­cher, en suivant les choses sur cette voie, sur cette trace, c’est ce qui a bien pu conditionner l’évolution de la pensée logique; c’est ce qui a bien pu manquer pour la désignation de la place du réel. Dans ce sens, il est pour nous sensible que ce qui est ainsi cerné sous la forme d’un manque est quelque chose qui a quelque rapport avec la façon dont, pour nous analystes, le réel se présente. Il est frappant qu’il aboutisse pour nous, et d’une façon sensible, à la même dis­tinction qui est celle où accède Frege, par sa voie, la distinction du signe et du sens. C’est par là que j’ai essayé cette année de vous rendre sensible sa distinc­tion de la signification. Le sens existe au niveau du non-sens, et d’un poids aussi manifeste qu’en tout autre lieu où il peut se développer qui s’appelle significa­tion, un apparent réel.

Le rapport du sens avec, si l’on peut dire, ce point aveugle du réel, ce point d’achoppement, ce point terme, ce point d’impact et d’aporie dans la réalité sexuelle, c’est ce point qui nécessite pour nous l’organisation d’une logique où les trois pôles distincts du savoir, du sujet et du sexe nous permettent de situer, dans leur relation, à leur place, ce quelque chose qui va nous faire apparaître certain paradoxe et principalement la place du Sinn, du sens comme tel en une relation du savoir au sexe d’où le sujet est en quelque sorte extrait; auquel, à proprement parler, cette double aliénation des termes, entre lesquels s’établit la dimension du sens, est ce qui l’ouvre lui-même dans cette très singulière divini­té qui se place ici, dans l’expérience analytique, entre le sujet et le sexe, la dimension de la Bedeutung; la dimension aussi de ce qui est pour lui le point d’interrogation, le point sensible de la vérité.

Ce qui se situe du côté du savoir est à proprement parler le plus opaque, ce que j’ai introduit au début de mon discours de cette année, ce quelque chose d’à proprement parler béant que nous pourrons incarner dans la notion du Zwang. C’est du côté du savoir que le sujet se trouve recevoir cette marque de division qui s’inscrit dans le symptôme et que je symbolise dans ce terme que j’annon­ce ici, repris de Freud sous le terme de Zwang.

L’heure est assez avancée. Je vous ai donné un échafaudage pour ce qui sera la fin de mon discours de cette année. Je tenais à vous l’annoncer pour que vous en soyez moins surpris au moment où j’aurai à les articuler plus profondément.

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