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Recherches Lacan

LXIII L'OBJET DE LA PSYCHANALYSE 1965 – 1966 Leçon du 12 janvier 1966

Leçon du 12 janvier 1966

 

je veux saluer la parution des Cahiers pour l’analyse; à l’intention des audi­teurs de l’École Normale Supérieure, je ne puis dire assez combien je les remer­cie de cette collaboration, de cette présence qui est pour moi un grand soutien.

Contrairement à ce que j’ai pu entendre, fût-ce à l’état d’écho, pour avoir été émis très proche de moi, je veux dire parmi ceux qui sont mes élèves, la théorie, la théorie telle que je la construis ici, la théorie ne saurait aucunement être mise au rang du mythe.

La théorie, pour autant qu’elle est théorie scientifique, se prétend et se prouve n’être pas un mythe. Elle se présente dans la bouche de celui qui parle et qui l’énonce selon le registre qu’on ne saurait que réintégrer dans toute théorie de la parole, de la dimension au-delà de l’énoncé, de l’énonciation.

C’est pourquoi à l’origine de la théorie il n’est pas vain de savoir au nom de qui l’on parle; ce n’est pas par accident que je parle au nom de Freud et que d’autres ont à parler au nom de celui qui porte mon nom. Quand je dénonce, par exemple, comme non-vérité ce qui s’énonce au nom d’une certaine phéno­ménologie, qu’il n’y a pas d’autre vérité de la souffrance que la souffrance elle-même, je dis que ceci est une non-vérité tant qu’on n’a pas prouvé que ce qui s’est dit au nom de Freud, que la vérité de la souffrance n’a pas d’autre vérité que la souffrance elle-même, est controuvé.

 

Ceci dit, la naissance de la science ne reste pas éternellement suspendue au nom de celui qui l’instaure parce que la science ne se prétend pas seulement n’être pas de la structure du mythe; elle se prouve ne l’être pas. Elle se prouve en ceci qu’elle se démontre être d’une autre structure et c’est ce que signifie l’in­vestigation topologique que je poursuis ici, que je reprends aujourd’hui. La der­nière fois, je l’ai arrêtée sur la structure du tore en tant que construit par la jonc­tion entre les deux trous sur la surface dite topologiquement sphère. je pense que vous ne confondez pas la sphère avec la baudruche des enfants, encore qu’elle ait, bien entendu, les plus grands rapports avec elle, qu’elle soit ou non gonflée. Même réduite dans votre poche à l’état de petit mouchoir, c’est tou­jours une sphère.

J’ai terminé, avec quelque hâte sans doute, limité par la coupure du temps qui gouverne comme pour tous les sujets nos rapports. J’en suis resté à la coupure sur la surface du tore, d’un bord, d’un bord fermé, celui qui y instaure la répéti­tion minimale. Un tour ne suffit pas à nous livrer l’essence de la structure du tore; un tour fait réapparaître la béance des deux trous, sur lesquels il est construit. Il restitue, avec ces deux trous, l’ouverture de ce que nous avons défi­ni d’abord comme la bande cylindrique, à savoir que, je pense n’avoir pas à y revenir aujourd’hui et que tous ceux qui sont là étaient là la dernière fois, pour les autres, mon dieu tant pis, qu’ils s’informent, j’ai dit que deux trous, quels qu’ils soient sur la sphère, sont toujours concentriques même s’ils apparaissent, à une première vue, être ce qu’on appelle extérieurs. Ils sont toujours concen­triques et créent ceci que je dessine ici, que nous appellerons par convention ici pour nous en servir, la bande cylindrique. Topologiquement que ce soit, je vous l’ai dit la dernière fois, un jade plat et perforé, tout ça parce que c’est une figure sous laquelle cette bande peut apparaître et apparaît effectivement et non sans raison dans l’art ou dans ce qu’on appelle l’art, ce peut donc être à la fois cette forme plate perforée au centre ou un cylindre: topologiquement c’est équivalent.

Un tour, donc sur le tore, coupure, ainsi faite par exemple, ou aussi bien ainsi faite, a simplement pour effet de le renvoyer à la structure de la bande cylin­drique et n’en révèle nullement, disons, la propriété. Il en faut deux. Bien com­mode, pour supporter pour nous la nécessité de la répétition, pour ce que va représenter le tore. Mais alors, pour que cette coupure se ferme, il faut que s’y ajoute, disons, le tour fait autour du second trou; puisque, ce qui définit la structure du tore, je veux dire intuitivement, je suis moi-même gêné de devoir poursuivre ce discours en des termes qui font appel à votre œil, à votre intui­tion, c’est cet anneau creux, le tore. Mais profitons de ce support de l’intuition et après tout, il répond au fondement de la structure : pour que la coupure se ferme en ayant fait deux tours autour du trou, si vous voulez appelons-le circu­laire, il est nécessaire qu’elle fasse aussi, cette coupure, un tour autour du trou, appelons-le (le nom n’est peut-être pas le meilleur, mais qu’ici il fasse pour vous image, figure) le trou central.

Conventionnellement, nous allons représenter, je dis représenter au sens du terme de représentant, si ce représentant mérite d’être appelé représentation, nous le verrons après, – représentant a l’avantage de dire ici tenant lieu, ce qui veut dire que rien n’est tranché sur le sujet de la fonction de représentation et qu’aussi bien, peut-être, ce qui, ici, se définit, se découpe, s’affirme comme cou­pure peut bien, jusqu’à nouvel ordre, être pris à la lettre d’être réellement ce dont il s’agit. C’est pourquoi le terme représentant pour l’instant nous suffit. Voilà donc ce qui va se produire : chaque fois que la répétition de ce tour que par convention nous allons assimiler aux tours de la demande, 2 D, ne saurait aller sans que, pour que la courbe soit fermée, le tour aussi soit fait autour du trou central: 2 D ne va pas sans d; si vous faites la coupure autrement, ce qui est aussi concevable, je pense, – il faut que je fasse les choses un peu plus rigoureusement pour que je ne sois pas tout à fait… – ce qui est aussi concevable, c’est qu’un D (une demande) pour que la coupure soit fermée, implique deux tours autour du trou central que nous appellerons l’équivalent de deux d (deux désirs).

La demande et le désir, c’est ce qu’au cours de notre construction dès long­temps préparée, et quand nous avons introduit au plus près de l’expérience ana­lytique les termes dans Fonction et champ de la parole et du langage, c’est ce à quoi nous avons donné la part qui est l’essentiel de l’expérience analytique, non pas seulement son truchement, son instrument, son moyen, mais assurément, il faut tenir compte qu’il n’y a pas, au dernier terme, d’autre support de l’expé­rience analytique que cette parole et ce langage. Dire, si je puis dire, que sa sub­stance est parole et langage, c’est là la donnée sur laquelle nous avons édifié cette première restauration du sens de Freud. Mais bien sûr, ceci n’est pas là pour nous tout dire. Ce que finalement la topologie du tore vient à supporter, c’est en nous imageant, en nous permettant d’intuitionner cette divergence qui se produit de l’énoncé de la demande à la structure qui la divise et qui s’appelle le désir, c’est une façon pour nous de supporter ce que nous donne une expérien­ce dont les présupposés subjectifs sont à approfondir.

L’expérience psychanalytique à cette étape de structure que nous faisons ici supporter par le tore est, disais-je, le premier temps que j’ai donné à ma recons­truction de l’expérience freudienne. En un sens, Fonction et champ de la parole et du langage, c’est assurer sur le fondement du pur symbolique l’essentiel de l’expérience analytique.

Et si le tore ne suffit pas pour rendre compte de la dialectique de la psycha­nalyse elle-même, si après tout, sur le tore, nous pouvons nous croire obligés à tourner éternellement dans le cycle des deux termes, l’un dédoublé, l’autre mas­qué, de la demande et du désir, s’il faut que nous en fassions quelque chose, si je puis dire, de cette coupure, et s’il faut que nous voyions où elle nous mène, à savoir comment, de ce cercle, de ce bord, qui, selon la formule propre à tout bord est un sans bord, c’est-à-dire tournera toujours et sans fin sur lui-même, qu’est-ce qu’on peut reconstruire avec l’utilisation de la coupure, de ce bord ?

Un instant, arrêtons-nous donc avant de nous quitter avec cette structure,

– vous m’avez vu hésiter parce que j’allais dire cette forme et en effet, pour autant que nous allons la quitter pour passer à une autre structure, elle se détache comme une forme au moment où elle tombe

– arrêtons-nous y un instant pour envisager comment même il a été possible que nous retienne, que nous retienne nécessairement car ce n’est pas vain détour mais passage obligé dans notre construction de la théorie, si nous avons dû repartir de Fonction et champ de la parole et du langage comme du point initial. Ce pur symbolique s’inscrit dans les conditions qui font le névrosé, je dirais, le névrosé moderne : mode de manifestation du sujet non pas mythiquement mais historiquement daté, entré dans la réalité de l’histoire, sûrement à une cer­taine date, même si elle n’est pas datable, nous n’allons pas nous égarer sur ce qu’était les obsessionnels au temps des Stoïciens. Faute de documents, nous serions imprudents à en faire éventuellement quelque reconstruction structura­lement modifiée.

Ce n’est pas cela qui nous importe. Car ce névrosé moderne, il n’est pas sans corrélation avec l’émergence de quelque chose d’un déplacement du mode de la raison dans l’appréhension de la certitude, qui est ce que nous avons cherché à cerner autour du moment historique du cogito cartésien. Ce moment est insé­parable aussi de cette autre émergence qui s’appelle la fondation de la science, et du même coup de l’intrusion de la science dans ce domaine qu’elle bouleverse, qu’elle force, dirais-je, qui est un domaine qui a un nom parfaitement articulable qui s’appelle celui du rapport à la vérité.

Les limites, les liens aux entournures, si je puis dire, de la fonction du sujet en tant qu’elle est ainsi introduite dans ce rapport à la vérité, ont un statut que j’ai essayé seulement d’esquisser pour vous autant qu’à notre propos il est utile car sans lui il est impossible de concevoir ni l’existence comme telle, ni la struc­ture du névrosé moderne qui, même qu’il ne le sache pas, est co-extensif de cette présence du sujet de la science; outre que, pour autant que son statut clinique et thérapeutique lui est donné par la psychanalyse, si paradoxal que cela vous paraisse, j’affirme qu’il n’existe, – si singulier que cela vous paraisse – qu’il n’existe, je dirais, complété que de l’instance de la clinique et de la thérapeutique psychanalytique.

A quoi vous allez légitimement, puisque j’ai dit complété, déduire que la praxis psychanalytique est littéralement le complément du symptôme. Et pourquoi pas ? Puisque aussi bien c’est de la tension d’une certaine perspective et d’une certaine façon d’interroger la souffrance névrotique, qu’effectivement se complète dans la cure la symptomatologie; Freud l’a souligné à juste titre. Le fait qu’elle puisse également se compléter ailleurs, à savoir même avant que Freud ait complété son expérience – il y avait eu certaine manière pour le névrosé de compléter ses symptômes avec Monsieur Janet, – ne va pas contre. Il s’agit seulement de savoir ce que nous pouvons retenir de la structure jane­tienne pour la constitution du névrosé comme tel.

Mais après tout, je vous le dis tout de suite, ne vacillez pas pour autant. Cette espèce, je ne dirai pas, d’idéalisme mais de relativisme du malade à son médecin, vous ferez bien de ne pas vous y précipiter parce que ce n’est pas du tout ça que je dis, bien que ce soit ça qui ait été entendu; parce qu’un petit peu prématurément j’ai introduit cette fonction de la clinique psychanalytique aux réunions de mon École où j’ai, bien entendu, instantanément recueilli cette interprétation de la complémentation du névrosé par le clinicien. A la vérité, j’espérais mieux de ceux qui m’entendent. C’est peut-être aussi pour moi un peu excessif que d’en attendre tant puisqu’aussi bien j’ai été forcé, à titre d’exposé, de passer par ce terme de compléter dont vous verrez comme il pourra être corrigé quand juste­ment j’aurai pu passer par une autre structure. C’est une complémentation peut-être, mais qui n’est pas d’ordre homogène.

C’est ce que va nous livrer la structure suivante. C’est ici que je vais réintro­duire la bande de Moebius. Quoi qu’il en soit, marquons bien déjà, ce qu’il y a là de disparité fondamentale. C’est déjà ce qui est sensible, inscrit, vivant et qui a fait l’immense retentissement de la psychanalyse même sous les formes imbé­ciles où elle s’est d’abord présentée.

Quand je dis que l’entrée du mode du sujet qu’instaure la science bouleverse et force le domaine du rapport à la vérité, observez que, dans la parole donnée dans la psychanalyse au névrosé comme tel, ce qu’il représente, pour employer mon terme de tout à l’heure, c’est sans doute quelque chose qui appelle, qui se manifeste au premier plan comme demande de savoir et en tant que cette demande est adressée à la science. Ce qui s’introduit avec la psychanalyse déci­dément du côté de celui qui s’autorise et se supporte d’être ici sujet de la scien­ce, qu’il sache ou non en quoi pour autant il engage comme responsabilité, il faut bien le dire, il n’a pas l’air toujours de le savoir, quoi qu’il s’en targue, mais ce qui est original c’est que la parole est donnée à celui que j’ai appelé le névro­sé, comme représentant de la vérité. Le névrosé, pour que la psychanalyse s’ins­taure et ait ce que nous appellerons au sens large où j’emploie ce terme, un sens, c’est et ce n’est rien d’autre que la vérité qui parle, ce que j’ai appelé la vérité quand je l’ai fait dire, parlant en son nom: «Moi, la vérité, je parle ». C’est là sur quoi il nous est demandé de nous arrêter et au plus près car celui que nous écou­tons la représente.

Telle est la dimension nouvelle, dont l’originalité tient dans cette disparité que ce crédit absolument insensé qui est fait à une manifestation de parole et de langage, se fait dans la science en tant précisément que la science, dans ce dépla­cement fondamental qui l’instaure comme tel, l’exclut pour le sujet de la scien­ce dont il ne s’agit que de suturer les béances, les ouvertures, les trous par où, comme tel, va entrer en jeu ce domaine ambigu, insaisissable, bien repéré depuis toujours pour être le domaine de la tromperie qui est celui où, comme telle, la vérité parle. C’est à cette jonction, à cet abouchement étrange qu’il s’agit de donner son statut, le le répète. Sans doute, ai-je eu trop l’occasion de m’aperce­voir combien il est nécessaire pour se faire entendre, d’insister.

La vérité comme telle est incitée, est convoquée, non plus à être prise dans l’émergence du statut de la science comme problématique, mais à venir, si je puis dire, plaider sa cause elle-même à la barre, elle-même à poser le problème de son énigme. Dans le domaine de la science, ce rapport à la vérité ne saurait être éludé. Ce n’est pas pour rien que nous avons une logique qu’on appelle moder­ne, logique dite propositionnelle, ébauchée par les Stoïciens, on peut même dire et croire qu’il faut aussi faire crédit tellement nous avons peu de documents. Elle repose, cette logique dont vous auriez tort de minimiser l’importance des manifestations car, même si tardive dans la construction de la science, ceci occu­pe dans nos préoccupations présentes cette place extraordinaire, qui n’en fait pas moins révéler une problématique qui sans doute résolue dans les premiers temps de la science en marche, ne nous rejoint pas par hasard au rendez-vous où nous la trouvons maintenant.

Sans pouvoir même en dire quoi que ce soit qui rappelle à ceux qui savent la complexité, la richesse et les déchirements, les antinomies qu’elle instaure, je rappellerai simplement comme point de référence ce à quoi, si je puis dire, elle réduit la fonction de la vérité. C’est l’alétheia cette figure ambiguë de ce qui ne saurait révéler sans occulter, c’est cette alétheia dont un Heidegger nous rap­pelle dans la pensée qui est la nôtre la fonction inaugurale, et nous appelle à y retourner, je dois dire non sans une étrange maladresse de philosophe car au point où nous en sommes, j’ose dire que nous, psychanalystes, nous avons plus à en dire, oui, plus à en dire, que ce que Heidegger dit du Sein, même barré dans son rapport au Wesen.

Laissons cela de côté un instant et disons qu’à l’alétheia, c’est pour cela que je l’ai réintroduit, depuis les Stoïciens, s’oppose l’alethés, le vrai au neutre, attri­but. Qu’est-ce que peut vouloir dire l’alethés, détaché de l’alétheia ? Naturellement, ce n’est tout de même pas moi qui ai introduit pour la premiè­re fois cette question. Disons que toute la logique, la logique moderne proposi­tionnelle, que vous pouvez voir en ouvrant n’importe quel manuel, qu’on l’ap­pelle symbolique ou non, vous verrez se constituer le jeu de ce qu’on appelle les opérations logiques, conjonction, disjonction, implication, implication réci­proque, exclusion. Nulle part vous n’y trouverez, je vous le dis en passant, la fonction logique que j’ai introduite pourtant l’année dernière sous le nom de l’aliénation. J’y reviendrai.

Ces opérations se fondent, se définissent d’une façon qu’on appelle purement formelle, à partir de la possibilité de qualifier un énoncé d’alethés – vrai ou faux, – en d’autres termes de lui donner une valeur de vérité. La logique la plus commune qui dure depuis toujours et qui a peut-être quelque titre à faire durer, c’est une logique bivalente : un énoncé est vrai ou faux. Il y a de fortes raisons de présumer que cette façon de prendre les choses est tout à fait insuffisante. D’ailleurs, il faut le reconnaître, les logiciens modernes s’en sont aperçus, d’où leur tentative d’édifier une logique multivalente. Ce n’est pas commode vous savez. Et d’ailleurs, je dirai, provisoirement, que cela ne nous intéresse pas. L’intéressant est de savoir simplement qu’on construit une logique sur le fondement bivalent de l’alethés, vrai ou pas, et qu’on peut construire quelque chose qui ne se limite pas du tout à la tautologie, le vrai est vrai, le faux est faux, qui peut s’étendre sur des pages et des pages et qui, bien sûr, tout en prenant fortement référence à la tautologie, n’en construit pas moins quelque chose où l’on gagne du terrain. C’est exactement le même problème que pose la mathématique qui est tautologique d’un certain point de vue de logi­cien mais il n’en reste pas moins que c’est une conquête, un édifice justement fécond et dont les faites, les apogées, les développements, appelez ça comme vous voudrez, sont tout à fait substantiels, existants; au regard des prémisses, on a effectivement construit quelque chose, on a gagné un savoir.

Le rapport à la vérité est en d’autres termes ici suturé par la pure et simple référence à la valeur. Qu’on en demande plus quand on demande ce que c’est que d’être vrai, bien sûr, la pensée dite positiviste ou néo-positiviste aura là recours à la référence; mais ce recours à la référence en tant que ça serait l’expérience ou quoi que ce soit de l’offre d’une objectalité expérientielle sera toujours insuffi­sant, comme il est facile de le démontrer chaque fois que cette voie est prise. Car on ne saurait, avec cette seule référence, expliquer ni le ressort, ni les parties, ni le développement, ni les crises de toute la construction scientifique.

Il nous faut nous rappeler, pour avoir seulement une saine logique, que nous ne pouvons complètement éliminer le simple rapport à l’être au sens aristotéli­cien, lequel dit que le vrai est de dire de ce qui est, qu’il est ou n’est pas là, exis­te; que le faux est de dire que ce qui est n’est pas, ou qu’il n’est pas qu’il est. On tente une issue à cette référence à l’être, alors là il y a l’issue russellienne, celle à l’événement qui est tout autre chose que l’objet. La gageure est tenue par Russell dont la seule référence événementielle, à savoir du recoupement spatio-temporel est quelque chose que nous pouvons appeler une rencontre : dès lors, on définira le vrai comme la probabilité d’un événement certain, le faux comme la probabilité d’un événement impossible.

Il n’y a qu’une faiblesse à cette théorie, à ce registre, c’est qu’il y a, – et c’est ici que nous remettons en jeu nous autres analystes une sorte de rencontre qui est celle dont je vous ai parlé la première année où j’ai parlé ici tout de suite après la répétition, – c’est précisément la rencontre avec la vérité. Impossible donc d’éliminer cette dimension que je décris comme celle du lieu de l’Autre où tout ce qui s’articule comme parole, se pose comme vrai même et y compris le mensonge; la dimension du mensonge, contrairement à celle de la feinte, étant justement d’avoir le pouvoir de s’affirmer comme vérité.

Dans la dimension de la vérité, c’est-à-dire la totalité de ce qui entre dans notre champ comme fait symbolique, la vérité avant d’être vraie ou fausse, selon des critères qui, je vous l’ai indiqué, ne sont pas simples à définir puisque, tou­jours, ils font entrer d’un côté, la question de l’être, et de l’autre, celui de la ren­contre justement avec ce qui est en question avec la vérité. Et la vérité entre en jeu, s’instaure et s’articule comme primitive fiction autour de quoi va avoir à surgir un certain ordre de coordonnées dont il s’agit de ne pas oublier la struc­ture, avant que quoi que ce soit puisse se poursuivre valablement de sa dialec­tique, c’est cela qui est en question.

C’est ici que devient fascinant ce qui se poursuit comme oeuvre, comme étreinte, comme trame, sur ce point que j’ai appelé le point d’abouchement de la vérité et du savoir. Si l’année dernière nous avons ici fait si long, si grand état des thèmes de Frege, c’est qu’il tente une solution – une parmi les autres mais celle-là spécialement révélatrice pour nous, d’aller dans un sens radical – de ce que nous avons vu ou entrevu; grâce à certains de ceux qui veulent bien ici me répondre, ce que nous avons vu, c’est qu’au niveau de la conception du concept, tout est tiré du côté où ce qui va avoir à prendre valeur ou non de vérité, est marqué d’une certaine sollicitation, réduction, limitation qui est proprement celle du fait qu’il a pu en tirer la théorie du nombre qui est la sienne. Si l’on y regarde de près, le concept fregeien est entièrement centré sur ce à quoi peut être donné un nom propre. En quoi pour nous, avec la critique que j’en avais fait l’année dernière, – ici je demande pardon à ceux qui n’y étaient pas partici­pants, – en quoi se révèle le caractère spécifiquement subjectif au sens de la structure que nous donnons au terme de sujet, de ce qui, pour un Frege, en tant que logicien de la science, est ce qui caractérise comme tel le sujet de la science. Je sais qu’ici je ne fais qu’approcher un point qui demanderait développement. Si développement il y a sur cette question, si question il peut y avoir là-dessus, ça ne pourra être posé qu’à mon séminaire fermé.

Mais j’en ai indiqué assez pour rejoindre ce sur quoi j’ai terminé la dernière fois, à savoir qu’il y a problème autour de cette fonction fregeienne précisément de la Bedeutungswert qui est Wahrheitswert, et que cette valeur de vérité, s’il y a problème, c’est là, peut-être, que vous verrez en fait que nous pouvons appor­ter quelque chose qui en donne, qui en désigne, d’une façon rénovée par notre expérience, le véritable secret : il est de l’ordre de l’objet a.

C’est au niveau de l’objet a en tant qu’objet qui choit, dans l’appréhension d’un savoir, que nous sommes, comme hommes de la science, rejoints par la question de la vérité. Ceci est caché parce que l’objet a ne se voit même pas dans la structure du sujet telle qu’elle est édifiée dans la logique moderne, et que c’est proprement ce que notre expérience nous force d’y restaurer là où la théorie précisément, non seulement se prétend mais se prouve être supérieure au mythe, et que c’est seulement à partir de là que peut être donné son statut, un statut dont on rende compte et non pas seulement qu’on constate, comme le fait d’être divisé, son statut au sujet précisément dont le sens ne saurait échapper à cette division.

C’est ici que s’introduit la structure du plan projectif pour autant que la sur­face en est autre et nous permet de répondre autrement de ce qui se découpe comme sujet et comme objet. Cette bande de Moebius, je vous l’ai déjà montrée au cours des années passées, j’ai donné déjà les indications qui vous mettent sur la voie de son utilisation pour nous dans la structure. La bande de Moebius, je l’ai déjà une fois construite devant vous, vous savez comment ça se fait. On prend une bande du type de celles que j’appelle bande cylindrique et la retour­nant d’un demi-tour, on la colle à elle-même, on fait ainsi cette bande de Moebius qui n’a qu’une surface, qui n’a pas d’endroit et d’envers. Et déjà, la pre­mière fois que je l’ai introduite, j’ai fait allusion à ceci : comment cette surface peut-elle être, comme on dit d’un habit la doublure, comment peut-elle ou non être doublée? Eh bien, observez ici quelque chose d’essentiel à la structure de la sphère : cette structure de la sphère, sur laquelle vit toute la pensée, au moins celle qui est émergente jusqu’à l’entrée en jeu de la science, autrement dit la pen­sée cosmologique qui, bien entendu, continue de faire valoir ses droits même dans la science, auprès de ceux qui ne savent pas ce qu’ils disent.

Il ne suffit pas d’avoir en matière sociale des prétentions révolutionnaires pour échapper à certaines impasses concernant précisément ce qui est pourtant à la racine de l’entrée en jeu d’une révolution quelconque, à savoir le sujet. Je n’évoquerai pas ici un dialogue que, peut-être, j’ai déjà évoqué avec un de mes confrères soviétiques. J’ai pu m’apercevoir et me faire confirmer depuis par une information qui, je vous prie de le croire, est abondante, que dans l’Union des Républiques Socialistes, on est encore aristotélicien, c’est-à-dire que la cosmo­logie n’en est pas différente, c’est-à-dire que le monde est une sphère, que la sphère peut se doubler à l’intérieur d’une autre sphère et ainsi de suite en maniè­re de pelures d’oignons. Tout rapport du sujet à l’objet est le rapport d’une de ces petites sphères à une sphère qui l’entoure et la nécessité d’une dernière sphè­re, encore qu’elle ne soit pas formulée, est tout de même là implicite dans tout le mode de pensée, comme réalité.

Or, quoi qu’on en pense, c’est là quelque chose qui peut bien se peindre en couleurs et qu’on appelle ridiculement, – j’ai encore il n’y a pas longtemps entendu employer le terme, – réaliste, pour désigner le mythe de la réalité. En effet, c’est bien d’une réalité mythique qu’il s’agit, mais appeler ça réaliste a quelque chose d’hallucinant comme l’histoire de la philosophie nous comman­de d’appeler réaliste tout autre chose. C’est une affaire de querelle des univer­saux. Quant à savoir si Freud tombait ou non dans le travers de prendre la réa­lité pour la dernière, ou l’avant-dernière ou l’une quelconque de ces pelures, à savoir pour croire qu’il y a un monde dont la dernière sphère, si l’on peut dire, soit immobile, qu’elle soit motrice ou non, je pense que c’est là avancer quelque chose de tout à fait abusif; car s’il en était ainsi, Freud n’aurait pas opposé le principe du plaisir et le principe de réalité.

Mais c’est encore un fait dont personne n’est arrivé jusqu’à présent à prendre conscience des conséquences, à savoir de ce que cela suppose quant à la struc­ture. Je répète qu’on voit combien ce fait est solidaire à la fois de l’idéalisme et d’un certain faux réalisme, qui est le réalisme – je ne dirai pas de ce qu’on appelle le sens commun, car le sens commun est insondable -, du sens des gens précisément qui se croient être un moi, un moi qui connaît et qui font une théo­rie de la connaissance. Tant que la structure est faite de ces sphères qui s’enve­loppent l’une l’autre, quel que soit l’ordre dans lequel elles s’étagent, nous nous trouvons justement devant cette figure : sphère subjective et toute sphère inter­médiaire – il y aura toujours une certaine quantité de sphères intermédiaires, – idée, idée d’idée, représentation, représentation de représentation, idée de représentation, et qu’au-delà même de la dernière sphère, disons que c’est la sphère du phénomène, nous pourrions peut-être admettre l’existence d’une chose en soi, c’est-à-dire d’un au-delà de la dernière sphère. C’est autour de cela qu’on tourne depuis toujours et c’est l’impasse de la théorie de la connaissance.

La différence entre cette structure de la sphère et celle de la bande de Moebius, que je vous présente, est que si nous nous mettons à faire la doublure de cette bande de Moebius, qui est celle-là que je tiens là dans la main droite, quand nous aurons fait un tour, c’est ce que je vous ai dit quand je vous l’ai pré­sentée, nous serons de l’autre côté de la bande; il semblerait donc qu’il faille la traverser comme je vous l’ai dit la première fois, pour lui faire sa doublure, mais c’est à condition de vouloir lui faire une doublure comme la doublure de ce manteau ou la doublure de la sphère de tout à l’heure, une doublure qui se ferme en un tour; mais si vous en faites deux, de tours, vous l’enveloppez complète­ment, à savoir que vous n’avez plus besoin d’en faire d’autre. La bande de Moebius est complètement doublée avec cet élément qui, en plus, lui est enchaî­né. Concaténation, terme essentiel à donner sa valeur non pas métaphorique mais concrète à la chaîne signifiante. Seulement, ce qui la double, cette bande de Moebius, c’est une surface qui n’a pas du tout les mêmes propriétés. C’est une surface qui si je la défais de cette bande de Moebius qui était bouclée avec elle je crois que nous n’avons pour l’instant plus rien à en faire – nous avons une surface qui a pour propriété de pouvoir, si je puis dire, en se doublant elle-même, en accolant une de ses faces, appelons-la la face bleue pour ne pas dire l’endroit et l’envers; elle n’a pas d’endroit ni d’envers, elle n’a un endroit et un envers qu’une fois qu’on a choisi, la face bleue est collée à elle-même et la face rouge est tout entière dans ce qui se voit à l’extérieur.

Voilà donc une surface qui a pour propriété la bande de Moebius primitive dans laquelle ces deux-là ont été faites, c’est une bande de Moebius que vous prenez, construisez de façon ordinaire en la retournant ainsi, si vous la décou­pez, d’une façon équidistante à son bord, si vous y faites une coupure, vous aurez deux tours, vous aurez alors au centre une autre surface de Moebius et à la périphérie, une bande qui, elle, n’est pas une bande de Moebius, ni une bande cylindrique. C’est une bande avec deux faces. Mais ce n’est pas une bande cylin­drique car, vous voyez, elle a quand même une forme un petit peu bizarre; cette forme, je vous la montre, elle est très simple à trouver, elle fait ici deux tours. Bon, faites la vérification. Cette bande est une bande applicable à la surface du tore. Voilà, je vous l’envoie pour que vous la regardiez.

Alors, qu’est-ce que nous avons ? Nous avons une bande de Moebius qui est telle que, subissant une coupure, une coupure typique, d’une façon régulière équidistante à son bord, on aboutit à quelque chose qui est la bande de Moebius qui reste toujours là et a quelque chose qui l’enveloppe complètement en faisant un double tour: ce n’est pas une bande de Moebius, c’est quelque chose qui enve­loppe la bande de Moebius d’où ce quelque chose est issu, dans la mesure où cette bande résulte d’une division de la bande de Moebius. Cette bande, en tant qu’à la fois enchaînée à la bande de Moebius mais tout en en étant isolée, est applicable sur le tore; cette bande, c’est ce qui, pour nous, structuralement, s’applique le mieux à ce que je vous définis pour être le sujet, en tant que le sujet est barré.

Le sujet en tant qu’il est, d’une part quelque chose qui s’enveloppe lui-même ou encore ce quelque chose qui peut suffire à se manifester dans ce simple redoublement, car nul besoin même que la bande de Moebius reste isolée au centre, enchaînée puisque vous savez que cette bande, à la faire se redoubler, je peux refaire la structure d’une bande de Moebius.

Ceci va nous servir d’appui pour définir la fonction du sujet : quelque chose qui aura cette propriété essentielle à définir la conjonction de l’identité et de la différence. Voilà ce qui nous paraît le plus approprié à supporter pour nous structuralement la fonction du sujet. Vous y verrez des détails, des finesses qu’à mesure que je poursuivrai, vous y pourrez voir d’une façon plus intime ce rap­port de la fonction du sujet à celle du signifiant et la distance qui sépare dans un cas et dans l’autre ce rapport à la conjonction de l’identité et de la différence.

Et maintenant, je vous indique que si la bande de Moebius est elle-même l’ef­fet d’une coupure dans un autre mode de surface que pour vous faciliter les choses je n’ai pas introduite autrement, et que j’ai appelé tout à l’heure le plan projectif, c’est au prix d’y laisser le résidu d’une chute, elle, discale que je prends comme support de l’objet a, en tant que c’est de sa chute que dépend l’avène­ment de la bande de Moebius, et que sa réintégration le modifie dans sa nature de chute discale, c’est-à-dire le rend sans endroit ni envers, et c’est là que nous retrouvons la définition de l’objet a comme non spéculaire.

C’est en tant que, vous le voyez, il se resuture, il se recolloque à sa place par rapport au sujet dans la bande de Moebius qu’il a pour propriété de devenir ce quelque chose d’autre dont les lois sont radicalement différentes de celles de n’importe quel trou fait sur la sphère qui aussi bien définit sujet ou objet. C’est un objet tout à fait spécial. Et hier soir, – je regrette que la personne qui a intro­duit ce terme soit actuellement partie, vu l’heure – on nous a parlé de retour­nement. Aucun emploi d’un terme tel que celui-là ne saurait être tenu pour légi­time sauf à être proprement gâché s’il ne ressortit pas à cette référence structu­rale, c’est à savoir que sont d’une portée toute différente selon les structures, ce qui peut se qualifier de retournement. A quoi bon ai-je martelé depuis des années la différence du réel, de l’imaginaire, du symbolique que vous voyez maintenant s’incarner, je pense que vous le sentez, que tout à l’heure, dans ses successives sphères, vous avez bien vu comment là, l’imaginaire trouve sa place, l’imaginaire c’est toujours la sphère intermédiaire entre une sphère et l’autre. L’imaginaire n’a-t-il que ce sens ou peut-il en avoir un autre ? Comment parler d’une façon univoque de retournement, comment le faire sentir?

Un gant, prenons la plus vieille façon de présenter les choses, elle est déjà dans Kant. Un gant retourné et un gant dans le miroir, ce n’est pas la même chose. Un gant retourné c’est dans le réel, un gant dans le miroir c’est de l’ima­ginaire pour autant que vous prenez l’image du gant dans le miroir pour l’ima­ge du gant qui est dedans. A partir de là, vous pouvez bien voir, que pour nos formes, celles que je peux vous dessiner au tableau, il en est de même, parce qu’elles ont un endroit et un envers et parce qu’elles ont un axe de symétrie. Mais pour le plan projectif et pour la bande de Moebius, qui n’ont pas d’en­droit ni d’envers ni de plan de symétrie, quoi qu’ils se divisent en deux, ce que vous aurez dans le miroir est sérieusement à questionner. Quant à ce que vous avez dans le réel, essayez toujours de retourner une bande de Moebius, vous la retournerez tant que vous voudrez, elle aura toujours la même torsion car en effet cette bande de Moebius a une torsion qui lui est propre et c’est à ce titre qu’on peut croire qu’elle est spéculaire : elle tourne ou à droite ou à gauche. C’est justement en quoi je ne dis pas que la bande de Moebius n’est pas spécu­laire, nous définirons le statut de sa spécularité propre, nous verrons que cela nous mènera à certaines conséquences.

Ce qui est important, c’est cette fausse complémentarité qui fait que nous avons d’une part, une bande de Moebius qui pour nous est support et structure du sujet en tant que nous la divisons, si nous la divisons par le milieu nous n’au­rons plus ce résidu de la bande de Moebius enchaîné que je vous ai montré tout à l’heure, mais nous l’aurons encore sous la forme précisément de cette coupu­re, et qu’importe, l’essentiel sera obtenu, à savoir la bande que nous appellerons torique, applicable sur le tore, et qui est capable de restituer, en s’appliquant sur elle-même, la bande de Moebius. Ceci, pour nous structure le sujet.

Quelque chose se conjoint à cet $, que nous appelons a, qui est un objet non spéculaire; d’une part, en tant qu’il se ressoude, il est considéré comme support de ce $, du sujet; d’autre part, en étant chu, il perd tout privilège et littéralement laisse le sujet seul, sans recours de ce support, ce support est oublié et disparu. C’est là que j’ai voulu vous mener aujourd’hui. je m’excuse de n’avoir pas pu pousser plus loin cet exposé mais j’ai pensé depuis longtemps qu’à ne pas mâcher littéralement les pas, je risquais de prêter à la rechute toujours dans la pensée psycho-cosmologique qui est précisément celle à laquelle notre expé­rience va mettre un terme.

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