vendredi, octobre 11, 2024
Recherches Lacan

LXIII L'OBJET DE LA PSYCHANALYSE 1965 – 1966 Leçon du 1er décembre 1965

Leçon du 1er décembre 1965

 

Mesdames, Messieurs, Monsieur le Directeur de l’École Normale Supérieure qui avez bien voulu, dans cette enceinte de l’École Normale où je ne suis qu’un hôte, me faire l’honneur de votre présence aujourd’hui.

Le statut du sujet dans la psychanalyse, dirons-nous que l’année dernière nous l’ayons fondé ? Nous avons abouti à établir une structure qui rend comp­te de l’état de refente, de Spaltung où le psychanalyste le repère dans sa praxis

Cette refente, il la repère de façon en quelque sorte quotidienne. Il l’admet à la base, puisque la seule reconnaissance de l’inconscient suffit à la motiver, et qu’aussi bien elle le submerge, si je puis dire, de sa constante manifestation.

Mais pour qu’il sache ce qu’il en est de sa praxis ou seulement qu’il la diri­ge conformément à ce qui lui est accessible, il ne suffit pas que cette division soit pour lui un fait empirique, ni même que le fait empirique se soit formé en para­doxe. Il faut une certaine réduction parfois longue à s’accomplir, mais toujours décisive à la naissance d’une science; réduction qui constitue proprement son objet. C’est ce que l’épistémologie se propose de définir en chaque cas comme en tous, sans s’être montrée, à nos yeux au moins, égale à sa tâche.

Car je ne sache pas qu’elle ait pleinement rendu compte par ce moyen de cette mutation décisive qui par la voie de la physique a fondé La Science au sens moderne, sens qui se pose comme absolu. Cette position de la science se justifie d’un changement de style radical dans le tempo de son progrès, de la forme galopante de son immixtion dans notre monde, des réactions en chaî­ne qui caractérisent ce qu’on peut appeler les expansions de son énergétique. A tout cela, nous paraît être radicale une modification dans notre position de

1 – Ce texte rédigé avant la leçon a été publié dans le premier numéro des Cahiers pour l’analyse, en janvier 1966. sujet au double sens : qu’elle y est inaugurale et que la science la renforce tou­jours plus.

Koyré ici est notre guide et l’on sait qu’il est encore méconnu.

je n’ai donc pas franchi à l’instant le pas concernant la vocation de science de la psychanalyse. Mais on a pu remarquer que j’ai pris pour fil conducteur l’an­née dernière un certain moment du sujet que je tiens pour être un corrélât essen­tiel de la science : un moment historiquement défini dont peut-être nous avons à savoir s’il est strictement répétable dans l’expérience, celui que Descartes inau­gure et qui s’appelle le cogito.

Ce corrélât, comme moment, est le défilé d’un rejet de tout savoir, mais pour autant prétend fonder pour le sujet un certain amarrage dans l’être, dont nous tenons qu’il constitue le sujet de la science, dans sa définition, ce terme à prendre au sens de porte étroite.

Ce fil ne nous a pas guidé en vain, puisqu’il nous a mené à formuler en fin d’année notre division expérimentée du sujet, comme division entre le savoir et la vérité, l’accompagnant d’un modèle topologique, la bande de Moebius qui fait entendre que ce n’est pas d’une distinction d’origine que doit provenir la divi­sion où ces deux termes viennent se conjoindre.

Celui qui se fie sur Freud à la technique de lecture qu’il m’a fallu imposer quand il s’agit simplement de replacer chacun de ses termes dans leur synchro­nie, celui-là saura remonter de l’Ichspaltung sur quoi la mort abat sa main, aux articles sur le fétichisme (de 1927) et sur la perte de la réalité (de 1924), pour y constater que le remaniement doctrinal dit de la seconde topique n’introduit sous les termes de l’Ich, de l’Überich, voire du Es nulle certification d’appareils, mais une reprise de l’expérience selon une dialectique qui se définit au mieux comme ce que le structuralisme, depuis, permet d’élaborer logiquement : à savoir le sujet, et le sujet pris dans une division constituante.

Après quoi le principe de réalité perd la discordance qui le marquerait dans Freud s’il devait, d’une juxtaposition de textes, se partager entre une notion de la réalité qui inclut la réalité psychique et une autre qui en fait le corrélât du sys­tème perception-conscience.

Il doit être lu comme il se désigne en fait : à savoir la ligne d’expérience que sanctionne le sujet de la science.

Et il suffit d’y penser pour qu’aussitôt prennent leur champ ces réflexions qu’on s’interdit comme trop évidentes.

Par exemple : qu’il est impensable que la psychanalyse comme pratique, que l’inconscient, celui de Freud, comme découverte, aient pris leur place avant la naissance au siècle qu’on a appelé le siècle du génie, le XVIIe, de la science, à prendre au sens absolu, à l’instant indiqué, sens qui n’efface pas sans doute ce qui s’est institué sous ce même nom auparavant, mais qui plutôt qu’il n’y trou­ve son archaïsme, en tire le fil à lui d’une façon qui montre mieux sa différence de tout autre.

Une chose est sûre: si le sujet est bien là, au nœud de la différence, toute réfé­rence humaniste y devient superflue, car c’est à elle qu’il coupe court.

Nous ne visons pas, ce disant de la psychanalyse et de la découverte de Freud, cet accident que ce soit parce que ses patients sont venus à lui au nom de la science et du prestige qu’elle confère à la fin du XIXe siècle à ses servants, même de grade inférieur, que Freud a réussi à fonder la psychanalyse, en découvrant l’inconscient.

Nous disons, contrairement à ce qui se brode d’une prétendue rupture de Freud avec le scientisme de son temps, que c’est ce scientisme même si on veut bien le désigner dans son allégeance aux idéaux d’un Brücke, eux-mêmes trans­mis du pacte où un Helmholtz et un Du Bois-Reymond s’étaient voués de faire rentrer la physiologie et les fonctions de la pensée considérées comme y incluses, dans les termes mathématiquement déterminés de la thermodynamique parve­nue à son presque achèvement en leur temps, qui a conduit Freud, comme ses écrits nous le démontrent, à ouvrir la voie qui porte à jamais son nom.

Nous disons que cette voie ne s’est jamais détachée des idéaux de ce scientis­me, puisqu’on l’appelle ainsi, et que la marque qu’elle en porte, n’est pas contin­gente mais lui reste essentielle.

Que c’est de cette marque qu’elle conserve son crédit, malgré les déviations auxquelles elle a prêté, et ceci en tant que Freud s’est opposé à ces déviations, et toujours avec une sûreté sans retard et une rigueur inflexible.

Témoin sa rupture avec son adepte le plus prestigieux, Jung nommément, dès qu’il a glissé dans quelque chose dont la fonction ne peut être définie autrement que de tenter d’y restaurer un sujet doué de profondeurs, ce dernier terme au pluriel, ce qui veut dire un sujet composé d’un rapport au savoir, rapport dit archétypique, qui ne fût pas réduit à celui que lui permet la science moderne à l’exclusion de tout autre, lequel n’est rien que le rapport que nous avons défini l’année dernière comme ponctuel et évanouissant, ce rapport au savoir qui de son moment historiquement inaugural garde le nom de cogito.

C’est à cet origine indubitable, patente en tout le travail de Freud, à la leçon qu’il nous laisse comme chef d’école, que l’on doit que le marxisme soit sans portée- et je ne sache pas qu’aucun marxiste y ait montré quelque insistance ­à mettre en cause sa pensée au nom de ses appartenances historiques.

Je veux dire nommément : à la société de la double monarchie, pour les bornes judaïsantes où Freud reste confiné dans ses aversions spirituelles; à l’ordre capitaliste qui conditionne son agnosticisme politique (qui d’entre vous nous écrira un essai, digne de Lamennais, sur l’indifférence en matière de poli­tique ?); j’ajouterai : à l’éthique bourgeoise, pour laquelle la dignité de sa vie vient à nous inspirer un respect qui fait fonction d’inhibition à ce que son oeuvre ait, autrement que dans le malentendu et la confusion, réalisé le point de concours des seuls hommes de la vérité qui nous restent, l’agitateur révolution­naire, l’écrivain qui de son style marque la langue, je sais à qui je pense, et cette pensée rénovant l’être dont nous avons le précurseur.

On sent ma hâte d’émerger de tant de précautions prises à reporter les psy­chanalystes à leurs certitudes les moins discutables.

Il me faut pourtant y repasser encore, fût-ce au prix de quelques lourdeurs. Dire que le sujet sur quoi nous opérons en psychanalyse ne peut être que le sujet de la science, peut passer pour paradoxe. C’est pourtant là que doit être prise une démarcation, faute de quoi tout se mêle et commence une malhonnê­teté qu’on appelle ailleurs objective : mais c’est manque d’audace et manque d’avoir repéré l’objet qui foire. De notre position de sujet nous sommes tou­jours responsables. Qu’on appelle cela où l’on veut, du terrorisme. J’ai le droit de sourire car ce n’est pas dans un milieu où la doctrine est ouvertement matiè­re à tractations, que je craindrais d’offusquer personne en formulant que l’er­reur de bonne foi est de toute la plus impardonnable.

La position du psychanalyste ne laisse pas d’échappatoire, puisqu’elle exclut la tendresse de la belle âme. Si c’est un paradoxe encore que de le dire, c’est peut-être aussi bien le même.

Quoi qu’il en soit, je pose que toute tentative, voire tentation où la théorie courante ne cesse d’être relapse, d’incarner plus avant le sujet, est errance, – toujours féconde en erreur, et comme telle fautive. Ainsi de l’incarner dans l’homme, lequel y revient à l’enfant.

Car cet homme y sera le primitif, ce qui faussera tout du processus primaire, de même que l’enfant y jouera le sous-développé, ce qui masquera la vérité de ce qui se passe, lors de l’enfance, d’originel. Bref, ce que Claude Lévi-Strauss a dénoncé comme l’illusion archaïque est inévitable dans la psychanalyse, si l’on ne s’y tient pas ferme en théorie sur le principe que nous avons à l’instant énon­cé : qu’un seul sujet y est reçu comme tel, celui qui peut la faire scientifique.

C’est dire assez que nous ne tenons pas que la psychanalyse démontre ici nul privilège.

Il n’y a pas de science de l’homme, ce qu’il nous faut entendre au même ton qu’il n’y a pas de petites économies. Il n’y a pas de science de l’homme, parce que l’homme de la science n’existe pas, mais seulement son sujet.

On sait ma répugnance de toujours pour l’appellation de sciences humaines, qui me semble être l’appel même de la servitude. C’est aussi bien que le terme est faux, la psychologie mise à part qui a décou­vert les moyens de se survivre dans les offices qu’elle offre à la technocratie; voire, comme conclut d’un humour vraiment swiftien un article sensationnel de Canguilhem : dans une glissade de toboggan du Panthéon à la Préfecture de Police. Aussi bien est-ce au niveau de la sélection du créateur de la science, du recrutement de la recherche et de son entretien, que la psychologie rencontrera son échec.

Pour toutes les autres sciences de cette classe, on verra facilement qu’elles ne font pas une anthropologie. Qu’on examine Lévy-Bruhl ou Piaget. Leurs concepts, mentalité dite prélogique, pensée ou discours prétendument égocen­trique, n’ont de référence qu’à la mentalité supposée, à la pensée présumée, au discours effectif du sujet de la science, nous ne disons pas de l’homme de la science. De sorte que trop savent que les bornes : mentales certainement, la fai­blesse de pensée: présumable, le discours effectif: un peu coton de l’homme de science (ce qui est encore différent) viennent à lester ces constructions, non dépourvues sans doute d’objectivité, mais qui n’intéressent la science que pour autant qu’elles n’apportent : rien sur le magicien par exemple et peu sur la magie, si quelque chose sur leurs traces, encore ces traces sont-elles de l’un ou de l’autre, puisque ce n’est pas Lévy-Bruhl qui les a tracées, – alors que le bilan dans l’autre cas est plus sévère : il ne nous apporte rien sur l’enfant, peu sur son développement, puisqu’il y manque l’essentiel, et de la logique qu’il démontre, j’entends l’enfant de Piaget, dans sa réponse à des énoncés dont la série consti­tue l’épreuve, rien d’autre que celle qui a présidé à leur énonciation aux fins d’épreuve, c’est-à-dire celle de l’homme de science, où le logicien, je ne le nie pas, dans l’occasion garde son prix.

Dans des sciences autrement valables, même si leur titre est à revoir, nous constatons que de s’interdire l’illusion archaïque que nous pouvons généraliser dans le terme de psychologisation du sujet, n’en entrave nullement la fécondité.

La théorie des jeux, mieux dite stratégie, en est l’exemple, où l’on profite du caractère entièrement calculable d’un sujet strictement réduit à la formule d’une matrice de combinaisons signifiantes.

Le cas de la linguistique est plus subtil, puisqu’elle doit intégrer la différence de l’énoncé à l’énonciation, ce qui est bien l’incidence cette fois du sujet qui parle, en tant que tel, (et non pas du sujet de la science).

C’est pourquoi elle va se centrer sur autre chose, à savoir la batterie du signi­fiant, dont il s’agit d’assurer la prévalence sur ces effets de signification. C’est bien aussi de ce côté qu’apparaissent les antinomies, à doser selon l’extrémisme de la position adoptée dans la sélection de l’objet. Ce qu’on peut dire, c’est qu’on va très loin dans l’élaboration des effets du langage, puisqu’on peut y construire une poétique qui ne doit rien à la référence à l’esprit du poète, non plus qu’à son incarnation.

C’est du côté de la logique qu’apparaissent les indices de réfraction divers de la théorie par rapport au sujet de la science. Ils sont différents pour le lexique, pour le morphème syntaxique et pour la syntaxe de la phrase.

D’où les différences théoriques entre un Jakobson, un Hjemslev et un Chomsky.

C’est la logique qui fait ici office d’ombilic du sujet, et la logique en tant qu’elle n’est nullement logique liée aux contingences d’une grammaire.

Il faut littéralement que la formalisation de la grammaire contourne cette logique pour s’établir avec succès, mais le mouvement de ce contour est inscrit dans cet établissement.

Nous indiquerons plus tard comment se situe la logique moderne (troisième exemple). Elle est incontestablement la conséquence strictement déterminée d’une tentative de suturer le sujet de la science, et le dernier théorème de Gödel montre qu’elle y échoue, ce qui veut dire que le sujet en question reste le corré­lât de la science, mais un corrélât antinomique puisque la science s’avère définie par la non-issue de l’effort pour le suturer. Qu’on saisisse là la marque à ne pas manquer du structuralisme. Il introduit dans toute « science humaine », entre guillemets, qu’il conquiert, un mode très spécial du sujet, celui pour lequel nous ne trouvons d’indice que topologique, mettons le signe générateur de la bande de Moebius, que nous appelons le huit intérieur.

Le sujet est, si l’on peut dire, en exclusion interne à son objet.

L’allégeance que l’œuvre de Claude Lévi-Strauss manifeste à un tel structu­ralisme ne sera ici portée au compte de notre thèse qu’à nous contenter pour l’instant de sa périphérie. Néanmoins il est clair que l’auteur met d’autant mieux en valeur la portée de la classification naturelle que le sauvage introduit dans le monde, spécialement pour une connaissance de la faune et de la flore dont il souligne qu’elle nous dépasse, qu’il peut arguer d’une certaine récupération, qui s’annonce dans la chimie, d’une physique des qualités sapides et odorantes, autrement dit d’une corrélation des valeurs perceptives à une architecture de molécules à laquelle nous sommes parvenus par la voie de l’analyse combina­toire, autrement dit par la mathématique du signifiant, comme en toute science jusqu ici.

Le savoir est donc bien ici séparé du sujet selon la ligne correcte, qui ne fait nulle hypothèse sur l’insuffisance de son développement, laquelle au reste on serait bien en peine de démontrer.

Il y a plus : Claude Lévi-Strauss, quand après avoir extrait la combinatoire latente dans les structures élémentaires de la parenté, il nous témoigne que tel informateur, pour emprunter le terme des ethnologues, est tout à fait capable d’en tracer lui-même le graphe lévi-straussien, que nous dit-il, sinon qu’il extra­it là aussi le sujet de la combinatoire en question, celui qui sur son graphe n’a pas d’autre existence que la dénotation ego ?

A démontrer la puissance de l’appareil que constitue le mythème pour ana­lyser les transformations mythogènes, qui à cette étape paraissent s’instituer dans une synchronie qui se simplifie de leur réversibilité, Cl. Lévi-Strauss ne prétend pas nous livrer la nature du mythant.

Il sait seulement ici que son informateur, s’il est capable d’écrire le cru et le cuit, au génie près qui y met sa marque, ne peut aussi le faire sans laisser au vestiaire, c’est-à-dire au Musée de l’Homme, à la fois un certain nombre d’instruments opératoires, autrement dit rituels, qui consacrent son existen­ce de sujet en tant que mythant, et qu’avec ce dépôt soit rejeté hors du champ de la structure ce que dans une autre grammaire on appellerait son assenti­ment. (La grammaire de l’assentiment de Newman, ce n’est pas sans force, quoique forgé à d’exécrables fins, – et j’aurai peut-être à en faire mention de nouveau.)

L’objet de la mythogénie n’est donc lié à nul développement, non plus qu’arrêt, du sujet responsable. Ce n’est pas à ce sujet-là qu’il se relate, mais au sujet de la science. Et le relevé s’en fera d’autant plus correctement que l’informateur lui-même sera plus proche d’y réduire sa présence à celle du sujet de la science.

je crois seulement que Cl. Lévi-Strauss fera des réserves sur l’introduction, dans le recueil des documents, d’un questionnement inspiré de la psychanalyse, d’une collecte suivie des rêves par exemple, avec tout ce qu’il va entretenir de relation transférentielle. Pourquoi, si je lui affirme que notre praxis loin d’al­térer le sujet de la science duquel seulement il peut et veut connaître, n’apporte en droit nulle intervention qui ne tende à ce qu’il se réalise de façon satisfaisan­te, précisément dans le champ qui l’intéresse ?

Est-ce donc à dire qu’un sujet non saturé, mais calculable, ferait l’objet sub­sumant, selon les formes de l’épistémologie classique, le corps des sciences qu’on appellerait conjecturales, ce que moi-même j’ai opposé au terme de sciences humaines ?

je le crois d’autant moins indiqué que ce sujet fait partie de la conjecture qui fait la science en son ensemble.

L’opposition des sciences exactes aux sciences conjecturales ne peut plus se soutenir à partir du moment où la conjecture est susceptible d’un calcul exact (probabilité) et où l’exactitude ne se fonde que dans un formalisme séparant axiomes et lois de groupement des symboles. Nous ne saurions pourtant nous contenter de constater qu’un formalisme réussit plus ou moins, quand il s’agit au dernier terme d’en motiver l’apprêt qui n’a pas surgi par miracle, mais qui se renouvelle suivant des crises si efficaces, depuis qu’un certain droit fil semble y avoir été pris.

Répétons qu’il y a quelque chose dans le statut de l’objet de la science, qui ne nous paraît pas élucidé depuis que la science est née.

Et rappelons que, si certes poser maintenant la question de l’objet de la psy­chanalyse, c’est reprendre la question que nous avons introduite à partir de notre venue à cette tribune, de la position de la psychanalyse dans ou hors la science, nous avons indiqué aussi que cette question ne saurait être résolue sans que sans doute s’y modifie la question de l’objet dans la science comme telle.

L’objet de la psychanalyse (j’annonce ma couleur et vous la voyez venir avec lui), n’est autre que ce que j’ai déjà avancé de la fonction qu’y joue l’objet a. Le savoir sur l’objet a serait alors la science de la psychanalyse ?

C’est très précisément la formule qu’il s’agit d’éviter, puisque cet objet a est à insérer, nous le savons déjà, dans la division du sujet par où se structure très spécialement, c’est de là qu’aujourd’hui nous sommes repartis, le champ psy­chanalytique.

C’est pourquoi il était important de promouvoir d’abord, et comme un fait à distinguer de la question de savoir si la psychanalyse est une science, si son champ est scientifique, – ce fait précisément que sa praxis n’implique d’autre sujet que celui de la science.

Il faut réduire à ce degré ce que vous me permettrez d’induire par une image comme l’ouverture du sujet dans la psychanalyse, pour saisir ce qu’il y reçoit de la vérité.

Cette démarche, on le sent, comporte une sinuosité qui tient de l’apprivoi­sement. Cet objet a n’est pas tranquille, ou plutôt faut-il dire, se pourrait-il qu’il ne vous laisse pas tranquilles ? et le moins ceux qui avec lui ont le plus à faire : les psychanalystes, qui seraient alors ceux que d’une façon élective j’es­saierais de fixer par mon discours. C’est vrai. Le point où je vous ai donné aujourd’hui rendez-vous, pour être celui où je vous ai laissé l’an passé: celui de la division du sujet entre vérité et savoir, est pour eux un point familier. C’est celui où Freud les convie sous l’appel du Wo es war, soll Ich werden que je retraduis, une fois de plus, à l’accentuer ici, où c’était, là comme sujet dois-­je advenir.

Or ce point, je leur en montre l’étrangeté à le prendre à revers, ce qui consis­te ici plutôt à les ramener à son front. Comment ce qui était à m’attendre depuis toujours d’un être obscur, viendrait-il se totaliser d’un trait qui ne se tire qu’à le diviser plus nettement de ce que j’en peux savoir? Ce n’est pas seulement dans la théorie que se pose la question de la double inscription, pour avoir provoqué la perplexité où mes élèves Laplanche et Leclaire auraient pu lire dans leur propre scission dans l’abord du problème, sa solution. Elle n’est pas en tout cas du type gestaltiste, ni à chercher dans l’as­siette où la tête de Napoléon s’inscrit dans l’arbre. Elle est tout simplement dans le fait que l’inscription ne mord pas du même côté du parchemin, venant de la planche à imprimer de la vérité ou de celle du savoir.

Que ces inscriptions se mêlent était simplement à résoudre dans la topologie une surface où l’endroit et l’envers sont en état de se joindre partout, était à por­tée de main.

C’est bien plus loin pourtant, qu’en un schème intuitif, c’est d’enserrer, si je puis dire, l’analyste en son être que cette topologie peut le saisir.

C’est pourquoi s’il la déplace ailleurs, ce ne peut être qu’en un morcellement de puzzle qui nécessite en tout cas d’être ramené à cette base.

Pour quoi il n’est pas vain de redire qu’à l’épreuve d’écrire : je pense : « donc je suis », avec des guillemets autour de la seconde clausule, se lit que la pensée ne fonde l’être qu’à se nouer dans la parole où toute opération touche à l’essence du langage.

Si cogito sum nous est fourni quelque part par Heidegger à ses fins, il faut en remarquer qu’il algébrise la phrase, et nous sommes en droit d’en faire relief à son reste : cogito ergo, apparaît que rien ne se parle qu’à s’appuyer sur la cause.

Or cette cause, c’est ce que recouvre le soll Ich, le dois-je de la formule freu­dienne, qui, d’en renverser le sens, fait jaillir le paradoxe d’un impératif qui me presse d’assumer ma propre causalité.

Je ne suis pas pourtant cause de moi, et ce non pas d’être la créature. Du Créateur, il en est tout autant. Je vous renvoie là-dessus à Augustin et à son De Trinitate, au prologue.

La cause de soi spinozienne peut emprunter le nom de Dieu. Elle est Autre Chose. Mais laissons cela à ces deux mots que nous ne ferons jouer qu’à épin­gler qu’elle est aussi Chose autre que le Tout, et que ce Dieu, d’être autre ainsi, n’est pas pour autant le Dieu du panthéisme.

Il faut saisir dans cet ego que Descartes accentue de la superfluité de sa fonc­tion dans certains de ses textes en latin, sujet d’exégèse que je laisse ici aux spé­cialistes, le point où il reste être ce qu’il se donne pour être: dépendant du Dieu de la religion. Curieuse chute de l’ergo, l’ego est solidaire de ce Dieu. Singulièrement Descartes suit la démarche de le préserver du Dieu trompeur, en quoi c’est son partenaire qu’il préserve au point de le pousser au privilège exor­bitant de ne garantir les vérités éternelles qu’à en être le créateur.

Cette communauté de sort entre l’ego et Dieu, ici marquée, est la même que profère de façon déchirante le contemporain de Descartes, Angelus Silesius, en ses adjurations mystiques, et qui leur impose la forme du distique.

On se souviendrait avec avantage, parmi ceux qui me suivent, de l’appui que j’ai pris sur ces jaculations, celles du Pèlerin chérubinique, à les reprendre dans la trace même de l’introduction au narcissisme que le poursuivais alors selon mon mode, l’année de mon «Commentaire sur le Président Schreber».

C’est qu’on peut boiter en ce point, c’est le pas de la beauté, mais il faut y boi­ter juste.

Et d’abord, se dire que les deux côtés ne s’y emboîtent pas.

C’est pourquoi je me permettrai de le délaisser un moment, pour repartir d’une audace qui fut la mienne, et que je ne répéterai qu’à la rappeler. Car ce serait la répéter deux fois, bis repetita pourrait-elle être dite au sens juste où ce terme ne veut pas dire la simple répétition.

Il s’agit de la Chose freudienne, discours dont le texte est celui d’un discours second, d’être de la fois où je l’avais répété. Prononcé la première fois – puisse cette insistance vous faire sentir, en sa trivialité le contre-pied temporel qu’en­gendre la répétition,- il le fut pour une Vienne où mon biographe repérera ma première rencontre avec ce qu’il faut bien appeler le fond le plus bas du monde psy­chanalytique. Spécialement avec un personnage dont le niveau de culture et de res­ponsabilité répondait à celui qu’on exige d’un garde du corps’, mais peu m’impor­tait, je parlais dans l’air. J’avais seulement voulu que ce fût là pour le centenaire de la naissance de Freud, ma voix se fit entendre en hommage. Ceci non pour marquer la place d’un lieu déserté, mais cette autre que cerne maintenant mon discours.

Que la voie ouverte par Freud n’ait pas d’autre sens que celui que je reprends : l’inconscient est langage, ce qui en est maintenant acquis l’était déjà pour moi, on le sait. Ainsi dans un mouvement, peut-être joueur à se faire écho du défi de Saint-Just haussant au ciel de l’enchâsser d’un public d’assemblée, l’aveu de n’être rien de plus que ce qui va à la poussière, dit-il, « et qui vous parle », – me vint-il l’inspiration qu’à voir dans la voie de Freud s’animer étran­gement une figure allégorique et frissonner d’une peau neuve la nudité dont s’habille celle qui sort du puits, j’allais lui prêter voix.

«Moi, la Vérité, je parle…» et la prosopopée continue. Pensez à la chose innommable qui, de pouvoir prononcer ces mots, irait à l’être du langage, pour les entendre comme ils doivent être prononcés, dans l’horreur.

 

1 – Exécutant plus tard dans l’opération de destruction de notre enseignement dont la menée, connue de l’auditoire présent, ne concerne le lecteur que par la disparition de la revue La Psychanalyse et par notre promotion à la tribune d’où cette leçon est émise.

Mais ce dévoilement, chacun y met ce qu’il y peut mettre. Mettons à son cré­dit le dramatique assourdi, quoique pas moins dérisoire pour autant, du tempo sur quoi se termine ce texte que vous trouverez dans le numéro 1 de 1956 de L’évolution psychiatrique, sous le titre «La Chose freudienne».

je ne crois pas que ce soit à cette horreur éprouvée que j’ai dû l’accueil plu­tôt frais que fit mon auditoire à l’émission répétée de ce discours, laquelle ce texte reproduit. S’il voulut bien en réaliser la valeur à son gré oblative, sa surdi­té s’y avéra particulière.

Ce n’est pas que la chose, la Chose qui est dans le titre, l’ait choqué, cet auditoire, – pas autant que tels de mes compagnons de barre, à l’époque, j’entends de barre sur un radeau, où par leur truchement, j’ai patiemment concubiné dix ans durant, pour la pitance narcissique de nos compagnons de naufrage, avec la compréhension jaspersienne et le personnalisme à la manque, avec toutes les peines du monde à nous épargner à tous d’être peints au coaltar de l’âme-à-âme libéral. La chose, ce mot n’est pas joli, m’a-t-on dit textuellement, est-ce qu’il ne nous la gâche pas tout simplement, cette aven­ture des fins du fin de l’unité de la psychologie, où bien entendu l’on ne songe pas à chosifier, fi! à qui se fier? Nous vous croyions à l’avant-garde du pro­grès, camarade.

On ne se voit pas comme on est, et encore moins à s’aborder sous les masques philosophiques.

Mais laissons. Pour mesurer le malentendu là où il importe, au niveau de mon auditoire d’alors, je prendrai un propos qui s’y fit jour à peu près à ce moment, et qu’on pourrait trouver touchant de l’enthousiasme qu’il suppose « Pourquoi, colporta quelqu’un, et ce thème court encore, pourquoi ne dit-il pas le vrai sur le vrai ? »

Ceci prouve combien vains étaient tout ensemble mon apologue et sa proso­popée.

Prêter ma voix à supporter ces mots intolérables «Moi, la vérité, je parle… » passe l’allégorie. Cela veut dire tout simplement, tout ce qu’il y a à dire de la vérité, de la seule, à savoir qu’il n’y a pas de métalangage, affirmation faite pour situer tout le logico-positivisme que nul langage ne saurait dire le vrai sur le vrai, puisque la vérité se fonde de ce qu’elle parle, et qu’elle n’a pas d’autre moyen pour ce faire.

C’est même pourquoi l’inconscient qui le dit, le vrai sur le vrai, est structuré comme un langage, et pourquoi, moi, quand j’enseigne cela, je dis le vrai sur Freud qui a su laisser, sous le nom d’inconscient, la vérité parler.

Ce manque du vrai sur le vrai, qui nécessite toutes les chutes que constitue le métalangage en ce qu’il a de faux-semblant, et de logique, c’est là proprement la place de l’Urverdrängung, du refoulement originaire attirant à lui tous les autres, – sans compter d’autres effets de rhétorique, pour lesquels reconnaître, nous ne disposons que du sujet de la science.

C’est bien pour cela que pour en venir à bout, nous employons d’autres moyens. Mais il y est crucial que ces moyens ne sachent pas élargir ce sujet. Leur bénéfice touche sans doute à ce qui lui est caché. Mais il n’y a pas d’autre vrai sur le vrai à couvrir ce point vif que des noms propres, celui de Freud ou bien le mien, – ou alors des berquinades de nourrices dont on ravale un témoigna­ge désormais ineffaçable : à savoir une vérité dont il est du sort de tous de refu­ser l’horrible, si pas plutôt de l’écraser quand il est irrefusable, c’est-à-dire quand on est psychanalyste, sous cette meule de moulin dont j’ai pris à l’occa­sion la métaphore, pour rappeler d’une autre bouche que les pierres, quand il faut, savent crier aussi.

Peut-être m’y verra-t-on justifié de n’avoir pas trouvé touchante la question me concernant, « Pourquoi ne dit-il pas… ? », venant de quelqu’un dont la place de ménage dans les bureaux d’une agence de vérité rendait la naïveté douteuse, et dès lors d’avoir préféré me passer des services où il s’employait dans la mien­ne, laquelle n’a pas besoin de chantres à y rêver de sacristie…

Faut-il dire que nous avons à connaître d’autres savoirs que celui de la scien­ce, quand nous avons à traiter de la pulsion épistémologique?

Et revenir encore sur ce dont il s’agit : c’est d’admettre qu’il nous faille renoncer dans la psychanalyse à ce qu’à chaque vérité réponde son savoir? Cela est le point de rupture par où nous dépendons de l’avènement de la science. Nous n’avons plus pour les conjoindre que ce sujet de la science.

Encore nous le permet-il, et j’entre plus avant dans son comment, – laissant ma Chose s’expliquer toute seule avec le noumène, ce qui me semble être bien­tôt fait : puisqu’une vérité qui parle a peu de chose en commun avec un nou­mène qui, de mémoire de raison pure, la ferme.

Ce rappel n’est pas sans pertinence puisque le médium qui va nous servir en ce point, vous m’avez vu l’amener tout à l’heure. C’est la cause : la cause non pas catégorique de la logique, mais en causant tout l’effet. La vérité comme cause, allez-vous, psychanalystes, refuser d’en assumer la question, quand c’est de là que s’est levée votre carrière ? S’il est des praticiens pour qui la vérité comme telle est supposée agir, n’est-ce pas vous ?

N’en doutez pas, en tout cas, c’est parce que ce point est voilé dans la scien­ce, que vous gardez cette place étonnamment préservée dans ce qui fait office d’espoir en cette conscience vagabonde à accompagner collectif les révolutions de la pensée.

Que Lénine ait écrit : « La théorie de Marx est toute-puissante parce qu’elle est vraie », il laisse vide l’énormité de la question qu’ouvre sa parole : pourquoi, à supposer muette la vérité du matérialisme sous ses deux faces qui n’en sont qu’une : dialectique et histoire, pourquoi d’en faire la théorie accroîtrait-il sa puissance ? Répondre par la conscience prolétarienne et par l’action du politique marxiste, ne nous paraît pas suffisant.

Du moins la séparation de pouvoirs s’y annonce-t-elle, de la vérité comme cause au savoir mis en exercice.

Une science économique inspirée du Capital ne conduit pas nécessairement à en user comme pouvoir de révolution, et l’histoire semble exiger d’autre secours qu’une dialectique prédicative. Outre ce point singulier que je ne déve­lopperai pas ici, c’est que la science, si l’on y regarde de près, n’a pas de mémoi­re. Elle oublie les péripéties dont elle est née, quand elle est constituée, autre­ment dit une dimension de la vérité que la psychanalyse met là hautement en exercice.

Il me faut pourtant préciser. On sait que la théorie physique ou mathéma­tique, après chaque crise qui se résout dans la forme pourquoi le terme de: théo­rie généralisée ne saurait nullement être pris pour vouloir dire: passage au géné­ral, conserve souvent à son rang ce qu’elle généralise, dans sa structure prece­dente. Ce n’est pas cela que nous disons. C’est le drame, le drame subjectif que coûte chacune de ses crises. Ce drame est le drame du savant. Il a ses victimes dont rien ne dit que leur destin s’inscrit dans le mythe de l’Œdipe. Disons que la question n’est pas très étudiée. J. R. Mayer, Cantor, je ne vais pas dresser un palmarès de ces drames allant parfois à la folie où des noms de vivants vien­draient bientôt : où je considère que le drame de ce qui se passe dans la psycha­nalyse est exemplaire. Et je pose qu’il ne saurait ici s’inclure lui-même dans l’Œdipe, sauf à le mettre en cause.

Vous voyez le programme qui ici se dessine. Il n’est pas prêt d’être couvert. Je le vois même plutôt bloqué.

Je m’y engage avec prudence, et pour aujourd’hui vous prie de vous recon­naître dans des lumières réfléchies d’un tel abord.

C’est-à-dire que nous allons les porter sur d’autres champs que le psychana­lytique à se réclamer de la vérité.

Magie et religion, les deux positions de cet ordre qui se distinguent de la science, au point qu’on a pu les situer par rapport à la science, comme fausse ou moindre science pour la magie, comme outrepassant ses limites, voire en conflit de vérité avec la science pour la seconde : il faut le dire pour le sujet de la scien­ce, l’une et l’autre ne sont qu’ombres, mais non pour le sujet souffrant auquel nous avons affaire.

Va-t-on dire ici : « Il y vient. Qu’est-ce que ce sujet souffrant si-non celui d’où nous tirons nos privilèges, et quels droits vous donnent sur lui vos intel­lectualisations ? »

Je partirai pour répondre de ce que je rencontre d’un philosophe, couronné récemment de tous les honneurs facultaires. Il écrit: « La vérité de la douleur est la douleur elle-même ». Ce propos que je laisse aujourd’hui au domaine qu’il explore, j’y reviendrai pour dire comment la phénoménologie vient en prétexte à la contre-vérité et le statut de celle-ci.

Je ne m’en empare que pour vous poser la question, à vous analystes : oui ou non, ce que vous faites, a-t-il le sens d’affirmer que la vérité de la souffrance névrotique, c’est d’avoir la vérité comme cause?

Je propose :

Sur la magie, je pars de cette vue qui ne laisse pas de flou sur mon obédience scientifique, mais qui se contente d’une définition structuraliste. Elle suppose le signifiant répondant comme tel au signifiant. Le signifiant dans la nature est appelé par le signifiant de l’incantation. Il est mobilisé métaphoriquement. La Chose en tant qu’elle parle, répond à nos objurgations.

C’est pourquoi cet ordre de classification naturelle que j’ai invoqué des études de Claude Lévi-Strauss, laisse dans sa définition structurale entrevoir le pont de correspondances par lequel l’opération efficace est concevable, sous le même mode où elle a été conçue.

C’est pourtant là une réduction qui y néglige le sujet. Chacun sait que la mise en état du sujet, du sujet chamanisant, y est essentielle. Observons que le cha­man, disons en chair et en os, fait partie de la nature, et que le sujet corrélatif de l’opération a à se recouper dans ce support corporel. C’est ce mode de recou­pement qui est exclu du sujet de la science. Seuls ses corrélatifs structuraux dans l’opération lui sont repérables, mais exactement.

C’est bien sous le mode de signifiant qu’apparaît ce qui est à mobiliser dans la nature : tonnerre et pluie, météores et miracles.

Tout est ici à ordonner selon les relations antinomiques où se structure le langage.

L’effet de la demande dès lors y est à interroger par nous dans l’idée d’éprou­ver si l’on y retrouve la relation définie par notre graphe avec le désir.

Par cette voie, seulement, à plus loin décrire, d’un abord qui ne soit pas d’un recours grossier à l’analogie, le psychanalyste peut se qualifier d’une compéten­ce à dire son mot sur la magie.

La remarque qu’elle soit toujours magie sexuelle a ici son prix, mais ne suffit pas à l’y autoriser.

Je conclus sur deux points à retenir votre écoute : la magie, c’est la vérité comme cause sous son aspect de cause efficiente. Le savoir s’y caractérise non pas seulement de rester voilé pour le sujet de la science, mais de se dissimuler comme tel, tant dans la tradition opératoire que dans son acte. C’est une condition de la magie.

Il ne s’agit sur ce que je vais dire de la religion que d’indiquer le même abord structural; et aussi sommairement, c’est dans l’opposition de traits de structure que cette esquisse prend son fondement.

Peut-on espérer que la religion prenne dans la science un statut un peu plus franc ? Car depuis quelque temps, il est d’étranges philosophes à y donner de leurs rapports la définition la plus molle, foncièrement à les tenir pour se déployant dans le même monde, où la religion dès lors a la position enveloppante.

Pour nous, sur ce point délicat, où certains entendraient nous prémunir de la neutralité analytique, nous faisons prévaloir ce principe que d’être ami de tout le monde ne suffit pas à préserver la place d’où l’on a à opérer.

Dans la religion, le mise en jeu précédente, celle de la vérité comme cause, par le sujet, le sujet religieux s’entend, est prise dans une opération complètement différente. L’analyse à partir du sujet de la science conduit nécessairement à y faire apparaître les mécanismes que nous connaissons de la névrose obsession­nelle. Freud les a aperçus dans une fulgurance qui leur donne une portée dépas­sant toute critique traditionnelle. Prétendre y calibrer la religion, ne saurait être inadéquat.

Si l’on ne peut partir de remarques comme celle-ci: que la fonction qu’y joue la révélation se traduit comme une dénégation de la vérité comme cause, à savoir qu’elle dénie ce qui fonde le sujet à s’y tenir pour partie prenante, – alors il y a peu de chance de donner à ce qu’on appelle l’histoire des religions des limites quelconques, c’est-à-dire quelque rigueur.

Disons que le religieux laisse à Dieu la charge de la cause, mais qu’il coupe là son propre accès à la vérité. Aussi est-il amené à remettre à Dieu la cause de son désir, ce qui est proprement l’objet du sacrifice. Sa demande est soumise au désir supposé d’un Dieu qu’il faut dès lors séduire. Le jeu de l’amour entre par là.

Le religieux installe ainsi la vérité en un statut de culpabilité.

Il en résulte une méfiance à l’endroit du savoir, d’autant plus sensible dans les Pères de l’Église, qu’ils se démontrent plus dominants en matière de raison.

La vérité y est renvoyée à des fins qu’on appelle eschatologiques, c’est-à-dire qu’elle n’apparaît que comme cause finale, au sens où elle est reportée à un jugement de fin du monde.

D’où le relent obscurantiste qui s’en reporte sur tout usage scientifique de la finalité.

J’ai marqué au passage combien nous avons à apprendre sur la structure de la

relation du sujet à la vérité comme cause dans la littérature des Pères, voire dans les premières décisions conciliaires. Le rationalisme qui organise la pensée théo­logique n’est nullement, comme la platitude se l’imagine, affaire de fantaisie. S’il y a fantasme, c’est au sens le plus rigoureux d’institution d’un réel qui couvre la vérité.

Il ne nous semble pas du tout inaccessible à un traitement scientifique que la vérité chrétienne ait dû en passer par l’intenable de la formulation d’un Dieu Trois et Un. La puissance ecclésiale ici s’accommode fort bien d’un certain découragement de la pensée.

Avant d’accentuer les impasses d’un tel mystère, c’est la nécessité de son arti­culation qui pour la pensée est salubre et à laquelle elle doit se mesurer.

Les questions doivent être prises au niveau où le dogme achoppe en hérésies, – et la question du Filioque me paraît pouvoir être traitée en termes topologiques. L’appréhension structurale doit y être première et permet seule une appré­ciation exacte de la fonction des images. Le De Trinitate ici a tous les caractères d’un ouvrage de théorie et il peut être pris par nous comme un modèle.

S’il n’en était pas ainsi, je conseillerais à mes élèves d’aller s’exposer à la rencontre d’une tapisserie du XVIe siècle qu’ils verront s’imposer à leur regard dans l’entrée du Mobilier National où elle les attend, déployée pour un ou deux mois encore.

Les Trois Personnes représentées dans une identité de forme absolue à s’en­tretenir entre elles avec une aisance parfaite aux rives fraîches de la Création, sont tout simplement angoissantes.

Et ce que recèle une machine aussi bien faite, quand elle se trouve affronter le couple d’Adam et d’Eve en la fleur de son péché, est bien de nature à être pro­posé en exercice à une imagination de la relation humaine qui ne dépasse pas ordinairement la dualité.

Mais que mes auditeurs s’arment d’abord d’Augustin…

Ainsi semblé-je n’avoir défini que des caractéristiques des religions de la tra­dition juive. Sans doute sont-elles faites pour nous en démontrer l’intérêt, et je ne me console pas d’avoir dû renoncer à rapporter à l’étude de la Bible la fonc­tion du Nom-du-Père2.

Il reste que la clé est d’une définition de la relation du sujet à la vérité.

Je crois pouvoir dire que c’est dans la mesure où Cl. Lévi-Strauss conçoit le bouddhisme comme une religion du sujet généralisé, c’est-à-dire comme com­portant une diaphragmatisation de la vérité comme cause, indéfiniment variable, 2 -Nous avons mis en réserve le séminaire que nous avions annoncé pour 1963-1964 sur

le Nom-du-Père, après avoir clos sa leçon d’ouverture (novembre 1963) sur notre démission de la place de Sainte-Anne où nos séminaires depuis dix ans se tenaient. qu’il flatte cette utopie de la voir s’accorder avec le règne universel du marxis­me dans la société.

Peut-être est-ce là faire trop peu de cas des exigences du sujet de la science, et trop de confiance à l’émergence dans la théorie d’une doctrine de la trans­cendance de la matière.

L’œcuménisme ne nous paraît avoir ses chances, qu’à se fonder dans l’appel aux pauvres d’esprit.

Pour ce qui est de la science, ce n’est pas aujourd’hui que je puis dire ce qui me paraît la structure de ses relations à la vérité comme cause, puisque notre progrès cette année doit y contribuer.

je l’aborderai par la remarque étrange que la fécondité prodigieuse de notre science est à interroger dans sa relation à cet aspect dont la science se soutien­drait : que la vérité comme cause, elle n’en voudrait – rien – savoir.

On reconnaît là la formule que je donne de la Verwerfung ou forclusion – laquelle viendrait ici s’adjoindre en une série fermée à la Verdrängung, refoule­ment, à la Verneinung, dénégation, dont vous avez reconnu au passage la fonc­tion dans la magie et la religion.

Sans doute ce que nous avons dit des relations de la Verwerfung avec la psy­chose, spécialement comme Verwerfung du Nom-du-Père, vient-il là en appa­rence s’opposer à cette tentative de repérage structural.

Pourtant si l’on aperçoit qu’une paranoïa réussie apparaîtrait aussi bien être la clôture de la science, si c’était la psychanalyse qui était appelée à représenter cette fonction, – si d’autre part on reconnaît que la psychanalyse est essentiel­lement ce qui réintroduit dans la considération scientifique le Nom-du-Père, on retrouve là la même impasse apparente, mais on a le sentiment que de cette impasse même on progresse, et qu’on peut voir se dénouer quelque part le chiasme qui semble y faire obstacle.

Peut-être le point actuel où en est le drame de la naissance de la psychanaly­se, et la ruse qui s’y cache à se jouer de la ruse consciente des auteurs, sont-ils ici à prendre en considération, car ce n’est pas moi qui ait introduit la formule de la paranoïa réussie.

Certes me faudra-t-il indiquer que l’incidence de la vérité comme cause dans la science est à reconnaître sous l’aspect de la cause formelle.

Mais ce sera pour en éclairer que la psychanalyse par contre en accentue l’as­pect de cause matérielle. Telle est à qualifier son originalité dans la science. Cette cause matérielle est proprement la forme d’incidence du signifiant que j’y définis. Par la psychanalyse, le signifiant se définit comme agissant d’abord comme séparé de sa signification. C’est là le trait de caractère littéral qui spécifie le signifiant copulatoire, le phallus, quand surgissant hors des limites de la matu­ration biologique du sujet, il s’imprime effectivement, sans pouvoir être le signe à représenter le sexe étant du partenaire, c’est-à-dire son signe biologique; qu’on se souvienne de nos formules différenciant le signifiant et le signe.

C’est assez dire au passage que dans la psychanalyse, l’histoire est une autre dimension que celle du développement, – et que c’est aberration que d’essayer de l’y résoudre. L’histoire ne se poursuit qu’en contre-temps du développe­ment. Point dont l’histoire comme science a peut-être à faire son profit, si elle veut échapper à l’emprise toujours présente d’une conception providentielle de son cours.

Bref nous retrouvons ici le sujet du signifiant tel que nous l’avons articulé l’année dernière. Véhiculé par le signifiant dans son rapport à l’autre signifiant, il est à distinguer sévèrement tant de l’individu biologique que de toute évolu­tion psychologique subsumable comme sujet de la compréhension.

C’est, en termes minimaux, la fonction que j’accorde au langage dans la théo­rie. Elle me semble compatible avec un matérialisme historique qui laisse là un vide. Peut-être la théorie de l’objet a y trouvera-t-elle sa place aussi bien.

Cette théorie de l’objet a est nécessaire, nous le verrons, à une intégration correcte de la fonction, au regard du savoir et du sujet, de la vérité comme cause. Vous avez pu reconnaître au passage dans les quatre modes de sa réfraction qui viennent ici d’être recensés, le même nombre et une analogie d’épinglage nominal, qui sont à retrouver dans la physique d’Aristote.

Ce n’est pas hasard, puisque cette physique ne manque pas d’être marquée d’un logicisme, qui garde encore la saveur et la sapience d’un grammatisme originel. Tausota ton arithmon to dia merieilephen.

Nous restera-t-il valable que la cause soit pour nous exactement autant à se polymériser?

Cette exploration n’a pas pour seul but de vous donner l’avantage d’une prise élégante sur des cadres qui échappent en eux-mêmes à notre juridiction. Entendez magie, religion, voire science.

Mais plutôt pour vous rappeler qu’en tant que sujets de la science psychana­lytique, c’est à la sollicitation de chacun de ces modes de la relation à la vérité comme cause que vous avez à résister.

Mais ce n’est pas dans le sens où vous l’entendrez d’abord.

La magie n’est pour nous tentation qu’à ce que vous fassiez de ses caractères la projection sur le sujet à quoi vous avez à faire, – pour le psychologiser, c’est­-à-dire le méconnaître. La prétendue pensée magique, qui est toujours celle de l’autre, n’est pas un stigmate dont vous puissiez épingler l’autre. Elle est aussi valable chez votre prochain qu’en vous-même dans les limites les plus communes; car elle est au principe du moindre effet de commandement.

Pour tout dire, le recours à la pensée magique n’explique rien. Ce qu’il s’agit d’expliquer, c’est son efficience.

Pour la religion, elle doit bien plutôt nous servir de modèle à ne pas suivre, dans l’institution d’une hiérarchie sociale où se conserve la tradition d’un cer­tain rapport à la vérité comme cause.

La simulation de l’Église catholique, qui se reproduit chaque fois que la rela­tion à la vérité comme cause vient au social, est particulièrement grotesque dans une certaine Internationale psychanalytique pour la condition qu’elle impose à la communication.

Ai-je besoin de dire que dans la science, à l’opposé de la magie et de la reli­gion, le savoir se communique?

Mais il faut insister que ce n’est pas seulement parce que c’est l’usage, mais que la forme logique donnée à ce savoir inclut le mode de la communication comme suturant le sujet qu’il implique.

Tel est le problème premier que soulève la communication en psychanalyse. Le premier obstacle à sa valeur scientifique est que la relation à la vérité comme cause, sous ses aspects matériels, est restée négligée dans le cercle de son travail.

Conclurai-je à rejoindre le point d’où je suis parti aujourd’hui : division du sujet? Ce point est un nœud.

Rappelons-nous où Freud le déroule, sur ce manque du pénis de la mère où se révèle la nature du phallus. Le sujet se divise ici, nous dit Freud à l’endroit de la réalité, voyant à la fois s’y ouvrir le gouffre contre lequel il se rempardera d’une phobie, et d’autre part le recouvrant de cette surface où il érigera le fétiche, c’est-à-dire l’existence du pénis comme maintenue, quoique déplacée.

D’un côté, extrayons le pas-de du pas-de-pénis, à mettre entre parenthèses, pour le transférer au pas-de-savoir, qui est le pas-hésitation de la névrose.

De l’autre, reconnaissons l’efficace du sujet dans ce gnomon qu’il érige à lui désigner à toute heure le point de vérité.

Révélant du phallus lui-même qu’il n’est rien d’autre que ce point de manque qu’il indique dans le sujet.

Cet index est aussi celui qui nous pointe le chemin où nous voulons aller cette année, c’est-à-dire, là où vous-mêmes reculez d’être en ce manque, comme psychanalystes, suscités.

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