samedi, juillet 27, 2024
Recherches Lacan

LXIII L'OBJET DE LA PSYCHANALYSE 1965 – 1966 Leçon du 20 avril 1966

Leçon du 20 avril 1966

 

Après ces vacances qui nous ont séparés, il faut que je vous retrouve un mer­credi préfixé, pour être un séminaire fermé et qui, de ce fait, vous réduit à un nombre d’élèves choisis, ce que je ne trouve pas du tout être une mauvaise façon aujourd’hui de nous réunir, pour les choses que j’aurai à vous dire.

En effet, contrairement à ce qui est le principe de ces séminaires fermés, à savoir que ça devrait, ça pourrait en tout cas être quelqu’un d’autre que moi-même qui, d’abord, au moins pose la question. Eh bien, ce sera moi qui vous parlerai aujourd’hui, ne serait-ce que pour compenser, renouer ce qui a été interrompu par mon mois d’absence au trimestre dernier et aussi, je l’espère, pour amorcer pour la prochaine fois une collaboration qui donnerait à ce sémi­naire fermé la prochaine fois son caractère propre de séminaire.

Je vais commencer, puisqu’aussi bien ce temps de vacances m’a reporté sur les problèmes présents déjà dans mes premiers propos, de mes relations avec mon audience; je me suis dit, puisque c’est hier soir que j’en ai reçu pour la correc­tion, que j’allais voir là un signe et que j’allais vous faire d’abord lecture de quelque chose que vous voyez être là en placard qui est destiné à l’annuaire de l’École des Hautes Études. Chaque année parait de chacun de ceux qui collabo­rent à l’enseignement des Hautes Études un petit résumé de son cours. Ce résu­mé n’est bien entendu pas celui de cette année, c’est celui de l’année dernière; il n’est pas très en avance, vous le voyez. Mais enfin, il est encore bien temps puis­qu’aussi bien ça va me donner l’occasion de vous en faire part. Je vous en fait part parce que, comme vous allez le voir, en le rédigeant, j’ai pensé à vous, non pas à vous le lire, je ne pouvais pas savoir que ça viendrait. Mais vous allez le voir, j’ai pensé à vous.

Sans plus de préambule donc, je commence cette lecture. Il s’agit de ce qui l’année dernière s’est appelé : « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse ». « Le problème mis au centre – dis-je, dans ce petit résumé qui vous l’imaginez bien est un ultra condensé, – le problème mis au centre tient en ces termes : l’être du sujet. -je suppose que je m’adresse à des gens qui ont assisté à ce séminaire de l’année dernière. – Termes où nous por­tait la pointe de nos références antérieures. Que l’être du sujet – c’est encore d’actualité cette année, – que l’être du sujet soit refendu, Freud n’a fait que le redire sous toutes les formes, après avoir découvert que l’inconscient ne se traduit qu’en nœuds de langage, a donc un être de sujet. C’est de la combinatoire de ces nœuds qu’est franchie la censure, laquelle n’est pas une métaphore, de porter sur leur matériel» – de ces nœuds du langage.

 

Pour ces deux petits paragraphes, encore qu’un résumé n’est pas un objet didactique, je rappelle tout de même les très solides fondements de notre départ, qui sont justement ceci que l’inconscient a structure de langage et que la censu­re ne soit pas une métaphore, ça veut dire qu’elle coupe dans du matériel et c’est de là que nous sommes partis avec Freud, je pense l’avoir résumé là en cinq lignes.

«D’emblée Freud – c’est à l’usage des gens qui trouveraient trop obs­cur mon résumé s’il élidait ces vérités premières, – d’emblée Freud affirme cette incomplétude et que toute conception d’un recès de la conscience vers l’obscur, le potentiel, voire l’automatisme est inadéquate à rendre compte de ses effets».

 

Rappel donc que tout ce qui entend faire de l’inconscient une moindre, une virtuelle, une anté, une pré-conscience, n’est pas l’inconscient. Trois lignes donc encore, ce que je précise :

« Voilà qui n’est rappelé que pour écarter toute «philosophie » de l’emploi que nous avons fait cette année – cette année dont j’ai à rendre compte – du cogito, légitime, croyons-nous, de ce que le cogito ne fonde pas la conscience maiSI ustement cette refente du sujet».

 

« Il suffit de l’écrire : je suis pensant : “donc je suis”, – je répète, je suis pensant “donc je suis”, c’est ça que je pense, 1 am thinking : “therefore 1 am”, – et de constater que cette énonciation, obtenue d’une ascèse… »

 

Bien sûr, elle ne nous tombe pas du ciel, elle consiste d’abord en un aména­gement, en un grand balayage de tout savoir actualisé au temps de Descartes qui entreprend cette ascèse,

«… que cette énonciation refend l’être, lequel de ces deux bouts, – je suis pensant donc je suis à la fin, – ne se conjoint qu’à manifester quelque torsion qu’il a subi dans son nœud» – son nœud à l’énonciation.

« Causation ? Retournement ? Négativité ? – avec des points d’interro­gation – : c’est cette torsion dont il s’agit de faire la topologie ».

 

Je rappelle ici, dans le paragraphe suivant, sous quel angle j’ai touché à Piaget et Vygotsky,

«… qui, dis-je, du premier au second illustrent le gain qu’on réalise à repousser toute hypothèse psychologique des rapports du sujet au langa­ge, même quand c’est de l’enfant qu’il s’agit. Car cette hypothèse n’est que l’hypothèque qu’un être-de-savoir prend sur l’être-de-vérité que l’enfant a à incarner à partir de la batterie signifiante que nous lui pré­sentons – que lui présente loyalement, comme Vygotsky, – et qui fait la loi de l’expérience ».

« Mais c’est anticiper sur une structure qu’il faut saisir dans la synchro­nie, et d’une rencontre qui ne soit pas d’occasion. C’est ce que nous four­nit cet embrayage du un sur le zéro, venu à nous du point où Frege entend fonder l’arithmétique ».

 

Résumé donc en trois lignes de la fonction qu’a joué dans cette année der­nière notre étude des fondements de l’arithmétique. Le un numérote la classe nulle. Référence aux conférences de M. Miller et M. Milner.

« De là, on aperçoit que l’être du sujet est la suture d’un manque. Précisément du manque qui, se dérobant dans le nombre, le soutient de sa récurrence – c’est l’idée sur laquelle est fondée la théorie du nombre, du successeur, – mais en ceci ne le supporte que d’être – en fin de compte, – ce qui manque au signifiant pour être l’Un du sujet : soit ce terme que nous avons appelé dans un autre contexte le trait unaire, la marque d’une identification primaire qui fonctionnera comme idéal».

« Le sujet se refend d’être à la fois effet de la marque et support de son manque. Quelques rappels de la formalisation où se retrouve ce résultat seront ici, écris-je, de mise. – Et si courte que soit la place qu’on me réserve j’ai tout de même la place de rappeler. – D’abord notre axiome, fondant le signifiant : comme “ce qui représente un sujet [non pas pour un autre sujet mais] pour un autre signifiant”. Cet axiome situe le lemme, qui vient d’être réacquis d’une autre voie : – ce que nous venons de dire avant – le sujet est ce qui répond à la marque par ce dont elle manque. Où se voit que la réversion de la formule – de celle du signifiant que je viens de donner avant comme axiome – que la reversion de la formule ne s’opère qu’à introduire à un de ses pôles (le signi­fiant) une négativité. »

« La boucle se ferme, sans se réduire à être un cercle, de supposer – troi­sième terme, appelez-le comme vous voudrez, après l’axiome et le lemme, – que le signifiant s’origine de l’effacement de la trace. »

« La puissance des mathématiques, la frénésie de notre science ne repose sur rien d’autre que sur la suture du sujet. De la minceur de sa cicatrice; – ne croyez pas que j’emploie un terme qui répugne à un mathémati­cien, c’est un terme de Poincaré dans son analysis situs, – ou mieux encore de sa béance, les apories de la logique mathématique témoignent (théorème de Gödel) de cette minceur, et toujours, bien sûr, au grand scandale de la conscience. »

« On ne s’illusionne pas sur le fait – moi je ne m’illusionne pas, ni j’es­père vous non plus – qu’une critique à ce niveau, ne saurait décaper la plaie de la béance du sujet – partout ailleurs qu’au niveau où la science la maintient suturée, à la force du poignet de l’arithmétique, – on ne saurait décaper la plaie des excréments, dont l’ordre de l’exploitation sociale, qui prend assiette de cette ouverture du sujet, – et donc ne crée pas, quoi qu’on en pense, fût-ce dans le marxisme, l’aliénation, – dont l’ordre donc de l’exploitation sociale, dis-je, s’emploie à recouvrir ladite plaie, avec plus ou moins de conscience. » – Il y a beaucoup de choses qui servent à ça.

 

Discipline de vérité, nous dirons en général,

«… mais il faut mentionner la tâche, – ajouterais-je, n’ajouterais-je pas, servile, je ne l’ai pas mis dans le texte, je l’ai mis à titre de correction d’auteur pour le typo, je ne sais pas encore si je le laisserai, – qu’ici remplit, depuis la crise ouverte du sujet, la philosophie ». [Servante de plus d’un maître] 1[1 – Omis dans la lecture de Lacan, alors que la formule figure dans le texte du compte rendu de l’Annuaire de l’École pratique des Hautes Études.]

J’ai dit : depuis la crise ouverte du sujet. Je désigne une date dans l’his­toire de la philosophie, la philosophie, comme on dit, depuis qu’elle est en rapport avec la science, et qu’elle y tient bien mal son rôle… Il est d’autre part exclu qu’aucune critique portant sur la société y supplée – à cette critique, dont je dis que je ne m’illusionne pas, pour le pouvoir que nous avons de décaper la plaie des excréments, etc., c’est très impor­tant – puisque elle-même (cette critique) ne saurait être qu’une critique venant de la société, c’est-à-dire, quelle qu’elle soit, impliquée dans le commerce de cette sorte de “pensement”, que nous venons de dire. C’est pourquoi seule l’analyse de cet objet – le pensement – peut l’affronter dans son réel… qui est d’être l’objet de la psychanalyse. (Propos pour l’année actuelle). »

«Nous ne nous contentons pas pourtant de suspendre ce qui serait un aveu de forfait dans notre abord de l’être du sujet, à l’excuse d’y retrou­ver, bien sûr, sa fondation de manque. »

 

C’est précisément là ce pourquoi je vous fais cette lecture. Je voudrais jeter, comme une semence, dans ce que j’appellerai votre attitude fondamentale d’au­diteur.

« C’est précisément la dimension qui déroute, n’hésitais-je pas à écrire, de notre enseignement que de mettre à l’épreuve cette fondation, en tant qu’elle est dans notre audience. Car comment reculerions-nous à voir que ce que nous exigeons de la structure quant à l’être du sujet, ne sau­rait être laissé hors de cause chez celui qui le représente éminemment – dans notre discours même, – (pour le représenter d’être et non de pen­sée, tout comme le cogito… tout comme fait le cogito) – a-t-on sauté, vous voyez, on ne perd jamais son temps, – à savoir le psychanalyste ? C’est bien ce que nous trouvons dans le phénomène, notable cette année­’        là, de l’avance prise par une autre partie de notre auditoire à nous don­ner ce succès, dis-je, de confirmer la théorie que nous tenons pour] uste, de la communication dans le langage, »

 

ce qui n’est pas toute communication. Mais vous la connaissez depuis longtemps, cette formule! Il faut croire que les miennes ne perdent pas tellement à être rabâ­chées puisqu’il faut effectivement que je les répète et que je les annonce.

«Nous l’exprimons à dire que le message n’y est émis qu’au niveau de celui qui le reçoit. Sans doute faut-il faire place ici- puisque je fais allu­sion à l’autre partie de mon auditoire, – au privilège que nous tenons du lieu d’où nous sommes l’hôte. – Ceci est un hommage à l’École Normale Supérieure. – Mais ne pas oublier dans la réserve qu’inspire ce qui paraît de trop aisé à certains dans cet effet de séminaire, la résistance qu’elle comporte – cette réserve j’ajoute, – et qui se justifie. Elle se jus­tifie de ce que les engagements soient d’être et non de pensée et que les deux bords de l’être du sujet se diversifient ici de la divergence entre vérité et savoir. La difficulté d’être du psychanalyste tient à ce qu’il ren­contre comme être du sujet : à savoir le symptôme. Que le symptôme, soit-être-de vérité, c’est ce à quoi chacun consent, de ce qu’on sache ce que psychanalyse veut dire, quoi qu’il soit fait pour l’embrouiller. »

 

Même chez ceux qui l’embrouillent le plus, je suis sûr que j’obtiendrai le consentement à leur jeter tout de suite à la figure ceci, c’est que l’essence du symptôme, notre position dans le symptôme, c’est que c’est un être de vérité.

«Dès lors on voit ce qu’il en coûte à l’être-de-savoir, de reconnaître les formes heureuses de ce à quoi il ne s’accouple, lui, que sous le signe du malheur – du malheur de son patient. – Que cet être de savoir doive se réduire – celui du psychanalyste, – à n’être que le complément du symptôme, voilà ce qui lui fait horreur, et ce qu’à l’élider – l’être du savoir en question, – il fait jouer vers un ajournement indéfini du sta­tut de la psychanalyse, comme scientifique s’entend. »

« C’est pourquoi même le choc qu’à clore l’année sur ce ressort nous pro­duisîmes, n’évita pas qu’à sa place se répétât le court-circuit. – Et je fais allusion à une forme sous laquelle ceci nous revint et qui est très impor­tante. – Il nous en revint, d’une bonne volonté, bien sûr, évidente à se parer de paradoxe – comme elle faisait, – que c’est la façon dont le pra­ticien le pense, qui fait le symptôme. »

 

Ça a l’air d’être la suite de ce que j’avançais avant. Pourtant il y a bien lieu que j’y sursaute.

« Car bien sûr, est-ce vrai de l’expérience des psychologues par quoi nous avons introduit le grelot – report au paragraphe Vygotsky, Piaget. – Mais c’est aussi rester, comme psychothérapeute, et ça exactement, au niveau… »

 

De dire ça qui, en un certain sens est vrai mais qui n’est pas la vérité que nous avons, nous, à dire, qui n’est pas celle à laquelle nous nous affrontons, au moment où j’apporte sur le sujet de la clinique ceci, à savoir que nous avons, comme analyste, à prendre part, dans le symptôme.

« Donc c’est rester, comme psychothérapeute, exactement au niveau de ce qui fait que Pierre Janet n’a jamais pu comprendre pourquoi il n’était pas Freud. La dive bouteille, conclus-je, c’est la bouteille de Klein. Ne fait pas qui veut, sortir de son goulot ce qui est dans sa doublure. Car tel est construit le support de l’être du sujet. »

Voilà. Je ne vous ai pas lu ce petit morceau pour vous donner l’occasion de le connaître car vous n’auriez jamais été de toute façon le chercher dans cet annuaire. Qui lit les annuaires? mais pour…

 

Madame X. – On pourra avoir ce texte?

 

Docteur J. Lacan – Ma chère, faites-en faire quelques tirages à part. Bon. Moi, je le donne à l’annuaire. Je n’en fais pas faire le tirage à part. Personne ne le fait. Mais enfin, en effet, ça peut vous être utile car c’est un tout petit texte auquel j’ai donné assez de soin pour qu’on le considère comme ayant une peti­te fonction de gong.

Si je ramorce, je reprends, je renoue, je rappelle, à partir de ce texte pour continuer, voyez-vous, ce dont je partirai le plus aisément, c’est bien sûr natu­rellement de la fin, ça n’en sera que plus facile pour vous pointer quelque chose à laquelle on ne songe pas souvent : c’est l’orgueil qui se cache derrière la pro­motion telle qu’elle se fait d’ordinaire de tout pas vers le relativisme. Je propo­se, j’indique que le problème de l’analyste, et justement son implication dans le symptôme qui se propose devant lui et l’interroge, lui, être de savoir, comme être de vérité, je dis en somme que le drame de l’analyste, c’est que forcément son être de savoir est infléchi, est impliqué dans cette confrontation, qu’Œdipe, quoi qu’il fasse, rend la main au moins pour un temps à la Sphinge puisque c’est de cela qu’il s’agit. De s’être manifesté, en fin de compte, supérieur comme être de savoir, c’est justement cela qui fait de lui un héros. Ce que nous ne sommes pas à tout instant. Aussitôt cette pensée saute, et très facilement, à cette fonction de cette présence de l’observateur dans l’observation qui est aussi ce que nous indique le progrès de notre physique et qui nous donne l’idée, comme on dit, que nous ne sommes pas rien.

Mais c’est le contraire. Même dans la théorie de la relativité physique, qu’el­le soit restreinte ou généralisée, ça ne veut pas dire du tout que c’est l’observa­teur qui règle l’affaire. Ça veut dire au contraire que l’affaire l’a à l’œil, l’obser­vateur. En d’autres termes, toute théorie relativiste ne donne aucune espèce, comme elle est habituellement ressentie, aucune espèce de regain de force quel­conque à l’idée du sujet, comme sujet de la connaissance, à l’idée d’une bipola­rité qui serait là complémentaire, que vous les opposiez ou non à l’aide de signe, qui serait en quelque sorte réciproque et d’égale dignité. Il n’y a absolument rien de pareil.

Tout ce qui s’accentue dans cette perspective, que ce soit celle du progrès de la science ou celle de notre expérience à nous, analystes, c’est qu’il nous est impossible de nous en sortir, de cette illusion, sauf justement ce que nous appel­lerons un petit plus que de très grandes précautions, sauf le remaniement principiel, structural, absolument total de la topologie de la question, et d’introdui­re dans quelque chose qui ne saurait d’aucune façon être appelé une autre façon de connaissance qui tournerait la difficulté, quelque chose qui n’est point de l’ordre de la connaissance, quelque chose qui est de l’ordre du calcul, de la com­binatoire, quelque chose que nous faisons sans doute fonctionner mais qui ne se livre pas pour autant à nous à l’intuition, d’une façon telle qu’elle nous permet­trait de repartir tout simplement d’un pas plus leste sur le même chemin consi­déré comme élargi et perfectionné.

Il y a beaucoup de choses à dire, là, et en particulier quelque chose à laquel­le je voudrais tout de même donner un peu de soin aujourd’hui, parce que c’est à la fois faire face à des objections, ma foi, pas très efficaces; on peut toujours laisser parler ou courir en fin de compte une telle façon qui est la mienne d’abor­der la psychanalyse laquelle aurait quelque chose, comme on dit, de trop intel­lectualiste, pourquoi pas ? verbal, et puis aussi bien de l’usage qui est fait à l’in­térieur de la psychanalyse du fameux pouvoir des mots. Comme d’habitude, les pouvoirs maléfiques, et celui-là en particulier, le pouvoir du mot, magique enco­re, comme on dit, de toute puissance magique, qu’il s’agisse de la pensée et des mots tout ça revient au même, c’est toujours l’autre, bien sûr, qui tombe dedans.

Bien sûr que nous avons affaire toujours à cette opération de démystification qui consiste à reprendre des termes qui traditionnellement ont été saisis dans certains mots et à les remettre en question. Quand Nietzsche, après tout pour l’amener là, ce n’est pas qu’il ait fait un travail bien excellent, mais enfin, c’était un début et ça a frappé bien du monde, quand Nietzsche s’emploie à retrouver à la trace ce qui dans la tradition philosophique a donné consistance à tel terme qu’il vous plaira, à l’âme par exemple, qu’est-ce que nous avons à en faire? Est­-ce bien là la voie ? Quand nous irons le dire, même avec nos moyens qui ne nous permettent qu’une extrapolation d’une élégance qui dépasse ce à quoi il avait accès, à désigner quelque support de cette âme, dans l’ombre du corps, celle qu’a laissé en route le personnage de Chamisso que ferons-nous de plus que d’être toujours exactement sur la même voie d’où est partie toute l’affaire? Une affai­re qui dépasse beaucoup l’affaire particulière de la psychologie à laquelle nous avons affaire, à savoir l’apologue, la fable de la caverne dans Platon, VIe livre, si mon souvenir est bon.

Cette ombre, ce n’est pas une autre que celle qui joue sur la muraille vers laquelle les captifs de la caverne ont la tête, dans toutes sortes d’appareils, néces­sairement maintenue, sans pouvoir se tourner, voir ce qui est derrière, et de quoi ces ombres sont, sur la muraille, la projection. Mais qu’est-ce qu’implique cette fable fondamentale ? C’est qu’il s’agit de savoir si l’on en sort ou si l’on n’en sort pas. Elle implique ce qui, à se reporter au texte, est désigné comme un feu, le feu qui justement de l’éclairage projeté produit la fantasmagorie, autrement dit, le feu des feux, idée centrale, la source bel et bien figurée ailleurs, dans d’autres textes de Platon, par le soleil lui-même, le point inaugural où s’indique l’identi­té de l’être du réel et de l’être de la connaissance. Moyennant quoi tout se struc­ture selon cette forme d’enveloppes s’enveloppant les unes les autres, topologie de la sphère capable de se redoubler comme identique de simplement ce qu’on appelle en topologie se napper, c’est-à-dire se recouvrir comme une doublure, qui s’en va jusqu’au point terme de l’enveloppe de toutes les enveloppes, sur les­quelles on présente, pour l’opposer à l’identité des deux êtres, le contenu du savoir.

Seulement il y a une remarque qui peut mettre toutes ces choses en suspens à condition simplement d’accepter de retomber dans les ténèbres, on peut remarquer que, si assurément l’ombre s’étend, s’il n’y a plus de soleil, le corps lui est toujours là. On peut le tâter dans les ténèbres et recommencer l’expé­rience sur un nouveau pied. Or c’est de cela qu’il s’agit. Il ne s’agit pas de savoir à quel leurre imaginaire les mots donnent consistance en leur donnant leur cachet. Ce ne sont pas les leurres qui trompent. Ce sont les mots. Mais c’est jus­tement là leur force. Et c’est ce qu’il s’agit d’expliquer. Si l’âme, pour reprendre les choses au point vif où nous croyons l’affaire nettoyée, est une entité qui a quelque consistance, c’est non pas, disons-nous cette année, pour autant que nous étudions l’objet de la psychanalyse, c’est non pas que l’âme soit quelque chose qui soit ni l’ombre du corps, ni son idée, ni sa forme, qui soit à propre­ment parler ce qui, de lui, choit, fait déchet, chute, c’est ce qui du corps tombe sous le couperet de ce quelque chose qui se produit comme effet du signifiant.

Et c’est dans la mesure où le signifiant sur ce sujet incarné porte sa marque, que quelque chose de corporel, effectif, matériel, se produit, qui est ce qui est en question. Ce n’est donc pas sanction par le langage de quelque mirage imagi­naire, qui se produit, mais effet de langage qui, de se cacher sous ces mirages, leur donne tout leur poids. C’est là ce qui est la nouveauté de l’abord psycha­nalytique fondé sur ce fait que l’effet de langage dépasse, parce qu’il le précède, toute appréhension subjective qui puisse s’autoriser elle-même d’être appréhen­sion de conscience.

Et toute critique du pouvoir des mots, comme on dit, qui s’y attaque comme tel, car après tout ce qui perdure sous l’étiquette académique de psychologie n’est rien d’autre jamais que cette voie, c’est de partir du statut verbal global incontes­tablement parce que traditionnel, d’une certaine fonction de l’âme, de la mettre en cause comme mot et d’interroger à partir de là qu’est-ce qu’il y a de réel là-dedans, qui laisse debout parfaitement le cadre du pouvoir des mots. Alors que ce qu’il s’agit d’interroger, c’est qu’est-ce qu’a produit le langage, comme effet inaugural sur lequel repose tout le montage, qui fait la monture de l’état de sujet? Ceci ne s’aborde pas simplement de le regarder en face. C’est pourquoi le rapport de l’être de savoir à l’être de vérité est fondé sur ce qui, pour parler ici de celui même qui vous parle, fait justement que mon discours ne se sustente d’aucun remaniement du vocabulaire. Si je dis qu’il n’y a pas de métalangage, je l’accentue de ceci que je ne tente pas d’en introduire un, un nouveau qui sera toujours soumis à ceci d’être comme tout métalangage, partie de langage.

La première condition de saisie qu’il s’agit bien du rapport à un être de véri­té, c’est que dans le discours elle s’articule comme énigme et je le regrette bien si ceci dans tous les temps et à Freud lui-même qui l’a avoué et reconnu comme tel quand il a écrit la Science des rêves, Umschreibung, il se disait ennuyé de ne pas pouvoir retrouver le style de ses petits rapports scientifiques d’avant, Umschreibung, et qu’on appelle: maniérisme.

A travers les cas historiques de la crise du sujet, les explications littéraires et esthétiques en général de ce qu’on appelle le maniérisme correspondent tou­jours au remaniement de la question sur l’être de vérité. Oui, il s’agirait de trou­ver un court-circuit pour retrouver notre objet a puisqu’aussi bien une idée m’en vient; elle m’a été fournie, refournie, rafraîchie par Guilbaud avec qui j’ai d’hebdomadaires entretiens depuis quelque temps : il m’a rappelé que c’était Frenckel, je crois, qui faisait ce coup-là à ses auditeurs : 1, 2, 3, 4, 5, quel est le plus petit nombre entier qui n’est pas écrit sur le tableau ? Ben, écoutez, allez. Le plus petit nombre entier pas écrit sur le tableau. Vous croyez naturellement qu’on veut vous faire des tours. Mais ce n’est pas compliqué, c’est le 6. Êtes­-vous sûrs que le zéro est un nombre entier, ça se discute…

[Écrit au tableau : « le plus petit nombre entier qui n’est pas écrit sur le tableau »]. Alors, quel est-il maintenant? Le plus petit nombre entier qui n’est pas écrit sur le tableau ? Aucun évidemment. Quoi ? Qu’est-ce que vous alliez dire? Quoi que vous disiez, je vous dirai : il est écrit au tableau. Ça vous la coupe ? Eh bien, c’est justement de ça qu’il est question, que ça vous la coupe. Ça réinstaure, ça vous montre, ça vous réintroduit, puisque c’est de ça qu’il s’agit, soit comme vous le voyez, c’est dans la question du langage, fondé sur l’écriture : l’objet a. Ça vous la coupe? Vous n’avez absolument rien à pousser à cette occasion comme voie. [voix?]. Quoi?

 

Monsieur X – … au tableau (qui n’est pas écrit).

 

Docteur j. Lacan – Oui, c’est très pertinent, bien sûr. On pourrait partir de là et en faire beaucoup de choses. Bon.

Est-ce à dire, avec ça, ça vous la coupe, que nous avons là le tout de ce dont il s’agit, concernant la castration ? Je dis non. Il ne s’agit des choses qu’au niveau de l’objet a. Pour que quelque chose d’écrit tienne, en somme il vous faut payer votre écot, c’est-à-dire que si je ne mets que des choses écrites, par exemple, sur mon discours scientifique, à partir du début de la théorie des ensembles rien ne m’arrêtera jusqu’à la fin. J’épuiserai tout le parcours de la physique moderne, ça ne tiendra de toute façon que si je l’accompagne d’un discours qui vous le présente. Il n’y a aucun moyen de présenter le discours, fût-il le plus formalisé que vous supposiez, il n’y a aucun moyen de présenter, si vous voulez, le Bourbaki sans préface ni sans texte. C’est de cela qu’il s’agit. Et donc des rapports du langage qui, incontestablement, en effet est coupure et écriture, avec ce qui se présente comme discours, langage ordinaire et qui nécessite ce support de la voix, à ceci près, bien sûr, que vous ne preniez pas la voix pour simplement la sonorité. Ce qui la ferait dépendre du fait que nous sommes sur une planète où il y a de l’air qui véhicule du son, ça n’a absolument rien à faire avec ça.

Quand je pense que nous en sommes encore dans la phénoménologie de la psychose à nous interroger sur la texture sensorielle de la voix; alors qu’avec simplement les six ou huit pages de prélude que j’ai données dans mon article sur « Une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », j’ai désigné l’abord parfaitement précis sous lequel peut-être de nos jours, au point

‘           où nous en sommes, on peut interroger le phénomène de la voix. Il n’y a qu’à prendre le texte de Schreber et à y voir distingués, comme je l’ai fait, ce que j’ai appelé message de code et code de message pour voir qu’il y a là moyen de sai­sir d’une façon non abstraite mais parfaitement déjà phénoménologisée la fonc­tion de la voix en tant que telle. Moyennant quoi, on pourra commencer à se détacher de cette position invraisemblable qui consiste à mettre en question l’objectivité des voix de l’halluciné. Vous objectivez l’halluciné. En quoi ses voix seraient-elles moins objectives ? En quoi la voix sous prétexte qu’elle n’est pas sensorielle, serait-elle de l’irréel, de l’irréel, au nom de quoi ? C’est un pré­jugé qui date de je ne sais quelle étape archi-archaïque de la critique de la pré­tendue connaissance. Est-ce que la voix est irréelle, allons-nous dire de ce que nous la soumettions aux conditions de la communication scientifique, à savoir qu’il ne peut pas la faire reconnaître, cette voix qu’il entend; et la douleur, alors ? Est-ce qu’il peut la faire reconnaître ? Et pourtant ? Va-t-on discuter que la douleur soit réelle ? Le statut de la voix est à proprement parler encore à faire. Mais non seulement il est à faire, il est à faire entrer dans les catégories mentales du clinicien dont nous parlions précisément tout à l’heure qui, très certainement, même quand il réussit, je l’ai noté dans le même texte, quelque chose d’aussi heureux que d’apercevoir les choses qui se voyaient depuis pro­bablement un bon bout de temps à l’œil nu mais que personne n’avait jamais relevées. A savoir qu’il y a de ces phénomènes de voix qui s’accompagnent de mouvements laryngés et musculaires autour de l’appareil phonatoire et que ceci bien sûr a son importance, n’épuise certainement pas la question mais en tout cas, lui donne un mode d’abord. Ça n’a pas fait avancer pour autant, d’un pas de plus, le statut de la voix.

Ici, je voudrais quand même faire remarquer que c’est une bien grande ingratitude pour quiconque a un tout petit peu le sens clair de ce que Nietzsche appelait justement la généalogie de la morale ou d’autre chose. Ce serait tout à fait folie de méconnaître ce que le statut de la science préconise, – je parle de la nôtre – [et ce qu’elle] doit à Socrate qui se référait à sa voix. Il ne suffit pas de prétendre en finir avec, et se satisfaire ou croire qu’on a satisfait à un phénomène comme celui-là au fait que Socrate disait expressé­ment référer à sa voix, pour dire, oh ben oui, il y avait dans un coin un truc qui tournait pas rond. Quand il s’agit de Socrate, il me semble difficile de ne pas saisir la cohérence de l’ensemble de son appareil, surtout étant donné que cet appareil était là pour fonctionner tout le temps à ciel ouvert. Nous pou­vons avoir idée précisément qu’en fait la question du sujet, telle que je la pose, est parfaitement et totalement ouverte au niveau de Socrate quoique nous puissions penser de la façon dont nous ont été transmis ces entretiens qui étaient la base de son enseignement, arrangés, modifiés, enrichis de quelque façon que nous le supposions par tel ou tel et par Platon spécialement, il n’en reste pas moins que leur schéma est clair, que la décantation est parfaite de l’être de savoir et de l’être de vérité.

Il faut relire tout Platon avec ce fil conducteur qui nous conduit à ceci que, bien sûr, je vous ai appris entièrement à déchiffrer beaucoup plus loin, en appe­lant les choses par leur nom et en disant ce dont il s’agit dans le désir de savoir, à savoir l’agalma. Mais laissons pour l’instant que ce à quoi Socrate répond est ceci : « quel est l’être de vérité de ce désir de savoir? » Qu’est-ce qu’il veut dire quand ceci aboutit prétendument à la transcription platonicienne : « occupe-toi de ton âme ? » Nous le laisserons pour plus tard. Mais ce n’est pas pour rien que j’évoque ici Socrate, que je rappelle d’ailleurs cette clé : être de savoir et être de vérité. Je laisserai aujourd’hui aussi de côté une remarque que je pourrais faire sur cet emploi du terme de clé, alors que je viens de dire tout à l’heure que mon enseignement ne comporterait pas de mots clés.

C’est peut-être justement que la propriété des clés en question, c’est de ne pas avoir de serrure. Et en effet toute la question est là. Je veux simplement faire une remarque qui est celle que bien entendu chacun pourrait élever ici alors, pourquoi Socrate n’a-t-il pas découvert, articulé l’inconscient ? La réponse bien sûr est déjà impliquée dans l’antérieur de mon discours : parce qu’il n’y avait pas notre science constituée. Si j’ai souligné à quel point la psychanalyse dépend d’un statut assuré, suturé, de l’être de savoir, je pense que cela pourrait déjà passer pour une réponse suffisante, si justement la question ne se reportait pas simplement : pourquoi n’y avait-il pas au temps de Socrate à titre de départ une science ayant le statut de notre science, à celui que j’ai défi­ni d’une certaine façon, précisément la suture du côté de la vérité? Je n’irai pas bien loin, étant donné l’heure aujourd’hui dans ce sens. Mais comme c’est sur la voie de quelque chose qui nous importera beaucoup pour nous ramener dans ce dont il s’agit, à savoir la position du psychanalyste, à savoir ce que je vou­drais pour la prochaine fois que quelqu’un apporte ici comme contribution, qu’on prenne un des meilleurs, un des plus grands et sur le point d’où il a apporté les choses de plus de relief, je prie qu’on reprenne ici mon article « Sur la théorie du symbolisme » qui a été fait en commentaire de l’article de Jones, et puis qu’on y mette en connexion ce qui est impliqué aussi, simplement indi­qué dans mon article, à savoir la façon dont Jones a eu à se débrouiller avec le problème de la sexualité féminine pour autant qu’il intéresse le statut de la fonction phallique. Qu’on fasse la part des incohérences manifestes où glisse sans cesse son discours ou de la façon dont c’est le symptôme même auquel il a affaire qui lui rectifie et qui en quelque sorte réintègre et fait plus que suggé­rer, imposant en quelque sorte tout écrit – et contrairement à son intention – les formules mêmes topologiques qui sont les nôtres. Je voudrais que quel­qu’un se livrât à cette petite manœuvre et ne me forçât pas une fois de plus à m’y exercer moi-même.

Quel extraordinaire texte que celui auquel je me suis attaqué dans cet article dont je parle, cet article sur le symbolisme. Il consiste en somme à nous dire, – vous le verrez dans le texte – à dire conformément en fin de compte aux choses que je suis arrivé à dire après lui, que ce n’est pas une métaphore de dire que le symbolisme est fait comme une métaphore, que c’est une vraie métaphore, que là la métaphore au lieu de s’éloigner, comme il s’exprime, du concret, s’en rap­proche à toute volée. Qu’est-ce qu’il y a en fin de compte de plus vrai que cette direction? Sinon qu’à la fin c’est faux tout de même parce que ce n’est pas une métaphore, c’est une métonymie. Pour le phallus avec la femme et avec ce qu’il introduit effectivement d’un relief extraordinaire concernant le déterminisme, la ‘   fonction, le sens même de l’homosexualité féminine, on peut dire que tout est dans le texte, sauf que l’auteur comprenne ce qu’il dit.

Est-ce qu’il n’y a pas là quelque chose où s’inscrit précisément ce rapport au symptôme dont je parle, qui est nécessité, qu’on peut sous l’autre face considé­rer qu’il n’a pu accéder aussi profondément au sens du symptôme qu’à en man­quer la théorie? Ainsi pouvons-nous nous demander ce qui fait que la science, la science grecque qui savait construire déjà d’admirables automates, n’a pas pris son statut de science. C’est qu’il y a une autre voix, qui joue son rôle dans l’in­terrogation socratique. Je pense que vous l’évoquez avant que je la désigne. C’est celle qu’il appelle à déposer de temps en temps, d’une façon assez exem­plaire, assez scandaleuse peut-être, nous n’en saurons jamais rien, pour les oreilles contemporaines, c’est la voix de l’esclave. Comment se fait-il que l’es­clave réponde donc toujours si juste, réponde toujours si bien et aille droit à la vérité, à la qualité du nombre irrationnel qui répond à la diagonale du carré ? Est-ce que nous ne saisissons pas là ce dont il s’agit qui n’est justement rien d’autre que le statut du désir ?

Si ni Freud ni Socrate n’ont été, quelque dissolvant qu’ait été leur produit, n’ont été jusqu’à la critique sociale, car, après tout, que je sache, Socrate n’a pas introduit le matérialisme historique, encore qu’il fit un petit peu trembler sur leurs bases les statues des dieux. Il est tout à fait clair que ce n’était pas pour rien qu’Alcibiade coupait la queue de son chien, que ça n’était pas pour faire uni­quement parler les gens, puisque ça ressemble un tout petit peu trop à une cer­taine affaire de mutilation des Hermès, qui, elle, a fait quelque bruit, pour qu’on comprenne que ceci n’était pas tout à fait sans relation avec la dialectique sur l’être de vérité.

Et ça, ce n’est pas de la critique sociale. Appelons ça de l’action directe. C’est de l’anarchisme, chose qui, comme vous le savez, n’est plus de nos façons. Socrate n’a pas fait de critique sociale et Freud non plus. C’est sans doute parce que l’un et l’autre avaient l’idée d’où se situait un problème économique extra­ordinairement important, celui des rapports du désir et de la jouissance. S’il n’y a pas eu de science antique, c’est parce qu’il fallait, pour qu’il y ait de la scien­ce, qu’il y ait l’industrie moderne. Et pour qu’il y ait de l’industrie moderne, il fallait que les esclaves ne soient pas des propriétés privées. Les propriétés pri­vées, on les ménage, on ne les fait pas aussi vachement travailler que dans les régimes de liberté. Moyennant quoi, le problème de la jouissance dans le monde antique était résolu et de la façon dont je pense vous voyez clairement ce qu’il est, les êtres dévolus à la jouissance, à la jouissance pure et simple, c’était les esclaves, comme tout l’indique d’ailleurs. Au respect, contrairement à ce qu’on dit, qu’ils recueillaient, on ne maltraitait pas un esclave comme ça, surtout que c’était un capital, au fait qu’il suffit d’ouvrir Térence, sans parler d’autres, Euripide, pour s’apercevoir que tout ce qu’il y a de rapport de raffi­nement, de rapports courtois, de rapports amoureux, se passe toujours du côté d’êtres qui sont dans la condition servile. Et le nihil humani a me alienum de Térence désigne l’esclave, cela n’a pas d’autre sens. Pourquoi irait-on dire une connerie pareille, s’il ne s’agissait pas de dire : je vais là où va l’humanité : aux esclaves.

La jouissance du monde antique, c’est l’esclave; il est ce parc réservé de la jouissance, si je puis dire. C’est cela qui a été le facteur d’inertie qui fait que la science ni du même coup l’être du sujet n’ont pu se lever. Sans doute le problè­me de la jouissance se pose pour nous dans d’autres termes, et certainement, du fait du capitalisme, dans des termes un peu plus compliqués. Il n’en reste pas moins qu’à un certain endroit, Freud l’a pointé du doigt, et que nous aurons, à propos du Malaise dans la civilisation, à repasser par cette route pour reprendre notre fil.

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