Leçon du 13 mai 1964
J’ai le propos aujourd’hui — ça ne veut pas dire que j’aurai le temps de le tenir — de vous mener, de l’amour, au seuil de quoi j’ai laissé les choses la dernière fois, à la libido.
J’annonce tout de suite ce qui sera la pointe, la nouveauté d’une certaine élucidation concernant la façon dont il faut concevoir la libido, en vous disant : « La libido n’est pas quelque chose de fuyant, de fluide, à savoir se répartir, s’accumuler, tel un magnétisme dans les centres de cristallisation que lui offre le sujet, la libido est à concevoir comme un organe, organe aux deux sens du mot, organe-partie de l’organisme ou organe-instrument ».
Je m’excuse si comme on a pu me le dire, dans l’intervention de la dernière fois, par les chemins où je vous mène, il y a — divers temps, quelques obscurités. Je crois que c’est la caractéristique de notre champ. N’oublions pas qu’il est commun de représenter l’inconscient comme une cave, sinon comme une caverne pour évoquer celle de Platon. Ce que je vais vous dire aujourd’hui, c’est que ce n’est la bonne comparaison, c’est bien plutôt quelque chose proche de la vessie; et cette vessie, il s’agit justement de vous faire voir qu’à condition d’y mettre une petite lumière à l’intérieur, ça peut servir de lanterne et ce n’est point se tromper. Mais pourquoi s’étonner si la lumière met quelquefois un peu de temps à prendre, à s’allumer? Bien sûr…
En vous faisant, en vous menant la dernière fois à quelque chose que je pense avoir articulé, c’est que, pour représenter dans le sujet, le sujet dont il s’agit, en tant qu’alternativement, par la pulsation de l’inconscient, c’est de cela qu’il s’agit, du sujet qui se montre, et se cache. Dans ce sujet nous ne saisissons que des pulsions partielles, que la ganze Sexualstrebung, représentation de la totalité de la pression sexuelle. Freud nous dit qu’elle n’y est pas. Sur ce résultat, où je vous conduis après lui, je vous dis où vous pouvez y aller voir, je vous affirme que tout ce que j’ai appris de mon expérience, y est convenient. A tout ceux qui sont ici, je ne peux demander de s’y accorder pleinement par là même puisqu’à certains elle manque, mais du fait même, que je vous guide dans cette voie, suppose bien sûr, et votre présence ici suppose, en répond, d’une certaine confiance, faite à ce que nous appellerons, dans le rôle où je suis par rapport à vous, celui de l’Autre, la bonne foi. Bien sûr, aussi, cette bonne foi est toujours précaire, supposée, car ce rapport du sujet à l’Autre, où, à la fin, se termine-t-il?
Ce rapport du sujet difficile qui est celui sur les chemins duquel nous mène l’analyse, c’est à savoir qu’il n’est, comme sujet, rien moins que dans l’incertitude, pour la raison qu’il est divisé, ce sujet, par l’effet de langage et, c’est ce que je vous dis, vous enseigne, moi en tant que Lacan. Suivant sans doute les traces de la fouille freudienne, comme je l’appelle, comme je l’appelais la dernière fois. Par l’effet de parole il se réalise toujours plus dans l’Autre, mais là, il ne poursuit déjà plus qu’une moitié de lui-même, vous verrez que c’est là-dessus que je vous ramènerai.
Il ne trouvera son désir que toujours plus divisé, pulvérisé, dans la cernable métonymie de la parole. L’effet de langage est tout le temps mêlé à ce quelque chose qui est le fond de l’expérience analytique, l’actualisation de ce qu’il n’est sujet que d’être assujettissement, assujettissement au champ de l’Autre.
Assujettissement synchronique dans ce champ de l’Autre, que ce soit de là qu’il provient, c’est aussi pour cela qu’il lui faut en sortir, s’entir, et dans le ‘s’en sortir’, à la fin, il saura que l’autre réel a tout autant que lui à s’en sortir, à s’en dépatouiller.
C’est bien là que la nécessité s’impose, de cette bonne foi fondée sur cette certitude, que cette même implication de la difficulté, par rapport aux voies du désir, est aussi dans l’Autre. La vérité, en ce sens, c’est ce qui court après la vérité, et c’est là où je cours, où je vous emmène, tels les chiens d’Achtéon, après moi, quand j’aurai trouvé le gîte de la déesse, je me changerai sans doute en cerf, et vous pourrez me dévorer. Mais nous avons encore un peu de temps devant nous!
Freud, donc, vous l’ai-je représenté la dernière fois telle cette figure d’Abraham, d’Isaac et de Jacob que Léon Bloy, dans Le salut par les Juifs, représente sous la forme de ces trois également vieillards, qui sont là, selon une des formes de la vocation d’Israël autour de je ne sais quelle bâche, à cette occupation fondamentale qui s’appelle la brocante. Ils trient. Il y a quelque chose qu’ils mettent d’un côté, et une autre de l’autre.
Freud d’un côté met les pulsions partielles, et de l’autre, l’amour; il dit : « C’est pas pareil ». Les pulsions nous nécessitent dans l’ordre sexuel, ça, ça vient du cœur. A notre grande surprise, il nous apprend que l’amour, de l’autre côté, c’est tout au moins comme ceci qu’il s’exprime, dans cet article — je vous prie de vous y reporter pour le lire —quelque chose comme ceci, «ça, ça vient du ventre, c’est ce qui est miam-miam».
Ça peut surprendre. Mais ça nous éclaire sur quelque chose, sur quelque chose de fondamental, à l’expérience analytique, c’est que la pulsion génitale, si elle existe (or justement, c’est justement ce que Freud nous enseigne, à examiner la pulsion génitale), c’est que comme pulsion, ce n’est pas du tout articulé comme les autres, malgré l’apparence, malgré l’ambivalence. Donc, dans ses prémisses, et dans son propre texte, il se contredit proprement, quand il nous a dit que ça pouvait passer pour une des caractéristiques de la Verkehrung, de la reversion de la pulsion, quand il l’examine, cette ambivalence, là, où seulement dans sa première avancée, il l’a désignée dans l’ambivalence amour-haine, il nous dit: « Ce n’est pas du tout pareil que la reversion de la pulsion».
Si donc, la pulsion génitale, n’existe pas, elle n’a qu’à aller se faire f… façonner ailleurs, ailleurs, de l’autre côté que du côté où il y a la pulsion (à gauche sur mon schéma, là-bas, de la zone érogène). Vous la voyez déjà se dessiner dans cette botte que j’ai appelé tout à l’heure quelque chose de flottant comme un voile, une vessie, que c’est à droite, dans le champ de l’Autre, qu’elle a à aller se faire façonner, la pulsion génitale.
Eh bien, qu’est-ce que ça rejoint, ça? Eh bien! Justement ce que nous apprend l’expérience analytique. C’est à savoir que la pulsion génitale est soumise à la circulation du complexe d’Œdipe, aux structures élémentaires et autres de la parenté, à quelque chose qu’on désigne comme champ, insuffisamment, comme champ de la culture, puisque ce champ de la culture, justement, se fonde de ce no man’s land sans doute où la génitalité comme telle a à subsister, mais où elle est dissoute sans doute, non rassemblée. Nulle part n’est saisissable, dans le sujet cette ganze Sexualstrebung. Mais, pour ce qu’elle n’y soit nulle part, elle y est pourtant diffuse, et c’est là ce que Freud essaie, dans cet article, de nous faire sentir.
Car, tout ce qu’il va dire de l’amour et pour accentuer, et justement, dans la mesure où il s’agit là de cerner la pulsion, que l’amour, pour le concevoir, c’est à une autre sorte de structure qu’il faut nécessairement se référer. Il la divise en trois, cette structure, en trois ~niveaux, niveau du réel, niveau de l’économique, niveau du biologique, en dernier.
Les oppositions qui y correspondent sont triples. Au niveau du réel, c’est ce qui intéresse et ce qui est indifférent. Au niveau de l’économique, ce qui fait plaisir et ce qui fait déplaisir. Seulement au niveau du biologique, l’opposition activité-passivité, ici, se présente, en sa forme propre, vous le verrez, la seule valable, quant à son sens grammatical, la position aimer-être aimé.
Nous sommes, très proprement invités par lui, à considérer que l’amour, dans son essence, n’est à juger que comme passion sexuelle du gesamt Ich, or gesamt Ich est ici dans son oeuvre, un hapax auquel nous avons à donner le sens de ce qui est dessiné quand il a à nous rendre compte du principe du plaisir; le gesamt Ich est ce champ, ce champ que je vous ai invité à considérer, dans ce fait qui est à considérer comme une surface et une surface limitée que le tableau noir y soit propice à le représenter que tout puisse s’y mettre, comme on dit, sur le papier, qu’il s’agisse de ce réseau qui se représente par des arcs, des lignes, liant des points de concours, marquant dans ce cercle fermé ce qui a à s’y conserver d’homéostase tensionnelle, de moindre tension, de ne pas dépasser un seuil de tension, de nécessaire dérivation, diffusion de l’excitation en mille canaux, chaque fois qu’en l’un d’entre eux, elle pourrait être trop intense.
Cette filtration de la stimulation à la décharge, c’est là cet appareil, cette calotte, si vous voulez, cornée, à cerner sur une sphère, où se définit d’abord ce qu’il appelle le stade du Real-Ich ; c’est à ceci qu’il va dans son discours attribuer la qualification d’autoerotisch.
De là, les analystes ont conclu que — comme ce devait être à situer quelque part dans ce qu’on appelle le développement, il est tout à fait clair, pensent-ils, que puisque la parole de Freud est parole d’Evangile, le nourrisson doit tenir toutes choses autour de lui pour indifférentes.
On se demande comment les choses peuvent tenir dans un champ d’observateurs pour qui les articles de foi ont, par rapport à l’observation, valeur tellement écrasante. Car enfin! s’il y a quelque chose dont le nourrisson ne donne pas l’idée, c’est de se désintéresser de ce qui entre dans son champ de perception.
Qu’il y ait des objets, dès le temps le plus précoce de la phase néonatale, c’est ce qui ne fait aucun doute. Autoerotisch ne peut absolument pas avoir ce sens. Et si vous lisez Freud dans ce texte, vous verrez que le second temps, le temps économique, consiste en ceci justement, que le second Ich, le second de droit, le second dans un temps logique, si vous voulez, c’est Lust-Ich, qu’il appelle purifiziert. Lust-Ich purifié, ce que celui-ci s’instaure, justement dans le champ extérieur à la calotte dans lequel je désigne le premier Real-Ich, l’explication de Freud.
Au-dehors, dans les objets, et c’est cela qui est l’autoerotisch, et Freud le souligne lui-même, qu’il n’y aurait pas de surgissement des objets en effet, s’il n’y avait pas des objets bons pour moi. Ici se constitue le Lust-Ich et le champ de l’Unlust, l’objet comme reste. L’objet comme non plus bon pour moi, mais étranger et comme tel d’ailleurs, l’objet bon à connaître, et pour cause, c’est celui qui se définit dans le champ de 1’ Unlust. A ce niveau, ceci apparaît comme te!, le lieben, aimer. Les objets du champ du Lust-Ich sont aimables. Le hassen, avec son lien, d’ailleurs profond, à la connaissance, c’est l’autre champ.
Il n’y a pas trace, à ce niveau, d’autre fonction pulsionnelle que justement celles qui ne sont pas de véritables pulsions, ce qu’on appelle dans le texte de Freud les Ichtriebe, et tout son texte (je vous prie de le lire attentivement), consiste à fonder le niveau de l’amour à ce niveau-là, et à dire que si ce qui est ainsi divisé, ainsi défini au niveau de l’Ich ne prend valeur, fonction sexuelle, ne passe, de l’Erhaltungstrieb, de la conservation, au Sexualtrieb, qu’en fonction de l’appropriation de chacun de ces champs, sa saisie par une des pulsions partielles, se définit ailleurs. Ceci je pourrais vous le montrer à chaque ligne de texte — si, depuis trois fois que j’en parle, vous ne l’avez pas encore lu, ma foi tant pis —, car bien sûr ce texte vaudrait, peut-être le fait-on ailleurs, vaudrait toute une année de commentaires, c’est là-dessus que je vous demande de le lire, quitte à confirmer ensuite ce que je vous dis par la lecture de ce texte.
Freud dit proprement que Vorhangung des Wesentlichen, à faire sortir ici l’essentiel, c’est d’une façon purement passive, non pulsionnelle, ici, dans ce champ de l’amour que le sujet, le sujet enregistre les äußeren Reize, (ce qui vient du monde extérieur), que son activité ne vient que, durch seine eigene Triebe (de ses propres pulsions) qu’ inversement il dit actif ~. C’est en cela que nous sommes amenés au tiers niveau qu’il fait intervenir, de l’activité-passivité, mais avant d’en marquer les conséquences, c’est l’accent, je vous fais bien remarquer, le caractère, si je puis dire, traditionnel, classique, de cette conception de l’amour, […], se vouloir son bien, est-il besoin de souligner que cela est exactement l’équivalence de ce qu’on appelle dans la tradition, la théorie physique de l’amour, le velle bonum alicui de Saint Thomas, pour nous, en raison de la fonction du narcissisme ayant exactement la même valeur.
J’ai depuis longtemps souligné le caractère captieux du […] de ce prétendu altruisme, qui se satisfait de préserver le bien de qui? de celui qui, précisément, nous est nécessaire.
Voilà où Freud entend asseoir les bases de l’amour. C’est seulement avec l’activité-passivité qu’entre en jeu ce qu’il en est proprement de la relation sexuelle; or, la couvre-t-elle, cette relation, activité-passivité?
Si peu que c’est à cette occasion, mais aussi bien, en plus d’une autre,
— je vous prie de vous référer à tel passage de L’homme-aux-loups, par exemple, ou réparti en d’autres points des cinq grandes psychanalyses, où Freud nous dit que la référence polaire activité-passivité est là pour dénommer, pour recouvrir, pour métaphoriser ce qui reste d’insondable, (le terme n’est pas de lui) mais que jamais il ne dise que nulle part, psychologiquement, la relation masculin-féminin ne soit saisissable autrement que par ce représentant de l’opposition activité-passivité, en tant que jamais l’opposition masculin-féminin comme telle soit atteinte. Ceci désigne assez l’importance de ce qui est répété ici, sous la forme d’un verbe particulièrement aigu à exprimer, ce dont il s’agit, cette opposition passivité-activité verschmilzt, dit-il, quelque chose comme, se coule, se moule, s’injecte. C’est une artériographie, et les rapports masculin-féminin même ne l’épuisent pas.
On sait bien, naturellement, qu’on peut, avec cette opposition activité-passivité, rendre compte de beaucoup de choses, dans le domaine de l’amour. Mais alors, ce à quoi nous avons affaire, c’est justement cette injection, si je puis dire, de sadomasochisme, qui n’est point du tout à prendre, quant à la réalisation proprement sexuelle, pour argent comptant.
Bien sûr que dans la relation sexuelle, vont venir se mettre en jeu tous les intervalles du désir. Quelle valeur a, pour toi, mon désir? Question éternelle, qui se pose dans le dialogue des amants. Mais quant à cette prétendue valeur, par exemple, du masochisme, du masochisme féminin, comme on s’exprime, il convient de le mettre dans la parenthèse d’une interrogation sérieuse. C’est qu’elle fait partie de ce dialogue, de ce qu’on peut définir, en bien des points, comme étant un fantasme masculin, beaucoup de choses laissent à penser que c’est complicité de notre part que de le soutenir mais, pour ne pas nous livrer, je veux dire, nous livrer tout entier, aux résultats de l’enquête anglo-saxonne qui, sur ce sujet, je pense, ne donnerait pas grand chose si, nous disons qu’il y a là quelque consentement des femmes, ce qui ne veut rien dire, nous nous limiterons, plus légitimement, nous autres analystes, aux femmes qui font partie de notre groupe. Et il est tout à fait frappant de voir que les représentantes de ce sexe dans le cercle analytique, sont tout à fait spécialement disposées à entretenir cette créancecomme de basale, au masochisme féminin. Sans doute y a-t-il là un voile, qu’il convient de ne pas soulever trop vite, concernant les intérêts du sexe. Excursion à notre propos d’ailleurs, excursion profondément liée, vous le verrez, nous aurons à revenir sur ce qu’il en est de ce joint.
Quoi qu’il en soit, s’introduit ici une remarque, c’est que rien ne nous sert, ici, au maximum, de ce champ, tel qu’il vient d’être défini comme celui de l’amour, rien ne nous sert de ce cadre narcissique dont Freud, en propres termes, dans cet article, nous indique qu’il est fait justement de l’articulation de cet autoerotisch, à sentir, comme je vous l’ai indiqué, à savoir comme le critère de surgissement, la répartition des objets, à cette insertion de l’autoérotisme, dans les intérêts organisés du moi qui s’appellent le narcissisme.
Ceci veut dire que, s’il y a représentation des objets du monde extérieur, d’un choix et d’un discernement et d’une possibilité de connaissance, bref de tout le champ dans lequel s’est exercée la psychologie classique, rien, encore, et c’est bien pour cela que toute la psychologie dite affective, a jusqu’à Freud échoué, rien encore n’y représente l’Autre radical, l’Autre comme tel, l’Autre justement entre ceci que la sexualité nous désigne deux champs, deux pôles, deux mondes opposés dans le masculin et le féminin.
Au maximum, seront-ils représentés par quelque chose qui est différent, même que cette opposition activité-passivité dont je parlai tout à l’heure, l’idéal viril et l’idéal féminin, ceux-là ressortissent proprement d’un terme que ce n’est pas moi qui introduit, justement pour rendre des points à nos collègues féminins, qui a été introduit par une psychanalyse, et concernant le rôle de l’attitude sexuelle féminine, par un terme qui s’appelle la mascarade.
La mascarade n’est pas ce qui entre en jeu dans la parade, nécessaire au niveau des animaux à l’appariage, et aussi bien la parure se révèle-telle là généralement, du côté du mâle. La mascarade a un autre sens, dans le domaine humain, c’est précisément de jouer, au niveau non plus imaginaire mais symbolique.
C’est à partir de là qu’il nous reste, maintenant, à montrer que la sexualité comme telle fait sa rentrée, exerce son activité propre, par l’intermédiaire, si paradoxal que cela paraisse, des pulsions partielles.
Tout ce que nous en dit Freud, tout ce qu’il en épelle, tout ce qu’il en articule, nous montre ce mouvement que je vous ai tracé au tableau la dernière fois, ce mouvement circulaire de quelque chose de la poussée qui sort à travers le bord érogène pour y revenir comme étant sa cible, après avoir fait le tour de quelque chose x, que j’appelle l’objet a.
J e pose que c’est par là que le sujet vient, tente à atteindre ce qui est à proprement parler la dimension de l’Autre (avec un grand A).
Et qu’un examen également ponctuel de tout ce texte est la mise à l’épreuve (avec soin comme de pièces dures, à mordre selon l’image que j’évoquai tout à l’heure), c’est celle qui nous fera apparaître, dans l’examen même de Freud, et jusque dans les échecs de cet examen, la vérité de ce qu’ici, j’avance. C’est à savoir, la distinction radicale qu’il y a, de ‘s’aimer à travers l’autre’, (ce qui ne laisse, dans ce champ narcissique de l’objet, aucune transcendance à l’objet, aucune transcendance à l’objet inclus), à ce qui se passe dans cette ‘circularité de la pulsion’, où l’hétérogénéité même de l’aller et du retour montre dans son intervalle une béance. Car qu’est-ce qu’a de commun voir et être vu, et aussi bien, la façon dont Freud est amené à l’articuler en tableaux et caractéristiques, prenons la Schaulust, la pulsion scopique, il oppose soi-même beschauen, regarder un objet étranger à l’objet propre; par une personne étrangère être regardé, beschaut werden.
C’est qu’un objet et une personne, c’est pas pareil. Au bout du cercle, disons qu’ils se relâchent. Ou que le pointillé nous en échappe quelque peu. D’ailleurs, pour les lier, c’est à la base, là où l’origine et la pointe se rejoignent qu’il faut que Freud les serre dans sa main, et qu’il s’essaie à y trouver l’union, justement au point de retour, et à le resserrer en disant que la racine de la pulsion scopique est toute entière à prendre dans le sujet, dans le fait que le sujet se voit lui-même. Seulement, là, parce que c’est Freud, il ne s’y trompe pas. Ce n’est pas, lui, se voir dans la glace. C’est selbst ein Sexualglied beschauen, il se regarde, je dirais, dans son membre sexuel. Seulement là non plus ça ne va pas. Parce qu’il faut identifier ceci avec son inverse qui est assez curieux et je m’étonne que personne n’ait relevé l’humour: ceci est égalé à Sexualglied von eigener Person beschaut werden, c’est-à-dire qu’en quelque sorte, le numéro deux se réjouit d’être impair, le sexe ou la quéquette se réjouit d’être regardé. Qui, jamais à pu vraiment saisir le caractère vraiment subjectivable d’un pareil sentiment?
En fait, l’articulation, le lien de ce nœud, de cette boucle, qui est celui de l’aller et retour de la pulsion, s’obtient fort bien à ne changer qu’un des termes de Freud. Non pas eigenes Objekt, l’objet propre qui est bien en fait, ce à quoi se réduit le sujet, à un objet, von fremder Person, l’autre, bien entendu, beschaut, non pas werden mais machen. Ce dont il s’agit dans la pulsion, c’est de se faire voir, dans ce ‘se faire’, l’activité de la pulsion se concentre, et c’est à le reporter, sur le champ des autres pulsions, que nous pourrons peut-être avoir, saisir, quelque lumière.
Il faut que j’aille vite, hélas, et que non seulement j’abrège, mais que je comble, chose très frappante, très remarquable, les trous que Freud a laissés ouverts dans son énumération des pulsions.
Après le se ‘faire voir’, j’en amènerai un autre, le ‘se faire entendre’, dont il ne nous parle même pas. Et il faudra que, très vite, je vous indique cette différence à remarquer qu’il y a du se faire voir, vous avez quand même des oreilles. Les oreilles sont cette sorte d’orifice le seul dans le champ de l’inconscient qui ne peut pas se fermer, alors je pense que vous allez entendre ce que je veux vous dire! en marquant que le ‘se faire voir’, s’indique d’une flèche qui vraiment revient ainsi, et entendez un peu le ‘se faire entendre’, c’est là, c’est une indication simplement pour plus tard, le ‘se faire entendre’ va vers l’autre si le ‘se faire voir’ va vers le sujet. Et ceci a une raison structurale, il importait que je le dise au passage.
Venons à la pulsion orale. Qu’est-ce que c’est? On parle des fantasmes de dévoration. ‘Se faire boulotter’. Chacun sait, qu’en effet, c’est bien là, et confinant à toutes les résonances du masochisme, ce que nous voyons, le terme, le terme autrifié, de la pulsion orale. Mais pourquoi ne pas mettre les choses au pied du mur, justement de ce que nous agitons tout le temps et puisque nous nous référons au nourrisson, et au sein, et que le nourrissage, le sein, c’est la succion, c’est le ‘se faire sucer’, c’est le vampire.
Ce qui nous éclaire d’ailleurs, sur ce qu’il en est de cet objet singulier que je m’efforce à décoller dans votre esprit de la métaphore nourriture, le sein, le sein est aussi quelque chose de plaqué et qui suce quoi? L’organisme de la mère.
Et suffisamment indiqué, à ce niveau, quelle est la revendication, en quelque sorte, et ceci nous met sur le biais de ce que je vais avoir à vous montrer, la revendication par le sujet de quelque chose de lui séparé mais lui appartenant, dont il s’agit qu’il se complète.
Au niveau de la pulsion anale, écoutez, un peu de détente naturellement, là, ça ne semble plus aller du tout. Et pourtant, ‘se faire chier’, ça a un sens. Quand on dit : « Ici, on se fait rudement chier», rapport à l’emmerdeur éternel! Ça devient d’autant plus intéressant, que tout ce qui est, dans le champ de la pulsion anale, de l’économie de ce fameux objet qu’on a bien tort de purement et simplement identifier à la fonction, diversement spécifiée, qu’on lui donne dans le métabolisme de la névrose obsessionnelle, on aurait bien tort d’amputer de tout ce qu’il représente, ce fameux scybale, comme du cadeau, à l’occasion. De tout le rapport qu’il a, au fond, à la souillure, à la purification, à la catharsis, de ne pas voir que, sans doute, c’est là, et pour cause, c’est de là qu’elle sort, cette notion, que c’est là que se situe la fonction de l’oblativité. Et que, pour tout dire, l’objet, ici, n’est pas très loin (ce qui nous ramène fort bien, au cycle de la formule que j’ai mise, là, en exergue), du domaine que l’on appelle celui de l’âme.
Qu’est-ce que ce bref survol nous indique, nous révèle? Dans ce flux, ce retournement que représente la poche de la pulsion comme si là, en quelque sorte, s’invaginant à travers la zone érogène, c’était elle qui était chargée d’aller quelque part, quêter quelque chose qui à chaque fois répond dans l’autre à la pulsion.
Et je ne referai pas la série. Disons qu’au niveau de la Schaulust, c’est le regard. Mais je ne l’indique que pour vous dire que j’y reviendrai plus tard, sur ses effets sur l’autre de ce mouvement d’appel.
Marquons ici cette polarité du cycle pulsionnel avec ce rapport à quelque chose toujours au centre désigné qui est un organe, à prendre au sens, ici, d’instrument de la pulsion. Cet organe, cet objet, dans un autre sens que le sens qu’il avait tout à l’heure, comme instauré à la sphère d’induction de l’Ich, cet objet insaisissable, est objet que nous ne pouvons que contourner, et pour tout dire ce faux organe, voilà ce qu’il convient maintenant d’interroger.
Je dis, il se situe par rapport à quelque chose qui est le vrai organe, et pour le faire sentir, et pour dire que c’est là le seul pôle qui, dans le domaine de la sexualité, soit à notre portée, soit capable d’être appréhendé, je me permettrai d’avancer devant vous, un mythe, sur lequel je prendrai le parrainage historique de ce qui est dit au Banquet de Platon, dans la bouche d’Aristophane, concernant justement ce sur quoi il s’interroge, à savoir la nature de l’amour.
Ceci suppose bien sûr, que nous nous donnions le loisir, que nous nous donnions la permission, d’user dans le judo avec la vérité de cet appareil, cet appareil que, devant mon auditoire antérieur, j’ai toujours évité d’user, je leur ai donné les modèles antiques, et nommément dans le champ de Platon, mais je n’ai fait que leur donner l’appareil à creuser ce champ, je ne suis pas de ceux qui disent: « Mes enfants, ici, il y a un trésor», moyennant quoi ils vont labourer le champ, je leur ai donné le soc et la charrue, à savoir que l’inconscient était fait de langage, et à un moment-pointe, qui a eu lieu, il y a à peu près trois ans et demi, il en est résulté, deux au moins fort bons travaux, trois même. Mais il s’agit maintenant de dire : « Le trésor, ce qui est à trouver, on ne peut le dire que par la voie que j’annonce ». Cette voie qui participe du comique (absolument essentielle à comprendre le moindre des dialogues de Platon, a fortiori ce qu’il y a dans Le Banquet), et même si vous voulez du canular, car bien sûr, ce n’est pas autre chose que la fable d’Aristophane. C’est un défi aux siècles, car cette fable les a traversés sans que personne essaie de faire mieux. Je vais essayer.
Précisément, m’efforçant de faire le point de ce qui s’est dit à ce Congrès, Congrès de Bonneval, j’arrivai à peu près à fomenter quelque chose qui va s’exprimer ainsi : «Je vais vous parler de la lamelle».
Si vous voulez accentuer son effet de canular, vous l’appellerez l’hommelette. Cet hommelette, vous allez le voir, est plus facile à animer que l’homme primordial, dans la tête duquel il faut toujours que nous mettions un homoncule pour le faire marcher.
Chaque fois que se rompent les membranes de l’œuf d’où va sortir le fœtus en passe de devenir un nouveau-né, imaginez un instant que quelque chose s’en envole, qu’on peut faire avec un oeuf aussi bien qu’un homme, à savoir l’hommelette ou la lamelle.
La lamelle, c’est quelque chose d’extra plat, et qui se déplace comme l’amibe, simplement c’est un peu plus compliqué. Mais ça passe partout. Et comme c’est quelque chose — je vous dirai tout à l’heure pourquoi — qui a rapport avec ce que l’être sexué perd dans la sexualité, c’est, comme est l’amibe par rapport aux êtres sexués, immortel, pour la raison que ça survit à toute division, que ça subsiste à toute intervention scissipare. Et ça court.
Eh bien! ça n’est pas rassurant… Parce que, supposez seulement que ça vienne vous envelopper le visage, pendant que vous dormez tranquillement…
Je vois mal comment nous n’entrerions pas en lutte avec un être capable de ces propriétés. Mais ça ne serait pas une lutte bien commode. Cette lamelle, cet organe qui a pour caractéristique de ne pas exister, mais qui n’en est pas moins un organe, et je pourrai vous donner plus de développement sur sa place zoologique, je vous l’ai déjà indiqué, c’est la libido.
La libido, je vous ai dit, en tant que pur instinct de vie, c’est-à-dire dans ce qui est retiré de vie, de vie immortelle, de vie irrépressible, de vie qui n’a besoin, elle, d’aucun organe, de vie simplifiée et indestructible, de ce qui est justement soustrait à l’être vivant, d’être soumis au cycle de la reproduction sexuée.
C’est de cela que représente l’équivalent, les équivalents possibles, toutes les formes que l’on peut énumérer, de l’objet a. Ils ne sont que représentants, figures. Le sein, comme équivoque, comme élément caractéristique de l’organisation mammifère, le placenta par exemple, représente bien cette part de lui-même que l’individu perd à la naissance, et qui peut servir à symboliser l’objet perdu plus profond. Pour tous les autres objets, je pourrai évoquer la même référence, et ceci alors, s’éclaire de démontrer ce dont il s’agit, et qui est désigné dans la partie inférieure, pour ce que j’ai dessiné au tableau, marquant le rapport du sujet au champ de l’Autre, en dessous, en voici l’origine.
S’il est vrai que le sujet ne surgit au monde, n’existe, car, après tout, dans le monde du Real-Ich du moi, de la connaissance, tout peut exister comme maintenant, y compris vous, et la conscience, sans qu’il y ait, pour cela, quoi qu’on en pense, le moindre sujet.
Si le sujet est ce que je vous enseigne, à savoir le sujet déterminé par le langage et la parole, ceci veut dire que le sujet, in initio, commence au lieu de l’Autre, en tant que là surgit le premier signifiant. Or, qu’est-ce qu’un signifiant, qu’est-ce que je vous serine depuis assez longtemps je pense, pour n’avoir pas à de nouveau, ici, à l’articuler? C’est qu’un signifiant est ce qui représente un sujet, pour qui? non pas pour un autre sujet, mais pour un autre signifiant.
Si vous découvrez dans le désert une pierre couverte d’hiéroglyphe, vous ne doutez pas un instant qu’il y a eu un sujet derrière pour les inscrire. Mais que chaque signifiant s’adresse à vous, c’est une erreur, la preuve d’ailleurs, c’est que vous pouvez n’y rien entendre. Par contre vous les définissez comme signifiant de ce que vous êtes sûr que chacun de ces signifiants se rapporte à chacun des autres. Et c’est de ceci qu’il s’agit dans le rappel du sujet au champ de l’Autre.
Le sujet naît, en tant qu’au champ de l’Autre surgit le signifiant. Mais, de ce fait même, ceci qui, auparavant, n’était rien, comme sujet à venir, devient, se fige en signifiant, ce qui ne nous étonne pas.
Si ce rapport à l’Autre est justement ce qui pour nous fait surgir ce que représente ici la lamelle, à savoir, non pas la polarité sexuée, le rapport du masculin au féminin, mais le rapport du sujet, du sujet vivant, à ce qu’il perd, de devoir passer pour sa reproduction, par le cycle sexuel. Ceci explique l’affinité essentielle de toute pulsion avec la zone de la mort.
Si je fais la conciliation de cette double face de la pulsion, de présentifier la sexualité dans l’inconscient et d’être, dans son essence, représentante de la mort. Si je vous ai parlé de l’inconscient comme de ce qui s’ouvre et se ferme, c’est que son essence est de marquer ce temps, origine du sujet, par quoi, de naître avec le signifiant il naît divisé, sujet incontestablement attesté dans l’Autre, et sujet qui s’identifie à ce surgissement au niveau de ce qui, juste avant, auparavant, comme sujet n’était rien, mais qui, à peine apparu, se fige en signifiant.
De ce rapport, de cet effort de cette conjonction, de ce rappel du sujet, là où il est, dans le champ de la pulsion, vers le sujet, là où il s’évoque dans le champ de l’Autre, de cet effort pour se rejoindre, dépend qu’il y ait un support pour la ganze Sexualstrebung. Il n’y en a pas d’autre. C’est pour cela, c’est seulement là, que la relation des sexes se représente, au niveau de l’inconscient.
Pour le reste, elle est livrée aux aléas de ce champ de l’Autre, elle est livrée aux explications qu’on lui donne, qu’on lui apprend, de savoir comment il faut s’y prendre, elle est livrée à la vieille dont il faut — ce n’est pas une fable vaine — qu’elle apprenne à Daphnis comment il faut faire pour faire l’amour.
E Wahl — Cette force qu’est la libido, qui est antérieure à toute pulsion, c’est-à-dire, si la libido, si vous pesez la libido…
J. Lacan — La libido c’est la lamelle, c’est un organe.
E Wahl — Comment justifiez-vous la perte par rapport à ça, du passage par la sexualité? A quel moment s’introduit par rapport à elle, l’articulation activité-passivité?
J. Lacan — Parfait.
i — Vous soulignez très bien, un des manques de mon discours. Vous allez aussi me faire le crédit, qu’étant donné le temps où nous sommes, je ne fasse pas une réponse très longue.
Cette sorte de corps de lamelle, avec son insertion quelque part, car cette lamelle, elle a un bord, elle vient s’insérer là où je vous l’ai mis, écrit, au tableau, à savoir, sur la zone érogène, à savoir, sur l’un des orifices du corps, en tant que ces orifices, toute notre expérience, sont liés, à l’ouverture-fermeture de la béance de l’inconscient.
Elles y sont liées, parce que c’est là que s’y noue la présence du vivant. Si nous avons découvert quelque chose qui lie à l’inconscient la pulsion dite orale, anale, auquel j’ajoute la pulsion scopique qu’il faudrait presque appeler la pulsion invocante, qui a ce privilège, comme je vous l’ai dit incidemment — rien de ce que je dis n’est pure plaisanterie —, a pour propriété de ne pas pouvoir se fermer, c’est là l’insertion de la lamelle.
Dieu merci, je ne l’ai pas dit mais je l’ai écrit. C’est au tableau.
2 — Rapport de la pulsion avec activité-passivité : je pense m’être suffisamment fait entendre, en disant qu’au niveau de la pulsion, il est purement grammatical. Il est support, artifice que Freud emploie pour nous faire saisir l’aller et retour du mouvement pulsionnel. Mais je suis revenu à quatre ou cinq reprises sur le sujet, que nous ne saurions, purement et simplement, le réduire à une réciprocité. Il n’y en a nulle, au niveau de la pulsion, et j’ai indiqué de la façon la plus articulée aujourd’hui, qu’à l’ensemble des trois temps, vous verrez le texte (a), (b), (c), dont Freud articule chaque pulsion, il importe, il est nécessité de substituer la formule du ‘se faire quelque chose’, ‘voir’, ‘entendre’, etc., et toute la liste que j’ai donnée. Ceci implique essentiellement et fondamentalement activité en quoi je rejoins ce que, dans le point que je vous ai cité, Freud lui-même articule, en disant, en distinguant, les deux champs, le champ pulsionnel d’une part, et d’autre part le champ narcissique de l’amour, en disant que, là, au niveau de l’amour, il y a réciprocité de l’aimer à l’être aimé et que dans l’autre champ, il s’agit d’une pure activité durch seine eigene Triebe, pour le sujet, vous y êtes?
En fait, il saute aux yeux que même dans leur prétendue phase passive, l’exercice d’une pulsion masochique par exemple, exige que le masochiste se donne un mal de chien, si j’ose m’exprimer ainsi.
– «Le Moi se comporte passivement envers les excitations qu’il reçoit du monde externe, activement quand il réagit aux siennes propres » G.W. t. X, p. 227.