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Recherches Lacan

LXI LES QUATRE CONCEPTS FONDAMENTAUX DE LA PSYCHANALYSE 1964 Leçon du 19 février 1964

Leçon du 19 février 1964

 

Je continue en essayant de vous mener à la fonction, dans notre découverte analytique, de la répétition. Je tends à vous marquer que ce n’est pas là une notion facile à concevoir dans la pratique que nous lui donnons.

Wiederholung. Est-ce déjà assez, pour accentuer ce qu’elle implique dans la référence étymologique de ‘haler’, de connotations? ‘Tirer’ quoi? Peut-être jouant sur l’ambiguïté du mot ‘tirer’ en français : ‘tirer au sort’. Je vous dirigerai vers quelque chose comme la carte forcée, et après tout s’il n’y a qu’une seule carte dans le jeu, je ne puis en tirer d’autre!

Le caractère d’ensemble au sens mathématique du terme qu’a la bat­terie signifiante, je [l’]oppose à l’indéfinité du nombre entier, de nous permettre de concevoir un schéma où cette fonction de la carte forcée tout de suite s’applique.

Si le sujet est le sujet du signifiant, déterminé par lui, on peut imagi­ner le réseau (synchronie) tel qu’il donne dans la diachronie des effets préférentiels. C’est la structure même de ce réseau qui nous implique le retour, c’est la notion qu’a [apporté] pour nous ce que nous appelons la ‘stratégie’, c’est là que prend la figure d’automaton d’Aristote, c’est par automaton, automaton que nous traduisons la conception de répétition.

J e vous donnerai en son temps les faits qui suggèrent que dans un fait observable, un certain moment de ce monologue infantile imprudem­ment, faussement qualifié d’égocentrique, ce sont des jeux proprement syntaxiques — je vous montrerai plus tard où cela a été relevé ingénieu­sement —, eux relevant du champ préconscient qui font le lit de la réser­ve inconsciente, (‘réserve’ dans le sens de réserve d’Indiens) à l’intérieur de notre réseau social.

La syntaxe est préconsciente, mais ce qui échappe au sujet, c’est que cette syntaxe se constitue en rapport avec certaines réserves incons­cientes. Dans l’effet de remémoration disons-nous, mémorialisation insisté-je, qui consiste à se raconter pour le sujet, à raconter son histoi­re, il y a là latence de ce qui commande à cette syntaxe, pour avancer, de se faire de plus en plus serrée à ce que Freud au départ de sa description de la résistance psychique nous appelle un ‘noyau’.

Ce qui se présente comme quelque chose de ‘traumatique’ n’est qu’une approximation. Il faut distinguer la résistance du sujet de cette première résistance du discours. Ceci procède dans le sens de ce serrage autour du noyau car la ‘résistance du sujet’ n’implique que trop que nous y supposions un moi, qui à l’approche de ce noyau n’est pas quelque chose dont nous puissions être sûrs que sa qualification de moi soit encore fondée…

Ce noyau nous apparaît d’abord comme devant être désigné comme du réel, du réel en tant que l’identité de perception est sa règle. Il se fonde sur ce que Freud, quand il articule, énonce, va jusqu’à pointer comme une sorte de prélèvement qui nous assure que nous sommes dans la perception par le sentiment de la réalité qui l’identifie.

Qu’est-ce que ça veut dire si ce n’est, du côté du sujet, ce qui s’appel­le l’éveil?

J e rappelle (à ceux à qui mon discours n’était pas suffisamment indi­quant) que si c’est autour de ce rêve que j’ai commencé d’aborder ce dont il s’agit dans la répétition, c’est bien parce que ce rêve si clos, si tri­plement fermé, puisque aussi bien, il n’est indicatif que par le choix qu’en a fait Freud au moment du processus du rêve dans son dernier ressort…

L’éveil, la réalité qui le détermine, est-elle ce bruit léger contre lequel l’empire du rêve et du désir se maintient? Ou quelque chose d’autre qui s’exprime dans l’angoisse, à savoir la relation plus intime du père au fils qui vient à surgir non pas tant dans cette mort que dans son au-delà, dans ce qu’elle est au-delà de son fait, dans son sens de destinée?

Je dis que ce quelque chose est figuré par ce qui arrive « comme par hasard », quand tout le monde dort (à savoir le cierge qui se renverse et le feu aux draps), qu’il y a là le même rapport d’événement insensé, d’ac­cident, de mauvaise fortune à ce dont il s’agit de poignant dans le sens, quoique voilé, qu’il y a dans ce « Père… Père, ne vois-tu pas, je brûle ? »il y a le même rapport entre l’un et l’autre, que dans ce à quoi nous avons affaire : à une répétition qui pour nous se figure dans l’appellation de névrose de destinée, de névrose d’échec. Ce qui est manqué n’est pas adaptation, mais tuché, ‘rencontre’.

Disons au passage que ce qu’Aristote formule : que la tuché ne peut venir que d’un être de choix (bonne ou mauvaise fortune, il ne saurait venir d’un objet inanimé ou d’un animal) ici se trouve controuvé, Aristote marquant, là même, limite — il s’arrête au bord des formes extravagantes de la conduite sexuelle qu’il ne saurait qualifier que de monstruosités. Le côté fermé de la relation entre l’accident qui se répète et ce sens opaque qui est la « réalité » qui nous conduit vers le Trieb, la pulsion, voilà qui nous donne la certitude qu’il y a autre chose dans l’analyse.

Il faut démystifier l’artefact qu’on appelle le transfert… Il ne semble pas qu’une valeur (même propédeutique!) puisse se suffire de cette direction qui s’indique dans la réduction à l’actualité de la séance ou de leur suite, dès [lors] qu’il n’y a là qu’un alibi d’éveil, que le jeu de la répé­tition doit être obtenu dans une autre direction que nous ne pouvons confondre avec l’ensemble des effets de transfert, mais qui sera notre problème quand nous aborderons la fonction du transfert: comment le transfert peut nous conduire au cœur de la répétition?

C’est pourquoi il est nécessaire que nous insérions cette répétition dans cette schize même qui se produit dans le sujet à l’endroit de la ren­contre, dans cette dimension caractéristique de la découverte analytique et de notre expérience, qui nous fait appréhender, concevoir le réel dans son incidence dialectique comme originellement malvenu, et com­prendre en quoi c’est par-là qu’il se trouve le plus complice de la pulsion chez le sujet. Terme où nous arriverons en dernier, car seul ce chemin parcouru pourra nous faire concevoir de quoi il retourne, radicalement, dans la pulsion.

Car après tout, pourquoi la scène primitive est-elle si traumatique? Pourquoi est-elle toujours trop tôt ou trop tard, pourquoi le sujet y prend-il trop ou trop peu de plaisir? trop pour l’obsessionnel, trop peu pour l’hystérique? Pourquoi n’éveille-t-elle pas le sujet, si trop libidinale?

Pourquoi sommes-nous forcés ainsi de rappeler que la prétendue maturation des dits « instincts » est en quelque sorte transfilée, transper­cée, transfixée de ‘tychique’ (du mot tuché, encore bien sûr, le tychique est-il une notion opaque)? Peut-elle nous ouvrir le sens de ce qui serait sa résolution? Et nous ne devons pas moins exiger avant de concevoir ce que pourrait être la satisfaction d’une pulsion.

Pour l’instant, notre horizon, c’est ce qui apparaît de factice dans le rapport fondamental de la sexualité dont il s’agit dans l’expérience ana­lytique. A partir de ceci que, de même la scène primitive est traumatique, ce n’est pas l’empathie sexuelle qui soutient les modulations de l’analy­sable, c’est un fait factice — comme celui qui apparaît, dans la scène tru­quée dans l’expérience de l’homme-aux-loups : l’étrangeté de la dispari­tion et de la réapparition du pénis.

Alors, qu’il soit bien entendu que ce sur quoi j’ai voulu articuler les choses la dernière fois, c’est de pointer où est cette schize du sujet, celle même qui après le réveil persiste entre le retour au réel, la représentation du monde enfin retombé sur ses pieds (les bras levés, « quel malheur! Qu’est-il arrivé! Quelle erreur! Quelle bêtise! Quel idiot que celui qui s’est mis à dormir! ») et la conscience de vivre tout cela comme un cau­chemar (« C’est moi qui vis tout ça… »)

Cette schize n’est là encore que représentant l’autre, plus profonde et qui s’élude dans ce repérage, cette schize qui dans le rêve traverse le sujet à cette machinerie du rêve, l’image de l’enfant qui s’approche avec ce regard plein de reproche et d’autre part ce en quoi le sujet choit si invocation, voix de l’enfant, sollicitation du regard : « Père, ne vois-tu pas, je brûle! »

C’est pourquoi, libre comme je suis de poursuivre, dans le chemin où je vous mène, la voie, par les temps qui me semblent les meilleurs, ici il me semble que s’indique, passant mon aiguille courbe à travers la tapis­serie, je saute du côté où se pose la question la plus pressante — et d’abord de s’offrir comme objet, comme carrefour entre nous et tous ceux qui essaient de penser les chemins du sujet.

A savoir, si ce chemin en tant qu’il est repérage, recherche de la véri­té, est bien à chercher dans notre style d’aventure avec son ‘traumatis­me’, reflet en quelque sorte de cette facticité; ou s’il est à chercher là où la tradition depuis toujours l’a localisé, au niveau de la dialectique du vrai et de l’apparence, prise au départ de la perception — dans ce qu’el­le a de fondamentalement idéique, plus idéique en quelque sorte : accen­tuée d’un centrage visuel.

Ce n’est point ici simple hasard (à rapporter à l’ordre du pur tychique…) si cette semaine vient à votre portée par sa parution le livre posthume de Merleau-Ponty sur Le visible et l’invisible.

Ici s’exprime, incarné, ce qui faisait l’alternance de notre dialogue. Je n’ai pas à évoquer bien bien loin pour me souvenir de ce congrès de Bonneval où son intervention était pour nous ramener à son chemin, celui où [il] s’est brisé — en un point de cette œuvre qui ne la laisse pas moins dans un état d’achèvement qui se préfigure dans ce travail de piété que nous devons à Claude Lefort, dont je veux dire l’hommage que je lui rends pour la sorte de perfection à quoi dans une transcription longue et difficile, il me semble être arrivé.

Ce «visible» et cet «invisible» qui pour nous peuvent pointer le moment d’arrivée de quelque chose que j’ai appelé la tradition philoso­phique dans cette recherche du réel (cette tradition qui commence

Platon par cette promotion de l’idée, dont on peut dire qu’elle se déter­mine d’un départ pris dans un monde esthétique, d’une nécessité, d’une fin, d’un but donné à l’être conçu comme Souverain bien dans une beau­té qui est aussi sa limite), de quelque chose qu’il — assurément, ce n’est pas pour rien que Merleau-Ponty en connaît le recteur dans l’œil, que 12 première ébauche de ce travail qu’il nous a donné — qu’il a appelé L’œil et l’esprit.

Le progrès que vous trouverez dans cette œuvre, on peut dire termi­nale et inaugurante de ce Visible et l’invisible, titre de cette œuvre, c’est le rappel, le pas en avant dans la voie, dans la trace de qu’avait formulé pour nous sa Phénoménologie de la perception. à savoir la régulation d la forme comme devant être rappelée au niveau déterminant de ce qui, au fur et à mesure du progrès de la pensée philosophique, avait été poussé jusqu’à cet extrême qui avait fini par faire pour nous question prégnan­te du vertige, du danger, de l’interrogation toujours imminente qui s’est manifestée dans le terme d’idéalisme : comment faire rejoindre cette doublure dans la représentation avec ce qu’elle est censée couvrir? ~ Phénoménologie, en nous ramenant à cette régulation, en forme non pas l’œil du sujet mais toute son attente, sa prise, son émotion non seule­ment musculaire mais aussi bien viscérale, prouve sa présence constitu­tive pointée dans une intentionnalité totale, celle du sujet.

Merleau-Ponty fait le pas suivant, forçant les limites de cette Phénoménologie et c’est à travers des voies que je ne retracerai pas ici, car c’est à une autre chose que je veux vous mener et dont je vous dési­gnerai l’incidence toute particulière. Mais je note que l’essentiel de son rappel et que les voies par où il vous mènera ne seront pas seulement de l’ordre du visuel, mais de l’interrogation de la dialectique (c’est le point essentiel à nous rappeler) et dépendant du visible par rapport à ce qui nous met essentiellement sous l’œil du voyant.

Encore est-ce trop dire, puisque cet œil n’est qu’une métaphore, quelque chose que j’appellerai ‘la pousse’ du voyant, quelque chose d’avant mon œil. Et ce qu’il s’agit de cerner par les voies du chemin qu’il nous montre, c’est en quelque sorte la préexistence d’un regard. Je ne vois que d’un point, mais dans mon existence, je suis regardé de partout. Ce ‘voir’ à quoi je suis soumis d’une façon originelle est là ce qui doit nous mener à ce qui semble bien l’ambition de cette œuvre, à une sorte de retournement ontologique dont les lois, les assises seraient à reprendre dans une plus primitive institution de la forme.

C’est bien là l’occasion pour nous de définir, de rappeler ce qui assu­rément, dans mon discours, n’est pas. Un tel, de ceux qui depuis mes écrits m’a assez suivi pour réviser ce que contient telle note, dit que je semble poursuivre le dessein particulier d’un statut ontologique de la psychanalyse sur les fondements philosophiques — celui qu’on a coutu­me de qualifier de ‘naturalisme’. Malgré les impasses, son maintien semble indispensable, car cette perspective représente la seule tentative pour donner corps à la réalité du psychisme.

Bien sûr j’ai mon ontologie! Pourquoi pas? Comme tout le monde, au niveau d’une philosophie naïve ou élaborée. Mais assurément ce que j’essaie de dessiner dans un discours qui s’y réinterprète, celui de Freud, n’en n’est pas moins essentiellement centré sur la particularité de l’expé­rience qu’il dessine. C’est quelque chose qui n’a nullement la prétention de recouvrir l’entier champ de l’expérience où vient à se constituer, même ce qui peut être dans cet entre-deux que nous ouvre l’appréhen­sion de l’inconscient!

Cet entre-deux, vous l’ai-je dit, ne nous intéresse que pour autant qu’il nous est désigné par la consigne freudienne comme ce dont le sujet, comme tel, a à prendre position et il ne peut prendre position que dans ces lignes de départ, celles précisément où il le cerne comme sujet schizé.

Ce qui nous intéressera ici, à l’intérieur de ce champ (dont Merleau ­Ponty plus ou moins, et polarisé par les fils de notre expérience, va en donner le statut ontologique) ce sera encore quelque chose qui se pré­sentera dans ce champ par ses incidences, par son bout le plus factice, je dirais, voire le plus caduque. Et la schize qui nous intéresse, ce n’est pas cette distance qu’il y a des formes par pour nous imposées par le monde vers quoi l’intentionnalité de l’expérience phénoménologique peut nous diriger dans son ouverture essentielle, et les limites que nous allons y rencontrer dans l’expérience du visible. Ce n’est pas entre l’invisible et le visible que nous allons avoir à passer.

C’est en ce quelque chose que nous pourrions peut-être qualifier de ‘regard’, mais dont vous allez voir qu’il ne se présente à nous que sous la forme d’une étrange contingence — elle-même symbolique de ce que nous trouvons à l’horizon et comme butée de notre expérience, à savoir le manque constitutif de l’angoisse de la castration.

L’œil et le regard, telle est pour nous la schize dans laquelle se mani­feste la pulsion qui nous représente, dans cette entreprise du sujet qui est le nôtre. Au niveau du champ scopique, ce à quoi nous avons à nous référer, c’est à ceci qui fait que dans notre rapport aux choses tel qu’il est constitué, tel qu’il progresse par ce chemin de la vision qui nous ordon­ne les choses dans les figures de la représentation, quelque chose glisse, passe, se transmet d’étage en étage pour y être toujours à quelque degré élidé et qui s’appelle le regard.

Pour l’aborder, vous le faire sentir, il y a plus d’un chemin. L’imagerais-je aussi d’une des énigmes que nous présente la référence à la nature, il ne s’agit de rien moins que des phénomènes dits du ‘mimé­tisme’. Là-dessus beaucoup a été dit, beaucoup d’absurde, l’idée que les phénomènes du mimétisme puissent être d’aucune façon expliqués par une fin d’adaptation. Mais je vous renvoie à un petit ouvrage de Caillois intitulé Méduse et compagnie où ces choses sont critiquées de façon perspicace. Vous y voyez combien sont fragiles les références adapta­tives, comment elles auraient pu opérer : pour être efficace, la mutation déterminant le mimétisme chez l’insecte par exemple, ne peut se faire que d’emblée et totale, mais aussi bien que ces prétendus effets sélectifs sont anéantis par l’expérience qui montre où que l’on trouve chez les oiseaux prédateurs autant d’insectes protégés par quelque mimétisme que d’insectes qui ne le soient pas.

Le problème le plus radical du mimétisme, s’il nous faut le rapporter à quelque présente puissance formative irradiée à l’organisme même qui nous en montre les manifestations, c’est qu’il conviendrait d’abord que nous puissions arriver à concevoir par [quel] circuit cette force orga­nique pourrait se trouver en position de voyant non seulement le corps lui-même qu’il s’agit de mimétiser, à savoir la forme de son propre orga­nisme, et sa relation au milieu dans lequel il s’agit soit qu’il s’y distingue, ou s’y confonde.

Comme le dit avec beaucoup d’intelligence Caillois, s’apercevoir que pour telle ou telle forme du mimétisme et plus spécialement celles qui peuvent nous évoquer leur rapport à la fonction des yeux, à savoir les ocelles, il s’agit de comprendre que si les ocelles impressionnent le pré­dateur ou la victime présumée qui vient à les regarder, est-ce à dire que ce soit par leur ressemblance avec des yeux, ou les yeux ne sont-ils pas fascinants que par leur relation avec la forme des ocelles?

Autrement dit, devons-nous distinguer la fonction de l’œil de la fonc­tion du regard? Ce dont il s’agit ici dans cet exemple choisi comme tel pour son caractère exceptionnel, c’est que dans sa distinction, dans le fait spécifique concernant ce que pour nous pose la question des formes du monde, il n’est qu’une fonction, la tache. C’est pour cela qu’il devient exemplaire de la suggestion, qu’il y fait marquer pour nous l’antériorité, la préexistence pour nous d’un donné à voir.

Nul besoin pour nous de nous reporter à je ne sais quelle supposition de l’existence d’un voyant universel! Car si cette fonction se trouve ins­tituée dans [l’]autonomie, elle nous suggère…!

L’important pour nous est, — identifiant dans son origine la fonction de la tache comme telle avec celle du regard, — de chercher, amener le fil, la trace à tous les niveaux où se produisent les étages d’une constitu­tion du monde dans un champ scopique — pour nous apercevoir que cette fonction de la tache et du regard y joue comme étant à la fois —    ce qui la commande le plus secrètement    — et ce qui y échappe de la vision qui se satisfait d’elle-même en s’imagi­nant comme conscience, ce en quoi la conscience peut se retourner sur elle-même et de s’y saisir. [La] Jeune Parque de Valéry comme « se voyant se voir» représente un escamotage, une ambiguïté. Et pour employer un terme qui est celui dont elle s’assure, terme emprunté au domaine visuel, et [elle] nous permet de retourner le mot par un jeu de mots, que cette fausse évidence dans « ce voyant se voir » (la conscien­ce) ne représente qu’un évidement, qui s’y opère, de la fonction du regard.

C’est ce qui nécessite pour nous de le repérer, de le chercher à tous les étages que nous venons justement d’ébaucher en quatre termes dans cette topologie que la dernière fois nous nous sommes faits, à propos de ce rêve : de ce qui apparaît : de la position du sujet dans le moment où s’ouvre pour lui un monde auquel il accède dans le rêve et ses formes ima­ginaires qui lui sont données par le rêve, comme opposées à celles d’une autre structure et déterminées par un autre horizon dans l’état de veille.

Est-ce que nous ne pouvons pas, guidés par ces indices, commencer d’abord de nous apercevoir que dans cet ordre particulièrement satisfai­sant pour le sujet que l’expérience analytique a connoté du terme de ‘narcissisme’ (et où je me suis efforcé de réintroduire la structure essen­tielle qu’il tient de sa référence à l’image spéculaire spéculative, à l’ima­ge reflétée du corps dans ce qu’il diffuse de satisfaction voire de com­plaisance où le sujet trouve appui pour une si foncière méconnaissance), quelque chose n’entre pas, qui nous montre seulement jusqu’où en va l’empire.

A savoir que dans cette référence qui est celle où la pensée a établi cette ligne, que j’ai appelée ‘tradition philosophique’, de notre recherche, dans ce côté satisfaisant, dans cette plénitude rencontrée par le sujet sous le mode de la contemplation, est-ce que nous ne pouvons pas y saisir ce qu’il y a d’éludé, la fonction du regard? J’entends par là où Merleau-Ponty pointe que nous sommes des êtres regardés dans le spectacle du monde, dans ceci qui nous fait conscience, en nous insti­tuant, en nous instaurant comme Speculum mundi. Est-ce que n’est pas cachée cette satisfaction d’être sous ce regard (dont je parlais tout à l’heure, avec Merleau-Ponty) qui nous cerne et nous fait êtres regardés sans qu’on nous le montre?

Le monde, en ce sens, nous apparaît comme omnivoyant. C’est bien le fantasme que nous trouverons dans la perspective platonicienne d’un Etre, absolu, lui, être transféré comme la qualité de l’omnivoyant, mais au niveau de l’expérience de la contemplation.

Celui de la satisfaction d’une femme qui se sent regardée nous est bien connu — mais à condition qu’on ne le lui montre pas; le monde est voyeur, mais non exhibitionniste, quand il commence à le [lui] provo­quer, c’est là que commence le sentiment d’étrangeté. Qu’est-ce, sinon, l’action de ce regard? Pas que ça regarde, mais que ça montre.

Dans le champ du rêve, ce qui caractérise les images oniriques, c’est que ça montre là aussi, quelque forme de classement du sujet de démontrer, Car reportez-vous à quelques textes de rêves, — pas seu­lement à celui dont je me suis servi la dernière fois où ce que je vous ai dit, peut rester énigmatique — mais dès que vous le replacez dans ces coordonnées, si… Si c’est le rêve, ça se montre, ça vient en avant, tellement que les caractéristiques en quoi il se coordonne, de n’avoir pas l’horizon, la fermeture de ce qui est accompli dans l’état de veille, d’être émergence, contrastent, [en] couleurs plus intenses… Quelle est notre position dans le rêve, sinon en fin de compte d’être foncière­ment celui qui ne voit pas? Il ne voit pas où ça mène, il suit, il peut même à l’occasion se détacher, se dire que c’est un rêve, mais il ne sau­rait en aucun cas se saisir dans le rêve à la façon dont dans le cogito cartésien il se saisit comme pensant. Il peut se dire « ce n’est qu’un rêve », il ne se saisit pas comme celui qui se dit, « mais malgré tout je suis conscience de ce rêve».

Aussi bien Tchoang-Tseu rêve qu’il est un papillon.

Ça veut dire qu’il voit le papillon dans sa réalité de regard, car qu’est-ce que tant de figures, tant de dessins, tant de couleurs sinon, ce « donné à voir» gratuit avec ces marques pour nous de la primitivité de cette essence du regard? C’est un papillon qui n’est pas tellement différent de celui qui terrorise l’homme-aux-loups, et Merleau-Ponty en connaît bien l’importance et nous y réfère dans une note.

— Quand Tchoang-Tseu est réveillé, il peut se demander si le papillon qu’il rêve n’est pas lui, il a raison. Il ne se prend pas pour absolument identique à Tchoang-Tseu. Parce que, étant ce qu’il était, il devait savoir si bien dire qu’effectivement, c’est quand il était papillon, qu’il se sait à quelque racine de ce papillon, que c’est par là, en dernière raci­ne qu’il est Tchoang-Tseu,

— Quand il est le papillon, il ne lui vient pas à l’idée de se demander si quand il est Tchoang-Tseu éveillé il n’est pas le papillon qu’il est en rêve.

De rêver d’être… (c’est qu’en rêvant d’être papillon il aura à témoi­gner plus tard qu’il se représentait comma papillon), ça ne veut pas dire qu’il est captivé. Il est capture de rien dans le rêve, c’est quand il est réveillé qu’il est Tchoang-Tseu pris dans le filet à papillons — la terreur phobique de l’homme-aux-loups, la rayure primitive marquant son être atteint pour la première fois par la grille du désir!

Je me propose donc, ce que je vous dirai la prochaine fois, de mieux marquer, de vous introduire à ce qui est l’essentiel de la satisfaction sco­pique, ce regard que nous venons de saisir comme pouvant définir, en lui-même, cet objet a de l’algèbre lacanienne où le sujet peut venir à choir.

Et pour des raisons structurantes, cette chute du sujet reste inaperçue parce qu’elle se réduit à zéro. Dans la mesure où ce regard, en tant qu’objet a, peut venir à symboliser le manque central déterminé pour nous dans l’expérience de la castration, parce que c’est un objet qui se réduit à une fonction punctiforme, qui laisse le sujet dans l’ignorance tel­lement caractéristique de tout le progrès de la pensée de cette voie constituée par la recherche philosophique, elle a toujours manqué le caractère clé du phénomène entr’aperçu de la castration.

Je me propose donc, ce que je vous dirai la prochaine fois, de mieux marquer, de vous introduire à ce qui est l’essentiel de la satisfaction sco­pique, ce regard que nous venons de saisir comme pouvant définir, en lui-même, cet objet a de l’algèbre lacanienne où le sujet peut venir à choir.

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