LXI LES QUATRE CONCEPTS FONDAMENTAUX DE LA PSYCHANALYSE 1964 Leçon du 12 février 1964
Leçon du 12 février 1964
Je vais poursuivre aujourd’hui, si je le peux, l’énoncé de ce qui regarde le concept de répétition, tel qu’il est pour nous présentifié par l’indication de Freud et par l’expérience de la psychanalyse.
Ce que j’entends accentuer, c’est que la psychanalyse, au premier abord [est] bien faite pour nous diriger vers un idéalisme (et Dieu sait que c’est ce qu’on lui a reproché, de « réduire » l’expérience, disent certains, qui nous sollicitent de trouver dans les durs appuis du conflit, de la lutte, voire de l’exploitation de l’homme par l’homme, les raisons de nos déficiences, soit!) par elle dirigé vers je ne sais quelle ontologie de tendances toutes primitives, toutes internes, toutes données déjà par la condition du sujet. Il suffit de nous reporter, depuis ses premiers pas, au tracé de cette expérience, pour voir qu’au contraire, rien en elle qui nous permette de nous résoudre à l’aphorisme qui s’exprimerait comme : « la vie est un songe »! Rien n’est plus centré, orienté vers ce qui, au cœur de notre expérience, est le noyau du réel.
Où, ce réel, le rencontrons-nous? C’est bien en effet de la structure de cette rencontre, de la fonction nodale, de la fonction répétitive d’une rencontre essentielle, d’un rendez-vous auquel nous sommes toujours appelés avec un réel qui se dérobe, qu’il s’agit dans tout ce que la psychanalyse a découvert. Et c’est pour cela que j’ai mis au tableau ces quelques mots qui sont pour nous aujourd’hui repère de ce que nous voulons avancer.
A savoir d’abord la tuché (que nous avons empruntée, je vous l’ai dit la dernière fois, au vocabulaire aristotélicien) en quête de sa recherche de la cause, le réel. Au-delà de l’automaton, du retour, de la revenue, de l’insistance, [il] désigne ce à quoi nous [nous] voyons commandés par le principe du plaisir,
C’est cela qui gît toujours derrière et dont il est si évident, dans toute la recherche de Freud, que c’est là ce qui est son souci.
Rappelez-vous le développement de L’homme-aux-loups, si central pour nous, pour comprendre ce qui est la véritable préoccupation de Freud à mesure, et dans la mesure même où se révèle plus pour lui la fonction du fantasme.
Il poursuit, il s’attache, et sur un mode presque angoissé, à en interroger quel est ce réel, quelle est cette rencontre première que nous pouvons assurer, affirmer derrière le fantasme. Ce réel, nous sentons qu’à travers toute cette observation, il a, entraînant avec lui le sujet et le pressant, tellement dirigé sa recherche qu’après tout! nous pouvons aujourd’hui nous demander si cette pression, si cette présence, si ce désir de Freud dans l’analyse de L’homme-aux-loups n’est pas ce qui chez lui a pu conditionner l’accident tardif de sa psychose…
Ainsi donc, nous l’avons dit la dernière fois, il n’y a pas lieu de confondre ni retour des signes, ni reproduction, modulation par la conduite de quelque chose qui, en quelque sorte, ne serait qu’une remémoration agie, il ne s’agit pas de confondre cela avec ce dont il s’agit au fond, dans la répétition. Quelque chose nous est toujours volé de sa véritable fonction, de sa véritable nature, dans l’analyse, par quelque chose dont il faut bien dire que c’est une faiblesse dans la conceptualisation qu’ont donné les analystes du transfert, l’identifiant, en quelque sorte, à la répétition. Or, c’est bien là le point où il y a lieu de porter la distinction.
La relation au réel dont il s’agit dans le transfert a été exprimée par Freud en ceci, dit-il, que rien ne peut être appréhendé in effigie, in absentia, et pourtant le transfert ne nous est-il pas donné comme effigie et relation à l’absence? Cette ambiguïté de la réalité en cause dans le transfert, nous ne pourrons arriver à la démêler qu’à partir d’une saisie de ce dont il s’agit dans la fonction du réel concernant la répétition.
Ce qui se répète, en effet toute l’expérience de l’analyse nous le montre, c’est toujours quelque chose dont le rapport à la tuché nous est suffisamment désigné par l’expression qui image le mieux ce devant quoi, à tout instant, nous nous trouvons arrêtés et ce qui nous retient, et d’où que cela vienne en apparence dans l’expérience, pas seulement de l’intérieur mais aussi de l’extérieur ce qui se produit «comme par hasard». A quoi nous ne nous laissons, par principe si je puis dire, nous, analystes, jamais duper.
Tout au moins, nous laissons [dire] ce que nous marquons toujours du pointage de ceci qu’il ne faut pas nous y laisser prendre quand le sujet nous dit qu’il est arrivé quelque chose qui, ce jour-là, l’a empêché de réaliser sa volonté — soit de venir à la séance. Ceci nous indique qu’il n’y a pas à prendre les choses au pied de la déclaration du sujet, que ce dont il s’agit, ce à quoi précisément nous avons affaire, c’est à cet achoppement, à cet accroc dont la présence, dont la formule, vous le verrez, j’y reviendrai tous les étages (non seulement les « défauts » de notre expérience, mais la structure même que nous donnons à la formation du sujet) nous [la] retrouverons à chaque instant comme étant le mode, le mode d’appréhension par excellence de ce qui, pour nous, commande cette sorte de déchiffrage nouveau que nous avons donné des rapports du sujet à tout ce qui fait sa condition.
De cette fonction de la tuché, du réel comme de la rencontre, de la rencontre en tant qu’elle peut être manquée, qu’essentiellement, elle serait présente comme la rencontre manquée, voilà ce qui d’abord s’est présenté dans l’histoire de la psychanalyse sous la forme première qui, à elle toute seule, suffit déjà à notre attention, celle du traumatisme.
Est-ce qu’il n’est pas remarquable qu’à l’origine, l’accès qui a été le nôtre au début de l’expérience analytique, le réel se soit présenté sous la forme de ce qu’il y a en lui d’inassimilable, sous la forme du trauma, déterminant toute sa suite comme quelque chose imposant au développement une origine en apparence accidentelle.
Par là nous nous trouvons au cœur de ce qui peut nous permettre de comprendre le caractère radical, essentiel, de la notion conflictuelle qui est introduite par l’opposition du principe du plaisir au principe de réalité. Ce qui fait que le principe de réalité ne saurait être (par le progrès de son ascendant!) aucunement conçu comme donnant le dernier mot, enveloppant dans sa « solution » la direction indiquée par la fonction du principe du plaisir. Car, si le trauma [est] conçu comme devant être tamponné par l’homéostase subjectivante qui oriente tout le fonctionnement défini comme ‘principe du plaisir’, il ressort que ce que notre expérience nous pose alors comme problème c’est justement que c’est en son sein, au sein des processus primaires, que nous voyons conservée l’insistance à se rappeler à nous (dans les formes motivées par le principe du plaisir) [de] ce trauma qui y reparaît et reparaîtrait souvent à figure dévoilée.
Et qui nous pose la question : comment, si le rêve est défini comme manifestant le vœu, le Wunsch, porteur du désir du sujet, si ce rêve est ainsi défini, comment peut-il [produire] ce qui si souvent se présente comme faisant resurgir, et à répétition, sinon la figure du moins l’écran derrière lequel s’indique encore le trauma?
Ainsi le système de la réalité, si long qu’il se développe, laisse en quelque sorte prisonnière une partie essentielle de ce qui est bel et bien pourtant à rapporter au réel, partie essentielle comme prisonnière des rets du processus primaire. C’est ceci que nous avons à sonder, cette « réalité » si l’on peut dire, qui représente pour nous sous une forme majeure cette présence supposée exigible — pour que le développement, l’enchaînement, le déboîtement, si l’on peut dire, de la théorie la plus récente de l’analyse (celle qu’une Mélanie Klein par exemple nous représente comme donnant le mouvement du développement) ne soit pas réductible à ce que j’ai appelé tout à l’heure «la vie est un songe»…
Il n’y a pas d’autre « sens du sens » concevable dans ce registre que l’exigence [de] ces points particuliers, en quelque sorte radicaux dans le réel, que j’appelle la ‘rencontre’ et qui nous font concevoir la réalité comme unterlegt, untertragen, ou si vous voulez ce qui en français se traduirait par le mot même (en sa superbe ambiguïté dans la langue française) de ‘souffrance’. La réalité est en souffrance, se présentant pour nous en quelque sorte comme ce qui est là, qui attend et ce Zwang, cette ‘contrainte’ à quoi nous sommes obligés, dit Freud, qu’il définit par la Wiederholung, ce quelque chose par où toujours nous ne pouvons que cerner ce point central où elle commande le détour même du processus primaire…
Ce processus primaire, qui n’est autre que ce que j’ai essayé pour vous de définir dans les dernières leçons sous la forme de ‘l’inconscient’, il nous faut bien une fois de plus le saisir dans son expérience de rupture entre perception et conscience, vous ai-je dit, dans ce lieu, ce lieu intemporel et qui force à ce que Freud appelle Fechner’s Idee einer anderen Localität qui est une autre « localité », un autre espace, une « autre scène »
Cet « entre perception et conscience », nous pouvons à tout instant le saisir. L’autre jour, n’ai-je point été éveillé, d’un court sommeil où je cherchais le repos, par quelque chose qui frappait à ma porte déjà avant que je me réveille. Avec ces coups pressés, j’avais déjà formé un rêve, un rêve qui me manifestait autre chose que ces coups. Et quand je me réveille, ces coups, cette perception, si j’en prends conscience, c’est pour autant qu’autour d’eux, je reconstitue, je replace toute ma représentation, je sais que je suis là, à quelle heure je me suis endormi, et ce que je cherchais par ce sommeil. Quand le bruit du coup parvient non point à ma perception mais à ma conscience, c’est que ma conscience se reconstitue autour de cette représentation, que je sais que je suis sous le coup du réveil, que je suis knocked. Mais là, il me faut bien m’interroger sur ce que ‘je suis et, à cet instant-là’, la voie si immédiatement avant et si séparée qui était celle où j’ai commencé de rêver sous ce coup qui est en apparence ce qui me réveille.
A ce moment, je suis, que je sache, avant que je ne me réveille, ce ‘ne’ explétif, dit explétif, qui déjà dans tel de mes écrits désignait le mode même de présence de ce « je suis » d’avant le réveil. Il n’est point explétif, il est plutôt l’explétion de mon impléance1 chaque fois qu’elle a à se manifester! Ce que la langue, la langue française définit bien dans l’acte de son emploi. Je dis : « Aurez-vous fini avant qu’il ne vienne ? » quand cela m’importe que vous ayez fini, à Dieu ne plaise qu’il vînt avant! Je dis : « Passerez-vous avant qu’il vienne ? » car déjà quand il viendra, vous ne serez plus là.
Ce vers quoi je vous dirige, c’est vers la symétrie à quoi nous sommes sollicités, de la structure qui me fait, après le coup du réveil, devoir me poser, ne pouvoir me soutenir en apparence que comme dans ce rapport avec ma représentation; qui dans sa transparence ne me fait que conscient, tel reflet, en quelque sorte involutif en ce sens que dans ma conscience, c’est ma représentation que je ressaisis.
Mais justement, est-ce bien là tout? Et Freud nous a assez dit qu’il lui faudrait, ce qu’il n’a jamais fait, revenir sur cette fonction de la conscience. Peut-être verrons-nous mieux ce dont il s’agit, à saisir ce qui tout de même est là, qui motive le surgissement de cette réalité représentée — à savoir le phénomène, la distance, la béance même qui constitue le réveil.
Et nous ne pouvons tout de même le faire, que d’accentuer (enfin! je vous ai laissé le temps à tous, soit de le lire, soit, je l’espérais, peut-être aussi d’intervenir) la fonction que donne dans son chapitre VII, si étrangement, Freud, à ce rêve que je vous ai brièvement décrit, aussi brièvement d’ailleurs qu’il l’est dans Freud.
Notez comme ce rêve, tout entier fait aussi sur l’incident, le bruit qui détermine ce malheureux père qui a été prendre, dans la chambre voisine [de celle] où repose son enfant mort, quelque repos, laissant l’enfant à la garde, nous dit le texte, d’un grison, d’un autre vieillard et qui [est] atteint, réveillé par quelque chose qui, non seulement est la réalité, le choc, le knocking d’un bruit fait pour le rappeler au réel mais qui, dans son rêve, traduit juste la quasi-identité ce qui se passe, à savoir la réalité même d’un cierge renversé et en train de mettre le feu au lit où repose cet enfant.
Que voilà quelque chose qui semble peu désigné pour confirmer ce qui est la thèse de Freud dans la Traumdeutung, à savoir que le rêve est la réalisation d’un désir!
Nous voyons presque pour la première fois dans la Traumdeutung, ici surgie, ce que Freud donne en apparence comme une fonction seconde, à savoir que le rêve ici ne satisfait que le besoin de prolonger le sommeil.
Que veut donc dire Freud en mettant là à cette place et en accentuant… qu’il est en lui-même la pleine confirmation de tout ce qu’il nous a dit du rêve?
— Ceci qui peut, à une première vue, nous paraître si singulièrement, disons pour le moins, ambigu. Si la fonction du rêve est de prolonger le sommeil, si le rêve après tout peut approcher de si près la réalité qu’il propose, est-ce que nous ne pouvons pas nous dire après tout qu’à cette réalité, il pourrait être répondu sans sortir du sommeil? Il y a des activités somnambuliques après tout! Et ce dont il s’agit, la question qu’au reste toutes les indications précédentes de Freud nous permettent ici de produire, c’est: qu’est-ce qui réveille?
Est-ce que cela n’est pas une autre réalité, celle qui, dans le rêve que Freud nous décrit ainsi : Das Kind, dass an seinem Bett steht, que « l’enfant est près de son lit », ihn am Arme fasst, « le prend par le bras » et « lui murmure sur un ton de reproche » Vorwurfsvoll zuraunt: Vater, siehst du denn nicht « Père, ne vois-tu pas », dass ich verbrenne? « que je brûle ? »
Est-ce qu’il n’y a pas plus de réalité dans ce message que dans ce bruit par quoi le père aussi bien identifie l’étrange réalité (sur laquelle nous reviendrons à l’instant) de ce qui se passe dans la pièce voisine? Est-ce que dans ces mots ne passe pas la réalité manquée qui a causé la mort de l’enfant? Est-ce que Freud lui-même ne nous dit pas que dans cette phrase, il faut reconnaître quelque chose que, pour le père, perpétue cette phrase, ces mots à jamais séparés de l’enfant mort (et qui lui auront été dits, suppose-t-il, « peut-être à cause de la fièvre», mais qui sait?) pour lui perpétue la question, l’angoisse, le remords de ce dont Freud pointe la question concernant ce qui, chez le père, est évoqué par Freud
— sous le biais de ce que celui qu’il a mis près du lit de son fils à veiller, le grison, ne sera peut-être pas «à la hauteur de bien tenir sa tâche», seine Besorgnis erwachsen, il ne sera pas, peut-être, en mesure, à la hauteur de sa tâche. Et en effet, il s’est endormi.
Cette référence à la phrase dite à propos de la fièvre, est-ce que ce n’est pas aussi bien à ce que dans un de mes derniers discours, j’ai appelé « la cause » (de la fièvre) qu’elle se rapporte? Est-ce que, si ici urgente l’action, ce qui se présente, soit selon toute vraisemblance de parer à ce qui se passe dans la pièce voisine — peut-être aussi est-elle sentie comme de toute façon maintenant trop tard par rapport à ce dont il s’agit, à la « réalité psychique » qui se manifeste dans la phrase prononcée — est-ce que le rêve poursuivi n’est pas essentiellement, si je puis dire l’hommage à la réalité manquée, qui ne peut plus se faire qu’à se répéter indéfiniment en un indéfiniment jamais atteint réveil?
Quelle rencontre peut-il y avoir désormais avec cet être inerte à jamais, même à être dévoré par les flammes, sinon celle-ci qui se passe justement, où la flamme par accident, « comme par hasard», vient à le rejoindre?
Et où est-elle, la réalité, dans cet accident? Sinon qu’il répète quelque chose, en somme plus fatal, au moyen de la réalité, d’une réalité où celui qui était chargé de veiller près du corps reste encore endormi, même d’ailleurs quand le père survient après s’être réveillé.
Ainsi la rencontre, toujours manquée, est passée entre le rêve et le réveil, entre celui qui dort toujours et dont nous ne saurons pas le rêve et celui qui n’a rêvé que pour ne pas se réveiller. Si Freud s’en émerveille comme confirmant la théorie du désir, c’est bien qu’il s’agit d’autre chose que d’un fantasme comblant un vœu!
Ce n’est pas même que dans le rêve se soutienne que son fils vit encore, mais bien que cette vision atroce désigne un au-delà qui s’y fait entendre. C’est que le désir s’y présentifie, de la perte imagée au point le plus cruel de l’objet. C’est que dans le rêve, se fasse la rencontre vraiment unique. Après quoi le désir n’a plus à subsister que comme deuil, après quoi la réalité n’a plus de sens que du nettoiement de la scorie. C’est que seul un rite, un acte toujours répété, peut commémorer cette rencontre immémorable, puisque personne ne peut dire ce que c’est que la mort d’un enfant sinon le père en tant que père — c’est-à-dire nul être conscient. Car la véritable formule de l’athéisme n’est pas que « Dieu est mort » (et même en fondant l’origine de la fonction du père sur son meurtre, Freud protège le Père), la véritable formule de l’athéisme c’est que « Dieu est inconscient».
Mais ce qui se révèle, il faut le chercher, le voir dans la réalité avant le réveil. Le réveil nous montre l’éveil de la conscience du sujet dans la représentation de ce qui s’est passé, à savoir le fâcheux accident de la réalité à quoi on n’a plus qu’à parer.
Mais qu’était donc cet accident quand tout le monde dort, celui qui a voulu prendre un peu de repos, celui qui n’a pu soutenir la veille et celui dont, sans doute, devant son lit, quelqu’un de bien intentionné a dû dire:
« On dirait qu’il dort »? Qu’était cet accident quand nous n’en savons qu’une chose, c’est que, dans ce monde tout entier assoupi, seule la voix s’est fait entendre, « Père, ne vois-tu pas, je brûle ? ». Cette phrase elle-même est un brandon. A elle seule elle porte le feu là où elle tombe, on ne voit pas ce qui brûle, car la flamme aveugle sur ce qu’il porte, sur l’unterlegt, sur l’xxx (upokeimenon), sur le réel.
Et c’est bien ce qui nous porte à reconnaître dans cette phrase, dans cette pièce détachée du père dans sa souffrance, l’envers de ce qui sera, éveillé, sa conscience, nous portant à nous demander ce qui est le corrélatif, dans le rêve, de la représentation. Ce qui se confronte à lui à ce moment est d’autant plus frappant qu’ici nous le voyons vraiment comme l’envers de la représentation, c’est l’imagerie du rêve, c’est ce qui nous impose d’y désigner ce que Freud quand il parle de l’inconscient désigne comme ce qui le détermine essentiellement, le Vorstellungsrepräsentanz, ce qui veut dire, non pas comme on l’a traduit en grisaille, le ‘représentant représentatif’, mais le ‘tenant-lieu de la représentation’. Nous en verrons la fonction, par la suite essentiellement.
Revenons maintenant à notre chemin si j’ai réussi à vous faire saisir ce qui, de la rencontre comme à jamais manquée, est ici nodal et soutient réellement dans le texte de Freud ce qui lui semble dans ce rêve être absolument exemplaire. Ce point de la place du réel qui va du trauma au fantasme, en tant que le fantasme n’est jamais que l’écran qui le dissimule, a quelque chose de tout à fait premier, déterminant dans la fonction de la répétition. Voilà ce qu’il nous faut repérer, voilà ce à quoi il nous faut revenir.
Voilà, au reste, ce qui pour nous explique à la fois l’ambiguïté de la fonction de l’éveil et de la fonction du réel dans cet éveil. Le réel peut se représenter par l’accident, le petit bruit, le peu de réalité qui témoigne que nous ne rêvons pas, mais d’un autre côté, cette réalité n’est pas peu, car ce qui nous réveille c’est l’autre réalité cachée derrière le manque de ce qui tient lieu de représentation.
« C’est le Trieb », nous dit Freud, mais attention! nous n’avons pas encore dit ce qu’est ce Trieb et si, faute de représentation, il n’est pas là qui se donne, ce Trieb dont il s’agit, nous pouvons avoir à le considérer comme n’étant que Trieb à venir.
Et cet éveil, comment ne pas voir qu’il est à double sens, que cet éveil qui nous resitue dans une réalité constituée et représentée, se redouble, fait double emploi de ce qui nous désigne que c’est au-delà du rêve que nous allons, nous avons à le rechercher, que c’est dans ce que le rêve a enrobé, a enveloppé, nous a caché derrière le manque de la représentation dont il n’y a là qu’un tenant-lieu que c’est vers cela que nous sommes ramenés et que la psychanalyse nous désigne qu’il est un réel qui commande plus que tout autre nos activités.
Ainsi nous pouvons voir que Freud se trouve apporter la solution à ce qui pour le plus aigu des questionneurs de l’âme avant lui, Kierkegaard, s’était déjà centré sur la forme de la question autour de la répétition2. Je vous invite à relire ce texte éblouissant de légèreté et de jeu ironique, texte véritablement mozartien dans son mode donjuanesque d’abolir les mirages de l’amour. Cette […] des affects, laquelle, sans possible réplique, est accentuée [de ce] que dans l’amour du jeune homme dont il nous fait le portrait à la fois ému et dérisoire, ce jeune homme ne s’adresse qu’à soi par l’intermédiaire de la mémoire. Il y montre quelque écho plus profond de la formule de La Rochefoucauld que « Combien peu éprouveraient l’amour si on ne le leur en avait expliqué les modes et les chemins, les formules. »
Oui, mais qui a commencé? Et tout ne commence-t-il pas essentiellement dans la tromperie? A qui s’adresserait le premier qui, en disant l’enchantement de l’amour, a fait passer cet enchantement pour exaltation de l’autre, en se faisant le prisonnier de cette exaltation jusqu’à l’essoufflement, celui qui avec l’offre a créé la demande la plus fausse, celle de la satisfaction narcissique, qu’elle soit de l’idéal du moi ou du moi qui se prend pour l’idéal?
Pas plus que dans Kierkegaard, il ne s’agit dans Freud quant à la répétition, d’aucune répétition qui s’assoie dans le naturel, d’aucun retour du besoin. Le retour du besoin vise à la consommation mise au service de l’appétit. La répétition demande du nouveau. Elle se tourne vers le ludique qui fait de ce nouveau sa dimension, et cela, Freud nous le dit aussi dans le texte du chapitre dont je vous ai donné la référence, la dernière fois.
Tout ce qui, dans la répétition, se varie, se module, n’est qu’aliénation de son essence. L’adulte (voire l’enfant plus avancé) exige dans ses activités, de ce jeu, du nouveau.
Mais, Freud le désigne, ceci n’est que le glissement de ce qui est glissement, qui donne le vrai secret du ludique, glissement d’une diversité plus radicale qui est celle même que constitue la répétition en elle-même. A savoir celle qui chez l’enfant, dans son premier mouvement, au moment où il se forme, où il se forme comme être humain, se manifeste chez lui comme exigence que le conte soit toujours le même, que sa réalisation racontée soit ritualisée, c’est-à-dire textuellement la même. Et ce point donc comme dessinant une consistance distincte des détails de son récit, un signifiant de renvoi, à la réalisation du signifiant qui ne pourra jamais être assez soigneuse dans sa mémorisation pour atteindre, à désigner, la primauté de la signifiance comme telle et [que] c’est donc s’en évader que de la développer en variant les significations.
Bien sûr cette variation fait oublier la visée de cette signifiance en transformant son acte en jeu, en lui donnant des décharges bienheureuses au regard du principe du plaisir. Mais cette répétition peut bien être saisie par Freud sur le jeu de son petit-fils comme le fort-da réitéré dans la disparition de la mère, Freud peut bien souligner que c’est tamponner son effet en s’en faisant l’agent. Il reste que le phénomène est corrélatif de ce que nous souligne Wallon, à savoir que ce n’est que secondaire.
Tellement, que celui-ci surveille par la porte, surveille la porte par où est sortie sa mère, marquant qu’il s’attend à l’y revoir, mais qu’auparavant, avant ce stade, c’est au point même où elle l’a quitté au point proche qu’elle a abandonné près de lui, qu’il porte sa vigilance; que la béance introduite par l’absence dessinée est donc toujours ouverte et reste cause d’un tracé centrifuge où ce qui choit, ce n’est pas l’autre en tant que figure où se projette le sujet, mais cette bobine, à lui-même par un fil seulement retenue, où s’exprime ce qui de lui se détache dans cette épreuve, l’automutilation à partir de quoi l’ordre de la signifiance va se mettre en perspective.
Car le jeu de la bobine est la réponse du sujet à ce que l’absence de la mère est venue à créer sur la frontière de son domaine, c’est-à-dire le bord de son berceau, à savoir un fossé autour de quoi il n’a plus qu’à faire le jeu du saut : cette bobine, ce n’est pas la mère réduite à cette petite boule (par je ne sais quel jeu, digne des Jivaros !), c’est un petit quelque chose du sujet qui se détache tout en étant encore bien à lui encore retenu et dont on doit dire, comme Aristote que « l’homme pense avec son âme », que c’est avec celui-ci qu’il saute les frontières de ce domaine maintenant transformé en puits, qu’il commence, autour, l’incantation.
Car s’il est vrai de dire que le signifiant est la première marque du sujet, comment ne pas l’appliquer ici et du seul fait que ce jeu s’accompagne d’une des premières à paraître des oppositions phonématiques scandant son acte involutif (c’est-à-dire d’alternances restitutives) comment ne pas reconnaître que (ce à quoi cette opposition s’applique en acte) c’est là que nous devons désigner le sujet! — Nommément dans la bobine à quoi ultérieurement, nous donnerons son nom d’algèbre lacanien sous le terme lacanien de a.
Il en reste bien que l’ensemble de l’activité symbolise la répétition. Non pas du tout d’un besoin qui en appellerait au retour de la mère et qui se manifesterait tout simplement dans le cri, mais de son départ comme cause d’une Spaltung dans le sujet, celle que surmonte une [linptis] alternative, un vel qui est un velle : fort-da qui est un « ici ou là »équivoque en son alternance d’être fort d’un da et da d’un fort.
Mais ce qu’il vise, c’est ce qui essentiellement n’est pas là en tant que terme représenté, car c’est le jeu qui est le Repräsentanz de la Vorstellung. Que deviendra la Vorstellung quand ce Repräsentanz de la mère à nouveau — dans son dessin marqué des touches, des gouaches du désir, le Vorstellungsrepräsentanz — manquera?
J’ai vu, moi aussi « vu de mes yeux dessillés par la divination maternelle » comment l’enfant, traumatisé par mon départ malgré un appel précocement ébauché de la voix et désormais plus renouvelé pour des mois entiers, j’ai vu bien longtemps après encore quand je prenais ce même enfant dans mes bras, je l’ai vu laisser aller sa tête sur mon épaule pour tomber dans le sommeil seul capable de lui rendre l’accès au signifiant vivant que j’étais depuis la date du trauma.
Ce dessin qu’aujourd’hui je vous ai donné de la fonction de la tuché, vous verrez qu’elle nous sera essentielle pour interpréter, pour diriger, pour rectifier, c’est le devoir de l’analyste, dans l’interprétation du transfert.
Qu’il me suffise d’accentuer aujourd’hui que ce n’est point en vain que l’analyse se pose comme modulant d’une façon plus radicale ce rapport de l’homme au monde qui s’est longtemps pris pour « connaissance». Si elle se trouve si souvent dans les écrits théoriques rapportée à je ne sais quoi qui se découvrirait comme analogue à la relation de l’ontogenèse à la phylogenèse, qu’on ne s’y trompe pas, c’est par une confusion.
Et l’ontogenèse psychologique, nous montrerons la prochaine fois que toute l’originalité de l’analyse est de la centrer non pas sur ces prétendus stades qui n’ont littéralement aucun fondement repérable dans le développement observable en termes biologiques. Si ce développement s’anime tout entier de l’accident, de l’achoppement, de la tuché et pour tout dire, de la [?] c’est dans la mesure et c’est ce que je voulais pointer aujourd’hui, où la tuché et ce qu’elle vise nous ramènent au même point où la philosophie présocratique cherchait à motiver le monde lui-même.
Il lui fallait quelque part un clinamen et Démocrite quand, tenté de le désigner, se posant déjà comme adversaire d’une pure fonction de négativité, pour y introduire la pensée, nous dit : « Ce n’est pas le xxx (meden) qui est essentiel », et vous montrant que, dès le début, dès l’origine de ce qu’une de nos élèves appelait l’étape archaïque de la philosophie, les jeux de mots, la manipulation des mots était utilisée tout comme au temps de Heidegger, « ce n’est pas un meden, c’est un xxx (den) », ce qui, vous le savez, en grec est un mot forgé. Il n’a pas dit xxx (en) pour ne pas parler de l’xxx (on), il a dit quoi? Il a dit, répondant à la question qui est la nôtre, celle de l’idéalisme, il n’a pas répondu par : « peut-être rien »mais par «pas rien».
I – cf. Damourette et Pichon.
2 – Sous le nouveau titre de La reprise, Garnier Flammarion.