vendredi, octobre 11, 2024
Recherches Lacan

LXXIII LE SINTHOME 1975 – 1976 Leçon du 11 Mai 1976

Leçon du 11 Mai 1976

 

Bon, je commence cinq minutes plus tôt. Voilà.

La dernière fois, je vous ai fait, en somme, la confidence que, que la grève, ça m’arrangerait très bien. Je veux dire que, comme j’avais aucune envie de vous raconter quoi que ce soit parce que j’étais moi-même embarrassé. — Est-ce que l’on entend ? — Bon, est-ce que vous entendez comme ça ? Hein? Parce que je vais pas parler plus fort ! Je trouve que… Ça marche ou ça ne marche pas ? Ça marche ? Hein? Ça marche ? Parce que ça me serait très facile de trouver un autre prétexte. Le prétexte que ça ne marche pas, par exemple ! Non pas que cette fois-ci je n’ai pas quelque chose à vous dire. Mais enfin, il est certain que la dernière fois, j’étais trop empêtré là, entre mes nœuds et Joyce, pour que j’eusse la moindre envie de vous en parler.

J’ étais embarrassé, maintenant je le suis un peu moins, parce que, parce que comme ça j’ai cru trouver des trucs, enfin des trucs transmissibles. Je suis évidemment plutôt actif. Je veux dire que ça me provoque, la difficulté ! De sorte que, pendant tous mes week-ends, je m’acharne à me casser la tête sur quelque chose qui ne va pas de soi, n’est-ce pas.

Il ne va pas de soi que j’ai trouvé ce qu’on appelle, enfin, le prétendu nœud borroméen. Et que j’essaie de forcer les choses, en somme. Parce que Joyce il n’avait aucune espèce d’idée du nœud borroméen. C’est pas qu’il n’ait pas fait usage du cercle et de la croix. On ne parle que de ça, même. Et un nommé Clive Harck, qui est un esprit éminent qui s’est consacré à commenter Joyce, en fait grand état de cet usage du cercle et de la croix, en fait grand usage dans le livre qu’il a intitulé lui-même, Structure in lames Joyce. Et tout spécialement à propos de Finnegan’s Wake.

Alors, la première chose que je peux vous dire, c’est que l’expression faut le faire a un style de maintenant. Je veux dire que on l’a jamais autant dit. Et ça se loge tout naturellement dans la fabrication de ce nœud.

Il faut le faire ! Il faut le faire, ça veut dire quoi ? Ça se réduit à l’écrire. Ce qu’il y a de frappant, de curieux, c’est que ce nœud, comme ça, que je qualifie de borroméen, vous devez savoir pourquoi, enfin, est un appui à la pensée. C’est ce que je me permettrais d’illustrer du terme, du terme qu’il faut que je l’écrive comme ça : appensée, ça permet de, d’écrire autrement la pensée. C’est un appui à la pensée. Ce qui justifie l’écriture que je viens de vous mettre là sur cette petite feuille de papier blanc.

C’est un appui à la pensée, à l’appensée, mais c’est curieux qu’il le faille, cet appui, si je puis m’exprimer ainsi, c’est curieux que, qu’il faille l’écrire pour en tirer quelque chose. Parce que il est tout à fait manifeste que ça n’est pas, que ça n’est pas facile de se représenter cette chaîne — puisqu’il s’agit, en réalité, non pas d’un nœud mais d’une chaîne —, cette chaîne borroméenne, ça n’est pas facile de la voir fonctionner rien qu’à la penser, cette fois-ci, en coupant le terme, en coupant le la du, de penser. C’est pas facile. C’est pas facile même pour le plus simple. Et c’est bien en quoi ce nœud porte quelque chose avec lui. Il faut l’écrire. Il faut l’écrire pour voir comment ça fonctionne, ce nœud bo.

Ça fait penser à quelque chose qui est évoqué quelque part, dans Joyce, où sur le mont Neubo la loi nous fut donnée. Une écriture, donc, est un faire qui donne support à la pensée.

A vrai dire, le nœud bo en question change complètement le sens de l’écriture. Ça donne à ladite, à ladite écriture, ça donne une autonomie. Et c’est une autonomie d’autant plus remarquable que il y a une autre écriture qui est celle sur laquelle Derrida a insisté, c’est à savoir celle qui résulte de ce qu’on pourrait appeler une précipitation du signifiant. Derrida a insisté, mais il est tout à fait clair que je lui ai montré la voie parce que, parce que le fait que je n’ai pas trouvé d’autre façon de supporter le signifiant que de l’écrire grand S, est déjà une suffisante indication.

Mais, ce qui reste, c’est le signifiant; c’est-à-dire, ce qui se module dans la voix n’a rien à faire avec l’écriture. C’est en tout cas ce que démontre parfaitement mon nœud bo. Ça change le sens de l’écriture. Ça montre qu’il y a quelque chose à quoi on peut accrocher des signifiants.

Et on les accroche comment, ces signifiants? Par l’intermédiaire de ce que j’appelle: dit-mension ; là aussi, parce que je suis pas du tout sûr que ça ne vous ait pas échappé. C’est comme ça que je l’écris : mension du dit. Ça a un avantage, cette façon d’écrire. C’est que ça permet de prolonger mension en mensionge et que ça indique que le dit n’est pas du tout forcément vrai.

Voilà.

Autrement dit, le dit qui résulte de ce qu’on appelle la philosophie n’est pas, n’est pas sans un certain manque. Manque à quoi j’essaie, j’essaie, j’essaie de suppléer par ce recours à ce qui ne peut, dans le nœud bo, que s’écrire. Ce qui ne peut que s’écrire pour qu’on en tire un parti. Il n’en reste pas moins que ce qu’il y a de philia dans le philo, le philo qui commence le mot philosophie, ce qu’il y a de philia peut prendre un poids. C’est le temps, en tant que pensé. Pensé, non pas la pensée, mais le temps pensé. Le temps pensé, c’est la philia. Et ce que je me permets, enfin, d’avancer, c’est que l’écriture, dans l’occasion, change le sens, le mode de ce qui est en jeu, et ce qui est en jeu c’est cette philia de la Sagesse. La Sagesse, qu’est-ce que c’est ? C’est ce qui n’est pas très facile à supporter autrement que de l’écriture, de l’écriture du nœud bo, elle-même. De sorte, qu’en somme, pardonnez à mon infatuation, ce que je fais, ce que j’essaie de faire avec mon nœud bo, ça n’est rien de moins que la première philosophie qui me paraisse se supporter.

La seule introduction de ces nœuds bo, de l’idée qu’ils supportent un os, en somme, un os qui suggère, si je puis dire, suffisamment quelque chose que j’appellerai, dans cette occasion, osbjet, qui est bien ce qui, ce qui caractérise la lettre dont je l’accompagne, cet osbjet, la lettre petit a. Et si je le réduis, cet osbjet, à ce petit a, c’est précisément pour marquer que la lettre, en l’occasion, ne fait que témoigner de l’intrusion d’une écriture comme autre, comme autre avec, précisément, un petit a.

L’écriture en question vient d’ailleurs que du signifiant. C’est quand même pas d’hier que je me suis intéressé à cette affaire de l’écriture et que j’ai en somme promue la première fois que j’ai parlé du trait unaire, einziger Zug dans Freud. J’ai donné, du fait du nœud borroméen, un autre support à ce trait unaire. Un autre support que, comme ça, je ne vous ai pas encore sorti, que dans mes notes, j’écris D I. D I, ce sont des initiales, et ça veut dire droite infinie. La droite infinie en question, ça n’est pas la première fois que vous m’entendez en parler, c’est quelque chose que je caractérise de son équivalence au cercle (Fig. 87), c’est le principe du nœud borroméen. C’est que, en combinant deux droites avec le cercle, on a l’essentiel du nœud borroméen (Fig. 88).

Pourquoi est-ce que la droite infinie a cette vertu, cette qualité? C’est parce que c’est la meilleure illustration du trou.

La topologie nous indique que dans un cercle, il y a un trou au milieu. Et même qu’on se met à rêver sur ce qui en fait le centre, ce qui se prolonge dans toutes sortes d’effets de vocabulaire: le centre nerveux, par exemple, dont personne ne sait bien exactement ce que ça veut dire. La droite infinie a pour vertu d’avoir le trou tout autour. C’est le support le plus simple du trou.

Alors, qu’est-ce que ceci nous donne à nous référer à la pratique? C’est que l’homme, l’homme est non pas, non pas Dieu, est un composé trinitaire; un composé trinitaire de ce que nous appellerons élément.

Qu’est-ce qu’un élément? Un élément, c’est ce qui fait Un. Autrement dit, le trait unaire. Ce qui fait Un, d’une part et ce qui, du fait de faire Un, amorce la substitution. La caractéristique d’un élément, c’est que on procède à leur combinatoire. Alors Réel, Imaginaire et Symbolique, ça vaut bien, après tout, me semble-t-il, l’autre triade dont, à entendre Aristote, enfin, on nous faisait le jus de composer l’homme, à savoir: nous, psuchè, soma. Ou encore: volonté, intelligence, affectivité.

Voilà. Ce que j’essaie d’introduire avec cette écriture, ça n’est rien moins que ce que j’appellerai une logique de sacs et de cordes. Parce que, évidemment, il y a le sac. Il y a le sac dont le mythe, si je puis dire, consiste, consiste dans la sphère. Mais personne, semble-t-il, n’a suffisamment réfléchi aux conséquences de l’introduction de la corde. Et que ce que la corde prouve, c’est qu’un sac n’est clos qu’à le ficeler. Et que, dans toute sphère, il nous faut bien imaginer quelque chose qui, bien sûr, est dans chaque point de la sphère et qu’il la noue, cette chose dans laquelle on souffle, et qui la noue d’une corde.

Les gens écrivent leurs souvenirs d’enfance. Ça a des conséquences. C’est le passage d’une écriture à une autre écriture. Je vous parlerai dans un moment des souvenirs d’enfance de Joyce, parce qu’évidemment il me faut montrer en quoi cette logique dite de sacs et de cordes est quelque chose qui peut nous aider. Nous aider à comprendre comment Joyce a fonctionné comme écrivain.

La psychanalyse, c’est autre chose.

La psychanalyse passe par un certain nombre d’énoncés. Il n’est pas dit que la psychanalyse mette dans la, dans la voie d’écrire. C’est bien ce que je suis en train de vous, de vous imposer par mon langage, c’est que ça mérite d’y regarder à deux fois, quand on vient demander, au nom de je ne sais quelle inhibition, d’être mis en posture d’écrire. J’y regarde, quant à moi à deux fois, quand ça m’arrive, comme à tout le monde, on vient me demander ça, de lever je ne sais quelle inhibition d’écrire. Parce que c’est pas du tout tranché qu’avec la psychanalyse on y arrivera. Ceci suppose une investigation à proprement parler de ce que ça signifie d’écrire. Et, très précisément, ce que je vais vous suggérer aujourd’hui, concerne Joyce.

Il m’est venu, comme ça, dans la boule, la boule qui, dans l’occasion, est loin d’être sphérique, puisqu’elle se rattache à, à tout ce qu’on sait — hein ? Personne n’entend —, il m’est venu, comme ça, dans la boule, que Joyce c’est quelque chose qui lui est arrivé. Et qui lui est arrivé par une voie dont, moi, je crois pouvoir rendre compte. Quelque chose qui lui est arrivé, et qui fait que chez lui, ce qu’on appelle, comme ça, couramment, l’ego, a joué un tout autre rôle que le rôle simple, qu’on s’imagine simple, que le rôle simple qu’il joue dans le commun de ce qu’on appelle mortel, mortel à juste titre, l’ego, chez lui, a rempli une fonction. Une fonction dont, bien sûr, je ne peux rendre compte que par mon mode d’écriture.

Ce qui m’a mis sur la voie vaut quand même un peu la peine d’être signalé. C’est ceci, c’est que l’écriture est tout à fait essentielle à son ego.

Et il l’a illustré, quand, dans une rencontre avec je ne sais plus quel j’en-foutre qui venait l’interviewer — je n’ai pas retrouver le nom, non pas que je ne l’ai pas cherché, mais c’est un épisode bien connu, il est peut-être dans Gormann, enfin, je ne l’ai pas retrouvé dans Helmann qui est sûrement le meilleur, la plus soigneuse des biographies de Joyce. Je ne l’ai pas retrouvé, non pas que ça n’y soit sûrement pas, c’est parce que j’ai pas eu le temps, ce matin, de le rechercher. Il s’agit de quelque chose dont un quelconque des biographes de Joyce fait état. Quelqu’un, un jour, est venu le voir et lui a demandé de parler de ce qui concernait une certaine image. C’était une image qui reproduisait un aspect de la ville de Cork. Alors, Joyce qui savait où attendre son type au tournant, lui a répondu que c’était Cork. A quoi le type a dit, mais c’est bien évident que, que je sais ce que c’est que un aspect de la ville, enfin la grand place, disons, de Cork, je la reconnais. Mais, qu’est-ce qui encadre ? A quoi Joyce, qui l’attendait au tournant, lui a répondu : cork, c’est-à-dire ce qui veut dire, traduit en français, du liège.

Ceci est donné comme illustration du fait que, dans Joyce, dans ce qu’il écrit, il en passe toujours — il suffit de lire les, le petit tableau qu’il a donné du Ulysses, qu’il a donné à Stuart Gilbert, qu’il a donné aussi, quoique un peu différent, à Eue  Linati, qu’il a donné à quelques autres, qu’il a donné à Valery Larbaud —, c’est que, dans chacune des choses qu’il ramasse, qu’il raconte pour en faire cette oeuvre d’art qu’est Ulysses, dans chacune des ces choses, l’encadrement a toujours, au minimum avec ce qu’il est censé raconter comme, comme rapport à une image, a toujours un rapport au moins d’homonymie. Et que chacun des chapitres d’Ulysse se veuille être supporté d’un certain mode d’encadrement qui, dans l’occasion, est appelé dialectique, par exemple ou rhétorique ou théologie, c’est bien ce qui est, pour lui, lié à l’étoffe même de ce qu’il raconte.

Et alors, ceci, bien sûr, n’est pas sans évoquer mes petits ronds, qui, eux aussi, sont le support de quelque encadrement.

La question est la suivante : qu’est-ce qui se passe, quand par suite d’une faute, conditionnée pas uniquement par le hasard — car ce que nous apprend la psychanalyse, c’est qu’une faute ne se produit jamais par hasard, qu’il y a derrière tout lapsus, pour appeler ça par son nom, une finalité signifiante. A savoir que, que la faute tend, s’il y a un inconscient, à vouloir exprimer quelque chose, non pas seulement que le sujet sait, puisque le sujet réside — c’est ce que je vous ai exprimé en son temps par le rapport d’un signifiant à un autre signifiant—, le sujet réside dans cette division même; que c’est la vie du langage, vie pour le langage étant tout autre chose que ce qu’on appelle simplement vie; que ce qui signifie mort pour le support somatique atout autant de place dans ces pulsions qui relèvent de ce que je viens d’appeler vie du langage. Ces pulsions en question relèvent du rapport au corps. Et le rapport au corps n’est, chez aucun homme, un rapport simple. Outre que le corps a des trous, c’est même, au dire de Freud, ce qui aurait dû mettre l’homme sur la voie, sur la voie de ces trous abstraits, parce que ceci c’est abstrait, de ces trous abstraits qui concernent l’énonciation de quoi que ce soit.

Alors, il y a quelque chose qui est, en somme, suggéré par, par cette référence, c’est qu’il faut essayer de se dépêtrer d’une idée essentiellement confuse qui est l’idée d’éternité. C’est une idée qui ne s’attache qu’au temps passé ; philia dont je parlais tout à l’heure. On pense, et il arrive même qu’on en parle à tort et à travers, on pense un amour éternel. On ne sait vraiment pas ce qu’on dit. Parce qu’on entend par là l’autre vie, si je puis m’exprimer ainsi. Vous voyez comment tout s’engage. Et où, en somme, cette idée d’éternité, dont personne ne sait ce que c’est, cette idée d’éternité vous mène.

Voilà. Pour ce qui est de Joyce, je voudrais, j’aurais pu vous lire à l’occasion, mais enfin sachez que ça existe, ça existe et que vous pouvez le lire très facilement en français, parce que il y a eu une traduction, une traduction du Portrait of the Artist as a Young Man, portrait, non pas of the Artist, car j’ai fait là naturellement un lapsus, of an Artist —Portrait d’un Artiste comme un Jeune Homme — il y a une confidence que nous fait Joyce qui concerne ceci, c’est que, à propos de, de Tennyson, de Byron, enfin de choses qui se référaient à des poètes, il s’est trouvé que des camarades l’ont ficelé à une barrière, non pas quelconque, elle était même en fil de fer barbelé, et lui ont donné à lui, Joyce, James Joyce, le camarade qui dirigeait toute l’aventure était un nommé Heron -h-é-r-on-, ce qui n’est pas un terme tout à fait indifférent, c’est l’Erôn, cet Heron l’a donc battu pendant un certain temps, aidé bien sûr de quelques autres camarades et, après l’aventure, Joyce s’interroge sur ce qui a fait que, passée la chose, il ne lui en voulait pas. Joyce s’exprime d’une façon, on peut l’attendre de lui, très pertinente. Je veux dire que il métaphorise quelque chose qui n’est rien moins que son rapport à son corps. Il constate que toute l’affaire s’est évacuée. Il s’exprimait lui-même en disant que c’est comme une pelure.

Qu’est-ce que ceci nous indique ? Ça nous indique que ce quelque chose de déjà si imparfait chez tous les êtres humains, le rapport au corps — qui est-ce qui sait ce qui se passe dans son corps ? Il est clair que c’est bien là quelque chose qui est extraordinairement suggestif et qui, même pour certains, est le sens qu’ils donnent, c’est certain, ces certains en question, est le sens qu’ils donnent à l’inconscient. Mais s’il y a quelque chose que j’ai, depuis l’origine, articulé avec soin, c’est très précisément ceci, c’est que l’inconscient, ça n’a rien à faire avec le fait qu’on ignore des tas de choses quant à son propre corps. Et que ce qu’on sait est d’une toute autre nature.

On sait des choses qui relèvent du signifiant; l’ancienne notion de l’inconscient, de 1’Unbekannte, c’était précisément quelque chose qui prenait appui de notre ignorance de ce qui se passe dans notre corps. Mais l’inconscient de Freud, c’est quelque chose qui vaut la peine d’être énoncé à cette occasion, c’est justement ce que j’ai dit, à savoir le rapport, le rapport qu’il y a entre un corps qui nous est étranger et quelque chose qui fait cercle, voire droite infinie, qui de toute façon sont l’une, l’un à l’autre équivalente, et quelque chose qui est l’inconscient.

Alors, quel sens donner à ce dont Joyce témoigne? A savoir que ce n’est pas simplement le rapport à son corps, c’est, si je puis dire, la psychologie de ce rapport qui, car, après tout, la psychologie n’est pas autre chose que ça, à savoir cette image confuse que nous avons de notre propre corps, mais cette image confuse n’est pas sans comporter, appelons ça comme ça s’appelle, des affects. A savoir que, à s’imaginer justement ça, ce rapport psychique, on a, il y a quelque chose de psychique qui s’affecte, qui réagit, qui n’est pas détaché, comme Joyce en témoigne, après avoir reçu les coups de bâton de ses quatre ou cinq camarades. Il n’y a que quelque chose qui ne demande qu’à, qu’à s’en aller, qu’à lâcher, comme une pelure.

C’est là quelque chose de frappant qu’il y ait des gens qui n’aient pas d’affect à la violence subie corporellement. Il y a là une sorte de, de chose qui, d’ailleurs, est ambiguë. Ça lui a peut-être fait plaisir. Le masochisme n’est pas du tout exclu des possibilités de stimulation sexuelle de Joyce. Il y a assez insisté concernant Bloom. Mais je dirais que ce qui est plutôt frappant, ce sont les métaphores qu’il emploie. A savoir le détachement de quelque chose comme d’une pelure. Il n’a pas joui cette fois-là. Il s’est, il a eu, c’est quelque chose qui vaut psychologiquement, il a eu une réaction de dégoût. Et ce dégoût concerne son propre corps, en somme. C’est comme quelqu’un qui met entre parenthèses, qui chasse le mauvais souvenir. C’est de ça ce dont il s’agit. Ceci est tout à fait laissé comme possibilité ; comme possibilité de rapport à son propre corps comme étranger.

Et c’est bien ce qu’exprime le fait de l’usage du verbe avoir. Son corps, on l’a, on ne l’est à aucun degré. Et c’est ce qui fait croire à l’âme. A la suite de quoi il n’y a pas de raison de s’arrêter. Et on pense aussi qu’on a une âme, ce qui est un comble. Cette forme du laisser tomber, du laisser tomber du rapport au corps propre, est tout à fait suspecte pour un analyste. Cette idée de soi, de soi comme corps a quelque chose qui a un poids. C’est ça que on appelle l’ego. Si l’ego est dit narcissique, c’est bien parce qu’il y a quelque chose à un certain niveau qui supporte le corps comme image. Mais est-ce que, dans le cas de Joyce, le fait que cette image, dans l’occasion, ne soit pas intéressée, est-ce que ce n’est pas ça qui signe que l’ego a une fonction, dans cette occasion, toute particulière ? Comment écrire cela, dans, dans mon nœud bo?

Alors là, je trace, je franchis quelque chose dont il n’est pas forcé que vous le suiviez. Jusqu’où va, si je puis dire, la père-version? Comme vous savez, depuis le temps que je l’écris, le nœud bo, c’est ça. C’est la sanction du fait que Freud fait tout tenir sur la fonction du père. Le nœud bo n’est que la traduction de ceci, c’est que, comme on me le rappelait hier soir, l’amour et, par dessus le marché, l’amour qu’on peut qualifier d’éternel, c’est ce qui se rapporte à la fonction du père, qui s’adresse à lui, au nom de ceci que le père est porteur de la castration. C’est ce que Freud au moins avance dans Totem et Tabou, à savoir dans la référence à la première horde. C’est dans la mesure où les fils sont privés de femme qu’ils aiment le père.

C’est en effet quelque chose de tout à fait singulier et ahurissant et que seule sanctionne l’intuition de Freud. Mais de cette intuition, à cette intuition, j’essaie de donner un autre corps, précisément, dans mon nœud bo qui est si bien fait pour évoquer le mont Neubo ou, comme on dit, la Loi, la Loi qui n’a absolument rien à faire avec les lois du monde réel, les lois du monde réel étant d’ailleurs une question qui reste toute entière ouverte, et la Loi, dans l’occasion, est simplement la Loi de l’amour, c’est-à-dire la perversion.

C’est très curieux qu’apprendre à écrire, à écrire tout au moins mon nœud bo, serve à quelque chose. Et, ce que je vais tout de suite, ce dont je vais tout de suite l’illustrer est ceci : supposez qu’il y ait quelque part, nommément là, supposez qu’il y ait là, quelque part, une erreur (Fig. 89). A savoir que les coupures fassent ici une faute. Qu’est-ce qu’il en résulte ? Le nœud borroméen a cet aspect. C’est-à-dire, comme vous ne l’auriez certainement pas imaginé à prendre les choses comme ça, de nature, imaginaire, c’est-à-dire que, comme vous le voyez, grand I qui est là n’a plus qu’à foutre le camp. Il glisse exactement comme, comme ce que Joyce ressent après avoir reçu sa raclée, il glisse ; le rapport imaginaire, ben n’a pas lieu. Il n’a pas lieu dans ce cas et, et s’il laisse à penser que si Joyce s’est tellement intéressé à la père-version, c’était peut-être pour autre chose. Peut-être qu’après tout, la raclée, ça le dégoûtait. C’était peut-être pas un vrai pervers.

Parce que il faut bien tâcher de s’imaginer pourquoi, pourquoi Joyce est si illisible. S’il est illisible, c’est peut-être parce qu’il n’évoque en nous aucune sympathie. Mais est-ce que quelque chose ne pourrait pas être suggéré dans notre affaire, par le fait, par contre, patent qu’il a un ego d’une tout autre nature que celle qui ne fonctionne pas, précisément, au moment de sa, de sa révolte ; qui ne fonctionne pas tout de suite, tout juste après ladite révolte, car il arrive à se dégager, c’est un fait. Mais après ça, je dirais qu’il n’en garde plus aucune reconnaissance à qui que ce soit d’avoir reçu cette raclée.

Et alors, ce que je suggère, c’est ceci (Fig. 90), c’est que, c’est pas compliqué à voir, supposez qu’ici, là, je le marque bien là, pour montrer qu’il passe par dessus, supposez que la correction de cette erreur, de cette faute, de ce lapsus dont après tout il y a rien de plus commun à imaginer — pourquoi ça n’arriverait-il pas que, qu’un nœud ne soit pas borroméen, que ça rate ? J’ai dix mille fois fait des erreurs, au tableau, en le dessinant. Voilà exactement ce qui se passe et où j’incarne l’ego, ici, l’ego comme correcteur de ce rapport manquant, de ce qui ne noue pas borroméennement à ce qui fait nœud de Réel et d’Inconscient, dans le cas de Joyce.

Bon. Par cet artifice d’écriture, je dirai que se restitue le nœud borroméen. Et vous le voyez, ça n’est pas que d’une face du nœud borroméen qu’il s’agit, c’est d’un fil. La différence entre la géométrie commune qui est celle d’où sort le mot face, la géométrie, c’est, c’est des choses qui jouent sur les faces. Les polyèdres, c’est, c’est tout plein de faces; de faces, d’arêtes et de sommets. Mais, le nœud nous introduit — le nœud qui est chaîne dans l’occasion —, le nœud nous introduit à une autre dimension, dont je dirais que, à la différence de l’évidence, de la face, de la face géométrique, c’est évidé. Et justement parce que c’est évidé, ça n’est pas évident.

Il y a quelqu’un qui, dans un temps, m’a interpellé. Pourquoi est-ce qu’il ne dit pas le vrai sur le vrai ? Il ne dit pas le vrai sur le vrai, parce que dire le vrai sur le vrai, c’est dire, c’est un mensonge. Le vrai intensionnel que je me permettrai ici d’écrire: l’in-tension. J’ai déjà distingué l’in-tension du mot ex-tension. Le vrai intensionnel écrit comme ça, ça peut de temps en temps toucher à quelque chose de réel. Mais ça, pour le coup, c’est par hasard. On n’imagine pas à quel point on fait de ratés dans l’écriture. Le lapsus calami n’est pas premier• par rapport au lapsus linguae, mais ça peut être conçu comme touchant au réel.

Je sais bien que mon nœud qui est ce par quoi et uniquement, ce par quoi s’introduit le réel comme tel — faut pas se frapper ! — ça ne va pas tellement loin, il y a que moi qui en aie le maniement, mais autant en faire usage, puisque ça me sert à vous expliquer quelque chose. On peut bien tolérer, puisque c’est ça la situation où vous êtes, que, que je folâtre avec mes faibles moyens. Mais c’est une façon d’articuler précisément ceci que toute sexualité humaine est perverse si nous suivons bien ce que dit Freud. Il n’a jamais réussi à concevoir ladite sexualité autrement que perverse. Et c’est bien en quoi j’interroge ce que j’appellerai la fécondité de la psychanalyse.

Vous m’avez entendu très souvent énoncer ceci que la psychanalyse n’a même pas été foutue d’inventer une nouvelle perversion. C’est triste ! Parce qu’après tout si la perversion c’est l’essence de l’homme, quelle infécondité dans cette pratique ! Eh bien je pense que, grâce à Joyce, nous touchons quelque chose à quoi je n’avais pas songé, je n’y avais pas songé tout de suite mais ça m’est venu avec le temps, ça m’est venu avec le temps à, à considérer le texte de Joyce. La façon dont c’est fait. C’est fait tout à fait comme un nœud borroméen. Et ce qui me frappe, c’est qu’il y avait qu’à lui que ça échappait. A savoir qu’il y a pas trace dans toute son oeuvre de quelque chose qui y ressemble. Mais ça me semble plutôt un signe d’authenticité.

Je me suis arrêté à ceci, c’est que ce qui frappe quand on lit ce texte, et surtout ses commentateurs, c’est que le nombre d’énigmes que Joyce, son texte, contient, c’est quelque chose non seulement qui foisonne, mais on peut dire sur lequel il a joué. Sachant très bien qu’on s’occuperait, et qu’il y aurait des joyciens pendant deux ou trois cents ans. Ces gens se sont uniquement occupés à résoudre les énigmes. A savoir, au minimum, pourquoi Joyce a mis ça là. Ils trouvent naturellement toujours une raison. Il a mis ça là parce que il y a juste après un autre mot, enfin, c’est exactement comme dans mes histoires, là, d’osbjet, de mensionge et de dit -mension et de toute la suite, n’est-ce pas. Moi, il y a des raisons. Je veux exprimer quelque chose. J’équivoque. Mais avec Joyce, on y perd toujours ce que je pourrais appeler son latin ; d’autant plus que le latin, il en connaissait un bout.

Alors l’énigme, heureusement, comme ça, dans un temps, je m’y suis intéressé, j’écris ça Ee — E indice e, E, un grand E —, il s’agit de l’énonciation et de l’énoncé. Et l’énigme consiste en leur rapport du grand E au petit e ; à savoir de pourquoi diable un tel énoncé a-t-il été prononcé ? C’est une affaire d’énonciation. Et l’énonciation, c’est l’énigme. L’énigme portée à la puissance de l’écriture, c’est quelque chose qui vaut la peine qu’on s’y arrête.

Est-ce que ça ne serait pas là la conséquence, la conséquence de ce raboutage si mal fait que c’est un ego de fonctions énigmatiques, de fonctions réparatoires ? Que Joyce soit l’écrivain par excellence de l’énigme, c’est ce que je vous incite — j’aurais pu vous en citer maints exemples, s’il n’était pas si tard —, mais je vous conseille d’aller le vérifier. Ulysse en traduction française, ça existe, ça se trouve chez, chez Gallimard ; si vous avez pas le vieux volume du temps de Sylvia Beach.

Je vais quand même pointer quelques petites choses qui me paraissent notables avant de vous quitter.

Il faut bien que vous réalisiez que ce que je vous ai dit des rapports de l’homme à son corps et qui tient tout entier à ce que je vous ai dit:

dans le fait que l’homme dit que le corps, son corps, il l’a. Déjà à dire son, c’est dire que il le possède, qu’il le possède comme un meuble, bien entendu. Et que ça n’a rien à faire avec quoi que ce soit qui permette de définir strictement le sujet. Le sujet ne se définit d’une façon correcte que de ce qui fait le rapport, que de ce qui fait que un sujet est un signifiant en tant qu’il est représenté auprès d’un autre signifiant.

Je voudrais ici vous dire quelque chose qui pourrait peut-être quand même freiner un tout petit peu ce qui fait gouffre, dans ce qu’il nous est permis de serrer par l’usage de ce nœud borroméen, de cette père-version.

Il y a quelque chose quand même. Il y a quelque chose quand même dont on est tout à fait surpris: que ça ne serve pas plus, non pas le corps, mais que ça ne serve pas plus le corps comme tel; c’est la danse. Ça permettrait d’écrire un peu différemment le terme de condansation. Vous voyez que je me livre à l’occasion… Ouaih!

Le Réel est-il droit? C’est bien ce que, ce dont je voudrais aujourd’hui poser la question devant vous. Je voudrais aussi vous faire remarquer que, dans la théorie de Freud, le Réel n’a rien à faire avec le monde. Parce que ce qu’il nous explique dans quelque chose qui concerne précisément l’ego, à savoir le Lust-Ich, c’est qu’il y a une étape de narcissisme primaire. Et que ce narcissisme primaire se caractérise de ceci, non pas qu’il n’y ait pas de sujet, mais qu’il n’y a pas de rapport de l’intérieur à l’extérieur. J’aurai sûrement à y revenir, je ne dis pas forcément devant vous, parce qu’après tout je n’ai aucune espèce de certitude que, à l’heure actuelle, que l’année prochaine je possèderai encore cet amphithéâtre, mais supposez que je trouve quelque part un endroit de soixante-dix m2, eh ben ça fera, ça fera la place pour huit personnes, en comptant moi. Et c’est le meilleur de ce que je souhaite.

Il faudrait encore que je dise quelques mots, je les avais préparés, quelques mots de l’épiphanie, la fameuse épiphanie de Joyce, que vous rencontrerez à tous les tournants. Car je vous prie de contrôler ceci, c’est que quand il en donne une liste, toutes ses épiphanies sont toujours caractérisées de la même chose et qui est très précisément ceci : la conséquence qui résulte de cette erreur ; à savoir que l’Inconscient est lié au Réel. Chose fantastique, Joyce, lui-même, n’en parle pas autrement. C’est tout à fait lisible dans Joyce que l’épiphanie c’est là ce qui fait que, grâce à la faute, inconscient et Réel se nouent.

C’est quelque chose que, c’est pas ce que je voulais vous faire entendre, il y a quelque chose que je peux quand même vous dessiner (Fig. 91), si vous savez un peu, si vous avez vu un nœud borroméen, il vous indique ceci, c’est que si, ici, c’est l’ego tel que je vous l’ai dessiné tout à l’heure, nous nous trouvons en posture de voir se reconstituer strictement le nœud borroméen, sous la forme suivante: ici c’est le Réel, ici c’est l’Imaginaire, ici c’est l’inconscient et ici c’est l’ego de Joyce.

Vous pouvez facilement voir sur ce schéma, vous pouvez facilement voir sur ce schéma que la rupture de l’ego libère le rapport imaginaire. Il est facile, en effet, d’imaginer que l’imaginaire foutra le camp, il foutra le camp par ici, si l’inconscient, comme c’est le cas, le permet. Et il le permet incontestablement.

Voilà les quelques indications que je voulais vous dire pour cette dernière séance. On pense contre un signifiant. C’est le sens que j’ai donné au mot de l’appensée. On s’appuie contre un signifiant pour penser.

Voilà, je vous libère.

Je vous libère et il n’y aura pas de prochaine, de dernière chose cette année. Je comptais que ça serait le 18, mais comme les examens commencent le 17, je voulais vous dispenser de vous déplacer.

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