Leçon du 10 Février 1954
Ceux qui étaient là la dernière fois ont pu entendre poursuivre un développement sur le passage central de l’écrit de Freud sur La dynamique du transfert. Je rappelle, pour ceux qui peut-être n’étaient pas là cette dernière fois, que tout mon développement a consisté à vous montrer comme étant le phénomène majeur du transfert ce quelque chose qui part de ce que je pourrais appeler le fond du mouvement de la résistance, c’est à savoir ce moment où ce quelque chose qui reste masqué dans la théorie analytique par toutes ces formes et ces voies, à savoir la résistance dans son fond le plus essentiel, se manifeste par cette sorte de mouvement que j’ai appelé « bascule de la parole vers la présence » de l’auditeur et du témoin qu’est l’analyste, et comment nous le saisissons en quelque sorte à l’état pur dans ce moment où le sujet s’interrompt et, nous le savons, dans un moment qui le plus souvent est le plus significatif de son approche vers la vérité, dans une sorte de sentiment fréquemment teinté d’angoisse de la présence de l’analyste.
Je vous ai montré aussi, ou indiqué, que l’interrogation de l’analyste qui, parce qu’elle vous a été indiquée par Freud, est devenue pour certains presque automatique – « vous pensez à quelque chose qui me regarde, moi, l’analyste» – n’est là qu’une sorte d’activisme tout prêt, en effet, à cristalliser un discours plus orienté vers l’analyste, mais où ne fait que se manifester ce fait qu’en effet, pour autant que le discours n’arrive pas jusqu’à cette parole pleine qui est celle où doit se révéler ce fond inconscient du sujet, déjà le discours en lui-même s’adresse à l’analyste, l’intéresse, est fait pour intéresser l’analyste, et pour tout dire se manifeste dans cette forme aliénée de l’être qui est identique à ce qu’on appelle son ego.
En d’autres termes, que la relation de l’ego à l’autre, le rapport du sujet à cet autre lui-même, à ce semblable par rapport auquel d’abord il s’est formé, et qui constitue une structure essentielle de la constitution humaine, et qui est certainement la fonction imaginaire à partir de laquelle nous pouvons comprendre, concevoir, expliquer ce qu’est l’ego dans l’analyse. Je ne dis pas ce qu’est l’ego en tant que ce qu’il est dans la psychologie, fonction de synthèse, comme dans toutes les formes où nous pouvons certainement le suivre et le voir se manifester – mais dans sa fonction dynamique dans l’analyse, l’ego pour autant qu’il se manifeste alors comme défense, refus qu’il inscrit en quelque sorte toute l’histoire des successives oppositions qu’a manifestées le sujet à l’intégration de ce qu’on appelle ensuite seulement, ce qui se manifeste ensuite comme étant là, dans la théorie, ses tendances, ses pulsions les plus profondes et les plus méconnues.
En d’autres termes, que nous saisissons dans ces moments si bien indiqués par Freud ce par quoi le mouvement même de l’expérience analytique rejoint la fonction de méconnaissance fondamentale de l’ego.
Nous sommes donc amenés à la fin de ce progrès, de cette démonstration, dont je vous ai montré quel est le ressort, le point sensible de l’investigation de Freud sur toutes sortes d’autres plans, je vous l’ai montré à propos de ce qui pour Freud se manifeste être l’essence même de l’analyse du rêve, et je vous l’ai montré là, saisissable sous une forme presque paradoxale, combien pour Freud l’analyse du rêve est l’analyse littéralement de quelque chose qui a dans son investigation fonction de parole, et combien ceci est démontré par le fait que ce qu’il saisit comme la dernière trace d’un rêve évanoui est très précisément au moment où il se tourne tout entier vers lui, vers Freud, que c’est en ce point qu’il n’est plus qu’une trace, un débris de rêve, que là nous retrouvons cette pointe transférentielle par où le rêve se modèle en un mouvement identique, cette interruption significative manifestée ailleurs comme le point tournant d’un moment de la séance analytique.
Je vous ai également montré la signification du rapport entre la parole non dite, parce que refusée, parce que verworfen, à proprement parler rejetée par le sujet, le poids propre de parole dans un fait de lapsus, plus exactement d’oubli d’un mot, exemple extrait de la Psychopathologie de la vie quotidienne, et combien là aussi le mécanisme est sensible de ce qu’aurait dû formuler la parole du sujet et de ce qui reste pour s’adresser à l’autre, c’est-à-dire dans le cas présent de ce qui manque, la soustraction d’un mot, Herr, au vocable Signorelli, qu’il ne pourra plus évoquer un instant d’après, précisément avec l’interlocuteur devant qui, de façon potentielle, ce mot Herr a été appelé avec sa pleine signification.
Nous voici donc amenés autour de ce moment révélateur du rapport fondamental de la résistance et de la dynamique du mouvement de l’expérience analytique, nous voilà donc amenés autour d’une question qui peut se polariser entre ces deux termes: l’ego et la parole. Quelque chose qui parait si peu approfondi dans cette relation qui pourtant devrait être pour nous l’objet de l’investigation essentielle, que quelque part, sous la plume de M. Fenichel nous trouvons par exemple que ,« C’est par l’ego qu’incontestablement, il est tenu en quelque sorte pour acquis, donné, vient au sujet le sens des mots. »
Pourtant, est-il besoin d’être analyste pour trouver qu’un pareil propos peut être pour le moins sujet à contestation? Est-ce qu’on peut même dire qu’actuellement notre discours, en admettant qu’en effet l’ego soit ceci qui, comme on dit, dirige nos manifestations motrices, par conséquent l’issue en effet de ces vocables qui s’appellent des mots, est-ce qu’on peut dire même que dans cet acte l’ego soit maître de tout ce que recèlent les mots ? Est-ce que le système symbolique formidablement intriqué, entrecroisé, marqué de cette Verschlungenheit, en effet, de ce quelque chose qui est impossible à traduire autrement que par propriété d’entrecroisements, et que le traducteur des Écrits techniques, où le mot est dans cet article que je présentais devant vous, a traduit par complexité, qui est combien faible; tandis que Verschlungenheit est pour désigner l’entrecroisement linguistique; tout symbole linguistique aisément isolé, solidaire, non seulement de l’ensemble, mais se recoupe et se constitue par toute une série d’affluences, de surdéterminations oppositionnelles qui le situent à la fois dans plusieurs registres; pour tout dire que, précisément, ce système du langage, dans lequel se déplace notre discours, n’est-il pas quelque chose qui dépasse infiniment toute l’intention momentanée que nous y pouvons mettre ? et combien c’est précisément sur cette fonction de résonance, d’ambiguïté, de communications, de richesses impliquées d’ores et déjà dans le système symbolique tel qu’il a été constitué par la tradition dans laquelle nous nous insérons comme individus, bien plus que nous ne l’épelons et ne l’apprenons.
Combien ce langage est justement ce sur quoi joue l’expérience analytique, puisque, à tout instant, ce que fait cette expérience est de lui montrer qu’il en dit plus qu’il ne croit en dire pour ne prendre cette question que sous cet angle. Si nous la prenions sous l’angle génétique, nous serions portés à toute la question de savoir comment l’enfant apprend le langage, et nous serions alors entraînés dans une question d’investigation psychologique dont on peut dire qu’elle nous mènerait si loin à propos de méthode que nous ne pouvons même pas l’aborder. Mais il semble incontestable que nous ne pouvons pas juger précisément de l’acquisition du langage par l’enfant par la maîtrise motrice qu’il en montre, par l’apparition des premiers mots, et que ces pointages, sans aucun doute très intéressants, ces catalogues de mots que les observateurs se plaisent à enregistrer pour savoir chez tel ou tel enfant quels sont les premiers mots qui apparaissent et à en tirer des significations rigoureuses, laissent entier le problème de savoir dans quelle mesure ce qui émerge en effet dans la représentation motrice ne doit pas être considéré comme justement émergeant d’une première appréhension de l’ensemble du système symbolique comme tel, qui donne à ces premières apparitions, comme d’ailleurs la clinique le manifeste, une signification toute contingente; car chacun sait avec quelle diversité paraissent ces premiers fragments du langage qui se révèlent dans l’élocution de l’enfant, combien il est frappant d’entendre l’enfant exprimer par exemple des adverbes, des particules, des mots comme « peut-être », ou «pas encore », avant d’avoir exprimé un mot substantif, le moindre nom d’objet.
Il y a là manifestement une question de « pré-position » du problème qui paraît indispensable à situer toute observation valable.
En d’autres termes, si nous n’arrivons pas à bien saisir et comprendre la fonction essentielle, l’autonomie de cette fonction symbolique dans la réalisation humaine, il est tout à fait impossible de partir tout brutalement des faits sans faire aussitôt les plus grossières erreurs de compréhension.
Ce n’est pas ici un cours de psychologie générale, et sans doute je n’aurai pas l’occasion de reprendre le problème que soulève l’acquisition du langage chez l’enfant.
Aujourd’hui, je ne pense pouvoir qu’introduire le problème essentiel de l’ego et de la parole, et en partant, bien entendu, de la façon dont il se révèle dans notre expérience, ce problème que nous ne pouvons poser qu’au point où en est la formulation du problème; c’est-à-dire que nous ne pouvons pas faire comme si la théorie de l’ego, dans toutes les questions qu’elle nous pose, théorie de l’ego telle que Freud l’a formulée dans cette opposition avec le ça, un jour proférée par Freud et qui imprègne toute une partie de nos conceptions théoriques et du même coup techniques; et c’est pourquoi aujourd’hui, je voudrais attirer votre attention sur un texte qui s’appelle la Verneinung.Verneinung, autrement dit, comme M. Hyppolite me le faisait remarquer tout à l’heure, La dénégation, et non pas la négation, comme on l’a traduit fort insuffisamment en français. C’est bien toujours ainsi que moi-même l’ai évoquée chaque fois quand j’en ai eu l’occasion, dans mes explications ou séminaires, ou conférences…Ce texte est de 1925, et postérieur à la parution de ces articles si on peut dire limites par rapport à la période que nous étudions des Écrits techniques, ceux qui concernent la psychologie du Moi et son rapport, l’article Das Ich und das Es. Il reprend donc cette relation toujours présente et vivante pour Freud, cette relation de l’ego avec la manifestation parlée du sujet dans la séance. Il est donc à ce titre extrêmement significatif.
Il m’a paru, pour des raisons que vous allez voir se manifester, que M. Hyppolite, qui nous fait le grand honneur de venir participer ici à nos travaux par sa présence, voire par ses interventions, il m’a paru qu’il pourrait m’apporter une grande aide pour établir ce dialogue, pendant lequel on ne peut pas dire que je me repose, mais pendant lequel tout au moins je ne me manifeste plus d’une façon motrice, de nous apporter le témoignage d’une critique élaborée par la réflexion même de tout ce que nous connaissons de ses travaux antérieurs, de nous apporter l’élaboration d’un problème qui, vous allez le voir, n’intéresse rien de moins que toute la théorie sinon de la connaissance, au moins du jugement.
C’est pourquoi je lui ai demandé, sans doute avec un peu d’insistance, de bien vouloir non seulement me suppléer, mais apporter ce que lui seul peut apporter dans sa rigueur à un texte de la nature de celui que vous allez voir, précisément, sur la dénégation – je crois qu’il y a là, à propos, des difficultés dans ce texte – dans toute sa rigueur; et certainement qu’un esprit autre qu’un esprit formé aux disciplines philosophiques – dont nous ne saurions nous passer dans la fonction que nous occupons, notre fonction n’est pas celle d’un vague frotti-frotta affectif dans lequel nous aurions à provoquer chez le sujet au cours d’une expérience confuse de ces retours d’expériences plus ou moins évanescentes en quoi consisterait toute la magie de la psychanalyse. Nous ne faisons pas ce que nous faisons dans une expérience qui se poursuit au plus sensible de l’activité humaine, c’est-à-dire celle de l’intelligence raisonnante, le seul fait est qu’il s’agit d’un discours; nous ne ferions rien d’autre que d’approximatif, qui n’a aucun titre à la psychanalyse.
Nous sommes donc en plein dans notre devoir en écoutant sur un texte comme celui que vous allez voir, les opinions qualifiées de quelqu’un d’exercé à cette critique du langage, à cette appréhension de la théorie, comme vous allez voir, que ce texte de Freud manifeste, une fois de plus chez son auteur cette sorte de valeur fondamentale qui fait que le moindre moment d’un texte de Freud nous permet une appréhension technique rigoureuse, que chaque mot mérite d’être mesuré à son incidence précise, à son accent, à son tour particulier, mérite d’être inséré dans l’analyse logique la plus rigoureuse. C’est en quoi il se différencie des mêmes termes groupés plus ou moins vaguement par des disciples pour qui l’appréhension des problèmes a été de seconde main, si l’on peut dire, et après tout jamais pleinement élaborée, d’où résulte cette sorte de dégradation où nous voyons se manifester sans cesse par ses hésitations le développement de la théorie analytique.
Avant de céder la parole à M. Hyppolite, je voudrais simplement attirer votre attention sur une intervention qu’il avait faite un jour, conjointe à une sorte de, disons de débat, qu’avait provoqué une certaine façon de présenter les choses sur le sujet de Freud et sur l’intention à l’endroit du malade… M. Hyppolite avait apporté à Anzieu un secours…
HYPPOLITE -… Momentané.
LACAN -… Oui, un secours momentané à Anzieu. Il s’agissait de voir quelle était l’attitude fondamentale, intentionnelle de Freud à l’endroit du patient au moment où il prétendait substituer l’analyse des résistances, nous sommes en plein dans notre sujet, l’analyse des résistances par la parole à cette sorte de subjugation, de prise, de substitution à la parole due à la personne du sujet, qui s’opère par la suggestion ou par l’hypnose.
je m’étais montré très réservé sur le sujet de savoir s’il y avait là chez Freud une manifestation de combativité, voire de domination, caractéristique de reliquats du style ambitieux que nous pourrions voir se trahir dans sa jeunesse.
je crois que ce texte est assez décisif. Il parle de la suggestion, et c’est pour cela que le l’amène aujourd’hui, parce que c’est aussi au cœur de notre problème. C’est dans le texte sur la Psychologie collective et analyse du Moi. C’est donc à propos de la psychologie collective, c’est-à-dire des rapports à l’autre que pour la première fois le Moi en tant que fonction autonome est amené dans l’œuvre de Freud – simple remarque que je pointe aujourd’hui, parce qu’elle est assez évidente et justifie l’angle sous lequel je vous l’amène par ses rapports avec l’autre. C’est dans le chapitre IV de cet article qui s’appelle Suggestion et libido, nous avons le texte suivant
« On est ainsi préparé à admettre que la suggestion est un phénomène, un fait fondamental; et de l’avis de Bernheim dont j’ai pu voir moi-même en1889 les tours de force extraordinaires. Mais je me rappelle que déjà alors j’éprouvais une sorte de sourde révolte contre cette tyrannie de la suggestion; lorsqu’on disait à un malade qui se montrait récalcitrant : « eh bien, que faites-vous ? Vous vous contre-suggestionnez ! » je ne pouvais m’empêcher de penser qu’on se livrait à une violence. L’homme avait certainement le droit […] mon opinion a pris plus tard la forme d’une révolte contre la manière […] et je citais la vieille plaisanterie : si saint Christophe supportait le Christ, et que le Christ supportait le monde, où donc saint Christophe a pu poser ses pieds ? »
Véritable révolte qu’éprouvait Freud devant proprement cette violence qui peut être incluse dans la parole, à ne pas voir précisément ce penchant potentiel de l’analyse des résistances dans le sens où l’indiquait l’autre jour Anzieu, et qui est précisément ce que nous sommes là pour vous montrer qui est justement ce qui est à éviter dans la mise en pratique. Si vous voulez, c’est le contresens à éviter dans la mise en pratique de ce qu’on appelle analyse des résistances.
C’est bien dans ce propos que s’insère ce moment, et vous verrez que s’insérera le progrès qui résultera de notre élucidation dans ce commentaire.
je crois que ce texte a sa valeur et mérite d’être cité.
En remerciant encore de la collaboration qu’il veut bien nous apporter, jc demande à M. Hyppolite qui, d’après ce que j’ai entendu, a bien voulu consacrer une attention prolongée à ce texte, qu’il veuille bien nous apporter simplement son sentiment là-dessus.
Die Verneinung
HYPPOLITE – D’abord, je dois remercier le docteur Lacan de l’insistance qu’il a mise, parce que cela m’a procuré l’occasion d’une nuit de travail; et d’apporter l’enfant de cette nuit devant vous. je ne sais pas ce qu’il vaudra. Le docteur Lacan a bien voulu m’envoyer non seulement le texte français, mais aussi le texte allemand. Il a bien fait, car je crois que je n’aurais absolument rien compris dans le texte français si je n’avais pas eu le texte allemand.
je ne connaissais pas ce texte; et il était d’une structure absolument extraordinaire, et au fond extraordinairement énigmatique. La construction n’est pas du tout une construction de professeur, c’est une construction, je ne veux pas dire dialectique, on abuse du mot, mais extrêmement subtile du texte. Et il a fallut que je me livre, avec le texte allemand et le texte français, dont la traduction n’est pas très… Enfin! par rapport à d’autres, elle est honnête, à une véritable interprétation. Et c’est cette interprétation que je vais vous donner. Je crois qu’elle est valable, mais elle n’est pas la seule, elle mérite certainement d’être discutée.
Freud commence par présenter le titre «Die Verneinung ». Et je me suis aperçu, le découvrant après le docteur Lacan, qu’il vaudrait mieux traduire par dénégation, plutôt que négation.
De même vous verrez employé Urteil verneinen qui est non pas la négation du jugement, mais une sorte de déjugement. Je crois qu’il faudra une différence entre la négation interne à un jugement et l’attitude de la négation; car autrement l’article ne me parait pas compréhensible, si on ne fait pas cette différence.
Le texte français ne met pas en relief ni comment l’analyse de Freud a quelque chose d’extrêmement concret, et presque amusant, ni comment, par des exemples qui renferment d’ailleurs une projection qu’on pourrait situer dans les analyses qu’on fait ici, celui où le malade dit, ou le psychanalysé dit à son analyste : « Vous avez sans doute pensé que je vais vous dire quelque chose d’offensant, mais il n’en est rien. »
« Nous comprenons [dit Freud] que le fait de refuser une pareille incidence par la projection, c’est-à-dire en prêtant spontanément cette pensée au psychanalyste, en est précisément l’aveu. »
Je me suis aperçu que, dans la vie courante, il était très fréquent de dire : « Je ne veux certainement pas vous offenser dans ce que je vais vous dire. » Il faut traduire: «Je veux vous offenser. » C’est une volonté qui ne manque pas.Freud continue jusqu’à une généralisation pleine de hardiesse, et qui l’amènera à poser le problème de la négation comme origine même peut-être de l’intelligence. C’est ainsi que je comprends l’article qui a une certaine densité philosophique.Il raconte un autre exemple, de celui qui dit: «J’ai vu dans mon rêve une personne, mais ce n’était certainement pas ma mère. » Il faut traduire : « c’était sûrement elle ».
Maintenant, il cite un procédé que peut employer le psychanalyste et que peut aussi employer n’importe qui d’autre: « Dites-moi ce qui dans votre situation est le plus incroyable, à votre avis, ce qui est le plus impossible.» Et le patient, le voisin, l’interlocuteur trouveront quelque chose qui est le plus incroyable. Mais c’est justement cela qu’il faut croire.
Voilà une analyse de cas concrets généralisée jusqu’à un mode de présenter ce qu’on est sur le mode de ne l’être pas. C’est exactement cela qui est fondamental : «Je vais vous dire ce que je ne suis pas; faites attention, c’est précisément ce que je suis. » Seulement Freud remarque ici qu’elle est en quelque sorte la fonction qui appartient à cette dénégation; et il emploie un mot que j’ai senti familier, il emploie le mot Aufhebung, mot qui vous le savez a eu des fortunes diverses, ce n’est pas à moi de le dire…
LACAN – Mais si, c’est précisément à vous.
HYPPOLITE – C’est le mot dialectique de Hegel, qui veut dire à la fois nier, supprimer, conserver, et somme toute soulever; ce peut être l’Aufhebung d’une pierre; ou aussi la cessation de mon abonnement à un journal.
«La dénégation, nous dit Freud, est une Aufhebung du refoulement, et non une acceptation. »
Et voici quelque chose qui est vraiment extraordinaire dans l’analyse de Freud, par quoi se dégage de ces exemples concrets, que nous aurions pu prendre comme tels, une portée philosophique prodigieuse que j’essaierai de résumer tout à l’heure.
Présenter son être sur le mode de ne l’être pas, c’est vraiment ça; c’est une Aufhebung du refoulement, mais non une acceptation. En d’autres termes, celui qui dit : «voilà ce que je ne suis pas», il n’y a plus là de refoulement, puisque refoulement signifie inconscience, puisque c’est conscient. La dénégation est une manière de faire passer dans la conscience ce qui était dans l’inconscient; tout devient conscient. Mais le refoulement subsiste toujours sous la forme de la non-acceptation.
Là continue cette espèce de subtilité philosophique que fait Freud. Il dit « Ici l’intellectuel se sépare de l’affectif. »
Et il y a vraiment là une espèce de découverte profonde. Pour faire une analyse de l’intellectuel nous voyons, comment poussant mon hypothèse, je dirais non comment l’intellectuel se sépare de l’affectif, mais comment il est, l’intellectuel, cette espèce de suspension, dans une certaine mesure, on dirait, dans un langage un peu barbare, une sublimation; ce n’est pas tout à fait ça; en tout cas l’intellectuel se sépare de l’affectif; et peut-être naît-il comme telle la pensée c’est le contenu affecté d’une dénégation.
Pour rappeler un texte philosophique, encore une fois je m’en excuse, mais le docteur Lacan, lui aussi… À la fin d’un chapitre de Hegel, il s’agit de substituer la négativité réelle à cet appétit de destruction qui s’empare du désir et qui a quelque chose de profondément mythique, plus que psychologique, à cet appétit de destruction qui s’empare du désir et qui fait que quand les deux combattants s’affrontent, bientôt il n’y aura plus personne pour constater leur victoire ou leur défaite : une négation idéale.
Ici la dénégation dont parle Freud est exactement – et c’est pour cela qu’elle introduit dans l’intellectuel une négation idéale, une négativité idéale, car nous allons voir justement une sorte de genèse, où Freud va employer le mot négativité, de certains – comment peut-on dire ? – psychosés ?
LACAN – Psychotiques.
HYPPOLITE – Il va montrer comment cette négativité est au fond différente mythiquement parlant.
Dans sa genèse de la dénégation à proprement parler, dont il parle ici, à mon sens, il faut, pour comprendre cet article, admettre cela qui n’est pas immédiatement visible; de la même façon qu’il faudra admettre une dissymétrie traduite par deux moments dans le texte de Freud, et qu’on traduit de la même façon en français, une dissymétrie entre le passage à l’affirmation depuis le passage à l’amour; le véritable rôle de la genèse de l’intelligence appartient à la dénégation; la dénégation est la position même de la pensée.
Mais, cheminons plus doucement. Nous avons vu que Freud disait
«L’intellectuel se sépare de l’affectif, et il ajoute l’autre modification de l’analyse, l’acceptation du refoulé. »
Pourtant le refoulement n’est pas supprimé. Essayons de nous représenter la situation.
Première situation: voilà ce que je ne suis pas – on en conclut: ce que je suis. Le refoulement existe toujours sous la forme idéale de la dénégation. Deuxièmement, le psychanalyste m’oblige à accepter ce que tout à l’heure je niais.Et Freud ajoute, avec des petits points dans le texte, il ne nous donne pas d’explication là-dessus,«,.. et pourtant, le refoulement n’a pas pour tel disparu. » .Ce qui me paraît très profond; si le psychanalysé accepte, il revient sur sa dénégation, et pourtant le refoulement est encore là! J’en conclus qu’il faut donner un nom philosophique à cela, qui est un nom que Freud n’a pas donné : c’est une négation de la négation. Littéralement, ce qui apparaît ici,c’est l’affirmation intellectuelle, mais seulement intellectuelle, en tant que négation de la négation. Le mot ne se trouve pas dans Freud mais, somme toute, je crois que nous pouvons le prolonger sous cette forme; c’est bien ce que ça veut dire.
Alors Freud, à ce moment-là, la difficulté du texte, nous dit « Nous sommes donc en mesure, puisque nous avons séparé l’intellectuel de l’affectif, de formuler une sorte de genèse du jugement, c’est-à-dire, en somme, une genèse de la pensée. »
je m’excuse auprès des psychologues qui sont ici, mais je n’aime pas beaucoup la psychologie positive en elle-même; cette genèse pourrait être prise pour une psychologie positive; elle me paraît plus profonde, comme une sorte d’histoire à la fois génétique et mythique. Et je pense que, de même que cet affectif primordial va engendrer d’une certaine façon l’intelligence, chez Freud, comme le disait le docteur Lacan, la forme primaire que psychologiquement nous appelons affective est elle-même une forme humaine qui, si elle engendre l’intelligence, c’est parce qu’elle comporte elle-même à son départ déjà une historicité fondamentale; elle n’est pas l’affectif pur d’un côté, et de l’autre côté il y aurais l’intellectuel pur. Dans cette genèse je vois une sorte de grand mythe; derrière une apparence de positivité chez Freud il y a comme un grand mythe Derrière l’affirmation qu’est-ce qu’il y a? Il y a la Verneinung qui est Éros. Ei derrière la négation, attention, la négation intellectuelle sera quelque chose de plus, l’apparition d’un symbole fondamental dissymétrique. L’affirmation; ce n’est rien d’affirmer; mais c’est plus de nier que de vouloir détruire. Ce moi qu’on traduit mal par rejet, c’est Verwerfung qu’on devrait employer, alors qu’il y a Ausstossung qui signifie expulsion.
On a en quelque sorte les deux formes premières : la force d’expulsion et la force d’attraction, toutes les deux me semble-t-il sous la domination du plaisir toutes les deux dans le texte, ce qui est frappant.
Le jugement a donc une histoire. Et ici Freud nous montre qu’il y a deux types ce que tout le monde sait, philosophie la plus élémentaire
« Il y a un jugement attributif et un jugement d’existence. Il y a : dire d’une chose qu’elle est ou n’est pas ceci – et dire d’une chose qu’elle est ou qu’elle n’est pas. »
Et alors Freud montre ce qu’il y a derrière le jugement attributif et derrière le jugement d’existence. Et il me semble que pour comprendre son article il faut considérer la négation du jugement attributif, et la négation du jugement d’existence, comme n’étant pas encore la négation dont elle apparaît comme symbole. Au fond, il n’y a pas encore jugement dans cette genèse, il y a un premier mythe de la formation du dehors et du dedans, c’est là toute la question.
Vous voyez quelle importance a ce mythe de la formation du dehors et du dedans, de l’aliénation entre les deux mots qui est traduit par l’opposition des deux, c’est quand même l’aliénation et une hostilité des deux.
Ce qui rend si denses ces trois pages, c’est comme vous voyez que ça met tout en cause, et combien on passe de ces remarques concrètes, si menues en apparence, et si profondes dans leur généralité, à quelque chose qui met en cause toute une philosophie et une structure de pensée. Derrière le jugement attributif, qu’est-ce qu’il y a ? « Il y a le « je veux » approprier, introjecter, ou « je veux expulser ».
«Il y a au début semble dire Freud, mais au début ne veut rien dire, c’est comme un mythe “il était une foi”, dans cette histoire il était une fois… un Moi, un sujet, pour lequel il n’y avait encore rien d’étranger… » Ça l’étranger et lui-même, c’est une opération, une expulsion, ça rend compréhensible un texte qui surgit brusquement et a l’air un peu contradictoire Das Schlechte [ce qui est mauvais], das dem Ich Fremde [ce qui est étranger au Moi] das Aussenbefindliche [ce qui se trouve au-dehors] ist ihm zundchst identisch [lui est d’abord identique].
Or, avant, Freud venait de dire qu’on expulse, qu’il y a donc une opération qui est l’opération d’expulsion, et une autre qui est l’opération d’introjection. Cette forme est la forme primordiale de ce qui sera le jugement d’attribution; mais ce qui est à l’origine du jugement d’existence, c’est le rapport entre la représentation; et ici c’est très difficile, Freud approfondit le rapport entre la représentation et la perception. Ce qui est important c’est qu’au début c’est également neutre de savoir s’il y a, ou s’il n’y a pas. Il y a. Mais le sujet révèle sa représentation des choses à la perception primitive qu’il en a eue. Et la question est de savoir quand il dit que cela existe, si cette reproduction conserve encore son étant dans la réalité, qu’il pourra à nouveau retrouver ou ne pas retrouver; ça c’est le rapport entre la représentation et la possibilité de retrouver à nouveau son objet. Il faudra le retrouver; ce qui prouve toujours que Freud se meut dans une dimension plus profonde que celle de Jung, dans une sorte de dimension de la mémoire, et par là ne perdant pas le fil de son analyse.
Mais j’ai peur de vous le faire perdre, tellement c’est difficile et minutieux. Ce dont il s’agissait dans le jugement d’attribution, c’est d’expulser ou d’introjecter. Dans le jugement d’existence, il s’agit d’attribuer au Moi- ou plutôt au sujet, c’est plus général, une représentation, donc de définir un intérieur par une représentation à laquelle ne correspond plus, mais a correspondu dans un retour en arrière, son objet; ce qui est ici mis en cause c’est la genèse « de l’intérieur et de l’extérieur». Et, nous dit Freud,« On voit donc la naissance du jugement à partir des pulsions primaires. » Il y a donc une sorte d’évolution finalisée de cette introjection et de cette expulsion qui sont réglées par le principe du plaisir.
« Die Bejahung [l’affirmation] nous dit Freud, est simplement als Ersatz der Vereinigung, geh6rt dem Eros an. »
Ce qu’il y a à la source de ce que nous appelons affirmation, « c’est l’Éros », c’est-à-dire dans le jugement d’attribution par exemple le fait d’introjecter, de nous approprier au lieu d’expulser au-dehors.
Pour la négation, il n’emploie pas le mot Ersatz, il emploie le mot Nachfolge – mais le traducteur le traduit en français de la même façon qu’Ersatz.
Le texte allemand était: L’affirmation est l’Ersatz de Vereinigung, et la négation le Nachfolge de l’expulsion ou plus exactement de l’instinct de destruction. Cela devient donc tout à fait mythique: deux instincts qui sont pour ainsi dire entremêlés dans ce mythe qui porte le sujet; l’un est celui de l’union, et l’autre est celui de la destruction. Vous voyez, un grand mythe, et qui répète d’autres mythes. Mais la petite nuance que l’affirmation ne fait en quelque sorte que se substituer purement et simplement à l’unification, tandis que la négation qui en résulte bien après me paraît seule capable d’expliquer la phrase suivante, quand il s’agit simplement de négativité, c’est-à-dire d’instinct de destruction. Alors il peut bien y avoir un plaisir de nier, un négativisme qui résulte simplement de la suppression des composantes libidinales; c’est-à-dire que ce qui a disparu dans ce plaisir de nier (disparu = refoulé), ce sont les composantes libidinales.
Par conséquent, l’instinct de destruction dépend-t-il aussi du plaisir ? Je crois ceci très important, capital dans la technique.
Seulement, nous dit Freud, et c’est là qu’apparaît la dissymétrie entre l’affirmation et la négation,
« Le fonctionnement du jugement… et cette fois-ci le mot est Urteil; avant nous étions dans les limites primaires qui préludent le jugement… n’est rendu possible que par la création du symbole de la négation. »
Pourquoi est-ce que Freud ne nous dit pas « le fonctionnement du jugement est rendu possible par l’affirmation » ? Et pourquoi la négation va-t-elle jouer un rôle non pas comme tendance destructrice ou à l’intérieur d’une forme du jugement, mais en tant qu’attitude fondamentale de symbolité et d’explicité ?
« Création du symbole de la négation qui rend la pensée indépendante des résultats du refoulement et par conséquent du principe du plaisir»,
phrase de Freud qui ne prendrait pas de sens pour moi si je n’avais déjà rattaché la tendance à la destruction au principe du plaisir.Il y a là une espèce de difficulté; qu’est-ce que signifie, par conséquent, cette dissymétrie entre l’affirmation et la négation ? Elle signifie que tout le refoulé peut en quelque sorte à nouveau être repris et réutilisé dans une espèce de suspension, et qu’en quelque sorte, au lieu d’être sous la domination des instincts d’attraction et d’expulsion, il peut se produire une marge de la pensée, de l’être, sous la forme de n’être pas, qui apparaît avec la dénégation, le symbole même de dénégation rattaché à l’attitude concrète de la négation, car il faut bien comprendre ainsi le texte, si on admet la conclusion qui m’a paru un peu étrange
« À cette interprétation de la négation, coïncide très bien qu’on ne trouve dans l’analyse aucun “non “à partir de l’inconscient. »
Mais on y trouve bien de la destruction. Donc il faut absolument séparer l’instinct de destruction de la forme de destruction, car on ne comprendrait pas ce que veut dire Freud. Il faut voir dans la dénégation une attitude concrète à l’origine du symbole explicite de la négation, lequel symbole explicite rend seul possible quelque chose qui est comme l’utilisation de l’inconscient, tout en maintenant le refoulement. Tel me paraît être le sens du texte
«Et que la reconnaissance du côté du Moi s’exprime dans une formule négative. »
C’est là le résumé : on ne trouve dans l’analyse aucun « non » à partir de l’inconscient, mais la reconnaissance de l’inconscient du côté du Moi, lequel est toujours méconnaissance; même dans la connaissance, on trouve toujours du côté du Moi, dans une formule négative, la possibilité de détenir l’inconscient tout en le refusant.
«Aucune preuve plus forte de la découverte qui a abouti de l’inconscient que si l’analysé réagit avec cette proposition : cela je ne l’ai pas pensé, ou même je ne l’ai jamais pensé. »
Il y a donc dans ce texte de trois pages de Freud, dont, je m’excuse, je suis moi-même arrivé péniblement à en trouver ce que je crois en être le fil, d’une part cette espèce d’attitude concrète, qui résulte de l’observation même de la dénégation; d’autre part la possibilité par là de dissocier l’intellectuel de l’affectif; d’autre part, une genèse de tout ce qui précède dans le primaire, et par conséquent l’origine même du jugement et de la pensée elle-même – sous la forme de pensée comme telle, car la pensée est bien avant, dans le primaire, mais elle n’y est pas comme pensée – par l’intermédiaire de la dénégation.
LACAN – Nous ne saurions être trop reconnaissants à M. Hyppolite de nous avoir donné l’occasion, par une sorte de mouvement coextensif à la pensée de Freud, de rejoindre immédiatement ce quelque chose que M. Hyppolite a, je crois, situé très remarquablement comme étant vraiment au-delà de la psychologie positive.
Je vous fais remarquer en passant qu’en insistant comme nous le faisons toujours dans ces séminaires sur le caractère trans-psychologique du champ psychanalytique, je crois que nous ne faisons là que retrouver ce qui est l’évidence de notre pratique, mais ce que la pensée même de celui qui nous en a ouvert les portes manifeste sans cesse dans le moindre de ses textes.
Je crois qu’il y a beaucoup à tirer de la réflexion sur ce texte. Je pense qu’il ne serait pas mal, puisque Mlle Guéninchault a la bonté d’en prendre des notes, qu’il bénéficie d’un tour de faveur et qu’il soit rapidement ronéoté pour vous être distribué. Cette trop courte leçon que vient de nous faire M. Hyppolite mérite au moins un traitement spécial, au moins dans l’immédiat.
Je crois que l’extrême condensation et l’apport des repères tout à fait précis, est certainement peut-être en un sens beaucoup plus didactique que ce que je vous exprime moi-même dans mon style, et dans certaines intentions. Je le ferai ronéotyper à l’usage de ceux qui viennent ici. Je crois qu’il ne peut pas y avoir de meilleure préface à toute une distinction de niveaux, toute une critique de concepts, qui est celle dans laquelle je m’efforce de vous introduire, dans le dessein d’éviter certaines confusions.
Je crois par exemple que ce qui vient de se dégager de l’élaboration de ce texte
de Freud par M. Hyppolite, nous montrant la différence de niveaux de la Bejahung, de l’affirmation et de la négativité en tant qu’elle instaure en somme à un niveau, c’est exprès que je prends des expressions beaucoup plus pataudes, antérieur la constitution du rapport sujet-objet. je crois que c’est là ce à quoi ce texte, en apparence si minime, de Freud nous introduit d’emblée, rejoignant sans aucun doute par là certaines des élaborations les plus actuelles de la méditation philosophique.
Et je crois que, du même coup ceci nous permet de critiquer au premier plan cette sorte d’ambiguïté toujours entretenue autour de la fameuse opposition intellectuelle – affective, comme si en quelque sorte l’affectivité était une sorte de coloration, de qualité ineffable, si on peut dire, qui serait ce qui doit être cherché en lui-même, et en quelque sorte d’une façon indépendante de cette sorte de « peau vidée » que serait la réalisation purement intellectuelle d’une relation du sujet.
je crois que cette notion qui pousse l’analyse dans des voies paradoxales, singulières, est à proprement parler puérile… Sorte de connotation de succès sensationnel le moindre sentiment accusé par le sujet avec un caractère de singularité, voire d’étrangeté, dans le texte de la séance à proprement parler, est ce qui découle de ce malentendu fondamental.
L’affectif n’est pas quelque chose comme une densité spéciale qui manquerait à l’élaboration intellectuelle, et un autre niveau de la production du symbole, l’ouverture, si on peut dire, du sujet à la création symbolique est quelque chose qui est dans le registre où nous le disions au début cet… qui est mythique, dans ce registre, et antérieur à la formulation discursive. Vous entendez bien? Et ceci seul peut nous permettre, je ne dis pas d’emblée de situer, mais de discuter, d’appréhender ce en quoi consiste ce que j’appelle cette réalisation pleine de la parole.
Il nous reste un peu de temps. je voudrais tout de suite essayer d’incarner là dans des exemples, plus exactement essayer de pointer par des exemples comment la question se pose.
je vais vous le montrer par deux côtés.
D’abord, par le côté d’un phénomène qu’on appelle psychopathologique, qui est celui de…, phénomène auquel on peut dire que. l’élaboration de la pensée psychopathologique a apporté une nouveauté absolument de premier plan, une rénovation totale de la perspective, c’est le phénomène de l’hallucination.
jusqu’à certaine date, l’hallucination a été à proprement parler considérée comme une sorte de phénomène critique autour duquel se posait la question de la valeur discriminative de la conscience; ça ne pouvait pas être la conscience qui était hallucinée, c’était autre chose.
En fait, il suffit de nous introduire à la nouvelle Phénoménologie de la perception, telle qu’elle se dégage dans le livre de M. Merleau-Ponty, pour voir que l’hallucination au contraire est intégrée comme essentielle à l’intentionnalité du sujet. Cette hallucination, nous nous contentons d’un certain nombre de thèmes, de registres, tels que celui de principe du plaisir, pour en expliquer la production, considérée comme en quelque sorte fondamentale, comme le premier mouvement dans l’ordre de la satisfaction du sujet. Nous ne pouvons nous contenter de quelque chose d’aussi simple.
En fait, rappelez-vous l’exemple que je vous ai cité la dernière fois, dans L’homme aux loups. Il est indiqué par le progrès de l’analyse de ce sujet, par les contradictions que présentent les traces à travers lesquelles nous suivons l’élaboration qu’il s’est faite de sa situation dans le monde humain; cette Verwerfung, ce quelque chose qui fait que le plan génital à proprement parler a été pour lui littéralement toujours comme s’il n’existait pas; ce quelque chose que nous avons été amenés à situer très précisément au niveau, je dirais, de la « non-Bejahung » ; ce quelque chose que, vous le voyez, nous ne pouvons pas mettre, absolument pas, sur le même niveau qu’une dénégation.
Or, ce qui est tout à fait frappant, c’est la suite, je vous ai dit que je vous indiquerai, et je reprends aujourd’hui, c’est le rapport en quelque sorte immédiat qui sort déjà, qui est tellement plus compréhensible à la lumière, aux explications qui vous ont été données aujourd’hui, autour de ce texte de Freud; c’est, encore que rien n’ait été manifesté sur le plan symbolique, car il semble que ce soit là justement la condition pour que quelque chose existe, qu’il y ait cette Bejahung, cette Bejahung qui n’est pas une Bejahung en quelque sorte de négation de la négation, qui est autre chose. Qu’est-ce qui se passe quand cette Bejahung ne se produit pas ? C’est que la seule trace que nous ayons de ce plan sur lequel n’a pas été réalisé pour le sujet le plan génital, c’est comme une sorte d’émergence dans, non pas du tout son histoire, mais vraiment dans le monde extérieur.
D’une petite hallucination, c’est le monde extérieur qui est manifesté au sujet, la castration qui est très précisément ce qui pour lui n’a pas existé, sous la forme de ce qu’il s’imagine : s’être coupé le petit doigt; s’être coupé le petit doigt si profondément qu’il ne tient plus que par un petit bout de peau; et il est submergé du sentiment d’une si inexprimable catastrophe qu’il n’ose même pas en parler à la personne à côté de lui, ce dont il n’ose pas parler, c’est que justement cette personne à côté de lui, à laquelle il réfère aussitôt toutes ses émotions, c’est littéralement comme si elle, à ce moment-là, était annulée. Il n’y a plus d’autre. Il y a une sorte de monde extérieur immédiat de manifestations perçues dans une sorte de réel primitif, de réel non symbolisé, malgré la forme symbolique au sens courant du mot que prend le phénomène où on peut voir en quelque sorte ceci que ce qui n’est pas reconnu est vu.Je crois que pour l’élucidation, non pas de la psychose, entendez-moi, car il n’est pas du tout psychotique au moment où il a cette hallucination – il pourra être psychotique plus tard, mais pas au moment où il a ce vécu absolument limité, nodal, étranger au vécu de son enfance, tout à fait désintégré – rien permette de le classer au moment de son enfance comme un schizophrène. Donc c’est d’un phénomène de la psychose qu’il s’agit – je vous prie de l’entendre de comprendre cette sorte de corrélation, de balancement, qui fait qu’au niveau d’une expérience tout à fait primitive à l’origine, à la source, qui ouvre le sujet à un certain rapport au monde par la possibilité du symbole, ce qui n’est pas reconnu fait irruption dans la conscience sous la forme du vu.
Si vous approfondissez suffisamment cette polarisation particulière, il vous apparaîtra beaucoup plus facile d’aborder ce phénomène ambigu qui s’appelle le déjà vu, qui est très exactement entre ces deux modes de relations du reconnu et du vu. Et pour autant que quelque chose qui est dans le monde extérieur communicable, pensable, dans les termes du discours intégré, comme la vie quotidienne, pour de certaines raisons se trouve porté quand même au niveau limite, ou reconnu d’être quand même à la limite de ce qui surgit avec une sorte de présignification spéciale, se reporte avec l’illusion rétrospective dans le domaine du déjà vu; c’est-à-dire de ce perçu d’une qualité originale qui n’est en fin de compte rien d’autre que ce dont nous parle Freud quand à propos de cette épreuve du monde extérieur il nous dit que toute épreuve du monde extérieur se réfère implicitement à quelque chose qui a déjà été perçu dans le passé – mais ceci s’applique à l’infini – d’une certaine façon toute espèce de perçu nécessite cette référence à cette perspective.
C’est pourquoi nous sommes ramenés là au niveau du plan de l’imaginaire en tant que tel, au niveau de l’image, modèle de la forme originelle, de ce qui fait qu’en un autre sens que le sens du reconnu symbolisé, reconnu symbolisé, verbalisé, nous nous retrouvons là dans les problèmes évoqués par la théorie platonicienne, non pas de la remémoration, mais de la réminiscence.
Je vous ai annoncé un autre exemple, proposé à votre réflexion à ce sujet. Je prends un exemple qui est précisément de l’ordre de ce qu’on appelle plus ou moins proprement la manière moderne d’analyser. On imagine que les modernes… Mais vous allez voir que ces principes sont déjà exposés en 1925 dans ce texte de Freud. On se fait grand état du fait que nous analysons, comme on dit, d’abord la surface, et que c’est le fin du fin pour permettre au sujet de progresser d’une façon qui soit, disons, non livrée à cette sorte de hasard que représente la stérilisation intellectualisée du contenu, comme on dit, qui est réévoqué par l’analyse.
je prends un exemple que donne Kris dans un de ses articles, un de ses sujets qu’il prend en analyse et qui a déjà d’ailleurs été analysé une fois; on a été certainement assez loin dans l’utilisation du matériel. Ce sujet a de graves entraves dans son métier; et c’est un métier intellectuel, qui semble bien, dans ce qu’on entrevoit dans son observation, quelque chose de très proche des préoccupations qui peuvent être les nôtres.
Le sujet éprouve toutes sortes de difficultés à produire, comme on dit. C’est en effet que sa vie est comme entravée par le fait même des efforts nécessaires pour sortir quelque chose de publiable, aussi bien quelque chose, une entrave, qui n’est rien que le sentiment qu’il a en somme, disons pour abréger, d’être un plagiaire. Quelqu’un qui est très proche de lui-même dans son entourage, un brillant scholar, disons un peu plus qu’un étudiant, qui est avec lui, et avec lequel il échange sans cesse des idées, il se sent toujours tenté de prendre ces idées qu’il fournit à son interlocuteur, et c’est là pour lui une entrave perpétuelle à tout ce qu’il veut sortir.
Kris explique ces problèmes de l’analyse; tout de même, à un moment, il est arrivé à mettre debout un certain texte; un jour, il arrive en déclarant d’une façon quasi triomphante que tout ce qu’il vient de mettre debout comme thèse se trouve déjà dans un bouquin, dans la bibliothèque, dans un article publié, et qui en présente déjà les manifestations essentielles. Le voilà donc, cette fois, plagiaire malgré lui.
En quoi va consister la prétendue interprétation par la surface que nous propose Kris ? Probablement en ceci : Kris manifestant quelque chose, qu’en effet une certaine façon de prendre l’analyse détournerait peut-être les débutants, s’intéresse effectivement à ce qui s’est passé, à ce qu’il y a dans ce bouquin; et en y regardant de plus près, je suppose en se référant au texte même, on s’aperçoit qu’il n’y a en effet absolument rien dans ce bouquin qui représente l’essentiel des thèses apportées par le sujet; des choses, bien entendu, sont amorcées qui posent la question, mais rien des thèses nouvelles apportées par le sujet; soit donc d’une façon déjà là, il est indiqué en d’autres termes que la thèse est en effet pleinement effectivement originale. C’est donc à partir de là, dit Kris; et c’est ce qu’il appelle, je ne sais pourquoi, une prise des choses par la surface.
Si l’on veut pour autant considérer la signification de ce qui est apporté par le sujet, c’est à partir de là que Kris est introduit en renversant complètement la position abordée par le sujet à lui manifester que tous ses besoins sont manifestés dans sa conduite entravée, paradoxale, et ressortissent à une certaine relation à son père, et qui tient en ceci, c’est que précisément le père n’est jamais arrivé à rien sortir, et cela parce qu’il était écrasé par un grand-père, dans tous les sens du mot, qui, lui, était un personnage fort constructif et fort fécond; et qu’en somme ce que représente, dit Kris, la conduite du sujet, n’est rien d’autre qu’un besoin d’imputer à son père, de trouver dans son père, un grand père, cette fois-ci dans l’autre sens du mot grand, qui, lui, serait capable de faire quelque chose; et que, ce besoin étant ainsi satisfait en se forgeant des sortes de tuteurs ou de plus grands que lui, dans la dépendance desquels il se trouve par l’intermédiaire d’un plagiarisme, qu’alors il se reproche, et à l’aide duquel il se détruit. Il ne fait rien d’autre que manifester là un besoin qui est en réalité celui qui a tourmenté son enfance, et par conséquent dominé son histoire.
Incontestablement, l’interprétation est valable; et il est important de voir comment le sujet y réagit. Il y réagit par quoi ? Qu’est-ce que Kris va considérer comme étant la confirmation de la portée de ce qu’il introduit, et qui mène fort loin?
Ensuite, toute l’histoire se développe, toute la symbolisation à proprement parler pénienne, de ce besoin du père réel, créateur et puissant, est passée à travers toutes sortes de jeux dans l’enfance, des jeux de pêche… que le père pêche un plus ou moins gros poisson, etc. Mais la réaction immédiate du sujet est ceci; le sujet garde le silence; et c’est à la séance suivante qu’il dit : « L’autre jour, en sortant, je suis allé dans telle rue, ça se passe à New York, la rue où il y a des restaurants étrangers, où l’on mange des choses un peu relevées, j’ai cherché un endroit où je puisse trouver ce repas dont je suis particulièrement friand : des cervelles fraîches.»
je crois que vous avez là la représentation de ce que signifie la réponse, à savoir le niveau en quelque sorte à la fois paradoxal et plein dans sa signification de la parole, en tant qu’elle est évoquée par une interprétation juste. Que cette interprétation ici soit juste, à quoi cela est-il dû ? Est-ce à dire qu’il s’agisse de quelque chose qui soit plus ou moins à la surface? Qu’est-ce que ça veut dire? Cela ne veut rien dire d’autre, sinon que Kris, sans aucun doute par un détour appliqué, mais dont après tout il aurait pu fort bien prévoir le terme, s’est aperçu précisément de ceci : qu’en une telle matière, la manifestation du sujet dans cette forme spéciale qui est la manifestation intellectuelle, la production d’un discours organisé, étant essentiellement sujet à ce processus qui s’appelle la dénégation, c’est à savoir que c’est exactement sous une forme inverse que sa relation fondamentale – à quelque chose que nous serons amenés à reposer comme question dans la suite de notre développement – sa relation à quelque chose qui s’appelle dans l’occasion son Moi idéal, ne pouvait se refléter dans son discours, dans l’intégration de son ego, que sous une forme très précisément inversée.
En d’autres termes, la relation à l’autre, pour autant que tende à s’y manifester le désir primitif du sujet, contient toujours en elle-même, dans la mesure où c’est dans la relation à l’autre qu’elle a à manifester, cet élément fondamental originel de dénégation, qui prend ici la forme de l’inversion.
Ceci, vous le voyez, ne fait que nous introduire à de nouveaux problèmes, c’est-à-dire en somme à servir d’ouverture, de point, à la question qui est celle perpétuellement ouverte pour nous de la relation de niveau, qui est en somme le niveau discursif, le niveau du discours en tant que s’y introduit la négation avec la relation à l’autre.
Mais pour bien le poser, il convenait que fussent situées, établies, leurs relations fondamentales, la différence de niveaux entre le symboliste comme tel, la possibilité symbolique, l’ouverture de l’homme aux symboles; et d’autre part sa cristallisation dans ce discours organisé en tant qu’il contient essentiellement et fondamentalement la contradiction. Ceci, je crois que le commentaire de M. Hyppolite vous l’a montré magistralement aujourd’hui. Je désire que vous en gardiez l’appareil et le maniement en mains, comme repères auxquels vous puissiez toujours vous reporter dans un certain nombre de points, de ressorts, de carrefours difficiles dans la suite de notre exposé; c’est à ce titre que je remercie M. Hyppolite de l’avoir apporté avec sa haute compétence.