samedi, juillet 27, 2024
Recherches Lacan

LI LES ÉCRITS TECHNIQUES DE FREUD 1953 – 1954 Leçon du 16 Juin 1954

Leçon du 16 Juin 1954

Notre ami Granoff a une communication à nous faire, qui semble dans la ligne de nos propos derniers et actuels. Et je trouve fort heureux que se mani­festent des initiatives semblables, tout à fait conformes à l’esprit de dialogue que je désire en ce qui, ne l’oublions pas, est un séminaire avant tout.

je ne sais pas ce qu’il va nous apporter ce matin. je lui donne la parole tout de suite, et nous verrons dans quelle mesure nous pourrons, soit embrancher quelque chose de nouveau, soit retourner à la ligne de ce que nous développions la dernière fois.

GRANOFF – Il n’y a peut-être pas du tout de bonnes raisons à ce que je vou­lais vous soumettre aujourd’hui. Il y en a un certain nombre de mauvaises, et qui sont à rechercher dans une certaine tendance aux cooptations, qui est peut­être mon défaut. Mais j’éprouve parfois un besoin de me rendre compte si, pour être seuls, nous sommes également isolés. Or, j’ai le sentiment que nous ne sommes pas tellement isolés.

Balint était, il y a encore quelques jours, à l’ordre du jour. Et à son occasion le docteur Lacan a dit qu’il avait eu le sentiment comme d’un petit vent qui virait. Et c’est simplement une de ces petites manifestations de ce vent qui vire que je veux vous soumettre.

En effet, certaines notions sont à l’heure actuelle remises en question pour certaines raisons. Parmi celles-ci, il y en a deux qui ont été citées par le docteur Lacan : d’une part, le fait qu’un certain nombre de termes ont vu leur sens s’amortir dans l’usage; et d’autre part que l’obscurité qui en est résultée a engen­dré le problème secondaire de la nécessité d’être réaccordés.

Il y a quelques jours, le terme de transfert des émotions était prononcé ici, en rapport avec un article de Balint. Il nous a semblé que cette position extrême lui aurait été épargnée s’il avait étudié l’analyse du cas clinique qu’il raconte, sinon exactement, du moins d’une façon qui lui permette de l’interpréter sur les trois registres à la base de nos conceptions.

Or, le hasard a voulu qu’en ce même printemps 1954, quelques auteurs, un peu obscurs, dans une revue au passé glorieux, mais bien déchue de nos jours, se posent quelques questions qui sont non sans rapport non avec le point où nous en sommes dans l’élaboration, mais avec son point de départ. Une certaine orientation obscurcissante de l’analyse a, en définitive, ramené les auteurs en un cycle révolu, comme tout l’indique, à se reposer les questions fondamentales; l’histoire du mouvement n’ayant en ceci fait qu’obéir aux lois des autres sec­teurs de l’activité humaine qui… le rayon d’une courbe proportionnellement au… et ramène le voyageur au point où il était parti.

Pour sortir de l’impasse, les auteurs tentent des moyens différant, comme Balint, de ceux qui nous sont ici familiers. C’est ce que je voudrais vous faire entrevoir, précisément, après le dernier séminaire, dans deux articles intitulés Emotion, Instinct and Painpleasure d’un certain Chapman Isham et Astudy of the dreams in depth, its corollary and consequences de Bennitt dans Psycho­analyticReview, avril 1954.

À leur sujet, une brève remarque, il ne m’a pas semblé indifférent que les deux auteurs aient eu recours à l’étude fondamentale du rêve pour poser leur argumentation. L’article d’Isham part de la confusion qui règne quant à la confusion des termes Need, besoin, Trend, pulsion, instinct. Il se pose la ques­tion: Que faut-il entendre par le mot « émotion » ? et il tente de l’approcher par les deux voies classiques, celle qu’il appelle expérientielle et celle qu’il appelle expressive. Aucune de ces deux voies n’a tenu un compte suffisant des rêves qui illustrent l’aspect qu’il appelle idéationnel ou signifiant de l’émotion. Et, s’engageant dans un débat qui n’est pas sans rappeler la discussion du rapport de Benassy sur les instincts, il dénonce comme préscientifique l’évitement du sens, je traduis Meaning de différentes manières, en faveur du stimulus. Personnellement, il préférerait introduire la notion d’objet. Freud a découvert que les émotions ne peuvent pas être déplacées, bien que sur ce point il ait été contradictoire, mais que les objets pouvaient être déplacés, substitués les uns aux autres, inversés etc. C’était un grand progrès pour notre compréhension, dont l’application ne fut guère brillante. Il fait allusion au symposium Feelings and emotiOns, 1950. Et il estime que la « décision » pour apparemment anodine de Freud de considérer l’existence d’une énergie neutre, déplaçable, au lieu de la transformation d’un affect, lui semble singulièrement importante.

En effet, tant qu’une preuve ne sera pas donnée de la possibilité d’un affect, ou qu’a un affect, de s’inverser directement, on pourrait dire spontanément, il préfère s’en tenir à sa conception : les affects sont des symptômes ou expres­sions, et ne sont pas convertibles de façon autonome. je vois à cet énoncé un mérite, celui de nous permettre d’évaluer la pression qui va en sens contraire. On peut juger une pression par la contre-pression exercée. Les idées ayant une forte propension pour leur contraire, et les pulsions ayant une tendance simi­laire, mais non analogue, la psychanalyse n’a jamais démontré que l’inversion d’un affect puisse être un processus indépendant de la satisfaction d’un besoin ou d’une aberration d’objet. L’émotion prend sa source dans les besoins et les objets. Et c’est au moment où l’obscurité s’est épaissie dans son argumentation qu’il plante le pivot autour duquel tournera sa conception.

Freud, dit-il, passe sans transition des objets réels à l’instinct en tant que motivation interne; il fait allusion au rêve hilarant que Freud a emprunté à Ferenczi où un homme rit pour des raisons paradoxales; il dit que dans ce rêve il saute sans transition des objets réels à l’instinct, en tant que motivation interne; et cette omission, il faut entendre l’admission des objets qu’il appelle mentaux, a obscurci la discussion et fait assigner à l’instinct une origine séparée, dans le Ça, qui est sujet à caution. Or, l’instinct peut s’élever d’une matrice bio­logique, mais aussi à partir d’un objet réel, mental, du dedans, du dehors. Mais un fait est à signaler, dit Isham, c’est le suivant: un chat ronronne sous la caresse. Montrez-lui une souris. Le voilà devenu un animal carnassier. Deuxième fait montrez un camion aérodynamique à un enfant; il le voudra même s’il en a déjà une douzaine.

Ce second exemple, dont la trouvaille n’est pas indifférente, l’amène à démontrer que l’émotion n’est pas une mesure de l’instinct ou du need. Le plai­sir psychologique ne peut être séparé d’objets mentaux. L’émotion ressentie sans représentation mentale consciente laisse un vide psychologique.

Voici donc ses propositions finales: l’émotion prend ce qu’il appelle sa nature émotionnelle dans une décharge instinctive. Cette décharge est provoquée, plu­tôt initiée par des objets conscients ou inconscients, réels ou mentaux, par les needs, les besoins; les needs peuvent être classés comme objets, quoique leur position soit encore obscure.

Il s’est donc lavé les mains du problème instincts/pulsions, pour le retrouver au premier virage.

Dernière proposition : l’émotion ne peut être comprise directement, en rai­son de sa nature intégrative et synthétique. La participation des objets mentaux ouvre la porte aux processus associatifs. Parler de l’expression des émotions n’a aucun sens; dire qu’une émotion en produit une autre est un point de vue qui requiert une meilleure connaissance du plaisir des plaisirs. Et il faut mettre en question les usages suivants : les émotions en tant que déplaçables sont mieux exprimées, selon lui, en terme de motivations d’objets. Les émotions, percep­tions sensorielles des besoins jamais démontrés; les émotions inconscientes ou équivalents émotionnels; encore qu’il soit plus indulgent…

LACAN – Parlez moins vite…

GRANOFF – Emotions inconscientes ou équivalents émotionnels. LACAN – Vous avez dit « émotions en tant que déplaçables… »

GRANOFF – … Mieux exprimées en termes de motivations d’objets; emo­tions en tant que besoins jamais démontrés.

LACAN – C’est la perception endopsychique, ça, dont on parle tout le temps, et qui est la chose, le dernier recours que l’on a dans toutes sortes d’impasses. GRANOFF-Les émotions inconscientes ou les équivalents émotionnels, c’est un terme qu’il s’agit de soumettre à la question, encore qu’il soit plus indulgent en faveur du deuxième, c’est-à-dire les équivalents émotionnels. Et enfin, terme dont l’usage ne se justifie pas, les émotions en tant que réponses à des stimuli. Le deuxième article est celui de Bennitt. Il aborde des problèmes qui ne sont pas étrangers à nos préoccupations, d’une manière totalement différente. Il a été pour sa part frappé par le hiatus qui sépare les deux façons fondamentales de considérer le rêve : soit comme des processus anachroniques, indifférents à leur sens, soit comme l’expression d’un sens à découvrir dans un autre registre de réalité; ce qui encore volatilise les dimensions propres du rêve : n’y aurait-il pas en quelque sort deux réalités ? Ainsi, il propose ce qu’il appelle les clefs négli­gées, et une investigation directe du rêve et du symbole.

Qu’est-ce à dire ? J’ai classé les choses comme ça

a.- Le rêve est une expérience inconsciente. L’expérience inconsciente la plus pure; et en même temps le domaine du symbole pur.

b.- Le symbole est différent de ce qu’il est dans la conscience. La diminution de la réalité du rêve est due au fait que nous sortons, en l’analysant, de son domaine propre. Et, même s’il n’y a pas deux faces de réalité, ce qu’il nous importe avant tout de découvrir est : qu’est-ce que réellement un symbole ? Qu’est-ce que réellement un fait? Là, déjà, ça commence à prendre une consonance plus familière avec ce que nous voyons ici. Plus on progresse, plus on se convainc que certains critères doivent être éli­minés quand on parle du symbole; par exemple, sa nature n’est pas nécessaire­ment subjective ou objective. La proposition de subjectivité ou d’objectivité ne change pas avec la profondeur du plan de l’investigation. Le symbole ne devient pas plus ou moins matériel.

Que voit-on d’après Bennitt? C’est qu’en évoluant le symbole se raffine et littéralement se charge de plus en plus de sens. Il l’appelle de plus en plus mea­ning form.

J’introduis un petit commentaire pour signaler que meaning, en anglais, peut avoir plusieurs sens. Meaning, c’est le sens, la signification; et aussi l’opinion, ce qui se dit. C’est presque le Meinung allemand Was meinen Sie ?, = que dites­vous ? J’utilise ce terme faute de pouvoir m’arrêter à une traduction définitive.

Le symbole est donc une face basale de la réalité; c’est même la première face basale de la réalité, sa première proposition. C’est en soi-même le meaning, une réalité, le symbolique, dit-il; c’est l’expérience des différentes formes du sens, avec notre propre appareil, notre propre apparatus.

Maintenant, dit-il, ce que nous faisons pour l’actualiser est une tout autre affaire. C’est la deuxième proposition de Bennitt.

Il faut dire que le terme dont je vais me servir est la traduction du terme anglais actualiser.

LACAN – Ce qui veut dire réalisation.

GRANOFF – Or, dans le sens anglais, actuel veut dire réel. Je conserve toute­fois ce vocabulaire, parce que je ne sais pas si ça figure dans ce que je dis là, mais il y a des moments où le terme réalisation apparaît aussi. L’actualité, dit-il, est la contre-face basale, l’autre face dynamique de l’existence.

Je cite le texte

Le symbole est transdimensionnel, il est le contenant unificateur du sens; c’est ce qui fait sa réalité. Ce qui fait sa réalité est d’être un foyer distinct de l’actualité, distinct ou distinctif de l’actualité.

Le fait est dimensionnel, séparant, différencié; et inversement, ou plutôt conversement; un fait pur serait dénué de sens, de meaning, de significa­tion. »

Bennitt se résume dans ce qu’il appelle un épilogue. Je vous en cite le début, cet épilogue est à mettre en rapport non seulement avec le contexte, le reste de son article, mais avec toute la position du mouvement analytique dans le monde en ce moment « Mais hélas, cela s’arrête là! Là où les applications devraient se voir, dans notre théorie et notre pratique, et marquer par rapport au jour présent toute sa différence, où devrait apparaître une psychologie qui reconnaisse comme processus dernier, ultime, dans l’existence, la symbolisation du fait, et la factualisation du symbole!»

Et il revient dans un paragraphe conclusif

« Derrière le rêve manifeste, ce qu’il révèle, ne manque-t-on pas d’appré­cier l’expression du rêve en elle-même ? est-ce qu’on ne préclut [il se sert d’un terme curieux] pas un point de vue juste sur son interprétation ? Car, fondamentalement, si le rêve est factuellement régressif, il est symbolique­mentprogressif. »

je crois que c’est là qu’il faut arrêter le compte rendu de ces articles.

LACAN – Quels sont ceux qui ont à poser une question? Car, après tout notre ami Granoff nous a dit tout ça un peu vite. Ce sont des articles qui sont amples et d’une haute tenue théorique; et il est tout à fait compréhensible que vous lui demandiez des précisions.

LECLAIRE – Il est allé trop vite. Tout au moins pour la première partie. LACAN – Oui, c’est vrai; vous avez été un peu vite. Vous avez tort. Du moment que vous apportez des choses intéressantes, il faut bien les expliquer. Reprenez maintenant, sans suivre vos notes, ce qui vous semble le point important du premier article.

Ils sont tous les deux convergents par rapport à ce que nous faisons. Ils por­tent tous les deux, ils centrent l’attention sur des points différents. Le premier article évidemment porte l’accent sur ce retour, cette référence, cette information de l’émotion, comme devant être la dernière réalité à laquelle nous avons à faire, comme l’au-delà de notre expérience. À proprement parler, l’objet de notre expérience. Le besoin de saisir l’objet quelque part, pour quelque chose qui res­semble autant qu’il se peut aux objets que nous avons dans d’autres registres. Les remarques qu’il fait sont particulièrement centrées sur quoi

GRANOFF – Sur le fait que l’émotion ne peut pas être, dans la conception que nous nous en faisons, manipulée en quelque sorte sur le plan biologique, et d’autre part en tant que processus autonome, spontanément compréhensible, expressif en lui-même, et susceptible d’obéir aux lois couramment décrites dans l’analyse d’inversion, de déplacement, qu’elle ne peut pas être interprétée par l’administration d’un stimulus; que le seul moyen de l’aborder est de com­prendre l’émotion dans ce qu’il appelle une matrice biologique, et recouverte pour le moment par le terme d’instinct, mais tirant sa modulation, son existence, son initiation, d’objets mentaux. Ces objets mentaux sont ce qu’il appelle le need, et peuvent, comme Freud l’a montré, être compris dans le registre du sens, c’est-à-dire condensés, déplacés, substitués, modifiés, de diverses manières, travestis.

MANNONI – C’est le mot need qui est gênant, là-dedans.

LACAN – Parce qu’il n’en trouve pas de meilleur, bien sûr.

Granoff a mis tout de suite en relief dans son analyse que le mot need lui parait presque ce que nous appellerons une impropriété du texte, un mot dont l’emploi, à l’occasion, ne peut être saisi que par l’ensemble du texte lui-même. Il ne vaut que dans son contexte.

GRANOFF – D’ailleurs, il l’introduit par une série de pirouettes autour du mot; toute ce qu’il dit est motivationnel, il s’en sort très mal dans cette affaire. LACAN – N’est-ce pas! Alexander a fait un grand article, nous pourrons peut-être un jour en parler? qui s’appelle Logic of emotions (Logique des émo­tions). Il est certain qu’avec ça il est au cœur de la théorie analytique. Mais que le terme même, et tout le développement de l’article porte en soi-même, la même interrogation, qui est apportée par ce récent article, à savoir que c’est l’intro­duction dans ce que nous considérons habituellement comme le registre affec­tif, l’introduction pure et simple d’une dialectique; et aussi bien d’ailleurs dans l’article d’Alexander, qui est en question, il ne s’agit de rien moins que de par­tir de là, le schéma logico-symbolique qui est bien connu, où Freud déduit les diverses formes de délires, les diverses façons de nier le je t’aime, c’est-à-dire ce n’est pas moi qui l’aime, ce n’est pas lui que j’aime, je ne l’aime pas, il me hait et même c’est lui qui m’aime! Ce qui donne enfin la genèse parmi les autres formes de délires : jaloux, passionnel, persécutif, érotomaniaque, etc.

Il est certain que là nous voyons avec la plus grande évidence que c’est déjà dans une structuration non seulement symbolique, mais symbolique très éle­vée, puisqu’elle introduit déjà tous les développements de la forme la plus gram­maticalement élaborée, que c’est uniquement dans ce registre que nous saisissons les différentes transformations, le métabolisme même de ce qui se produit dans l’ordre du préconscient.

Il est certain que ce premier article a en effet l’intérêt d’être à contre-courant par rapport à toute une tendance théorique actuellement dans l’analyse.

Le second me parait plus intéressant encore, pour autant qu’il essaie – et je sou­ligne que Granoff a fait des remarques extrêmement intéressantes sur l’emploi, c’est la deuxième fois que je me réfère au mot emploi. Car, en fin de compte, qu’al­Ions-nous voir ici? Ce à quoi nous devons toujours penser pour construire une théorie correcte du symbole, c’est-à-dire ce dont il s’agit là, de la signification, la tendance, où le registre dans lequel une certaine pente de la pensée s’engage.

Ce dont il s’agit exactement dans cet article, c’est de chercher à quel au-delà, à quelle réalité, à quel fait, comme on s’exprime dans cet article, se réfère la signi­fication.

Eh bien, vous ne comprendrez jamais rien à rien, vous vous engagerez tou­jours dans des voies en quelque sorte sans issue, sans issue – ce qui se voit très bien, étant donné les impasses auxquelles arrive actuellement la théorie analy­tique – c’est que la signification ne renvoie jamais qu’à elle-même, c’est-à-dire à une autre signification. C’est pour cela que le terme emploi est très important. Nous partons là des exemples même de ce sur quoi nous sommes; c’est comme cela que nous faisons d’habitude; ce qui est arrivé; et que nous ne pouvons interpréter correctement ces articles qu’en référant ce need à la façon dont il est employé dans un certain nombre de passages du texte.

De même, le mot meaning a aussi un certain ensemble de références dans le contexte, ce qui permet de voir jusqu’à quel degré de… étymologique il est employé. Mais chaque fois que nous avons dans l’analyse du langage à chercher une signification, il n’y a pas d’autre méthode correcte que de faire la somme de ses emplois. Ou, si vous voulez, prendre dans la langue française la signification de main, par exemple, il faudra que vous fassiez le catalogue des emplois du mot main, et non seulement comme main, comme mot représentant l’organe de la main, mais aussi bien la main-d’œuvre, la mainmise, la mainmorte… C’est cela qui constitue l’ensemble des significations du mot main, ou plus exactement c’est cela qui constitue cette signification, la signification donnée par la somme de ces emplois.

L’important est de s’apercevoir que c’est à cela que nous avons affaire dans l’analyse. Et que nous n’avons pas du tout besoin de nous exténuer à des réfé­rences supplémentaires pour parler par exemple comme d’une réalité qui nous serait à expliquer des emplois dits métaphoriques. Toute espèce d’emploi, en un certain sens, l’est toujours. La métaphore, en ce sens, n’est pas quelque chose, comme le croit joncs, au début de son article sur la Théorie du symbolisme, qui est en quelque sorte à distinguer de l’usage du symbole. Que si je m’adresse à un être quelconque, créé ou incréé, du monde, en l’appelant soleil de mon cœur; c’est tout à fait une erreur que de dire que pour l’appeler ainsi je suppose, comme le croit M. Jones au début de son article de la Théorie du symbolisme, une comparaison « Ce que tu es pour mon cœur et ce qu’est le soleil », etc.

C’est tout à fait une erreur. La comparaison est un développement de ce quelque chose qui lui-même, au moment où il surgit, contient non seulement une somme de significations, mais une émergence à l’être d’un certain rapport qui est infi­niment plus riche que tout ce que) e peux à l’instant même élucider.

Cela implique tout ce qui peut même y venir, par la suite, et ce que je crois n’y avoir pas dit, d’abord, du fait de l’avoir formulé, c’est moi, mon être, mon aveu, mon invocation, qui entre dans ce domaine du symbole, et qui implique aussi bien que le fait que ce Soleil me réchauffe, me fait vivre; et aussi est le centre de ma gravitation; et aussi bien d’ailleurs tout ce que cela comporte de cette morne moitié d’ombre – dont parle M. Valéry – à savoir que ce Soleil est aussi ce qui vous aveugle, et ce qui donne à toutes choses cette sorte de fausse évidence, d’éclat trompeur; on peut dire que le maximum de lumière est aussi la source de tout obscurcissement. Tout cela est impliqué déjà dans cette invocation symbo­lique, qui, littéralement, fait surgir dans les rapports entre les êtres humains un ordre d’être qui est littéralement créé par le surgissement du symbole lui-même.

Vous me direz: « il y a tout de même des expressions irréductibles » ; et qu’au­-delà nous pouvons essayer de réduire… au domaine factuel cette émission créa­trice de l’appel symbolique dans cette occasion, et on pourrait en trouver des formules plus simples, plus rapprochées, plus organiques, plus animales. Faites­-en vous-même l’essai, vous verrez que vous ne sortirez jamais du monde du symbole; et, même, recourriez-vous à l’appel à l’indice organique, au mets ta main sur mon cœur que dit l’Infante à Léonor au début du Cid, pour lui expri­mer, lui communiquer les sentiments d’amour qu’elle éprouve pour ce jeune cavalier… Il est évident que là encore l’indice même organique est invoqué à l’intérieur de l’aveu comme un témoignage, et un témoignage qui ne prend son accent et sa valeur que pour autant que je m’en souviens [si bien que] j’épandrai mon sang [avant que je m’abaisse à démentir] mon rang! C’est-à-dire que c’est précisément dans la mesure où elle s’interdit ce sentiment où elle trouve à peine croyable qu’on la croit, qu’elle se réfère, et qu’elle invoque alors un élément fac­tuel, mais qui littéralement ne prend son utilité, sa fonction, son sens qu’à l’in­térieur de tout le monde symbolique dessiné dans cette dialectique du sentiment qui se refuse, ou auquel est refusée implicitement la reconnaissance.

Nous sommes, vous le voyez, ramenés au point qui a été celui de notre dis­cours, sur lequel s’est achevé notre discours de la dernière fois.

Chaque fois que nous sommes dans l’ordre de la parole, tout ce qui se situe s’ordonne autour de cet ordre qui est précisément le domaine que nous ren­controns à la limite de la parole, prend son sens et son accent en fonction du registre de la parole. C’est pourquoi il est tellement important de l’approfondir, de nous apercevoir de tout ce que contient cet ordre de la parole, tout ce qu’il instaure, toute cette autre réalité dans la réalité.

Car c’est par rapport à lui, déjà, que toute une série de problèmes sont réso­lus; et en particulier ce problème, cette dialectique de l’émotion en tant qu’elle peut s’inverser, être inhibée, est déjà résolu par le fait que l’ordre du symbole introduit déjà tout cet ordre qui est dans les limites, à la frontière des limites de cet ordre symbolique, d’où les autres ordres, imaginaire et réel, prennent leur place et s’ordonnent.

je vais donc essayer une fois de plus de vous faire sentir… Faisons une petite fable

Un jour, les compagnons d’Ulysse – comme vous le savez, il leur arriva mille mésaventures; je crois que presque aucun n’a fini la promenade – furent trans­formés, en raison de leurs fâcheux pendants, en pourceaux. Bien entendu, le thème de la métamorphose nous intéresse toujours, parce que, après tout, c’est là que se pose justement la question de la limite de l’humain et de l’animal. Donc, ils sont transformés en pourceaux, et l’histoire continue; et il faut bien croire qu’ils gardent quand même quelques liens avec le monde humain, au milieu de ces grognements de la porcherie, mais la porcherie est une société, par lesquels ils se communiquent les différents besoins : de la faim, de la soif, voire de la volupté, voire de l’esprit de groupe.

Que peut-on dire, après tout, de ces grognements, quelques messages adres­sés à l’autre monde ? Pour tout dire, les compagnons d’Ulysse disent : « Nous regrettons Ulysse, nous regrettons qu’il ne soit pas parmi nous, nous regrettons son enseignement, ce qu’il était pour nous à travers l’existence. »

Qu’est-ce que le grognement qui nous parvient des compagnons d’Ulysse? Qu’est-ce qui fera en somme que quelque chose nous parvienne au milieu du volume soyeux accumulé dans l’espace clos de la porcherie ? Est-ce une parole ? Pourquoi direz-vous que c’est une parole ? Est-ce parce que là s’exprime quelque sentiment essentiellement ambivalent ? Car il est bien clair d’autre part qu’Ulysse est un guide plutôt gênant. Et assurément, au point où en sont les compagnons d’Ulysse, qu’est-ce qui fait que, sans nul doute, telle forme de communication vous apparaîtra une parole?

C’est d’abord exactement en ce sens, qui saute d’abord aux yeux, qu’il y a un doute, et qu’à vrai dire, du moment où ils sont transformés en pourceaux, les pourceaux regrettent la présence d’Ulysse… Déjà vous avez là la valeur, l’ap­préhension de ce qu’est une parole.

En d’autres termes, les compagnons d’Ulysse transformés en pourceaux veu­lent faire croire qu’ils ont encore quelque chose d’humain, la parole, et la nos­talgie d’Ulysse exprimée en cette occasion, c’est exactement la revendication de la reconnaissance d’eux-mêmes, les pourceaux, comme étant toujours les com­pagnons. d’Ulysse. Et c’est là, en fait, qu’une parole est avant tout, dans cette dimension, qu’elle se situe; la parole est essentiellement moyen d’être reconnu. Elle est là, avant toute chose qu’il y a derrière, et absolument insondable. Est­ce que c’est vrai ? Est-ce que ce n’est pas vrai ? C’est en quelque sorte un pre­mier mirage. Un mirage qui, en effet, vous assure que vous êtes dans le domaine de la parole. Mais si vous regardez de quoi il s’agit, ça n’est pas par rapport à une réalité elle-même, informe, inconstituée par essence, dans cette occasion, qui est ce que nous appelons, quand nous entrons dans l’ordre des émotions et des sentiments, l’ambivalence. L’important de cette parole, ce qui en fait une parole même s’il est un grognement, c’est de savoir à quoi le pourceau qui parle, au nom du troupeau, veut faire croire. Et cette parole est parole exactement dans la mesure où un auditeur y croit. Sans cela, une communication est quelque chose qui transmet, à peu près du même ordre qu’un mouvement mécanique. J’évoquais à l’instant le froissement soyeux, la communication de leur froisse­ment à l’intérieur de la porcherie. Ce n’est rien d’autre en fin de compte. Le gro­gnement est analysable entièrement en termes de mécanique. Mais à partir du moment où ça passe à cet autre registre d’être essentiellement quelque chose qui veut faire croire à une assimilation, il exige la reconnaissance. C’est d’abord dans ce registre-là qu’existe la parole. Et c’est pour cela en effet que, jusqu’à un cer­tain point, on peut parler du langage des animaux. Il y a un langage des animaux, exactement dans le sens où il y a quelqu’un pour le comprendre.

Prenons un exemple que j’emprunterai à Nunberg, qui a écrit un article, paru en 1951, Transference and reality; c’est le même problème qu’il pose, la ques­tion de savoir ce qu’est le transfert.

Il est évidemment fort plaisant de voir, à la fois combien il va assez loin, et combien il est embarrassé. Toute la question est pour lui justement située au niveau de l’imaginaire; dans le fondement du transfert, il y a la projection de quelque chose qui n’est pas là, dans la réalité. Le sujet exige que son partenaire soit une forme, un modèle, par exemple de son père.

Il nous évoquera d’abord le cas d’une patiente, qui passe son temps à attra­per violemment l’analyste, voire à l’engueuler, lui reprocher de n’être pas ceci, pas cela, de n’être jamais assez bien, de ne jamais intervenir comme il faut, de se tromper, d’être de mauvais ton. Il n’y a jamais de satisfaction. Est-ce un cas de transfert, nous dit Nunberg ? Assez curieusement, mais d’ailleurs non sans fon­dement, il dit: « Mais non, ce n’est pas tout à fait cela, parce que là, il y a plutôt readiness, aptitude au transfert»; et l’exigence de présence réelle selon une forme déterminée, à propos de laquelle le sujet insiste sur la discordance du monde réel, c’est-à-dire de la personne de l’analyste, pour réaliser cette exigence primitive, c’est là quelque chose qui est la condition première du transfert.

A partir de quand et à partir de quoi y a-t-il transfert? C’est quand, d’une façon juxtaposée, pour le sujet non distincte, il y a appréhension de tout le mirage, unité par l’image dont la réapparition est exigée; il y a confusion de l’image avec la réalité dans laquelle est situé le sujet; non pas absolue, mais connaissance ni de l’une ni de l’autre, mais confusion. Et ce sera tout le progrès de l’analyse de montrer au sujet la distinction de ces deux plans; c’est la théorie classique de l’analyse du comportement soi-disant illusoire du sujet, dont on montre au sujet combien il est peu adapté à la situation présente, et c’est pas le décollement de ces deux plans de l’imaginaire et du réel.

Mais nous trouvons nous-mêmes toutes sortes de contradictions, car nous passons notre temps à nous apercevoir que le transfert n’est pas du tout quelque chose d’illusoire. Ce n’est pas du tout une façon de l’analyser de dire au sujet « Mais, mon pauvre ami, le sentiment que vous éprouvez pour moi n’est que du transfert! » Ce n’est jamais ça qui a arrangé quelque chose. Il faut bien voir que ce n’est pas de ce point de vue simpliste que la situation s’éclaire véritablement.

Là, comme toujours, quand les auteurs sont bien orientés, ils ont un certain sentiment de la vérité, que leurs exemples démentent, sur le plan théorique. C’est le cas de Nunberg. L’exemple qu’il donne comme typique de cette expé­rience du transfert est vraiment particulièrement instructif.

Voici ce qu’il nous apporte.

«J’avais un patient qui apportait vraiment le maximum de matériel, qui parlait et exprimait avec authenticité, un soin du détail, d’être complet, l’aveu, l’abandon du ton… Et tout ce qu’il pouvait apporter était vraiment sans limites… Et pourtant, rien ne bougeait! Jusqu’à ce que nous nous soyons aperçus de ceci, que la situation analytique se trouvait reproduire pour lui une situation qui avait été celle de son enfance, où il se livrait à des confidences, également extrêmement poussées, aussi entières que possible, fondées sur la confiance totale par rapport à son interlocutrice, qui n’était autre que sa mère, qui venait tous les soirs s’asseoir au pied de son lit. Et le patient se complaisait – telle Schéhérazade du conte célèbre – à lui donner un compte rendu aussi étendu que possible non seulement de ses journées, mais de ses actes, de ses désirs, de ses tendances, de ses scrupules, de ses remords. Sans jamais rien cacher. À ceci près que tout ce jeu était vivement apprécié par le fait que la présence chaude de sa mère, en vêtements de nuit, était pour lui la source et l’occasion d’un plaisir parfaitement soutenu comme tel, et qui faisait la structure de la situation alors vécue; c’est à savoir de deviner sous sa chemise le contour de ses seins, la présence de son corps, et de se livrer aux premières investigations alors spécialement sexuelles sur sa par­tenaire aimée. »

Comment allons-nous analyser cela et le comprendre? Tâchons d’être un tout petit peu cohérents. Qu’est-ce que ça veut dire

Il y a deux choses. La situation première où le sujet vit un certain mode de satisfaction par le moyen de cet échange parlé, et où nous pouvons en effet dis­tinguer deux plans de relations symboliques subordonnées, assurément sub­verties par la relation que nous pouvons appeler dans cette occasion imaginaire, pour autant que ce sujet a la préhension, la révélation de quelque chose qui est aussi attaché à sa référence à lui-même, en tant que les objets de son désir sont tout imprégnés de ce narcissisme fondamental, dont je vous ai montré combien il est essentiel dans la constitution même de l’objet du désir. Oui.

Mais qu’est-ce qui se passe, comment allons-nous comprendre la situation dans l’analyse, au moment où elle se produit, à savoir quand le sujet se com­porte actuellement dans l’analyse avec cette sorte d’entier abandon, cette sorte de bonne volonté totale, de soumission à la règle réalisée jusque dans ses der­niers termes ? Allons-nous dire que quelque chose qui ressemble en quoi que ce soit à la satisfaction primitivement éprouvée soit là, présent ? je sais bien que pour beaucoup le pas est aisément franchi. On dira: «Mais oui, c’est bien cela; derrière cette parole, le sujet recherche une satisfaction semblable », on parlera sans hésiter d’automatisme de répétition, et tout ce que vous voudrez. Et l’ana­lyste aura fait preuve de je ne sais quoi qui serait une détection de je ne sais quel sentiment ou émotion, comme on disait tout à l’heure, présent derrière cette parole, qui serait là, marque d’un au-delà psychologique constitué et conçu comme présent. Et on parlera dans cette occasion d’analyse du transfert, comme ayant été une réalité au-delà de cette parole.

Mais, enfin! Réfléchissons! Est-ce que d’aucune façon nous pouvons admettre que dans cette position, qui est exactement la position inverse à la position primitive, à savoir que l’analyste n’est pas au pied du lit, mais derrière; et qu’il est loin de présenter – au moins dans les cas les plus communs – les charmes de l’objet primitif, ni de pouvoir prêter aux mêmes concupiscences; est-ce qu’il y a en quoi que ce soit quelque chose qui nous permette de franchir un tel pas ?

Tout cela, c’est d’ailleurs des choses bébêtes. Mais enfin c’est justement en épelant un peu la structure des choses et en disant des choses simples qu’il faut nous-mêmes nous apprendre à simplement compter sur nos doigts les éléments au milieu de quoi nous agissons, nous intervenons.

Vous me direz: « Si on ne donne pas cette explication, toute l’issue est impen­sable! » Pourquoi est-ce que tout d’un coup, de l’avoir donnée et révélée entraîne une transformation complète de la situation analytique, à savoir qu’à ce moment-là les mêmes paroles continuent, deviendront efficaces ? Marqueront un véritable progrès dans la situation générale du sujet, dans son existence? Tâchons un peu de comprendre!

Par la nature même de ce qu’est une parole, de ce qu’est l’amenée au jour d’un groupe, d’un monde de significations, nous savons que nous sommes dans le langage et dans l’opération de la parole. C’est-à-dire que, comme telle, la parole elle-même, parce qu’elle est parole, s’institue dans la structure de ce monde sémantique qui est celui du langage, et qui, comme je vous l’ai rappelé tout à l’heure n’a jamais qu’un seul sens à la fois parmi tous ces sens, tous ces emplois; que cette parole a toujours un au-delà, et que derrière ce qu’elle dit, comme tout à l’heure derrière ce que disaient les pourceaux, tout d’un coup inspirés, les compagnons d’Ulysse, la parole est à plusieurs fonctions, à plusieurs sens; et que, derrière ce que dit un discours, il y a ce qu’il veut dire; et derrière ce qu’il veut dire, il y a encore un autre vouloir-dire, et que jamais rien n’en sera épuisé, si ce n’est d’arriver à ce dernier point qui est justement la fonction créatrice de la parole, à savoir le fait qu’elle fasse surgir quelque chose qui est son essence, qui est ce quelque chose qui s’appelle le concept, qui est cette évocation depuis toujours du concept, de quelque chose qui est la chose même, présente, là, et comme nous l’apprend et nous le dit Hegel. C’est là que nous devons faire un saut, et qui n’est pas facile à faire, dans Hegel; mais rappelez-vous simplement ce que dit Hegel du concept par rapport à la chose: le concept, c’est le temps de la chose. Il y arrive par cette voie rigoureuse que, si le concept, contrairement à la théorie classique, c’est la chose même, qu’est-ce qu’il faut que ce soit de la chose? Il est bien certain que ce n’est pas la chose, si on peut dire, en ce qu’elle est, pour une simple raison, que le concept est toujours là où la chose n est pas; et que là où il arrive pour remplacer la chose – comme l’éléphant que j’ai fait entrer l’autre jour, par l’intermédiaire du mot « éléphant », qui a frappé telle­ment certains d’entre vous; car il était bien évident que l’éléphant était là, à par­tir du seul moment où nous le nommions, beaucoup plus présent, au moins pour ses conséquences de la destinée d’éléphant que si l’éléphant était entré dans la salle – qu’est-ce qui peut être là, de la chose ? Il est certain que ce n’est ni sa forme ni sa réalité; car, dans l’actuel, toutes les places sont prises.

Hegel le dit avec une grande rigueur: c’est ce qui fait que la chose est là, tout en n’y étant pas. Cette identité dans la différence, qui caractérise le rapport du concept à la chose est évidemment la même chose qui fait que justement la chose est chose, que le fact est symbolisé, comme on nous le disait tout à l’heure; c’est-à-dire ce qui fait aussi que nous parlons d’une chose, et non pas de ce je ne sais quoi, toujours, en fin de compte, inidentifiable, qui fait que chaque instant suc­cédant à chaque instant, dans une espèce de façon impossible à reproduire, jamais deux fois le courant du monde ne passe par la même situation.

Héraclite nous le rapporte : si nous instaurons l’existence de choses dans cette mouvance absolument infinie, et qui ne se reproduit jamais, du monde toujours changeant, c’est précisément parce que déjà dans la chose cette iden­tité dans la différence est saturée. C’est de là qu’Hegel déduit que le concept est le temps de la chose.

Ceci est tout de même très important à promouvoir, parce que nous nous trouvons placés par là au cœur des problèmes qu’avance Freud, toujours, quand il dit que l’importance se place hors du temps. C’est vrai, et ce n’est pas vrai!

Il se place hors du temps, exactement comme le concept. Mais c’est justement parce qu’il est le temps de lui-même, de la chose, qu’il peut se placer hors du temps, parce que c’est le temps pur de la chose. Et que comme tel ce temps peut reproduire la chose dans une certaine modulation, dont le support matériel peut être exactement n’importe quoi.

Ce dont il s’agit donc dans l’automatisme de répétition, en tant qu’il inter­vient, là, et qu’il intervient dans la parole même, ce n’est exactement pas autre chose que ça! Et cela doit nous mener très loin, jusque et y compris dans les problèmes de temps, que comporte justement notre pratique analytique.

Nous pouvons littéralement concevoir la transformation qui s’opère à partir du moment où la situation transférentielle est analysée, par l’évocation de cette situation ancienne, où le sujet se trouvait en présence, en effet, d’un objet tout différent, et dont il n’y a aucune assimilation avec l’objet présent. C’est uni­

quement ceci : que cette parole actuelle, exactement comme la parole ancienne, est en somme mise dans une parenthèse de temps, dans une forme de temps, si je puis m’exprimer ainsi. C’est ce que j’appelais modulation de temps, qui fait que cette parole a actuellement la même valeur que la parole ancienne. Mais cette valeur n’est pas autre chose qu’une valeur de parole. Il n’y a là actuelle­ment aucun sentiment, aucune espèce de projection imaginaire; comme M. Nunberg s’efforce, s’exténue à la construire, dans cette occasion, se trouvant ainsi dans une situation inextricable.

Loewenstein dira: ce n’est pas une projection, c’est un déplacement; en par­lant d’une mythologie qui a tous les aspects d’un labyrinthe.

Alors que ce dont il s’agit est exactement ceci: que l’élément est une dimen­sion essentielle, mais primordiale, de tout ce qui est d’ordre de la parole. Et jus­tement cette modulation de temps est que le dernier mot, pourrions-nous dire, de cette parole qu’est en train de prononcer le sujet devant l’analyste – je dis exactement le dernier mot, le dernier sens – n’est pas autre chose, ne peut pas être identifié à autre chose qu’à cette forme temporaire dont je vous parle et qui est déjà à soi tout seul une parole.

Si, effectivement, comme le dit Hegel, le concept est le temps, c’est-à-dire que le dernier sens de cette parole que nous pouvons analyser par étages, c’est en trouver toutes sortes de choses entre les lignes de ce que dit le sujet, mais ce que nous trouvons en dernier, c’est en effet quelque chose, mais quelque chose qui est aussi une parole; et ce quelque chose qui est aussi une parole est exactement ce rapport existentiel, fondamental, de l’homme suspendu devant l’objet de son désir, en tant que tel, dans ce mirage narcissique, qui n’a pas besoin de prendre en cette occasion aucune forme particulière, qui n’est rien d’autre que cette sudation de ce rapport. qui est là, à la fois dans ce que nous appelons plaisir pré­liminaire, bref qui se trouve suspendu dans cet isolement de l’homme par rap­port à l’objet de son désir, dans ce rapport spéculaire essentiellement qui ici met toute la parole dans une sorte de suspension par rapport à cette situation, en effet purement imaginaire. Mais elle n’a rien de présent, elle n’a rien d’émo­tionnel, elle n’a rien de réel, de sentimental. Elle n’est compréhensible que pour autant qu’une fois qu’elle est atteinte elle change tout le sens de cette parole, et qu’elle montre au sujet que sa parole est ce que j’ai appelé dans ce Rapport, introduction du terme de parole vide, et que c’est en tant que telle et en tant que parole vide, qu’elle est en effet dans un certain temps sans aucun effet.

Tout ceci n’est pas facile. Est-ce que vous y êtes ? Si vous y êtes un tant soit

peu, vous devez comprendre que l’au-delà auquel nous sommes renvoyés, c’est toujours, si on peut dire, à une parole plus profonde, et qui va jusqu’à cette limite qui fait qu’il y a évidemment dans la parole une limite ineffable qui est justement ceci que la parole crée en somme toute la résonance de tous ses sens, et qu’en fin de compte nous sommes renvoyés à l’acte même de la parole en tant que tel, et que c’est de la valeur de cet acte actuel, à savoir si la parole est vide ou pleine, c’est-à-dire à quel point de sa présence elle est pleine, c’est de cela qu’il s’agit dans l’analyse du transfert.

Si vous trouvez ceci un tant soit peu spéculatif, voire inorthodoxe, je vais quand même vous apporter en conclusion pour aujourd’hui, puisque nous sommes amenés comme ça, en nous promenant, à des carrefours qui méritent que vous vous y arrêtiez et y souteniez un peu votre méditation, une référence. Parce que je suis ici pour commenter les textes de Freud. Et qu’il n’est quand même pas inopportun de faire remarquer que cette interprétation est stricte­ment orthodoxe.

Si vous cherchez dans toute l’œuvre de Freud à quel moment apparaît le mot Übertragung, transfert, ce n’est pas dans les Écrits techniques, et à propos des relations réelles, peu importe, imaginaires, voire symboliques avec le sujet; ça n’est pas à propos de Dora ni à propos de toutes les misères qu’elle lui a faites puisque, soi-disant, il n’a pas su lui dire à temps qu’elle commençait à s’engager sur la pente d’un tendre sentiment à son égard; c’est dans la septième partie de la Traumdeutung (Science des rêves), Psychologie des processus du rêve, à pro­pos de l’accomplissement des désirs dans le rêve. Freud, après tout un livre, que je commenterai peut-être devant vous un jour prochain, où il ne s’agit littérale­ment que de démontrer, dans la fonction du rêve, essentiellement cette plura­lité, cette superposition d’ordonnances sémantiques, qui vont, si on peut dire, d’un matériel signifiant jusqu’à toute la profondeur et la superposition des significations, nous montre comment la parole, à savoir la transmission du désir, qui peut se faire reconnaître pour cela, exactement, n’importe quoi, pourvu que cela soit organisé en système symbolique; et que c’est là, précisément, ce qui est la source du caractère pendant longtemps indéchiffrable du rêve. C’est que pen­dant un certain temps, de même qu’on n’a pas su comprendre les hiéroglyphes pendant un certain temps, parce qu’on ne les composait pas dans leur système symbolique propre et qu’on ne s’apercevait que, lorsqu’on voyait dans les hié­roglyphes une petite silhouette humaine, ça pouvait vouloir dire un homme, mais que ça pouvait aussi représenter le son « Homme », et, comme tel, être composé comme syllabe dans un mot, c’est comme ça qu’est fait le rêve.

Et qu’est-ce que Freud appelle Übertragung ? C’est, dit-il,  «Le phénomène constitué par ceci qu’un certain désir refoulé par le sujet, pour lequel il n’y a pas de traduction directe possible,,>, c’est-à-dire qu’il est interdit à son mode de discours.

Granoff me signale la comparaison avec la pierre de Rosette, qui est là, dans l’article de Bennitt. Bien sûr! Aussi, Freud citait la pierre sur laquelle Champollion a fait sa découverte.

Ce désir ne peut pas se faire reconnaître; pourquoi ? Parmi les éléments du refoulement, il faut bien vous dire qu’il y a quelque chose qui, aussi, participe de cet ineffable, en ce sens qu’il y a des relations essentielles qu’aucun discours ne peut exprimer suffisamment, sinon justement dans ce que j’appelai tout à l’heure l’entre-les-lignes. Nous y viendrons la prochaine fois. je vous ferai la comparai­son entre la façon dont, par exemple, n’importe quel auteur ésotérique – j’ai choisi ce thème, puisque je comptais vous en parler aujourd’hui… Le guide des égarés, qui est un ouvrage ésotérique. La façon dont il présente, sa façon d’écrire, à savoir comment, délibérément, il organise son discours de façon telle que ce qu’il veut dire, c’est lui qui parle, qui n’est pas dicible, soit compréhensible, puisse se révéler quand même; à qui?… Ces lignes ne sont pas seulement ce qu’il dit, mais celles d’un désordre, certaines ruptures, certaines discordances inten­tionnelles. C’est par là qu’il veut dire ce qui, soit ne peut, soit ne doit pas être dit.

je vous montrerai que la façon même dont il s’exprime, si vous voulez, est l’envers de ce que nous, nous appelons la lecture des tendances inconscientes dans les lapsus, les trous, les contentions, les répétitions. Ce que nous lisons est aussi quelque chose qui, dans le sujet, exprime mais là tout à fait spontanément et innocemment, comme délibérément il organise son discours. Nous y revien­drons. Ces textes valent la peine d’être rapprochés.

Qu’est-ce que nous dit Freud, quand il nous parle, dans la première défini­tion de l’ Übertragung ? À quoi servent les Tagesreste ? Ils sont le matériel signi­fiant. Ce n’est pas exactement comme cela qu’il s’exprime. Il dit qu’ils sont désinvestis du point de vue du désir, que ce sont pour le rêve, et dans l’état du rêve, des espèces de formes errantes qui, pour le sujet, sont devenus de moindre importance, se sont pour ainsi dire vidées de leur sens. C’est bien, en effet, ce qui se passe chaque fois que nous avons affaire à un matériel signifiant. Le maté­riel signifiant, qu’il soit phonématique, hiéroglyphique, ou autre chose, ce sont des formes qui sont déchues de leur sens propre, et comme telles reprises dans une organisation qui est justement celle à travers laquelle un sens nouveau trouve à s’exprimer.

C’est exactement cela que Freud appelle Übertragung; c’est pour autant que le désir inconscient, c’est-à-dire impossible à exprimer, trouve le moyen de s’ex­primer à travers, si on peut dire, l’alphabet, la phonématique de ces restes du jour, eux-mêmes désinvestis du désir. C’est donc un phénomène de langage comme tel. Cette signification du signe est neutralisée par la signification réalisant. C’est à cela qu’il donne, pour la première fois, le nom, de terme d’Übertragung.

On ne peut pas ne pas voir – si on est un peu éclairé à cette dimension – d’une façon plus sensible que, dans ce terme ce dont il s’agit essentiellement, dans l’Übertragung, c’est d’un phénomène de langage. Ici, cela se produit dans le rêve,. mais bien entendu, dans tout ce qui se produit dans l’analyse, il y a cette dimension supplémentaire que l’autre est là, présent, jusqu’à un certain point. Et il apporte une dimension essentielle dans la réalisation de ce transfert du sens, qui se passe dans la dimension du langage en tant qu’il aborde l’interlocuteur.

Mais observez aussi ceci que, du point de vue de l’analyse freudienne, les rêves sont d’autant plus clairs et analysables que l’analyse est plus avancée, à savoir que le rêve parle plus à l’analyste, et que les meilleurs rêves, les plus riches, les plus beaux, les plus compliqués, que nous apporte Freud, les plus significatifs, ce sont les rêves qui sont à l’intérieur d’une analyse, et littéralement tendant à parler à l’analyste.

C’est aussi d’ailleurs ce qui doit vous éclairer sur la signification propre du terme acting-out. Si, tout à l’heure, j’ai parlé d’automatisme de répétition, et si j’en ai parlé essentiellement à propos du langage et du langage comme tel, c’est bien en tant que l’action, quelle qu’elle soit, acting-out ou acting-in, dans la séance, est incluse dans un contexte de parole. Si vous analysez bien les choses, sur les faits concrets, quoi que ce soit qui se passe dans le traitement est qualifié d’acting-out. Si tant de sujets se précipitent, pendant leur analyse, pour faire une foule d’actions érotiques, comme se marier, par exemple, pour montrer ce que de nos jours on appelle curieusement l’« oblativité », c’est évidemment un acting-out – à l’adresse de leur analyste – pour montrer à quel point l’analyse tend sur eux.

Et c’est bien pourquoi il faut faire une analyse d’acting-out, et faire une ana­lyse de transfert. C’est-à-dire trouver dans un acte son sens de parole, son sens d’acte pour se faire reconnaître.

C’est là que je vous laisserai pour aujourd’hui.

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