samedi, juillet 27, 2024
Recherches Lacan

LI LES ÉCRITS TECHNIQUES DE FREUD 1953 – 1954 Leçon du 2 Juin 1954

Leçon du 2 Juin 1954

Qui se dévoue pour poser une question à propos de ce qu’a dit Granoff la der­nière fois, et pour autant que son exposé était excellent, vous avez pu vous faire une idée de ce que représente ce bouquin. L’un de vous veut-il faire un petit effort pour dire ce qui se dégage, comment se pose le problème, à propos de ce bou­quin de Balint ? De ce qui en est résulté de majeur pour tel ou tel d’entre vous ?

MANNONI – La question posée ainsi m’embarrasse. Je suis justement en train de rassembler des morceaux, et c’est l’ensemble qui me manque.

Il me semble que le reproche essentiel que Granoff a fait à Balint est d’avoir manqué d’exprimer quelque chose qui se passe dans l’analyse, et qui est le type de relations entre l’analyste et l’analysé. Il semble que le rôle de l’analyste soit d’assister à la montée et à la descente, dans une sorte d’échelle, de progrès et de régressions de son sujet. Il est en quelque sorte témoin de la manière dont le sujet monte et descend l’échelle des régressions. Et le problème qui se pose est de savoir comment on peut dire qu’on régresse ou qu’on progresse. Il me semble que la difficulté est la suivante : si l’amour libidinal est une progression, que deviennent les anciennes étapes, et si, au contraire, on ne peut accéder à l’amour libidinal que par une régression profonde, je vois la difficulté de Balint dans la manière dont il n’a pas réussi à traiter le problème de la régression.

Autre difficulté : celle des rapports de l’analyste avec le sujet, c’est confus, parce que vous me prenez au dépourvu.

LACAN – C’est déjà quelque chose. On peut en partir.

Voyons cette conception que nous appelons de Balint, qui se rapporte d’abord en une tradition très particulière, tradition hongroise, pour autant qu’elle a été dominée par la personnalité de Ferenczi, occasionnellement, inci­demment. Nous aurons sûrement à toucher, par mille petites faces anecdo­tiques, amusantes, les rapports de Ferenczi et de Freud.

Ferenczi a été évidemment un peu considéré à l’époque, avant 1930, comme l’enfant terrible de la psychanalyse. Ferenczi gardait par rapport à l’ensemble du concert des analystes une grande liberté d’allure, une façon de poser les ques­tions qui ne participait peut-être pas du très grand souci de s’exprimer par ce qui était « orthodoxique », déjà à cette époque.

Il a introduit plusieurs fois certaines questions qui, pour une vue superfi­cielle, peuvent se grouper autour du terme de la question de « psychanalyse active ». Et quand on dit ce terme qui fait clef, on croit qu’on a compris quelque chose, et que c’est en somme réglé dans l’espèce d’aura confuse qui va à peu près des remarques de Ferenczi, sur une question qu’a posée dès l’époque Ferenczi sur le rôle que devaient jouer, à tel ou tel moment de l’analyse, l’ini­tiative de l’analyste d’abord, l’être ensuite de l’analyste. Il a commencé à poser ces questions; mais il faut voir en quels termes, et ne pas confondre sous le terme d’actif toute espèce d’intervention, pouvant aller depuis les interdic­tions, telles qu’hier soir vous en avez entendu poser la question, à propos du cas qui nous a été rapporté par le Dr Morgan. La question que j’ai rappelée hier soir, évoquée déjà dans les écrits techniques de Freud, et admise toujours comme parfaitement évidente par Freud, que, dans certains cas, il faut savoir intervenir activement en posant certaines interdictions : « Votre analyse ne peut pas continuer si vous vous livrez à telle ou telle activité qui, saturant, en quelque sorte, la situation, stérilise au sens propre du terme ce qui peut se pas­ser dans l’analyse. »

Nous tâcherons de voir, en partant d’où nous sommes, en remontant si vous voulez à partir de Balint, ce que ça veut dire dans Ferenczi, ce qui lui a été en somme laissé par l’histoire à son compte comme introduction de la notion de psychanalyse active.

je vous signale en passant que Ferenczi lui-même, au cours de sa vie, a plu­sieurs fois changé d’attitude, de position. Il est revenu sur certaines de ses ten­tatives, déclarant que l’expérience les avait montrées excessives, peu fructueuses, voire nocives.

Enfin, Balint appartient à cette tradition hongroise qui fleurit, s’épanouit tout à fait normalement autour de la question des rapports de l’analysé et de l’analyste conçu comme personne impliquée dans une situation interhumaine, et impliquant comme telle certaine réciprocité dans les relations.

En d’autres termes, cette tradition de Ferenczi, on peut légitimement la faire remonter à une certaine position des questions qui maintenant s’énoncent dans les termes « transfert » et « contretransfert », mis au premier plan des relations analytiques.

Balint se situe plus en avant dans ce progrès, à partir de 1930, donc dans une période contemporaine, nous pourrions clore autour de 1930 l’influence per­sonnelle de Ferenczi; ensuite se manifesta celle de ceux qui le suivent, de ses élèves.

Sur les rapports personnels de Freud et Ferenczi, je ne peux pas m’engager maintenant. C’est très curieux; et ça vaudra la peine que nous y revenions. Mais, nous devons aller droit à notre sujet.

Balint est donc dans cette période qui s’étend de 1930 à maintenant, et est caractérisée par une montée progressive de la notion de relation d’objet. je crois que c’est là le point central de toute la conception de Balint, sa femme, et leurs collaborateurs qui se sont intéressés à la psychologie des animaux. Elle se mani­feste dans un livre qui se caractérise, encore qu’il ne soit qu’un recueil d’articles s’étendant sur une période de vingt années, pouvant donc être assez papillo­tants, disparates, et ayant cependant une remarquable unité. Cette unité, on peut la dégager.

Partons de là. Faisons le tour d’horizon; je le suppose fait; car ce qu’a fait Granoff est à mon avis assez bien présenté pour que vous puissiez vous rendre compte comment se situent, dans leur masse, dans leur position, les différents problèmes que pose Balint.

Posons donc que les choses sont déjà situées, et partons de la relation d’objet. Elle est au centre et au cœur de tous les problèmes posés par Balint. Vous le verrez.

Allons tout de suite au problème, et à la distinction que nous allons être ame­nés à faire. Nous verrons que ce qui est son centre perspectif dans l’élaboration de la notion d’objet ou de relation d’objet est ceci: un objet est avant tout, pour lui, dans sa conception, un objet de satisfaction, ce qui n’est pas pour nous éton­ner, puisque nous sommes, avec l’expérience analytique, dans l’ordre des rela­tions libidinales, de la relation du désir.

Mais, qu’est-ce à dire, que de partir de l’expérience interhumaine de l’objet, comme étant essentiellement au départ ce qui satisfait, ce qui sature un besoin ? Est-ce là un point dont nous pouvons partir? Est-ce un point initial valable, à par­tir duquel nous pourrons développer, grouper, expliquer, ce que l’expérience nous

démontre, nous enseigne se rencontrer dans l’analyse ? C’est là qu’est la question.

Nous allons voir ce qui se passe à l’expérience, à savoir la façon dont Balint est amené à regrouper l’expérience analytique autour de cette notion.

La relation d’objet fondamentale, pour lui, satisfait à ce qu’on peut appeler la forme pleine, la forme typique. La relation d’objet est celle, donc, qui conjoint à un besoin un objet qui le sature. Cela peut-il être considéré comme suffisant? Voilà la question que je pose. Elle lui est donnée d’une façon typique dans ce qu’il appelle primary love, amour primaire, à savoir les relations de l’en­fant et de la mère; ce qui est exprimé dans l’article Mother’s love, and love for the mother, l’amour de la mère, et l’amour pour la mère. Cet article, qui est essentiel, est d’Alice Balint; c’est la contribution essentielle d’Alice Balint au travail commun. La notion capitale amenée par cet article est celle-ci : le propre de cette relation de l’enfant à la mère est qu’il implique que la mère, comme telle, satisfait à tous les besoins de l’enfant. Cela ne veut pas dire, bien entendu, que c’est toujours réalisé; mais c’est structural, interne à la situation de l’enfant humain. Ceci implique tout l’arrière-fond animal de la situation. Et d’ailleurs il ajoute cette touche qui est importante, et qui est superfétatoire dans le cas du petit d’homme: il est non seulement comme tout petit animal, dans un certain temps, coapté à ce compagnonnage maternel qui sature quelque chose d’un besoin essentiel, primitif, des premiers pas dans le monde de la vie, mais il l’est beaucoup plus qu’un autre, en raison de cette arriération de son développement qui fait qu’on peut dire que l’être humain, dans son développement, apparaît avec des traits fœtalisés, c’est-à-dire ressortissant à une naissance prématurée. Ceci est à peine touché, et en marge. Il le relève, il a de bonnes raisons pour ça.

Quoi qu’il en soit, ce qui est donné comme essentiel est suffisamment marqué par ceci, sur lequel il insiste et revient par une sorte de sentiment que c’est une cheville, un élément, une articulation essentielle de sa démonstration, cet élément auquel il tient tellement démontre bien plus qu’il ne croit, vous allez le voir. Il insiste sur ce fait tellement significatif à ses yeux et à juste titre, que la relation enfant-mère, telle qu’elle est ici définie, est tellement fondamentalement ce qu’il dit que si elle se poursuit, si elle s’accomplit d’une façon heureuse, sans accident, il ne peut y avoir de trouble que par accident. Cet accident peut être la règle, ça ne change rien, c’est un accident par rapport à la relation considérée dans son caractère essentiel. Si donc elle est réalisée dans sa forme essentielle, l’ensemble de la situation va muer. S’il y a satisfaction, le désir de cette relation primaire, qu’il appelle primary love, amour primaire, n’a même pas à apparaître, rien n’ap­paraît. Ce donc qui s’en manifeste est simplement accroc à une situation conçue comme fondamentalement fermée, dans une relation à deux.je ne peux pas m’attarder, á cause de ce que j’ai à déployer dans un certain chemin. Mais cet article d’Alice Balint développe cette conception jusqu’à ce que je pourrais appeler ses conséquences héroïques. je vais vous montrer dans quel sens il faut employer ce terme. Elle dit

« Pour l’enfant, tout ce qui lui est bon venant de la mère va de soi; rien n’a même à surgir un instant qui implique l’autonomie de cette sorte de parte­naire, l’existence de ce partenaire comme étant un autre sujet. Non, ça va de soi; le besoin exige. Et tout dans la relation d’objet, pour l’enfant, va de soi comme s’orientant pour la satisfaction de ce besoin… S’il en est ainsi dans cette conception d’harmonie préétablie qui fait de la première relation d’objet de l’être humain quelque chose de fermé, tendant à une satisfaction parfaite dans son rapport essentiel, ceci implique en toute rigueur qu’il en soit strictement de même de l’autre côté. »

La rigueur de ce développement est justement marquée par le fait qu’Alice Balint ne croit pas avoir suffisamment démontré la portée fondamentale, l’am­pleur de conception de ce qu’elle apporte. Elle n’a pas démontré qu’il en est exactement de même du côté de la mère, à savoir, pour m’exprimer d’une façon imagée, que l’amour de la mère pour son rejeton a exactement le même carac­tère d’harmonie préétablie sur le plan du besoin à son stade primitif, c’est-à-dire que, pour elle aussi, il y a – dans tous les soins, toutes les manifestations de contact, de soins, de propreté, d’allaitement, de tout ce qui la lie animalement à son rejeton – quelque chose qui satisfait en elle un besoin absolument complé­mentaire du premier. La situation est exactement complémentaire. Et cette complémentarité – que j’ai appelée l’extrémité héroïque de la démonstration d’Alice Balint – est qu’elle insiste énormément sur le fait que ceci comporte exactement les mêmes limites que tout besoin vital, à savoir que,

« Quand on n’a plus rien à donner, eh bien, on prend »;

et ce qui lui parait un élément des plus démonstratifs de la situation, c’est que dans telle ou telle société dite primitive dans leur registre – ceci fait beaucoup moins allusion à la structure sociale ou communautaire entre ces sociétés qu’au fait qu’elles sont beaucoup plus ouvertes à des crises terribles sur le plan vital du besoin, qu’il s’agisse des Esquimaux ou des tribus errantes et perdues dans un état misérable dans les déserts australiens – à partir du moment où il n’y a plus rien à se mettre sous la dent, eh bien, on mange son petit; et ça fait partie du même système, c’est dans le même registre de cette satisfaction vitale, il n’y a aucune béance, aucune faille, entre les deux activités : on est tout à lui, mais du même coup, il est tout à vous. Et de ce fait même, il peut très bien être destiné à être ingurgité, à partir du moment où il n’y a plus moyen de s’en tirer autre­ment; c’est la satisfaction d’un besoin vital absolument homogène; il peut aller jusqu’à l’absorption qui fait partie des relations interanimales, qui fait partie des relations d’objet. L’enfant se nourrit, absorbe, dans la mesure où il le peut, sa mère en temps normal. La réciproque est vraie: quand la mère ne peut plus faire autrement, elle se l’envoie derrière la cravate. Et Balint va très loin dans les détails ethnographiques extraordinairement suggestifs. Je ne sais pas s’ils sont exacts, il faut toujours se méfier des rapports, comme on dit, qui viennent de loin. Néanmoins, certains rapports d’ethnographes laissent à penser, par exemple, que dans des périodes de détresse, on ne peut même pas parler de disette, ces sortes de famines atroces qui font partie constamment du rythme de certaines populations restées dans des stades très primitifs, isolées aussi au point de vue communauté dans des pays extrêmes, comme ceux auxquels je viens de faire allusion, ce fait par exemple a été signalé que dans certaines tribus d’Australie on voit des femmes en état de gestation capables, avec cette dexté­rité remarquable de moyens qui caractérisent certaines manifestations du com­portement primitif, de se faire avorter pour se nourrir de l’objet de la gestation ainsi prématurément mis au jour.

Donc la relation enfant-mère est là développée comme étant le point de départ fondamental d’une complémentarité du désir. Disons, pour signaler, illustrer, étiqueter la chose pour votre esprit, encore que ce ne soit pas ça que j’aime le mieux, sur le plan animal, d’une coaptation directe de désirs s’emboi­tant, se ceinturant l’un l’autre. Et tout le reste qui arrive, les discordances, les béances, ne sont jamais qu’accidents.

C’est là le point de départ. Et en définissant les choses ainsi, il précise quelque chose qui se trouve en contradiction avec un élément essentiel qu’on peut appe­ler la tradition analytique sur le sujet de ce qu’on peut appeler développement des instincts, c’est-à-dire qu’il va à contredire, à s’opposer à ce qu’on admette, comme on le fait traditionnellement, un stade primitif dit d’autoérotisme.

Ceci est l’autre élément qui met en relief la portée de cette conception. Car, il y a contradiction, distinction essentielle, entre cette façon de concevoir le point de départ, on peut dire initial, qui sera en même temps – vous verrez pourquoi – et restera le pivot de toute la conception des relations d’objet dans le cas de Balint et Alice Balint. Il y a une différence essentielle entre cela et ce qu’admettent, pour toute une part, les textes de Freud, qui admettent, promeu­vent, non sans nuances, bien entendu, des nuances très importantes – qui dans les textes de Freud laissent toujours la chose dans une certaine ambiguïté – appelons-la « la conception viennoise » de la conception du développement libi­dinal, on ne sait pas très bien où l’arrêter, faute justement d’en avoir les moyens théoriques et techniques. Il y a une phase première, que certains limiteront aux six premiers mois, que d’autres essaieront d’étendre très loin et que d’autres reculeront peut-être encore vers une limite plus antérieure; et comme le sou­ligne humoristiquement Balint, il y a toujours un moment où on peut dire

« À ce moment-là la relation d’objet n’est pas encore née »,

par une caractéristique essentiellement négative bien définie. Il y a un moment où la conception viennoise, appelons-la classique, c’est une conception de défi­nition du développement libidinal; il y a une étape où, ce qui n’est pas du tout pareil, le sujet enfantin ne connaît que son besoin, il n’a pas de relation avec l’ob­jet qui le satisfait; il ne connaît que ses sensations, et il réagit sur le plan stimu­lus-réponse. Pour illustrer ce que comporte cette notion d’autoérotisme, il n’y a pas pour lui de relation essentielle, primaire prédéterminée, il n’y a que le sen­timent de son plaisir ou de son non-plaisir. Le monde est pour lui un monde de sensations indifférenciées. Et ces sensations gouvernent, dominent, inclinent son développement. Il vit dans un monde de désirs. On n’a pas à tenir compte de sa relation à un objet, car aucun objet encore pour lui n’existe à ce moment-­là.

C’est ce qui est bien marqué dans un des textes de Balint, par référence à un article de Bergler qui soutient cette thèse alors considérée dans le milieu vien­nois comme classique, et qui rend le milieu viennois particulièrement imper­méable à ce qui commençait à surgir dans le milieu anglais, qui consistait à mettre en valeur sous une forme différente de celle de Balint ce qui se dévelop­pait ensuite dans la théorie kleinienne, à savoir aux premiers éléments trauma­tiques liés à la notion de bon et de mauvais objet, à toutes ces projections, introjections primitives dont la dialectique aura un rôle si essentiel dans le déve­loppement de toute la pensée anglaise, spécialement dans celui de la psychana­lyse d’enfants. (Article de Bergler, « Earliest stages », Intern. Journal of Psychoanal. XVIII,1937, p. 416.)

Quelles sont les conséquences de cette conception de la relation d’objet ? D’abord posons ceci : il est clair que Balint et ceux qui le suivent, prolongent, annoncent, vont dans le sens d’une vérité. N’importe qui a observé un nourris­son de 15 à 20 jours ne peut pas dire qu’il n’y a pas chez ce sujet infans un inté­rêt pour des objets électifs. L’idée traditionnelle de l’autoérotisme comme étant un destin primitif de la libido doit être interprétée. Elle a sûrement sa valeur, mais c’est justement ce queje veux essayer de vous montrer, que si nous la pre­nons sur le plan behavioriste du rapport du vivant avec son Umwelt, elle est démontrée fausse. Il suffit d’avoir un instant considéré un petit enfant dans son premier mois pour voir qu’il y a relation d’objet. Cela ne veut pas dire que la théorie de l’autoérotisme primitif ne réponde pas à quelque chose, mais c’est justement que dans la théorie de la libido on se place dans un autre registre. La théorie de la libido, telle qu’elle a été construite par Freud, est une façon d’abor­der ce registre, à savoir la signification de la théorie de la libido qui nous est ainsi donnée à propos de ces développements qui sont en quelque sorte des espèces de dérivations qui se branchent sur la théorie de l’analyse, mais qui représen­tent nettement par rapport à l’inspiration fondamentale de la théorie de la libido une déviation, mais dans laquelle s’engage pour l’instant une part considérable, majoritaire, du mouvement analytique.

Les conséquences de ce point de départ, là-dessus Balint est tout à fait clair en partant de cette notion de la relation d’objet comme étant définie par la satis­faction d’un besoin auquel l’objet correspond d’une façon fermée, achevée, dans la forme de l’amour primaire, dont le premier modèle est donné par le rapport mère-enfant, il est tout à fait manifeste par le développement de la pensée de Balint lui-même – ce n’est pas nous qui reconstruisons ni qui déduisons – nous voyons ce que ça donne quand on s’embarque dans ce chemin. J’aurais pu vous y amener par une autre entrée. Mais par quelque entrée que vous y entriez, dans cette pensée de Balint, vous retrouverez toujours les mêmes impasses et les mêmes problèmes. Car c’est une pensée cohérente et c’est une chose que nous pouvons… en reprenant le circuit dans un autre sens.

Mais si on part de cette relation d’objet-là, il n’y a aucun moyen d’en sortir, c’est-à-dire que, quels que soient les progrès, les étapes, les franchissements, les stades, les phases, les métamorphoses de la relation libidinale, l’expérience manifestement nous montre qu’elle se produit au cours du développement de l’être vivant.Si on part de là pour définir la relation d’objet, il n’y a aucun moyen, en fai­sant évoluer de quelque façon que vous vouliez les nuances, les qualités du désir, en passant de l’oral à l’anal, puis au génital, la relation d’objet sera forcé­ment définie toujours de la même façon, à savoir qu’il faudra bien qu’il y ait un objet pour satisfaire le désir, quelles qu’en soient ses métamorphoses, et que cet objet aura aussi pour fonction de saturer ledit désir. Toute cette consé­quence que la relation génitale dans ce qu’elle a d’achevé, dans son accomplis­sement sur le plan instinctuel, est exactement conçue, pensée, enregistrée, et même théorisée de la même façon, d’une façon avouée, je peux retrouver le pas­sage, ceux que ça intéresse le trouveront formulé comme je vous le formule, que ce qui représente la satisfaction génitale achevée est une satisfaction où la satisfaction de l’un, je ne dis pas se soucie de la satisfaction de l’autre, mais se sature en cette satisfaction. Il va de soi que l’autre est satisfait dans cette rela­tion essentielle.

C’est cela l’axe de sa conception du genital love, exactement comme du pri­mary love. Et ceci il l’écrit, parce qu’il ne peut pas penser les choses autrement; à partir du moment où l’objet est défini comme un objet de satisfaction, comme il est bien clair que cela devient alors beaucoup plus compliqué, que les choses se passent ainsi au niveau du développement adulte, c’est-à-dire au moment où effectivement le sujet humain a à mettre en exercice ses capacités de possession génitale, il devient tout à fait clair, alors, qu’il faut ajouter là une rallonge, si je puis dire, mais que cela n’est jamais qu’une rallonge, à savoir qu’on ne com­prend pas d’où cela a surgi. Mais il est clair que cela comporte cette sorte d’ini­tiative du sujet, d’intérêt du sujet, d’aperception d’existence ou, comme il dit, de la réalité du partenaire qui doit soumettre cette réalisation, idéale, mais conçue comme fondamentalement du même ordre.

Il faut, pour qu’il y parvienne, toutes sortes d’aperçus finalistes où le sujet intervient dans une façon beaucoup plus élaborée. Il faut qu’il tienne compte, comme sujet, de l’existence de l’autre sujet, également comme tel; il est tout à fait clair que là, ça ne va pas de soi, il faut qu’il s’occupe et s’intéresse non seu­lement de la jouissance de son partenaire, mais de toutes sortes d’exigences qui existent autour.

C’est par l’intermédiaire de la notion de réalité de l’autre comme sujet qu’in­tervient ce qui fait le progrès du genital love par rapport au primary love. Mais, vous le voyez, c’est simplement lié à une sorte de donnée; c’est comme ça, parce qu’un adulte, c’est beaucoup plus compliqué qu’un enfant. Mais, fondamentale­ment, l’ordre et le registre de satisfaction sont les mêmes : une satisfaction close à deux où l’idéal est que chacun trouve dans l’autre l’objet qui satisfait son désir.

Voici donc requises toutes sortes de qualités d’appréciation de ces besoins, de ces exigences de l’autre, dont il va falloir savoir d’où il faut les faire sortir. Car, rien ne nous est indiqué de la façon dont, dans le sujet, quand il s’agit de relations libidinales, cette sorte de reconnaissance d’autrui comme tel pourrait être introduite dans ce système fermé de la notion de relation d’objet. Rien ne peut l’introduire. Et c’est cela qui est tout à fait frappant. Tous ces éléments qu’il appelle : tendresse, idéalisation, tout ce qui est autour de l’acte génital, tout ce que nous pourrions appeler les mirages de l’amour – terme d’autant plus valable dans ce registre que c’est bien en fin de compte de cela qu’il s’agit, s’il s’agit de la saturation du désir et du besoin comme tels – tout cela doit venir de quelque part au moment où nous arrivons au stade du genital love. Et là il n’y a qu’à lire le texte de Balint : quand le sujet est arrivé à l’étape de la réalisation génitale, tout cet élément civilisé culturel de la relation avec l’autre dans l’amour achevé doit venir de quelque part. Mais étant donné que la notion fondamentale de la relation d’objet n’a pas bougé par une bonne raison qui est que, quand elle est posée comme ça, on ne peut pas la faire évoluer, rien ne vient introduire à l’in­térieur une antinomie qui la fasse apparaître structurée d’une façon différente quand on arrive au niveau génital.

Nous assistons donc à cette chose paradoxale, qui n’est pas paradoxale, car elle est suggérée, voire imposée par l’expression, quand on est parvenu au niveau génital, tout cet élément que j’appelle: mirage d’idéalisation, de tendresse, toute la carte du tendre de l’amour, quelle est son origine ? Il ne peut pas dire autre chose, parce que la clinique le démontre, mais c’est là qu’apparaît la déchirure, immédiate, de haut en bas de son système, c’est qu’il dit: « L’origine de tout cela est prégénitale. » C’est-à-dire qu’une fois qu’on est avancé à ce stade de déve­loppement qui est le génital, il est forcé d’aller rechercher dans une antériorité sa conception du primary love, exclure tout ce qui vient au moment du génital se composer avec la satisfaction du désir génital pour donner sa forme achevée à cette relation à l’autrui extrêmement complexe, riche, élaborée, qui est en effet normalement exigible dans la relation interhumaine qui s’appelle non pas sim­plement la copulation, mais l’amour.

Il est donc forcé d’avoir une conception de ce qui est prégénital dans ce qui est en train de se développer comme étant essentiellement dominé, pris sous l’accent d’un primary love, c’est-à-dire d’une relation objectale, purement close sur elle-même dans une satisfaction réciproque de deux objets l’un par l’autre, qui ne comporte aucune intersubjectivité. Et puis quand il arrive au génital, où il faut bien que là l’intersubjectivité soit manifestement exigible, à partir de cette relation d’objet, comme rien ne peut faire que rien ne soit plus exigible dans l’acte génital de la relation d’objet, il fait ressurgir des fantaisies du prégénital tout ce qui vient s’y ajouter pour composer comme une relation intersubjective, riche et nuancée.

C’est ça la contradiction de sa doctrine, c’est qu’il conçoit le prégénital comme formé par une relation d’objet disons animale, et dans laquelle l’objet est comme tel dans un absolu unselfishness, c’est ce qui caractérise tout ce qu’il qualifie dans son premier développement de relation d’objet primitive. L’objet n’est pas selfish, c’est-à-dire qu’il n’est pas sujet. Le terme n’est pas formulé, mais les formules même qu’il emploie montrent bien de quoi il s’agit. C’est la subjectivité. La selfishness, c’est de penser que l’autre est un self. Il dit : dans le prégénital, il n’y a absolument pas de self, hors de celui qui vit; l’objet est là pour saturer ses besoins. Et quand on arrive au niveau de la relation génitale, comme on ne peut pas sortir de cette notion ainsi définie de la relation d’objet, il n’y a aucun moyen de la faire progresser, car le désir a beau changer, l’objet sera tou­jours quelque chose de complémentaire au désir. Et il est alors amené par une sorte de béance que rien ne peut combler, mais qu’il est bien forcé quand même de faire entrer dans son système, parce que en effet l’expression qui le montre c’est ceci, fait parfaitement sensible qu’on voit se trahir dans l’expérience ana­lytique, que justement tout ce qui vient enrichir l’expérience en tant qu’inter­subjective, qui tient compte de la selfishness de l’autre, vient justement de ce stade prégénital dont il l’a exclu précédemment; il y est forcé, car l’expérience le montre, c’est de là que ceci tire son origine; mais il est incapable d’expliquer cette contradiction. Et c’est là, sur le seul plan de l’énoncé théorique, que l’on voit dans quelle impasse on est engagé en prenant sous un certain registre la rela­tion d’objet.

LANG – Il me semble qu’il y a une autre contradiction, qui se voit aussi dans l’exposé que vous avez fait, par les termes que vous avez employés. C’est, dans ce monde fermé qu’il décrit au début, primary love, une contradiction interne qui se manifeste également et qui tient à ce fait qu’il y a une confusion complète et systématique entre le besoin et le désir; vous avez d’ailleurs employé vous-même, pour préciser sa pensée, tantôt un terme, tantôt l’autre. C’est peut-être en portant son attention sur ce point-là qu’on verrait où est la faille.

Il y a une question que je voudrais poser. Est-ce qu’il emploie, lui aussi, indif­féremment les deux mots de besoin et de désir? Car vous avez souligné au début que le désir ne peut pas apparaître, il n’y a pas de point d’émergence du désir dans ce monde fermé.

LACAN – Il emploie alternativement les deux… Le fondement de la pensée, c’est need, besoin, et c’est accidentellement, dans les manques, que le need se manifeste en wish. Or, c’est bien de cela qu’il s’agit. Est-ce que le wish humain est simplement le manque infligé au need ? Est-ce simplement que le désir ne sort que de la frustration ? C’est de cela qu’il s’agit.Eh bien, il y a là quelque chose qui implique qu’on est emmené tellement loin dans le sens d’une sorte de pathogénie essentiellement frustratrice de tout ce qui se passe dans l’analyse. On nous a amené de toutes sortes de côtés de l’horizon, et d’une façon combien moins cohérente que dans la pensée d’un Balint, on nous a tellement amené au premier plan les complexes de dépendance, etc., et la frustration primaire, secondaire, primitive, compliquée, etc., l’élément frustra­toire comme étant le registre essentiel dans lequel nous arrivons à penser l’ana­lyse – qu’il faut vraiment un instant se détacher de cette fascination, rappeler certaines choses absolument fondamentales, pour retomber sur ses pieds.

C’est ce que je vais quand même essayer de vous rappeler maintenant.

Il y a quelque chose que l’analyse nous a appris : que si nous avons décou­vert et notamment fait une conquête positive dans l’ordre du développement libidinal, c’est précisément que, disons-nous, l’enfant est un pervers, et même un pervers polymorphe, qu’avant l’étape de normalisation génitale qui tourne, par sa première ébauche, autour du complexe d’Oedipe, l’enfant est livré à toute une série de phases qu’on qualifie ou connote du terme de « pulsions partielles » et qui sont les premiers types de relations libidinales au monde.

C’est justement sur cette ébauche que nous sommes en train d’appliquer la notion de relation d’objet qui est implicite dans tout un registre, qui est, si vous voulez, prise dans son champ le plus vaste, la notion de Lang à cet endroit est extrêmement féconde, prise dans la notion de frustration ou de non-frustration.

Qu’est-ce que l’expérience de la perversion? Car, enfin, si nous appelons l’enfant pervers polymorphe, ça veut bien dire quelque chose. Nous partons d’une expérience qui donne un premier sens à ce terme de perversion. Il faut tout de même se rapporter à ceci; l’expérience analytique est partie d’un certain nombre de manifestations cliniques parmi lesquelles les perversions, et quand on introduit dans le prégénital les perversions, il faut se rappeler ce que ça veut dire là où on les voit d’une façon claire et dégagée.

Est-ce dans la phénoménologie de la perversion, pour prendre cet exemple, pour autant qu’il se rapporte à cette phase prégénitale ? Est-ce même dans la phénoménologie de l’amour, sous sa forme la plus satisfaisante entre deux sujets ? Est-ce que c’est la notion de relation d’objet telle que nous venons de la mettre en valeur, à travers les exposés de Balint, qu’il s’applique ?

Eh bien, là, il est tout à fait clair que c’est exactement le contraire, à savoir qu’il n’y a pas une seule forme, pour commencer par là, de manifestations per­verses qui n’implique, pour être soutenue dans sa structure même – je veux dire à chaque instant de son vécu – cette relation intersubjective.

Pour la relation voyeuriste, exhibitionniste, laissons-là de côté, c’est trop facile à démontrer. Mais prenons comme exemple la relation sadique. En regar­dant de façon limitée un cas aussi particulier que vous voudrez, quelle que soit la forme dans laquelle vous vous engagez dans le vécu de l’expérience sadique, que ce soit une forme imaginaire, que ce soit une forme clinique paradoxale, dans laquelle vous pénétrez… Il y a une chose qui est tout à fait certaine, c’est que la relation proprement sadique ne se soutient que pour autant que l’autre est juste à la limite où l’autre reste un sujet. C’est-à-dire qu’au moment où la souffrance déborde, l’inflexion de la souffrance où l’autre ne devient plus rien qu’une chair qui réagit, une forme de mollusque, dont on titille les bords et qui palpite, il n’y a plus de relation sadique, il peut en sortir quelque chose qui, selon le plus ou moins d’authenticité ou d’ampleur des réalisations dont est capable le sujet sadique, s’arrêtera là, sous une forme tout d’un coup de vide, de béance, de creux. Mais la relation sadique implique que ce qui est manié dans la relation entre les deux sujets soit quelque chose qui accroche le consentement du partenaire, consentement au sens de l’acceptation la plus large; c’est du consentement, de la liberté, de l’aveu de l’humiliation du partenaire qu’il s’agit. Et la preuve en est encore plus manifeste dans les formes qu’on peut appeler bénignes : il est vrai ainsi que la plupart des manifestations sadiques restent plutôt à la porte de l’exé­cution qu’elles ne semblent au contraire se pousser jusqu’à leur extrême; et c’est justement dans toutes sortes d’éléments qu’on peut qualifier de l’attente de l’autre, de la peur de l’autre, de la pression, de la menace exercée, de l’observa­tion des formes plus ou moins secrètes de ce que j’appellerai tout à l’heure le consentement de l’autre, de sa participation au jeu, qu’il s’agit.

Vous savez combien, sous forme de perversions, reste la plus grande part de la somme clinique que nous connaissons sur le plan d’une sorte d’exécution ludique, qui implique cette sorte de correspondance chez le sujet, qui n’est pas celle de la correspondance d’un sujet soumis à un besoin, mais d’un sujet qui participe au mirage du jeu par l’identification au sujet, de même que le sujet s’identifie à l’autre dans ce jeu. L’intersubjectivité est la dimension essentielle.

Ceci a été exprimé – et je ne peux pas ne pas me référer à l’auteur qui l’a le plus magistralement décrit dans des pages qui font partie d’une oeuvre qu’on peut philosophiquement faire tomber sous le coup de toutes sortes de critiques, mais qui assurément, dans cette partie de phénoménologie, a atteint, ne serait­-ce que par son talent et son brio, à quelque chose de tout à fait spécialement convaincant – je fais allusion à cette phénoménologie de l’appréhension de la connaissance d’autrui qui est dans la seconde partie de L’Être et le Néant de Jean-Paul Sartre. Ceci y est admirablement mis en valeur. L’auteur fait tourner toute sa démonstration autour du phénomène fondamental qu’il appelle le regard. L’objet humain – dans ce qu’il s’originalise d’une façon tout à fait par­ticulière dans le champ de mon expérience humaine – se distingue absolument, originellement, ab initio, de tout mon champ d’expérience, il n’est absolument assimilable à aucun autre objet perceptible en ce qu’il est un objet qui me regarde. Là-dessus, Sartre met toutes sortes d’accents extrêmement fins : ce regard dont il s’agit n’est absolument pas possible à confondre avec le fait, par exemple, que je vois ses yeux. Je peux me sentir regardé par quelqu’un dont je ne vois pas même les yeux, et même pas l’apparence, mais que quelque chose me signifié comme pouvant être là; par exemple, cette fenêtre, s’il fait un peu obs­cur, et si j’ai des raisons de penser qu’il y a quelqu’un derrière, il y a là d’ores et déjà un regard et comme tel, comme sujet, je me modèle, et à partir du moment où ce regard existe,) e suis déjà quelque chose d’autre qui consisterait en ce que dans cette relation avec autrui, je me sens moi-même devenir pour le regard d’autrui un objet. Mais, dans cette position qui est réciproque, lui aussi sait que je suis un objet qui me sais être vu. Toute cette phénoménologie de la honte, de la pudeur, du prestige, cette peur particulière engendrée par le regard d’autrui, est admirablement décrite. Et je vous conseille de vous y reporter, dans l’ou­vrage de Sartre. C’est une lecture absolument essentielle pour un analyste; sur­tout au point où nous en venons d’oublier ce registre de l’intersubjectivité, ici dans une forme littéralement tissée à l’intérieur d’un certain registre d’expé­rience où vous devez tout de suite reconnaître le plan que je vous apprends ici toujours à distinguer comme étant justement le plan de « l’imaginaire ».

Observez bien que si nous nous suspendons dans ce plan qui est celui d’une série de manifestations qu’on appelle perverses nous obtenons là quelque chose, toute une série de nuances, qui sont loin de se confondre avec ce que je vous apprends à mettre au pivot de la relation symbolique, c’est-à-dire le plan de la reconnaissance.

Il faudrait insister sur certains caractères de cette zone relationnelle qui se fait autour de ce pivot de l’autre comme regard. Vous avez déjà pu voir que ce sont des formes extrêmement ambiguës : ce n’est pas pour rien que j’ai parlé de la honte. Si nous allions dans le sens du prestige, nous verrions en fait qu’à analy­ser les choses d’une façon plus fine, ce sur quoi nous tomberions, si nous vou­lons nous maintenir strictement sur ce plan de la seule action du regard d’autrui, ce sont des formes dérisoires du prestige : le style qu’il manifeste chez les enfants, cette espèce de forme d’excitation…

Un ami me racontait une anecdote, à propos de cette sorte de joke qui pré­cède les courses de taureaux, à quoi l’on fait participer des maladroits, en Espagne. Il m’a décrit une scène extraordinairement belle, où la foule est saisie de cette sorte de sadisme collectif où vous allez voir jusqu’où va l’ambiguïté dans ces sortes de manifestations. On avait fait défiler un de ces demi-idiots; dans des circonstances pareilles, on les revêt des plus beaux ornements du mata­dor, et il défilait sur l’arène avant qu’entrent ces petites bêtes qui participent à ces sortes de jeux qui consistent à leur sauter dessus, mais qui ne sont pas com­plètement inoffensives. Et la foule de s’écrier: « mais lui, là, qui est si beau! » Le personnage entre dans une sorte de panique, avec sa demi-idiotie, bien dans la tradition des grands jeux de cour de l’antique Espagne, et commence à se récu­ser. Les camarades disent : « Vas-y, tu vois, tout le monde te veut. » Tout le monde prend part au jeu. La panique du personnage augmente; il se refuse, il veut se dérober. On le pousse hors des barrières. Et, finalement, le balancement, la bascule se produit, d’une façon absolument totale : le personnage, tout d’un coup, se dégage de ceux qui le poussent à entrer dans le jeu, et, selon cette espèce d’insistance écrasante des clameurs du peuple, il écarte tout le monde et se sub­stitue tout d’un coup en cette sorte de héros bouffon, qui, impliqué dans la structure de la situation, s’en va avec toutes les caractéristiques de l’attitude sacrificielle – à ceci près que ça reste quand même du plan de la bouffonnerie – au-devant de la bête, et se fait d’ailleurs immédiatement et radicalement étendre sur le sol, et on l’emporte!

Cette scène absolument sensationnelle me parait définir la zone ambiguë de cette relation dont l’intersubjectivité est essentielle. Et vous pourriez presque dire que là l’élément symbolique, la pression de la clameur, joue un rôle, essen­tiel, en quelque sorte quasi annulé par le caractère de phénomène de masse qu’elle prend en cette occasion; l’ensemble du phénomène est ramené à ce niveau d’intersubjectivité qui est celui que j’essaie de vous définir comme étant celui d’une série de manifestations que provisoirement nous connotons comme perverses.

Mais, on peut aller plus loin. Et Sartre – ce n’est pas pour rien que j’ai avancé mon auteur, car je crois que l’analyse de Sartre, là, va très loin – va plus loin, et donne de la phénoménologie de la relation amoureuse en elle-même un déve­loppement, une structuration qui me parait absolument irréfutable. je ne peux pas vous la refaire tout entière, parce que, là, il faudrait que je passe par toutes les phases de la dialectique du pour-soi et de l’en-soi. Il faut vous donner un peu de peine et vous reporter aux auteurs.

Mais le niveau, l’étage où Sartre essaie de serrer la dialectique de l’amour dans sa forme aiguë, concrète, et aussi achevée, il le fait très justement remarquer, ce que dans le vécu de l’amour nous exigeons de l’objet dont nous désirons être aimé, ce n’est pas ce qu’on pourrait appeler un engagement complètement libre; nous ne sommes aimés qu’en raison du pacte initial, de ce « tu es ma femme», ou «tu es mon époux» auquel je fais souvent allusion quand je vous parle du registre symbolique. Il est bien certain qu’il y aurait là quelque chose qui dans son espèce d’abstraction cornélienne n’aurait vraiment rien pour saturer nos réelles et fondamentales exigences, ce que Sartre fait observer dans le registre de sa dialectique de l’en-soi et du pour-soi, et spécialement de la liberté dans son rapport avec cette sorte d’engluement corporel où s’exprime la nature du désir quand il est référé à ce plan de la liberté. C’est bien de cela qu’il s’agit. Nous voulons devenir pour l’autre cette sorte d’objet qui ait pour lui cette même valeur de limite qu’a par rapport à sa liberté son propre corps. Nous voulons devenir pour l’autre ce en quoi non seulement sa liberté s’aliène – sans aucun doute il faut que cette liberté intervienne ‘et l’engagement bien sûr est un élé­ment essentiel de notre exigence d’être aimé – mais il faut que ce soit beaucoup plus qu’un simple engagement libre. Il faut que ce soit une liberté qui accepte elle-même de se renoncer pour désormais être vraiment limitée à tout ce que peuvent avoir de captif, de capricieux, d’imparfait, voire d’inférieur les chemins dans lesquels l’entraîne cette captivation par cet objet que nous sommes nous-même.

Ceci, je crois qu’on ne peut pas ne pas le voir en étant absolument essentiel, ce fait de devenir par notre contingence, notre existence particulière dans ce qu’elle a de plus charnel, de plus limitatif pour nous-même et notre propre liberté, la limite consentie et la forme d’abdication de la liberté de l’autre, c’est là ce qui montre phénoménologiquement, ce qui situe l’amour dans sa forme vécue, même concrète, exigible, genital love, comme disait tout à l’heure notre bon ami Balint. C’est ce qui justement l’institue dans cette zone intermédiaire, ambiguë, entre le symbolique et l’imaginaire, mais toute prise et engluée, elle aussi, dans ce domaine de l’imaginaire, dans cette intersubjectivité imaginaire, qui est celle sur laquelle je désire ainsi centrer votre attention; mais dont vous voyez aussi combien, dans sa forme achevée, l’amour exige la participation de ce registre du symbolique, qui est justement ce que j’appelle le changement liberté – pacte, car ce plan-là s’incarne – dans quoi ? – dans la parole donnée. Vous voyez donc là s’étager toute une zone où vous pourrez distinguer des plans de ce que nous appelons, dans notre langage souvent imprécis, « identifi­-

cations», avec toute une gamme de nuances, tout un éventail de formes qui jouent entre l’imaginaire et le symbolique, et qui est le plan dans lequel nous déplaçons toute notre expérience.

Mais vous voyez aussi du même coup que nous ne pouvons – tout à l’inverse de la perspective de Balint, au contraire, et c’est beaucoup plus conforme à notre expérience – que partir d’une intersubjectivité radicale, fondamentale, à savoir de l’admission totale du sujet par l’autre sujet, comme tels, pour en avoir rétros­pectivement – je veux dire nachträglich c’est-à-dire en partant de l’expérience adulte présente jusqu’à tout ce que nous pouvons supposer des expériences ori­ginelles, en étageant les dégradations, sans pouvoir plus que lui sortir jamais du domaine de l’intersubjectivité.

En d’autres termes, pour autant que nous restons dans le registre analytique, il faut que nous admettions l’intersubjectivité jusqu’à l’origine. Il n’y a pas de tran­sition entre les deux registres, entre les relations d’objet à objet comme deux termes extrêmes, que ce qu’on a dans la dialectique du désir animal, ou dans l’autre registre, celui de la reconnaissance du désir, ce qui est exactement le second degré.

Si nous partons de là, nous devons, depuis le départ, savoir jusqu’où se dégrade, mais en même temps d’où part cette propriété de l’intersubjectivité essentielle. Il n’y a pas de possibilité de la faire surgir à un moment où on part d’une hypothèse de départ de l’intersubjectivité. Il faut savoir où est l’intersub­jectivité à l’origine même, là où elle n’est pas manifeste. Mais elle ne peut qu’être au début, puisqu’elle doit être à la fin. Et c’est bien ce que l’expérience montre, à savoir que si la théorie analytique a qualifié de pervers polymorphe tel ou tel mode ou symptôme du comportement de l’enfant, c’est précisément dans ce registre, et pour autant qu’elle implique cette dimension de l’intersubjectivité imaginaire que j’ai essayé de vous faire saisir tout à l’heure, dans cette espèce de double regard, qui fait que je vois que l’autre me voit, et que tel ou tel tiers inter­venant me voit vu. Il n’y a jamais simple duplicité de terme. Ce n’est pas seule­ment que je vois l’autre, c’est que je le vois me voir, et que le voyant me voir, ceci implique le troisième terme, à savoir qu’il sait que je le vois. Le cercle est fermé. Il y a toujours trois termes, même s’il n’y a pas trois termes présents.

Et alors, qu’est-ce que ça veut dire? Est-ce que ça veut dire que ce que nous appelons la perversion polymorphe chez l’enfant est vécue avec cette richesse sensible dont nous pouvons dire, par son intermédiaire chez l’adulte, que la per­version est en somme un mode de l’exploration privilégiée d’une certaine possi­bilité existentielle de la nature humaine, d’un certain déchirement interne qui est cette béance par où a pu aussi entrer tout ce monde supranaturel du symbolique ?

Que tout ce qui fait la valeur qualitative de la perversion vécue chez l’adulte nous devions, comme on dit, la projeter chez l’enfant ? Est-ce que ça veut dire ça ? Mais bien sûr que non.

En d’autres termes, la question que je vous pose est celle-ci : devons-nous chercher chez l’enfant cette intersubjectivité fondamentale, si elle est celle que nous voyons être constitutive de la perversion chez l’adulte ?

Eh bien, non. Ce qui frappe, par exemple, les auteurs en question quand ils nous parlent de l’enfant, ce sur quoi ils s’appuient pour nous parler de cet amour primaire, qui ne tient aucun compte de la selfishness de l’autre, ce sont des mots comme ceux-ci, qui sont bien connus; même l’enfant qui aime le mieux sa mère lui dit froidement: « quand tu seras morte, maman, je prendrai tes chapeaux »… ou n’importe quoi; ou « quand grand-papa sera mort »… Cette sorte d’adula­tion si aisée de l’autre dans le discours de l’enfant, qui nous paraît, à nous adultes, dans ce malentendu qui fait de l’enfant cet être divin à peine concevable, dont les sentiments nous échappent quand nous tombons sur des phénomènes aussi paradoxaux, et qu’on essaie alors de résoudre en le projetant, à la bonne façon, d’ailleurs, de l’éternelle façon: quand les hommes ont à résoudre la ques­tion du transcendant, quand ils ne comprennent plus, ils pensent que c’est un dieu ou un animal; et on les prend beaucoup trop pour des dieux pour l’avouer, alors on les prend en termes d’animalité. Et c’est ce que fait Balint en pensant que l’enfant n’a véritablement aucune espèce de reconnaissance de l’autre objet, si ce n’est par rapport à son besoin.

C’est une erreur absolument totale.

Et ce simple exemple du « quand tu seras mort… », que l’enfant dit si aisé­ment, nous montre le point où l’intersubjectivité fondamentale, celle que nous devons retrouver dès l’origine, se manifeste effectivement chez l’enfant, c’est justement le fait qu’il peut se servir du langage. Et c’est juste ce qu’a dit l’autre jour Granoff, qu’on pressent la place de ce que je vous… l’enfant avec ses pre­miers jeux d’occultation de l’objet manifeste cette sorte de capacité qu’il a évo­quée, je ne dis pas d’appeler, la présence dans l’absence, et de rejeter l’objet dans la présence. Mais justement c’est ce que méconnaît Balint, c’est que c’est là phé­nomène de langage. Il ne voit alors qu’une chose, c’est qu’il ne tient pas compte de l’objet, c’est ce qui lui parait important. Mais ce qui est important, ce n’est pas qu’il ne tienne pas compte de l’objet, mais qu’il soit capable, en tant que petit animal humain, de se servir de cette fonction symbolique grâce à laquelle, comme je vous l’ai expliqué, nous pouvons ici faire entrer les éléphants, quelle que soit l’étroitesse de la porte. L’intersubjectivité est d’abord donnée avec le maximum d’accent dans le registre du maniement du symbole. Et ceci dès l’ori­gine. Et c’est justement à partir de là que se produit, d’une façon de plus en plus compliquée, cette sorte d’incarnation du symbolique dans le vécu imaginaire, qui modèle ensuite d’une certaine façon toutes les inflexions que, dans le vécu de l’adulte, peut prendre cette sorte d’engagement imaginaire de captation, de fixation, tout ce qui d’abord est parti de cette possibilité de nommer qui est à la fois destruction de la chose et passage de la chose à cet autre plan qui est le plan symbolique, et grâce à quoi le registre proprement humain s’installe.

La relation est intersubjective, essentiellement. Et, à négliger cette dimen­sion, on tombe dans le registre de cette relation d’objet d’où il n’y a pas moyen de sortir, et qui nous amène à des impasses théoriques tout autant que tech­niques. Comme j’essaie de vous le montrer.

Est-ce que j’ai au moins assez bien fermé ce matin une boucle pour que je puisse vous laisser là ?

Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas une suite.

Ceci se résume, pour ceux qui voudraient un grossier schéma. Pour l’enfant, il y a d’abord symbolique et réel, contrairement à tout ce qu’on croit, et que tout ce que nous voyons se composer s’enrichir, se diversifier dans le registre de l’imaginaire doit d’abord partir d’une prédominance essentielle de ces deux pôles. Si cela vous paraît étonnant, si vous croyez que l’enfant est plus captif de l’imaginaire que du reste, dans un certain sens, je dirai que vous avez raison, parce que l’imaginaire naturellement est là. Mais justement il nous est absolu­ment inaccessible. Il ne nous est accessible qu’à partir de ses réalisations beau­coup postérieures chez l’adulte. Et quand nous cherchons à voir ce que nous pouvons évoquer, ce par quoi nous pouvons atteindre réellement d’une façon analytique, correcte, le passé, le vécu, l’histoire de notre sujet, ce que nous aurons à voir comme comportement infantile, enfantin dans l’analyse, ce n’est pas ce que très confusément, maladroitement, quelqu’un comme celui que vous entendiez hier soir nous représente comme étant le comportement, les rou­pillades, les tripotages du sujet pendant l’analyse; si nous devons en sortir quelque chose – et nous le faisons, que nous le sachions ou non -, c’est le lan­gage enfantin chez l’adulte. je vous le démontrerai la prochaine fois.

Dans cet article de Ferenczi, vous verrez qu’il a vu magistralement l’impor­tance de cette question : qu’est-ce qui fait participer l’enfant à l’intérieur de l’adulte dans une analyse ? quelle part devons-nous lui donner? Qu’est-ce qui en sort d’utilisable ? C’est tout à fait clair: ce qui est verbalisé d’une façon irrup­tive dans l’analyse.

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