vendredi, décembre 6, 2024
Recherches Lacan

LI LES ÉCRITS TECHNIQUES DE FREUD 1953 – 1954 Leçon du 26 Mai 1954

Leçon du 26 Mai 1954

Nous nous orienterons sous la forme que je vous ai déjà annoncée depuis deux séminaires, annoncée et même réalisée : essayer de comprendre, à l’intérieur de la compréhension théorique que tel ou tel analyste a formulée de son expérience, certains des points de vue qui peuvent nous donner une idée de la façon dont il dirige cette expérience. Car, enfin, c’est fort beau de dire que théorie et technique c’est la même chose, mais, alors, profitons-en! Tâchons de comprendre la tech­nique de chacun, quand ses idées théoriques sont très suffisamment articulées pour nous permettre au moins de présumer quelque chose. Au fait, bien entendu, ce n’est peut-être pas applicable à tout le monde; dans beaucoup de cas les idées théoriques qui sont poussées en avant par un certain nombre d’esprits, même de nos beaux esprits, ne sont pas pour autant utilisables en ce sens, car les gens qui manient les concepts théoriques ne savent pas toujours très bien ce qu’ils disent. Mais dans certains cas on a, au contraire, vivement le sentiment que cela exprime quelque chose de tout à fait direct dans l’expérience.

Je crois que c’est le cas de notre ami Balint. J’ai préféré choisir le support de quelqu’un qui, par beaucoup de côtés, nous est proche, voire sympathique, et incontestablement, manifeste des orientations qui convergent avec certaines des exigences que nous sommes arrivés à formuler ici, sur ce que doit être le rap­port intersubjectif dans l’analyse; vous le verrez. Mais, en même temps, la façon dont il l’exprime nous donne, je crois – vous le verrez aussi – le sentiment qu’il subit… Et c’est en cela que c’est intéressant. Ce n’est pas chez des gens qui sont trop faciles à choisir comme exemple pour manifester ce que j’appellerai certain

déviationnisme par rapport à l’expérience analytique fondamentale à laquelle je me réfère sans cesse, dont je pointe à l’horizon ce déviationnisme… Ce n’est pas là où ils sont grossiers, apparents, voire nettement délirants qu’il y a intérêt à ce que nous appuyions sur eux; c’est là où ils sont subtils, et où ils masquent moins une aberration radicale qu’une certaine façon de manquer le but.

J’ai voulu là-dessus faire l’épreuve de ce qui doit être la portée d’un ensei­gnement, à savoir qu’on le suive. Et je dirai que c’est en cela que je fais confiance à Granoff, qui parait être un de ceux qui – en tout cas j’en ai le témoignage – sont le plus intéressés, orientés, par la voie dans laquelle j’essaie de vous mener. Et je lui ai dit, dans la mesure de ce qu’il apprend ici, aussi bien que de son sen­timent lui-même, de son expérience, de nous communiquer aujourd’hui ce qu’il aura pu recueillir à la lecture du livre de Balint, qui s’appelle Primary love and psychoanalytic technique, et qui comprend un recueil d’articles qui s’étendent à peu près – Balint a commencé sa carrière vers 1920, à son propre témoignage – les articles dont il s’agit commencent à l’année 1930 et finissent à ces dernières années, 1950.

C’est un livre fort intéressant, extraordinairement agréable à lire, car c’est, comme vous le savez, un livre clair, lucide, souvent audacieux, plein d’humour; et certainement que vous aurez tous intérêt à manier quand vous aurez le temps; c’est un livre de vacances, comme un prix qu’on va distribuer, les prix de fin d’année; donnez-vous-le à vous-même, car la Société n’est pas assez riche pour vous en distribuer cette année.

GRANOFF- Ce livre est effectivement tellement intéressant que je me suis cru en vacances avec. Et je suis resté dans cette atmosphère de vacances. D’ailleurs on l’aura à la bibliothèque, car il est vraiment très intéressant.

La question qui se pose est de savoir: est-ce qu’on va résumer le livre, ce qui me semble impossible, car c’est plutôt un recueil des différents articles, com­munications, faits par Balint, ou plutôt le premier couple Balint, Balint et sa pre­mière femme Alice, à l’occasion des différents congrès. Ces articles vont de 1930 à 1952. Il n’est pas toujours facile de retrouver un fil directeur, ou plutôt il n’y a pas de communauté, à proprement parler, même dans l’orientation de ces articles. Vous le résumer est impossible.

Ce qui fait que je pense qu’il faut simplement se cantonner à en sortir des impressions générales. Quant à articuler ces impressions avec le point actuel où se trouve notre séminaire, je crois que ça, je le laisserai faire au docteur Lacan, parce qu’on risque assez facilement d’y faire des contresens.

Toujours est-il que, pour prolonger un peu cette remarque préliminaire, ce livre est extrêmement amusant, parce qu’on a l’impression, non pas à propre­ment parler que notre travail de pionniers y perde de sa valeur, et de son acuité, mais on en retire l’impression qu’on est loin, très loin d’être seuls dans une cer­taine tendance.

Balint, dans ce livre, expose une pensée, c’est difficile à dire, je pense plutôt qu’il y manifeste une certaine humeur, en définitive. On s’interroge, je me suis interrogé, sur les raisons qui vous ont poussé à m’en confier l’examen. Est-ce destiné à être l’illustration de ce qu’il faut faire dans l’analyse, ou de ce qu’il ne faut pas faire ? Et tout le livre tourne finalement autour de cela. Car jusqu’à un certain point, qu’il ne faut pas fermer, à partir d’une certaine borne kilomé­trique, il ne faut absolument pas…

Entre nous, « correct » voudra dire « conforme à ce que nous voulons ». La première ligne de ce qui est extrêmement correct, ce qui fait qu’il débouche sur une sorte de route, qui normalement doit le mener très loin, c’est une route large, dégagée, qui se profile pour ainsi dire à très peu de distance de l’endroit où il arrive. Et, au moment où il arrive, il donne un brusque coup de volant et verse au fossé.

Et alors il a l’air de se demander : « Pourquoi est-ce que j’y suis ? » C’est le côté pathétique. Comment est-ce que Balint conçoit la psychanalyse et son métier? Et ce qui fait aussi le fond de ce livre, une certaine psychologie du Moi; en deux mots, il nous dit ceci: un certain nombre de termes et d’ap­proches ont été lancés dans la circulation par Freud, pour certaines raisons, jusqu’à une certaine année. À une certaine époque, entre 1920 et 1926, grosso modo, l’approche était essentiellement dynamique et fonctionnelle. À par­tir de ce moment, elle est devenue structurale, topique plus exactement. Tout un ensemble de termes nous viennent de la première période. Dans l’usage ils se sont amortis. Et à l’heure actuelle nous nous trouvons devant une situation qui est dramatique en ceci que, dit-il,

«Nous pouvons être fiers de posséder une technique extrêmement effi­cace, parfaitement bien appropriée, extrêmement fignolée… Là-dessus il reviendra d’ailleurs, pour traiter un certain nombre d’affections men­tales. Notre théorie n’est absolument plus en rapport avec cette tech­nique. Une théorie est ce dont nous avons le plus besoin. Celle que nous avons, que nous avons été forcés de fabriquer est… Il le dit en termes anglais, qui sont vraiment un peu forts, alors qu’il s’agit d’un livre des­tiné à des confrères, gauche, maladroite, tordue… Il n’y a qu’une psy­chanalyse, c’est celle dont Freud a établi la méthode. Ceci dit, pour réaliser cette opération il y a des moyens qui sont finalement innom­brables, autant de moyens que de praticiens et que de patients. »

En poursuivant cette démarche, il semble être exactement fidèle à l’esprit dans lequel, à un moment, nous nous sommes nous-mêmes placés. Car en adhé­rant très strictement à la méthode analytique même, il remet en question toute notre pratique quotidienne.

C’est ce qui fait un de ces côtés particuliers, son côté décevant, en quelque sorte, c’est qu’il demande, à un endroit, de suspendre toutes les certitudes. C’est une des phrases essentielles de ce livre. Il dit bien d’ailleurs que probablement il se fait sa petite opinion sur ce que nous trouverons à la fin du raisonnement. Mais en attendant il faut suspendre nos certitudes, il dit même que nous laissons certaines choses.

LACAN – Quelle référence? GRANOFF –

« Pourquoi est-ce que nous nous trouvons dans ces situations ? Parce que, il le dit très délibérément, Freud a choisi une imagerie biologique, anato­mique même, pour des raisons de commodité, ce qui nous a amené, en alourdissant cet ensemble de termes, à nous trouver dans une situation où ce schéma anatomique paralyse l’essor de notre exercice, et nous amène vers la constitution d’une base théorique à un corps, ou à une one body’s psy­chology; alors que ce qu’il y a de plus évident dans notre exercice est que nous ne sommes pas seuls, mais que nous sommes à deux… »

LACAN – Il ne dit pas « nous sommes à deux ». Il dit : « Il faut que nous construisions une two bodie’s psychology », terme qu’il emprunte à Rickman.

GRANOFF – Dans un post-scriptum un peu angoissé, où il place d’ailleurs, il reporte l’attention sur le contre-transfert, les psychothérapies de groupe, les psychanalyses collectives, etc. un mouvement contemporain.

LACAN – C’est dans l’appendice, changing… changement des buts et tech­niques thérapeutiques.

GRANOFF – Avant de sortir quelques phrases particulièrement caractéris­tiques de ces articles, on peut essayer de faire une sorte de vol plané sur la posi­tion de Balint à l’heure actuelle.

Il dit, d’une manière extrêmement pathétique

«Nous sommes en train de nous embarquer dans une impasse, il faut faire autre chose, comprendre les choses autrement. Et autrement c’est-à-dire comment? Ce que le sujet vous dit, à prendre ces propos, selon votre expression, dans leur valeur faciale, on loupe l’essentiel de l’expérience. »

C’est là que se pose pour lui l’aiguillage où il choisit d’aller au fossé, parce que, à ce moment-là, comme il avait été sensible à ce que nous avons décidé d’appeler le registre de l’imaginaire, et incapable, semble-t-il, limité dans quelque chose dans son développement pour passer au registre symbolique, il s’enfonce alors à une allure vertigineuse dans une méconnaissance de ce qu’est le registre imaginaire. Et tout en disant qu’il faut accorder la plus grande impor­tance au langage, au langage parlé par le psychanalyste-entre parenthèses, toute une page est consacrée à cette chose; il dit

« Puisque ce n’est pas cette valeur faciale, il faut alors traquer le patient aussi loin que possible. Et l’on en arrive à cette subodoration mutuelle : il faut le fleurer, le surveiller dans ses moindres gestes, dans ses attitudes, ses pensées, ses soupirs; car il est évident qu’il faut trouver derrière ce qu’il dit le symbole. »

La seule chose est que ce symbole, il ne le recherche pas dans le registre où seul ce symbole est trouvable, c’est-à-dire dans le discours du patient. Et c’est ce qui l’emporte en son impasse, et qui le mène très loin, plus loin que sa concep­tion du Moi, surtout celle qu’il a élaborée en commun avec sa femme et qui aurait dû – n’était cette dramatique erreur! – le mener, semble-t-il, en droit che­min à des buts assez conformes aux nôtres.

Car, en effet, que dit-il au sujet du Moi? Il ne le prononce pas. Et c’est ce qui l’amène à s’empêtrer d’une manière assez inextricable avec le caractère. Il frise de très près l’idée du Moi fonction de méconnaissance, mais il reste très en deçà de cette notion, en définitive.

Comment en arrive-t-il à concevoir le Moi? Dans un passage d’Alice Balint il est question de l’autoérotisme. Je crois que c’est un passage assez important. Je crois qu’il faut le mettre en parallèle avec ce que vous avez écrit au sujet du stade du miroir (p.123). Alice Balint, dans un article au début duquel on retien­dra qu’il s’appelle L’amour pour la mère, et l’amour de la mère, c’est-à-dire que la mère dirige vers l’enfant, dit la chose suivante – après une introduction un peu molle

«Ainsi qu’il est bien connu, divers autoérotismes peuvent se supplanter les uns les autres, quand les autres méthodes de décharge sont devenues impossibles; et la dissolution de l’interdépendance instinctuelle de la mère et de l’enfant influence également la fonction auto-érotique. On pourrait dire que c’est là le rôle psychologique de l’auto-érotisme dans la période de l’enfance. Dans la période suivante, riche en frustrations d’amour, l’au­toérotisme assume la signification d’une gratification substitutive. Et alors… Là, une phrase qui est le déclin du stade du miroir, je pense… de cette manière, il devient le fondement biologique du narcissisme secon­daire dont la précondition psychologique est l’identification avec l’objet qui a trahi. L’objet qui a trahi », c’est-à-dire la mère.

je crois que c’est dans cette phrase qu’Alice Balint arrive le plus près de nos vues sur la constitution du Moi.

BARGUSS – Voulez-vous redire cette phrase ? GRANOFF –

« L’autoérotisme, de cette manière, devient le fondement biologique du narcissisme secondaire dont la précondition psychologique est l’identifica­tion avec l’objet qui a trahi. »

C’est naturellement la dernière proposition qui est la plus importante: l’ob­jet qui a trahi. Cette phrase un peu abrupte semble être un peu surprenante chez elle. Mais elle y arrive par l’exposé de quelques cas cliniques.

Il n’est pas question de les répéter. Mais elle donne d’un cas clinique un aperçu qui est à ma connaissance d’une profondeur et d’une pénétration d’une hardiesse que l’on trouve assez rarement dans la littérature, sauf lorsqu’on en revient à l’exemple de Freud, au Fort!, et au Da!, qui est l’apanage de l’enfant et non pas de l’adulte dans le contexte chez Freud.

Elle parle d’une femme qu’elle analyse. C’est une première année d’analyse, qui s’est déroulée essentiellement à analyser, dit-elle, « ses sentiments de mas­culinité ». Le traitement a fait évidemment un progrès (p.110); elle a développé des capacités orgastiques supérieures à celles qu’elle possédait au départ. Tout cela allait très bien. Mais cependant rien ne bougeait, parce qu’elle avait à l’égard de sa mère une haine très forte.

LACAN – Apparemment un attachement très fort.

GRANOFF – En approfondissant les choses, on a découvert tout naturelle­ment que cette jeune femme dirigeait vers sa mère des désirs de mort. Or, dit-elle

« La haine n’était pas du tout le primum movens de ses désirs de mort;elle ne servait que de rationalisation secondaire d’une attitude bien plus primitive. »

Là, elle dit des choses qu’on ne lit pas très souvent

« Une attitude plus primitive selon laquelle la patiente demandait sim­plement à sa mère d’être là, ou de ne pas être là, selon ses souhaits. La pen­sée de la mort de sa mère remplissait cette patiente des plus chauds sentiments dont le sens n’était pas le repentir, mais quelque chose du genre que c’est gentil à vous de mourir, et que je vous aime d’avoir bien voulu disparaître!

La couche profonde de son attitude à l’égard de sa mère était celle d’une petite fille dans l’opinion de laquelle la mère devrait rapidement mourir de manière à ce qu’elle, la fille, puisse épouser le père. Et cela ne signifie nul­lement qu’elle hait la mère. Elle trouve seulement tout à fait naturel que la gentille maman disparaisse au bon moment; la mère idéale n’a pas d’in­térêt en propre. La vraie haine et la vraie ambivalence peuvent se déve­lopper plus facilement en relation avec le père que l’enfant apprend à connaître dès le début comme ayant des intérêts à lui. »

L’arrivée sur scène de ce troisième personnage, qui est le père, correspond, pour Alice Balint, avec l’apprentissage de la réalité, où le rôle du père, et la posi­tion du sujet dans une situation oedipienne, apporte l’amorce de sa structure et de son adhérence à la réalité. C’est-à-dire que rien n’est formateur en dehors de cette notion oedipienne.

Après cet article on résiste difficilement à la tentation, parce que c’est très publicitaire, de parler du joli tableau que…

LACAN – Peut-être que vous pourriez, là, tout de suite, mieux articuler à propos de ce que vous venez de dire. C’est la notion qu’apportent Balint et sa femme, et un troisième personnage, ils étaient les trois ensemble à Budapest.

je dirai tout de suite le plaisir qu’il y a à ce que vous appeliez tout à l’heure une pensée – et non pas simplement une humeur – encore que bien entendu cette pensée demande à être expliquée – c’est l’idée du primary love, la forme primaire de l’amour. Et je l’introduis là, je demande pardon de vous inter­rompre, justement dans la mesure où vous allez aborder le genital love. Car dans la pensée de ces auteurs, des auteurs de ce volume, l’opposition se fait entre deux modes d’amour. Il y a un mode d’amour qui est le mode prégénital – il y a tout un article, qui s’appelle le pregenital love, centré, défini, axé sur la notion fondamentale que c’est un amour pour qui l’objet n’a absolument pas d’intérêt en propre absolute unselfishness. Le sujet ne lui reconnaît aucune exigence, aucun besoin qui lui soit propre. Tout ce qui est bon pour moi, telle est la for­mule qu’il en donne, qui est la formule implicite ou s’exprime le sujet, par sa conduite, ses exigences latentes, tout ce qui est bon pour moi, c’est ça qui est right pour vous. C’est tout naturellement ce que vous devez faire; c’est sur cette notion d’une relation d’amour qui est entièrement liée à un objet qui n’est là que pour le satisfaire que les Balint axent la différence essentielle qu’il y a entre pri­mary love, qui naturellement se structure un peu en avançant, mais qui est tou­jours caractérisé comme étant le refus de toute réalité, de ne pas reconnaître aux exigences du partenaire, et genital love.

je ne suis pas en train de définir pour l’instant les limites de cette conception. Vous verrez que j’y apporterai, aujourd’hui, ou la prochaine fois, des objections tellement massives que je pense qu’un certain nombre d’entre vous sont déjà capables de voir que cette façon de composer les choses dissipe littéralement tout ce qu’a apporté l’analyse, tout simplement! À part ça, ce n’est rien! C’est néanmoins articulé comme ça, c’est de ça qu’il s’agit.

GRANOFF – Et c’est d’ailleurs ce qui, dans le développement de leur théorie, est relié au schéma optique, O et O’ que vous faisiez au tableau.

LACAN – Mais justement, ça ne l’est pas.

GRANOFF – Chronologiquement, dans la construction… LACAN – C’est le centre, oui.

C’est ça… Allez-y!

GRANOFF – Ce qui les mène d’ailleurs à leur naufrage… LACAN – Vous vouliez parler du genital love, pourquoi pas ? GRANOFF – Genital love, c’est-à-dire l’amour génital.

LACAN – Nous l’appelons, nous, communément, maturation génitale, abou­tissement à la génitalité, le but au moins théorique de l’analyse.

GRANOFF – Cet article semble être – il ne l’est certainement pas – plus ou moins destiné à répondre à des schémas comme ceux qu’a composés Fliess, extrêmement schématiques, il est naturel qu’ils le soient, où finalement tout se résout très heureusement et aboutit à ce qui est le but de l’analyse et la pierre de touche de la normalité, c’est-à-dire que le sujet soit capable, et c’est là-dessus que l’on décidera plus ou moins, finalement, de suspendre l’analyse, de donner les preuves de sa capacité à aimer génitalement, c’est-à-dire à aimer un parte­naire en le satisfaisant, qui le satisfait, à l’aimer durablement, c’est-à-dire à l’ex­clusion de tout autre, à l’aimer de telle manière que ses intérêts soient respectés, tout en ne voilant pas les intérêts du partenaire, c’est-à-dire dans un certain cli­mat de tendresse, d’idéalisation, et dans une certaine forme d’identification.

Telles sont donc les caractéristiques de ce genital love, dont je m’empresse de vous dire que Balint écrit cet article pour le démolir.

LACAN- Il l’a écrit d’une façon pleine d’humour. On ne peut pas dire qu’il le démolisse. Il pose les problèmes avec un relief qui montre simplement qu’il ne se dissimule pas les difficultés de réalisation de cet idéal. L’article est de 1947.

GRANOFF – Il prend les différentes caractéristiques de cet amour et dit que pour éviter tout malentendu il imagine un cas idéal où cette postambivalence de l’amour génital se trouve réalisée, où aucune trace d’ambivalence prégénitale dans la relation d’objet n’est plus relevée. Il faudrait qu’il n’y ait plus ni avidité, ni gloutonnerie, ni insatiabilité, ni désir de dévorer l’objet, ni de dévorer son existence, donc pas de caractéristiques orales – il reviendra dans un autre article sur l’usage qu’il fait des termes oraux. Ensuite, il faudrait qu’il n’y ait pas de désir de blesser, d’humilier, de dominer, il ne faudrait donc pas qu’il y ait de caractéristiques sadiques, pas de désir de mépriser le partenaire, ses désirs sexuels et ses plaisirs, il n’y aurait donc pas de danger d’être dégoûté par ce par­tenaire, ou d’être attiré par telle ou telle de ses caractéristiques plaisantes ou déplaisantes, donc pas de traits anaux; il ne faudrait pas non plus être tenté de mettre en avant, de se vanter de la possession du pénis ni avoir peur des organes sexuels du partenaire, donc, aucune trace de la phase phallique, donc du com­plexe de castration.

« Nous savons [dit-il] que des cas de cet ordre en pratique n’existent pas. Mais il est nécessaire d’éliminer tout le matériel négatif (negative staff) pour commencer un examen plus correct. »

Déjà, pour l’élimination de ce negative staff, il n’y va pas avec le dos de la cuiller; car c’est la première fois que nous lisons, comme ça, officiellement que ce n’est pas ça. Ce n’est déjà pas tellement courant!

« Qu’est-ce donc que l’amour génital en dehors de l’absence de ces traits prégénitaux énumérés? Il faut que nous aimions notre partenaire parce qu’elle peut nous satisfaire, nous devons le satisfaire, il ou elle, et que nous pouvons éprouver un orgasme au même moment, ou à peu près au même moment »…

La phrase anglaise est tout à fait amusante : « ça semble être une navigation tout à fait tranquille » very plain sailing, qu’on pourrait traduire « on semble jouer sur du billard », mais malheureusement ce n’est pas le cas.

« Prenons la première condition, que notre partenaire puisse nous satis­faire, cette condition peut être trouvée, mais elle est complètement narcis­sique »…

Ici, il emploie le mot egoist. Il est d’ailleurs à remarquer qu’un des écueils où les mène leur conception, c’est que lorsqu’ils parlent de l’amour primaire, n’ayant pas utilisé le vocabulaire qu’on nous apprend à utiliser, qui nous semble parfois pas très simple, ils en arrivent à un vocabulaire encore plus déroutant. C’est qu’ils sont, bon gré, mal gré, forcés d’utiliser un terme où ils font entrer le terme ego, et ils l’appellent égoïsme naïf, qui est pour le moins lourd et peu opéra­tionnel. Et ils semblent menés vers l’introduction de ce terme par une sorte de fatalité à laquelle ils ne peuvent pas échapper.

D’ailleurs, [s’adressant à M. Hyppolite], pour vous faire plaisir, au sujet du « refoulement réussi », il y a un endroit où Balint dit

« Le refoulement ne peut pas être réussi; il n’y a rien de plus raté que le refoulement réussi. »

Il passe en revue toutes ces conditions, et il dit que dans la chronique scan­daleuse, ou dans la littérature, on trouve quantité de relations où, précisément, toutes ces conditions se trouvent satisfaites : satisfaction mutuelle, orgasme simultané, et on ne peut pourtant pas parler d’amour

« Ces gens retrouvent dans les bras l’un de l’autre une certaine sécurité et certain plaisir. »

Il cite un sonnet dé Shakespeare, en passant.

LACAN – Cela importe, justement, parce que bientôt quelqu’un de notre Société vous parlera des sonnets de Shakespeare d’une façon approfondie, c’est Mme Reverchon-Jouve.

GRANOFF –

« En plus de ça, il arrive fort souvent qu’après même la réalisation de toutes ces conditions les deux partenaires, pendant un certain temps tout au moins, n aient aucun désir de se revoir; et quand même ne sont pas tout à fait dégoûtés l’un de l’autre; quitte à y revenir après coup. »Donc, il dit qu’il doit y avoir encore « quelque chose en plus ». Qu’est-ce que c’est que ce « en plus » ?

«Dans une vraie relation d’amour, on trouve une idéalisation de la ten­dresse, et une forme spéciale d’identification… Là, il y a une sorte d’esca­motage… Comme Freud a parlé du problème d’idéalisation, autant de l’objet que de l’instinct, je n’ai besoin que de répéter ses trouvailles. »

Il montre alors d’une manière convaincante que cette idéalisation n’est pas absolument nécessaire, et que même sans cette idéalisation une bonne relation amoureuse est possible. Le moins qu’on puisse dire est que, dans ce petit digest qu’il fait de la pensée de Freud, à ce moment-là,… ça a été abondamment traité ici.

Le second phénomène, c’est-à-dire la tendresse, pourra peut-être être diffé­remment interprété

« C’est une inhibition quant au but: le désir originel est dirigé vers un cer­tain objet. Mais, pour une raison ou une autre, il a dû se contenter d’une satisfaction partielle; et-le mot est en français- faute de mieux mène à une satisfaction entière. Selon d’autres vues, dans un autre article de Freud, la tendresse est une qualité archaïque, qui apparaît en conjonction avec la ten­dance ancienne à l’autopréservation, et n’a pas d’autre but que cette grati­fication tranquille et non passionnelle. Par conséquent, l’amour-passion est un phénomène secondaire surimposé sur l’amour tendre archaïque. »

Cette idée, il pense l’appuyer, par des données subjectives, à l’anthropologie. Et il fait un bref tableau des cours d’amour du Moyen Âge, et même certaines choses qu’on trouve dans la littérature hindoue… compliqué, qu’on coupait avec une poésie sexuelle, une poésie amoureuse, prolifique, une appréciation de la tendresse.

Cette tendresse est présentée comme un produit artificiel de la civilisation, un résultat systématique des frustrations endurées pendant l’éducation. Et, c’est assez rigolo! Il dit,

« L’étymologie semble soutenir cette idée-là ».

Il cite une flopée de termes anglais et allemands, avec une extrême pertinence, où il découvre que cette tendresse se trouve accolée à des mots qui veulent dire, quant à la racine d’où ils viennent, « bébête, gaga, amusant, pas très sérieux, fra­gile, assez inhibé… », et alors là, il s’arrête « Il y a quelque chose qui ne gaze pas. Comment est-ce que l’amour gent – tal, cette forme mûre de l’amour, a pu se trouver mélangée dans une compa­gnie aussi douteuse de maladies, de faiblesses, d’immaturités, etc. »

Et à ce moment-là, il branche, en quelque sorte sa conclusion

« L’homme ressemble à l’embryon du singe. Normalement, l’embryon du singe se développe et n’acquiert sa maturité génitale qu’au terme d’un certain développement. Alors que l’homme acquiert ce développement encore à un stade fœtal. D’ailleurs il y a certains êtres dont l’embryon acquiert des fonctions génitales bisexuelles, qui sont appelés des embryons néoténiques. L’amour génital est une forme exactement parallèle à ces structures. L’homme est un embryon néotélique, non seulement anatomi­quement, mais psychologiquement. Les anatomistes l’ont d’ailleurs décou­vert avant nous. »

Donc, ce que nous présentons comme le vrai amour, l’amour génital n’est pas encore défini, c’est tout simplement cette espèce de retour à une forme d’amour absolument primitive dans laquelle le sujet et l’objet de son amour se trouvent confondus par une réciprocité instinctuelle absolue.

Qu’est-ce donc que l’amour génital ? C’est un art… C’est le cas heureux où s’effectue la convergence entre certaines données instinctuelles et les données culturelles.

Selon lui, on peut dire que le vrai amour est finalement l’amour homosexuel originel, celui qui unissait les frères de la horde, alors que l’amour hétérosexuel était limité à sa plus simple expression, à une copulation pure et simple. Et c’est du transport dans un cadre hétérosexuel du climat de cet amour homosexuel qu’est né ce qu’à l’heure actuelle nous considérons comme le cas réussi.

LACAN – C’est très intéressant de voir qu’il en vient là!

MANNONI – Il ne peut pas éviter le mot réussi, qui pose tous les problèmes. GRANOFF – C’est moi qui le dis. Il ne le dit pas comme ça. Selon lui, ça ne peut pour ainsi dire jamais être réussi.

LACAN – Faisant écho à cette théorie, vous avez tout à fait raison de centrer là fondamentalement, sur une théorie plus que normative et moralisante de l’amour… HYPPOLITE – Normale, et pas normative…

LACAN -… Moralisante, n’est-ce pas ? de l’amour.Il n’en reste pas moins ce que vous venez de mettre en relief, c’est qu’il débouche sur cette question; en fin de compte, ce que nous considérons comme cette normale, est-ce un état naturel, ou un résultat artificiel ou culturel, voire même ce qu’il appelle une happy chance, une chance heureuse?

Ceci, il le transporte et le transfère à une question qui porte sur l’ensemble de la question, pour nous, à savoir : qu’est-ce que cette normale qu’il appelle à l’occasion « la santé », à propos de la terminaison de l’analyse ? Et, à ce sujet, la cure analytique est-elle un procès naturel ou artificiel ?

En d’autres termes, il pose la question de ses fins, et demande si la santé est un état naturel, d’équilibre. C’est-à-dire : existe-t-il dans l’esprit des processus qui, s’ils ne sont pas arrêtés ou troublés doivent conduire normalement le déve­loppement vers cet équilibre, ou au contraire la santé est-elle cette chance heu­reuse, et même improbable événement, la raison étant que ses conditions sont si rigoureuses, stringentes, exigeantes, et si nombreuses que les chances sont très douteuses.

Cela ne le mène rien moins qu’à supposer cette question, qui est évidemment significative du point de départ, puisque le point de départ arrive à une ques­tion dont il dit que là-dessus l’ambiguïté dans le chœur analytique est totale. À savoir qu’il y en aura autant pour formuler la réponse dans un sens oui que dans le sens non. La question doit donner le doute que, peut-être, c’est au départ que la question n’est pas bien posée.

Alors! Allons-y!

GRANOFF – Ceci aboutit, vers la fin de son message, à la fois à un change­ment dans les buts du traitement et dans la technique, et à la terminaison du trai­tement, en incluant l’article, simplement pour aboutir à ceci

« L’évolution du traitement amène à une renaissance, c’est-à-dire elle ne constitue en rien une réparation ou une restitution »… Là encore, c’est dif­ficile à dire.

LACAN – Précisez bien.

GRANOFF – Est-ce une restitutio in integrum ou non? … C’est le déblocage des capacités, de la possibilité pour le sujet de retourner sans honte, sans pudeur, et sans crainte, vers le primary love, c’est-à-dire « l’égoïsme naïf », c’est-à-dire précisément le stade où l’identité, la réciprocité des buts instinctuels du sujet et de son objet se trouvent confondues.

C’est ce qui l’amène à concevoir la fin de l’analyse comme plus ou moins une dissolution brutale en pleine lune de miel de cet état.

je ne sais pas si c’est conforme aux vues que vous en avez ?

LACAN – C’est exact.

GRANOFF – Et alors, là, il s’embrouille dans le caractère…

LACAN -Allez-y, parlez de la façon dont il parle du caractère.

GRANOFF –

« Le caractère hérite une partie de ce que nous avons l’habitude plus ou moins de voir dévolu au Moi. Le caractère est ce qui empêche l’indi­vidu d’expérimenter finalement les exigences les plus angoissantes de la réalité, ce qui l’empêche de sombrer dans un amour où il pourrait se perdre, même où il pourrait s’anéantir. C’est une limitation heureuse des capacités du sujet. Alors il pose la situation : Est-il fondé, ou non, de modifier le caractère du sujet ? »

Il en arrive au bateau sur l’amputation analytique…

LACAN – Le passage sur le caractère, où il arrive même à poser la question… GRANOFF –

« Est-il licite ou non de changer le caractère du sujet, est-il licite ou non de restreindre ou d’augmenter, c’est-à-dire de fortifier ou affai­blir?… Le schéma est, grosso modo, le suivant : Le caractère fort, fait d’un individu quelqu’un d’assez ennuyeux, qui n’est capable ni d’aimer très fort, ni de haï’r très fort. Le caractère faible l’abonne à une existence très malheureuse, mais riche de possibilités diverses; c’est plus amusant, plus poétique, mais moins intéressant pour le sujet. Heureusement dit-il, les sujets qui viennent en analyse n’ont finalement pas ce genre de scru­pule quant à savoir ce que, sous ce rapport, il adviendra d’eux. Ce qui fait qu’en définitive… Il en arrive à la conclusion… le caractère n’étant que le résultat des limitations accidentelles imposées par les erreurs de l’éducation, on est tout à fait fondé à lui rendre le service de le réparer sous ce rapport. »

LACAN – Peut-être allez-vous un peu vite. je dois dire que vous voulez pro­bablement avancer, en finir, et que vous ne mettez pas en relief quelque chose qui est très intéressant, la définition du caractère

le caractère contrôle les relations de l’homme à ses objets

– le caractère toujours signifie plus ou moins grande limitation, une limita­tion plus ou moins extensive des possibilités d’amour et de haine.

– Donc… je traduis tout ce qui est en italique, le caractère signifie limitation de la capacité for love and enjoyment… Pour aimer et pour la joie.

Le mot ne me paraît pas exclu. Il est là introduit, je crois, d’une façon qu’il faudrait relever, cette dimension de la joie qui va fort loin dépasse la catégorie jouissance. La plénitude subjective que comporte la joie mériterait un dévelop­pement pour elle-même. Là, c’est mis en cause!

On ne peut pas manquer d’être frappé! Si l’article n’était pas de 1932, je dirais qu’on lui doit presque une sorte d’influence d’un certain idéal moral – je dirai « puritain ». Car même en Hongrie il y a des traditions historiques protestantes, qui d’ailleurs ont des ramifications historiques tout à fait précises avec l’histoire du protestantisme en Angleterre. Il y a une convergence singulière de la pensée de cet élève de Ferenczi, porté par Ferenczi sur les traces que je vous fais suivre aujour­d’hui avec son destin qui, finalement, l’a intégré si bien à la communauté anglaise.

Et on ne peut pas ne pas voir que la conception du caractère comme étant tout de même préférable dans sa forme forte, celle qui implique toutes ces limi­tations, à ce qu’il appelle un weak character, c’est-à-dire quelqu’un qui est pour lui fondamentalement quelqu’un qui se laisse déborder.

GRANOFF – Il dit « c’est préférable », mais avec regret.

LACAN – La catégorie de la formation des individus selon une éducation très spécialisée est impliquée dans le texte même des directives les plus fondamen­tales du progrès.

Et c’est tout à fait frappant, ce qu’il dit du caractère. Inutile d’ajouter qu’il en résulte une ambiguïté totale entre ce qu’il appelle analyse de caractère et ce qu’il n’hésite pas à aventurer dans le même contexte : le caractère logique. Il ne semble pas voir qu’il s’agit de caractères tout à fait différents : le caractère comme réaction au développement libidinal du sujet, comme trame dans laquelle ce développement est pris, limité, et ses éléments innés, pour exprimer la différence que je pointe ici, qui, pour les caractérologues, divise les individus en classes qui, elles, sont constitutionnelles.

Il pense que l’expérience analytique là-dessus nous en donnera plus, car elle est plus près de l’expérience. C’est sans aucun doute vrai. Et même je suis assez porté, quant à moi, à le penser; mais à condition que l’expérience voit à partir de quel point, dans ses limites, nous atteignons cette somme radicale et dernière; dans le jeu dont il s’agit, à savoir là où l’analyse modifie profondément, ou peut modifier le caractère; c’est bien évidemment d’autre chose qu’il s’agit, ce quelque chose étant la construction du Moi. C’est sur ce plan qu’il la rejoint, ici, de la façon la plus vivante.

Vous avez quelque chose à ajouter?

GRANOFF – Comment il en arrive à l’article 14.

Par conséquent, pour faire ce qui, selon lui, est une bonne analyse, il faut se placer dans les perspectives, dans la seule perspective dans laquelle on peut comprendre le développement de l’enfant

… « Car si on a essayé d’analyser son amour primaire dans les termes dans lesquels nous sommes amenés à le faire, on ne va pas très loin. Et d’ailleurs, empêtrés dans ce schéma anatomique, nous sommes bien forcés de nous rendre compte que dans les publications contemporaines les termes tels que source d’un instinct, but instinctuel, sont en train de céder, de disparaître de nos considérations théoriques; même le terme d’« inhibé quant au but », s’en­tend, mais de plus en plus rarement. En rapport avec l’objet instinctuel, on trouve de plus en plus rarement la formule « relation à un objet instinctuel»; et secondairement les termes bien connus « anal », « oral », « génital,>, sont de moins en moins utilisés pour dénoter la source d’un instinct. Mais de plus en plus… c’est là qu’il tente d’en donner une approche structurale, mais il n’y réussit pas, … de plus en plus des relations d’objet spécifiques, et c’est là que se passe son grand naufrage, …Avidité orale, désir de domination anale, amour génital… tous les termes sadiques sont de plus en plus démodés, out fashion, selon moi parce que leurs applications sont trop libidinales, et on les relie trop étroitement à des buts instinctuels, à des gratifications. À la place de ces termes, on trouve, au style agressif, destructif, termes qui ont des affi­nités sur lesquelles on ne peut pas se méprendre avec les relations d’objet. »

LACAN – Oui… Peut-être que vous n’avez pas passé la rampe. C’est très juste, ce que vous dites. Vous mettez en valeur la remarque qui est faite d’enli­sement des termes en usage dans les travaux, les articles qui apparaissent à par­tir d’une certaine période (1938-1940), qui orientent la situation analytique vers les relations d’objet.

Il en dénote, il en pointe un certain nombre de signes. Et il voit en particu­lier – je ne dis pas que ce soit valable comme fait, nous verrons ce que vaut son interprétation – dans la disparition de tout le vocabulaire de l’ordre du registre, soit de la source, de la direction, de la satisfaction de l’instinct, et il le dénote de mille façons, dont une des faces les plus saillantes est que le terme de « sadique » n’est presque plus employé. Et il ajoute que « sa connotation était trop libidi­nale». je dirai que là-dessus l’aveu en est significatif, car en effet c’est bien de cela qu’il s’agit, une sorte de puritanisation de l’atmosphère analytique, qui est en effet tout à fait frappante et vaudrait d’être mise en relief – ne serait-ce que pour l’usage que j’en ferai comme signe convergent d’une certaine évolution. C’est tout à fait significatif, cette phrase.

GRANOFF – Si l’on veut un peu insolemment le dire, ce dont il souffre, c’est un trouble de la fonction imaginaire.

LACAN – Pas lui, sa théorie.

GRANOFF – Il se trouve pris dans une sorte de captation. Il n’est pas éton­nant qu’il mette ces propositions en relief, car, dans le paragraphe suivant, d’une manière un peu ahurissante – si l’on se place dans ce qui, pour lui, est une rela­tion d’objet – il nous dit

« Maintenant, attention, il faut s’arrêter un instant, et ne pas oublier en quoi consiste le comportement de l’analyste dans la situation psychanaly­tique. »

Et tout d’abord il fait justice de ce qui nous est enseigné dans les séminaires bien-pensants, c’est-à-dire que l’analyste est là, totalement en dehors du coup, pas comme il doit l’être réellement, mais comme il pense encore qu’il l’est. Il le montre empêtré dans une relation duelle, et la niant, niant qu’il y est.

Et, dit-il:

„, « Toutes ces questions de détachement amical, de compréhension, inter­prétations bien rythmées, tout ça ne doit pas nous faire oublier que si la relation du patient à son analyste est libidinale, la relation de l’analyste au patient est libidinale de la même manière. »

Ceci, pour autant, ne l’arrête pas, en ce sens que ça ne semble même pas don­ner la tentation de parler de relation de sujet à sujet, même vers la fin de son exposé. C’est là un des tours de force qu’il réalise, toujours incidemment, dans la méconnaissance.

LACAN – À la vérité, il ne réussit pas à l’éviter; il n’y accède pas.

Et là nous retournons à notre point de départ par la remarque qu’il doit bien y avoir quelque chose qui existe entre deux sujets, puisque ce sont deux sujets qui sont là. Comme il lui manque complètement l’appareil conceptuel, même largement élaboré ailleurs et ouvert plus largement à notre connaissance de ce qui en fait la médiation, et tout particulièrement sur la véritable fonction du lan­gage – pour introduire la relation intersubjective, il est amené, ce n’est pas sim­plement une sorte de glissement du langage de type lapsus, à parler de two bodies’psychology; c’est que ça correspond vraiment à l’idée qu’il s’en fait. Il croit sortir de la one body’s psychology en disant: on va faire une two bodies’psy­chology. Mais il est évident que la two bodies’psychology est encore une oppo­sition, c’est-à-dire encore une relation d’objet à objet. Et c’est là l’ambiguïté du terme de relation d’objet; c’est parce que ça signifie. Théoriquement, ce ne serait pas grave si cela n’avait des conséquences techniques dans l’échange concret thérapeutique avec le sujet. C’est que ça n’est pas une relation d’objet à objet, vous l’avez bien exprimé à l’instant en disant : « empêtré dans une relation duelle, et la niant »; on ne peut pas trouver de formule plus heureuse, et je vous en félicite, pour dire comment on s’exprime d’habitude pour arriver à nous expliquer ce que doit être la relation analytique.

GRANOFF – Là, une phrase extrêmement prometteuse

«Nous ne nous rendons pas compte ce que nous manquons en décrivant les expériences à deux corps, à deux personnages, technique analytique, dans un langage appartenant à des situations à un personnage. »

LACAN – C’est exactement ce que je viens de dire. Et, dès lors, il ne s’aper­çoit pas qu’il continue…

GRANOFF – Non seulement il continue, mais il le renforce … «Alors que faut-il faire ? »

Et, comme il n’a pas trouvé la clef qui lui permette d’échapper à l’impasse dans laquelle il s’est lui-même jeté à une allure phénoménale, il dit, et alors ça devient une objectivation forcenée de son patient

«D’abord, il faut créer une atmosphère, ne pas se fermer, et ne pas oublier… Et alors, là, il part en flèche : avidité orale, on la relie seulement à la bouche, mais ce n’est pas vrai. Il s’agit de la peau, de l’épiderme, de la chaleur, des frictions… »

Ça devient une énumération. Il fait littéralement le tour de l’individu pour essayer d’élargir dans le cadre des relations d’objet sa position. Et, contraire­ment à ce qu’il a dit, il dit finalement

« Et si ça ne marche pas, comme nous faisons, alors on met une double dose, et ça finira peut-être par marcher. »

C’est à ça qu’il en arrive!

LACAN -je ne qualifierais pas dans le même sens que vous, c’est-à-dire dans le sens objectivant, cette sorte d’aspect…

GRANOFF – Lui ne le qualifie pas ainsi.

LACAN-Moi non plus, je ne le qualifierais pas ainsi. je considérerais, je pense

vous le montrer la prochaine fois, comme quelque chose qui est évidemment mouvant, à savoir une sorte de recours en appel, à proprement parler, non pas du tout à ce que je défends et vous dis ici comme le registre objectivant. Tout progrès de connaissance et toute technique ont intérêt à objectiver les parties qui sont objectivables. Mais il s’agit d’une tendance objectivante dans la rela­tion au sujet, c’est-à-dire de pousser, par les interventions, la technique, même, le sujet, à s’objectiver, à se prendre lui-même pour un objet, et à croire que le progrès – il le croit parce que c’est effectivement comme ça que ça progresse, l’analyse – se fait par une objectivation de ce qu’il est.

Ce n’est pas de cela qu’il s’agit.

Ce recours en appel, comme je l’appellerais, est un recours en appel au réel, dans la mesure même où il s’agit d’un effacement par méconnaissance, comme vous l’avez dit tout à l’heure, de ce registre symbolique, dans la mesure où il dis­paraît complètement dans la relation d’objet, car elle n’est nulle part, et c’est pour ça que les objets prennent cette valeur absolue, dans cette mesure même où il n’a plus comme troisième terme la fonction imaginaire.

Il dit quel est maintenant le sens de notre fonction opérante dans l’analyse. Il dit « créer une atmosphère », a proper atmosphere, une atmosphère conve­nable… C’est tout ce qu’il a à dire, ce qui tout de même devient extraordinaire­ment incertain, ça hésite dans l’indicible, et cela fait intervenir alors toute la réalité, ce qu’il appelle l’événement, parce que l’analyse n’est justement pas faite pour que nous nous jetions au cou de notre patient, et lui au nôtre. La limita­tion des moyens qu’il a, c’est justement ce qui pose le problème de savoir dans quel plan elle se passe. Mais, faute de concevoir par rapport à ces moyens aussi où se définit et se limite son expérience, il est amené à faire ce grand appel à l’éveil de tous les registres du réel. Ce plan du réel dont ce n’est pas pour rien qu’il est là, toujours en arrière-plan, et je ne vous le désigne jamais directement dans tout ce que nous commentons ici. Ce n’est pas pour rien qu’il est juste­ment exclu à proprement parler.

Et lui ne le fera pas plus rentrer qu’un autre.

Mais c’est là que se porte son recours en appel, et c’est là l’échec de la théo­rie qui correspond à cette inclinaison de la technique, à cette déviation de la technique.

La prochaine fois, j’essaierai de vous permettre de pointer exactement quelle en sont la direction et le sens précis.

Finissez!

GRANOFF – Maintenant il n’y a plus que deux mots. Cet appel au réel, il y est tellement engagé qu’à un autre moment de sa carrière, comme s’il avait été un moment sensible à certains écueils de sa pensée, il veut tout au moins dire ce qui, selon lui, n’en fait pas partie, et il donne un exemple unique dans la littérature de description, la seule fois où il est expressément fait mention des petits mou­choirs en papier, des coussins, des divans, etc.; cela à un moment très antérieur.

LACAN – Oui, dans l’article Transfert et contre-transfert.

GRANOFF – Mais ce n’est peut-être pas pour rien qu’il y a pensé. Il finit sur des considérations pessimistes sur la terminaison de l’analyse. C’est là-dessus qu’il faut terminer, après avoir fait en passant, avec assez de pertinence, le pro­cès de nos sociétés, à l’heure actuelle, en faisant d’ailleurs entrer, comme élé­ment d’appréciation, le fait qu’à un moment historique (environ 1930) sont entrés en jeu un certain nombre d’analystes dont les analyses n’ont pas été, de toute évidence, terminées. On est donc arrivé à deux standards, qu’il appelle le standard A et le standard B, c’est-à-dire l’incertitude où l’on se trouve quant au moment judicieux de lancer un analyste dans la pratique. Considération d’autant plus pessimiste qu’un traitement se termine, selon lui, dans un ou deux cas sur dix. Comme il y a quelques milliers de traitements qui se termi­nent dans l’année, ça en fait quand même quelques centaines qui se terminent vraiment; on pourrait quand même se donner la peine de regarder de plus près, et savoir ce qui s’y est passé.

Mais ce qui, à moi, me semble plus pessimiste, n’est pas ça! Mais davantage sa théorie; c’est que, dit-il,

« Moi je termine assez rarement des traitements, dans un ou deux cas sur dix. »

Cela ne me semble pas si pessimiste que ça, en soi. Mais ce qui me semble vrai­ment très angoissant dans ce qu’il dit, c’est que

« Dans les autres cas, après coup, j’ai bien compris où a été l’erreur. »

Mais ce n’est peut-être pas encore là que se trouve la partie la plus affligeante, mais c’est que

« Quand j’ai compris, j’ai eu beau avoir compris, il n’y a plus rien à faire. C’est foutu, une fois pour toutes. »

Cela me semble l’aboutissement de sa perspective, cette inévitabilité de l’échec, une fois qu’un certain type d’erreur a été fait.

LACAN – Écoutez. Il est tard, maintenant. Je ne veux pas dépasser les deux heures moins le quart.

Je ne sais pas dans quelle mesure, pour chacun de vous qui n’avez pas pu lire ce texte… Je crois qu’on peut donner à Granoff un bon point. Il a tout à fait réa­lisé mon appel et ce que j’attendais de lui. Je crois qu’il vous a très bien présenté l’ensemble des problèmes posés par ce livre de Balint, qui est en somme son livre unique, j’en suis sûr même, et qui résulte de ses méditations en même temps que de sa carrière.

Si un certain nombre de questions peuvent s’en dégager, pour vous, c’est tout ce qu’il y a à en attendre. Et je les reprendrai la prochaine fois, et en complétant, dans l’ordre où les a introduites Granoff.

Je vous ai déjà dit au départ ce que je veux mettre en relief, ici, c’est quelque chose qui est dans un article dont vous n’avez pas parlé, qui est Transference of emotions; c’est déjà tout notre problème : sont-ce les émotions qui sont transfé­rées ? Un titre comme celui-là ne semble scandaliser personne. C’est un article qu’il a écrit en 1933. Et vous y verrez des choses très remarquables, y compris dans la façon dont il introduit pour nous le transfert. Pour les lecteurs de l’époque – et ce n’était pas un article spécialement destiné aux analystes, il s’adresse aussi en partie à ceux qui n’en sont pas, pour faire saisir le phénomène du transfert qui, dit-il, entraîne beaucoup de méconnaissance, est moins bien reconnu par l’ensemble du monde scientifique à ce moment-là que le phénomène de la résistance – il donne quelques exemples. Vous verrez, c’est très amusant.

Je partirai de là. C’est l’article qu’a utilisé Granoff. Nous partirons de ce trou laissé au centre de l’exposé sur Balint pour rééclairer le reste, pour faire sentir à des lecteurs non prévenus ce qu’est le phénomène du transfert, vous verrez à quel point justement, du fait qu’il manque une juste définition du symbole, qu’il est forcément partout. Un analyste ne peut pas s’en servir, du fait qu’il manque. Vous verrez à quoi il est amené : à donner, quand il veut s’exprimer, pour le dehors, d’une façon exotérique, il va plus loin qu’il ne croit, c’est-à-dire qu’il lui donne une définition qui n’a rien à faire avec le transfert. Pour nous introduire au transfert, il nous parle du déplacement. Tous les exemples qu’il donne sont des exemples de déplacement.

Dans ce même article, il nous dit que le résultat du travail qui est justement celui par lequel les analystes interprètent le plus souvent leur expérience et leur action est naturellement une psychologie, ou une caractérologie du psychana­lyste lui-même. Ce n’est donc pas moi qui le dis, c’est lui-même qui le fait remar­quer. L’auteur lui-même nous en apporte l’aveu, le témoignage; d’analyser sous cet angle, faire la psychanalyse de l’analyste comme théoricien, pour situer d’une façon rigoureuse certaines tendances actuelles de la théorie comme de la technique. Ceci implique de savoir où nous pouvons ancrer une théorie de la technique qui nous permette d’échapper à cette sorte de relativation des rela­tions d’objet, d’avoir un système de références qui sorte de cette interpsycho­logie strictement individuelle de l’analyste et de l’analysé.

Ce n’est pas nouveau, et vous sentez bien que c’est exactement le sens de ce que nous faisons ici depuis exactement octobre, et avant.

Cela me donnera peut-être l’occasion, et même sûrement, de faire ici ce que j’ai déjà fait ailleurs, les deux derniers mercredis, devant une autre audience, de repréciser les points fondamentaux, les bases fondamentales de la théorie que nous donnons ici de l’analyse, et montrer comment elle permet d’échapper à cette sorte de relativation sans issue.

À mercredi prochain!

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