vendredi, octobre 11, 2024
Recherches Lacan

LIX L'IDENTIFICATION 1961 – 1962 Leçon du 22 novembre 1961

Leçon du 22 novembre 1961

Vous avez pu constater, non sans satisfaction, que j’ai pu vous introduire la dernière fois à notre propos de cette année par une réflexion qui en apparence pourrait passer pour bien philosophante, puisqu’elle portait justement sur une réflexion philosophique, celle de Descartes, sans entraîner de votre part, me semble-t-il, trop de réactions négatives. Bien loin de là, il semble qu’on m’ait fait confiance pour la légitimité de sa suite. Je me réjouis de ce sentiment de confiance que je voudrais pouvoir traduire en ce qu’on a tout au moins ressenti où je voulais par-là vous amener. Néanmoins pour que vous ne preniez pas, en ceci que) e vais continuer aujourd’hui sur le même thème, le sentiment que je m’attarde, j’aimerais poser que telle est bien notre fin dans ce mode que nous abordons, de nous engager sur ce chemin. Disons-le tout de suite, d’une formule que tout notre développement par la suite éclairera, ce que je veux dire, c’est que pour nous analystes, ce que nous entendons par identification, parce que c’est ce que nous rencontrons dans l’identification, dans ce qu’il y a de concret dans notre expérience concernant l’identification, c’est une identification de signifiant.

Relisez dans le Cours de linguistique un des nombreux passages où De Saussure s’efforce de serrer, comme il le fait sans cesse en la cernant, la fonction du signifiant, et vous verrez, je le dis entre parenthèses, que tous mes efforts n’ont pas été finalement sans laisser la porte ouverte à ce que j’appellerai moins des différences d’interprétation que de véritables divergences dans l’exploitation possible de ce qu’il a ouvert avec cette distinction si essentielle de signifiant et de signifié. Peut-être pourrais-je toucher incidemment pour vous, pour qu’au moins vous en repériez l’existence, la différence qu’il y a entre telle ou telle école, celle de Prague à laquelle Jakobson, auquel) e me réfère si souvent appartient, de celle de Copenhague à laquelle Hjelmslev a donné son orientation sous un titre que je n’ai jamais encore évoqué devant vous de la glossématique. Vous verrez, il est presque fatal que je sois amené à y revenir puisque nous ne pourrons pas faire un pas sans tenter d’approfondir cette fonction du signifiant, et par conséquent son rapport au signe. Vous devez tout de même d’ores et déjà savoir- je pense que même ceux d’entre vous qui ont pu croire, voire jusqu’à me le reprocher, que je répétais Jakobson — qu’en fait la position que je prends ici est en avance, en flèche par rapport à celle de Jakobson, concernant la primauté que je donne à la fonction du signifiant dans toute réalisation, disons, du sujet.

Le passage de De Saussure auquel je faisais allusion tout à l’heure, je ne le privilégie ici que pour sa valeur d’image, c’est celui où il essaie de montrer quelle est la sorte d’identité qui est celle du signifiant en prenant l’exemple de l’express de 10 h 15. L’express de 10 h 15, dit-il, est quelque chose de parfaitement défini dans son identité, c’est l’express de 10 h 15, malgré que manifestement les différents express de 10 h 15 qui se succèdent toujours identiques chaque jour, n’aient absolument, ni dans leur matériel, voire même dans la composition de leur chaîne que des éléments, voire une structure réelle différente. Bien sûr, ce qu’il y a de vrai dans une telle affirmation suppose précisément, dans la constitution d’un être comme celui de l’express de 10 h 15, un fabuleux enchaînement d’organisation signifiante à entrer dans le réel par le truchement des êtres parlés. Il reste que ceci a une valeur en quelque sorte exemplaire, pour bien définir ce que je veux dire quand je profère d’abord ce que je vais essayer pour vous d’articuler, ce sont les lois de l’identification en tant qu’identification de signifiant. Pointons même, comme un rappel, que pour nous en tenir à une opposition qui pour vous soit un suffisant support, ce qui s’y oppose, ce de quoi elle se distingue, ce qui nécessite que nous élaborions sa fonction, c’est que l’identification de qui par là elle se distancie, c’est de l’identification imaginaire, celle dont il y a bien longtemps j’essayai de vous montrer l’extrême à l’arrière-plan du stade du miroir dans ce que j’appellerai l’effet organique de l’image du semblable, l’effet d’assimilation que nous saisissons en tel ou tel point de l’histoire naturelle, et l’exemple dont je me suis plu à montrer in vitro sous la forme de cette petite bête qui s’appelle le criquet pèlerin, et dont vous savez que l’évolution, la croissance, l’apparition de ce qu’on appelle l’ensemble des phanères, de ce comme quoi nous pouvons le voir dans sa forme, dépend en quelque sorte d’une rencontre qui se produit à tel moment de son développement, des stades, des phases de la transformation larvaire où selon que lui seront apparus ou non un certain nombre de traits de l’image de son semblable, il évoluera ou non, selon les cas, selon la forme que l’on appelle solitaire ou la forme que l’on appelle grégaire. Nous ne savons pas du tout, nous ne savons même qu’assez peu de choses des échelons de ce circuit organique qui entraînent de tels effets. Ce que nous savons, c’est qu’il est expérimentalement assuré. Rangeons-le dans la rubrique très générale des effets d’image dont nous retrouverons toutes sortes de formes à des niveaux très différents de la physique et jusque dans le monde inanimé, vous le savez, si nous définissons l’image comme tout arrangement physique qui a pour résultat entre deux systèmes de constituer une concordance biunivoque, à quelque niveau que ce soit. C’est une formule fort convenable, et qui s’appliquera aussi bien à l’effet que je viens de dire par exemple, qu’à celui de la formation d’une image, même virtuelle, dans la nature par l’intermédiaire d’une surface plane, que ce soit celle du miroir ou celle que j’ai longtemps évoquée, de la surface du lac qui reflète la montagne.

Est-ce à dire que comme c’est la tendance, et tendance qui s’étale sous l’influence d’une espèce, je dirais, d’ivresse, qui saisit récemment la pensée scientifique du fait de l’irruption de ce qui n’est en son fond que la découverte de la dimension de la chaîne signifiante comme telle mais qui, dans de toutes sortes de façons, va être réduite par cette pensée à des termes plus simples, et très précisément c’est ce qui s’exprime dans les théories dites de l’information ; est-ce à dire qu’il soit juste, sans autre connotation, de nous résoudre à caractériser la liaison entre les deux systèmes, dont l’un est par rapport à l’autre l’image, par cette idée de l’information, qui est très générale, impliquant certains chemins parcourus par ce quelque chose qui véhicule la concordance biunivoque ? C’est bien là que gît une très grande ambiguïté, je veux dire celle qui ne peut aboutir qu’à nous faire oublier les niveaux propres de ce que doit comporter l’information si nous voulons lui donner une autre valeur que celle vague qui n’aboutirait en fin de compte qu’à donner une sorte de réinterprétation, de fausse consistance à ce qui jusque-là avait été subsumé, et ceci depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours sous la notion de la forme, quelque chose qui prend, enveloppe, commande les éléments, leur donne un certain type de finalité qui est celui, dans l’ensemble de l’ascension de l’élémentaire vers le complexe, de l’inanimé vers l’animé. C’est quelque chose qui a sans doute son énigme et sa valeur propre, son ordre de réalité, mais qui est distinct, c’est ce que j’entends articuler ici avec toute sa force, de ce que nous apporte de nouveau, dans la nouvelle perspective scientifique, la mise en valeur, le dégagement de ce qui est apporté par l’expérience du langage et de ce que le rapport au signifiant nous permet d’introduire comme dimension originale qu’il s’agit de distinguer radicalement du réel sous la forme de la dimension symbolique. Ce n’est pas, vous le voyez, par là que j’aborde le problème de ce qui va nous permettre de scinder cette ambiguïté.

D’ores et déjà tout de même j’en ai dit assez pour que vous sachiez, que vous ayez déjà senti, appréhendé dans ces éléments d’information signifiante, l’originalité qu’apporte le trait, disons, de sérialité qu’il comporte, trait aussi de discrétion, je veux dire de coupure, ceci que Saussure n’a pas articulé mieux ni autrement que de dire que ce qui les caractérise de chacun c’est d’être ce que les autres ne sont pas. Diachronie et synchronie sont les termes auxquels je vous ai indiqué de vous rapporter, encore tout ceci n’est-il pas pleinement articulé, la distinction devant être faite de cette diachronie de fait, trop souvent elle est seulement ce qui est visé dans l’articulation des lois du signifiant, il y a la diachronie de droit par où nous rejoignons la structure. De même la synchronie, ça n’est point tout en dire, loin de là, que d’en impliquer la simultanéité virtuelle dans quelque sujet supposé du code, car c’est là retrouver ce dont la dernière fois je vous montrai que pour nous, il y a là une entité pour nous intenable. Je veux dire donc que nous ne pouvons nous contenter d’aucune façon d’y recourir, car ce n’est qu’une des formes de ce que je dénonçai à la fin de mon discours de la dernière fois sous le nom du sujet supposé savoir.

C’est là ce pourquoi je commence de cette façon cette année mon introduction à la question de l’identification, c’est qu’il s’agit de partir de la difficulté même de celle qui nous est proposée du fait même de notre expérience, de ce d’où elle part, de ce à partir de quoi il nous faut l’articuler, la théoriser. C’est que nous ne pouvons, même à l’état de visée, promesse du futur, d’aucune façon nous référer, comme Hegel le fait, à aucune terminaison possible, justement parce que nous n’avons aucun droit à la poser comme possible, du sujet dans un quelconque savoir absolu. Ce sujet supposé savoir, il faut que nous apprenions à nous en passer à tous les moments. Nous ne pouvons y recourir à aucun moment, ceci est exclu par une expérience que nous avons déjà depuis le séminaire sur le désir et sur l’interprétation – premier trimestre, qui a été publié -, c’est très précisément ce qui m’a semblé en tout cas ne pouvoir être suspendu de cette publication, car c’est là le terme de toute une phase de cet enseignement que nous avons faite, c’est que ce sujet qui est le nôtre, ce sujet que j’aimerais aujourd’hui interroger pour vous à propos de la démarche cartésienne, c’est le même que dans ce premier trimestre je vous ai dit que nous ne pouvions pas l’approcher plus loin qu’il n’est fait dans ce rêve exemplaire qui l’articule tout entier autour de la phrase: « Il ne savait pas qu’il était mort. »

En toute rigueur, c’est bien là contrairement à l’opinion de Politzer le sujet de l’énonciation, mais en troisième personne, que nous pouvons le désigner. Ce n’est pas dire, bien sûr, que nous ne puissions l’approcher en première personne, mais cela sera précisément savoir qu’à le faire, et dans l’expérience la plus pathétiquement accessible, il se dérobe, car le traduire dans cette première personne, c’est à cette phrase que nous aboutirons à dire ce que nous pouvons dire justement, dans la mesure pratique où nous pouvons nous confronter avec ce chariot du temps, comme dit John Donne, « hurrying near », il nous talonne, et dans ce moment d’arrêt où nous pouvons prévoir le moment ultime, celui précisément où tout déjà nous lâchera, nous dire: « Je ne savais pas que je vivais d’être mortel. » Il est bien clair que c’est dans la mesure où nous pourrons nous dire l’avoir oublié presque à tout instant que nous serons mis dans cette incertitude, pour laquelle il n’y a aucun nom, ni tragique, ni comique, de pouvoir nous dire, au moment de quitter notre vie, qu’à notre propre vie nous aurons toujours été en quelque mesure étranger. C’est bien là ce qui est le fond de l’interrogation philosophique la plus moderne, ce par quoi, même pour ceux qui n’y entravent, si je puis dire, que fort peu, voire ceux-là mêmes qui font état de leur sentiment de cette obscurité, tout de même quelque chose passe, quoi qu’on en dise, quelque chose passe d’autre que la vague d’une mode dans la formule nous rappelant au fondement existentiel de l’être pour la mort.

Cela n’est pas là un phénomène contingent, quelles qu’en soient les causes, quelles qu’en soient les corrélations, voire même la portée, on peut le dire que ce qu’on peut appeler la profanation des grands fantasmes forgés pour le désir par le mode de pensée religieuse, est là ce qui, nous laissant découverts, inermes, suscitant ce creux, ce vide, à quoi s’efforce de répondre cette méditation philosophique moderne, et à quoi notre expérience a quelque chose aussi à apporter, puisque c’est là sa place, à l’instant que je vous désigne suffisamment, la même place où ce sujet se constitue comme ne pouvant savoir, précisément ce dont pourquoi il s’agit là pour lui du Tout. C’est là le prix de ce que nous apporte Descartes, et c’est pourquoi il était bon d’en partir.

C’est pourquoi j’y reviens aujourd’hui, car il convient de reparcourir pour remesurer ce dont il s’agit dans ce que vous avez pu entendre que je vous désignai comme l’impasse, voire l’impossible du « je pense, donc je suis ». C’est justement cet impossible qui fait son prix et sa valeur, ce sujet que nous propose Descartes, si ce n’est là que le sujet autour de quoi la cogitation de toujours tournait avant, tourne depuis, il est clair que nos objections, dans notre dernier discours, prennent tout leur poids, le poids même impliqué dans l’étymologie du verbe français penser qui ne veut dire rien d’autre que peser; quoi fonder sur je pense, où nous savons, nous analystes, que ce à quoi je pense, que nous pouvons saisir, renvoie à un de quoi, et d’où, à partir de quoi je pense qui se dérobe néces-sairement. Et c’est bien pourquoi la formule de Descartes nous interroge de savoir s’il n’y a pas du moins ce point privilégié du je pense pur sur lequel nous puissions nous fonder; et c’est pourquoi il était tout au moins important que je vous arrête un instant.

Cette formule semble impliquer qu’il faudrait que le sujet se soucie de penser à tout instant pour s’assurer d’être, condition déjà bien étrange, mais encore suffit-elle ? Suffit-il qu’il pense être pour qu’il touche à l’être pensant ? Car c’est bien cela où Descartes, dans cette incroyable magie du discours des deux premières Méditations, nous suspend. Il arrive à faire tenir, je dis dans son texte, non pas une fois que le professeur de philosophie en aura pêché le signifiant, et trop facilement montrera l’artifice qui résulte de formuler qu’ainsi pensant, je puis me dire une chose qui pense, c’est trop facilement réfutable, mais qui ne retire rien de la force de progrès du texte, à ceci près qu’il nous faut bien interroger cet être pensant, nous demander si ce n’est pas le participe d’un êtrepenser, à écrire à l’infinitif et en un seul mot: J’êtrepense, comme on dit j’outrecuide, comme nos habitudes d’analystes nous font dire je compense, voire je décompense, je sur-compense. C’est le même terme, et aussi légitime dans sa composition.

Dès lors, le je pensêtre qu’on nous propose pour nous y introduire, peut paraître, dans cette perspective, un artifice mal tolérable puisque aussi bien à formuler les choses ainsi, l’être déjà détermine le registre dans lequel s’inaugure toute ma démarche; ce je pensêtre, je vous l’ai dit la dernière fois, ne peut même dans le texte de Descartes, se connoter que des traits du leurre et de l’apparence. Je pensêtre n’apporte avec lui aucune autre consistance plus grande que celle du rêve où effectivement Descartes, à plusieurs temps de sa démarche, nous a laissés suspendus. Le je pensêtre peut lui aussi se conjuguer comme un verbe, mais il ne va pas loin, je pensêtre, tu pensêtres, avec l’s si vous voulez à la fin, cela peut aller encore, voire il pensêtre. Tout ce que nous pouvons dire c’est que si nous en faisons les temps du verbe d’une sorte d’infinitif pensêtrer, nous ne pourrons que le connoter de ceci qui s’écrit dans les dictionnaires que toutes les autres formes, passée la troisième personne du singulier du présent, sont inusitées en français. Si nous voulons faire de l’humour nous ajouterons qu’elles sont suppléées ordinairement par les mêmes formes du verbe complémentaire de pensétrer, le verbe s’empêtrer.

Qu’est-ce à dire ? C’est que l’acte d’êtrepenser, car c’est de cela qu’il s’agit, ne débouche pour qui pense que sur un peut-être je ?, et aussi bien je ne suis pas le premier ni le seul depuis toujours à avoir remarqué le trait de contrebande de l’introduction de ce je dans la conclusion: « Je pense, donc je suis. » Il est bien clair que ce] e reste à l’état problématique et que jusqu’à la suivante démarche de Descartes, et nous allons voir laquelle, il n’y a aucune raison qu’il soit préservé de la remise en question totale que fait Descartes de tout le procès par la mise en profil, pour les fondements de ce procès, de la fonction du Dieu trompeur; vous savez qu’il va plus loin, le Dieu trompeur c’est encore un bon Dieu; pour être là, pour bercer d’illusions, il va jusqu’au malin génie, au menteur radical, à celui qui m’égare pour m’égarer, c’est ce qu’on a appelé le doute hyperbolique. On ne voit aucunement comment ce doute a épargné ce je et le laisse donc à proprement parler dans une vacillation fondamentale.

Il y a deux façons, cette vacillation, de l’articuler. L’articulation classique, celle qui se trouve déjà, je l’ai retrouvée avec plaisir, dans la Psychologie de Brentano, celle que Brentano rapporte à très juste titre à Saint-Thomas d’Aquin à savoir que l’être ne saurait se saisir comme pensée que d’une façon alternante. C’est dans une succession de temps alternants qu’il pense, que sa mémoire s’approprie sa réalité pensante sans qu’à aucun instant puisse se conjoindre cette pensée dans sa propre certitude. L’autre mode, qui est celui qui nous mène plus proches de la démarche cartésienne, c’est de nous apercevoir justement du caractère à proprement parler évanouissant de ce je, nous faire voir que le véritable sens de la première démarche cartésienne, c’est de s’articuler comme un je pense et je ne suis. Bien sûr, on peut s’attarder aux approches de cette assomption et nous apercevoir que je dépense à penser tout ce que je peux avoir d’être. Qu’il soit clair qu’en fin de compte c’est de cesser de penser que je peux entrevoir que je sois tout simplement. Ce ne sont là qu’abords.

Le je pense et je ne suis introduit pour nous toute une succession de remarques, justement de celles dont) e vous parlais la dernière fois concernant la morphologie du français, celle d’abord sur ce je tellement dans notre langue plus dépendant dans sa forme de première personne que dans l’anglais ou l’allemand par exemple, ou le latin, où à la question « qui est-ce qui l’a fait ? » vous pouvez répondre I, Ich, ego, mais non pas je en français mais c’est moi ou pas moi. Mais je est autre chose, ce je dans le parler si facilement élidé grâce aux propriétés dites muettes de sa vocalise, ce je qui peut être un J’sais pas, c’est-à-dire que le e disparaît, mais j’sais pas est autre chose, vous le sentez bien pour être de ceux qui ont du français une expérience originale que le je ne sais. Le ne du je ne sais porte non pas sur le sais, mais sur le je. C’est pour cela aussi que, contrairement à ce qui se passe dans ces langues voisines auxquelles, pour ne pas aller plus loin, je fais allusion à l’instant, c’est avant le verbe que porte cette partie décomposée, appelons-la comme cela pour l’instant, de la négation qu’est le ne en français. Bien sûr, le ne n’est-il pas propre au français, ni unique; le ne latin se présente pour nous avec toute la même problématique, que je ne fais aussi bien ici que d’introduire, et sur laquelle nous reviendrons.

Vous le savez, j’ai déjà fait allusion à ce que Pichon, à propos de la négation en français, y a apporté d’indications; je ne pense pas, et ce n’est pas non plus nouveau, je vous l’ai indiqué en ce même temps, que les formulations de Pichon sur le forclusif et le discordantiel puissent résoudre la question, encore qu’elles l’introduisent admirablement. Mais le voisinage, le frayage naturel dans la phrase française du je avec la première partie de la négation, je ne sais est quelque chose qui rentre dans ce registre de toute une série de faits concordants, autour de quoi je vous signalai l’intérêt de l’émergence particulièrement significative dans un certain usage linguistique des problèmes qui se rapportent au sujet comme tel dans ses rapports au signifiant.

Ce à quoi donc je veux en venir, c’est ceci, que si nous nous trouvons plus facilement que d’autres mis en garde contre ce mirage du savoir absolu, celui dont c’est déjà suffisamment le réfuter que de le traduire dans le repos repu d’une sorte de septième jour colossal en ce dimanche de la vie où l’animal humain enfin pourra s’enfoncer le museau dans l’herbe, la grande machine étant désormais réglée au dernier carat de ce néant matérialisé qu’est la conception du savoir. Bien sûr, l’être aura enfin trouvé sa part et sa réserve dans sa stupidité désormais définitivement embercaillée, et l’on suppose que du même coup sera arraché, avec l’excroissance pensante, son pédoncule, à savoir le souci. Mais ceci, du train où vont les choses, lesquelles sont faites, malgré son charme, pour évoquer qu’il y a là quelque chose d’assez parent à ce à quoi nous nous exerçons avec, je dois dire, beaucoup plus de fantaisie et d’humour, ce sont les diverses amusettes de ce qu’on appelle communément la science-fiction, lesquelles montrent sur ce thème que toutes sortes de variations sont possibles. À ce titre, bien sûr, Descartes ne paraît pas en mauvaise posture. Si on peut peut-être déplorer qu’il n’en ait pas su plus long sur ces perspectives du savoir, c’est à ce seul titre que s’il en eût su plus long, sa morale en eut été moins courte. Mais, mis à part ce trait que nous laissons ici provisoirement de côté pour la valeur de sa démarche initiale, bien loin de là, il en résulte tout autre chose.

Les professeurs, à propos du doute cartésien, s’emploient beaucoup à souligner qu’il est méthodique. Ils y tiennent énormément. Méthodique, cela veut dire doute à froid. Bien sûr, même dans un certain contexte, on consommait des plats refroidis, mais à la vérité, je ne crois pas que ce soit la juste façon de considérer les choses, non pas que je veuille d’aucune façon vous inciter à considérer le cas psychologique de Descartes, si passionnant que ceci puisse apparaître de retrouver dans sa biographie, dans les conditions de sa parenté, voire de sa descendance, quelques-uns de ces traits qui, rassemblés, peuvent faire une figure, au moyen de quoi nous retrouverons les caractéristiques générales d’une psychasthénie, voire d’engouffrer dans cette démonstration le célèbre passage des porte-manteaux humains, ces sortes de marionnettes autour de quoi il semble possible de restituer une présence que, grâce à tout le détour de sa pensée, on voit précisément à ce moment-là en train de se déployer, je n’en vois pas beaucoup l’intérêt. Ce qui m’importe, c’est qu’après avoir tenté de faire sentir que la thématique cartésienne est injustifiable logiquement, je puisse réaffirmer qu’elle n’est pas pour autant irrationnelle. Elle n’est pas plus irrationnelle que le désir n’est irrationnel de ne pouvoir être articulable, simplement parce qu’il est un fait articulé, comme je crois que c’est tout le sens de ce que je vous démontre depuis un an, de vous montrer comment il l’est. Le doute de Descartes, on l’a souligné, et je ne suis pas non plus le premier à le faire, est un doute bien différent du doute sceptique bien sûr. Auprès du doute de Descartes, le doute sceptique se déploie tout entier au niveau de la question du réel. Contrairement à ce qu’on croit, il est loin de le mettre en cause, il y rappelle, il y rassemble son monde, et tel sceptique dont tout le discours nous réduit à ne plus tenir pour valable que la sensation, ne la fait pas du tout pour autant s’évanouir, il nous dit qu’elle a plus de poids, qu’elle est plus réelle que tout ce que nous pouvons construire à son propos. Ce doute sceptique a sa place, vous le savez, dans la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel. Il est un temps de cette recherche, de cette quête à quoi s’est engagé par rapport à lui-même le savoir, ce savoir qui n’est qu’un savoir pas encore, donc qui de ce fait est un savoir déjà. Ce n’est pas du tout ce à quoi Descartes s’attaque. Descartes n’a nulle part sa place dans la Phénoménologie de l’Esprit, il met en question le sujet lui-même et, malgré qu’il ne le sache pas, c’est du sujet supposé savoir qu’il s’agit; ce n’est pas de se reconnaître dans ce dont l’esprit est capable qu’il s’agit pour nous, c’est du sujet lui-même comme acte inaugural qu’il est question. C’est, je crois, ce qui fait le prestige, ce qui fait la valeur de fascination, ce qui fait l’effet de tournant qu’a eu effectivement dans l’histoire cette démarche insensée de Descartes, c’est qu’elle a tous les caractères de ce que nous appelons dans notre vocabulaire un passage à l’acte.

Le premier temps de la méditation cartésienne a le trait d’un passage à l’acte. Il se situe au niveau de ce stade nécessairement insuffisant, et en même temps nécessairement primordial, toute tentative ayant le rapport le plus radical, le plus originel au désir, et la preuve, c’est bien ce à quoi il est conduit dans la démarche qui succède immédiatement; celle qui succède immédiatement, la démarche du Dieu trompeur, qu’est-elle ? Elle est l’appel à quelque chose que, pour la mettre en contraste avec les preuves antérieures, bien entendu non annulables, de l’existence de Dieu, je me permettrai d’opposer comme le verissimum à l’entissimum. Pour saint Anselme, Dieu c’est le plus être des êtres. Le Dieu dont il s’agit ici, celui que fait entrer Descartes à ce point de sa thématique, est ce Dieu qui doit assurer la vérité de tout ce qui s’articule comme tel. C’est le vrai du vrai, le garant que la vérité existe et d’autant plus garant qu’elle pourrait être autre, nous dit Descartes, cette vérité comme telle, qu’elle pourrait être si ce Dieu-là le voulait, qu’elle pourrait être à proprement parler l’erreur. Qu’est-ce à dire ? Sinon que nous nous trouvons là dans tout ce qu’on peut appeler la batterie du signifiant, confrontés à ce trait unique, à cet einziger Zug que nous connaissons déjà, pour autant qu’à la rigueur il pourrait être substitué à tous les éléments de ce qui constitue la chaîne signifiante, la supporter, cette chaîne à lui seul et simplement d’être toujours le même. Ce que nous trouvons à la limite de l’expérience cartésienne comme telle du sujet évanouissant, c’est la nécessité de ce garant, du trait de structure le plus simple, du trait unique si j’ose dire, absolument dépersonnalisé, non pas seulement de tout contenu subjectif, mais même de toute variation qui dépasse cet unique trait, de ce trait qui est un d’être le trait unique. La fondation de l’un que constitue ce trait n’est nulle part prise ailleurs que dans son unicité. Comme tel on ne peut dire de lui autre chose sinon qu’il est ce qu’a de commun tout signifiant, d’être avant tout constitué comme trait, d’avoir ce trait pour support.

Est-ce que nous allons pouvoir, autour de cela, nous rencontrer dans le concret de notre expérience ? Je veux dire ce que vous voyez déjà pointer, à savoir la substitution, dans une fonction qui a donné tellement de mal à la pensée philosophique, à savoir cette pente presque nécessairement idéaliste qu’a toute articulation du sujet dans la tradition classique, lui substituer cette fonction d’idéalisation en tant que sur elle repose cette nécessité structurale qui est la même que j’ai déjà devant vous articulée sous la forme de l’idéal du moi, en tant que c’est à partir de ce point, non pas mythique, mais parfaitement concret d’identification inaugurale du sujet au signifiant radical, non pas de l’un plotinien, mais du trait unique comme tel, que toute la perspective du sujet comme ne sachant pas peut se déployer d’une façon rigoureuse. C’est ce, qu’après vous avoir fait passer aujourd’hui sans doute par des chemins dont je vous rassure en vous disant que c’est sûrement le sommet le plus difficile de la difficulté par laquelle j’ai à vous faire passer qui est franchi aujourd’hui, c’est ce que je pense pouvoir devant vous, d’une façon plus satisfaisante, plus faite pour nous faire retrouver nos horizons pratiques, commencer de formuler.

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