samedi, juillet 27, 2024
Recherches Lacan

LIX L'IDENTIFICATION 1961 – 1962 Leçon du 20 juin 1962

Leçon du 20 juin 1962

Le temps approche du terme de cette année. Mon discours sur l’identification n’aura bien entendu pas pu épuiser son champ. Aussi bien ne puis-je éprouver là-dessus aucun sentiment de vous avoir fait défaut. Ce champ, en effet, quelqu’un au départ s’inquiétait un peu, non sans fondement, que j’y aie choisi une thématique qui lui semblait permettre, être instrument, même pour nous, du tout est dans tout. J’ai essayé tout au contraire de vous montrer ce qui s’y attache de rigueur structurale. Je l’ai fait en partant du deuxième mode d’identification distingué par Freud, celui que je crois sans fausse modestie avoir rendu désormais, pour vous tous, impensable sinon sous le mode de la fonction du trait unaire.

Le champ sur lequel je suis, depuis que j’ai introduit le signifiant du huit intérieur, est celui du troisième mode d’identification, cette identification où le sujet se constitue comme désir, et dans lequel tout notre discours antérieur nous évitait de méconnaître que le champ du désir n’est concevable pour l’homme qu’à partir de la fonction du grand Autre. Le désir de l’homme se situe au lieu de l’Autre, et s’y constitue précisément comme ce mode d’identification originelle que Freud nous apprend à séparer empiriquement – ce qui ne veut pas dire que sa pensée en ce point soit empirique – sous la forme de ce qui est donné dans notre expérience clinique, tout spécialement à propos de cette forme si manifeste de la constitution du désir qui est celle de l’hystérique. Se contenter de dire: « il y a l’identification idéale et puis il y a l’identification du désir au désir », cela peut aller bien sûr pour un premier débroussaillage des affaires, vous devez bien le voir. Le texte de Freud ne laisse pas les choses là, et ne laisse pas les choses là pour autant déjà que, dans l’intérieur des ouvrages majeurs de sa troisième topique, il nous montre le rapport de l’objet, qui ne peut être ici que l’objet du désir, avec la constitution de l’idéal lui-même; il le montre sur le plan de l’identification collective, de ce qui est en somme une sorte de point de concours de l’expérience, par quoi l’unarité du trait si je puis dire, mon trait unaire, c’est ce que je voulais dire, se reflète dans l’unicité du modèle pris comme celui qui fonctionne dans la constitution de cet ordre de réalité collective qu’est, si l’on peut dire, la masse avec une tête, le leader. Ce problème, pour local qu’il soit, est bien sans doute celui qui offrait à Freud le meilleur terrain pour saisir lui-même, au point où il élaborait les choses au niveau de la troisième topique, quelque chose qui, pour lui, non pas d’une façon structurale mais en quelque sorte liée à une sorte de point de concours concret, ramassa les trois formes de l’identification, puisque aussi bien la première forme, celle qui restera en somme au bord, au terme de notre développement cette année, celle qui s’ordonne comme la première, la plus mystérieuse aussi, quoique la première en apparence portée au jour de la dialectique analytique, l’identification au père, est là dans ce modèle de l’identification au leader de la foule, et est là en quelque sorte impliquée sans être du tout impliquée, sans être du tout incluse dans sa dimension totale, dans sa dimension entière.

L’identification au père fait entrer en effet en question quelque chose dont on peut dire que, lié à la tradition d’une aventure proprement historique au point que nous pouvons probablement l’identifier à l’histoire elle-même, ça ouvre un champ que nous n’avons même pas songé cette année à faire entrer dans notre intérêt, faute de devoir y être vraiment absorbé tout entier. Prendre d’abord pour objet la première forme d’identification eût été engager tout entier notre discours sur l’identification dans les problèmes du Totem et tabou, l’œuvre animatrice pour Freud, qu’on peut bien dire être pour lui ce qu’on peut appeler die Sache selbst, la chose elle-même, et dont on peut dire aussi qu’elle restera au sens hégélien, c’est-à-dire pour autant que pour Hegel die Sache selbst, l’œuvre, c’est en somme tout ce qui justifie, tout ce en quoi mérite de subsister ce sujet qui ne fut, qui ne vécut, qui ne souffrit, qu’importe, seule cette extériorisation essentielle avec une voie par lui tracée d’une oeuvre, c’est bien là, en effet, ce qu’on regarde et qu’elle veut seule rester, phénomène en mouvement de la conscience. Et sous cet angle on peut dire en effet que nous avons raison, que nous aurions tort plutôt de ne pas identifier le legs de Freud, si c’était à son oeuvre qu’il devait se limiter, au Totem et tabou.

Car le discours sur l’identification que j’ai poursuivi cette année, par ce qu’il a constitué comme appareil opératoire – je crois que vous ne pouvez qu’en être au point de commencer à le mettre en usage -, vous pouvez encore avant l’épreuve en apprécier l’importance qui ne saurait manquer d’être tout à fait décisive dans tout ce qui est pour l’instant appelé à l’actualité d’une formulation urgente, au premier chef, le fantasme. Je tenais à marquer que c’était là l’étape préalable essentielle, exigeant absolument une antécédence proprement didactique, pour que puisse s’articuler convenablement la faille, le défaut, la perte où nous sommes pour pouvoir nous référer avec la moindre convenance à ce dont il s’agit concernant la fonction paternelle.

Je fais très précisément allusion à ceci que nous pouvons qualifier comme l’âme de l’année 1962, celle où paraissent deux livres de Claude Lévi-Strauss : Le Totémisme et La Pensée sauvage. Je crois que pas un analyste n’en a pris connaissance sans se sentir à la fois, pour ceux qui suivent l’enseignement d’ici, raffermi, rassuré et sans y trouver le complément… Car bien sûr il a le loisir de s’étendre en des champs, que je ne peux faire venir ici que par allusion, pour vous montrer le caractère radical de la constitution signifiante dans tout ce qui est, disons, de la culture, encore que, bien sûr, il le souligne, ce n’est pas là marquer un domaine dont la frontière soit absolue. Mais en même temps, à l’intérieur de ses si pertinentes exhaustions du mode classificatoire dont on peut dire que la pensée sauvage est moins instrument qu’elle n’en est en quelque sorte l’effet même, la fonction du totem parait entièrement réduite à ces oppositions signifiantes. Or il est clair que ceci ne saurait se résoudre sinon d’une façon impénétrable, si nous, analystes, ne sommes pas capables d’introduire ici quelque chose qui soit du même niveau que ce discours, à savoir, comme ce discours, une logique. C’est cette logique du désir, cette logique de l’objet de désir dont je vous ai donné cette année l’instrument, en désignant l’appareil par quoi nous pouvons saisir quelque chose qui, pour être valable, ne peut qu’avoir été depuis toujours la véritable ani-mation de la logique, je veux dire là où, dans l’histoire de son progrès, elle s’est fait sentir comme quelque chose qui ouvrait à la pensée.

Il n’en reste pas moins que, ce ressort secret peut être [resté] masqué, que logique elle n’intéressât, elle n’impliquât le mouvement de ce monde, qui n’est pas rien; on l’appelle monde de la pensée, dans une certaine direction qui, pour être centrifuge, n’en était pas moins tout de même déterminée par quelque chose qui se rapportait à un certain type d’objet qui est celui auquel nous nous intéressons pour l’instant. Ce que j’ai défini la dernière fois comme le point, le point (D dans une certaine façon nouvelle de délimiter le cercle de connotation de l’objet, c’est ce qui nous met au seuil d’avoir, avant de vous quitter cette année, à poser la fonction de ce point (D, ambigu vous ai-je dit, non pas seulement dans la médiation, mais dans la constitution, l’une à l’autre inhérentes – non seulement comme l’envers vaudrait l’endroit, mais comme un envers vous ai-je dit, qui serait la même chose que l’endroit -, du $ et du point a dans le fantasme, dans la reconnaissance de ce qu’est l’objet du désir humain à partir du désir, dans la reconnaissance de ce pourquoi dans le désir le sujet n’est rien d’autre que la coupure de cet objet, et comment l’histoire individuelle, ce sujet discourant où cet individu n’est que compris, est orientée, polarisée par ce point secret et peut-être au dernier terme jamais accessible, si tant est qu’il faille admettre avec Freud, pour un temps du moins, dans l’irréductibilité d’une Urverdrüngung, l’existence de cet ombilic du désir dans le rêve dont il parle dans la Traumdeutung. C’est cela dont nous ne pouvons omettre la fonction dans toute appréciation des termes dans lesquels nous décomposons les faces de ce phénomène nucléaire.

C’est pourquoi, avant de rejoindre la clinique, trop facile toujours à nous remettre dans les ornières de vérités dont nous nous accommodons fort bien à l’état voilé, à savoir, qu’est-ce que l’objet du désir pour le névrosé, ou encore pour le pervers, ou encore pour le psychotique ? Ce n’est pas cela, cet échantillonnage, cette diversité des couleurs qui ne servira jamais qu’à nous faire perdre des cartes qui sont intéressantes… « Deviens ce que tu es », dit la formule de la tradition classique. C’est possible… vœu pieux. Ce qui est assuré, c’est que tu deviens ce que tu méconnais. La façon dont le sujet méconnaît les termes, les éléments et les fonctions entre lesquels se joue le sort du désir, pour autant précisément que quelque part lui en apparaît sous une forme dévoilée un de ses termes, c’est cela par quoi chacun de ceux que nous avons nommés névrosé, pervers et psychotique, est normal. Le psychotique est normal dans sa psychose et pas ailleurs, parce que le psychotique dans le désir a affaire au corps. Le pervers est normal dans sa perversion, parce qu’il a affaire dans sa variété au phallus, et le névrosé parce qu’il a affaire à l’Autre, le grand Autre comme tel. C’est en cela qu’ils sont normaux, parce que ce sont les trois termes normaux de la constitu-tion du désir. Ces trois termes bien sûr sont toujours présents. Pour l’instant, il ne s’agit pas qu’ils soient dans un quelconque de ces sujets, mais ici, dans la théorie. C’est pour cela que je ne peux pas avancer en ligne droite; c’est qu’il me vient à chaque pas le besoin de refaire avec vous le point, non pas tant dans un tel souci que vous me compreniez…

« Tenez-vous tellement à ce qu’on vous comprenne ? » me dit-on de temps en temps, ce sont des amabilités que j’entends dans mes analyses. Évidement, oui. Mais ce qui fait la difficulté, c’est la nécessité de vous faire voir que, dans ce discours, vous y êtes compris. C’est à partir de là qu’il peut être trompeur, parce que vous y êtes compris de toute façon. Et l’erreur peut venir uniquement de la façon dont vous concevez que vous y êtes compris. J’ai été frappé, à lire, hier matin, à l’heure où la grève de l’électricité n’était pas encore commencée, le travail d’un de mes élèves sur le fantasme. Mon dieu, pas mauvais. Bien sûr ça n’est pas encore la mise en action des appareils dont j’ai parlé, mais enfin, la seule col-lation des passages de Freud où il parle du fantasme de façon absolument géniale… Quand on se demande quelle pertinence, en l’absence de tout ce qu’on peut dire, ces ouvertures ont conditionnée depuis; d’où la première formulation peut avoir trouvé cette pertinence pour rester en quelque sorte maintenant marquée du poinçon même qui est celui que j’essaie d’isoler des choses ? Cette pulsion qui se fait sentir de l’intérieur du corps, ces schémas tout entiers structurés de ces prévalences topologiques, il n’y a que là-dessus qu’est l’accent. Comment définir ce qui fonctionne de l’arrivée de l’extérieur et de l’arrivée de l’intérieur ? Quelle incroyable vocation de platitude a-t-il fallu, dans ce qu’on peut appeler la mentalité de la communauté analytique, pour croire que c’est la référence à ce qu’on appelle l’instance biologique! Non pas que je sois en train de dire qu’un corps, un corps vivant –  je ne suis pas en train de badiner -, ça ne soit pas une réalité biologique, seulement le faire fonctionner dans la topologie freudienne comme topologie, et y voir je ne sais quel biologisme qui serait radical, inaugural, coextensif de la fonction de la pulsion, c’est ce qui fait là toute l’ampleur, toute la béance de ce qu’on appelle un contresens, un contresens absolument manifeste dans les faits, à savoir que, comme il n’y a pas besoin de le faire remarquer, jusqu’à nouvel ordre, c’est-à-dire la révision que nous attendons dans la biologie, il n’y a pas eu trace d’une découverte biologique, ni même physiologique, ni même esthésiologique, qui ait été faite par la voie de l’analyse – esthésiologique, cela veut dire une découverte sensorielle, quelque chose qu’on aurait pu trouver de nouveau dans la façon de sentir les choses. Ce qui fait contresens, c’est très clair à définir, c’est que le rapport de la pulsion au corps est partout marqué dans Freud, topologiquement. Cela n’a pas la même valeur de renvoi, l’idée d’une direction, qu’une découverte d’une recherche biologique.

Il est bien certain que ce qu’est-ce qu’un corps 2, vous le savez, ce n’est même pas une idée ébauchée dans le consensus du monde philosophant, au moment où Freud ébauche sa première topique. Toute la notion du Dasein est postérieure et construite pour nous donner, si je puis dire, l’idée primitive qu’on peut avoir de ce que c’est qu’un corps comme d’un là, constituant de certaines dimensions de présence, et je ne vais pas vous refaire Heidegger, parce que si je vous en parle, c’est que bientôt vous allez avoir ce texte dont je vous ai dit qu’il est facile, vous le prendrez au mot. En tout cas, la facilité avec laquelle nous le lisons maintenant prouve bien que ce qu’il a lancé dans le courant des choses est bel et bien en circulation. Ces dimensions de présence, de quelque façon qu’on les appelle le Mitsein, ce là-être, et tout ce que vous voudrez, In-der-Welt-sein, toutes les mondanéités si différentes et si distinctes, car il s’agit justement de les distinguer de l’espace latum, longum et profundum, lequel on n’a pas de peine à nous montrer que ce n’est là que l’abstraction de l’objet, et parce que aussi bien cela se propose comme tel dans ce Descartes que j’ai mis cette année au début de notre exposé, l’abstraction de l’objet comme subsistant, c’est-à-dire déjà ordonné dans un monde qui n’est pas simplement un monde de cohérence, de consistance, mais énucléé de l’objet du désir comme tel. Oui, tout ceci fait dans Heidegger d’admirables irruptions dans notre monde mental. Laissez-moi vous dire que s’il y a des gens pour devoir n’en être à aucun degré satisfaits, ce sont les psychanalystes, c’est moi. Cette référence, sans doute suggestive, à ce que j’appellerai – n’y voyez aucune espèce de tentative de rabaisser ce dont il s’agit – une praxis artisanale, fondement de l’objet-ustensile, comme découvrant assurément au plus haut degré ces premières dimensions de la présence si subti-lement détachées que sont la proximité, l’éloignement, comme constituant les premiers linéaments de ce monde, Heidegger le doit beaucoup, il me l’a dit à moi-même, au fait que son père fut tonnelier. Certes, tout cela nous découvre quelque chose à quoi la présence a éminemment à faire, et à quoi nous nous accrocherions bien plus passionnément à poser la question de savoir ce qu’a de commun tout instrument, la cuiller primitive, la première façon de puiser, de retirer quelque chose au courant des choses, qu’est-ce qu’elle a à voir avec l’instrument du signifiant?

Mais en fin de compte, tout n’est-il pas pour nous dès l’abord décentré ? Si cela a un sens, ce que Freud apporte, à savoir qu’au cœur de la constitution de tout objet il y a la libido, si cela a un sens, cela veut dire que la libido ne soit pas simplement le surplus de notre présence praxique dans le monde, ce qui est la thématique depuis toujours, et ce que Heidegger ramène, car si la Sorge est le souci, l’occupation, est ce qui caractérise cette présence de l’homme dans le monde, cela veut dire que quand le souci se relâche un peu, on commence à baiser, ce qui, comme vous le savez, est l’enseignement par exemple de quelqu’un, que je choisis là vraiment sans aucun scrupule et dans un esprit de polémique car c’est un ami, monsieur Alexander. Monsieur Alexander a d’ailleurs sa place fort honorable dans ce concert, simplement un peu cacophonique, qu’on peut appeler la discussion théorique dans la société psychanalytique américaine. Il a sa place de plein droit, parce qu’il est évident que cela serait un peu fort qu’on pût se permettre, dans une société aussi importante et officiellement constituée que cette Association américaine, de rejeter ce qui coïncide vraiment aussi bien avec les idéaux, avec la pratique d’une aire, qu’on appelle culturelle, déterminée. Mais enfin il est clair que même d’ébaucher une théorie du fonctionnement libidinal comme étant constitué avec la part de surplus d’une certaine énergie, de quelque façon que nous la catégorisions, énergie de survivance ou autre, c’est absolument nier toute la valeur, non pas simplement noétique, mais la raison d’être de notre fonction de thérapeute, telle que nous en définissons les termes et la visée. Que dans l’ensemble pratiquement nous nous accommodions fort bien, nous faisions fort bien notre affaire de ramener les gens à la leur, d’affaire, bien sûr, seulement, ce qu’il y a de certain, c’est que même quand nous épinglons ce résultat sous la forme de succès thérapeutique, nous savons au moins ceci, de deux choses l’une

– ou que nous l’avons fait en-dehors de toute espèce de voie proprement analytique, et alors que ce qui clochait au cœur de l’affaire, car c’est de cela qu’il s’agit, cloche toujours – ou bien que si nous sommes là parvenus, c’est justement dans toute la mesure, qui n’est là que le b-a-ba de ce qu’on nous enseigne, nous avons été ailleurs, vers ce qui clochait, ce qui touchait, au centre, le nœud libidinal. C’est pour cela que tout résultat sanctionner dans le sens de l’adaptation – je m’excuse, je fais là un petit détour par des banalités, mais il y a des banalités qu’il faut tout de même rappeler, surtout qu’après tout, rappelées d’une certaine façon, les banalités peuvent quelquefois passer pour peu banales -, tout succès thérapeutique, c’est-à-dire ramener les gens au bien-être de leur Sorge, de leurs petites affaires, est toujours pour nous plus ou moins, dans le fond nous le savons, c’est pour cela que nous n’avons pas à nous en vanter, un pis-aller, un alibi, un détournement de fonds, si je puis m’exprimer ainsi. En fait ce qui est encore bien plus grave, c’est que nous nous interdisons de faire mieux, tout en sachant que cette action qui est la nôtre, dont nous pouvons nous vanter de temps en temps comme d’une réussite, est faite par des voies qui ne concernent pas le résultat. Grâce à ces voies nous apportons, dans un lieu complémentaire qu’elles ne concernent pas, si ce n’est par retentissement, des retouches, c’est le maximum de ce qu’on peut dire.

Quand est-ce qu’il nous arrive de replacer un sujet dans son désir ? C’est une question que je pose à ceux qui ici ont quelque expérience comme analystes évidemment, pas aux autres. Est-il concevable qu’une analyse ait pour résultat de faire entrer un sujet en désir, comme on dit entrer en transe, en rut, ou en religion ? C’est bien pour cela que je me permets de poser la question en un point local, le seul en fin de compte qui soit décisif, parce que nous ne sommes pas des apôtres, c’est, si cette question ne mérite pas d’être préservée quand il s’agit des analystes, car pour les autres, le problème posé, c’est, qu’est-ce que le désir, pour qu’il puisse subsister, persister dans cette position paradoxale ? Car enfin il est bien clair que d’aucune façon je n’émets de vœu par là que l’effet de l’analyse_ aille rejoindre celui rempli depuis toujours parles sectes mystiques dont les opérations fameuses, sans doute trompeuses, souvent douteuses, en tout les cas la plupart du temps, ne sont pas ce à quoi je vous demande spécialement de vous intéresser, si ce n’est quand même pour les situer comme occupant cette place globale d’amener le sujet sur un champ qui n’est pas autre chose que le champ de son désir.

Et pour tout dire, passant mon dernier week-end par une série de rebondissements, à essayer de voir le sens de quelques mots de la technique mystique musulmane, j’avais ouvert ces choses que je pratiquai en un temps, comme tout le monde. Qui n’a pas un petit peu regardé ces indigestes et assommants bouquins d’hindouisme, de philosophie de je ne sais quelle ascèse, qui nous sont donnés dans une terminologie poussiéreuse et en général incomprise, je dirais d’autant mieux comprise que le transcripteur est plus bête! C’est pour cela que ce sont les travaux anglais qui sont les meilleurs. Ne lisez surtout pas les travaux allemands, je vous en prie, ils sont tellement intelligents que cela se transforme immédiatement en Schopenhauer.

Et puis il y a René Guénon, dont je parle parce que c’est un curieux lieu géométrique. Je vois, au nombre de sourires, la proportion de pécheurs ! Je vous jure qu’à un moment, au début de ce siècle dont je fait partie – je ne sais si cela continue, mais je vois que ce nom n’est pas inconnu, donc cela doit continuer-, toute la diplomatie française trouvait dans René Guénon, cet imbécile, son maître à penser. Vous voyez le résultat! Il est impossible d’ouvrir un de ses ouvrages sans y trouver vraiment rien à faire car ce qu’il dit toujours, c’est qu’il doit la boucler. Ceci a un charme probablement absolument inextinguible, car le résultat c’est que grâce à cela, toutes sortes de gens, qui probablement n’avaient pas grand chose à faire – comme disait Briand : « Vous savez bien que nous n’avons pas de politique extérieure, car le diplomate doit être dans une atmosphère un peu irrespirable. » -, eh bien! cela les a aidés à rester dans leur petite carapace.

Bref, tout cela n’est pas pour vous diriger sur l’hindouisme, mais quand même, puisque je me trouve, je ne peux pas dire à relire parce que je ne les ai jamais lus, les textes hindous, et comme je vous le dis, c’est toujours fort décevant dès l’abord, mais je viens de revoir retranscrites, rapprochées, des choses beaucoup plus accessibles de la technique mystique musulmane, par quelqu’un de merveilleusement intelligent, quoique présentant toutes les apparences de la folie, qui s’appelle monsieur Louis Massignon – je dis les apparences -, et se référant au bouddhi, à propos d’élucidation de ces termes, le point qu’il met en valeur de la fonction terme – je veux dire que c’est l’avant dernier seuil à franchir qu’il donne au bouddhi comme l’objet, car c’est cela que cela veut dire, qui bien entendu n’est écrit nulle part sauf dans ce texte de Massignon, où il en trouve l’équivalence avec le Mansûr de la mystique shî’ite -, la fonction de l’objet comme étant le point tournant, indispensable, de cette concentration, pour en venir à des termes métaphoriques de la réalisation subjective dont il s’agit, qui n’est en fin de compte que l’accès à ce champ du désir que nous pouvons appeler le désirant tout court. Et qu’en est-il, ce désirant ? Il est bien sûr que ceux qui sont les officiants du domaine, déjà bien constitué, que j’ai appelé la dernière fois celui de Théo, d’où naturellement la suspicion, l’exclusion, l’odeur de soufre dont est environnée, dans toutes les religions, l’ascèse mystique. Quoi qu’il en soit le rapport articulé, à ce stade, au stade qu’on peut appeler d’achèvement de l’involution, de l’assomption du sujet dans un objet – choisi d’ailleurs par les techniques mystiques avec un ordre très arbitraire, ça peut être une femme, ça peut être un bouchon de carafe -, me paraissait coïncider parfaitement avec la formule $ à a telle que je vous la formule comme donnée, comme formalisation la plus simple qu’il nous soit permis d’atteindre au contact des diverses formes de la clinique, c’est-à-dire parce qu’il est nécessaire de présumer de la structure de ce point central telle que nous pouvons la construire nécessairement pour rendre compte des ambiguïtés de ses effets.

Le travail auquel je faisais allusion tout à l’heure, que j’ai lu hier matin, s’attachait à reprendre – il faut bien que les choses se digèrent – un chapitre que j’avais traité depuis longtemps, à savoir la structure de l’Homme aux loups, à la lumière spécialement de la structure du fantasme. La chose est tout à fait bien cernée dans ce travail. Toutefois, par rapport aux premières formulations, celles que j’ai faites avant de vous avoir apporté les récents appareils, elle marque peu de gain, mais elle me désigne en quel point après tout vous me suivez, ce que je puis ici vous montrer comme lieu à franchir. Reprenons donc, simplement pour le pointer, ce n’est pas une critique, ce travail. Il y en aurait bien d’autres à faire, et il faudrait que vous le connaissiez, que ce travail soit diffusé, ce que je trouverais souhaitable.

La définition logique de l’objet, que je me permets d’appeler lacanien en l’occasion, car ce n’est pas la même chose que de parler de lacanisme exécré, de l’objet du désir, sa fonction logique à cet objet, ne tient, c’est ce que désigne la nouveauté du petit cercle dont je vous apprends à le cerner en vous disant qu’il est essentiellement constitué par la présence de ce point qui est là, soit dans son champ central, soit à la limite de ce champ, voire ici, car ces trois cas sont les mêmes, comme réduction dernière du champ, sa fonction logique ne tient ni à son extension, ni à sa compréhension, car son extension, si l’on peut désigner quelque chose de ce terme, tient en la fonction structurante du point. Plus il est, si je puis dire, punctiforme, ce champ, plus il y a d’effets, et ces effets sont, si l’on peut dire, d’inversion. À la lumière de ce principe, il n’y a pas de problème concernant ce que Freud nous a fourni comme reproduction du fantasme de l’Homme aux loups.

Vous connaissez cet arbre, ce grand arbre, et les loups qui ne sont absolument pas des loups, perchés sur cet arbre au nombre de cinq, alors qu’ailleurs on parle de sept… Si nous avions besoin d’une image exemplaire de ce que c’est que petit a, à la limite du champ, quand sa radicalité phallique se manifeste par une sorte de singularité comme accessible là où seulement elle peut nous apparaître, c’est-à-dire quand elle approche, ou qu’elle peut s’approcher du champ externe, du champ de ce qui peut se réfléchir, du champ de ce dans quoi une symétrie peut permettre l’erreur spéculaire, nous l’avons là. Car il est clair, à la fois que cela n’est pas, bien sûr, l’image spéculaire de l’Homme aux loups qui est là devant lui, et que pourtant – nous l’avons marqué d’ailleurs depuis assez longtemps pour que cela ne soit pas une nouveauté -, pour l’auteur du travail dont je parle c’est l’image même de ce moment que vit le sujet comme scène primitive. Je veux dire que c’est la structure même du sujet devant cette scène. Je veux dire que, devant cette scène, le sujet se fait loup regardant, et se fait cinq loups regardant. Ce qui s’ouvre subitement à lui cette nuit de Noël, c’est le retour de ce qu’il est, lui, essentiellement, dans le fantasme fondamental. Sans doute la scène elle-même dont il s’agit est-elle voilée – nous reviendrons tout à l’heure sur ce voile -; de ce qu’il voit n’émerge que ce V en ailes de papillon des jambes ouvertes de sa mère, ou le V romain de l’heure d’horloge, ce cinq heures du chaud été où semble s’être produite la rencontre. Mais l’important, c’est ce qu’il voit dans son fantasme, c’est S barré lui-même en tant qu’il est coupure de petit a. Les petits a, ce sont les loups.

Et si j’y passe aujourd’hui, c’est parce qu’à côté d’un discours difficile, abstrait, et que je désespère de pouvoir porter, dans les limites où nous sommes, jusqu’à ses derniers détails, cet objet du désir s’illustre ici d’une façon qui me permet d’accéder tout de suite à des éléments concrets de structure, que j’aurais des façons plus didactiques de vous exposer, mais je n’ai pas le temps et je passe par là. Cet objet non spéculaire qu’est l’objet du désir, cet objet qui peut se trouver à cette zone frontière en fonction d’images du sujet, disons pour aller plus vite, quoique j’aie là des risques de confusion, dans le miroir que constitue le grand Autre, disons dans l’espace développé par le grand Autre, car il faut retirer ce miroir pour en faire alors cette sorte de miroir qu’on appelle, sans doute non par hasard, de sorcière, je veux dire ces miroirs avec une certaine concavité, qui en comportent à leur intérieur un certain nombre d’autres, concentriques, dans lesquels vous voyez votre propre image reflétée autant de fois qu’il y a de ces miroirs dans le grand. C’est que c’est bien là ce qui se passe; vous avez, présent dans le fantasme, ce qui n’est peut-être définissable, accessible, que par les voies de notre expérience, ou peut-être, je n’en sais rien, je m’en soucie peu au reste, par les voies des expériences auxquelles j’ai fait allusion tout à l’heure, ce qui est de la nature de l’objet du désir, et ceci est intéressant parce que c’est une référence logique, l’objet connoté, corné par les cercles d’Euler, est l’objet de cette fonction qu’on appelle la classe. Je vous montrerai son rapport étroit, structural avec la fonction de privation, je veux dire le premier de ces trois termes que j’ai articulés comme privation frustration-castration.

Seulement, ce qui voile complètement la véritable fonction de la privation… encore qu’on puisse l’aborder, c’est de là que je suis parti pour vous faire le schéma des propositions universelles et particulières; rappelez-vous, quand je vous ai dit, tout professeur est lettré, cela ne veut pas dire qu’il n’y a qu’un seul professeur. La chose est toujours véridique pour autant. Le ressort de la privation, de la privation comme trait unaire, comme constituant de la fonction de la classe, est là suffisamment indiqué. Mais telle est la fonction de la raison dialectique, n’en déplaise à monsieur Lévi-Strauss qui croit qu’elle n’est qu’un cas particulier de la raison analytique, c’est que justement elle ne permet de saisir ses stades sauvages qu’à partir de ses stades élaborés. Or ce n’est pas pour dire que la logique des classes soit l’état sauvage de la logique de l’objet du désir. Si l’on a pu établir une logique des classes – je vous demanderai de consacrer notre prochaine rencontre à cet objet -, c’est parce qu’il y avait l’accès qu’on se refusait à une logique de l’objet du désir; autrement dit, c’est à la lumière de la castration que peut se comprendre la fécondité du thème privatif. Ce que j’ai voulu indiquer seulement aujourd’hui, c’est cette fonction que dès longtemps j’avais repérée pour vous la montrer comme exemplaire des incidences du signifiant les plus décisives, voire les plus cruelles dans la vie humaine, quand je vous disais, la jalousie, la jalousie sexuelle exige que le sujet sache compter. Les lionnes de la petite troupe léonine que je vous peignai dans je ne sais quel zoo n’étaient manifestement pas jalouses l’une de l’autre, parce qu’elle ne savaient pas compter. Nous touchons là du doigt quelque chose, c’est qu’il est assez probable que l’objet tel qu’il est constitué au niveau du désir, c’est-à-dire l’objet en fonction non pas de privation mais de castration, seul cet objet vraiment peut être numé-rique. Je ne suis pas sûr que cela suffise pour affirmer qu’il est dénombrable, mais quand je dis qu’il est numérique, je veux dire qu’il porte le nombre avec lui comme une qualité.

On ne peut pas être sûr duquel; là ils sont cinq sur le schéma et sept dans le texte, mais qu’importe, ils ne sont sûrement pas douze! Quand je m’aventure dans des indications semblables, qu’est-ce qui le permet? Ici, je suis sur le velours, comme dans une interprétation risquée, j’attends la réponse. Je veux dire que vous indiquant cette corrélation, je vous propose de vous apercevoir de tout ce que vous pourriez laisser passer de sa confirmation ou de son infirmation éventuelle dans ce qui se présente, ce qui se propose à vous. Bien sûr, vous pouvez me faire confiance, j’ai poussé un tout petit peu plus loin le statut de cette relation de la catégorie de l’objet, l’objet du désir, avec la numération. Mais ce qui fait que je suis ici sur le velours, c’est que je peux me donner du temps, me contenter de vous dire que nous reverrons cela par la suite, sans qu’il reste pour autant moins légitime de vous indiquer là un repère dont la reprise par vous peut éclairer certains faits. En tout cas, sous la plume de Freud, ce que nous voyons à ce niveau, c’est une image; la libido, nous dit-il, du sujet est sortie de l’expérience éclatée, zersplittert, zerstört. Mon cher ami Leclaire ne lit pas l’allemand, il n’a pas mis entre parenthèses le terme allemand, et je n’ai pas eu le temps d’aller le vérifier. C’est la même chose que le terme de splitting, refendu. L’objet ici manifesté dans le fantasme porte la marque de ce que nous avons appelé à maintes occasions les refentes du sujet.

Ce que nous trouvons, c’est assurément ici, dans l’espace même, topologique, qui définit l’objet du désir, il est probable que ce nombre inhérent n’est que la marque de la temporalité inaugurale qui constitue ce champ. Ce qui caractérise la double boucle, c’est la répétition, si l’on peut dire, radicale; il y a dans sa structure le fait de deux fois le tour, et c’est le nœud ainsi constitué dans ce deux fois le tour, c’est à la fois cet élément du temporel, de temporel puisque en somme la question reste ouverte de la façon où le temps développé qui fait partie de l’usage courant, où notre discours s’insère, mais c’est aussi ce terme essentiel par quoi la logique ici constituée se différencie d’une façon tout à fait véritable de la logique formelle telle qu’elle a subsisté intacte dans son prestige jusqu’à Kant. Et c’est là le problème, d’où venait ce prestige, étant donné son caractère absolument mort apparemment pour nous ? Le prestige de cette logique était tout entier dans ce à quoi nous l’avons réduite nous-mêmes, à savoir l’usage des lettres. Les petit a et les petit b du sujet et du prédicat et de leur inclusion réciproque, tout est là. Cela n’a jamais rien apporté à personne, cela n’a jamais fait faire le moindre progrès à la pensée, c’est resté fascinatoire pendant des siècles comme l’un des rares exemples qui nous était donné de la puissance de la pensée. Pourquoi ? Elle ne sert à rien, mais elle pourrait servir à quelque chose. Il suffirait, ce que nous faisons, d’y rétablir ceci qui est pour elle la méconnaissance constituante, A = A est là principe d’identité, voilà son principe.

Nous ne dirons A, le signifiant, que pour dire que ce n’est pas le même grand A. Le signifiant, d’essence, est différent de lui-même, c’est-à-dire que rien du sujet ne saurait s’y identifier sans s’en exclure. Vérité très simple, presque évidente, qui suffit à elle seule à ouvrir la possibilité logique de la constitution de l’objet à la place de ce splitting, à la place même de cette différence du signifiant avec lui-même, dans son effet subjectif. Comment cet objet constituant du monde humain… car ce qu’il s’agit de vous montrer, c’est que loin d’avoir la moindre aversion pour ce fait d’évidence psychologique que l’être humain est susceptible de prendre, comme on dit, ses désirs pour des réalités, c’est là que nous devons le suivre car, comme il a raison, au départ ça n’est nulle part ailleurs que dans le sillon ouvert par son désir qu’il peut constituer une réalité quelconque qui tombe ou pas dans le champ de la logique. C’est là que je reprendrai la prochaine fois.

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