samedi, juillet 27, 2024
Recherches Lacan

LIX L'IDENTIFICATION 1961 – 1962 Leçon du 27 juin 1962

Leçon du 27 juin 1962

Aujourd’hui, dans le cadre de l’enseignement théorique que nous aurons réussi cette année à parcourir ensemble, je vous indique qu’il me faut choisir mon axe, si je puis dire, et que je mettrai l’accent sur la formule support de la troisième espèce d’identification que je vous ai notée dès longtemps, dès le temps du graphe, sous la forme de S barré que vous savez lire maintenant comme coupure de petit a. Non pas sur ce qui y est implicite, nodal, à savoir le φ, le point grâce auquel l’éversion peut se faire de l’un dans l’autre, grâce auquel les deux termes se présentent comme identiques, à la façon de l’envers et de l’endroit, mais non pas de n’importe quel envers et de n’importe quel endroit, sans cela je n’aurais pas eu besoin de vous montrer en son lieu ce qu’il est quand il représente la double coupure sur cette surface particulière dont j’ai essayé de vous montrer la topologie dans le cross-cap. Ce point ici désigné est le point φ grâce auquel le cercle dessiné par cette coupure peut être pour nous le schéma mental d’une identification originale. Ce point – je crois avoir assez accentué dans mes derniers discours sa fonction structurale – peut, jusqu’à un certain point, receler pour vous trop de propriétés satisfaisantes; ce phallus, le voilà avec cette fonction magique qui est bien celle que tout notre discours lui implique depuis longtemps. Ce serait un peu trop facile que de trouver là notre point de chute.

C’est pourquoi aujourd’hui je veux mettre l’accent sur ce point, c’est-à-dire sur la fonction de a, le petit a, en tant qu’il est à la fois à proprement parler ce qui peut nous permettre de concevoir la fonction de l’objet dans la théorie analytique, à savoir cet objet qui, dans la dynamique psychique, est ce qui structure pour nous tout le procès progressif-régressif, ce à quoi nous avons affaire dans les rapports du sujet à sa réalité psychique, mais qui est aussi notre objet, l’objet de la science analytique. Et ce que je veux mettre en avant, dans ce que je vais vous en dire aujourd’hui, c’est que si nous voulons qualifier cet objet dans une perspective proprement logique, et j’accentue logicisante, nous n’avons rien de mieux à en dire sinon ceci qu’il est l’objet de la castration. J’entends par là, je spécifie, par rapport aux autres fonctions définies jusqu’ici de l’objet, car si on peut dire que l’objet dans le monde, pour autant qu’il s’y discerne, est l’objet d’une privation, on peut dire également que l’objet est l’objet de la frustration. Et je vais essayer de vous montrer justement en quoi cet objet qui est le nôtre s’en distingue.

Il est bien clair que si cet objet est un objet de la logique, il ne saurait avoir été jusqu’ici complètement absent, indécelable dans toutes les tentatives faites pour articuler comme telle ce qu’on appelle la logique. La logique n’a pas existé de tout temps sous la même forme, celle qui nous a parfaitement satisfaits, nous a comblés jusqu’à Kant qui s’y complaisait encore. Cette logique formelle, née un jour sous la plume d’Aristote, a exercé cette captivation, cette fascination jusqu’à ce qu’on s’attache, au siècle dernier, à ce qui pouvait y être repris dans le détail. On s’est aperçu par exemple qu’il y manquait beaucoup de choses du côté de la quantification. Ce n’est certainement pas ce qu’on y a ajouté qui est intéressant, mais c’est ce par quoi elle nous retenait et bien des choses qu’on a cru devoir y ajouter ne vont que dans un sens singulièrement stérile. En fait, c’est sur la réflexion que l’analyse nous impose, concernant ces pouvoirs si longtemps insistants de la logique aristotélicienne, que peut se présenter pour nous l’intérêt de la logique. Le regard de celui qui dépouille de tous ses détails fascinants la logique formelle aristotélicienne doit, je vous le répète, s’abstraire de ce qu’elle a apporté de décisif, de coupure dans le monde mental, pour comprendre même vraiment ce qui l’a précédée; par exemple la possibilité de toute la dialectique platonicienne, qu’on lit toujours comme si la logique formelle était déjà là, ce qui la fausse complètement pour notre lecture, mais laissons.

L’objet aristotélicien, car c’est bien ainsi qu’il faut l’appeler, a justement, si je puis dire, pour propriété de pouvoir avoir des propriétés qui lui appartiennent en propre, ses attributs. Et ce sont ceux-ci qui définissent les classes. Or ceci est une construction qu’il ne doit qu’à confondre ce que j’appellerai, faute de mieux, les catégories de l’être et de l’avoir. Ceci mériterait de longs développements, et pour vous faire franchir ce pas je suis obligé de recourir à un exemple qui me servira de support. Déjà, cette fonction décisive de l’attribut, je vous l’ai montrée dans le quadrant, c’est l’introduction du trait unaire qui distingue la partie phasique, où il sera dit par exemple que tout trait est vertical, ce qui n’implique en soi l’existence d’aucun trait, de la partie lexique, où il peut y avoir des traits verticaux, mais où il peut n’y en pas avoir. Dire que tout trait est vertical doit être la structure originelle, la fonction d’universalité, d’universalisation propre à une logique fondée sur le trait de la privation. Πας c’est le tout. Il évoque je ne sais quel écho du dieu Pan. C’est bien là une des coalescences mentales dont je vous prie de faire l’effort de la rayer de vos papiers. Le nom du dieu Pan n’a absolument rien à faire avec le tout, et les effets paniques auxquels il se joue le soir auprès des esprits simples de la campagne n’ont rien à voir avec quelque effusion mystique ou non. Le raptus alcoolique, dit par les vieux auteurs panophobique, est bien nommé en ce sens que, lui aussi quelque chose le traque, le perturbe, et qu’il passe par la fenêtre. Il n’y a rien de plus à mettre là-dedans, c’est une erreur des esprits trop hellénistes d’y apporter cette retouche sur laquelle un de mes maîtres anciens, pourtant bien-aimé de moi, nous apportait cette rectification, on doit dire le raptus pantophobique. Absolument pas. πας, c’est bien en effet le tout, et si cela se rapporte à quelque chose, c’est à πασασθαι, à la possession. Et peut-être trouverai-je à me faire reprendre si je rapproche ce πας du pos de possidere et de possum, mais je n’hésite point à le faire. La possession ou non du trait unaire, du trait caractéristique, voilà autour de quoi tourne l’instauration d’une nouvelle logique classificatoire explicite des sources de l’objet aristotélicien.

Ce terme, classificatoire, je l’emploie intentionnellement, puisque c’est grâce à Claude Lévi-Strauss si vous avez désormais le corpus, l’articulation dogmatique de la fonction classificatoire à ce qu’il appelle lui-même, je lui en laisse la responsabilité humoristique, l’état sauvage, bien plus proche de la dialectique platonicienne que de l’aristotélicisme, la division progressive du monde en une série de moitiés, couples de termes antipodiques qu’il enserre dans des types. Donc, sur ce sujet lisez La pensée sauvage, vous verrez que l’essentiel tient en ceci : ce qui n’est pas hérisson mais ce que vous voudrez, musaraigne ou marmotte, est autre chose. Ce qui caractérise la structure de l’objet aristotélicien, c’est que ce qui n’est pas hérisson est non-hérisson. C’est pourquoi je dis que c’est la logique de l’objet de la privation. Ceci peut nous mener beaucoup plus loin, jusqu’à cette sorte d’élusion par quoi le problème se pose, toujours aigu dans cette logique, de la fonction du tiers exclu dont vous savez qu’elle fait problème jusqu’au cœur de la logique la plus élaborée, de la logique mathématique. Mais nous avons affaire à un début, à un noyau plus simple que je veux, pour vous, imaginifier comme je vous l’ai dit par un exemple. Et je n’irai pas le chercher bien loin, mais dans un proverbe qui présente dans la langue française une particularité qui cependant ne saute pas aux yeux, tout au moins des francophones. Le proverbe est celui-ci: « Tout ce qui brille n’est pas or ».Dans la colloquialité allemande par exemple, ne croyez pas qu’on puisse se contenter de la transcrire tout cru: « Alles was glänzt ist kein Gold ».

 

 

Ce ne serait pas une bonne traduction. je vois Mile Ubersfeld opiner du bonnet à m’entendre… elle m’approuve en ceci. « Nicht alles was glänzt ist Gold », cela peut donner plus de satisfaction quant au sens apparemment, mettant l’accent sur le « alles », grâce à une anticipation du « nicht » qui n’est nullement habituelle, qui force le génie de la langue et qui, si vous y réfléchissez, manque le sens, car ce n’est pas de cette distinction qu’il s’agit. je pourrais employer les cercles d’Euler, les mêmes dont nous nous sommes servis l’autre jour à propos du rapport du sujet à un cas quelconque: tous les hommes sont menteurs. Est-ce simplement ce que cela signifie ? Est-ce que, pour le refaire ici, une partie de ce qui brille est dans le cercle de l’or, et une autre n’y est pas, est-ce là le sens ? Ne croyez pas que je sois le premier parmi les logiciens à m’être arrêté à cette structure. Et à la vérité, plus d’un auteur qui s’est occupé de la négation s’est arrêté en effet à ce problème, non point tant du point de vue de la logique formelle qui, vous le voyez, ne s’y arrête guère sinon pour le méconnaître, mais du point de vue de la forme grammaticale, insistant sur ceci que le tout s’ordonne de telle façon que soit justement mise en question l’orité si je puis m’exprimer ainsi, la qualité d’or de ce qui brille, va dans le sens de lui dénier l’authentique de l’or, va donc dans le sens d’une mise en question radicale. L’or est ici symbolique de ce qui fait briller et, si je puis dire pour me faire entendre, j’accentue, ce qui donne à l’objet la couleur fascinatoire du désir. Ce qui est important dans une telle formule, si je puis m’exprimer ainsi, pardonnez-moi le jeu de mots, c’est le point d’orage autour de quoi tourne la question de savoir ce qui fait briller, et pour dire le mot, la question de ce qu’il y a de vrai dans cette brillance. Et à partir de là bien sûr, nul or ne sera assez véritable pour assurer ce point autour duquel subsiste la fonction du désir.

Telle est la caractéristique radicale de cette sorte d’objet que j’appelle petit a. C’est l’objet mis en question, en tant qu’on peut dire que c’est ce qui nous intéresse, nous autres analystes, comme ce qui intéresse l’auditeur de tout enseignement. Ce n’est pas pour rien que j’ai vu surgir la nostalgie sur la bouche de tel ou tel qui voulait dire: « Pourquoi ne dit-il pas », comme s’est exprimé quelqu’un, « le vrai sur le vrai ? ». C’est vraiment un grand honneur qu’on peut faire à un discours qui se tient tous les huit jours dans cette position insensée d’être là derrière une table devant vous, à articuler cette sorte d’exposé dont justement on se contente fort bien d’ordinaire qu’il élude toujours une telle question. S’il ne s’agissait que de l’objet analytique, à savoir de l’objet du désir, jamais une telle question n’aurait pu même songer à surgir, sauf de la bouche d’un huron qui s’imaginerait que lorsqu’on vient à l’Université, c’est pour savoir le vrai sur le vrai. Or c’est de cela qu’il s’agit dans l’analyse. On pourrait dire que c’est ce dont nous sommes embarrassés de faire, souvent malgré nous, briller le mirage dans l’esprit de ceux auxquels nous nous adressons. Nous nous trouvons, je l’ai bien dit, embarrassés, tels le poisson de le proverbiale pomme, et pourtant c’est bien elle qui est là, c’est à elle que nous avons affaire, c’est sur elle en tant qu’elle est au cœur de la structure, c’est sur elle que porte ce que nous appelons la castration. C’est justement en tant qu’il y a une structure subjective qui tourne autour d’un type de coupure, celui que je vous ai représenté ainsi, qu’il y a au cœur de l’identification fantasmatique cet objet organisateur, cet objet inducteur. Et il ne saurait en être autrement de tout le monde de l’angoisse auquel nous avons affaire, qui est l’objet comme défini objet de la castration.

 

 

 

Ici je veux vous rappeler à quelle surface est empruntée cette partie que je vous ai appelée la dernière fois énucléée, qui donne l’image même du cercle selon laquelle cet objet peut se définir. Je veux vous imager quelle est la propriété de ce cercle au double tour. Agrandissez progressivement les deux lobes de cette coupure, de façon qu’ils passent tous les deux, si je puis dire, derrière la surface antérieure. Ceci n’est rien de nouveau, c’est la façon dont je vous ai déjà démontré à déplacer cette coupure. Il n’y a en effet qu’à la déplacer, et on fait apparaître très facilement que la partie complémentaire de la surface, par rapport à ce qui est isolé autour de ce qu’on peut appeler les deux feuilles centrales, ou les deux pétales, pour les faire se rejoindre avec la métaphore inaugurale de la couverture du livre de Claude Lévi-Strauss, avec cette image même, ce qui reste, c’est une surface de Moebius apparente. C’est la même figure que vous retrouvez là. Ce qui se trouve en effet, entre les deux bords ainsi déplacés des deux boucles de la coupure, au moment où ses deux bords se rapprochent, c’est une surface de Moebius. Mais ce que je veux vous montrer ici, c’est que pour que cette double coupure se rejoigne, se ferme sur elle-même, ce qui est impliqué dans sa structure même, vous devez étendre peu à peu la boucle interne du huit intérieur. C’est bien cela que vous en espérez, c’est qu’il se satisfasse de son propre recouvrement par lui-même, qu’il rentre dans la norme, qu’on sache à quoi on a affaire, ce qui est dehors, et ce qui est dedans, ce que vous montre cet état de la figure, car vous voyez bien comment il faut la voir. Ce lobe (a) s’est prolongé de l’autre côté, il a gagné sur l’autre face (b); il nous montre visiblement que la boucle externe va, dans cette surface, rejoindre la boucle interne (c) à condition de passer par l’extérieur. La surface dite plan projectif se complète, se ferme, s’achève. L’objet défini comme notre objet, l’objet formateur du monde du désir, ne rejoint son intimité que par une voie centrifuge.

Qu’est-ce à dire ? Que retrouvons-nous là ?

Je reprends de plus haut. La fonction de cet objet est liée au rapport par où le sujet se constitue dans la relation au lieu de l’Autre, grand A, qui est le lieu où s’ordonne la réalité du signifiant. C’est au point où toute signifiance fait défaut, s’abolit, au point nodal dit le désir de l’Autre, au point dit phallique, pour autant qu’il signifie l’abolition comme telle de toute signifiance, que l’objet petit a, objet de la castration, vient prendre sa place. Il a donc un rapport au signifiant, et c’est pour cela qu’ici encore je dois vous rappeler la définition dont je suis parti cette année, concernant le signifiant. Le signifiant n’est pas le signe et l’ambiguïté de l’attribut aristotélicien, c’est justement de vouloir le naturaliser, en faire le signe naturel: « tout chat tricolore est femelle ». Le signifiant, vous ai je dit, c’est, contrairement au signe qui représente quelque chose pour quelqu’un, ce qui représente le sujet pour un autre signifiant. Et il n’y a pas de meilleur exemple que le sceau. Qu’est-ce qu’un sceau ? Le lendemain du jour où je vous livrai cette formule, le hasard fit qu’un antiquaire de mes amis me remit entre les mains un petit sceau égyptien qui, d’une façon non habituelle, mais non rare non plus, avait la forme d’une semelle avec, sur le dessus, les doigts du pied et les os dessinés. Le sceau, comme vous l’avez compris, je l’ai trouvé dans les textes, c’est bien cela, une trace si l’on peut dire. Et il est vrai que la nature en abonde, mais ça ne peut devenir un signifiant que si, cette trace, avec une paire de ciseaux, vous en faites le tour et vous la découpez. Si vous extrayez la trace après, cela peut devenir un sceau. Et je pense que l’exemple vous éclaire déjà suffisamment, un sceau représente le sujet, l’envoyeur, pas forcément pour le destinataire. Une lettre peut toujours rester scellée, mais le sceau est là pour la lettre, il est un signifiant.

Eh bien! l’objet petit a, l’objet de la castration participe de la nature ainsi exemplifiée de ce signifiant. C’est un objet structuré comme cela. En fait, vous vous apercevrez de ce qu’au terme de tout ce que les siècles ont pu rêver de la fonction de la connaissance, il ne nous reste en main que cela. Dans la nature, il y a de la chose, si je puis m’exprimer ainsi, qui se présente avec un bord. Tout ce que nous pouvons y conquérir qui simule une connaissance, ça n’est jamais que détacher ce bord, et non pas s’en servir mais l’oublier pour voir le reste qui, chose curieuse, de cette extraction se trouve complètement transformé, exactement comme le cross cap vous l’image, à savoir, ne l’oubliez pas, qu’est-ce que c’est que ce cross-cap ?  C’est une sphère. je vous l’ai déjà dit, il la faut, on ne peut pas s’en passer, du cul de cette sphère. C’est une sphère avec un trou que vous organisez d’une certaine façon, et vous pouvez très bien imaginer que c’est en tirant sur un de ses bords que vous faites apparaître, plus ou moins en le retenant, ce quelque chose qui va venir boucher le trou, à condition de réaliser ceci que chacun de ses points s’unisse au point opposé, ce qui crée des difficultés intuitives naturellement considérables, et même qui nous ont obligé à toute la construction que j’ai détaillée devant vous, sous la forme du cross-cap imagé dans l’espace. Mais quoi ? Quel est l’important ? C’est que, par cette opération qui se produit au niveau du trou, le reste de la sphère est transformé en surface de Moebius.

Par l’énucléation de l’objet de la castration, le monde entier s’ordonne d’une certaine façon qui nous donne si je puis dire, l’illusion d’être un monde. Et je dirai même que, d’une certaine façon, de faire un intermédiaire entre cet objet aristotélicien, où cette réalité est en quelque sorte masquée, et notre objet que j’essaie ici pour vous de promouvoir, j’introduirai dans le milieu cet objet qui nous inspire à la fois la plus grande méfiance, en raison des préjugés hérités d’une éducation épistémologique, mais qui est ce dans quoi l’on choit toujours bien sûr, qui est notre grande tentation… Nous autres, dans l’analyse, si nous n’avions pas eu l’existence de Jung pour l’exorciser, nous ne nous serions peut-être même pas aperçus à quel point nous y croyons toujours. C’est l’objet de la Naturwissenschaft, c’est l’objet goethéen si je puis dire, l’objet qui, dans la nature, lit sans cesse comme à livre ouvert toutes les figures d’une intention qu’il faudrait bien appeler quasi divine si le terme de Dieu n’avait pas été d’un autre côté si bien préservé. Cette, disons-le, démonique plutôt que divine intuition goethéenne, qui lui fait aussi bien lire dans le crâne trouvé sur le Lido la forme de Werther complètement imaginaire ou forger la théorie des couleurs, bref, laisse pour nous les traces d’une activité dont le moins qu’on puisse dire c’est qu’elle est cosmogène, engendreuse des plus vieilles illusions de l’analogie micro-macrocosmique, et pourtant captivante encore dans un esprit si proche de nous. À quoi cela tient-il ? A quoi le drame personnel de Goethe doit-il la fascination exceptionnelle qu’il exerce sur nous ? sinon à l’affleurement comme central, du drame, chez lui, du désir. « Warum Goethe lieg Friederike ? » a écrit, vous le savez, un des survivants de la première génération dans un article, Theodor Reik. La spécificité et le caractère fascinant de la personnalité de Goethe, c’est que nous y lisons dans toute sa présence l’identification de l’objet du désir à ce à quoi il faut renoncer pour que nous soit livré le monde comme monde. J’ai très suffisamment rappelé la structure de ce cas, en en montrant l’analogie avec celle développée par Freud dans l’histoire de l’Homme aux rats, dans Le mythe individuel du névrosé ou plutôt l’a-t-on fait paraître sans mon consentement quelque part, puisque ce texte, je ne l’ai ni revu ni corrigé, ce qui le rend quasi illisible. Néanmoins il traîne par-ci par-là, et on peut en retrouver les grandes lignes.

Ce rapport complémentaire de a, l’objet d’une castration constitutive où se situe notre objet comme tel, avec ce reste, et où nous pouvons tout lire, et spécialement notre figure i (a), c’est ceci que j’ai tenté d’illustrer cette année à la pointe, pour vous, de mon discours. Dans l’illusion spéculaire, dans la méconnaissance fondamentale à laquelle nous avons toujours affaire, $ prend fonction d’image spéculaire sous la forme de i (a) alors qu’il n’a, si je puis dire, avec elle rien à faire de semblable. Il ne saurait d’aucune façon y lire son image pour la bonne raison que s’il est quelque chose, ce S barré, ce n’est pas le complément de petit i facteur de petit a; ça pourrait en être assez bien la cause dirons-nous et j’emploie ce terme intentionnellement, car depuis quelque temps, justement depuis que les catégories de la logique flageolent un peu, la cause, bonne ou mauvaise, n’a en tout cas pas bonne presse, et l’on préfère éviter d’en parler. Et en effet, il n’y a guère que nous qui puissions nous y retrouver, dans cette fonction dont en somme on ne peut approcher l’ombre ancienne, après tout le progrès mental parcouru, qu’à y voir en quelque sorte l’identique de tout ce qui se manifeste comme effets, mais quand ils sont encore voilés. Et bien entendu ceci n’a rien de satisfaisant, sauf peut-être si justement ça n’est pas d’être à la place de quelque chose, de couper tous les effets, que la cause soutient son drame. S’il y a d’ailleurs aussi bien une cause qui soit digne que nous nous y attachions, au moins par notre attention, ça n’est pas toujours et d’avance une cause perdue. Donc nous pouvons articuler que s’il est quelque chose sur quoi nous devons mettre l’accent, loin de l’éluder, c’est que la fonction de l’objet partiel ne saurait pour nous d’aucune façon être réduite, si ce que nous appelons l’objet partiel c’est ce qui désigne le point de refoulement du fait de sa perte. Et c’est à partir de là que s’enracine l’illusion de la cosmicité du monde. Ce point acosmique du désir en tant qu’il est désigné par l’objet de la castration, c’est ce que nous devons préserver comme le point pivot, le centre de toute l’élaboration de ce que nous avons à accumuler comme faits concernant la constitution du monde comme objectal.

Mais cet objet petit a que nous voyons surgir au point de défaillance de l’Autre, au point de perte du signifiant, parce que cette perte c’est la perte de cet objet même, du membre jamais retrouvé d’Horus [en fait Osiris] démembré, cet objet, comment ne pas lui donner ce que j’appellerai parodiquement sa propriété réflexive si je puis dire, puisqu’il la fonde, que c’est de lui qu’elle part, que c’est pour autant que le sujet est d’abord et uniquement essentiellement coupure de cet objet que quelque chose peut naître qui est cet intervalle entre cuir et chair, entre Wahrnehmung et Bewusstsein, entre perception et conscience, qui est la Selbstbewusstsein. C’est ici qu’il vaut de dire sa place dans une ontologie fondée sur notre expérience. Vous verrez qu’elle rejoint ici une formule longuement commentée par Heidegger, dans son origine présocratique.

Le rapport de cet objet à l’image du monde qu’il ordonne constitue ce que Platon a appelé à proprement parler la dyade, à condition que nous nous apercevions que dans cette dyade le sujet S barré et le petit a sont du même côté. To auto einai kai noein, cette formule, qui a longtemps servi à confondre, ce qui n’est pas soutenable, l’être et la connaissance, ne veut pas dire autre chose que cela. Par rapport au corrélat de petit a, à ce qui reste quand l’objet constitutif du fantasme s’est séparé, être et pensée sont du même côté, du côté de ce petit a. Petit a, c’est l’être en tant qu’il est essentiellement manquant au texte du monde, et c’est pourquoi autour de petit a peut se glisser tout ce qui s’appelle retour du refoulé, c’est-à-dire qu’y suinte et s’y trahit la vraie vérité qui, nous, nous intéresse, et qui est toujours l’objet du désir en tant que toute humanité, tout humanisme est construit pour nous la faire manquer. Nous savons par notre expérience qu’il n’y a rien qui pèse dans le monde véritablement que ce qui fait allusion à cet objet dont l’Autre, grand A, prend la place pour lui donner un sens. Toute métaphore, y compris celle du symptôme, cherche à faire sortir cet objet dans la signification, mais toute la pullulation des sens qu’elle peut engendrer n’arrive pas à étancher ce dont il s’agit dans ce trou d’une perte centrale.

Voilà ce qui règle les rapports du sujet avec l’Autre, grand A, ce qui règle secrètement, mais d’une façon dont il est sûr qu’elle n’est pas moins efficace que ce rapport de petit a à la réflexion imaginaire qui la couvre et la surmonte. Qu’en d’autres termes dans la route, la seule qui nous soit offerte pour retrouver l’incidence de ce petit a, nous rencontrons d’abord la marque de l’occultation de l’Autre, sous le même désir. Telle est en effet la voie; a peut être abordé par cette voie qui est ce que l’Autre, avec un grand A, désire dans le sujet défaillant, dans le fantasme, le S barré. C’est pourquoi je vous ai enseigné que la crainte du désir est vécue comme équivalente à l’angoisse, que l’angoisse c’est la crainte de ce que l’Autre désire en soi du sujet, cet en soi fondé justement sur l’ignorance de ce qui est désiré au niveau de l’Autre. C’est du côté de l’Autre que le petit a vient au jour, non pas comme manque tellement que comme à être. C’est pourquoi nous arrivons ici à poser la question de son rapport avec la Chose, non pas Sache, mais ce que je vous ai appelé das Ding. Vous savez qu’en vous menant sur cette limite je n’ai rien fait que de vous indiquer qu’ici, la perspective s’inversant, c’est petit l ‘de petit a qui enveloppe cet accès à l’objet de la castration, c’est ici l’image même qui fait obstacle dans le miroir, ou plutôt que, à la façon de ce qui se passe dans ces miroirs obscurs, il faut toujours penser à cette obscurité chaque fois que, dans les auteurs anciens, vous voyez intervenir la référence au miroir, quelque chose peut apparaître au-delà de l’image que donne le miroir clair. L’image du miroir clair, c’est à elle que s’accroche cette barrière que j’ai appelée en son temps celle de la beauté. C’est qu’aussi bien la révélation de petit a au-delà de cette image, même apparue sous la forme la plus horrible, en gardera toujours le reflet.

Et c’est ici que je voudrais vous faire part du bonheur que j’ai pu avoir à rencontrer ces pensées sous la plume de quelqu’un que je considère tout simplement comme le chantre de nos Lettres, qui a été incontestablement plus loin que quiconque, présent ou passé, dans la voie de la réalisation du fantasme, j’ai nommé Maurice Blanchot, dont dès longtemps L’arrêt de mort était pour moi la sûre confirmation de ce que j’ai dit toute l’année, au séminaire sur L’Éthique, concernant la seconde mort. Je n’avais pas lu la seconde version de son couvre première, Thomas l’Obscur. Je pense qu’un aussi petit volume, nul d’entre vous, après ce que je vais vous en lire, ne manquera de s’y éprouver. Quelque chose s’y rencontre qui incarne l’image de cet objet petit a, à propos duquel j’ai parlé d’horreur, c’est le terme qu’emploie Freud quand il s’agit de l’Homme au rat. Ici, c’est du rat qu’il s’agit. Georges Bataille a écrit un long essai qui vire autour du fantasme central bien connu de Marcel Proust, lequel concernait aussi un rat, Histoire de rats. Mais ai-je besoin de vous dire que si Apollon crible l’armée grecque des flèches de la peste, c’est parce que, comme s’en est très bien aperçu monsieur Grégoire, si Esculape, comme je vous l’ai enseigné il y a longtemps, est une taupe – il n’y a pas si longtemps que je retrouvai le plan de la taupinière dans une tholos, une de plus, que j’ai visitée récemment -, si donc Esculape est une taupe, Apollon est un rat.

Voici. J’anticipe, ou plus exactement je prends un peu avant Thomas l’Obscur, ce n’est pas par hasard qu’il s’appelle ainsi : « Et dans sa chambre […] ceux qui entraient, voyant son livre toujours ouvert aux mêmes pages, pensaient qu’il feignait de lire. Il lisait. Il lisait avec une minutie et une attention insurpassables. Il était, auprès de chaque signe, dans la situation où se trouve le mâle quand la mante religieuse va le dévorer. L’un et l’autre se regardaient. Les mots, issus d’un livre qui prenait une puissance mortelle, exerçaient sur le regard qui les touchait un attrait doux et paisible. Chacun d’eux, comme un oeil à demi-fermé, laissait entrer le regard trop vif qu’en d’autres circonstances il n’eût pas souffert. Thomas se glissa donc vers ces couloirs dont il s’approcha sans défense jusqu’à l’instant où il fut aperçu par l’intime du mot. Ce n’était pas encore effrayant, c’était au contraire un moment presque agréable qu’il aurait voulu prolonger. Le lecteur considérait joyeusement cette petite étincelle de vie qu’il ne doutait pas d’avoir éveillée. Il se voyait avec plaisir dans cet oeil qui le voyait. Son plaisir même devint très grand. Il devint si grand, si impitoyable qu’il le subit avec une sorte d’effroi et que, s’étant dressé, moment insupportable, sans recevoir de son interlocuteur un signe complice, il aperçut toute l’étrangeté qu’il y avait à être observé par un mot comme par un être vivant, et non seulement par un mot, mais par tous les mots qui se trouvaient dans ce mot, par tous ceux qui l’accompagnaient et qui à leur tour contenaient en eux-mêmes d’autres mots, comme une suite d’anges s’ouvrant à l’infini jusqu’à l’œil de l’absolu ».

je vous passe ces franchissements qui passent par ce « tandis que, juchés sur ses épaules, le mot « “Il” et le mot “je” commençaient leur carnage », jusqu’à la confrontation à laquelle je visais en vous évoquant ce passage: « Ses mains cherchèrent à toucher un corps impalpable et irréel. C’était un effort si pénible que cette chose qui s’éloignait de lui et, en s’éloignant, tentait de l’attirer, lui parut la même que celle qui indiciblement se rapprochait. Il tomba à terre. Il avait le sentiment d’être couvert d’impuretés. Chaque partie de son corps subissait une agonie. Sa tête était contrainte de toucher le mal, ses poumons de le respirer. Il était là sur le parquet, se tordant, puis rentrant en lui-même, puis sortant. Il rampait lourdement, à peine différent du serpent qu’il eût voulu devenir pour croire au venin qu’il sentait dans sa bouche […]. C’est dans cet état qu’il se sentit mordu ou frappé, il ne pouvait le savoir, par ce qui lui sembla être un mot, mais qui ressemblait plutôt à un rat gigantesque, aux yeux perçants, aux dents pures, et qui était une bête toute puissante. En la voyant à quelques pouces de son visage, il ne put échapper au désir de la dévorer, de l’amener à l’intimité la plus profonde avec soi. Il se jeta sur elle et, lui enfonçant les ongles dans les entrailles, chercha à la faire sienne. La fin de la nuit vint. La lumière qui brillait à travers les volets s’éteignit. Mais la lutte avec l’affreuse bête qui s’était enfin révélée d’une dignité, d’une magnificence incomparables, dura un temps qu’on ne put mesurer. Cette lutte était horrible pour l’être couché par terre qui grinçait des dents, se labourait le visage, s’arrachait les yeux pour y faire entrer la bête et qui eût ressemblé à un dément s’il avait ressemblé à un homme. Elle était presque belle pour cette sorte d’ange noir, couvert de poils roux, dont les yeux étin-celaient. Tantôt l’un croyait avoir triomphé et il voyait descendre en lui avec une nausée incoercible le mot innocence qui le souillait. Tantôt l’autre le dévorait à son tour, l’entraînait par le trou d’où il était venu, puis le rejetait comme un corps dur et vide. A chaque fois, Thomas était repoussé jusqu’au fond de son être par les mots mêmes qui l’avaient hanté et qu’il poursuivait comme son cauchemar et comme l’explication de son cauchemar. Il se retrouvait toujours plus vide et plus lourd, il ne remuait plus qu’avec une fatigue infinie. Son corps, après tant de luttes, devint entièrement opaque et, à ceux qui le regardaient, il donnait l’impression reposante du sommeil, bien qu’il n’eût cessé d’être éveillé ». Vous lirez la suite. Et le chemin ne s’arrête pas là, de ce que Maurice Blanchot nous découvre.

Si j’ai pris ici le soin de vous indiquer ce passage, c’est qu’au moment de vous quitter cette année, je veux vous dire que souvent j’ai conscience de ne rien faire d’autre ici que de vous permettre de vous porter avec moi au point où, autour de nous, multiples, parviennent déjà les meilleurs. D’autres ont pu remarquer le parallélisme qu’il y a entre telle ou telle des recherches qui se poursuivent à présent et celles qu’ensemble nous élaborons. je n’aurai aucune peine à vous rappeler que sur d’autres chemins, les oeuvres, puis les réflexions sur les oeuvres par lui-même d’un Pierre Klossowski, convergent avec ce chemin de la recherche du fantasme tel que nous l’avons élaboré cette année.

Petit i de petit a, leur différence, leur complémentarité et le masque que l’un constitue pour l’autre, voilà le point où je vous aurai menés cette année. Petit i de petit a, son image, n’est donc pas son image, elle ne le représente pas, cet objet de la castration, elle n’est d’aucune façon ce représentant de la pulsion sur quoi porte électivement le refoulement, et pour une double raison, c’est qu’elle n’en est, cette image, ni la Vorstellung, puisqu’elle est elle-même un objet, une image réelle – reportez-vous à ce que j’ai écrit sur ce sujet dans mes Remarques sur le rapport de Daniel Lagache -, un objet qui n’est pas le même que petit a, qui n’est pas son représentant non plus. Le désir, ne l’oubliez pas, dans le graphe où se situe-t-il ? Il vise S barré coupure de a, le fantasme, sous un mode analogue à celui du petit m où le moi se réfère à l’image spéculaire. Qu’est-ce à dire? sinon qu’il y a quelque rapport de ce fantasme au désirant lui-même. Mais pouvons-nous, de ce désirant, faire purement et simplement l’agent du désir? N’oublions pas qu’au deuxième étage du graphe, petit d, le désir, est un qui qui répond à une question, qui ne vise pas un qui mais un che vol ?. A la question che vol ? le désirant est la réponse, la réponse qui ne désigne pas le qui de qui veut ?, mais la réponse de l’objet. Ce que je veux dans le fantasme détermine l’objet d’où le désirant qu’il contient doit s’avouer comme désirant. Cherchez-le toujours, ce désirant, au sein de quelque objet que ce soit du désir, et n’allez pas objecter la perversion nécrophilique, puisque justement c’est là l’exemple où il se prouve en deçà de la seconde mort, la mort physique laisse encore à désirer, et que le corps se laisse là apercevoir comme entièrement pris dans une fonction de signifiant, séparé de lui-même et témoigne de ce qu’étreint le nécrophile, une insaisissable vérité.

Ce rapport de l’objet au signifiant, avant de vous quitter, revenons-en au point où ces réflexions s’assoient, c’est-à-dire à ce que Freud lui-même a marqué de l’identification du désir, chez l’hystérique entre parenthèses, au désir de l’Autre.

L’hystérique nous montre en effet, bien, quelle est la distance de cet objet au signifiant, cette distance que j’ai définie par la carence du signifiant, mais impliquant sa relation au signifiant, en effet, à quoi s’identifie l’hystérique quand, nous dit Freud, c’est le désir de l’Autre où elle s’oriente et qui l’a mise en chasse. Et c’est sur quoi les affects, nous dit-il, les émotions, considérées ici sous sa plume comme embrouillées, si je puis m’exprimer ainsi, dans le signifiant, et reprises comme telles, c’est à ce propos qu’il nous dit que toutes les émotions entérinées, les formes, si je puis dire, conventionnelles de l’émotion, ne sont rien d’autre que des inscriptions ontogéniques de ce qu’il compare, de ce qu’il révèle comme expressément équivalent à des accès hystériques, ce qui est retomber sur la relation au signifiant. Les émotions sont en quelque sorte des caduques du comportement, des parties chues reprises comme signifiant. Et ce qui est le plus sensible, tout ce que nous pouvons en voir, se trouve dans les formes antiques de la lutte. Que ceux qui ont vu le film Rashomon se souviennent de ces étranges intermèdes qui soudain suspendent les combattants, qui vont chacun séparément faire sur eux-mêmes trois petits tours, faire â je ne sais quel point inconnu de l’espace une paradoxale révérence. Ceci fait partie de la lutte, de même que dans la parade sexuelle, Freud nous apprend à reconnaître cette espèce de paradoxe interruptif d’incompréhensible scansion.

Les émotions, si quelque chose nous en est montré chez l’hystérique, c’est justement quand elle est sur la trace du désir, c’est ce caractère nettement mimé, comme on dit hors de saison, à quoi on se trompe et d’où se tire l’impression de fausseté. Qu’est-ce à dire, si ce n’est que l’hystérique bien sûr ne peut pas faire autre chose que de chercher le désir de l’Autre là où il est, où il laisse sa trace chez l’Autre, dans l’utopie, pour ne pas dire l’utopie, la détresse, voire la fiction, bref, que c’est par la voie de la manifestation comme on peut s’y attendre, que se montrent tous les aspects symptomatiques. Et si ces symptômes trouvent cette voie frayée, c’est en liaison avec ce rapport, que Freud désigne, au désir de l’Autre.

J’avais autre chose à vous indiquer, concernant la frustration. Bien sûr, ce que je vous en ai apporté cette année concernant le rapport au corps, ce qui est seulement ébauché dans la façon dont j’ai entendu dans un corps mathématique vous donner l’amorce de toutes sortes de paradoxes concernant l’idée que nous pouvons nous faire du corps, trouve ses applications assurément bien faites pour modifier profondément l’idée que nous pouvons avoir de la frustration comme d’une carence concernant une gratification se référant à ce qui serait une soi-disant totalité primitive, telle qu’on voudrait la voir désignée dans les rapports de la mère et de l’enfant. Il est étrange que la pensée analytique n’ait jamais rencontré sur ce chemin, sauf dans les coins, comme toujours, des observations de Freud, et ici je désigne, dans l’Homme aux loups, le mot Schleier, ce voile dont l’enfant naît coiffé, et qui traîne dans la littérature analytique sans qu’on ait même jamais songé que c’était là l’amorce d’une voie très féconde, les stigmates. S’il y a quelque chose qui permette de concevoir comme comportant une tota-lité de je ne sais quel narcissisme primaire – et ici je ne peux que regretter que se soit absenté quelqu’un qui m’a posé la question -, c’est bien assurément la référence du sujet, non pas tant au corps de la mère parasité, mais à ces enveloppes perdues où se lit si bien cette continuité de l’intérieur avec l’extérieur, qui est celle à quoi vous a introduit mon modèle de cette année, sur lequel nous aurons à revenir. Simplement je veux vous indiquer, parce que nous le retrouverons dans la suite, que s’il y a quelque chose où doit s’accentuer le rapport au corps, à l’incorporation, à l’ Einverleibung, c’est du côté du père, laissé entièrement de côté, qu’il faut regarder.

Je l’ai laissé entièrement de côté parce qu’il aurait fallu que je vous introduise – mais quand le ferai-je ? – à toute une tradition qu’on peut appeler mystique et qui assurément, par sa présence dans la tradition sémitique, domine toute l’aventure personnelle de Freud. Mais s’il y a quelque chose qu’on demande à la mère, ne vous paraît-il pas frappant que ce soit la seule chose qu’elle n’ait pas, à savoir le phallus ? Toute la dialectique de ces dernières années, jusques et y compris la dialectique kleinienne qui pourtant s’en approche le plus, reste faussée parce que l’accent n’est pas mis sur cette divergence essentielle.

C’est aussi bien qu’il est impossible de la corriger, impossible aussi de rien comprendre à ce qui fait l’impasse de la relation analytique, et tout spécialement dans la transmission de la vérité analytique telle qu’elle se fait, l’analyse didactique, c’est qu’il est impossible d’y introduire la relation au père, qu’on n’est pas le père de son analysé. J’en ai assez dit et assez fait pour que personne n’ose plus, au moins dans un entourage voisin du mien, risquer d’avancer qu’on peut en être la mère. C’est pourtant de cela qu’il s’agit. La fonction de l’analyse telle qu’elle insère là où Freud nous en a laissé la suite ouverte, la trace béante, se situe là où sa plume est tombée, à propos de l’article sur le splitting de l’ego, au point d’ambiguïté où l’amène ceci, l’objet de la castration est ce terme assez ambigu pour qu’au moment même où le sujet s’est employé à le refouler, il l’instaure plus ferme que jamais en un Autre.

Tant que nous n’aurons pas reconnu que cet objet de la castration, c’est l’objet même par quoi nous nous situons dans le champ de la science, je veux dire que c’est l’objet de notre science, comme le nombre ou la grandeur peuvent être l’objet de la mathématique, la dialectique de l’analyse, non seulement sa dialectique, mais sa pratique, son apport même, et jusqu’à la structure de sa communauté, resteront en suspens. L’année prochaine je traiterai pour vous, comme poursuivant strictement le point où je vous ai laissés aujourd’hui, l’angoisse.

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