samedi, juillet 27, 2024
Recherches Lacan

LIII LES PSYCHOSES 1955 – 1956 Leçon du 25 janvier 1956

Leçon du 25 janvier 1956

On pourrait quand même entrer ensemble dans ce texte de Schreber, parce qu’aussi bien pour nous le cas Schreber, c’est le texte de Schreber.

Qu’est-ce que j’essaie de faire cette année ? J’essaie que nous comprenions un peu mieux ce qu’on peut appeler l’éco­nomie du cas, la façon dont son évolution peut se com­prendre, simplement se concevoir. Vous devez bien sentir qu’il y a dans cet ordre une espèce de glissement qui se fait tout doucement dans les conceptions psychanalytiques. Je vous ai rappelé l’autre jour qu’en somme l’explication que donne Freud, c’est essentiellement le passage au registre nar­cissique: il est évident que c’est le glissement du malade dans une économie essentiellement narcissique, c’est très riche, si on s’y arrêtait bien on en tirerait toutes les conséquences; seu­lement il est tout à fait clair que l’on ne les tire pas; d’un autre côté, parce qu’on oublie, parce qu’après tout rien n’articule d’une façon bien nette ce que cela veut dire de mettre l’accent sur le narcissisme au point où Freud est parvenu de son oeuvre quand il écrit le cas Schreber, on ne situe plus non plus ce que représente à ce moment-là, la nouveauté d’explication, c’est-­à-dire par rapport à quelle autre explication elle se situe.

Maintenant si vous prenez un auteur qui reprend la même question, la question des psychoses, c’est évidemment la notion de défense qu’il mettra en avant, et pour prendre un de ceux qui ont dit les choses les plus élaborées sur les cas de psychose, il suffit de citer Katan, je reviendrai sur ce qu’a écrit Katan, je ne veux pas que nous procédions par com­mentaires sur les commentaires; il faut partir du cas et voir comment on l’a compris et commenté, et nous sommes dans la voie de ce qu’a dit Freud en commentant le cas, car au début de son analyse du cas Schreber, il nous recommande d’abord de prendre connaissance du livre. Comme nous sommes psychiatres ou du moins gens diversement initiés à la psychiatrie, il est bien naturel que nous lisions avec nos yeux de psychiatres, que nous essayions déjà de nous faire une idée de ce qui se passe dans le cas.

La première approche de l’économie du cas, c’est de voir la masse des faits qui viennent en avant, qui tout de même ont leur importance, et en quoi ça a cette importance. Dans quoi se situe l’introduction de la notion de narcissisme dans l’ensemble de la pensée de Freud ? Il ne faut tout de même pas oublier les étapes, on parle de défense maintenant et à tout propos, et on croit là répéter quelque chose de très ancien dans l’œuvre de Freud; c’est vrai, c’est très ancien, la notion de défense joue un rôle très précocement, et dès 1884-1885 il propose le terme de neuro-psychose de défense, mais il emploie ce terme avec un sens tout à fait précis, quand il parle d’Abwehrhystérie, il la distingue de deux autres espèces d’hystéries, c’est-à-dire une première tentative de faire une nosographie proprement psychanalytique, et si vous voulez bien vous reporter à cet article auquel je fais allusion, il dis­tingue les hystéries pour autant qu’elles doivent être conçues à la mode bleulérienne comme dépendantes, comme une production secondaire de ce qui se passe dans les états hyp­noïdes, comme dépendantes d’un certain moment fécond qui correspond à un trouble de la conscience dans l’état hypnoïde. Il l’a abandonné à la nosologie en tant que c’est une nosologie psychanalytique, il n’a pas nié les états hyp­noïdes, il a simplement dit: « nous ne nous intéressons pas à cela, ce n’est pas cela que nous prendrons comme caractère différentiel»; car c’est cela qu’il faut bien comprendre quand nous faisons de la classification. Il se passe dans toutes les classifications ce qui se passe dans toutes les sciences: vous commencez par faire de la botanique tout à fait primitive en comptant le nombre de ce qui se présente apparemment comme ces organes colorés d’une fleur, vous appelez ça pétales parce que c’est toujours pareil dans une fleur qui présente un certain nombre d’unités qu’on peut compter, c’est quelque chose de tout à fait primitif, il s’agit de voir et de comprendre si la fonction de ce qui se voit peut s’appeler au premier abord pour l’ignorant, pétales, et en approfondissant vous vous apercevez quelquefois que ceux prétendus pétales n’en sont pas du tout, ce sont des sépales et ça n’a pas la même fonction du tout. En d’autres termes, les registres divers d’analogie anatomique, génétique, donc embryologique, des éléments physiologiques aussi, fonc­tionnels, peuvent entrer en ligne de compte, et même peu­vent faire pendant un certain temps chevaucher les registres classificatoires différents. Pour que la classification signifie quelque chose, il faut que ce soit une classification naturelle, ce naturel, comment allons-nous le chercher ?

Pour l’instant nous sommes au niveau de l’hystérie, Freud n’a pas repoussé les hystéries qui sont les états hypnoïdes; il a dit: à partir de maintenant nous n’en tiendrons pas compte parce que dans le registre de l’expérience analytique, ce qui importe c’est autre chose, cette autre chose était déjà présente dans ce premier débrouillage, c’est en cela que consiste la notion de l’Abwehrhystérie, strictement comme référence du souvenir traumatique.

Nous sommes au moment où pour la première fois appa­raît la notion de défense dans le registre, il faut bien l’appe­ler par son nom, nous sommes dans le registre de la remémoration, je n’ai même pas dit de la mémoire, nous sommes dans les troubles de la remémoration, c’est-à-dire de ce que le sujet peut articuler verbalement, de ce dont il se souvient qui est l’élément essentiel, c’est la sortie de ce qu’on peut appeler les petites histoires du patient, et le fait que cette petite histoire il est capable ou non de la sortir, et c’est le fait de la sortir. Anna O. dont une personne m’a rapporté ici le portrait qui était sur un timbre-poste, car elle a été la reine des assistantes sociales, a appelé cela la « talking cure ».

L’Abwehrhystérie est une hystérie dans laquelle il suffit de lire le texte de Freud pour voir que c’est tout à fait proche et tout à fait ouvert à la formulation que] e vous en donne: les choses ne sont plus formulables parce qu’elles sont formulées ailleurs dans les symptômes, et il s’agit de relibérer ce dis­cours, nous sommes absolument sur ce registre, il n’y a pas trace à ce moment-là de régression, de théorie des instincts, et déjà pourtant toute la psychanalyse est là, et il distingue une troisième espèce d’hystérie qui elle a pour caractéris­tique qu’elle a aussi quelque chose à raconter, mais qui n’est racontée nulle part. Bien sûr à l’étape où nous sommes de l’élaboration de la théorie, il serait bien étonnant qu’il nous dise où peut être ce jeu, mais c’est déjà parfaitement dessiné. L’œuvre de Freud est pleine comme cela de pierres d’attente qui, si on peut dire, me réjouissent, on peut s’apercevoir chaque fois qu’on prend un article de Freud, que ce n’est jamais non seulement ce qu’on attendait, mais que ce n’est jamais quelque chose de très simple, d’admirablement clair, mais il n’y a pas un texte de Freud qui ne soit en quelque sorte nourri d’énigmes qui correspondent à ce que j’appelle les pierres d’attente, que les choses se sont trouvées d’une façon telle qu’on peut dire qu’il n’y a véritablement que lui qui ait amené de son vivant les concepts originaux pour attaquer, ordonner ce nouveau champ qu’il nous découvrait. Et com­ment nous en étonnerions-nous ? Ces concepts, il les traite chacun avec un monde de questions, ce qu’il y a de bien dans Freud, c’est qu’il ne nous les dissimule pas, ces questions, c’est-à-dire que chacun de ses textes est un texte probléma­tique, de telle sorte que lire Freud c’est rouvrir les questions.

Alors troubles de la mémoire, c’est de là qu’il faut tout de même toujours partir pour savoir que ça a été le terrain de départ, mettons que ce soit même dépassé, il faut mesurer le chemin parcouru, dans une affaire comme la psychanalyse il serait bien étonnant que nous puissions nous permettre de méconnaître l’histoire, ce n’est pas pour faire ici l’histoire du chemin parcouru entre ce que nous appellerons l’étape « troubles de la mémoire », et l’étape « régression des ins­tincts », j’en ai tout de même assez fait dans les années qui ont précédé pour dire que c’est à l’intérieur de ce mécanisme découvert à l’intérieur de l’exploration et de la mise en jeu du trouble de la remémoration, que se découvrent les mécanismes de la régression des instincts en tant qu’ils dépen­dent eux-mêmes du travail par lequel on s’efforce primiti­vement dans la psychanalyse de restituer le vide de l’histoire du sujet, que nous nous apercevons alors que ces événements vont se nicher là où on ne les attendait pas, c’est-à-dire qu’il se produit ce dont je vous parlais la dernière fois, sous la forme de déplacement dans le comportement, on s’aperçoit qu’il ne s’agit pas purement et simplement là de retrouver la localisation mnésique des événements, autrement dit chro­nologique, de restituer une part du temps perdu, mais qu’il y a aussi des choses qui se passent sur le plan topique, c’est-à­-dire de la distinction de registres complètement différents dans la régression est là implicite. En d’autres termes ce qu’on oublie tout le temps, c’est que ce n’est pas parce que une notion est venue au premier plan que l’autre ne garde pas aussi son prix et sa valeur, à l’intérieur de cette régression topique, c’est-à-dire là où les événements prennent leur sens comportemental fondamental, c’est là que se fait la décou­verte à un moment donné d’un narcissisme, c’est-à-dire qu’on s’aperçoit qu’il y a des modifications dans la structure imagi­naire du monde, et qu’elles interfèrent avec les modifications dans la structure symbolique, il faut bien l’appeler comme cela puisque la remémoration est forcément dans l’ordre symbolique.

Qu’est-ce que cela veut dire au point où Freud en est parvenu? Au point où Freud en est parvenu quand il nous parle du délire et quand il nous l’explique par une régression nar­cissique de la libido, cela veut dire quand il s’agit de restau­rer pour comprendre, il s’est passé quelque chose qui est une différence de nature, que le désir qui avait à se faire recon­naître ou à se manifester, se manifeste, et ceci est tout entier dans un plan de la réalisation si claire soit-elle de ce qui est à reconnaître dans le délire, se situe sur un plan qui très fon­damentalement est changé par rapport à ce qu’il s’agit de reconnaître, il y a un transfert de plan, le retrait de la libido des objets représente une désobjectalisation de ce qui va se présenter de façon plus ou moins licite dans le délire, comme représentant le délire quia à se faire connaître. Si on ne com­prend pas cela, on ne voit absolument pas ce qui distingue une psychose d’une névrose, ni pourquoi non plus on a tant de peine à restaurer ce qu’on peut appeler la relation du sujet à la réalité, puisqu’en principe c’est tout au moins ce qu’on lit dans certains passages de Freud, d’une façon loin d’être aussi sommaire qu’on se la représente et qu’on la traduit tout d’abord, puisque le délire est tout entier là, lisible, il est en effet lisible et il est aussi transcrit dans un autre registre, et comment ceci peut-il se faire, comment ce qui dans la névrose ce qui reste toujours dans l’ordre symbolique, c’est-­à-dire toujours avec cette duplicité du signifié et du signi­fiant qui est ce que Freud traduit sous le terme du compromis de la névrose, comment dans l’ordre du délire ceci se passe-t-il sous un tout autre registre, où il est encore lisible mais où il est sans issue ? C’est cela le problème éco­nomique qui reste ouvert au moment où Freud termine le cas Schreber.

Je dis des choses massives là, je pense qu’elles sont faites en tout cas pour être reçues par vous comme telles, pour situer vraiment où est le problème. En d’autres termes le refoulé dans le cas des névroses, reparaît in loco, là où il a été refoulé, c’est-à-dire dans le milieu même de symboles pour autant que l’homme s’y intègre et y participe comme agent, mais aussi comme acteur; le refoulé dans la névrose reparaît in loto sous un masque; le refoulé dans la psychose si nous savons lire Freud, reparaît dans un autre lieu, in altéro, dans l’imaginaire, et là en effet sans masque. Ceci est tout à fait clair, ça n’a rien de nouveau ni d’hétérodoxe, simplement il faut s’apercevoir que c’est là le point principal qui évite qu’on se pose des problèmes inutiles.

Cette leçon essentielle qui ne peut pas être considérée comme le point final au moment où Freud met le point final sur son étude sur Schreber, c’est au contraire à partir de ce moment-là que les problèmes commencent à se poser. Cette transmutation peut se faire, chacun a essayé depuis de prendre la relève, c’est bien pour cela que Katan nous donne certaines théories des psychoses avec leurs étapes prépsycho­tiques, etc. – nous y reviendrons en détail – mais en gros on peut dominer le sujet et lire tout ce que Katan a écrit sur le cas Schreber, il a essayé de donner une théorie analytique de la schizophrénie (tome V recueil annuel sous le titre de « La psychanalyse de l’enfant »).

On voit très bien le chemin parcouru dans la théorie ana­lytique à lire Katan car on s’aperçoit que l’acte dynamique complexe qui laisse toujours chez Freud tellement ouverte la question du centre du sujet, c’est-à-dire qui par exemple dans l’analyse de la paranoïa s’avance pas à pas, nous montre l’évolution d’un trouble essentiellement libidinal, d’un jeu complexe, d’un agrégat de désirs qui sont transférables, transmutables, qui peuvent régresser, de toute une dialec­tique dont le centre nous paraît essentiellement probléma­tique, comme à partir du moment où un certain doute s’est opéré dans l’analyse, c’est-à-dire à peu près vers le temps de la mort de Freud, car les articles dont je vous parle sont pos­térieurs à la notion de défense, prend le sens d’une défense menée, dirigée à partir de quelque chose qu’on a retrouvé, ce bon vieux centre de toujours, le moi qui est là pour manier les leviers de commande. La psychose est très for­mellement interprétée, non plus dans le registre d’une dyna­mique des pulsions, d’une économie complexe, mais de procédés employés par le moi pour s’en tirer avec des exigences diverses, et lui qui redevient non seulement le centre mais la cause du trouble, le moi a à se défendre d’une cer­taine façon contre des pulsions.

La notion de défense n’a pas d’autre sens que celui qu’elle a dans le sens de se défendre contre une tentation, et toute la dynamique du cas Schreber nous est expliquée à partir du besoin pour lui d’en agir, de s’en tirer avec une pulsion dite homosexuelle qui comporte pour le moi des menaces qui sont comprises, perçues, senties en tant que menaces faites au moi, à savoir de sa complétude, la castration n’a plus d’autre sens symbolique que celui d’une perte d’intégrité physique, et on nous dit formellement que le moi n’étant pas assez fort, comme on s’exprime, pour trouver ses points d’attache dans le milieu extérieur, et à partir de là exercer sa défense contre la pulsion qui est dans « l’id », trouve une autre ressource qui est de fomenter, de créer puisque c’est un appareil, cette nouvelle chose, cette néoproduction qui s’appelle l’halluci­nation et qui est une autre façon d’en agir, de transformer ses instincts, elle va se voir dans l’hallucination d’une façon transformée, c’est une sublimation à sa manière qui a de gros inconvénients, et c’est à ce titre que la défense du moi est conçue dans ce registre.

Ne voyons-nous pas là qu’il y a un rétrécissement, une réduction de la perspective ? Les insuffisances cliniques de la chose sautent aux yeux, en fin de compte la notion qu’il y a une façon de satisfaire à la poussée du besoin qui est imagi­naire, c’est une notion qui est latente, fondée même, articu­lée dans la doctrine freudienne, mais qui n’est jamais prise que comme un élément du déterminisme du phénomène, jamais Freud n’a eu une définition de la psychose hallucina­toire qui soit purement et simplement comparable au fan­tasme de satisfaction de la faim par un rêve de satisfaction de la faim: il n’est que trop évident, il suffit de regarder l’aspect clinique des choses pour s’apercevoir qu’un délire ne répond en rien à une telle fin. Seul le besoin de nous satisfaire nous rend la retrouvaille qui n’est pas difficile: certains groupes imaginaires qui nous sont familiers par l’étude des névroses  de l’être humain, il est toujours agréable de retrouver un objet. Freud nous apprend même que c’est comme cela, par cette voie que passe la création du monde des objets humains, par conséquent nul étonnement à ce qu’on soit toujours content quand on retrouve ce qu’on s’est déjà représenté, comme nous retrouvons une vive satisfaction de retrouver certains des thèmes symboliques de la névrose dans la psy­chose. Ce n’est pas du tout illégitime, seulement il faut bien voir que ceci ne couvre qu’une toute petite partie du tableau.

C’est de mesurer à quel point dans le cas Schreber on peut, à condition d’y faire un choix, schématiser comme je vous l’ai déjà indiqué, schématiser comme pour les homo­sexuels, la transformation même en ajoutant imaginaire, de cette poussée homosexuelle dans un délire qui fait que Schreber est la femme de Dieu, le réceptacle du bon vouloir et des bonnes manières divines. C’est un schéma qui a une assez grande valeur convaincante, car on peut trouver dans la portée même du texte de Schreber, toutes sortes de modulations véritablement même raffinées, qui justifient cette conception. Il en est de même de l’articula­tion d’une telle théorie de la psychose, nous trouvons là l’explication que ce n’est pas quelque chose que nous allons manier tout à fait à notre guise, comme on manie une névrose, puisque nous avons fait une très grande distinction fondamentale entre la réalisation du désir refoulé – sur le plan symbolique dans la névrose, et sur le plan imaginaire dans la psychose. Rien que cette distinction que je vous ai apportée la dernière fois, comme position de principe pour distinguer ces deux plans, cette distinction est déjà assez satisfaisante, mais elle ne nous satisfait pas, pourquoi ? Parce, qu’une psychose, ça n’est pas simplement cela, ça n’est pas le développement d’un rapport imaginaire, fantas­matique au monde extérieur, c’est autre chose, et je voudrais simplement aujourd’hui vous faire mesurer la masse du phé­nomène, à savoir qu’étant admis ce que je viens de vous dire, qu’en effet la conception si on peut dire schrébérienne, pour parler comme Schreber parle lui-même de la naissance d’une nouvelle génération schrébérienne d’hommes, c’est-à-dire l’humanité va être régénérée à partir de lui qui a gardé une véritable existence.

Parlons du dialogue de l’unique, de Schreber avec le par­tenaire énigmatique qui est son Dieu, le Dieu schrebérien lui aussi, est-ce là tout le délire ? Mais non; non seulement ce n’est pas là tout le délire, mais il est tout à fait impossible de le comprendre dans ce registre; on peut s’en désintéresser, mais il est tout de même assez curieux de se contenter d’une explication très partiale d’un phénomène massif et complet comme est la psychose, en n’y retenant que ce qu’il y a de clair dans les événements imaginaires; si nous voulons vrai­ment avoir le sentiment que nous avançons, que nous com­prenons quelque chose à la psychose, il faut tout de même aussi que nous puissions articuler une théorie qui justifie la masse des phénomènes dont je vais vous donner ce matin quelques échantillons ce qui va me forcer à des lectures. Il faut que nous nous rendions compte de la dimension que nous pouvons appeler dans l’ensemble l’aliénation verbale, de l’importance énorme en un point qui est un état avancé du délire. Nous allons commencer par la fin et nous tâche­rons de comprendre en remontant; j’adopte cette voie, pas simplement par un artifice de présentation, c’est conforme à la matière que nous avons, entre les mains, et qui est un texte: voilà un malade qui a été malade de 1883 à 1884, qui a eu ensuite huit ans de répit, et c’est au bout de la neuvième année depuis le début de la première crise, que les choses ont recommencé sur le plan pathologique, en octobre 1893 les choses repartent, il entre dans la même clinique où il avait été soigné la première fois, la clinique du Docteur Flechsig où il va rester jusqu’à la mi-juin 1894. Là il se passe beau­coup de choses, l’état dans la clinique de Flechsig est un état complexe dont on peut caractériser l’aspect clinique sous la forme de ce qu’on peut appeler une confusion hallucina­toire, et même un état de stupeur hallucinatoire, le sujet est très loin pendant ce moment de ne pas avoir, comme nous le savons des déments précoces, non seulement orientation, repérage des phénomènes normaux, mémoire, plus tard il nous fera un rapport de tout ce qu’il a vécu, certainement distordu pour une part, cette confusion s’applique pour désigner la façon brumeuse dont il se souvient de certains épisodes; d’autres éléments, les éléments spécialement déli­rants de ses rapports avec différentes personnes qui l’entou­rent à ce moment-là, seront conservés assez pour qu’il puisse en apporter un témoignage valable, c’est néanmoins la période la plus obscure du délire et de la psychose. Car c’est à travers ce délire seulement que nous pouvons avoir connaissance de ce témoignage, puisque aussi bien nous n’y étions pas, et que sur cette première période les certificats des médecins ne sont pas excessivement riches. Cette période en tout cas est assez bien retenue dans la mémoire du sujet au moment où il va en témoigner, pour qu’il puisse y établir des distinctions. Il s’est passé des choses et en par­ticulier un déplacement du centre de l’intérêt sur des rela­tions que nous pourrions appeler – tête de chapitre empruntée au texte même de Schreber – les relations où dominent les rapports personnels avec ce qu’il appelle des âmes; ces âmes ne sont pas des êtres humains, c’est même très éloigné d’être les ombres des êtres humains auxquelles il a à faire à ce moment-là, ce sont des êtres humains morts qui ont des propriétés particulières, avec qui il a des relations parti­culières, et dans lequel il donne toutes sortes de détails, qui sont très liées à toutes sortes de sentiments de transforma­tion corporelle, d’échange corporel, d’intrusion corporelle, d’inclusion corporelle, c’est un délire où la note doulou­reuse joue un rôle très important, je ne parle pas encore à ce moment-là d’hypocondrie, ce n’est encore qu’un terme trop vague pour notre vocabulaire,) je suis en train de désigner les grandes lignes. Donc ce qu’on peut dire du point de vue phénoménologique, et à rester prudent, c’est qu’il y a cer­tainement à ce moment-là quelque chose qui est noté comme caractéristique, et qu’on pourrait appeler crépuscule du monde; c’est-à-dire qu’il n’est plus avec des êtres réels, n’être plus avec est tout à fait un élément caractéristique, mais qu’il est avec d’autres éléments qui sont peut-être beaucoup plus encombrants que des êtres réels, ils le sont même tellement plus que le mode de relation douloureuse est ce qui domine, et que ce mode de relations douloureuses comporte une véritable perte de l’autonomie étant donné le sentiment qu’il a d’envahissement, d’inclusion, d’intrusion, c’est quelque chose qui est ressenti par lui comme source de perturbation profonde de son existence et comme ayant un caractère à proprement parler intolérable qui motive aussi chez lui toutes sortes de comportements qu’il ne nous indique que d’une façon forcément ombrée, mais dont nous voyons assez l’indication dans la façon dont il est traité: il est surveillé; la nuit il est mis en cellule, il est privé de toute espèce d’instrument pouvant rester à sa portée. Il est clair qu’il apparaît à ce moment-là dans un état aigu très grave comme un malade dans un état très grave.

Il y a un moment de transformation qui est à peu près vers février-mars 1884, c’est lui qui nous le dit, transforma­tion de l’accent aux âmes, ces sortes d’êtres avec lesquels il a ses échanges du type de registre de l’intrusion somatique, ou d’une fragmentation somatique. Nous voyons apparaître autre chose, c’est le moment où se substituent aux dites âmes, pour des raisons qu’il appelle plus tard les âmes exa­minées, les royaumes proprement divins, ce qu’il appelle les royaumes de Dieu postérieurs, Ormuzd et Ahriman, car ils apparaissent sous une forme dédoublée; l’apparition aussi de ce qu’il appelle les rayons purs, c’est-à-dire quelque chose qui se comporte d’une façon tout à fait différente des âmes dites examinées qui sont celles des rayons impurs, c’est ce que signifie que les unes ont des intentions impures qui sont manifestées par des craintes de viol, d’empoisonnement, de transformations corporelles; déjà des émasculations sont apparues dans la première période. Les autres ont un autre mode de relation avec lui, ce ne sont pas non plus des rela­tions sans ambiguïté. Schreber poursuivra toute sa confi­dence pour nous dire dans quelle profonde perplexité le laissent les effets de cette prétendue pureté qui est elle-même… qui sont des rayons impurs.

celle qu’on ne peut qu’attribuer à une intention divine, et qui tout de même laisse apercevoir dans son texte de singu­lières complicités, une singulière façon d’être troublée, d’être atteinte, cette prétendue pureté, par toutes sortes d’éléments qui partent d’abord des âmes examinées, qui jouent à ces rayons divins, à ces rayons purs toutes sortes de tours, qui par toutes sortes de moyens essaient d’en capter toute la puissance à leur profit, et qui aussi s’interposent entre Schreber et leur action bénéfique. Il y a là description très précise de toute une tactique de la majeure partie de ces âmes dites examinées, qui sont essentiellement les âmes animées de bien mauvaises intentions, nommément celle qui est le chef de file, donc de Flechsig, de la tactique par laquelle Flechsig fractionne son âme pour en répartir les morceaux dans cet hyperespace que vous développe Schreber, et qui est celui qui s’interpose entre lui et le Dieu éloigné dont il s’agit.

Cette notion d’éloignement: je suis celui qui est éloigné, nous trouvons cette formule dans une note qui nous rapporte ce que Dieu lui confie, qui rend une sorte d’écho biblique, « je suis celui que je suis ». Dieu pour Schreber, n’est pas ce Dieu qui est, c’est celui qui est bien loin. Et cette notion de dis­tance jouera son rôle, néanmoins l’entrée des rayons purs s’annonce avec des caractéristiques tout à fait spéciales, ces rayons purs parlent; qu’ils parlent, qu’ils soient essentielle­ment parlants, qu’il y ait une équivalence entre rayons, rayons parlants, nerfs de Dieu, et toutes les formes particu­lières qu’ils peuvent prendre, jusque y compris les formes diversement miraculées sur lesquelles nous reviendrons tout à l’heure, nommément les oiseaux, c’est là quelque chose de tout à fait essentiel, et ceci correspond à une période où domine ce qu’il appelle la Grundsprache, c’est-à-dire cette langue qui est une sorte de très savoureux haut allemand, qui a une très grande tendance à s’exprimer par euphémismes et par antiphrases: on appelle par exemple la punition une récompense; c’est son mode de parler, la punition est à sa façon en effet une récompense, et le style de cette langue fondamentale sur laquelle nous aurons à revenir, car elle  nous permettra de reposer le problème du sens antinomique des mots primitifs sur lesquels bien entendu il reste un grand malentendu entre ce que Freud en a dit avec simplement le tort de prendre comme référence un linguiste qu’on trouvait un peu avancé, mais qui touchait quand même quelque chose de juste, à savoir Abel. Et là-dessus, M. Benveniste nous a apporté l’année dernière quelque chose qui a toute sa valeur au point de vue signifiant, à savoir qu’il n’est pas question dans un système signifiant qu’il y ait des mots qui désignent à la fois deux choses contraires, parce qu’ils sont justement faits pour distinguer les choses; là où il existe des mots, ils sont forcément faits par couples d’opposition, les mots ne peuvent pas joindre en eux-mêmes deux extrêmes en tant que signifiants, mais que nous passions à la signifi­cation, c’est autre chose, comme il nous a expliqué par exemple qu’il n’y a pas à s’étonner qu’on appelle altus un puits profond, parce que nous dit-il, dans la perspective, le point de départ mental où est le latin, c’est du fond du puits que ça part, mais ça va très loin et il nous suffit de réfléchir qu’en allemand on appelle « Jüngstes Gericht » le jugement dernier, le jugement le plus jeune, et on peut en être saisi, l’image de la jeunesse à propos du jugement dernier n’est pas ce qui en France est employé, pourtant on dit « votre petit dernier » pour désigner le plus jeune, mais ce n’est pas ce qui se présente à l’esprit d’abord quand on parle du juge­ment dernier, tout nous suggère tout de suite quelque chose qui s’inscrit dans le registre de la vieillesse plutôt que dans celui de la jeunesse. C’est donc une question à laquelle il faut quand même s’arrêter, et cette Grundsprache nous en donnera de beaux exemples.

En 1894, il est transporté à la maison de santé privée du Dr Pierson à Koswitz; il y reste quinze jours : c’est une mai­son de santé privée, la description qu’il en donne nous indique que c’est une maison de santé, si je puis dire, fort piquante, on y reconnaît du point de vue du malade toutes sortes de traits qui ne manqueront pas de réjouir ceux qui ont gardé quelque sens de l’humour, ce n’est pas que ce soit mal, c’est assez coquet, ça a le côté bonne présentation de la maison de santé privée, avec ce caractère de profonde négli­gence dont rien ne nous est épargné. Il n’y reste pas très longtemps et on l’envoie dans le plus vieil asile au sens véné­rable du mot, qui est à Pirna.

Il était d’abord à Chemnitz, avant sa première maladie, il est nommé à Leipzig, puis c’est à Dresde qu’il est nommé Président de la Cour d’appel juste avant sa rechute: de Dresde c’est à Leipzig qu’il va se faire soigner. Koswiz se trouve quelque part de l’autre côté de l’Elbe par rapport à Leipzig, mais le point important où il va rester dix ans de sa vie en amont de l’Elbe, c’est Pirna.

Quand il rentre à Pirna il est encore très malade et il ne commencera à écrire ses mémoires qu’à partir de 1897-1898, à une époque où, étant donné qu’il est dans un asile public, et que les décisions peuvent y avoir quelque retard, à une époque entre 1896-1898, on le met encore la nuit dans une cellule dite « cellule de dément», et à une époque où dans cette cellule il emporte dans une petite boîte de fer blanc un crayon, des bouts de papier sous diverses formes d’alibis, et où il commence à prendre des petites notes, où ses petites études comme il les appelle, car il y a ce qu’il nous a légué, le livre des mémoires, mais il y a paraît-il une cinquantaine de petites études auxquelles il se réfère de temps en temps, et qui sont des notes qu’il a prises à ce moment-là, qui lui ont servi de matériaux. Alors il est assez légitime pour un texte qui en somme n’a pas été rédigé plus haut que 1898, et qui s’étale quant à la rédaction jusqu’à l’époque de sa libé­ration puisqu’il comprend la procédure de cette libération, c’est-à-dire en 1903, que nous ayons là un texte qui témoigne de façon beaucoup plus sûre et beaucoup plus ferme de l’état terminal, pour ce que nous connaissons de la terminaison de la maladie: nous ne savons même pas quand il est mort, nous savons seulement qu’il a fait une rechute en 1907 et qu’il a été réadmis dans une maison de santé, ce qui est très important.

Nous allons donc partir de cette perspective qui est celle de la date où il a écrit des mémoires. Il y a des choses dont il peut témoigner naturellement à partir de cette date-là, mais c’est déjà très suffisamment problématique pour nous intéresser, même si nous ne résolvons pas le problème de la fonction économique de ce que j’ai appelé tout à l’heure « les phénomènes d’aliénation verbale », appelons-les provisoire­ment « des hallucinations verbales », ce qui nous intéresse c’est ce qui distingue le point de vue analytique dans l’ana­lyse d’une psychose, du point de vue je dirais psychiatrique courant, c’est-à-dire sur un point où nous sommes tout gros-Jean comme devant car il est tout à fait clair que pour ce qui est de la compréhension réelle de l’économie des psy­choses, un rapport fait sur la catatonie en 1903, est quelque chose que nous pouvons lire maintenant. Faites l’expé­rience, prenez naturellement un bon travail, on peut dire maintenant qu’on n’a pas fait un pas dans l’analyse de ces phénomènes, alors qu’il y a quelque chose qui doit distinguer le point de vue de l’analyste, je n’en vois strictement rien, si ce n’est d’autres éléments distinctifs dans l’analyse de struc­ture, je ne vois absolument pas quelle autre originalité on peut apporter, sinon celle-ci qu’à propos d’une hallucination verbale, au lieu de nous demander si le sujet entend un petit peu ou beaucoup, ou si c’est très fort, ou si ça éclate, ou si c’est bien avec son oreille qu’il entend, ou si c’est de l’inté­rieur, ou si c’est du cœur, ou du ventre, choses qui sont évi­demment très intéressantes, mais qui partent en fin de compte de cette idée assez enfantine, que nous sommes très épatés qu’un objet entende des choses que nous n’enten­dons pas, comme si aussi d’une certaine façon il ne nous arrivait pas à nous à tout instant, d’avoir ce qu’on appelle des visions, c’est-à-dire qu’il nous descend dans la tête des for­mules qui ont pour nous une certaine valeur saisissante, orientante, voire quelquefois fulgurante, illuminante, qui nous avertissent; point de vue évidemment dont nous ne fai­sons pas le même usage que le psychotique, mais quand même il arrive des choses dans l’ordre verbal qui sont ressen­ties par le sujet d’une certaine façon comme quelque chose qu’on a reçu, c’est quelque chose qui commence vraiment à nous saisir à partir du moment où nous partons de l’idée de principe que ce qui est intéressant c’est de savoir comme on nous l’a appris à l’école si c’est une sensation ou une per­ception, ou une aperception, ou une interprétation, bref, si nous restons dans un registre académique ou scolaire concernant cette question du rapport élémentaire à la réa­lité, tel que nous le construisons dans une théorie de la connaissance qui est manifestement tout à fait incomplète, car l’élément qui s’étage de la sensation en passant par la per­ception pour arriver au domaine de la causalité et de l’orga­nisation du réel, et en tout cas depuis quelque temps la philosophie s’efforce à tue-tête de nous avertir depuis Kant qu’il doit y avoir des choses et des registres différents de la réalité à propos desquels ces problèmes s’expriment, s’orga­nisent et se posent dans des registres d’interrogation égale­ment différentes, et que ce n’est pas peut-être le plus intéressant de savoir si oui ou non une parole a été entendue.

Nous sommes encore « le bec dans l’eau », c’est-à-dire que les trois-quarts du temps, que nous apportent les sujets ? Ce n’est rien d’autre que ce que nous sommes en train de leur demander, c’est-à-dire de leur suggérer de nous répondre, c’est-à-dire d’introduire dans ce qu’ils éprouvent des distinctions et des catégories qui n’intéressent que nous, et non pas eux, ce qui les intéresse eux, c’est bien évidem­ment tout autre chose, le rapport d’étrangeté de caractère imposé, extérieur de l’hallucination verbale à quelque chose d’extrêmement intéressant mais qui est à considérer préci­sément dans le rapport en tant que tel, car nous ne le voyons bien qu’à la façon dont les malades réagissent, c’e n’est pas là où il entend le mieux comme on dit au sens où on croit qu’entendre c’est entendre avec les oreilles, ce n’est pas là où il entend le mieux qu’il est le plus frappé, il y a des malades qui sont atteints de certaines formes d’hallucinations qui paraissent extrêmement vivides, et qui ne restent que des hallucinations, et il y en a d’autres chez qui ces hallucina­tions au contraire, ont un caractère peu vivide, extrêmement endophasique, et chez qui l’hallucination a au contraire le caractère le plus décisif pour le sujet, à savoir qu’il lui donne tout le caractère d’une certitude. Comme j’introduisais cette distinction à l’orée de notre propos, quand il s’agissait des psychoses, distinction des certitudes et des réalités, c’est là ce qui est important, c’est ce qui nous introduit dans des dif­férences structurelles à l’intérieur de ces phénomènes, c’est que nous sommes mieux placés que quiconque pour nous apercevoir que ce sont des différences qui en aucun cas ne sont superstructurales pour nous, c’est curieux que ce ne soit que pour nous, mais il est un fait parmi les cliniciens, que ça ne peut être que pour nous, la parole est d’extrême poids et d’importance, puisqu’à la différence des autres cli­niciens, nous savons que cette parole est toujours là, articu­lée ou pas, elle est présente et enregistrante à l’état articulé, c’est-à-dire déjà historisée, c’est-à-dire déjà prise dans le réseau des couples et des oppositions symboliques; tout le vécu indifférencié du sujet, j’entends par là cette succession que nous aurions qualifiée d’image projetée sur un écran, du vécu du sujet dont la restauration totale selon Bergson, serait indispensable pour permettre de saisir et de comprendre le sujet dans sa durée.

Il est tout à fait clair que ce que nous touchons clinique­ment n’est jamais quelque chose comme cela, nous trouvons par une analyse interminable que ce serait quelque chose qui serait inscrit dans le fond des phénomènes, et malheureuse­ment ça ne nous intéresse absolument pas, ça ne tend jamais à surgir, la continuité de tout ce qu’a vécu un sujet depuis sa naissance; ce sont les points décisifs du point de vue de l’articulation symbolique, du point de vue de l’histoire dans le sens où vous appelez l’histoire, l’Histoire de France, c’est-­à-dire que tel jour Mlle de Montpensier était sur les barri­cades, et elle y était peut-être par hasard, et ça n’avait peut-être pas d’importance dans une certaine perspective, mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’il n’y a que cela qui reste dans l’Histoire, c’est qu’elle était là et on lui a donné un sens, et que ce sens soit vrai ou pas vrai, sur le moment d’ailleurs il est toujours un peu vrai, et c’est ce qui est devenu vrai dans l’Histoire qui compte et qui fonctionne, mais quand même comme il faut que ça vienne de quelque part, ou bien que ça vienne d’un remaniement postérieur, ou bien ça commence déjà à avoir une ébauche d’articulation sur le moment même. C’est là quelque chose d’important à voir, mais ce qui est également très important, c’est que ce que nous appelons sentiment de réalité quand il s’agit de restauration des sou­venirs, est ce quelque chose d’ambigu qui consiste essentiel­lement en ce que oui ou non une réminiscence – c’est-à-dire une résurgence d’impression – peut ou non s’organiser dans la continuité historique, ce n’est pas l’un ou l’autre qui donne l’accent de la réalité, c’est l’un et l’autre, c’est un cer­tain mode de conjonction des deux registres qui donne aussi le sentiment d’irréalité, car du point de vue du registre sen­timental, ce qui est sentiment de réalité est sentiment d’irréalité, ou à « un quart de poil près » le sentiment d’irréa­lité n’est vraiment là que comme un signal qu’il s’agit d’être dans la réalité, et qu’il manque encore un petit quelque chose. Autrement dit, le sentiment de déjà vu qui a fait tel­lement de problèmes pour les psychologues, est quelque chose que nous pourrions désigner comme une homony­mie, c’est toujours dans la clé symbolique que s’entrouvre le ressort, c’est pour autant que quelque chose est vécu avec une signification symbolique pleine, quelque chose qui reproduit une situation symbolique homologue déjà vécue, mais oubliée et qui à ce titre revit sans que le sujet com­prenne les tenants et les aboutissants, et donne à ce sujet le sentiment que le contexte, l’actuel, le tableau du moment présent, est quelque chose qu’il a déjà vu. Le déjà vu est quelque chose d’excessivement près de ce que l’expérience de l’analyse nous apporte sous le registre du déjà raconté, à part que c’est l’inverse, que ce n’est justement pas dans l’ordre du déjà raconté que ça se place, parce que c’est même dans l’ordre du jamais raconté, mais c’est du même registre.

En d’autres termes, ce que nous devons supposer si nous admettons l’existence de l’inconscient tel que Freud l’articule, c’est que cette phrase symbolique, cette construction symbolique permanente qui recouvre de sa trame tout le vécu humain, est quelque chose qui est toujours là, plus ou moins latent, qui est en quelque sorte un des éléments néces­saires de l’adaptation humaine, c’est que ça passe sans qu’on y pense. Cela aurait pu être qualifié pendant longtemps d’énormité, mais il n’y a que pour nous que ça ne peut pas en être une, car l’idée même de pensée inconsciente qui est en effet le grand paradoxe concret, pratique qu’a apporté Freud, veut dire cela et ne veut pas dire autre chose; quand Freud formule le terme de pensée inconsciente en ajoutant dans sa « Traumdeutung, sit venta verbo » pour que l’excuse soit en contradiction de la parole, il ne formule pas autre chose que ceci: c’est que pensée veut dire la chose qui s’arti­cule en langage, il n’y a pas d’autre interrogation au niveau de la Traumdeutung à ce terme que celle-là, et que ce lan­gage que nous pourrions appeler « intérieur » (ne me faites pas dire ce que je ne dis pas, c’est pour vous faire com­prendre comme je l’entends), car justement le terme d’inté­rieur fausse déjà tout. Ce monologue intérieur est en parfaite continuité avec le dialogue extérieur, et c’est bien pour cela que nous pouvons dire que l’inconscient est aussi le discours de l’Autre, mais quand même il y a quelque chose de cet ordre-là, c’est-à-dire de continu, mais non pas à chaque instant, là aussi il faut commencer à dire ce qu’on veut dire, aller dans le sens où on va et en même temps savoir le corriger, c’est-à-dire que ce n’est justement pas à chaque instant qu’il y a des lois d’intervalle, de suspension, de scan­sion, de résolution proprement symbolique, de l’ordre des suspensions et scansions qui marquent la structure de tout calcul qui font que justement ce n’est pas d’une façon conti­nue que s’inscrit, disons cette phrase intérieure, c’est en rai­son d’une structure qui est déjà tout à fait attachée aux possibilités ordinaires, ce qui est la structure même ou iner­tie du langage, et que donc ce dont il s’agit pour l’homme, c’est justement de s’en tirer avec cette modulation continue de façon telle que ça ne l’occupe pas trop, c’est bien pour cela que les choses s’arrangent de façon à ce que sa conscience s’en détourne, mais admettons l’existence de l’inconscient, ça veut dire que même si sa conscience s’en détourne, la modulation dont je parle, la phrase intérieure avec toute sa complexité, n’en continue pas moins, il n’y a là aucune espèce d’autre sens possible à donner à l’inconscient que ce sens-là, s’il n’est pas cela il est absolument un monstre à six pattes, quelque chose d’absolument incompréhensible, et en tout cas incompréhensible dans la perspective de l’ana­lyse. Il s’agit bien entendu de l’inconscient freudien.

L’une des occupations du moi, puisqu’on cherche les fonctions du moi comme tel, est très précisément de ne pas en être empoisonné de cette phrase qui continue à circuler et à nous occuper, et qui ne demande qu’à répondre et à resurgir sous mille formes plus ou moins camouflées et dérangeantes. En d’autres termes la phrase évangélique: « ils ont des oreilles pour ne point entendre » est à prendre au pied de la lettre; c’est une fonction du moi que nous n’ayons pas perpétuellement à entendre ce quelque chose d’articulé qui organise comme telles nos actions, comme des actions parlées. Ceci n’est pas tiré de l’analyse de la psychose, ceci n’est que la mise en évidence une fois de plus des postulats de la notion freudienne de l’inconscient*, mais ça devient quand même très intéressant si nous avons ces phénomènes, appelons-les provisoirement tératologiques des psychoses, et où nous voyons que ça joue en clair, et où effectivement il se produit quelque chose dont je ne dois pas à mon tour faire le phénomène essentiel, pas plus que je n’admettais tout à l’heure qu’on fasse de l’élément imaginaire le phéno­mène central et essentiel, mais il faut quand même voir qu’il y a là un phénomène oublié, c’est-à-dire l’importance de la mise au jour de la sortie de la révélation dans les cas de psy­choses, de ce que j’appelais à l’instant « monologue », phrase, discours intérieur.

Je ne cherche pas à introduire de nouveaux mots, il vaudrait mieux plutôt vous faire ébaucher le sens de la recherche mais l’important c’est que nous voyons dans la psychose de la façon la plus formulée, la plus articulée, exactement ce que je viens de vous dire: nous sommes les premiers à pouvoir voir, justement parce que dans une certaine mesure nous sommes déjà prêts à l’entendre, mais alors nous n’avons pas de rai­son de nous refuser à le reconnaître au moment où le sujet en témoigne comme de quelque chose qui fait partie du texte même de son vécu.

[Lecture du texte du Président Schreber, p. 248:« Les voix se font remarquer… »]

Voilà ce qu’il nous dit dons un appendice à ce qu’il écrit, c’est-à-dire que çà n’est pas dans le texte, c’est quelque chose qui a la valeur d’un témoignage rétrospectif très important.

Il s’agit d’un phénomène très important qui est le ralen­tissement de cette phrase ou cours des années, nous allons voir ce que veut dire ce ralentissement qui dès lors a pour lui un sens qu’il a introduit sous la forme métaphorique de l’éloignement, c’est une très grande distance où les rayons de Dieu se sont retirés, et c’est pour lui une explication suffisante du ralentissement, ou plus exactement du délai de l’ajourne­ment dans lequel il se sent par rapport au mode sous lequel ces phrases lui parviennent. Il y a non seulement ralentisse­ment mais, vous ai-je dit, délai, suspension, comme moyen de suspension à ce délai qui est souligné par Schreber.

Ne voyez-vous pas qu’il y a là déjà des questions très intéressantes qui se soulèvent ? La phénoménologie même sous laquelle ce discours se continue, se présente et évolue au cours des années, le passage d’un sens très plein au début à des éléments de caractère insensible, vidé de son sens, avec d’ailleurs des commentaires extrêmement curieux de la part des voix dans le genre de celui-ci: par exemple alors que l’on traduit par « tout non-sens s’annule », ce n’est pas une mau­vaise traduction, mais il est certain que le non-sens prend ici toute sa portée, le caractère donc de suspension de ces paroles, pour ne parler que de celles-ci, c’est-à-dire du discours de la trame continue qui va vers l’accompagnement perpétuel de la maladie de notre sujet, à partir d’une période qui est celle des premiers mois d’entrée dans la maison de Sonnenstein à Pirna, la structure de ce qui se passe n’est pas quelque chose qui mérite que nous la négligions, je vous en donne un exemple: le début d’une de ces phrases, « il nous manque maintenant »…, et puis ça s’arrête là, il n’entend rien d’autre, c’est son témoignage, mais une telle phrase interrompue a pour lui le sens implicite de: « il nous manque » – ce sont les voix qui parlent – « La pensée principale » : dans une phrase interrompue comme telle toujours finement articulée gram­maticalement, la signification est présente d’une double façon, comme attendue puisqu’il s’agit d’une suspension, comme répétée d’autre part puisque c’est toujours à un sen­timent de l’avoir déjà entendue qu’il se rapporte.

Vous me direz, oui, c’est très bien, mais croyez-vous que c’est une chose un peu plus forte, acquise d’emblée, qu’une phrase, même si nous la supposons complète, s’exprime comme ceci: « il me manque la pensée principale » ? Il est évident qu’à partir du moment où l’on entre dans l’analyse du langage, il conviendrait de s’intéresser aussi à l’histoire du langage, à considérer que le langage n’est pas une chose aussi naturelle que cela, les expressions qui nous paraissent aller de soi doivent s’étager en expressions plus ou moins fondées, que le discours continu des voix qui l’occupent soit psychologue, c’est-à-dire qu’une grande part de ce qu’il raconte concerne ce qu’il appelle « conception des âmes », c’est-à-dire qu’elles ont toute une théorie psychologique, et je dois dire qu’on peut, à peu près tout ce que pourrait appe­ler d’une façon courante, projeter la psychologie de l’être humain, ces voix apportent des catalogues de registre de pensée, les pensées de toutes les pensées, d’affirmation, de réflexion, de crainte, les signalent comme tels, les articulent comme tels, et surtout disent quelles sont celles d’entre elles qui sont en quelque sorte régulières, elles ont en quelque sorte leur psychologie, leurs conceptions des âmes, et elles vont plus loin, elles ont leurs conceptions des patterns, elles sont au dernier point de la théorie behaviouriste, celle qui de l’autre côté de l’Atlantique cherche à expliquer à chacun quelle est la façon d’offrir un bouquet de fleurs à une jeune fille, quelle est la façon régulière de le faire, elles aussi elles ont des idées précises sur la façon dont l’homme et la femme doivent s’aborder, et même se coucher dans le lit, et Schreber en est un peu interloqué, « c’est comme cela » dit-il, « mais je ne m’en étais pas aperçu ».

Le texte même est réduit à ces phrases purement formelles, je veux dire à des serinages ou à des ritournelles qui nous paraissent même quelquefois tant soit peu embarrassants, et c’est pour nous permettre de nous poser ces questions, par exemple, je me souviens d’une chose qui m’avait frappé en lisant M. Saumaize qui a écrit vers 1660-70 le « Dictionnaire des précieuses ». Naturellement les précieuses sont ridi­cules, mais le mouvement dit des précieuses, est un élément au moins aussi important pour l’histoire de la langue, des pensées, des mœurs, que notre cher surréalisme dont cha­cun sait quand même que ça n’est pas rien, et qu’assurément nous n’aurions pas le même type d’affiches s’il ne s’était pas produit vers 1920, un mouvement de gens qui manipulent d’une façon curieuse les symboles et les signes. Le mouve­ment des précieuses est probablement beaucoup plus important du point de vue de la langue, qu’on ne peut le penser. Évidemment il y a tout ce qu’a raconté ce person­nage génial qu’est Molière, mais qui sur le sujet des pré­cieuses en a fait dire un peu plus qu’il ne voulait en dire probablement; mais il y a une chose par exemple que vous apprenez, à lire ce petit dictionnaire, vous n’imaginez pas le nombre de locutions qui semblent maintenant toutes natu­relles, et il y en a une qui est tout à fait frappante, qui semble aller de soi et qui à cette époque était saisissante, c’est-à-dire qu’elle entrait bien peu dans la cervelle des gens, et que M. Saumaize note et nous dit qui l’a inventée, il nous dit que c’est le poète Saint-Amand qui a été le premier à dire: « le mot me manque ». Naturellement si on n’appelle pas le fauteuil aujourd’hui « les commodités de la conversation », c’est par un pur hasard: il y a des choses qui réussissent et d’autres qui ne réussissent pas, on pourrait dire « les com­modités de la conversation » pour un fauteuil, comme on dit « le mot me manque », et c’est simplement à cause d’un tour de conversation qui a pour origine les salons où on essayait de faire venir un langage un peu plus raffiné. L’état d’une langue se caractérise aussi, bien par ses absences que par ses présences, de même quand vous trouvez dans le dialogue des choses telles que ces fameux oiseaux miraculés, des drôleries comme celles-ci, qu’à elles on peut parler un peu n’importe comment, on leur dit quelque chose comme « besoin d’air » et elles entendent cela comme « crépuscule ». C’est quand même assez intéressant, parce qu’en fait combien de gens parmi vous n’ont pas entendu dans un parler qui n’est pas spécialement populaire, confondre d’une façon courante « amnistie » et « armistice » ? Mais si je vous demandais à cha­cun à tour de rôle ce que vous entendez par superstition par exemple, je suis sûr qu’on arriverait à une assez jolie idée du caractère confus que peut avoir dans votre esprit ce mot dont vous faites couramment usage: il apparaîtrait au bout d’un certain temps le terme de superstructure!

De même les épiphénomènes ont une signification assez spéciale en médecine, les épiphénomènes communs à toutes les maladies, la fièvre, c’est ce que Laennec appelle les épi­phénomènes.

L’origine du mot superstition nous est donnée par Cicéron, que vous feriez bien de lire car il apprend beau­coup de choses, vous y mesurerez par exemple la distance et le rapprochement aussi dans lequel les problèmes que les anciens posaient sur la nature des dieux, suscitent le pro­blème de l’expression même à propos d’un cas comme celui-là, où il s’agit quand même des dieux. Dans le « de natura deorum », Cicéron nous dit ce que veut dire superstition: les gens qui étaient superstitieux (superstitiosi), c’étaient des gens qui priaient toute la journée et faisaient des sacrifices pour que leur descendance leur survive, c’est-à-dire que c’était l’accaparement de la dévotion pour un but qui devait bien leur paraître fondamental. Cela nous apprend beau­coup sur la conception que pouvaient se faire les anciens de cette notion si importante dans toute culture primitive, de la continuité de la lignée. Cette référence est une chose assez importante à connaître, et qui pourrait peut-être nous don­ner la meilleure prise sur la véritable définition à donner de la notion de superstition, c’est-à-dire justement une mise en valeur, une extraction, une partie de tout un texte d’un com­portement aux dépens des autres, c’est-à-dire de son rapport avec tout ce qui est formation parcellaire, avec tout ce qui est à proprement parler déplacement méthodique dans le mécanisme de la névrose.

Ce qui est important, c’est de comprendre ce qu’on dit, et pour comprendre ce qu’on dit il est important d’en voir en quelque sorte les doublures, les résonances, les superpo­sitions significatives, quelles que soient ces superpositions, et nous pouvons admettre tous les contresens, ce ne sont jamais que des contresens faits au hasard’. Mais ce qui est important, c’est pour qui médite sur l’organisme du langage, d’en savoir le plus possible, c’est-à-dire de faire tant à pro­pos d’un mot que d’une tournure, que d’une locution, le fichier le plus plein possible, car il est bien entendu que le langage joue entièrement dans l’ambiguïté, c’est-à-dire que la plupart du temps vous ne savez absolument rien de ce que vous dites, c’est-à-dire que dans votre interlocution la plus courante, le langage a une valeur purement fictive, vous prêtez à l’autre le sentiment que vous êtes bien toujours là; c’est-à-dire que vous êtes capable de donner la réponse qu’on attend, qui n’a aucun rapport avec quoi que ce soit de possible à approfondir. Les neuf-dixièmes du langage et des discours effectivement tenus, sont à ce titre des discours complètement fictifs.

Si nous ne partons pas de cette sorte de donnée primor­diale, nous ne pouvons pas comprendre ce qui se passe dans l’économie du Président Schreber, à savoir ce que veut dire la part de non-sens que lui-même décrit dans ses relations avec ses interlocuteurs imaginaires. En fin de compte c’est sans prétendre jamais épuiser le sujet d’une espèce de restitu­tion du problème du langage dans leur milieu naturel, dans leur valeur ordinaire destinée à pouvoir repérer leur valeur extraordinaire, c’est en cela que consiste l’invite que je vous fais à un examen plus attentif de l’évolution des phénomènes dans les relations verbales dans l’histoire du Président Schreber, pour l’articuler avec le reste des déplacements libidinaux.

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