samedi, juillet 27, 2024
Recherches Lacan

LIII LES PSYCHOSES 1955 – 1956 Leçon du 9 mai 1956

Leçon du 9 mai 1956

 

J’ai essayé d’introduire ici sous le titre de l’opposition, de la relation de similarité dans le discours dans les fonctions du langage et de celle de contiguïté. Naturellement, je ne veux pas dire que je considère le phénomène plus ou moins hallucinatoire, subi dans l’ordre verbal, dans l’ordre des phé­nomènes positifs verbaux, dans la psychose comme étant en rien comparables à ceux de l’aphasie. Je dirai plus. Il importe de revenir sur ce sur quoi j’avais mis l’indication à propos de l’aphasie, pour bien mettre en relief ce que je retiens de cette opposition de deux ordres de troubles dans l’aphasie. Ceci d’autant plus que ce que j’ai indiqué la dernière fois, qu’il y a entre les deux ordres de troubles en question une opposi­tion d’ordre qui est la même, qui est la même qui se mani­feste non plus d’une façon négative, mais d’une façon positive, dans ce qui est la forme la plus achevée, les expres­sions ou figures du langage dans chacun de ces deux ordres, c’est à savoir la métaphore et la métonymie.

Je me suis laissé dire à un moindre degré que cette oppo­sition avait retenu certains, malheureusement, et pour avoir ici la certitude, qu’elle les avait plongés dans un fort grand embarras, à savoir que les uns se sont dit aux autres: la méta­phore nous a bien montré l’importance, dans la métaphore, opposition, contestation et confusion. Évidemment, le maniement de notions comme le signifiant et le signifié n’est pas quelque chose qui comporte, qui soit un pur et simple substitut de l’opposition fameuse et non moins inexprimable de l’idée par exemple, et du mot, de la pensée au mot. A vrai dire, comme une sorte de sous-titre, quelqu’un qui était un grammairien vraiment sensationnel, a fait une œuvre remar­quable dans laquelle il n’y a qu’une faute, le fâcheux sous-titre « des mots à la pensée », dont j’espère la formulation ne peut plus être soutenable pour aucun d’entre vous.

Évidemment, le signifiant et le signifié sont dans le jeu, on voit bien sous quel registre. La métaphore est quelque chose dont nous touchons du doigt la vie constante dans ces sortes de transfert de signifié, dont je vous ai donné l’exemple la dernière fois.

«Sa gerbe n’était pas avare ni haineuse. » Voilà bien un exemple de métaphore. Et on peut dire dans un sens que la signification domine tout, et que c’est elle, tout d’un coup, qui imprime au sujet, « sa gerbe », qu’il éparpille généreuse­ment comme si c’était de son propre chef.

Seulement, il est bien vrai d’un autre côté que ce sur quoi je voulais mettre l’accent, comme l’a fait ce personnage qui considérait bien la métaphore comme figure essentielle, comme transfert de signifié, est bien ce qu’il y a d’important, -ceci est pour dire que les deux termes signifiant et signifié sont toujours par rapport l’un à l’autre dans un rapport qu’on peut appeler à cette occasion dialectique, c’est-à-dire dont il convient de saisir le mouvement, pour en saisir aussi la portée.

C’est ce sur quoi je voudrais essayer de revenir, pour qu’il ne s’agisse pas là, pour vous d’un simple couple d’opposition auquel on revient, et qui serait enfin de compte toujours le même, à savoir ce rapport sur lequel repose la notion d’expression, celle de toujours, ce je ne sais quoi en lui-même de plus ou moins ineffable, mais pourtant existant, le soi­-disant sentiment par exemple, ou la chose, bref, ce à quoi on se réfère, et le mot considéré comme expression, comme éti­quette, comme chose attachée à quoi il est référé. C’est pré­cisément pour dissoudre, pour vous montrer à vous servir d’un autre instrument que celui-là, dont tout mon discours parce que c’est absolument essentiel, c’est la seule est fait façon de pouvoir voir quelle est la fonction du langage.

On ne saurait trop y revenir, surtout chaque fois que le malentendu tend à se rétablir, c’est-à-dire à tout instant. Ce sur quoi j’ai mis l’accent pour partir du phénomène aphasique, quand je vous l’ai réévoqué. Vous avez du entendre parler des personnages dits: aphasiques sensoriels. Dans cette parole extraordinairement vive et rapide, aisée en apparence jusqu’à un certain point, avec laquelle ils s’expri­ment pour justement, alors qu’ils sont en train de s’exprimer, ils ne peuvent pas s’exprimer. Ils s’expriment admirablement sur ce thème qu’ils ne peuvent justement pas dire le mot; se servent de toute une articulation extrêmement nuancée, de conjonctions, de l’articulation syntaxique du discours, pour nous désigner qu’ils visent quelque chose dont ils ont le mot propre -si on peut dire – au bout de la langue, ou l’indica­tion historique très précise dans leur esprit, mais ils sont incapables d’autre chose que de tourner autour, pour vous indiquer qu’en effet ils la possèdent et que c’est celle-là qu’ils désireraient à ce moment-là promouvoir.

Ce qui frappe et saisit à cette occasion, ce qui captive, c’est en quelque sorte ce que je pourrais appeler la perma­nence, l’existence malgré cette impuissance localisée de l’intentionnalité du sujet en cette occasion.

On a beaucoup parlé, et même insisté dans ces formes, sur ce qu’on peut appeler une sorte de déficit intellectuel corrélatif. C’est ce qu’on a prétendu mettre en relief. Appelons-le, même si vous voulez prédémentiel, qui serait corrélatif de cette impuissance verbale.

En d’autres termes, on a dirigé l’investigation dans un sens qui tend à nuancer la première notion massive qui avait été donnée, qu’il s’agissait d’une incapacité à saisir passivement les images verbales. Bien entendu, il y a un progrès dans cette recherche d’un déficit qui montre que le trouble est bien plus complexe qu’il n’apparaissait au ­premier abord. Pour l’instant ce qui nous frappe plutôt quand on voit vraiment, quand on saisit bien le phénomène tel que je viens de vous l’indiquer, c’est qu’incontestablement, le sujet, quels que soient les déficits qu’il pourra marquer d’autre part, si nous le mettons à une tâche définie, selon les modes qui caractérisent la position du test, pourra en effet montrer cer­tains déficits, rien ne sera absolument résolu tant que nous n’en saurons pas le mécanisme et l’origine.

Mais ce qui est bien assuré et bien clair dans le dialogue, c’est que quand le sujet élève par exemple sa protestation, c’est à propos de la lecture de l’observation qui comporte tel détail historique tout à fait précis, une date, une heure, un comportement, et c’est à ce moment-là que le sujet sort de son discours, quelque en soit le caractère perturbé et jargo­nophasique. Il est tout à fait saisissable que ce n’est pas là par hasard que, se tromperait-il, c’est tout de même à propos d’un détail historique tout à fait défini, qu’il possédait juste cinq minutes auparavant, qu’il commence à mettre en jeu, à entrer dans le dialogue. Aussi bien cette présence d’intensité même de l’intentionnalité et du fait que c’est elle qui est au cœur du déploiement du discours qui n’arrive pas à la rejoindre, est bien ce quelque chose qui frappe dans cet aspect de l’aphasie sensorielle dont on pourrait après tout si on vou­lait bien noter qu’elle est le caractère que je veux mettre en relief qu’il s’agit là d’un langage qui, en raison de quel­que trouble déficit, arrête l’inhibition dans son mécanisme, déficit de l’appareil.

Nous tenons à une phénoménologie du langage para­phasique, autrement dit à un langage de paraphrase. C’est par paraphrase que l’aphasique sensoriel, l’aphasique de Vernicke dans sa forme pas assez profonde pour être tout à fait jargonophasique est dissout, encore que cette jargono­phasie se caractérise par l’abondance, la facilité de l’articula­tion, du déroulement des phrases, si parcellaires qu’elles deviennent. On voit bien que c’est le terme dernier de ce quelque chose qui s’est d’abord manifesté par ce que j’ai appelé la paraphrase. Je dis la paraphrase, parce que cela me semble le caractère le plus important à mettre en relief de cette forme de l’aphasie sensorielle dont je vous parle. Et c’est dans ce sens où la paraphrase chez lui domine, qui est son mode d’expression, s’oppose strictement à ce qu’on pourrait lui opposer sous le titre de métaphrase, et dont il est stricte­ment incapable si on appelle métaphrase tout ce qui est de l’ordre d’une traduction littérale, car c’est justement ce dont il est incapable, c’est-à-dire que même dans ce qu’il vient de vous donner, si vous lui demandez de traduire, de donner un équivalent, de répéter la même phrase, d’une façon syno­nyme, d’entrer dans une autre dimension du langage, qui est justement – et c’est pour ça qu’il y a désordre de la simila­rité, c’est que c’est dans cette dimension là qu’il ne peut pas dire une phrase semblable à celle qu’il vient de dire, il peut enchaîner sur la vôtre, et c’est d’ailleurs bien pour cela que ce sujet a tellement de difficultés pour entrer, pour com­mencer un discours. Vous obtenez d’eux ces répliques si vives, si pathétiques dans leur désir de se faire entendre que cela confine au comique, en raison de la chute totale de l’essai pour se faire entendre, même des plus expérimentés ne résistent pas au sourire. Il faut bien être intéressé par le phénomène lui-même pour ne pas rire.

Ce phénomène de la similarité consiste en ceci: ils sont incapables de la métaphrase. Ce qu’ils ont à dire est tout entier dans le domaine d’une paraphrase.

L’aphasique qu’on appelle grossièrement moteur, et dans lequel s’inscriront toute une série de troubles de plus en plus profonds, qui commencent par les troubles de l’agramma­tisme, bien connus maintenant et qui vont jusqu’à cette réduction extrême du stock verbal, dans l’image immortali­sée, ne pouvant plus sortir, le fameux crayon. Cette autre dimension du déficit aphasique, tout à fait différente, peut très bien s’ordonner et se comprendre dans l’ordre des troubles de la contiguïté, pour autant que c’est essentielle­ment l’articulation, la syntaxe du langage comme tel, qui progressivement, dans l’échelle des cas, et dans l’évolution aussi de certains cas, se dégrade au point de rendre ces sujets incapables eux de maintenir à l’occasion une nomination tout à fait précise, mais qui peut aller jusqu’à un plus ou moins grand degré, tout effet corrélatif de l’incapacité d’arti­culer ce qui peut être tout à fait correctement nommé dans une phrase composée, dans une dissolution de la capacité, si on peut dire, propositionnelle. C’est la proposition qu’ils ne sont pas capables de construire, malgré que cet élément à dif­férents degrés, soit encore non seulement en leur possession, mais parfaitement évocable dans des conditions définies.

Dans cette sorte de jeu de cache-cache, si on peut dire, qui est celui que nous proposent les phénomènes du langage, car en fin de compte c’est à peu près comme ceci que vous devez réaliser la difficulté à laquelle nous sommes affrontés, c’est qu’on peut dire qu’en raison même de ces propriétés du signifiant et du signifié, on peut dire que ce qui est le piège, la tentation éternelle dans laquelle tombe le linguiste lui-­même, à plus forte raison ceux qui n’étant pas linguistes sont plongés de par la nature même des phénomènes auxquels ils ont affaire dans les fonctions du langage, et qui n’ayant aucune formation concernant la nature du langage, bien entendu, sont absolument et d’avance victimes de cette sorte d’illusion qui consiste à considérer que ce qui est le plus apparent dans le phénomène, qui donne le tout de ce phé­nomène, et je dis jusqu’à un certain point que des linguistes y sont tombés car par exemple l’accent que les linguistes mettent sur la métaphore, et que j’élude, a toujours été beau­coup plus poussé que tout ce qui est dans le langage, est de l’ordre de la métaphore, parce qu’en effet dans le langage plein et vivant, c’est bien là ce qu’il y a de plus saisissant, de plus essentiel, ce qu’il y a de plus problématique aussi, com­ment peut-il se faire en effet que ce soit là que le langage a son maximum d’efficacité, c’est quand il arrive à dire quelque chose en disant autre chose. Il y a là quelque chose de saisissant et de captivant. Et on croit même aller là au cœur du phénomène du langage, et on croit même aller au contrepoids de ce qui en pourrait être une espèce de notion primaire, naïve. Certains, guidés par cette confusion, ont eu l’idée qu’il y a en superposition et comme décalque de l’ordre des choses,

à l’ordre des mots, on croit avoir fait un grand pas. On ne voit pas que ce n’est pas assez d’en faire un, mais qu’il faut en  faire un deuxième, c’est-à-dire revenir sur le phénomène

du langage pour s’apercevoir que ce qui est transfert de sens, mystère de l’équivalence du signifié, du fait que le signifié en effet ne va jamais dans le langage à atteindre son but par l’intermédiaire d’un autre signifié, et renvoyant à une signi­fication, ce n’est encore là que le premier pas, qu’il faut reve­nir à l’importance du signifiant, c’est-à-dire s’apercevoir que sans la structuration du signifiant comme tel, rien de ceci ne serait possible.

C’est en cela qu’en effet certains d’entre vous ont à juste titre perçu la dernière fois que c’était ce que je voulais dire en portant l’accent sur le rôle du signifiant dans la métaphore.

Nous avons donc d’une part, quand nous partons du phénomène du déficit, qui n’est pas forcément le plus éclai­rant, qui a quelque chose d’assez familier pour au moins vous introduire à la profondeur réelle du problème, nous voyons deux versants: le premier qui serait d’une sorte de dissolution du lien de la signification intentionnelle, avec l’appareil du signifiant, qui lui reste globalement, mais qu’il n’arrive plus à maîtriser en fonction de son intention; l’autre qui est lié à un déficit concernant le lien interne au signifiant, c’est-à-dire en fin de compte quelque chose qui semble en effet nous présenter, sur lequel on met l’accent, sur le fait qu’il nous présente à tous les degrés une sorte de décompo­sition régressive dans ce lien interne qui nous donne en effet l’idée que chez l’aphasique moteur, nous assistons à quelque chose qui rentre assez bien dans la théorie, par exemple jack­sonienne des troubles manifestant une décomposition des fonctions, qui va dans l’ordre inverse de leur acquisition, non pas dans le développement, mais dans un turning, que c’est à un langage de plus en plus réduit à un langage idéale­ment premier de l’enfant que nous arriverions avec l’accen­tuation de la décomposition de la liaison logique. Est-ce là-dessus que j’ai voulu en vous montrant cette opposition, mettre l’accent ?

Je dis non parce que selon la loi générale qu’on peut appe­ler une espèce de loi générale d’illusion concernant ce qui se produit dans le langage, ce n’est pas ce qui apparaît au pre­mier plan comme opposition apparente qui est l’important. L’important est l’opposition entre deux sortes de liens qui sont eux-mêmes internes au signifiant, le lien positionnel, qui n’est que le fondement du lien que j’ai appelé tout à l’heure propositionnel, à savoir le lien constitué par ce qui, dans un langage donné, instaure cette dimension essentielle qui est celle de l’ordre des mots, absolument essentiel pour tout langage, qui peut d’ailleurs différer pour chaque langue, et dont il suffit pour que vous le compreniez de vous rap­eler qu’en français « Pierre bat Paul », n’est pas l’équivalent de « Paul bat Pierre ».

Ce lien positionnel est absolument fondamental, premier, essentiel. Et ce qu’il y a de plus important à remarquer, pré­cisément à propos de la seconde forme des troubles apha­siques, c’est la cohérence tout à fait rigoureuse qui existe entre le maintien de la notion de la fonction positionnelle du langage et le soutien d’un stock suffisant du terme.

Ceci est absolument essentiel, c’est un phénomène cli­nique incontestable, et qui nous montre une liaison qui est la liaison fondamentale du signifiant. Ce qui nous apparaît au niveau grammatical comme caractéristique du lien posi­tionnel se retrouve à tous les niveaux pour instaurer cette coexistence synchronique des termes à chacun de leurs niveaux, locution verbale par exemple, qui en est la forme la plus élevée; mot à un niveau plus bas, qui a l’air de repré­senter même à lui-même une sorte de stabilité dont vous savez qu’elle a été à juste titre contestée. Si l’indépendance du mot se manifeste à certains niveaux, sous certains angles, elle ne peut pas être considérée comme radicale; et le mot ne peut à aucun degré être considéré comme unité de langage, encore qu’il constitue une forme élémentaire privilégiée, à un niveau encore inférieur les oppositions aux couplages phonématiques, qui caractérisent le dernier élément radical de distinction d’une langue à l’autre.

La cohérence entre ce qui est de l’ordre du lien positionnel et ce qui est du maintien synchronique de l’ordre des opposi­tions proprement signifiantes qui fait qu’en français par exemple, « bou » et « pou » s’opposent et sont, de quelque façon et quelque accent que vous ayez, même si vous avez tendance parce que vous êtes un peu limitrophe, à pronon­cer « bou » comme « pou », vous prononcez l’autre « pou » autrement. Le français est une langue dans laquelle cette opposition vaut. Dans d’autres langues il y a des oppositions tout à fait inconnues en français, qui sont des oppositions fondamentales. La liaison d’opposition comme telle, de dis­tinction comme relationnelle et oppositionnelle est essen­tielle à la fonction du langage. Et c’est l’opposition de ce registre avec le lien de similarité, et non pas de similitude, qui est ce que je voulais marquer comme la distinction essen­tielle. Car cette similarité elle-même est impliquée comme telle dans le fonctionnement du langage. C’en est l’autre dimension. La possibilité dans le langage de cette dimension, de similarité comme telle, est liée à la possibilité infinie jus­tement de la fonction de substitution et cette substitution elle-même est quelque chose qui n’est concevable que sur le fondement de la relation positionnelle comme fondamentale. Ce qui fait que dans la métaphore « sa gerbe n’était pas avare ni haineuse », cette métaphore est possible parce que la gerbe peut venir en position de sujet à la place de Booz.

Ce qui au principe de la métaphore, ça n’est pas que la signification puisse être transposée de Booz à la gerbe. Ici à juste titre, j’admettrais que quelqu’un qui s’intéresse à la question me dise: «qu’est-ce qui différencie ceci d’une métonymie: après tout, la gerbe de Booz est tout aussi métonymique que si vous faisiez allusion à ce qui est là sous-­jacent à cette magnifique poésie qui n’est jamais nommée, à savoir son pénis royal, ce n’est pas la gerbe. Là, c’est quelque chose du même ordre. C’est une métonymie. Non, ce qui fait la vertu métaphorique en l’occasion de cette gerbe, c’est que la gerbe est mise en position de sujet dans la préposi­tion: « sa gerbe n’était pas avare ni haineuse ». C’est d’un phénomène de signifiant qu’il s’agit.

En d’autres termes, pour articuler ce que je suis en train de vous dire, je voudrais que vous alliez par exemple jusqu’à la limite de la métaphore phonétique, celle que par exemple, vous n’hésiteriez pas, vous à qualifier de métaphore surréa­liste, encore que vous n’imaginez pas qu’on ait attendu des surréalistes pour faire des métaphores. Vous ne pouvez pas dire vous-mêmes si c’est sensé ou insensé. Mais ce qui est certain, c’est que sa fonction, je ne dirai pas que c’est la meilleure façon d’exprimer les choses, mais en tous les cas, ça porte.

Prenons par exemple une autre formule, dont je pense que vous ne me contesterez pas que nous restons dans la métaphore. Et puis vous verrez si c’est tellement le sens qui soutient une métaphore, non une formule telle que celle-ci « L’amour est un caillou riant dans le soleil ».

Qu’est-ce que cela veut dire ?

C’est incontestablement une métaphore. Il est assez pro­bable que si elle est née c’est qu’elle comporte un sens. Quant à lui en trouver un, je peux faire le séminaire là-des­sus; ça me paraît même une définition véritablement incon­testable de l’amour. je dirai pour moi que c’est la dernière à laquelle je me suis arrêté. Et elle me paraît indispensable à conserver devant l’esprit, si on veut éviter de retomber sans cesse dans des confusions irrémédiables.

La question est bien celle-ci, à savoir qu’une métaphore est soutenue avant tout par une articulation positionnelle. La chose peut être démontrée jusque dans ses formes les plus paradoxales. je pense qu’aucun d’entre vous n’a été sans entendre parler de cette sorte d’exercice qu’un poète de notre temps a fait sous la rubrique de « un mot pour un autre », de jean Tardieu, sorte de petite comédie en un acte. Il s’agit de deux femmes qui se tiennent des propos comme ceci: on annonce l’une des femmes. L’autre va au devant d’elle et lui dit : « Chère, très chère, depuis combien de galets n’avais-je pas eu le mitron de vous sucrer?

-Hélas! Chère, répond l’autre, j’étais moi-même très dévitreuse; mes trois plus jeunes tourteaux, l’un après l’autre, etc. »

Cela confirme que même sous sa forme paradoxale, c’est-à-dire sous sa forme la plus radicalement cherchée dans le sens de la psychose, non seulement le sens se maintient, mais il tend à se maintenir sous une forme tout à fait spécialement heureuse et métaphorique. On peut dire qu’il est en quelque sorte renouvelé à chaque instant on est à deux doigts, quelque soit l’effort du poète pour pousser l’exercice dans le sens de la démonstration, de la métaphore poétique. C’est là quelque chose qui n’est pas d’un registre différent de ce qui jaillit comme poésie naturelle dès qu’une signification puissante est intéressée. Cette dimension est celle de la similarité, cette autre dimension du langage.

Ce qui est donc important à y voir, ce n’est pas qu’elle soit soutenue par le signifié, nous faisons tout le temps cette erreur, c’est que le transfert du signifié y soit possible en rai­son de la structure même du langage. C’est que tout le lan­gage implique un métalangage, c’est qu’il soit lui-même de sa dimension, de son registre propre, déjà métalangage, que tout langage est essentiellement, virtuellement, à traduire, que le langage implique: 1 ° la métaphrase, et 2° la méta­langue. C’est-à-dire le langage parlant du langage.

C’est à cause de cela et dans la même dimension que les phénomènes de transfert du signifié, qui sont tellement essentiels pour tout ce qui est de la vie humaine, que ce transfert est possible, mais c’est possible en raison de la structure du signifiant; et il faut que vous vous mettiez bien cela dans la tête, parce que c’est là, à condition que vous ayez d’abord solidement instauré la notion du langage comme système de cohérence positionnelle, qu’à partir de là vous vous mettiez dans un deuxième temps sur la notion que ce système est un système qui se reproduit à l’intérieur de lui-même, et même avec une extraordinaire, effrayante fécondité. Ce n’est pas pour rien que le mot prolixité est le même mot que prolifération; prolixité, c’est le mot effrayant. Et justement si peu adapté qu’en fait il y a dans tout usage du langage une sorte d’effroi, où les gens s’arrê­tent et qui est justement ce qui se traduit dans ce qu’on peut appeler la peur de l’intellectualité: « il intellectualise trop », ou « vous intellectualisez trop », sert de prétexte et d’alibi à cette peur du langage. Et pourquoi le trouve-t-il, cet alibi ? C’est très justement et toujours -vous observerez le phéno­mène -chaque fois que vous en aurez l’occasion à propos d’usage de langage qu’on qualifie, et non pas sans juste titre, de verbalisme, pour autant justement qu’une trop grande part dans la direction dans laquelle on s’avance dans un cer­tain usage du langage, dans un certain système, dans une cer­taine théorie, c’est toujours et dans chaque cas, qu’on fait cette erreur d’y accorder trop de poids au signifié comme tel de croire que le langage s’arrête à un certain signifié qui ici soutiendrait tout dans le système. Alors que c’est justement en poussant un peu plus loin dans le sens de l’indépendance du signifiant et du signifié que l’opération en train de se faire théorique ou autre, l’opération de construction logique, prendrait sa pleine portée.

En d’autres termes, si dans toute la mesure où on se détourne du signifié que tout au moins pour les phénomènes qui sont ceux qui nous intéressent au maximum, la clef appa­raît dans toute son évidence, nous ne serons pas loin de pou­voir vous démontrer assurément que c’est toujours en effet dans la mesure où nous, par exemple, adhérons de plus en plus près à ce que j’appelle la mythologie significative, que nous tombons très effectivement dans le reproche du verba­lisme, alors qu’il est tout de même clair que l’usage du langage qui est fait par exemple dans les mathématiques, qui est un langage de pur signifiant, un métalangage par excellence, usage du langage pris uniquement comme système et réduit à sa fonction systématique et sur laquelle un autre système de langage se construit, comme saisissant le langage dans son articulation comme telle, c’est quelque chose dont l’efficacité sur son plan propre n’est pas douteuse.

Je voudrais reprendre les choses à l’origine, et vous faire sentir ce quelque chose, ce renversement de position. La per­sonne à laquelle j’ai fait allusion à propos de cette distinction mal saisie, je dois dire qu’on ne saurait en faire un reproche à personne, puisque quand on lit les Rhétoriciens, jamais ils n’arrivent à une définition complètement satisfaisante de l’opposition de la métaphore et de la métonymie.

D’où il résulte cette formule que la métonymie est une métaphore pauvre. On pourrait dire qu’il faut prendre la chose très exactement dans le sens contraire: la métonymie est au départ, c’est entendu, c’est elle qui rend possible la métaphore, mais la métaphore est quelque chose qui est à un autre degré que la métonymie.

Prenons les choses dans le sens de l’acquisition, dans le sens des phénomènes les plus primitifs, et prenons un exemple particulièrement vivant, pour nous analystes, quoi de plus primitif comme expression en quelque sorte directe d’une signification, c’est-à-dire d’un désir, que l’exemple qu’en donne Freud à propos de sa propre et dernière petite fille, celle qui a pris depuis une place intéressante dans l’ana­lyse, à savoir Anna Freud. Et Anna Freud endormie -les choses sont à l’état pur-rêve de grosses fraises, framboises, flans et bouillies. Voilà quelque chose qui al `air du signifié à l’état pur, et qui en effet a l’air tout à fait convaincant. C’est à proprement parler la forme la plus schématique, la plus fondamentale de la métonymie. Car ce dont il s’agit en cette occasion ça n’est pas de comprendre que sans aucun doute elle les désire, ces fraises, ces framboises. Il est bien clair qu’il ne parait pas aller de soi et tout simplement que rien, que déjà sur le plan des objets évoqués et désirés, il aille de soi qu’ils soient là, tous ensemble. Le fait qu’ils sont là, juxtaposés, coordonnés dans la nomination articulée, d’une façon positionnelle qui les met en position d’équivalence, est quelque chose qui est le phénomène essentiel. Mais qu’il y a quelque chose qui doit ne pas nous faire douter qu’il ne s’agit pas là d’un phénomène pur et simple d’expression de quelque chose qu’une psychologie -appe­lons-là jungienne -peut nous faire saisir comme une espèce de substitut imaginaire de l’objet appelé, c’est que précisé­ment la phrase commence par quoi ? Par le nom de la per­sonne, c’est-à-dire par « Anna Freud »… C’est une enfant de 19 mois, nous sommes dans le plan de la nomination, c’est dan s le plan de l’équivalence, de la coordination nominale, de l’articulation signifiante comme telle que nous sommes. Et c’est seulement à l’intérieur de cela qu’est possible le transfert de signification.

Le fait que ce soit au cœur de la pensée freudienne est mis en évidence d’abord par la masse même de l’œuvre et par tout ce dont il s’agit dans l’œuvre, par le fait que l’œuvre commence par le rêve et que dans le rêve tous les méca­nismes, depuis la condensation jusqu’au déplacement, jusqu’à la figuration, si on la comprend correctement, sont de l’ordre de l’articulation métonymique, et que c’est seule­ment après, et se composant sur le fondement de la méto­nymie, que la métaphore peut intervenir.

je reviendrai tout à l’heure à quelque chose qui est l’éroti­sation du langage. Ce sera encore plus saisissable à ce niveau­-là. Et en effet, s’il y a un ordre d’acquisition, ce n’est certainement pas celui qui permettrait de dire que les enfants commencent par tel ou tel élément du stock verbal, plutôt que par tel autre. Il y a là la plus grande diversité car en effet, on n’attrape pas le langage par un bout, de même que certains peintres commencent leurs tableaux par le côté de gauche. Le langage, pour naître, doit toujours être déjà pris dans son ensemble. Et par contre, il est en effet bien certain que pour qu’il soit pris dans son ensemble, il faut qu’il commence par être pris par le bout du signifiant. Et ce qu’on prend pour le côté concret, ou soi-disant tel du langage chez l’enfant, est contrairement à l’apparence quelque chose qui se rapporte à ce que j’appelle contiguïté; c’est-à-dire en prenant un exemple tout récent, quelqu’un m’a confié le mot de son enfant, un garçon d’environ quatre ans, qui en fait deux ans et demi, qui attrapant sa mère qui se penchait pour lui dire adieu le soir, l’appelle «ma grosse fille pleine de fesses et de muscles ». Qu’est-ce que cela veut dire ce langage qui n’est évidemment pas le même que « sa gerbe n’était pas avare ni haineuse ». L’enfant ne fait pas encore cela. Il ne dit pas non plus que « l’amour est un caillou riant dans le soleil », et tout l’effort qu’on fera pour nous dire que l’enfant comprend la poésie surréaliste et abstraite – ce n’est pas dut tout un retour à l’enfance – ceci est idiot, car les enfants détestent la poésie surréaliste et répugnent à certaines étapes de la peinture de Picasso, c’est parce qu’ils n’en sont pas encore à la métaphore, parce qu’ils sont à la métonymie quand ils apprécient cer­taines choses de Picasso, c’est parce qu’il s’agit justement de la métonymie. La métonymie, là, est aussi sensible que dans tel passage de l’œuvre de Tolstoï où vous pouvez voir chaque fois qu’il s’agira de l’approche d’une femme, vous voyez sur­gir à sa place, procédé métonymique de haut style, une ombre de mouche, tâche sur la lèvre supérieure…

Vous y verrez quoi ? Une dimension toujours oublié parce que c’est la plus évidente, d’un certain style de création poé­tique à sa façon qui est justement celui qu’on appelle par opposition au style symbolique le style réaliste, qu’il n’y a rien de plus réaliste, que quoique ce soit, c’est un autre usage d’une autre fonction du langage, plus essentielle puisque c’est elle qui soutient la métaphore, mais dans une dimension com­plètement différente, qui est celle de la contiguïté et qui fait que bien évidemment il ne s’agit pas du langage poétique que quand dans la prose de Tolstoï cette promotion du détail qui caractérise un certain style réaliste n’a absolument rien de plus réaliste que quoi que ce soit. Imaginez-vous qu’en dehors des voies très précises – qui sont précisément celles qui peuvent faire un détail, tout comme le guide de la fonction désirante, mais alors ça n’est plus n’importe quel détail qui puisse être promu comme l’équivalent du tout. Nous n’en avons aucune preuve. Et la preuve c’est que le mal que nous avons à nous donner pour faire valoir certains de ces détails, par une série de transferts significatifs, dans les expériences de labyrinthe ou autres, par exemple, destinées à nous montrer ce que nous appelons l’intelligence des animaux. Je veux bien que l’on appelle cela l’intelligence, c’est une simple question de définition, à savoir l’extension du champ du réel où nous pouvons le faire rentrer dans le champ de ses capacités actu­elles de discernement, à condition de l’intéresser instinctuel­lement, d’une façon libidinale, le prétendu réalisme de tel ou tel mode de décrire le réel, à savoir la description par le détail, est quelque chose qui ne se conçoit que dans la mesure et dans le registre d’un signifiant organisé grâce à quoi, du fait que la mère est « ma grosse fille pleine de fesses et de muscles », nous verrons comment cet enfant évoluera. Mais il est bien certains que c’est bien en fonction de capacités métonymiques pré­coces qu’à tel moment les fesses pourront devenir pour lui un équivalent maternel; que les fesses, aient par ailleurs tel ou tel sens dont nous pouvons concevoir la sensibilisation sur le plan vital, ne change absolument rien au problème.

C’est sur la base de cette articulation métonymique que ceci peut se produire. Il faut qu’il y ait d’abord la possibilité de coordination signifiante comme telle pour que les trans­ferts de signifié puissent se produire.

Nous avons dans cet ordre des cas assez extrêmes et para­doxaux à tout instant pour que nous voyions bien que l’élé­ment d’articulation formelle du signifiant soit dominant par rapport au transfert du signifiant.

C’est à l’intérieur de ceci que se pose la question de la fonction du langage dans le rapport à l’autre du retentisse­ment sur la fonction du langage de toute perturbation dans le rapport à l’autre, de même que nous avons eu l’oppo­sition de la métaphore et de la métonymie, que j’ai essayé aujourd’hui de soutenir devant vous, de même nous verrons s’opposer les fonctions fondamentales de la parole entre ces deux termes déjà mis en relief de la parole fondatrice d’un côté, des mots de base* de l’autre. Pourquoi l’un et l’autre sont-ils fondamentalement nécessaires ? Et quelle est leur distinction ? C’est là bien entendu quelque chose qui se pose par rapport à un troi­sième terme. S’il est tellement nécessaire à l’homme d’user de la parole pour trouver ou pour se retrouver, c’est bien évidemment en fonction de quelque chose qui est de sa posi­tion naturelle ou de sa propension naturelle à décomposer en présence de l’autre, quelle est la façon dont il se compose et se recompose.

Nous retrouverons là la double disposition qui serait constituée par la métaphore et la métonymie: l’opposition de la métaphore et de la métonymie correspond strictement aux deux fonctions possibles de l’autre.

C’est là-dessus que nous reviendrons la prochaine fois. Dès maintenant, vous pouvez saisir dans les phénomènes que présente Schreber quelque chose de tout à fait frappant, la mise en valeur, la promotion à une portée envahissante, de ce que je vous ai montré la dernière fois dans les phrases interrompues, mais qui est aussi à l’occasion la question et la réponse, quelque chose dont vous voyez la valeur d’oppo­sition par rapport à ce que j’ai appelé la parole fondatrice, celle qui consiste à se faire renvoyer son propre message par l’autre, sous une forme inversée: « tu es ma femme ».

Pour autant dans cette dimension précisément, où on ne demande pas à l’autre son avis, la fonction de l’interroga­tion de la question et de la réponse comme telles, pour autant qu’elle est valorisée par l’initiation verbale, est litté­ralement son complémentaire, et son correspondant, assu­rément sa racine, et en quelque sorte dénude, par rapport à ce qu’a de profondément significative la parole fonda­trice, mettre en relief le fondement signifiant de la dite parole, à tous les niveaux. Dans le phénomène délirant vous retrouverez cette dénudation, cette mise en valeur de la fonction signifiante comme telle.

je vais tout de suite vous en donner un autre exemple; les fameuses équivalences devant lesquelles on reste perplexe, qui sont celles que le délirant Schreber nous rapporte être celles des fameux oiseaux du ciel défilant dans le crépuscule… Avec les assonances: Chinesentum ou Jesum Christum. Quest-ce qui est à retenir là-dedans ? Est-ce simplement ? Le fait qui frappe Schreber lui-même, c’est que ces oiseaux du ciel sont littéralement sans cervelle. À quoi Freud n’a pas un instant de doute, ce sont des jeunes filles. C’est toujours à des petits jeux superficiels qu’on s’attend, non sans raison, c’est vrai.

Mais après, quel est l’important ? L’important c’est que ça n’est pas n’importe quoi qui est équivalent de Chinesentum, -c’est Jesum Christum -ça n’est pas n’importe quoi comme assonance. Ce qui est important ce n’est pas l’assonance, c’est la correspondance, terme par terme d’éléments de dis­crimination très voisins, qui n’ont strictement de portée pour un polyglotte comme Schreber qu’à l’intérieur du système linguistique de la succession dans un allemand      même mot d’un « n »

dun « d », d’un « e ». Ce n’est pas quelque chose que vous trouverez en français.

De même, il est assez rare pour des mots étrangers et pour des gens qui ne peuvent pas parler français, de dire… Ça n’existe pas. Dilemme. C’est-à-dire que c’est sur le plan d’une équivalence phonématique, signifiante, purement signifiante, puisqu’on voit bien qu’on n’arrivera pas dans cette liste à donner une coordination satisfaisante entre le besoin d’air et le crépuscule. On pourra toujours la trouver bien entendu. Mais il est tout à fait clair que ce n’est pas de cela qu’il s’agit dans le phénomène élémentaire dont une fois de plus ici Schreber, avec toute sa perspicacité, nous met en relief le phénomène dans le rapport de Jesum Christum avec Chinesentum vous montre une fois de plus à quel point ce qui est cherché, est quelque chose de l’ordre du signifiant, c’est-à-dire de la coordination phonématique, le mot latin Jésum Christum n’est là vraiment on le sent, pris que dans la mesure où en allemand la terminaison « tum » a une sono­rité particulière, c’est pour cela que le mot latin peut venir là comme un équivalent de Chine sentum.

Cette promotion du signifiant comme tel, de même que je parlais tout à l’heure de la promotion du détail, cette mise en valeur, cette sortie de cette sous-structure toujours cachée de la fonction du langage, qui est la métonymie, est ce quelque chose sur lequel il convient d’abord de mettre le pivot et l’accent avant toute investigation possible des troubles fonctionnels du langage dans la névrose ou la psy­chose.

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