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Recherches Lacan

LXXIV L'insu que sait de l'une bévue s'aile à mourre 1976 – 1977 Leçon du 15 février 1977

Leçon du 15 février 1977

Pour vous donner une idée de ce pourquoi, la dernière fois, j’ai fait parler- je lui ai demandé de parler – Alain Didier Weill, c’est parce que évidemment je me tracasse avec des histoires de chaîne borroméenne. Ceci est une chaîne borroméenne. Comme vous le voyez, cet élément-là, pourrait être replié, de façon telle que ces deux cercles se bouclent comme ceux que vous voyez ici, ce qui réalise un nœud borroméen. Ça n’est pas absolument tout simple et le fait que j’ai dérangé plusieurs fois Pierre Souris qui est quelqu’un dont j’ose croire que…, mais dont j’ose croire que je suis pour quelque chose dans le fait qu’il ait beaucoup donné dans le nœud borroméen. Je lui ai posé le plus récemment la question de savoir comment quatre tétraèdres peuvent se nouer borroméennement entre eux. Il m’en a aussitôt donné la solution, solution que j’ai vérifiée pour être valable. C’est quelque chose qui implique ce que vous voyez-là, à savoir, non pas une relation entre ces termes qui soit sphériques, mais une relation que j’appellerai torique. Supposez que…

 

Il m’a semblé qu’était tout aussi torique le mode sous lequel — mais je ne l’ai reçu qu’hier soir — le mode sous lequel Pierre Soury m’a envoyé le nœud, le nœud borroméen des quatre tétraèdres. Ceci simplement pour vous expliquer que ça me fait souci de savoir si, à un espace représentable sphériquement, l’application du nœud borroméen engendre également un espace torique et ceci pour vous expliquer qu’en somme, comme j’étais au milieu de tout cela très embrouillé, c’est à Alain Didier Weill que j’ai fait appel, l’appel de se substituer à moi dans cet énoncé, puisque j’avais attendu de grandes promesses de ce pour quoi il avait avancé le nom de Bozef. Ce nom de Bozef qu’il fait entrer comme un intrus dans La lettre volée, ce nom de Bozef, je l’ai interpellé sur ce nom de Bozef et ce fameux « Je sais qu’il sait » — qu’il sait, le Roi — « parce que je l’en ai informé ». Informé de quoi, c’est ce qui n’est pas dit.

En principe Alain Didier Weill, en introduisant le Bozef dans l’histoire de La lettre volée, ne sait pas formellement ce qu’il avance. Témoin : la question que je lui en ai posée et à laquelle il a répondu. Il a répondu : si Bozef pouvait être substitué à un personnage du conte de Poe, ce ne saurait être que la Reine, éventuellement le ministre quand il est — comme je le souligne — en position féminisée. C’est un fait que le fait de s’introduire par ce que vous savez., à savoir le rapt de la lettre dite pour cela volée, alors que ce que j’énonce, en rétablissant le texte de Poe, The purloined Letter, à savoir la lettre qui ne parvient pas, la lettre prolongée dans son circuit. J’ai fait là-dessus un certain nombre de considérations que vous retrouverez dans mon texte, texte qui est au début de ce qu’on -88-

appelle mes Écrits. je montre combien il est frappant de voir que le fait d’être en somme dans la dépendance de cette lettre féminise un personnage qui — on peut le dire autrement — n’a pas précisément froid aux yeux, ne serait-ce que du fait de ce rapt de la lettre dont la Reine sait qu’il se trouve possesseur et il est féminisé pour autant, non pas que ce soit par l’épreuve qu’il a de cacher à l’Autre, qui est le Roi, la lettre scandaleuse. Il se dit : l’Autre ne sait pas. Mais ceci est simplement l’équivalent du fait qu’il détient la lettre. Lui sait, d’où l’extrapolation que Alain Didier Weill fait, extrapolation qui tient au fait de la détention de la lettre. Qu’il la cache à l’Autre, ne fait pas que le Roi en sache quoi que ce soit.

Alain Didier Weill poursuit : ce en quoi l’histoire de la Reine du conte est différente de Bozef tient à ce que, si la Reine fait bien l’épreuve ouverte avec le ministre de ces 4 temps du savoir qu’il a décrits lui-même et dont il trouve trace dans Poe par l’ascendant qu’a pris le ministre aux dépens de la connaissance qu’a le ravisseur, de la connaissance qu’a la victime de son ravisseur et dans lesquels les 4 temps sont à son dire : le ministre sait que la Reine sait que le ministre sait qu’elle sait. C’est vrai que ceci est repérable, et qu’à la suite de cela, Alain Didier Weill, dans sa lettre, me fait remarquer que la Reine ne vit pas pour autant cette dépossession objective par le ministre comme la dépossession subjective à laquelle parvient Bozef au niveau qu’il vous a énoncé, la dernière fois, comme B3-R3. C’est vrai que là il y a une carence dans l’énoncé que nous a fait, à la dernière séance, Alain Didier Weill. Mais je m’inscris, à cet égard, en faux. Bozef, quoi qu’il l’ait doté d’un nom — et c’est bien là qu’est le défaut où je surprends Alain Didier Weill — Bozef, bien qu’il l’ait doté d’un nom, n’est pas quelque chose qui mérite d’être nommé, je veux dire que ce n’est pas quelque chose qui soit comme quelque chose qui, disons, se voit. Ce n’est pas nommable. Bozef est, je dirais, l’incarnation du Savoir Absolu, et ce qu’Alain Didier Weill extrapole, tout à fait en marge du conte de Poe, c’est, le cheminement à partir de cette hypothèse, à savoir que Bozef est l’incarnation de ce que je préciserai tout à l’heure, de ce que veut dire le Savoir Absolu, montre le cheminement à partir de cette hypothèse qu’il est lui-même, Bozef, cette incarnation, montre le cheminement d’une vérité qui n’éclate, en fait nulle part. A aucun moment, le ministre qui a gardé cette lettre en somme comme un gage de la bonne volonté de la Reine, à aucun moment le -89-

ministre n’a même l’idée de communiquer cette lettre, au Roi par exemple, qui est d’ailleurs le seul qui se trouverait en position d’en tirer des conséquences.

La vérité, peut-on dire, « demande » à être dite. Elle n’a pas de voix, pour « demander », à être dite, puisque en somme il se peut, comme on dit — et c’est bien là l’extraordinaire du langage -, il se peut — comment le français qu’il faut considérer comme un individu a-t-il mis cette forme en usage ? — il se peut, dis-je après lui, le français concret dont il s’agit, il se peut, dis-je après lui, que personne ne la dise, pas même Bozef ; et c’est bien en fait ce qui se passe, c’est à savoir que ce Bozef mythique, puisqu’il n’est pas dans le conte de Poe, ne dit absolument rien. Le Savoir Absolu, je dirai, ne parle pas à tout prix. Il se tait s’il veut se taire. Ce que j’ai appelé le Savoir Absolu dans l’occasion, c’est ceci c’est simplement qu’il y a du savoir quelque part, pas n’importe où, dans le Réel, et ceci grâce à l’existence apparente d’une espèce pour laquelle -je l’ai dit — il n’y a pas de rapport sexuel. C’est une existence purement accidentelle, mais sur laquelle on raisonne à partir du fait, si je puis dire, à partir du fait qu’elle est capable d’énoncer quelque chose, sur l’apparence bien sûr puisque j’ai souligné l’existence apparente. L’orthographe que je donne au nom « paraître », que j’écris « parêtre », il n’y a que le « parêtre » dont nous avons à savoir, l’être dans l’occasion n’étant qu’une part du « parl’être », c’est-à-dire de ce qui est fait uniquement de ce qui parle.

Qu’est-ce que veut dire, le Savoir, en tant que tel ? C’est le Savoir en tant qu’il est dans le Réel. Ce Réel est une notion que j’ai élaborée de l’avoir mise en nœud borroméen avec celles de l’Imaginaire et du Symbolique. Le Réel, tel qu’il apparaît, le Réel dit la Vérité, mais il ne parle pas et il faut parler pour dire quoi que ce soit. Le Symbolique, lui, supporté par le signifiant, ne dit que mensonges quand il parle, lui ; et il parle beaucoup. Il s’exprime d’ordinaire par la Verneinung, mais le contraire de la Verneinung, comme l’a bien énoncé quelqu’un qui a bien voulu prendre la parole dans mon premier séminaire, le contraire de la Verneinung, autrement dit de ce qui s’accompagne de la négation, le contraire de la Verneinung ne donne pas la Vérité. Il existe quand on parle de contraire, on parle toujours de quelque chose qui existe, et qui est vrai d’un particulier entre autres ; mais il n’y a pas d’universel qui en réponde dans ce cas-là. Et ce à quoi se reconnaît typiquement la Verneinung, c’est qu’il faut dire une chose fausse, pour réussir à faire passer une vérité. Une chose fausse n’est pas un mensonge, elle n’est un mensonge que si elle est voulue comme telle, ce qui arrive souvent, si elle vise en quelque sorte à ce qu’un mensonge passe pour une vérité ; mais il faut bien dire que, mise à part la psychanalyse, le cas est rare. C’est dans la psychanalyse que cette promotion de la Verneinung, à savoir du mensonge voulu comme tel pour faire passer une vérité, est exemplaire. Tout ceci, bien sûr, n’est noué que par l’intermédiaire de l’Imaginaire qui a toujours tort. Il a toujours tort, mais c’est de lui que relève ce qu’on appelle la conscience.

La conscience est bien loin d’être le savoir, puisque, ce à quoi elle se prête, c’est très précisément à la fausseté. « je sais » ne veut jamais rien dire, et on peut facilement parier, que ce qu’on sait est faux ; est faux, mais est soutenu par la conscience, dont la caractéristique est précisément de soutenir de sa consistance, ce faux. C’est au point qu’on peut dire que, il faut y regarder à deux fois avant d’admettre une évidence, qu’il faut la cribler comme telle, que rien n’est sûr en matière d’évidence, et c’est pour ça que j’ai énoncé qu’il fallait évider l’évidence, que c’est de l’évidement que l’évidence relève.

C’est très frappant que -je peux bien, moi aussi, passer à l’ordre des confidences dont je suis accablé par mes analyses quotidiennes -, un « je sais » qui ait conscience, c’est-à-dire non seulement savoir, mais volonté de ne pas changer, c’est quelque chose que j’ai, je peux vous en faire la confidence, éprouvé très tôt, éprouvé du fait de quelqu’un, comme tout le monde, qui m’était proche, à savoir celle que j’appelais à ce moment-là, j’avais 2 ans de plus qu’elle, 2 ans et demi, ma petite sœur, elle s’appelle Madeleine et elle m’a dit un jour, non pas « je sais », parce que le « je » aurait été beaucoup, mais « Manène sait ».

L’inconscient est une entité que j’ai essayé de définir par le Symbolique, mais qui n’est en somme qu’une entité de plus. Une entité avec laquelle il s’agit de savoir y faire. Savoir y faire, c’est pas la même chose qu’un savoir, que le Savoir Absolu dont j’ai parlé tout à l’heure. L’inconscient est ce qui fait changer justement quelque chose, ce qui réduit ce que j’appelle le sinthome, le sinthome que j’écris avec l’orthographe que vous savez.

J’ai toujours eu à faire à la conscience, mais sous une forme qui faisait partie de l’inconscient, puisque c’est une personne, une « elle » dans l’occasion, une « elle » puisque, la personne en question s’est mise à la troisième personne en se nommant Manène, sous une forme qui faisait partie de l’inconscient, dis-je, puisque c’est une « elle » qui, comme dans mon titre de cette année, une « elle » qui s’ailait à mourre qui se donnait pour porteuse de savoir.

Il ou elle, c’est la troisième personne, c’est l’Autre, tel que je le définis, c’est l’inconscient. Il sait, dans l’absolu, et seulement dans l’absolu, il sait que je sais ce qu’il y avait dans la lettre, mais que je le sais tout seul. En réalité, il ne sait donc rien, sinon que je le sais, mais que ce n’est pas raison pour que je le lui dise.

En fait, ce Savoir Absolu, j’y ai bien fait plus qu’allusion quelque part, j’y ai vraiment insisté avec mes gros sabots, à savoir que tout l’appendice que j’ai ajouté à mon écrit sur la Lettre volée, à savoir ce qui va de la page 52 à la page 60, et que j’ai intitulé en partie « Parenthèse des parenthèses », c’est très précisément ce quelque chose qui, là, se substitue à Bozef.

Alain Didier Weill, lui, ce n’est pas qu’il se substitue, il s’identifie à Bozef. Il se sent, il se sent dans la Passe, c’est assez curieux qu’il ait pu, en quelque sorte dans cet écrit, trouver, si je puis dire, l’appel qui a répondu pour moi, m’a fait répondre par la Passe.

Le Réel dont il s’agit, c’est le nœud tout entier. Puisque nous parlons du Symbolique, il faut le situer dans le Réel. Il y a, pour ce nœud, corde. La corde, c’est aussi le corps-de. Ce corps-de, est parasité par le signifiant; car le signifiant, s’il fait partie du Réel, si c’est bien là que j’ai raison de situer le Symbolique, il faut penser à ceci, c’est que cette corps-de, nous pourrions bien n’y avoir affaire que dans le noir. Comment reconnaîtrions-nous, dans le noir, que c’est un nœud borroméen ? C’est de cela qu’il s’agit dans la Passe. «Je sais qu’il sait », qu’est-ce que ça peut vouloir dire, sinon d’objectiver l’inconscient, à ceci près que l’objectivation de l’inconscient nécessite un redoublement, à savoir que «je sais qu’il sait que je sais qu’il sait». C’est à cette condition seule que l’analyse tient son statut. C’est ce qui fait obstacle, à ce quelque chose qui, à se limiter au « je sais qu’il sait », ouvre la porte à l’occultisme, à la télépathie. C’est pour n’avoir pas assez saisi, assez bien saisi le statut de l’anti-savoir, à savoir de l’anti-inconscient, autrement dit de ce pôle, de ce pôle qu’est le conscient, que Freud se laissait de temps en temps chatouiller par ce qu’on a appelé depuis les phénomènes « psy », à savoir qu’il se mettait à glisser tout doucement dans le délire, à propos du fait que Jones lui faisait passer sa carte de visite juste après qu’un patient lui ait eu mentionné incidemment le nom de Jones.

La Passe dont il s’agit, je ne l’ai envisagée que d’une façon tâtonnante, comme quelque chose qui ne veut rien dire que de « se reconnaître entre soi », si je puis m’exprimer ainsi, à condition que nous y insérions un a-v après la première lettre, « se reconnaître entre s (av) oir ». Y a-t-il des langues qui font obstacle à la reconnaissance de l’inconscient ? C’est quelque chose qui m’a été suggéré comme question par le fait de ce « c’est toi », où Alain Didier Weill veut que communique Bozef avec le Roi dans ce moment, qu’il m’a imputé, bien à tort, grâce au fait qu’il a relevé le terme de communion quelque part dans mes Écrits. « C’est toi », est-ce qu’il y a des langues dans lesquelles ça pourrait être un « toi sait » du verbe savoir, à savoir quelque chose qui mettrait le toi, qui le ferait glisser à la troisième personne.

Tout ceci pour avancer, pour dire que c’est vraiment divinatoire que Alain Didier Weill ait pu relier ce que j’appelle la Passe avec La lettre volée. Il y a sûrement quelque chose qui tient le coup, quelque chose qui consiste dans l’introduction de Bozef. Bozef se promène là-dedans, comme je l’ai vraiment indiqué dans le texte même de La lettre volée; comme je l’ai vraiment indiqué – je parle tout le temps, à chaque page, de ceci qui est sur le point de se produire, c’est même au point que c’est là-dessus que je termine – qu’une lettre arrive toujours à destination, à savoir qu’elle est en somme adressée au Roi, et que c’est pour ça qu’il faut qu’elle lui parvienne. Que, dans tout ce texte, je ne parle que de ça, à savoir de l’imminence du fait que le Roi ait connaissance de la lettre, est-ce que ce n’est pas dire, à savoir avancer, qu’il la connaît déjà ? Non seulement qu’il la connaît déjà, mais je dirai qu’il la « reconnaît ». Est-ce que « cette reconnaissance » n’est pas très précisément ce qui seul peut peut-être assurer la tenue du couple Reine et Roi

Voilà ce que je voulais vous dire aujourd’hui.

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