samedi, juillet 27, 2024
Recherches Lacan

LXIX Ou pire… 1971 – 1972 Leçon du 14 juin 1972

Leçon  du 14 juin 1972

Lacan, avant de commencer, écrit au tableau :Qu’on dise – comme fait – reste oublié derrière ce qui se dit, dans ce qui s’entend. Naturellement cet énoncé qui est assertif dans sa forme d’universel relève du modal pour ce qu’il émet d’existence. Alors! Mettez-y du vôtre, puisque ça semble, comme la dernière fois, marcher assez mal. Est-ce que cette fois-ci j’arrive à me faire entendre ? Un peu plus? Bon! Je vais faire de mon mieux. Sibony, venez donc un peu plus près. Venez un peu plus près, on ne sait pas, ça peut servir à quelque chose tout à l’heure. Vous entendez? Alors, en tenant compte de ce que j’appellerai [ou j’appelai ?] tout à l’heure le mixage des communications qui ont pu se faire entre mon public d’ici et celui de Sainte-Anne, je suppose que maintenant ils se sont unifiés, c’est le cas de le dire. Vous avez pu voir que nous sommes passés de ce que j’ai appelé un jour ici d’un prédicat formé à votre usage, nommément l’unien, nous sommes passés la dernière fois à Sainte-Anne au terme d’une autre facture qui se promouverait du terme, de la forme unier, unien, unier. Ce dont je vous ai parlé, ce que j’ai avancé la dernière fois, à Sainte-Anne 1, c’est le pivot qui se prend dans cet ordre qui se fonde – mettez fonde, fondez-le enfin, que ça soit, que ça soit du fondé-fondu. Qu’est-ce qu’il y a? La salle – On n’entend rien! Je dis donc que cet unier qui se fonde, et je vous priai que ce fondé soit… ne vous paraisse pas trop fondamental, c’est ce que j’appelai le laisser dans le fondu, cet unier qui se fonde, il y en a Un, il en existe Un qui dit que non. Ça n’est pas tout à fait pareil que de nier, mais cette forgerie du terme unier, comme un verbe qui se conjugue et d’où nous pourrions avancer en somme pour ce qu’il en est de la fonction, de la fonction représentée dans l’analyse par le mythe du père, il unie, c’est cela que ceux qui ont pu réussir à entendre à travers les pétards, le point sur lequel j’aimerais justement aujourd’hui, enfin, vous permettre, disons d’accommoder. Le père unie donc. Dans le mythe, il a ce corrélat des toutes, toutes les femmes. C’est là, si l’on suit mes inscriptions quantiques, qu’il y a lieu d’introduire une modification. Il les unie certes, mais pas toutes justement. Ici se touche à la fois ce qui n’est pas… ce qui n’est pas de mon cru à dire, à savoir la parenté de la logique et du mythe, ça marque seulement que l’une puisse corriger l’autre. Ça, c’est du travail qui reste devant nous. Pour l’instant je rappelle, n’est-ce pas, que, avec ce que je me suis permis, enfin de, d’approximations du père, avec ce que j’ai inscrit de l’é-pater, vous voyez que la voie qui conjoint à l’occasion le mythe avec la dérision ne nous est pas étrangère. Ça ne touche en rien au statut fondamental des structures intéressées. C’est amusant que, comme ça, il y a des gens qui découvrent, qui découvrent sur le tard, ce dont je peux bien dire de ma place que c’est un peu général pour l’instant toute cette effervescence, cette turbulence qui se produit autour de termes comme le signifiant, le signe, la signification, la sémiotique, tout ce qui occupe pour l’instant le devant de la scène, c’est curieux, les singuliers retards qui s’y montrent. Il y a une très bonne petite revue, enfin pas plus mauvaise qu’une autre, dans laquelle je vois surgir sous le titre de l’Atelier d’écriture un article, mon Dieu, pas plus mauvais qu’un autre qui s’appelle l’Agonie du Signe – vous entendez? – qui s’appelle l’Agonie du Signe. C’est toujours très touchant l’agonie. Agonie veut dire lutte. Mais aussi agonie veut dire qu’on est en train de tourner de l’œil et alors l’agonie du signe, ça fait, ça fait pathétique. J’eusse préféré enfin que ce ne fût pas au pathétique que tout cela tournât. Ça part, ça part d’une invention charmante, de la possibilité de forger un nouveau signifiant qui serait celui de fourmi, fourmidable. En effet c’est fourmidable tout cet article et on commence par poser la question, quel peut bien être le statut de fourmidable ? Moi j’aime bien ça. D’autant plus que c’est quelqu’un qui quand même est très averti depuis longtemps d’un certain nombre de choses que j’avance et qui pour, en somme, au début de cet article, se croire obligé de faire l’innocent, à savoir d’hésiter, à propos de fourmidable, à le ranger soit dans la métaphore, soit dans la métonymie et de dire que, il y a quelque chose qui est négligé donc, dans la théorie jakobsonienne, c’est celle qui consisterait à emboutir des mots les uns avec les autres. Mais il y a longtemps que j’ai expliqué ça! J’ai écrit l’Instance de la lettre exprès pour ça, S sur petit s avec le résultat, un, parenthèse, effet de signification, ha!… C’est le déplacement, c’est la condensation, c’est très exactement la voie par où en effet on peut créer, ce qui est quand même un petit peu plus amusant et utile que fourmidable, on peut créer unier. Et puis ça sert à quelque chose. Ça sert à vous expliquer par une autre voie ce que j’ai tout à fait renoncé à aborder par celle du Nom-du-père, parce que, j’y ai renoncé parce qu’on m’en a empêché à un moment, et puis que c’était justement les gens à qui ça aurait pu rendre service qui m’en ont empêché. Ça aurait pu leur rendre service dans leur, dans leur intimité personnelle. C’est des gens particulièrement impliqués du côté du Nom-du-père. Il y a une clique très spéciale dans le monde, comme ça, qu’on peut épingler d’une tradition religieuse, c’est eux que ça aurait aéré, mais je ne vois pas pourquoi je me dévouerais spécialement à ceux-là.

Alors j’ai repris l’histoire de ce que Freud a abordé comme il a pu, justement, pour éviter sa propre histoire, n’est-ce pas el’shaddaï [xxx] en particulier, c’est le nom dont il se désigne, celui dont le nom ne se dit pas. Il s’est reporté sur les mythes, puis il a fait quelque chose de très propre en somme, d’un peu aseptique, il l’a pas poussé plus loin mais c’est bien là ce dont il s’agit, c’est qu’on laisse passer les occasions de reprendre, de reprendre ce qui le dirigeait, et ce qui devrait faire maintenant que le psychanalyste soit à sa place dans son discours. Sa chance est passée bien sûr. Je l’ai déjà dit. De sorte que, dans l’avion là, qui me ramenait de je ne sais où, qui me ramenait de Milan d’où je revenais hier soir, bon! J’ai pas apporté le truc. C’est vraiment très bien, c’est dans l’avion, dans un truc qui s’appelle Atlas et qui est distribué à tous les voyageurs par la Compagnie Air France. Il y a un très très joli petit article, heureusement que je ne l’ai pas, je l’ai oublié chez moi, heureusement parce que ça m’aurait entraîné à vous lire des passages et il n’y a rien d’ennuyeux comme d’entendre lire, il n’y a rien d’ennuyeux comme ça! Enfin, il y a des psychologues, des psychologues de la plus haute volée, n’est-ce pas, qui s’emploient aux Amériques à faire des, des enquêtes sur les rêves. Parce que sur les rêves on enquête, n’est-ce pas. On enquête et on s’aperçoit, enfin, que, que c’est très rare les rêves sexuels. Ils rêvent de tout, ces gens-là ; ils rêvent de sport, ils rêvent de tas de blagues, ils rêvent de chutes, enfin, il y a pas une majorité écrasante de rêves sexuels. D’où il résulte, n’est-ce pas, que, comme ce qui est la conception générale, nous dit-on dans ce texte, de la psychanalyse, c’est de croire que les rêves sont sexuels. Eh bien! Le grand public, le grand public qui justement est fait de la diffusion psychanalytique -vous aussi vous êtes un grand public – ben, le grand public naturellement va être défrisé, n’est-ce pas, et tout le soufflé va tomber comme ça, s’aplatir dans le fond de la casserole. C’est quand même curieux que personne, en somme, dans ce grand public supposé, car tout ça, c’est de la supposition, enfin c’est vrai que dans une certaine résonance, tous les rêves, c’est ce qu’aurait dit Freud, qu’ils étaient tous sexuels; il n’a jamais dit ça justement! Jamais, jamais dit ça! Il a dit que les rêves étaient des rêves de désir. Il n’a jamais dit que c’était du désir sexuel! Seulement, comprendre le rapport qu’il y a entre le fait que les rêves soient des rêves de désir et cet ordre du sexuel qui se caractérise par ce que je suis en train d’avancer parce que, il m’a fallu le temps pour l’aborder et ne pas jeter le désordre dans l’esprit de ces charmantes personnes, n’est-ce pas, qui ont fait qu’au bout de dix ans que je leur racontai des trucs, n’est-ce pas, ils songeaient qu’à une chose, rentrer dans le sein de l’Internationale Psychanalytique tout ce que j’avais pu raconter, c’était bien sûr des beaux exercices, des exercices de style. Eux étaient dans le sérieux. Le sérieux, c’est l’Internationale Psychanalytique. Oui! Ce qui fait que maintenant je peux avancer, et qu’on l’entende, qu’il n’y a pas de rapport sexuel, et que c’est pour ça qu’il y a tout un ordre qui fonctionne à la place où il y aurait ce rapport. Et que c’est là, dans cet ordre, que quelque chose est conséquent comme effet de langage, à savoir le désir. Et qu’on pourrait peut-être avancer un tout petit peu et penser que quand Freud disait que le rêve, c’est la satisfaction d’un désir, satisfaction dans quel sens ? Quand je pense que j’en suis encore là, n’est-ce pas, que personne… tous ces gens qui s’occupent à embrouiller ce que je dis, à en faire du bruit, personne ne s’est encore jamais avisé d’avancer cette chose qui est pourtant la stricte conséquence de tout ce que j’ai avancé, que j’ai articulé de la façon la plus précise, si mon souvenir est bon, en 57 – attendez, même pas! en 55 ! à propos du rêve de l’injection d’Irma – j’ai pris, pour montrer comment on traite un texte de Freud, je leur ai bien expliqué ce qu’il avait d’ambigu, que ce soit là, justement, mais pas du tout dans l’inconscient au niveau de ses préoccupations présentes, que Freud interprète ce rêve de désir qui n’a rien à faire avec le désir sexuel, même s’il y a toutes les implications de transfert qui nous conviennent, le terme d’immixtion des sujets, je l’ai avancé en 55, vous vous rendez compte? Dix sept ans, hein? Puis il est clair que – faudra que je le publie, comme ça, parce que, si je l’ai pas publié, c’est que j’étais absolument écœuré de la façon dont ça avait été repris dans un certain livre sorti sous le titre d’Autoanalyse – c’était mon texte, en y remettant, de façon à ce que personne n’y comprenne rien. Qu’est-ce que ça fait un rêve ? Ça ne satisfait pas le désir, pour des raisons fondamentales que je vais pas me mettre à développer aujourd’hui parce que, parce que ça vaut quatre ou cinq séminaires, pour la raison qui est simplement celle-ci et qui est touchable, et que Freud dit, que le seul désir fondamental dans le sommeil, c’est le désir de dormir. Ça vous fait rigoler, parce que vous n’avez jamais entendu ça. Très bien! Pourtant, c’est dans Freud. Comment est-ce que ça ne vient pas tout de suite à votre jugeote, en quoi ça consiste de dormir?

Ça consiste en ceci que ce qui dans ma tétrade, là, le semblant, la vérité et la jouissance, et le plus de jouir – faut pas que je le récrive au tableau, non? – ce qu’il s’agit de suspendre, c’est pour ça que c’est fait le sommeil, n’importe qui n’a qu’à regarder un animal dormir pour s’en apercevoir, ce qu’il s’agit de suspendre justement, c’est cet ambigu qu’il y a dans le rapport au corps avec lui-même, le jouir. S’il y a possibilité que ce corps accède au jouir de soi, c’est bien évidemment partout, c’est quand il se cogne, qu’il se fait mal, c’est ça la jouissance. Alors l’homme a là de petites portes d’entrée que n’ont pas les autres, il peut en faire un but. En tout cas quand il dort, c’est fini. Il s’agit justement de faire que ce corps, il s’enroule, il se mette en boule. Dormir, c’est ne pas être dérangé. La jouissance, quand même, c’est dérangeant. Naturellement on le dérange, mais enfin tant qu’il dort, il peut espérer ne pas être dérangé. C’est pour ça qu’à partir de là tout le reste s’évanouit; il n’est plus question non plus de semblant, ni de vérité, puisque tout ça, ça se tient, c’est la même chose, ni de plus-de-jouir. Seulement voilà, ce que Freud dit, c’est que le signifiant, lui, continue pendant ce temps-là à cavaler. C’est bien pour ça que, même quand je dors, je prépare mes séminaires. Monsieur Poincaré découvrait les fonctions fuchsiennes… La salle – ?

J. Lacan – Qu’est-ce qu’il y a ?

La salle – Une pollution!

J. Lacan – Qui vient de dire ce terme? Vous devez être particulièrement intelligent. Je me suis déjà réjoui publiquement que, une de mes analysées, je ne sais pas si elle est là mais… une personne particulièrement sensible ait parlé en effet à propos de mon discours, de pollution intellectuelle. C’est une dimension très fondamentale, voyez-vous la pollution. Faudrait pas, probablement, pousser les choses jusque-là aujourd’hui. Mais, vous avez l’air tellement fier d’avoir fait surgir ce terme que je soupçonne que vous ne devez rien y comprendre. Néanmoins, vous allez voir que je vais tout de suite, non seulement en faire usage, mais me réjouir une seconde fois que quelqu’un l’ai fait surgir, car c’est précisément ça la difficulté du discours analytique. Je relève cette interruption, je saute là-dessus, j’embarque une chose que, dans l’urgence d’une fin d’année, je me trouverai donc avoir l’occasion de dire, c’est ceci, puisque c’est à la place du semblant que le discours analytique se caractérise de situer l’objet a, figurez-vous, Monsieur, qui croyez avoir fait là un coup d’éclat, que vous abondez précisément dans le sens de ce que j’ai à avancer. C’est à savoir que la pollution la plus caractéristique dans ce monde, c’est très exactement l’objet petit a dont l’homme prend, et vous aussi vous prenez votre substance, et que c’est de devoir, de cette pollution qui est l’effet le plus certain sur la surface de la terre… de devoir en faire en son corps, en son existence d’analyste, représentation, qu’il y regarde à plus d’une fois. Les chers petits en sont malades, et je dois vous dire que je ne suis pas non plus moi-même dans cette situation plus à l’aise qu’eux. Ce que j’essaie de leur démontrer, c’est que ce n’est pas tout à fait impossible de le faire un peu décemment. Grâce à la logique, j’arrive à leur, s’ils voulaient bien se laisser tenter, leur rendre supportable cette position qu’ils occupent en tant que petit a dans le discours analytique, pour se permettre de concevoir que ce n’est évidemment pas peu de choses que d’élever cette fonction à une position de semblant qui est la position clé dans tout discours. C’est là qu’est le ressort de ce que j’ai toujours essayé de faire sentir comme la résistance – et elle n’est que trop compréhensible – de l’analyste, à vraiment remplir sa fonction. Il ne faut pas croire que la position du semblant, elle soit aisée pour qui que ce soit, elle n’est vraiment tenable qu’au niveau du discours scientifique et pour une simple raison, c’est que là, ce qui est porté à la position de commandement est quelque chose de tout à fait de l’ordre du réel, en tant que tout ce que nous touchons du réel, c’est la Spaltung, c’est la fente, autrement dit c’est la façon dont je définis le sujet. C’est parce que dans le discours scientifique, c’est le grand S, le S barré [$] qui est là, à la position-clé, que ça tient. Pour le discours universitaire, c’est le savoir. Là, la difficulté est encore bien plus grande, à cause d’une espèce de court-circuit parce que, pour faire semblant de savoir, il faut savoir faire semblant. Et ça s’use vite. C’est bien pour ça que, c’est bien pour ça que quand j’ai fait là, là d’où je reviens comme je vous l’ai dit tout à l’heure, à savoir à Milan, j’avais une assistance évidemment beaucoup moins nombreuse que la vôtre, mettons le quart, mais qu’il y avait là beaucoup de ces jeunes qui sont ceux qu’on appelle dans le mouvement, il y avait même le, un personnage tout à fait respectable et d’une assez haute stature qui se trouve en être là-bas le représentant, sait-il ou ne sait-il pas, on m’a dit qu’il n’était là qu’après, je n’ai pas voulu l’interroger, sait-il ou ne sait-il pas que, en étant là dans cette pointe, ce qu’il veut, c’est comme tous ceux qui sont ici intéressés un peu par le mouvement, c’est redonner au discours universitaire sa valeur; comme le nom l’indique, elle aboutit aux unités de valeurs. Ils voudraient qu’on sache un peu mieux comment faire semblant de savoir. C’est cela qui les guide. Ben en effet, c’est respectable et pourquoi pas ? Le discours universitaire est d’un statut aussi fondamental qu’un autre. Simplement, ce que je marque, c’est que c’est pas le même, parce que c’est vrai, ça n’est pas le même que le discours psychanalytique. Et alors c’est comme ça que j’ai été amené là-bas, mon Dieu, comment faire avec un auditoire nouveau et surtout si il peut confondre? J’ai essayé de leur expliquer un tout petit peu quelle était ma place dans l’histoire, j’ai commencé par dire que mes Écrits, c’était la poubellication, qu’il fallait pas qu’ils croient qu’ils pouvaient là-dessus se repérer. Il y avait quand même et alors le mot séminaire – bien sûr comment leur faire comprendre que, ce que j’ai été forcé d’expliquer, d’avouer que, que le séminaire, c’est pas un séminaire, c’est un truc que je dégoise tout seul, mes bons amis, depuis des années, mais qu’il y avait eu autrefois un temps où ça méritait son nom, où il y avait des gens qui intervenaient?

Alors c’est ça qui m’a mis hors de moi, d’en être forcé d’en venir là. Et comme sur la route du retour quelqu’un me pressait pour me dire, ah ben! comment est-ce que c’était au temps où c’était comme un séminaire ? Je me suis dit, aujourd’hui je vais leur dire, pour l’avant-dernière fois que je vous vois, parce que je vous verrai encore une fois, bon Dieu, que quelqu’un vienne dire quelque chose! Là-dessus je reçois une lettre de Monsieur Recanati. Je vous raconte pas d’histoire pour l’instant, je fais pas semblant de faire surgir du floor une intervention. Je dis simplement que j’ai reçu une lettre qui était d’ailleurs une réponse à une des miennes, Monsieur Recanati qui est là, qui m’a prouvé à ma grande surprise, n’est-ce pas, qu’il avait entendu quelque chose de ce que j’ai dit cette année, alors je vais lui passer la parole parce qu’il a à vous parler de quelque chose qui a les plus étroits rapports avec ce que j’essaie de frayer, avec la théorie des ensembles notamment, n’est-ce pas, et avec la logique mathématique, il va vous dire laquelle.

F. Recanati – La lettre à laquelle le docteur Lacan vient de faire allusion était en fait quelques remarques et commentaires, sur trois textes de Peirce que je lui ai remis, non pas tant qu’il ne les connût pas, c’est évident, mais parce que ces textes, justement, différaient de ce à quoi il avait pu, par ailleurs, faire référence. Il s’agissait, d’une part, de textes de cosmologie, et, d’autre part, de textes ayant rapport à la mathématique. Je vais tout d’abord préciser la teneur de ces trois textes avant d’en venir à la manière dont je pourrai en parler. Quant à la mathématique, Peirce donne une critique des définitions qu’il connaît des ensembles continus. Il examine trois définitions, nommément celle d’Aristote, celle de Kant, celle de Cantor, qu’il critique toutes, et en fonction d’un critère unique. Le critère, c’est qu’il voudrait que dans chaque définition soit marqué le fait même de la définition, puisque, dit-il, à définir un ensemble continu, on n’est pas sans le déterminer d’une certaine manière et ceci est important pour le résultat de la définition; le processus même de la définition doit être marqué quelque part, comme tel. Quant à la cosmologie, Peirce parle d’un problème à peu près similaire, d’une préoccupation similaire à propos du problème de la genèse de l’univers. Son problème, c’est celui de l’avant et de l’après. On ne peut accéder à ce qu’il y avait avant en faisant la simple opération analytique qui consiste à retirer à ce qu’il y a eu après, tout ce qui fait le caractère de cet après, puisque on n’aboutirait, par-là, qu’à un après raturé et que précisément c’est sur le mode de cette rature que se constitue l’après, qui ne diffère que par une inscription précise, ici sur le mode de la rature de l’avant. Autrement dit, l’avant est en quelque sorte un après… ou plutôt l’après est un avant inscrit et l’on ne pourra absolument pas déduire l’avant de l’après puisque l’avant qui est inscrit dans l’après, c’est précisément l’après qui dans ce sens n’a plus rien à voir, justement, avec l’avant dont le propre est justement de n’être pas inscrit. Autrement dit, c’est l’inscription qui compte, je veux dire que l’avant ça n’est rien. C’est ce que dit Peirce, quand il parle de la genèse de l’univers : avant, il n’y avait rien, mais ce rien c’est quand même un rien, quelque chose de spécifique, ou plutôt justement, il n’est pas spécifique, parce que de toute façon il n’est pas inscrit, et on peut dire que tout ce qu’il y a eu après, c’est rien non plus, mais alors comme rien, c’est inscrit. Ce non-inscrit en général qu’il va retrouver un peu partout, et pas seulement dans la cosmologie, Peirce l’appelle le potentiel et c’est de ça que je vais dire quelques mots maintenant. Mais avant de ce faire, je voudrais dire quelques mots sur ma position ici qui est évidemment paradoxale, puisque je ne suis spécialiste de rien et pas plus de Peirce que d’un autre, et que tout ce que je vais dire sur cet auteur et sur d’autres, puisque je vais parler d’autres, sera ce que je peux reprendre du discours que tient le docteur Lacan. Dans ma parole même, je conserve mon statut d’auditeur. Et comment cela est-il possible? Justement à ne signifier dans mon discours à moi, que le fait d’avoir écouté. Ceci pose le problème de savoir à qui m’adresser. Car évidemment, si je m’adresse à ceux qui, comme moi, ont écouté, ça ne leur servira à rien, et si je m’adresse à ceux qui n’ont pas écouté, je ne pourrai qu’inscrire le rien de leur non-écoute et permettre par là une élaboration qui évidemment s’en servira dans sa suite et qui n’aura plus rien à voir avec le rien pur qui était au début. En l’occurrence, donc, ça ne changera rien, et c’est en tant que mon intervention d’auditeur ne dérange rien, que je peux effectivement représenter l’auditoire. Puisque, somme toute, toutes les interventions d’Aristote ne sont que supposées dans le discours de Parménide, et que, justement, plus vite c’est terminé, le mieux c’est, généralement, quant aux interventions d’Aristote, plutôt, pour qu’il puisse lui-même tenir un véritable discours, il faut qu’à son tour, il ait un auditeur muet à qui il puisse s’identifier, ce qui explique que l’autre, Aristote, dans la Métaphysique dit Nous platoniciens, car c’est après que Platon a parlé, ou, si on veut, que Parménide a parlé pour l’autre, qu’il peut lui-même commencer à le faire. Vous voyez ici le paradoxe; mais comme ce paradoxe n’est pas mon fait, je laisse au docteur Lacan de le commenter après, parce que je n’en puis rien dire quant à moi. On ne peut pas, dit Peirce, opposer le vide, le 0, au quelque chose, car le 0 est quelque chose, c’est bien connu. Le vide représente quelque chose et Peirce dit qu’il fait partie de ces concepts secondants, concepts importants chez Peirce et que je reverrai un peu dans la suite. Il n’est pas une monade, comme vide inscrit, mais il est relatif. En effet, si l’on pose ce vide, on l’inscrit. En l’occurrence, l’inscription de l’ensemble vide peut donner ceci: {Ø}. Ceci se reconnaît pour être l’ensemble vide considéré comme un élément de l’ensemble des parties de l’ensemble vide. Donc, si le vide se constitue comme Un et si l’on voulait répéter un peu l’opération et faire l’ensemble des parties de l’ensemble des parties de l’ensemble vide, on aurait vite quelque chose comme ça: {Ø, {Ø}}, ce qui donne à peu près ça: {{Ø}} 2, et ceci se reconnaît pour pouvoir très bien représenter le 2. Aussi bien ceci’ peut-il représenter le Un. C’est par là qu’on est amené à refaire cette remarque que, bien sûr, c’est la répétition d’une inexistence* qui peut fonder bien des choses, et notamment, la suite des nombres entiers en l’occurrence, mais ce qui intéresse Peirce dans cette remarque, c’est que, ce qui se répète, ce n’est pas l’inexistence comme telle, ou plutôt pas exactement, c’est l’inscription de l’inexistence, en tant que l’inexistence se marque de cette inscription. Et c’est ce qu’il développera à bien des reprises, dans plusieurs textes. Je vais vous en parler. On rejoint là son propos mathématique. Quand on veut, dit-il, définir un système où cette inexistence est répétée, il faut préciser qu’elle est répétée comme inscrite. C’est au départ qu’il y a une inscription d’une inexistence. Et ceci est très important pour la logique. Le quanteur universel, tout seul, ne saurait rien définir. Le quanteur universel, pour Peirce, est quelque chose de secondant*, aussi paradoxal que cela paraisse, comme il le dit, il est relatif à quelque chose. Ce qui fonde ce quanteur, c’est la néantisation préalable et inscrite des variables4 qui le contredisent. Ainsi, d’un point de vue purement méthodologique, Peirce s’attaque à Cantor. Cantor a tort parce que sa définition du continu renvoie nommément à tous les points de l’ensemble. Peirce précise qu’il faut faire varier la définition d’un point de vue logique. Une ligne ovale n’est continue, que parce qu’il est impossible de nier qu’au moins un de ses points doit être vrai pour une fonction qui ne caractérise absolument pas l’ensemble. Par exemple, quand il s’agit de passer de l’extérieur à l’intérieur, il faut nécessairement passer par l’un des points du bord. Ceci est, en quelque sorte, une approche latérale. On ne peut pas poser comme ça le quanteur universel, il faut passer par une néantisation préalable, et qui passe, elle-même, par une fonction préalable. La négation, ici, est elle-même érigée en fonction et l’ensemble des ensembles pertinents pour cette fonction, en l’occurrence dans la mesure là où il est impossible de nier etc. est l’ensemble vide qui inscrit la négation comme impossible. Le même type d’exemple pourrait être pris en topologie éventuellement. Si l’on écoutait Peirce, le théorème des points fixes devrait s’énoncer comme suit – je vais l’écrire –  x. {-(-x . -x)}. Il est impossible de nier que dans une déformation d’un disque sur son bord, au moins un point échappe à la déformation qui l’autorise,
par le fait même d’y échapper.

J. Lacan – Recommencez bien ça.

F. Recanati – Le théorème des points fixes, si on prend, par exemple, quelque chose comme un disque, il s’agit, en quelque sorte, il s’agit de déformer de manière continue un disque sur son bord. Il est certain, et c’est donné comme théorème, qu’au moins un point du disque échappe à la déformation, c’est-à-dire reste fixe, et que c’est par ce fait qu’il y a ce point qui reste fixe qu’on peut effectuer la déformation générale. Sans quoi ce ne serait pas possible, et ici, il y a évidemment contradiction. Disons qu’il y a une liaison très nette entre ce point qui échappe à la fonction qu’il autorise.

J. Lacan – Ça, c’est un théorème démontré. Il n’est pas seulement démontrable, il est démontré. D’autre part, ce théorème se symbolise, vous pouvez peut-être le commenter, comment il est symbolisé par ce il existe x, car c’est une formule qui est très près, en somme, de celle que j’ai l’habitude d’inscrire, il existe x tel qu’il faille nier qu’il n’y a pas de x, qu’il faille nier qu’il n’y a pas d’existence de x, tel que x soit nié5.

F. Recanati – Il y a bien une double négation, certes, mais les deux négations ne sont pas exactement les mêmes, elles ne sont pas équivalentes. Et d’autre part, surtout cette double négation, dans la mesure où elle est inscrite, c’est pas la même chose que de l’affirmer simplement. On aurait pu affirmer. Là, c’est pour ça que j’ai cité au début la critique du quanteur universel en quelque sorte comme donné comme ça. S’il est le produit d’une double négation, cette première négation non inscrite, d’après lui, elle porte sur une négation érigée comme fonction Par exemple : les points ne restent pas fixes. Eh bien, il y a un point qui, justement, échappe à cette fonction, et à ce titre-là, la nécessité est avant tout de les inscrire. C’est pourquoi je l’ai fait là. Et il faudrait marquer, peut-être d’une manière spécifique ce que j’ai dit être une impossibilité. Mais en même temps, ici, c’est simplement ici l’ensemble vide posé comme seul ensemble fonctionnant pour la fonction de la négation.

J. Lacan – Je crois que ce qu’il faut ici souligner c’est ceci que la barre portée ici sur les deux termes chacun comme nié est un il n’est pas vrai que, un il n’est pas vrai que fréquemment utilisé en mathématiques, puisque c’est le point-clé, c’est ce à quoi fait aboutir la démonstration dite de la contradiction. Il s’agit, en somme, de savoir pourquoi, en mathématiques, il est reçu qu’on puisse fonder, mais seulement en mathématiques, parce que partout ailleurs, comment pourriez-vous fonder quoi que ce soit d’affirmable sur un il n’est pas vrai que ? C’est bien là que l’objection vient dans l’intérieur des mathématiques à l’usage de la démonstration par l’absurde. La question est de savoir comment, en mathématiques, la démonstration par l’absurde peut fonder quelque chose, qui se démontre en effet comme tel de ne pas mener à la contradiction. C’est là que se spécifie le domaine propre des mathématiques. Alors c’est sous cet il n’est pas vrai que – il s’agit de donner le statut de la barre négative qui est celle dont j’use en un point de mon schéma, pour dire que ça, c’est une négation, -X . -x , il n’existe pas de x qui satisfasse à ceci, x nié.

F. Recanati – Dans les termes de Peirce, cette barre-là est ce qui vient en premier, qui est la première inscription. Parce qu’il dit, le potentiel -et ça j’allais y revenir dans le cours parce que c’est un concept qui est finalement assez élaboré – c’est le champ d’inscription des impossibilités, mais avant que des impossibilités, des impossibilités non-inscrites encore, c’est le champ des impossibilités possibles. Et dans ce champ, quelque chose vient le subvertir par ce trait, en quelque sorte, qui est ici impossibilité, qui est une espèce de coupure, coupure qui est faite à l’intérieur d’un domaine qui, auparavant, est en quelque sorte unique et c’est pour ça que, dit Peirce, il faut inscrire la première impossibilité d’abord. Ça, ça détermine tout. Et ensuite, éventuellement, la négation et toutes ces spécifications-là continuent à déterminer, mais c’est déjà là à l’intérieur, de l’impossible. Autrement dit, il dit qu’il y a deux champs; il y a d’une part le champ du potentiel, qui est l’élément du pur 0, on pourrait dire du pur vide, mais ça, j’y reviendrai, et, d’autre part les impossibles qui sont ceux qui naissent du potentiel, mais pour s’y opposer très nettement, et à l’intérieur des impossibles on peut dire des choses comme ça, c’est-à-dire: il n’existe pas  x tel que non x, ou il existe x tel que non x. Mais il fait une opposition de ces deux champs comme, fondamentalement, s’opposant, l’un étant l’élément du pur 0, l’autre étant l’élément que je dirai du 0 de répétition, et c’est là-dessus que je voudrais arriver.

J. Lacan – Vous admettez, par exemple, que je transcrive tout ce que vous avez dit en disant que le potentiel égale le champ des possibilités comme déterminant l’impossible.

F. Recanati – Comme déterminant, mais je précise tout de suite qu’il a dit, c’est ce champ des possibilités qui détermine l’impossible mais pas au sens de Hegel, il faut faire attention, dit-il lui-même, ça le détermine non pas nécessairement, mais potentiellement, c’est-à-dire qu’on ne peut pas dire, nécessairement ça devait arriver; on remarque que c’est arrivé; on sait que c’est ce potentiel qui a déterminé cet impossible, mais non pas nécessairement, on est d’accord. Donc c’est exactement ce que je voulais dire le potentiel…

J. Lacan – On pourrait peut-être le transcrire comme ça : potentiel = champ des possibilités comme déterminant l’impossible

F. Recanati – Donc, c’est avec cette sorte de considération que Peirce construit le concept de potentiel. C’est donc le lieu où s’inscrivent les impossibilités, c’est la possibilité générale des impossibilités non effectuées, c’est-à-dire non-inscrites. C’est le champ des possibilités comme déterminant les impossibilités. Mais il ne comporte, on vient de le dire, par rapport aux inscriptions qui s’y produisent, aucune nécessité, ce qui signifie notamment, pour un problème mathématique, que du 2 on ne peut pas rendre compte rationnellement, au sens de Hegel, c’est-à-dire nécessairement. Le 2 est venu, on ne peut dire d’où il est venu, on peut simplement le mettre en rapport avec le 0, avec ce qui se passe entre le 0 et le 1, mais de dire pourquoi il est venu, impossible. Le potentiel permet ça, de définir le paradoxe du continu, et ça, c’est dans un texte de Peirce – je cite ça, mais en fait, je l’ai pas regardé de bien près donc je ne le développerai pas – si un point d’un ensemble continu potentiel se voit conférer une détermination précise, une inscription, une existence réelle, alors la continuité, elle-même, est rompue. Et ceci c’était intéressant non pas du point de vue du continu, mais du point de vue du potentiel. C’est que le potentiel existe vraiment comme potentiel et que dès lors, qu’il s’inscrive d’une manière ou d’une autre, il n’y a évidemment plus de potentiel, c’est-à-dire qu’il est lui-même produit d’un impossible qui est issu de lui-même. Là, Cantor a tort!

F. Recanati – Pour ce qui est de la cosmologie, le 0 absolu, le pur néant, comme dit Peirce, est différent du 0 qui se répète dans la suite des entiers. Il n’est autre, ce 0 qui se répète dans la suite des entiers, que l’ordre en général du temps, et j’y reviendrai, tandis que le 0 absolu, c’est l’ordre en général du potentiel. Ainsi le 0 absolu a une dimension propre. Et Peirce essaie d’insister pour que cette dimension soit inscrite quelque part, soit au moins marquée, soit présentée dans les définitions mathématiques. Le problème est évidemment…

J. Lacan – Là, Cantor n’est pas contre.

F. Recanati -… comment peut-on passer d’une dimension, celle du potentiel par exemple, à l’autre, que je dirai celle de l’impossible ou celle du temps, tout ce qu’on voudra. Peirce présente ainsi ce problème : comment penser non temporellement ce qu’il y avait avant le temps ? Ça rappelle, certes, Spinoza et Saint Augustin, mais ça rappelle surtout les empiristes. Et ici, je dois dire que on a souvent remarqué que Peirce a repris le style des empiristes et leurs préoccupations. Mais pour situer véritablement l’originalité de Peirce, on n’a jamais rapporté ça aux empiristes, on n’a jamais cherché ce qui, chez eux, a pu préparer tout ça. Or pourtant, ces deux dimensions, l’une potentielle et l’autre, si l’on veut, temporelle, ou plutôt, une dimension du 0 absolu, l’autre du 0 de répétition, étaient présentes dès le début de l’épopée empiriste. Et c’est là-dessus que je voudrais dire un petit mot pour montrer comment on peut le dégager.

J. Lacan – Dites-le bien, tonitruez-le!

F. Recanati – Je ferai cela et après je reviendrai à la sémiotique de Peirce en rapport avec tout ça. Oui, l’objet de la psychologie empirique – c’est un premier point qu’on a fait exprès, à chaque fois, d’évacuer – c’est les signes et rien d’autre, c’est le système des signes. Il s’agit d’une extension, on peut le dire, du système quaternaire de Port Royal, telle que, somme toute, de Saussure aussi n’en est qu’une extension à la limite, la chose comme chose et comme représentation, le signe comme chose et comme signe, l’objet du signe comme signe étant la chose comme représentation. C’est la même chose que dit de Saussure – je le disais mais je ne le développerai pas – le signe comme concept et comme image acoustique. Seulement, on a évacué avec la scolastique le problème en général de la chose en soi, et on a même été jusqu’à voir dans le monde -et ça, avec toutes les théories du grand livre du monde – le signe de la pensée. Dès lors, on aboutit à quelque chose comme ça, le monde comme représentation, en tant que le monde, on ne peut le connaître que comme représentation, remplace la chose, dans le système quaternaire du signe, et la pensée du monde en général remplace la représentation, ce qui équivaut à mettre face à face pensée du monde/monde de pensée. Or, il est évident que la pensée du monde et le monde de pensée qui diffèrent peut-être par certains côtés, c’est la même chose. Alors il y a un problème pour le système quaternaire parce qu’il y a une dualité irréductible dans le système quaternaire, il faut soit l’abandonner, soit le changer, on sait que Berkeley l’abandonne en, justement, établissant un système d’identité entre la pensée du monde et le monde de pensée; quant à Locke, il le change. Quand il dit, c’est, et je m’excuse de m’appesantir un peu sur cette introduction, ce qu’il dit c’est, les représentations, les idées, ne représentent pas les choses, elles se représentent entre elles. Ainsi les idées les plus complexes représentent les plus simples. Il y a des facultés, par exemple, de représentation des idées entre elles, et c’est très développé, il y a toute une topique qui est à peu près ce qu’on en a dit, une hiérarchie des idées et des facultés. Mais ce sur quoi je voudrais, justement, appuyer un peu, et qui est ce qui n’a pas été remarqué par Locke, et qui est précisément le plus intéressant, puisque ça permet Condillac et que Condillac par-là précède en quelque sorte Peirce, c’est qu’il y a une autre faculté pour Locke, qui permet tout ça. Parce que comment ça se passe, ça fonctionne tout seul apparemment, il faut quelque chose pour que ça fonctionne le système. Et il y a une nouvelle faculté, une nouvelle opération qu’il appelle – et qu’on n’a jamais repérée parce qu’elle n’est pas dans ses classifications, elle est toujours dans les notes – observation. L’observation qui est quelque chose qui fonctionne tout seul, qui marche à tous les niveaux, qui se retrouve partout et qui est aussi intrinsèque à tous les éléments, quelque chose d’assez incompréhensible, et qui est à la fois le processus de la transformation et le milieu, l’élément en général du transformé. C’est à la fois le milieu… par cette observation, en quelque sorte, une idée simple se transforme en image d’elle-même, c’est-à-dire en idée complexe puisque son objectivité est placée à ses côtés dans l’idée, et dans cette idée générale par où elle est transformée, il y a une inscription, il y a connotation de l’inscription de sa transformation en image, c’est-à-dire l’idée, une fois qu’elle est transformée, c’est en quelque sorte qu’elle est inscrite, c’est en ça qu’elle devient une idée complexe et non plus une idée simple. Alors, tout le problème à cet endroit, c’est, qu’est-ce qui rend ça possible ? Soit, qu’est-ce qu’il y avait au départ, qu’est-ce qui se transforme au départ, à partir de quoi on transforme pour obtenir la première cause? Qu’est-ce qui est l’avant premier, en quelque sorte? Et Locke le pose en ces termes quand il parle de sensation irréductible d’une réflexion originaire. Si une réflexion est originaire, qu’est-ce qui est réfléchi qui soit pré-originaire. Soit quel est le pré-originaire, soit qu’est-ce qui permet, à proprement parler, qu’est-ce qui permet cette faculté ? Et là, il y a Condillac qui prend la relève. Sa méthode était absolument exemplaire. Il va cerner ce quelque chose qu’il a vu chez Locke, ce quelque chose d’inatteignable, en lui donnant un nom, en le faisant fonctionner comme une inconnue dans une équation. Et par la suite, quand les auteurs ont voulu critiquer Condillac, ils ont dit que son système, c’était pas du tout uniquement de la psychologie, c’était de la logique, profondément, qu’il en avait fait un système logique, ce système où il n’y avait pas de contenu etc., vous voyez, justement, c’est là l’intérêt de Condillac. Et notamment cette sensation, dont il dit que tout dérive, au moins dans un de ses traités majeurs, cette sensation-là, finalement, n’est rien, à aucun moment il ne la définit précisément, au contraire, tout le développement qu’il en donne, tout ce qu’il montre en dériver, est une espèce de contribution à sa définition. Mais ce qui permet, à proprement parler, et tout le reste en dérive, tout ce qui est à proprement parler les attributs de la sensation, tout ce qui permet cette attribution, c’est ce qu’il indique comme l’élément 0 qui est toujours donné au départ, toujours donné dans la sensation, et dont il se demande ce que c’est, et on va s’interroger avec lui. Il va caractériser, pour essayer d’atteindre cet élément irréductible, tout ce qui se passe avec l’aide de cet élément, mais avec plus que cet élément, c’est-à-dire en un mot, comme il dit, tout ce qui se passe dans l’entendement. Avec ça, on va pouvoir arriver à voir ce qui fonde véritablement l’originalité de la sensation, si tant est que c’est de la sensation que dérive tout ce qui se passe dans l’entendement. Or, le propre de l’entendement, dit-il, et ce, dans son premier essai – j’insiste parce qu’il y a eu une petite divergence après, il s’est éloigné de cette idée qui est évidemment son originalité la plus grande – le propre de l’entendement, c’est l’ordre, c’est la liaison en général, liaison comme liaison des idées, liaison des signes, liaison des besoins, en fait, c’est toujours une liaison des signes, c’est toujours la même chose. Chez l’homme, l’ordre fonctionne tout seul, dit-il, et il s’en explique un peu, tandis que chez les bêtes, il faut, pour mettre l’ordre en branle, une impulsion extérieure ponctuelle, et Condillac précise, entre les hommes et les bêtes, et c’est une assez belle phrase qu’il dit, entre les hommes et les bêtes, il y a les imbéciles et les fous. Les uns n’arrivent pas à accrocher l’ordre, il s’agit des imbéciles, systématiquement ils n’arrivent pas à accrocher l’ordre, et les autres n’arrivent plus à s’en détacher. Eux, ils sont complètement noyés dans l’ordre, ils n’arrivent plus à prendre de distance, ils n’arrivent plus à s’en détacher. L’ordre, en général, c’est ce qui permet de passer d’un signe à un autre. C’est la possibilité d’avoir une idée de la frontière entre deux signes. Et Condillac a une conception du signe, mais comme toujours, impropre, toujours une métaphore, et il le dit, cette fois, nommément dans une courte étude, où il fait l’apologie des tropes, reprenant peut-être, je n’en suis pas sûr, des termes de Quintilien. Toujours est-il que pour lui, un signe, c’est ce qui vient remplir l’intervalle entre deux autres signes. Dans ce sens, dans un signe, qu’est-ce qui est considéré? Ce sont les deux autres signes limitrophes, au moins deux qui sont considérés, mais pas comme signes en tant qu’ils pourraient entraîner une représentation, du point de vue de leurs bords à eux, c’est-à-dire du point de vue formel. Et il précise bien que ça ne peut pas être, à proprement parler, des représentations, mais uniquement des signes, puisqu’il di
t, il n’y a pas de représentation formelle, il n’y a pas de représentation abstraite, il y a toujours une représentation qui représente une représentation, c’est-à-dire qu’il y a toujours une médiatisation de la représentation du signe, mais jamais une immédiatisation du contenu, par exemple. Comme il dit lui-même, l’image d’une perception, sa répétition, n’est que sa répétition hallucinatoire. Il dit que c’est la même chose. 4n ne peut pas différencier une perception et son image, et par là, il fait la critique de toutes les théories antérieures. Donc l’ordre, c’est ce que le signe représente, en tant que le substantifie un intervalle entre deux signes. Seulement, les signes en général sont censés, par toutes les théories dont lui hérite, Condillac, représenter quelque chose. Et ça, ça lui fait évidemment problème, il n’arrive à s’en dépatouiller, comment se fait la liaison entre le signe formel et sa référence en général ? Cette liaison elle-même, dit Condillac pour s’en débarrasser, elle dérive de l’inconnu, elle dérive de la sensation. Alors, l’inconnu est déjà une relation entre le signe comme événement et le signe comme inscription de l’événement et ça je précise, c’est pas Condillac qui le dit, mais il le laisse entendre, c’est Destutt de Tracy, son exégète, qui affirme ça, et je trouve que c’est pas mal. Et Maine de Biran qui, lui, était élève…

J Lacan – Les deux phrases que j’avais commencé à écrire tout au long du truc, que certains ont peut-être relevé sont directement l’énoncé que reproduit Recanati ici…

F. Recanati -… Maine de Biran lui-même, disciple de Destutt de Tracy, est d’abord nourri à cette différence entre l’événement et l’inscription de l’événement. Et on voit comme elle est le pivot de toute la théorie. Il y a, dit-il, un perpétuel décalage entre l’inscription et l’événement. Ce décalage, dit Maine de Biran, vient du décalage chez l’être parlant, et, je ne plaisante pas, entre le sujet de l’énoncé et le sujet de l’énonciation. C’est dans les fondements de la psychologie de Maine de Biran, où il montre à peu près que, à se représenter le moi, dans la mesure où dans toute représentation, il y a déjà un moi, c’est-à-dire qu’à ce moment-là, il y en a deux. Dès qu’on essaie de se représenter le je, ça veut dire qu’automatiquement, il y en a deux, ça veut dire qu’immédiatement il y en a deux, ça veut dire que médiatement il n’y en a jamais… qu’il n’y en a jamais un que médiatement. Pour Condillac, l’ordre des signes, en tant que l’ordre des signes est l’ordre de ce décalage, a comme modèle l’espace qu’il dit pluridimensionnel du temps, et je ne m’étale pas là-dessus. Le temps on peut dire que ce n’est que la répétition infinie des ponctualités. La ponctualité comme temps-zéro est le même problème qui plus haut se pose; ce n’est pas la même ponctualité, celle qui se répète dans le temps, et celle dont le temps est issu. La ponctualité-zéro, celle dont le temps est issu, la ponctualité-zéro comme transparence, précisément, entre l’inscription et l’événement. La ponctualité qui se répète dans le temps, toujours pour Condillac, est relativisée à être considérée dans le temps comme cette ponctualité-là, présente, passée ou à venir. Elle aussi est considérée du point de vue de ses bords, du point de vue de sa frontière. Le temps, plutôt qu’une série de ponctualités est donc la série des frontières interponctuelles, en tant que la frontière est justement le pointage des bords respectifs de deux ponctualités ou aussi bien de deux signes. Il y a donc la même différence entre la ponctualité absolue et le temps qu’entre l’ensemble vide et l’ensemble de ses parties. C’est l’inscription du zéro qui est élément de celui-ci, de même que c’est l’inscription de la ponctualité qui est l’élément du temps. Ainsi il y a une faille qui est donnée au départ de toute cette théorie et que Maine de Biran essayait peut-être de mieux discerner. Le système des signes n’est que la répétition infinie de cette faille, en tant que telle, pure faille, et cela se répète dans tous les écrits des Empiristes, elle sort de l’expérience et de l’investigation de leur école, c’est-à-dire, on n’en parle pas. Condillac, lui aussi, ça lui arrive rarement, parle de la nature humaine à un moment en disant qu’il se demanderait bien comment, au début, ça se fait cette relation et cet ordre, pourquoi puisque, justement, il est raté, l’ordre entre l’inscription et l’événement, pourquoi puisque c’est raté, puisque ça colle pas, pourquoi, quand même ça existe? Pourquoi il y a une inscription que de ce qui n’est que du zéro? C’est évidemment son problème, et à ce moment-là il répond, après avoir fait un petit morceau de bravoure, je n’en sais rien, c’est la nature humaine. C’est cette faille en général qui permet l’auto-motricité du système des signes, selon Condillac, dont il a dit, le système des signes, là, ça marche tout seul, tandis que dans son Traité des Animaux il raconte des tas de trucs pour montrer comment, chez les bêtes, il y a également un système des signes et comment il est sous la dépendance de tous les objets extérieurs, sous la dépendance de tous les […] On rejoint par là la sémiotique de Peirce dont on était parti. Peirce appelle phanéron du mot grec : φανερον, l’ensemble de tout ce qui est présent à l’esprit, c’est d’ailleurs, à peu près, le sens de phanéron, réel ou pas, l’immédiatement observable. Et il part de là, il décompose les éléments de phanéron. Il y a trois éléments dans le phanéron, indissociables, qu’il appelle, d’une part ce qu’on pourrait traduire par le primant, la monade en général, je crois qu’il emploie le mot monade, élément complet en lui-même, d’autre part le secondant, force statique, opposition, tension statique entre deux éléments, c’est-à-dire que chaque élément, immédiatement, évoque cet autre avec quoi il est en relation et c’est en quelque sorte un ensemble, un ensemble absolument indissociable. Et le plus important, c’est le tentant, élément immédiatement relatif à la fois à un premier et à un troisième et Peirce précise, toute continuité, tout procès en général, relève de la ternarité. A partir de là, à partir de cette conception de la ternarité, qu’on peut montrer dériver de ses théories astronomiques, qu’il a produit au début de sa vie, mais enfin ça je n’en dis mot.

J. Lacan – Peirce as astronomer.

F. Recanati -. . . donc à partir de cette ternarité il construit une logique qui se spécifie en sémiotique, Logic of semiotic, la sémiotique elle-même se spécifiant à certains niveaux comme rhétorique. Et ça c’est important pour Peirce. Tout tient dans sa définition du signe en général, le signe, il l’appelle representamen, je suis désolé de citer, « C’est quelque chose le representamen, qui, pour quelqu’un, tient lieu d’une autre chose, d’un certain point de vue ou d’une certaine manière. » Là-dedans, il y a quatre éléments, pour quelqu’un est le premier, et je re-cite Peirce: « Cela signifie que le signe crée dans l’esprit du destinataire un signe plus équivalent, ou même plus développé. » Le deuxième point découle de celui-là, la réception du signe est donc un deuxième signe fonctionnant comme interprétant. Troisièmement, la chose dont le signe tient lieu est dite « son objet ». C’est dans ces trois éléments-là qui feront les trois sommets du triangle sémiotique. Le quatrième terme qui vient est plus discret mais non moins intéressant. Quelqu’un dans la salle – C’est de la connerie!

J. Lacan – Vous croyez que Peirce a tort, vous aussi ? (s’adressant à la personne qui est intervenue à plusieurs reprises). La personne répond – Je pense qu’il s’allonge.

J. Lacan – Ça veut dire quoi, ça ? De toute manière c’est obscène, alors!

F. Recanati – Le quatrième terme, plus discret, c’est ce que Peirce appelle le ground. Le signe tient lieu de l’objet, non absolument mais en référence à une espèce d’idée appelée le ground, c’est-à-dire le sol, le fond de la relation du signe et de l’objet. Ces quatre termes, dans leur ensemble définissent trois relations. Et ces trois relations sont les objets respectifs des trois branches de la sémiotique. Première relation, la relation signe-fond, sign-ground. C’est la grammaire pure ou spéculative, dit Peirce. II s’agit de reconnaître…

J. Lacan – Parce qu’on n’a pas inventé la grammaire spéculative il y a quelques années!… comme Monsieur [s’adressant à la personne qui est déjà intervenue] voudrait nous le faire croire et…

F. Recanati – Il s’agit de reconnaître ce qui doit être vrai du signe pour avoir du sens, l’idée, en général est la focalisation du representamen sur un objet déterminé selon le ground ou le point de vue. On voit donc que la signification s’enlève, en quelque sorte, sur un fond différencié et que le ground, la détermination du ground c’est presque la détermination du premier point de vue qui détermine l’inscription, tout ceci sur du potentiel. C’est-à-dire que le ground en général, c’est déjà le potentiel. De même, le representamen est, par rapport à son fond, la détermination d’un certain point de vue qui commande le rapport à l’objet. Le ground est donc l’espace préliminaire de l’inscription. La deuxième relation, representamen-objet, c’est le domaine de la logique pure, pour Peirce. C’est la science de ce qui doit être vrai du representamen pour qu’il puisse tenir lieu d’un objet. La troisième, qui est la plus importante pour ce que nous nous proposons ici, c’est la relation entre le representamen et l’interprétant que Peirce appelle avec génie la rhétorique pure, qui reconnaît les lois. Ça fonctionne au niveau des lois, selon lesquelles un signe donne naissance à un autre signe qui le développe selon le cursus de l’interprétant qu’on va voir. Et cette question de la rhétorique pure, Peirce l’aborde à l’aide de son triangle sémiotique. Je vais préciser chacun de ses termes pour qu’on saisisse mieux. Quelqu’un dans la salle – Miroir!

F. Recanati – Je suis Peirce pour ce qui est de cette relation. « Le representamen, premier, a une relation primitive à un deuxième, l’objet. » L’objet dont le deuxième, le signe, est donné d’abord. « Mais cette relation peut déterminer un troisième, l’interprétant à avoir la même relation à son objet que lui-même entretient. » Autrement dit, la relation de l’interprétant avec l’objet est commandée à être, par la relation du representamen avec l’objet, à être la même relation. La même du point de vue de l’ordre, mais différente cependant, différente, c’est-à-dire plus spécifiée, c’est-à-dire, d’une certaine manière, on a un peu réduit le champ des possibilités de ce signe qui vient, et comme ça, ça continue à l’infini, on le réduit de plus en plus, on va voir ça. Le ground est absent ici, détermine la relation du representamen à l’objet lui-même. Et la représentation du representamen à l’objet détermine comme répétition la relation du représentant à l’objet qui détermine comme répétition elle-même – qu’est-ce que je disais ? J’ai dit du représentant ? Oui donc le representamen-objet détermine l’interpré-tant-objet. Et d’une certaine manière on peut dire, et Peirce le dit, que l’objet de la relation entre l’interprétant et l’objet, ce n’est pas exactement l’objet, qui est objet de l’interprétant, mais c’est l’ensemble de cette relation, c’est-à-dire, d’une part, tout ça – R-I.-O. – c’est l’objet de ça, I., et que, d’autre part ça, I.-O., ça doit répéter ça, pour objet. Et on pourra prendre un exemple, Peirce prend un exemple.

J. Lacan – C’est ce que je traduis en disant que l’existence, c’est l’insistance.

F. Recanati – Je veux dire que tout le problème, c’est le début. C’est ce qui se passe entre le representamen et l’objet. Or, justement, il est impossible de rien dire sur ce qui se passe là-dessus. Tout ce qu’on sait, c’est que ça, R.-O., ce qui se passe là-dedans, entre les deux, ça entraîne tout le reste. Je vais finir par inscrire le reste parce que ça, I., ça se continue à l’infini. Dès qu’on veut savoir, dès que… pour que ça, ça ait du sens, R.-O., dit Peirce, le procès de signification il se fait à partir de là, pour que ça, ça ait du sens, il faut nécessairement que, du rapport, si on prend l’objet en tant que justice, et si on prend le representamen comme étant balance, il faut que justement que cette relation-là, qui en soi, c’est rien, elle soit interprétée par ses interprétants. Ces interprétants, ça pourra être n’importe quoi, ça pourra être égalité, et à ce titre-là, la relation, en général, c’est-à-dire de l’interprétant à, ici, R.-O., va être elle-même interprétée par un deuxième interprétant. On pourra mettre toute une liste, on pourra mettre communisme, on pourra mettre ce qu’on voudra, et ça continue sans arrêt. Si bien qu’au départ, il y a toutes les données, il y a une espèce de ground, un fond qui est choisi à l’intérieur d’un fond indifférencié, et, à partir de là, il y a une tentative d’exhaustion absolument impossible, et il se trompe, à partir d’un premier écart qui est donné dans le fond. Le triangle sémiotique, on le voit, c’est très clair, reproduit la même relation ternaire que vous aviez citée à propos des armoiries des Borromées. C’est-à-dire, et Peirce le dit, enfin il ne dit pas les armoiries des Borromées mais il emploie les mêmes termes, les trois pôles sont liés par cette relation d’une manière qui n’admet pas de relations duelles multiples, mais une triade irréductible. Je le cite: « L’interprétant ne peut avoir de relation duelle à l’objet, mais à la relation que lui commande celle du signe-objet qu’il ne peut avoir sous forme cependant identique mais dégénérée. La relation signe-objet sera le propre objet de l’interprétant comme signe ». Donc, le triangle se développe en chaîne comme interprétation interminable, et le mot est de Peirce, c’est quand même fantastique « l’interprétation interminable», comme expression! [F. Recanati trace au tableau des traits en pointillés reliant O. et I1, I2… etc.], c’est-à-dire qu’à chaque fois c’est ce qu’on pourrait appeler un nouvel interprétant, à chaque fois. Ceci qu’il marque en pointillés, en quelque sorte, se voit affirmé comme objet ensuite pour le nouvel interprétant. Et ce triangle continue à l’infini. Dans l’exemple que j’ai pris, la relation égalité-justice est du même ordre que la relation balance-justice, mais ce n’est pourtant pas la même. Egalité vise non seulement justice, mais aussi le rapport balance-justice. Alors, pour revenir à Locke par exemple, on voit que justement c’est, ceci est pris comme objet d’une interprétation, mais ce qui est nouveau, en quelque sorte, dans le point de vue terminal, dans le résultat de l’interprétation, c’est que l’inscription de l’objet y est marquée comme telle, parce que, justement, le rapport en général balance-justice est mis à côté de l’objet lui-même, à savoir la justice. Tel est le modèle du procès de la signification en tant qu’il est interminable. D’un premier écart, celui qui est donné par un premier trait à l’intérieur du ground, representamen-objet, d’un premier écart naissent une série d’autres et l’élément pur de ce premier écart était ce ground analogue au pur zéro. Ici encore surgit la double fonction du vide. Vu l’heure, je ne vais pas continuer parce qu’il y aurait peut-être des tas d’exemples à prendre, et ce, aussi bien un peu partout dans Peirce, qu’un peu partout dans toutes les théories, là j’ai pris l’empirisme, vous avez notamment cherché du côté de Berkeley, c’est une bonne idée parce que c’est très riche. On aurait pu prendre un peu n’importe quoi pour justifier ces exemples, mais ce ne serait que s’en tenir au commentaire. Lacan a dit que son discours permettait de redonner sens aux discours plus anciens. C’est certainement le premier fruit qu’on peut en tirer. Mais le repérage de ce qui s’est produit en général comme frayage, sous la plume de Peirce par exemple, n’est encore qu’une inscription dans ce qui comptait jusque là pour du beurre. Jusque-là, jusqu’à Peirce, jusqu’à Lacan, comme on voudra. Dorénavant, de ce qui était de cette inscription jusque-là du zéro, doit naître une suite infinie et c’est à cette suite qu’il s’agit de faire place.

J. Lacan – Il a fallu que j’aille à Milan pour éprouver le besoin d’obtenir une réponse. Je trouve que celle que je viens d’obtenir est très suffisamment satisfaisante pour que vous puissiez, pour aujourd’hui, vous en satisfaire aussi.

1 – Conférences sur le Savoir du Psychanalyste qui se tenaient la même année à Sainte-Anne. 2 – Le point d’interrogation a été rajouté par Lacan au tableau. 3 – Là probablement F Recanati désigne au tableau {Q)). 4 – Toutes les séquences de phrases ou groupes de mots soulignés et suivis d’un astérisque ont été pointés par Lacan au tableau. Pour la dernière phrase Lacan écrit « néantisation préinscrite des variables ». 5 – Si on lit au plus près de l’écriture mathématique précédente: il existe x tel qu’il faille nier qu’il n’y a pas d’existence de x tel que x soit nié.  6 – Ces passages paraissent obscurs, voir Scilicet n° 4, pp. 61-62.

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