samedi, juillet 27, 2024
Recherches Lacan

LVIII Le transfert 1960 – 1961 Leçon du 23 novembre 1960

Leçon du 23 novembre 1960

Il s’agit aujourd’hui d’entrer dans l’examen du Banquet. C’est tout au moins ce que je vous ai promis la dernière fois.

Ce que je vous ai dit la dernière fois semble vous être parvenu avec des sorts divers. Les dégustateurs dégustent. Ils se disent : l’année sera-t-elle bonne ? Simplement j’aimerais qu’on ne s’arrête pas trop à ce qui peut apparaître d’approximatif dans certaines des touches d’où j’essaie d’éclairer notre chemin. J’ai essayé la dernière fois de vous montrer les portants de la scène dans laquelle va prendre place ce que nous avons à dire concernant le transfert. Il est bien certain que la référence au corps, et nommément à ce qui peut l’affecter de l’ordre de la beauté, n’était pas simplement l’occasion de faire de l’esprit autour de la référence transférentielle. On m’objecte à l’occasion qu’il arrive au cinéma*** quelquefois que le psychanalyste est un beau garçon et pas seulement dans le cas exceptionnel que j’ai signalé. Il convient de voir que c’est précisément au moment où au cinéma, l’analyse est prise comme prétexte à la comédie. Bref, vous allez voir que les principales références auxquelles je me suis référé la dernière fois trouvent leur justification dans la voie où nous allons avoir aujourd’hui à nous conduire.

Pour rapporter ce qu’il en est du Banquet ça n’est, pas commode, étant donné le style et les limites qui nous sont imposées par notre place, notre objet particulier qui — ne l’oublions pas — est particulièrement celui de l’expérience analytique. Se mettre à faire un commentaire en bon ordre de ce texte extraordinaire c’est, peut-être, nous forcer à un bien long détour qui ne nous laisserait plus ensuite assez de temps pour d’autres parties du champ, étant donné que nous choisissons le Banquet dans la mesure où il nous a semblé y être une introduction particulièrement illuminante de notre étude.

Donc il va nous falloir procéder selon une forme qui n’est évidemment pas celle qui serait d’un commentaire, disons, universitaire du Banquet. D’autre part, bien sûr, je suis forcé de supposer qu’au moins une part d’entre vous ne sont pas vraiment initiés à la pensée platonicienne. Je ne vous dis pas que moi-même je me considère à cet égard comme absolument armé. Néanmoins j’en ai quand même assez d’expérience, assez d’idée pour croire que je peux me permettre d’isoler, de concentrer les projecteurs sur le Banquet en respectant tout un arrière-plan. Je prie d’ailleurs ceux qui sont en l’état de le faire à l’occasion de me contrôler, de me faire observer ce que peut avoir, non pas d’arbitraire — il est forcément arbitraire cet éclairage — mais dans son arbitraire, ce qu’il pourrait avoir de forcé et de décentrant.

D’autre part je ne déteste pas, et je crois même qu’il faut mettre en relief un je ne sais quoi de cru, de neuf, dans l’abord d’un texte comme celui du Banquet. C’est pour ça que vous m’excuserez de vous le présenter sous une forme d’abord un peu paradoxale ou qui vous semblera peut-être telle. Il me semble que quelqu’un qui lit le Banquet pour la première fois, s’il n’est pas absolument obnubilé par le fait que c’est un texte d’une tradition respectable, ne peut pas manquer d’éprouver ce sentiment qu’on doit appeler à peu près, être soufflé. Je dirai plus. S’il a un peu d’imagination historique il me semble qu’il doit se demander comment une pareille chose a pu nous être conservée à travers ce que j’appellerai volontiers les générations de grimauds, de moines, de gens dont il ne semble pas qu’ils étaient par destination faits pour nous transmettre quelque chose ; [quelque chose] dont il me semble qu’il ne peut manquer de nous frapper, au moins par une de ses parties (par sa fin) que ça ne se rattache plutôt — pourquoi pas le dire — à ce qu’on appelle de nos jours une littérature spéciale, une littérature qui peut faire l’objet qui peut tomber sous le coup des perquisitions de la police.

À vrai dire si vous savez simplement lire-il me semble qu’on peut parler d’autant plus volontiers que, je crois qu’une fois n’est pas coutume, pas mal d’entre vous, à la suite de mon annonce de la dernière fois ont fait l’acquisition de cet ouvrage et donc ont dû y mettre leur nez — vous ne pouvez pas manquer d’être saisis par ce qui se passe dans la deuxième partie au moins de ce discours entre Alcibiade et Socrate en dehors des limites de ce qu’est le banquet lui-même. En tant que nous verrons tout à l’heure que c’est une cérémonie avec des règles, une sorte de rite, de concours intime entre gens de l’élite, de jeu de société… Ce jeu de société, ce sumposion nous voyons que ce n’est pas un prétexte au dialogue de Platon, cela se réfère à des mœurs, à des coutumes réglées diversement selon les localités de la Grèce, le niveau de culture dirions-nous, et ça n’est pas quelque chose d’exceptionnel que le règlement qui y est imposé. Que chacun y apporte son “écot” sous la forme d’une petite contribution, d’un discours réglé sur – un sujet. Néanmoins il y a quelque chose qui n’est pas prévu, il y a si l’on peut dire un désordre. Les règles ont même été données au début du Banquet qu’on n’y boira pas trop ; sans doute le prétexte est que la plupart des gens qui sont là ont déjà un fort mal aux cheveux pour avoir un peu trop bu la veille. On se rend compte aussi de l’importance du caractère sérieux du groupe d’élite que composent pour ce soir-là les co-buveurs.

Ce qui n’empêche pas qu’à un moment, qui est un moment où tout n’est pas fini loin de là, un des convives qui est Aristophane a quelque chose à faire remarquer de l’ordre d’une rectification à l’ordre du jour, ou. d’une demande d’explication. À ce moment-là entre un groupe de gens, eux, complètement ivres, à savoir Alcibiade et ses compagnons. Et Alcibiade, plutôt en l’air, usurpe la présidence et commence à tenir des propos qui sont exactement ceux dont j’entends vous faire valoir le caractère scandaleux.

 

Évidemment ceci suppose que nous nous faisons une certaine idée de ce qu’est Alcibiade, de ce que c’est que Socrate et ceci nous amène loin. Tout de même je voudrais que vous vous rendiez compte de ce que c’est qu’Alcibiade. Comme ça, pour l’usage courant, lisez dans Les vies des hommes illustres ce que Plutarque en écrit, ceci pour vous rendre compte du format du personnage.

Je sais bien là encore il faudra que vous fassiez un effort. Cette vie nous est décrite par Plutarque dans ce que j’appellerai l’atmosphère alexandrine, c’est à savoir d’un drôle de moment de l’histoire, où tout des personnages semble passer à l’état d’une sorte d’ombre. Je parle de l’accent moral de ce qui nous vient de cette époque qui participe d’une sorte de sortie des ombres, une sorte de/nekuia/comme on dit dans l’Odyssée.

La fabrication [d’hommes] de Plutarque, avec ce qu’ils ont d’ailleurs comporté de modèle, de paradigme, pour toute une tradition moraliste qui a suivi, ont ce je-ne-sais-quoi qui nous fait penser à l’être des zombis : c’est difficile d’y faire couler à nouveau un sang véritable. Mais tâchez de vous imaginer à partir de cette singulière carrière que nous trace Plutarque, ce qu’a pu être cet homme ; cet homme venant là devant Socrate, Socrate qui ailleurs déclare avoir été/prôtos erastès/le premier qui l’a aimé lui, Alcibiade, cet Alcibiade qui d’autre part est une sorte de pré-Alexandre, personnage dont sans aucun doute les aventures de politique sont toutes marquées du signe du défi, de l’extraordinaire tour de force, de l’incapacité de se situer ni de s’arrêter nulle part, et partout où il passe renversant la situation et faisant passer la victoire d’un camp à l’autre partout où il se promène mais, partout pourchassé, exilé et, il faut bien le dire, en raison de ses méfaits.

Il semble que si Athènes a perdu la guerre du Péloponnèse, c’est pour autant qu’elle a éprouvé le besoin de rappeler Alcibiade en plein cours des hostilités pour lui faire rendre compte d’une obscure histoire, celle dite de la mutilation des Hermès, qui nous paraît aussi inexplicable sûrement dans son fond un caractère de profanation, à proprement parler d’injure aux dieux.

Nous ne pouvons pas non plus absolument tenir la mémoire d’Alcibiade et de ses compagnons pour quitte. Je veux dire que ce n’est sans doute pas sans raison que le peuple d’Athènes lui en a demandé compte. Dans cette sorte de pratique évocatrice, par analogie, de je ne sais quelle messe noire, nous ne pouvons pas ne pas voir sur quel fond d’insurrection, de subversion par rapport aux lois de la cité, surgit un personnage comme celui d’Alcibiade. Un fond de rupture, de mépris des formes et des traditions, des lois, sans doute de la religion même… C’est bien là ce qu’un personnage traîne après lui d’inquiétant. Il ne traîne pas moins une séduction très singulière partout où il passe. Et après cette requête du peuple athénien, il passe ni plus ni moins à l’ennemi, à Sparte, à cette Sparte d’ailleurs dont il [Alcibiade] n’est pas pour rien qu’elle soit l’ennemie d’Athènes puisque, préalablement, il a tout fait pour faire échouer, en somme, les négociations de concorde.

Voilà qu’il passe à Sparte et ne trouve tout de suite rien de mieux, de plus digne de sa mémoire, que de faire un enfant à la reine, au vu et au su de tous. Il se trouve qu’on sait fort bien que le roi Agis ne couche pas depuis dix mois avec sa femme pour des raisons que je vous passe. Elle a un enfant, et aussi bien Alcibiade dira : au reste, ce n’est pas par plaisir que j’ai fait ça, c’est parce qu’il m’a semblé digne de moi d’assurer un trône à ma descendance, d’honorer par là le trône de Sparte de quelqu’un de ma race. Cette sorte de choses, on le conçoit, peut captiver un certain temps, elles se pardonnent mal. Et bien sûr vous savez qu’ Alcibiade, après avoir apporté ce présent et quelques idées ingénieuses à la conduite des hostilités, va porter ses quartiers ailleurs. Il ne manque pas de le faire dans le troisième camp, dans le camp des Perses, dans celui qui représente le pouvoir du roi de Perse en Asie Mineure, à savoir Tissapherne qui, nous dit Plutarque, n’aime guère les Grecs. Il les déteste à proprement parler, mais il est séduit par Alcibiade.

C’est à partir de là qu’Alcibiade va s’employer à retrouver la fortune d’Athènes. Il le fait à travers des conditions dont l’histoire bien sûr est également fort surprenante puisqu’il semble que ce soit vraiment au milieu d’une sorte de réseau d’agents doubles, d’une trahison permanente : tout ce qu’il donne comme avertissements aux Athéniens est immédiatement à travers un circuit rapporté à Sparte [et] aux Perses eux-mêmes qui le font savoir à celui nommément de la flotte athénienne qui a passé le renseignement ; de sorte qu’à la fois il se trouve à son tour savoir, être informé, qu’on sait parfaitement en haut lieu qu’il a trahi.

Ces personnages se débrouillent chacun comme ils peuvent. Il est certain qu’au milieu de tout cela Alcibiade redresse la fortune d’Athènes. A la suite de cela, sans que nous puissions être absolument sûrs des détails, selon la façon dont les historiens antiques le rapportent, il ne faut pas s’étonner si Alcibiade revient à Athènes avec ce que nous pourrions appeler les marques d’un triomphe hors ce tous les usages qui, malgré la joie du peuple athénien, va être le commencement d’un retour de l’opinion.

Nous nous trouvons en présence de quelqu’un qui ne peut manquer à chaque instant de provoquer ce qu’on peut appeler l’opinion. Sa mort est une chose bien étrange [elle aussi. Les obscurités planent sur qui en est le responsable ; ce qui est certain, c’est qu’il semble, qu’après une suite de renversements de sa fortune, de retournements, tous plus étonnants les uns que les autres, mais il semble qu’en tout cas, quelles que soient les difficultés où il se mette, il ne puisse jamais être abattu, une sorte d’immense concours de haines va aboutir à en finir avec Alcibiade par des procédés qui sont ceux, dont la légende, le mythe disent qu’il faut user avec le scorpion : on l’entoure d’un cercle de feu dont il s’échappe et c’est de loin à coups de javelines et de flèches qu’il faut l’abattre.

Telle est la carrière singulière d’Alcibiade. Si je vous ai fait apparaître le niveau d’une puissance, d’une pénétration d’esprit fort active, exceptionnelle, je dirai que le trait le plus saillant est encore ce reflet qu’y ajoute ce qu’on dit de la beauté non seulement précoce de l’enfant Alcibiade (que nous savons tout à fait liée à l’histoire du mode d’amour régnant alors en Grèce à savoir, de l’amour des enfants) mais cette beauté longtemps conservée qui fait que dans un âge avancé elle fait de lui quelqu’un qui séduit autant par sa forme que par son exceptionnelle intelligence.

Tel est le personnage. Et nous le voyons dans un concours qui réunit en somme des hommes savants, graves (encore que, dans ce contexte d’amour grec sur lequel nous allons mettre l’accent tout à l’heure qui apporte déjà un fond d’érotisme permanent sur lequel ces discours sur l’amour se détachent) nous le voyons donc qui vient raconter à tout le monde quelque chose que nous pouvons résumer à peu près en ces termes : à savoir les vains efforts qu’il a faits en son jeune temps, au temps où Socrate l’aimait, pour amener Socrate à le baiser.

Ceci est développé longuement avec des détails, et avec en somme une très grande crudité de termes. Il n’est pas douteux qu’il ait amené Socrate à perdre son contrôle, à manifester son trouble, à céder à des invites corporelles et directes, à une approche physique. Et c’est ceci qui publiquement [est rapporté] par un homme ivre sans doute, mais un homme ivre dont Platon ne dédaigne pas de nous rapporter dans toute leur étendue les propos — je ne sais pas si je me fais bien entendre.

Imaginez un livre qui paraîtrait, je ne dis pas de nos jours, car ceci parait environ une cinquantaine d’années après la scène qui est rapportée, Platon le fait paraître à cette distance, supposez que dans un certain temps, pour ménager les choses, un personnage qui serait disons M. Kennedy, dans un bouquin fait pour l’élite, Kennedy qui aurait été en même temps James Dean, vienne raconter comment il a tout fait au temps de son université pour se faire faire l’amour par… (disons une espèce de prof), je vous laisse le soin du choix d’un personnage. Il ne faudrait pas absolument le prendre dans le corps enseignant puisque Socrate n’était pas tout à fait un professeur. C’en était un tout de même d’un peu spécial. Imaginez que ce soit quelqu’un comme M. Massignon et qui soit en même temps Henry Miller. Cela ferait un certain effet. Cela amènerait au Jean-Jacques Pauvert qui publierait cet ouvrage quelques ennuis. Rappelons ceci au moment où il s’agit de constater que cet ouvrage étonnant nous a été transmis à travers les siècles par les mains de ce que nous devons appeler à divers titres des frères diversement ignorantins, ce qui fait que nous en avons sans aucun doute le texte complet.

Eh bien ! C’est ce que je pensais, non sans une certaine admiration, en feuilletant cette admirable édition que nous en a donné Henri Estienne avec une traduction latine. Et cette édition est quelque chose d’assez définitif pour qu’encore maintenant, dans toutes les éditions diversement savantes, critiques, elle soit déjà, celle-là, parfaitement critique pour qu’on nous en donne la pagination. Pour ceux qui entrent là un peu neufs, sachez que les petits 272 a ou autres, par lesquels vous voyez notées les pages auxquelles il convient de se reporter, c’est seulement la pagination Henri Estienne (1578). Henri Estienne n’était certainement pas un ignorantin, mais on a peine à croire que quelqu’un qui est capable (il n’a pas fait que cela) de se consacrer à mettre debout des éditions aussi monumentales [ait eu une] ouverture sur la vie telle qu’elle puisse pleinement appréhender le contenu de ce qu’il y a dans ce texte, je veux dire en tant que c’est éminemment un texte sur l’amour.

À la même époque — celle d’Henri Estienne — d’autres personnes s’intéressaient à l’amour et je peux bien tout vous dire : quand je vous ai parlé l’année dernière longuement de la sublimation autour de l’amour de la femme, la main que je tenais dans l’invisible n’était pas celle de Platon ni de quelqu’un d’érudit, mais celle de Marguerite de Navarre. J’y ai fait allusion sans insister. Sachez, pour cette sorte de banquet, de sumposion aussi qu’est son Heptaméron, elle a soigneusement exclu ces sortes de personnages à ongles noirs qui sortaient à l’époque en rénovant le contenu des bibliothèques. Elle ne veut que des cavaliers, des seigneurs, des personnages qui, parlant de l’amour parlent de quelque chose qu’ils ont eu le temps de vivre. Et aussi bien dans tous les commentaires qui ont été donnés du Banquet, c’est bien de cette dimension qui semble manquer bien souvent que nous avons soif. Peu importe.

Marguerite de Navarre, Heptaméron, M. François Ed., Paris, 1960Parmi ces gens qui ne doutent jamais que leur compréhension-comme dit Jaspers- n’atteigne les limites du concret-sensible-compréhensible, l’histoire d’Alcibiade et de Socrate a toujours été difficile à avaler. Je n’en veux pour témoin que ceci : c’est que Louis le Roy 11559, Ludovicus Rejus, qui est le premier traducteur en français de ces textes qui venaient d’émerger de l’Orient pour la culture occidentale, tout simplement s’est arrêté là, à l’entrée d’Alcibiade. Il n’a pas traduit après. Il lui a semblé qu’on avait fait d’assez beaux discours avant qu’Alcibiade rentre. Ce qui est bien le cas d’ailleurs. Alcibiade lui a paru quelque chose de surajouté, d’apocryphe, et il n’est pas le seul à se comporter ainsi. Je vous passe les détails. Mais Racine un jour a reçu d’une dame qui s’était employée à la traduction du Banquet un manuscrit pour le revoir. Racine qui était un homme sensible a considéré cela comme intraduisible et pas seulement l’histoire d’Alcibiade, mais tout le Banquet. Nous avons ses notes qui nous prouvent qu’il a regardé de très près le manuscrit qui lui était envoyé ; mais pour ce qui est de le refaire, car il s’agissait de rien moins que de le refaire (il fallait quelqu’un comme Racine pour traduire le grec), il a refusé. Très peu pour lui. Troisième référence. J’ai la chance d’avoir cueilli il y a bien longtemps, dans un coin, les notes manuscrites d’un cours de Brochard sur Platon. C’est fort remarquable, ces notes sont remarquablement prises, l’écriture est exquise. À propos de la théorie de l’amour, Brochard bien sûr se réfère à tout ce qu’il convient ; le Lysis, le Phèdre, le Banquet. C’est surtout le Banquet. Il y a un très joli jeu de substitution quand on arrive à l’affaire d’Alcibiade. Il embraye, il aiguille les choses sur le Phèdre qui, à ce moment-là, prend le relais. L’histoire d’Alcibiade, il ne s’en charge pas.

Cette réserve après tout mérite plutôt notre respect. Je veux dire que c’est tout au moins le sentiment qu’il y a là quelque chose qui fait question. Et nous aimons mieux cela que de le voir résolu par des hypothèses singulières qui ne sont pas rares à se faire jour. La plus belle d’entre elles – je vous la donne en mille — M. Léon Robin s’y rallie (ce qui est étonnant) c’est que Platon a voulu là faire rendre justice à son maître. Les érudits ont découvert qu’un nommé Polycrate avait fait sortir [un pamphlet] quelques années après la mort de Socrate. Vous savez qu’il succomba sous diverses accusations dont se firent les porteurs trois personnages dont un nommé Anytus. Un certain Polycrate aurait remis ça effectivement dans la bouche d’Anytus, un réquisitoire dont le corps principal aurait été constitué par le. fait que Socrate serait responsable précisément de ce dont je vous ai parlé tout à l’heure, à savoir de ce qu’on peut appeler le scandale, le sillage de corruption ; il aurait traîné toute sa vie après lui Alcibiade, avec le cortège de troubles sinon de catastrophes qu’il aurait entraîné avec lui.

Il faut avouer que l’idée que Platon ait innocenté Socrate, ses mœurs, sinon son influence en nous mettant en face d’une scène de confession publique de ce caractère, c’est vraiment le pavé de l’ours. Il faut vraiment se demander à quoi rêvent les gens qui émettent de pareilles hypothèses. Que Socrate ait résisté aux entreprises d’Alcibiade, que ceci à soi tout seul puisse justifier ce morceau du Banquet comme quelque chose destiné à rehausser le sens de sa mission auprès de l’opinion publique, c’est quelque chose qui, quant à moi, ne peut pas manquer de me laisser pantois.

Il faut tout de même bien. que ou bien nous soyons devant une séquelle de raisons pour lesquelles Platon ne nous avise guère ou bien que ce morceau ait en effet sa fonction, je veux dire cette irruption du personnage  qui a tout de même le plus étroit rapport avec ce dont il s’agit : la question de l’amour.

Alors pour voir ce qu’il en est, et c’est justement parce que, ce qu’il en est, est justement le point autour duquel tourne tout ce dont il s’agit dans le Banquet, le point autour duquel va s’éclairer au plus profond non pas tellement la question de la nature de l’amour que la question qui ici nous intéresse, à savoir, de son rapport avec le transfert. C’est à cause de cela que je fais porter la question sur cette articulation entre le texte qui nous est rapporté des discours prononcés dans le sumposion, (416 av. JC) et l’irruption d’Alcibiade.

Là il faut que je vous brosse d’abord quelque chose concernant le sens de ces discours, le texte d’abord qui nous en est retransmis, le récit. Qu’est-ce que c’est en somme que ce texte? Qu’est-ce que nous raconte Platon?

D’abord on peut se le demander. Est-ce une fiction, une fabrication, comme manifestement beaucoup de ses dialogues qui sont des compositions obéissant à certaines lois (et dieu sait là-dessus qu’il faudrait beaucoup en dire)? Pourquoi ce genre? Pourquoi cette loi du dialogue? Il faut bien que nous laissions des choses de côté; je vous indique seulement qu’il y a là-dessus tout un pan de choses à connaître. Mais cela a tout de même un autre caractère, caractère d’ailleurs qui n’est pas tout à fait étranger au mode sous lequel nous sont montrés certains de ces dialogues.

Pour me faire comprendre, je vous dirai ceci : si nous pouvons prendre le Banquet comme nous allons le prendre, disons comme une sorte de compte-rendu de séances psychanalytiques (car effectivement c’est de quelque chose comme cela qu’il s’agit) puisque à mesure que progressent; se succèdent les contributions des différents participants à ce sumposion quelque chose se passe qui est l’éclairement successif de chacun de ces flashes par celui qui suit, puis à la fin quelque chose qui nous est rapporté vraiment comme cette sorte de fait brut voire gênant, l’irruption de la vie là-dedans; la présence d’Alcibiade. Et c’est à nous de comprendre quel sens il y a justement dans ce discours d’Alcibiade.

Alors donc, si c’est de cela qu’il s’agit, nous en aurions d’après Platon une sorte d’enregistrement. Comme il n’y avait pas de magnétophone, nous dirons que c’est un enregistrement sur cervelle. L’enregistrement sur cervelle est une pratique excessivement ancienne, qui a soutenu -je dirai même – le mode d’écoute pendant de longs siècles des gens qui participaient à des choses sérieuses, tant que l’écrit n’avait pas pris cette fonction de facteur dominant dans la culture qui est celui qu’il a de nos jours. Comme les choses peuvent s’écrire, les choses qui sont à retenir pour nous sont dans ce que j’ai appelé les kilos de langage c’est à dire, des piles de livres et des tas de papiers. Mais quand le papier était plus rare, et les livres beaucoup plus difficiles à fabriquer et à diffuser, c’était une chose excessivement importante que d’avoir une bonne mémoire, et – si je puis dire – de vivre tout ce qui s’entendait dans le registre de la mémoire qui le garde. Et ce n’est pas simplement au début du Banquet mais dans toutes les traditions que nous connaissons que nous pouvons voir le témoignage que la transmission orale des sciences et des sagesses y est absolument essentielle. C’est à cause de cela d’ailleurs que nous en connaissons encore quelque chose, c’est dans la mesure où l’écriture n’existe pas que la tradition orale fait fonction de support. Et c’est bien à cela que Platon se référait dans le mode sous lequel il nous présente… sous lequel nous arrive le texte du Banquet. Il le fait raconter par quelqu’un qui s’appelle Apollodore. Nous connaissons l’existence de ce personnage. Il existe historiquement et il est censé cet Apollodore que Platon fait parler (car Apollodore parle) venir dans un temps daté à environ un peu plus d’une trentaine d’années avant la parution du Banquet si on prend la date d’à peu près 370 pour la sortie du Banquet. C’est avant la mort de Socrate [399] que se place ce que Platon nous dit être le moment où est ** retransmis par Apollodore ce compte-rendu [recueilli d’Aristodème] de ce qui s’est passé, quinze ans encore avant ce moment où il est censé le recevoir puisque nous avons des raisons de savoir que c’est en 416 que se serait tenu ce prétendu sumposion auquel il [Aristodème] a assisté.

C’est donc seize ans après qu’un personnage extrait de sa mémoire le texte littéral de -ce qui se serait dit. Donc, le moins qu’on puisse dire, c’est que Platon prend tous les procédés nécessaires à nous faire croire tout au moins à ce qui se pratiquait couramment et ce qui s’est toujours pratiqué dans ces phases de la culture, à savoir ce que j’ai appelé l’enregistrement sur cervelle. Il souligne que le même personnage, Aristodème n’avait pas gardé un entier souvenir]…qu’il y a- des bouts de la bande abîmés, que sur certains points il peut. y avoir des manques. Tout ceci évidemment ne tranche pas absolument la question de la véracité historique mais a pourtant une grande vraisemblance. Si c’est un mensonge, c’est un mensonge beau. Comme d’autre part c’est manifestement un ouvrage d’amour, et que, peut-être arriverons-nous à voir pointer la notion après tout que seuls les menteurs peuvent répondre dignement à l’amour, dans ce cas même, le Banquet répondrait certainement à quelque chose qui est comme (ceci par contre nous est légué sans ambiguïté) la référence élective de l’action de Socrate à l’amour.

C’est bien pour cela que le Banquet est un témoignage si important. Nous savons que Socrate lui-même témoigne, s’affirme ne connaître vraiment quelque chose (sans doute le Théagès où il le dit n’est pas un dialogue de Platon mais c’est un dialogue quand même de quelqu’un qui écrivait sur ce qu’on savait de Socrate et ce qui restait de Socrate) et Socrate dans le Théagès nous est attesté avoir dit expressément ne savoir rien en somme que cette petite chose de science /smikrou tinos mathèmatos/ qui est celle de /-tôn erôtikôn /, les choses de l’amour. Il le répète en ces propres termes, en des termes qui sont exactement les mêmes en un point du Banquet.

Le sujet donc du Banquet est    ceci … le sujet   a été proposé, avancé par le personnage de Phèdre ni plus ni moins. Phèdre sera celui aussi qui a donné son nom à un autre discours, celui auquel je me suis référé l’année dernière à propos du beau et où il s’agit aussi d’amour (les deux sont reliés dans la pensée platonicienne) Phèdre est dit /[patèr tou logou]/, le père du sujet, à propos de ce dont il va s’agir dans le Banquet, le sujet est celui-ci : en somme à quoi ça sert d’être savant en amour? Et nous savons que Socrate prétend n’être savant en rien d’autre. Il n’en devient que plus frappant de faire cette remarque que vous pourrez apprécier à sa juste valeur quand vous vous reporterez au texte : vous apercevoir que Socrate ne dit presque rien en son nom. Ce “presque rien” je vous dirai si nous avons .le temps aujourd’hui, il est important.

Je crois que nous arrivons juste au moment où je pourrai vous le dire, presque sans rien, sans doute est-ce essentiel. Et c’est autour de ce “presque rien” que tourne vraiment la scène, à savoir qu’on commence à parler vraiment du sujet comme il fallait s’y attendre.

Disons tout de suite qu’en fin de compte, dans l’espèce de réglage, d’accommodement de la hauteur à quoi prendre les choses, vous verrez qu’en fin de compte Socrate ne le met pas tellement haut par rapport à ce que disent les autres; ça consiste plutôt à cadrer les choses, à régler les lumières de façon à ce qu’on voie justement cette hauteur qui est moyenne. Si Socrate nous dit quelque chose c’est, assurément, que l’amour n’est pas chose divine. Il ne met pas ça très haut, mais c’est cela qu’il aime, il n’aime même que ça. Ceci dit, le moment où il prend la parole vaut bien la peine aussi qu’on le souligne, c’est justement après Agathon. je suis bien forcé de les faire entrer les uns après les autres, au fur et à mesure de mon discours, au lieu de les faire entrer dès le départ à savoir Phèdre, Pausanias, Aristodème qui est venu là je dois dire en cure-dent, c’est-à-dire qu’il a rencontré (Agathon), Socrate, et que Socrate l’a amené; il y a aussi Eryximaque qui est un confrère pour la plupart d’entre vous, qui est un médecin; il y a Agathon qui est l’hôte, Socrate (qui a amené Aristodème) qui arrive très en retard parce qu’en route il a eu ce que nous pourrions appeler une crise. Les crises de Socrate consistent à s’arrêter pile, à se tenir debout sur un pied dans un coin. Il s’arrête dans la maison voisine où il n’a rien à faire. Il est planté dans le vestibule entre le porte-parapluie et le porte-manteau et il n’y a plus moyen de le réveiller. Il faut mettre un tout petit peu d’atmosphère autour de ces choses. Ce n’est pas du tout des histoires comme vous le verrez aussi ennuyeuses que vous le voyiez au collège.

Un jour j’aimerais vous faire un discours où je prendrais mes exemples justement dans le Phèdre, ou encore dans telle pièce d’Aristophane, sur quelque chose d’absolument essentiel sans lequel il n’y a pas moyen tout de même de comprendre comment se situe,, ce que j’appellerai dans tout ce que nous propose l’Antiquité, le cercle éclairé de la Grèce.

Nous, nous vivons tout le temps au milieu de la lumière. La nuit est en somme véhiculée sur un ruisseau de néon. Mais imaginez tout de même que jusqu’à une époque qu’il n’y a pas besoin de reporter au temps de Platon, époque relativement récente, la nuit était la nuit. Quand on vient frapper, au début du Phèdre, pour réveiller Socrate, parce qu’il faut se lever un petit peu avant le point du jour (j’espère que c’est dans le Phèdre mais peu importe, c’est au début d’un dialogue de Platon)  c’est toute une affaire. Il se lève, et il est vraiment dans le noir, c’est-à-dire qu’il renverse des choses s’il fait trois pas. Au début d’une pièce d’Aristophane à laquelle je faisais allusion aussi, quand on est dans le noir on est vraiment dans le noir, c’est là qu’on ne reconnaît pas la personne qui vous touche la main.

Pour prendre ce qui se passe encore au temps de Marguerite de Navarre, les histoires de l’Heptaméron sont remplies d’histoires de cette sorte. Leur possibilité repose sur le fait qu’à cette époque-là, quand on glisse dans le lit d’une dame la nuit, il est considéré comme une des choses les plus possibles qui soient, à condition de la fermer, de se faire prendre pour son mari ou pour son amant. Et cela se pratique, semble-t-il, couramment. Ceci change tout à fait la dimension des rapports entre les êtres humains. Et évidemment ce que j’appellerai dans un tout autre sens la diffusion des lumières change beaucoup de choses au fait que la nuit ne soit pas pour nous une réalité consistante, ne puisse pas couler d’une louche, faire une épaisseur de noir, nous ôte certaines choses, beaucoup de choses.

Tout ceci pour revenir à notre sujet qui est celui auquel il nous faut bien venir, à savoir ce que signifie ce cercle éclairé dans lequel nous sommes, et ce donc: il s’agit à propos de l’amour quand on en parle en Grèce. Quand on en parle, eh bien… comme dirait M. de la Palisse, il s’agit de l’amour grec.

L’amour grec, il faut bien vous faire à cette idée, c’est l’amour des beaux garçons. Et puis, tiret, rien de plus. Il est bien clair que quand on parle de l’amour on ne parle pas d’autre chose. Tous les efforts que nous faisons pour mettre ceci à sa place sont voués d’avance à l’échec. Je veux dire que pour essayer de voir exactement ce que c’est nous sommes obligés de pousser les meubles d’une certaine façon, de rétablir certaines perspectives, de nous mettre dans une certaine position plus ou moins oblique, de dire qu’il n’y avait forcément pas que ça … évidemment… bien sûr…

Il n’en reste pas moins que sur le plan de l’amour il n’y avait que ça. Mais alors d’autre part, si on dit cela, vous allez me dire l’amour des garçons est quelque chose d’universellement reçu. Et non! Même quand on dit cela il n’en reste pas moins que dans toute une partie de la Grèce c’était fort mal vu, que dans une toute autre partie de la Grèce,- c’est Pausanias qui le souligne dans le Banquet c’était très bien vu, et comme c’était la partie totalitaire de la Grèce, les Béotiens, les Spartiates qui faisaient partie des totalitaires (tout ce qui n’est pas interdit est obligatoire) non seulement c’était très bien vu, mais c’était le service commandé. Il ne s’agissait pas de s’y soustraire. Et Pausanias dit : il y a des gens qui sont beaucoup mieux. Chez nous, les Athéniens, c’est bien vu mais c’est défendu tout de même, et naturellement ça renforce le prix de la chose. Voilà à peu près ce que nous dit Pausanias.

Tout ceci, bien sûr, dans le fond, n’est pas pour nous apprendre grand-chose, sinon que c’était plus vraisemblable à une seule condition, que nous comprenions à peu près à quoi ça correspond. Pour s’en faire une idée, il faut se référer à ce que j’ai dit l’année dernière de l’amour courtois. C’est pas la même chose bien sûr, mais ça occupe dans la société une fonction analogue. Je veux dire que c’est bien évidemment de l’ordre et de la fonction de la sublimation, au sens où j’ai essayé l’année dernière d’apporter sur ce sujet une légère rectification dans vos esprits sur ce qu’il en est réellement de la fonction de la sublimation.

Disons qu’il ne s’agit là de rien que nous ne puissions mettre sous le registre d’une espèce de régression à l’échelle collective. Je veux dire que ce quelque chose que la doctrine analytique nous indique être le support du lien social comme tel, de la fraternité entre hommes, l’homosexualité l’attache à cette neutralisation du lien. Ce n’est pas de cela dont il s’agit. Il ne s’agit pas d’une dissolution de ce lien social, d’un retour à la forme innée, c’est bien évidemment autre chose. C’est un fait de culture et aussi bien il est clair que c’est dans les milieux des maîtres de la Grèce, au milieu des gens d’une certaine classe, au niveau où règne et où s’élabore la culture, que cet amour est mis en pratique. Ι1 est évidemment le grand centre d’élaboration des relations interhumaines.

Je vous rappelle sous une autre forme, le quelque chose que j’avais déjà indiqué lors de la fin d’un séminaire précédent, le schéma du rapport de la perversion avec la culture en tant qu’elle se distingue de la société. Si la société entraîne par son effet de censure une forme de désagrégation qui s’appelle la névrose, c’est dans un sens contraire d’élaboration, de construction, de sublimation – disons le mot – que peut se concevoir la perversion quand elle est produit de la culture. Et si vous voulez, le cercle se ferme: la perversion apportant des éléments qui travaillent la société, la névrose favorisant la création de nouveaux éléments de culture. Cela n’empêche pas, toute sublimation qu’elle soit, que l’amour grec ne reste une perversion. Nul point de vue culturaliste n’a ici à se faire valoir. Ι1 n’y a pas à nous dire que sous prétexte que c’était une perversion reçue, approuvée, voire fêtée… l’homosexualité n’en reste pas moins ce que c’était : une perversion. Que vouloir nous dire pour arranger les choses que si, nous, nous soignons l’homosexualité, c’est que de notre temps l’homosexualité c’est tout à fait autre chose, ce n’est plus à la page, et qu’au temps des grecs par contre elle a joué sa fonction culturelle et comme telle est digne de tous nos égards, c’est vraiment éluder ce qui est à proprement parler le problème. La seule chose qui différencie l’homosexualité contemporaine à laquelle nous avons affaire et la perversion grecque, mon dieu, je crois qu’on ne peut guère la trouver dans autre chose que dans la qualité des objets. Ici, les lycéens sont acnéiques et crétinisés par l’éducation qu’ils reçoivent et ces conditions sont peu favorables à ce que ce soit eux qui soient l’objet des hommages; il semble  qu’on soit obligé d’aller chercher les objets dans les coins latéraux, le ruisseau, c’est toute la différence. Mais la structure, elle, n’est en rien à distinguer.

Bien entendu ceci fait scandale, vue l’éminente dignité dont nous avons revêtu le message grec. Et alors il y a de bons propos dont on s’entoure à cet usage, c’est à savoir qu’on nous dit : quand même ne croyez pas pour autant que les femmes ne reçussent pas les hommages qui convenaient. Ainsi Socrate, n’oubliez pas, justement dans le Banquet, où, je vous l’ai dit, il dit très peu de choses en son nom – mais c’est énorme ce qu’il parle – seulement il fait parler à sa place une femme : Diotime. N’y voyez-vous pas le témoignage que le suprême hommage revient, même dans la bouche de Socrate, à la femme? Voilà tout au moins ce que les bonnes âmes ne manquent jamais à ce détour de nous faire valoir; et ceci ajouté, vous savez de temps en temps il allait rendre visite à Laïs, à Aspasie – tout ce qu’on peut ramener des ragots des historiens – à Théodota qui était la maîtresse d’Alcibiade. Et sur Xanthippe, la fameuse, dont je vous parlais l’autre jour, elle était là le jour de sa mort vous savez, et même qu’elle poussait des cris à assourdir le monde. Il n’y a qu’un malheur… cela nous est attesté dans le Phédon, de toute façon, Socrate invite qu’on la couche promptement, qu’on la fasse sortir au plus vite et qu’on puisse parler tranquille, on n’a plus que quelques heures.

A ceci près, la fonction de la dignité des femmes serait préservée. Je ne doute pas en effet de l’importance des femmes dans la société grecque antique, je dirai même plus, c’est une chose très sérieuse dont vous verrez la portée dans la suite. C’est qu’elles avaient ce que j’appellerai leur vraie place. Non seulement elles avaient leur vraie place, mais ceci veut dire qu’elles avaient un poids tout à fait éminent dans les relations d’amour comme nous en avons toutes sortes de témoignages. C’est qu’il s’avère, à condition toujours de savoir lire – il ne faut pas         lire les auteurs antiques avec des lunettes grillagées – [il s’avère] qu’elles avaient ce rôle pour nous voilé mais pourtant très éminemment, le leur dans l’amour : simplement le rôle actif, à savoir que la différence qu’il y a entre la femme antique et la femme moderne c’est qu’elle exigeait son dû, c’est qu’elle attaquait l’homme. Voilà ce que vous pourrez, je crois, toucher du doigt dans bien des cas. En tout cas lorsque vous serez éveillés à ce point de vue sur la question vous remarquerez bien des choses qui autrement, dans l’histoire antique, paraîtraient étranges. En tous les cas Aristophane, qui était un très bon metteur en scène de music-hall, ne nous a pas dissimulé comment se comportaient les femmes de son temps. Il n’y a jamais rien eu de plus caractéristique et de plus cru concernant les entreprises – si je puis dire des femmes. Et c’est bien justement pour cela que l’amour savant – si je puis dire – se réfugiait ailleurs.

Nous avons là en tout cas une des clefs de la question et qui n’est pas faite pour étonner tellement les psychanalystes.

Tout ceci paraîtra peut-être un bien long détour pour excuser que dans notre entreprise (qui est d’analyser un texte dont l’objet est de savoir ce que c’est que d’être savant en amour) nous prenions quelque chose évidemment, nous prenions ce que nous savons, qu’il relève du temps de l’amour grec, cet amour si je puis dire de l’école, je veux dire des écoliers. Eh bien, c’est pour des raisons techniques de simplification, d’exemple, de modèle qui permet de voir une articulation autrement toujours élidée dans ce qu’il y a de trop compliqué dans l’amour avec les femmes, c’est à cause de cela que cet amour de l’école peut bien nous servir, peut légitimement servir à tous (pour notre objet) d’école de l’amour.

Ça ne veut pas dire, bien sûr, qu’il soit à recommencer. Je tiens à éviter tous les malentendus, parce qu’on dira bientôt que je me fais ici propagateur de l’amour platonique. Il y a beaucoup de raisons pour lesquelles ça ne peut plus servir d’école de l’amour. Si je vous disais lesquelles, ce serait encore donner des grands coups d’épée dans des rideaux dont on ne contrôle pas ce qu’il y a derrière – croyez-moi – j’évite en général. Il y a une raison pour laquelle il n’y a pas de raison de recommencer, pour laquelle c’est même impossible de recommencer, et une des raisons qui vous étonnera peut-être si je la promeus devant vous c’est que, pour nous, au point où nous en sommes, même si vous ne vous en êtes pas encore aperçus vous vous en apercevrez si vous réfléchissez un petit peu, l’amour et son phénomène et sa culture et sa dimension est depuis quelque temps désengrené d’avec la beauté. Ça peut vous étonner, mais c’est comme ça.

Contrôlez ça des deux côtés. Du côté des œuvres belles de l’art d’une part, du côté de l’amour aussi, et vous vous apercevrez que c’est vrai. C’est en tout cas une condition qui rend difficile… et c’est justement pour cela que je fais tout ce détour pour vous accommoder à ce dont il s’agit, nous revenons à la fonction de la beauté, à la fonction tragique de la beauté puisque c’est celle-là que j’ai mise en avant l’année dernière – la dimension [de la beauté – et c’est cela qui donne son véritable sens à ce que Platon va nous dire de l’amour.

D’autre part, il est tout à fait clair qu’actuellement ce n’est plus du tout au niveau de la tragédie, ni à un autre niveau dont je parlerai tout à l’heure que l’amour est accordé, c’est au niveau de ce que dans le Banquet on appelle, dans le discours d’Agathon, le niveau de Polymnie. C’est au niveau du lyrisme, et dans l’ordre des créations d’art, au niveau de ce qui se présente bien comme la matérialisation la plus vive de la fiction comme essentielle, c’est à savoir ce qu’on appelle chez nous le cinéma. Platon serait comblé par cette invention. Il n’y a pas de meilleure illustration pour les arts de ce que Platon met à l’orée de sa vision du monde, que ce “quelque chose” qui s’exprime dans le mythe de la caverne que nous voyons tous les jours illustré par ces rayons dansants qui viennent sur l’écran manifester tous nos sentiments à l’état d’ombres.

C’est bien à cette dimension qu’appartiennent le plus éminemment dans l’art de nos jours la défense et l’illustration de l’amour. C’est bien pour cela qu’une des choses que je vous ai dites – qui va pourtant être ce autour de quoi nous allons centrer notre progrès – une des choses que je vous ai dite et qui n’est pas sans éveiller vos réticences, parce que je l’ai dite très incidemment: l’amour est un sentiment comique. Même, cela demande un effort pour que nous revenions au point de convenable accommodement qui lui donne sa portée.

Il y a deux choses que j’ai notées dans mon discours passé concernant l’amour et je les rappelle. La première est que l’amour est un sentiment comique, et vous verrez ce qui dans notre investigation l’illustrera. Nous bouclerons à ce propos la boucle qui nous permettra de ramener ce qui est essentiel : la véritable nature de la comédie. Et c’est tellement essentiel et indispensable que c’est pour cela qu’il y a dans le Banquet, ce que depuis le temps des commentateurs n’ont jamais réussi à expliquer, à savoir, la présence d’Aristophane. Il était, historiquement parlant, l’ennemi juré de Socrate; il est là pourtant.

La seconde chose que je voulais dire – vous le verrez – que nous retrouverons à tout instant, qui nous servira de guide, c’est que l’amour c’est de donner ce qu’on n’a pas. Ceci vous le verrez également venir ans une des chevilles  essentielles de ce que nous aurons à rencontrer dans notre commentaire.

Quoiqu’il en soit, pour entrer dans ce sujet, dans ce démontage par quoi le discours de Socrate autour de l’amour grec sera pour nous quelque chose d’éclairant, disons que l’amour grec nous permet de dégager dans la relation de l’amour les deux partenaires au neutre (je veux dire à ce quelque chose de pur qui s’exprime naturellement au genre masculin), c’est de permettre d’abord d’articuler ce qui se passe dans l’amour au niveau de ce couple que sont respectivement l’amant et l’aimé, /erastès/ et /erômenos/.

Ce que je vous dirai la prochaine fois consiste à vous montrer comment, autour de ces deux fonctions l’amant et l’aimé, le procès de ce qui se déroule dans le Banquet est tel que nous pouvons attribuer respectivement, avec toute la rigueur dont l’expérience analytique est capable, ce dont il s’agit… En d’autres termes nous y verrons articulé en clair, à une époque où l’expérience analytique comme telle manque, où l’inconscient dans sa fonction propre par rapport au sujet est assurément la dimension la moins soupçonnée, et donc avec les limitations que ceci comporte, vous verrez articulé de la façon la plus claire ce quelque chose qui vient rencontrer le sommet de notre expérience; ce que j’ai essayé tout au long de ces années de dérouler devant vous sous la double rubrique, la première année de La relation d’objet, l’année qui l’a suivie, du Désir et de son interprétation … vous verrez apparaître clairement et dans les formules qui sont proprement celles auxquelles nous avons abouti, l’amant comme sujet du désir (et tenant compte de ce que ça veut dire dans tout son poids pour nous le désir) l’erômenos, l’aimé, comme celui qui dans ce couple; est le seul à avoir quelque chose.

La question de savoir si “ce qu’il a” (car c’est l’aimé qui l’a) a un rapport je dirai même un rapport quelconque avec ce dont l’autre, le sujet du désir manque. Je dirai ceci, la question des rapports entre le désir et celui devant quoi le désir se fixe – vous le savez – nous a menés déjà autour de la notion du désir en tant que désir d’autre chose. Nous y sommes arrivés par les voies de l’analyse des effets ou langage sur le sujet. C’est étrange qu’une dialectique de l’amour, celle de Socrate, qui s’est faite précisément, tout entière par le moyen de la dialectique, d’une épreuve des effets impératoires de l’interrogation comme telle, ne nous ramène pas au même carrefour. Vous verrez que bien plus que nous ramener au même carrefour elle nous permettra d’aller au-delà, à savoir, de saisir le moment de bascule, le moment de retournement où de la conjonction du désir avec son objet en tant qu’inadéquat, doit surgir cette signification qui s’appelle l’amour.

Impossible, sans avoir saisi dans cette articulation, ce qu’elle comporte de conditions dans le symbolique, l’imaginaire et, le réel…de ne pas saisir ce dont il s’agit, à savoir dans cet effet si étrange par son automatisme qui s’appelle le transfert, de mesurer, de comparer quelle est entre ce transfert et l’amour la part, la dose, de ce qu’il faut leur attribuer à chacun et réciproquement, d’illusion ou de vérité. Dans ceci la voie et l’investigation où je vous ai introduits aujourd’hui va s’avérer être pour nous d’une importance inaugurale.

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