samedi, juillet 27, 2024
Recherches Lacan

LVIII Le transfert 1960 – 1961 Leçon du 7 décembre 1960

Leçon du  7 décembre 1960

Je vais essayer aujourd’hui d’avancer sur l’analyse du Banquet qui est le chemin que j’ai choisi pour vous introduire cette année au problème du transfert. Souvenez-vous jusqu’où nous sommes allés la dernière fois à la fin du premier discours du discours de Phèdre. Je ne voudrais pas, de chacun de ces discours tels qu’ils vont se succéder [vous en faire parcourir le chemin pas à pas] : lui de Pausanias, celui d’Eryximaque celui d’Aristophane, celui d’Agathon qui est l’hôte de ce Banquet dont le témoin est Aristodème, dont celui qui parle en nous rapportant ce qu’il a recueilli d’Aristodème est Apollodore. C’est donc un bout à l’autre Apollodore qui parle, répétant ce qu’a dit Aristodème. Après Agathon vient Socrate, Socrate dont vous verrez quel chemin singulier il prend pour s’en exprimer de ce qu’il sait lui, être l’amour. Vous savez également que le premier épisode c’est l’entrée d’Alcibiade cette sorte de confession publique étonnante dans sa quasi-indécence qui est celle qui nous est présentée à la fin ce dialogue et qui est restée une énigme pour tous les commentateurs. Il y a aussi quelque chose après nous y viendrons. Je voudrais éviter d’avoir à vous dire parcourir ce chemin pas à pas, discours par discours ou qu’en fin de compte vous soyez égarés ou lassés et que vous perdiez le but où l’on va, le sens de ce point où l’on va.

Et c’est pour cela que la dernière fois j’avais introduit mon discours par ces mots sur l’objet, sur cet être de l’objet que nous pouvons toujours nous dire (à plus ou moins bon titre mais toujours à quelque titre) avoir manqué c’est, je veux dire, de lui avoir fait défaut. Cette atteinte qu’il convenait que nous recherchions pendant qu’il était temps, cet être de l’autre, je vais y revenir en précisant ce dont s’agit par rapport aux deux termes de référence de ce qu’on appelle en l’occasion l’intersubjectivité, je veux dire l’accent mis sur ceci que cet autre nous devons y reconnaître un sujet comme nous et que ce serait dans ce « je », dans cette direction qu’est l’essentiel de cet avènement à l’être de l’autre. Dans une autre direction aussi, c’est à savoir ce que je veux dire quand j’essaie d’articuler rôle, la fonction du désir dans cette appréhension de l’autre, telle qu’elle se produit dans le couple erastès-erômenos. Celui qui a organisé toute la méditation sur l’amour depuis Platon jusqu’à la méditation chrétienne. Cet être de, l’autre dans le désir, je pense déjà l’avoir assez indiqué, n’est point un sujet. L’erômenos est, je dirais/erômenos/aussi bien/ta paidika/au neutre pluriel : les choses de l’enfant aimé, peut-on traduire. L’autre proprement, en tant qu’il est visé dans le désir, est visé ai-je dit, comme objet aimé. Qu’est-ce à dire ? C’est que ce que nous pouvons nous dire avoir manqué dans celui qui déjà est trop loin pour que nous revenions sur notre défaillance, c’est bien sa qualité d’objet je veux dire qu’essentiellement ce qui amorce ce mouvement (dont il s’agit dans l’accès que nous donne à l’autre, de l’amour) c’est ce désir pour l’objet aimé qui est quelque chose que, si je voulais imager je comparerais à la main qui s’avance pour atteindre le fruit quand il est mûr pour attirer la rose qui s’est ouverte, pour attiser la bûche qui s’allume soudain. Entendez-moi bien pour la suite de ce que je vais dire. [Ce que] je fais dans cette image qui s’arrêtera là : j’ébauche devant vous ce qu’on appelle un mythe. Vous allez bien le voir [dans] le caractère miraculeux de la suite de l’image. Quand je vous [ail dit la dernière fois que les dieux d’où l’on part megas theos c’est un grand dieu que l’Amour dit d’abord Phèdre les dieux, c’est une manifestation du réel… tout passage de cette manifestation à un ordre symbolique nous éloigne de cette révélation du réel. Phèdre nous dit que l’Amour qui est le premier des dieux qu’a imaginé la Déesse du Parménide (dans lequel je ne peux point ici m’arrêter) et que Jean Beaufret dans son livre sur Parménide identifie, je crois, plus justement qu’à n’importe quelle autre fonction, à la vérité, la vérité dans sa structure radicale — et reportez-vous là-dessus à la façon dont j’en ai parlé dans La Chose Freudienne : la première imagination, invention de la vérité, c’est l’amour — et aussi bien nous est-il ici présenté comme étant sans père ni mère. Il n y a point de généalogie de l’Amour. Pourtant déjà la référence se fait à Hésiode dans les formes les plus mythiques. Dans la présentation des dieux ce quelque chose s’ordonne qui est une généalogie, un système de la parenté, une théogonie, un symbolisme.

A ce mi-chemin dont je vous ai parlé qui va de la théogonie à l’athéisme, ce mi-chemin qui est le dieu chrétien remarquez-le sous l’angle de son organisation interne, ce dieu trine, ce dieu « un et trois » qu’est-il, sinon l’articulation radicale de la parenté comme telle dans ce qu’elle a de plus irréductiblement, mystérieusement symbolique, le rapport le plus caché et, comme dit Freud, le moins naturel, le plus purement symbolique, le rapport du Père au Fils. Et le troisième terme reste là présent sous le nom de l’amour.

C’est de là que nous sommes partis, de l’Amour comme dieu, c’est-à-dire comme réalité qui se révèle dans le réel, qui se manifeste dans le réel et comme tel nous ne pouvons en parler qu’en mythe. C’est pour cela que je suis aussi bien autorisé pour fixer devant vous le terme, l’orientation de ce dont il s’agit quand j’essaie de vous diriger vers la formule métaphore-substitution de l’erastès à l’erômenos. C’est cette métaphore qui engendre cette signification de l’amour.

J’ai le droit pour introduire ceci, pour le matérialiser devant vous, de compléter son image, d’en faire vraiment un mythe. Et cette main qui se tend vers le fruit, vers la rose, vers la bûche qui soudain flambe, (j’ai le droit] d’abord de vous dire que son geste d’atteindre, [d’attirer], d’attiser, est étroitement solidaire de la maturation du fruit, de la beauté de la fleur, du flamboiement de la bûche, mais que, quand dans ce mouvement d’atteindre, d’attirer, d’attiser, la main a été vers l’objet assez loin, si du fruit, de la fleur, de la bûche, une main sort qui se tend à la rencontre de la main qui est la vôtre, et qu’à ce moment-là c’est votre main qui se fige dans la plénitude fermée du fruit, ouverte de la fleur, dans l’explosion d’une main qui flambe, ce qui se produit là alors c’est l’amour ! Encore convient-il bien de ne même pas s’arrêter là et de dire que c’est l’amour en face, je veux dire que c’est le vôtre quand c’est vous qui étiez d’abord l’erômenos, l’objet aimé, et que soudain vous devenez l’erastès celui qui désire. Voyez ce que par ce mythe j’entends accentuer : tout mythe se rapporte à l’inexplicable du réel, il est toujours inexplicable que quoi que ce soit réponde au désir. La structure dont il s’agit, ce n’est pas cette symétrie et ce retour. Aussi bien cette symétrie n’en est pas une. En tant que la main se tend, c’est vers un objet. De la main qui apparaît de l’autre côté est le miracle mais nous ne sommes pas là pour organiser les miracles, nous sommes là pour tout le contraire, pour savoir. Et ce qu’il s’agit d’accentuer, ce n’est pas ce qui se passe de là à au-delà, c’est ce qui se passe là, c’est-à-dire la substitution de l’erastès à l’erômenos ou à l’erômenon.

Autrement dit je le souligne, certains ont cru, je crois, à quelque flottement dans ce que la dernière fois j’avais articulé d’une part de la substitution de l’erastès à l’erômenos, substitution métaphorique, et ont voulu en quelque sorte y voir quelque contradiction dans l’exemple suprême auquel les dieux donnent la couronne, devant quoi les dieux eux-mêmes s’étonnent/agasthentes/, c’est le terme employé, à savoir qu’Achille, l’aimé epapothanein : meure — nous allons voir ce que ça veut dire — disons pour rester dans l’imprécis : meure pour Patrocle. C’est en quoi il est supérieur à Alceste qui elle s’est offerte à la mort à la place de son mari qu’elle aime : [/huper tou autès andros apothanein/179b]. Les termes employés à ce propos par Phèdre, huperapothanein opposé à epapothanein… huper… apothanein dit plus haut dans le texte Phèdre elle meurt à la place de son mari. Epapothanein, c’est autre chose. Patrocle est mort. Alceste échange sa place avec son mari requis par la mort, elle franchit cet espace de tout à l’heure qui est entre celui qui est là et l’autre. Elle opère déjà quelque chose qui assurément est fait pour arracher aux dieux ce témoignage désarmé devant cet extrême qui lui fera, devant les êtres humains, recevoir ce prix singulier d’être revenue d’au-delà des morts. Mais il y a encore plus fort. C’est bien ce qu’articule Phèdre. Il est plus fort qu’Achille ait accepté son destin tragique, son destin fatal : la mort certaine qui lui est promise au lieu du retour dans son pays avec son père au sein de ses champs, s’il poursuit la vengeance de Patrocle. Or Patrocle n’était pas son aimé. C’est lui qui était l’aimé. A tort ou à raison, peu nous importe, Phèdre articule qu’Achille, du couple, était l’aimé, qu’il ne pouvait avoir que cette position et que c’est en raison de cette position que son acte (qui est en somme d’accepter son destin tel qu’il est écrit) s’il [n’y] ôte quelque chose, s’il se met, non pas à la place, mais à la suite de Patrocle, s’il fait du destin de Patrocle la dette à laquelle il a, lui, à répondre, à laquelle il a, lui, à faire face… c’est en ceci qu’aux yeux des dieux l’admiration la plus nécessaire, la plus grande s’impose, que le niveau atteint dans l’ordre de la manifestation de l’amour est, nous dit Phèdre, plus élevé, que comme tel Achille est plus honoré des dieux en tant que c’est eux qui ont juré de quelque chose auquel leur rapport, disons-le en passant, n’est qu’un rapport d’admiration, je veux dire d’étonnement, je veux dire qu’ils sont dépassés par le spectacle de la valeur de ce que leur apportent les humains dans la manifestation de l’amour. Jusqu’à un certain point les dieux, impassibles, immortels ne sont pas faits pour comprendre ce qui se passe au niveau des mortels. Ils mesurent comme de l’extérieur quelque chose qui est comme une distance, un miracle dans ce qui se passe dans la manifestation de l’amour.

Il y a donc bien dans ce que veut dire le texte de Phèdre, dans l’epapothanein, un accent mis sur le fait qu’Achille, erômenos, se transforme en erastès. Le texte le dit et l’affirme : c’est en tant qu’erastès qu’Alceste se sacrifie pour son mari. Ceci est moins manifestation radicale, totale, éclatante de l’amour que le changement de rôle qui se produit au niveau d’Achille quand. d’erômenos il se transforme en erastès.

Il ne s’agit donc pas dans cet erastès sur erômenon de quelque chose dont l’image humoristique — si je puis dire — serait donnée par l’amant sur l’aimé le père sur la mère, comme dit quelque part Jacques Prévert. Et c’est sans doute ce qui a inspiré cette sorte de bizarre erreur de Mario Meunier dont je vous parlais, qui dit qu’Achille se tue sur la tombe de Patrocle. Ce n’est pas qu’Achille en tant qu’erômenos vienne quelque part se substituer à Patrocle, il ne s’agit pas de cela puisque Patrocle déjà est au-delà de toute portée, de toute atteinte, c’est qu’Achille se transforme, lui, l’aimé, en amant. C’est cela qui est l’événement proprement miraculeux en soi-même. C’est par là qu’est introduit dans la dialectique du Banquet le phénomène de l’amour.

Tout de suite après nous entrons dans le discours de Pausanias. Le discours de Pausanias nous devons le scander. Nous ne pouvons pas le prendre dans son détail, ligne par ligne, à cause du temps, je vous l’ai dit. Le discours de Pausanias — vous avez assez généralement lu le Banquet pour que je le dise — est-ce quelque chose qui s’introduit par une distinction entre deux ordres de l’amour. L’Amour, dit-il, n’est pas unique et, pour savoir lequel nous devons louer… il y a là une nuance entre l’encômion et l’epainos (je ne sais pas pourquoi la dernière fois j’ai fait le mot epainesis avec epainein). La louange de l’amour c’est le sens d’epainos : la louange de l’Amour doit partir de ceci que l’Amour, c’est pas unique. La distinction, il la fait de son origine. II n’y a pas, dit-il, d’Aphrodite sans Amour, or il y a deux Aphrodites. La distinction essentielle des deux Aphrodites est celle-ci, que l’une ne participe en rien de la femme, qu’elle n’a pas de mère, qu’elle est née de la projection de la pluie sur la terre9 engendrée par la castration d’Ouranos. C’est de cette castration primordiale d’Ouranos par Cronos, c’est de là que naît la Vénus Ouranienne qui ne doit rien à la duplicité des sexes. L’autre Aphrodite est née peu après de l’union de Zeus avec Diônè qui est une Titanesse. Toute l’histoire de l’avènement de celui qui gouverne le monde présent, de Zeus est liée — je vous renvoie pour cela à Hésiode — à ses rapports avec les Titans, les Titans eux qui sont ses ennemis. Diônè est une Titanesse. Je n’insiste pas. Cette Aphrodite est née de l’homme et de la femme/arrenos/.

Celle-là est une Aphrodite qui ne s’appelle pas Ouranienne, mais Pandémienne. L’accent dépréciatif et de mépris est expressément formulé dans le discours de Pausanias. C’est la Vénus Populaire. Elle est tout entière du peuple : elle est de ceux qui mêlent tous les amours, qui les cherchent à des niveaux qui leur sont inférieurs, qui ne font pas de l’amour un élément de domination élevé qui est celui qu’apporte la Vénus Ouranienne, l’Aphrodite Ouranienne.

C’est autour de ce thème que va se développer le discours de Pausanias qui, à l’encontre du discours de Phèdre (qui est un discours de mythologue, qui est un discours sur un mythe), est un discours – on pourrait dire nous ne forcerions rien – de sociologue… ce serait exagéré…, [disons] d’observateur des sociétés. Tout va en apparence se fonder sur la diversité des positions dans le monde grec à l’endroit de cet amour supérieur, de cet amour qui se passe entre ceux qui sont à la fois les plus forts et qui ont le plus d’esprit, ceux qui sont aussi les plus vigoureux, ceux qui sont aussi  /agathoi/, ceux qui savent penser. C’est-à-dire entre des gens mis au même niveau par leurs capacités : les hommes.

L’usage, nous dit Pausanias. diverge grandement entre ce qui se passe en Ionie ou chez les Perses, où cet amour (nous en avons par lui le témoignage) serait réprouvé, et ce qui se passe ailleurs en Elide ou chez les Lacédémoniens où cet amour est plus qu’approuvé, où il parait très mal que l’aimé refuse ses faveurs  /charizesthai/ à son amant, et ce qui se passe chez les Athéniens qui lui parait le mode d’appréhension supérieur du rite, si l’on peut dire, de la mise en forme sociale des rapports de l’amour.

Si nous suivons ce qu’en dit Pausanias, nous voyons que s’il approuve les Athéniens d’y imposer des obstacles, des formes, des interdictions (c’est tout au moins ainsi sous une forme plus ou moins idéalisée qu’il nous le présente) c’est dans un certain but, dans une certaine fin, c’est à dessein que cet amour se manifeste, s’avère, s’établisse dans une certaine durée, bien plus, dans une durée formellement exprimée comparable à l’union conjugale. C’est dans le dessein aussi que le choix qui succède à la compétition de l’amour /agônothetôn/ dit-il quelque part en parlant de cet amour) préside à la , lutte, à la concurrence entre les postulants de l’amour en mettant à l’épreuve** ceux qui se présentent en position d’amant. Ici l’ambiguïté est pendant toute une page singulièrement soutenue. D’où se place cette vertu, cette fonction de celui qui choisit ? car aussi bien celui qui est aimé (encore qu’il le veuille un tout petit peu plus qu’un enfant déjà capable de quelque discernement) est tout de même celui des deux qui sait le moins, qui est le moins capable de juger cette vertu de ce qu’on peut appeler le rapport profitable entre les deux (c’est quelque chose qui est laissé à une sorte d’épreuve ambiguë, d’épreuve entre eux deux) c’est aussi bien dans l’amant )que se place cette vertu, cette fonction de celui qui choisit] à savoir dans le mode sur lequel son choix se dirige selon ce qu’il va chercher dans l’aimé, et ce qu’il va chercher dans l’aimé, c’est quelque chose à lui donner. La conjonction des deux, leur rencontre sur ce qu’il appelle quelque part le point de rencontre du discours, tous les deux vont se rencontrer en ce point où va avoir lieu la coïncidence.

Il s’agit de quoi? Il s’agit de cet échange qui fera que le premier (comme a traduit Robin dans le texte qui est celui de la collection Budé) étant ainsi capable d’une contribution dont l’objet est l’intelligence et l’ensemble du champ du mérite, le second quant besoin de gagner dans le sens de l’éducation et généralement du savoir, ici vont se rencontrer pour à son dire constituer le couple et d’une association qui – comme vous le voyez – est en somme du niveau le plus élevé : c’est sur le plan du /ktaomai/, d’une acquisition /ktèsis/, d’un profit, d’un acquérir, d’une possession de quelque chose. que va se produire la rencontre entre les termes du couple qui va pour jamais articuler cet amour dit supérieur, cet amour qui restera même quand nous en aurions changé les partenaires qui s’appellera pour la suite des siècles « l’amour platonique ».

Or il semble qu’il est très difficile en lisant ce discours, de ne pas sentir, de ne pas voir de quel registre participe toute cette psychologie. Tout le discours – si vous le relisez – s’élabore en fonction d’une cotation, d’une recherche des valeurs, je dirai des valeurs cotées. Il s’agit bel et bien de placer ses  fonds d’in investissement psychique. Si Pausanias quelque part demande que des règles, des règles sévères – montons un peu plus haut dans le discours – soient imposées à ce développement de l’Amour, dans la cour à l’aimé. Ces règles trouvent à se justifier dans le fait qu’il convient que /pollé spoudè/, trop de soins (il s’agit bien de cet investissement dont je parlais tout à l’heure) ne soient pas gaspillés, dépensés pour des petits jeunots qui n’en valent pas la peine. Aussi bien c’est pour cela qu’on nous demande d’attendre qu’ils soient plus formés, qu’on sache à quoi on a affaire. Plus loin encore il dira que sont des sauvages, des barbares, ceux qui introduisent dans cet ordre de la postulance du mérite, le désordre, qu’à cet égard l’accès aux aimés devrait être préservé par les mêmes sortes d’interdictions, de lois,  de réserves, grâce auxquelles nous nous efforçons d’empêcher, dit-il, l’accès aux femmes libres en tant qu’elles sont celles par quoi s’unissent deux familles de maîtres, qu’elles sont en quelque sorte en elles-mêmes, comme représentant tout ce que vous voudrez du nom, d’une valeur, d’une firme, d’une dot, comme on dit aujourd’hui. Elles sont à ce titre protégées par cet ordre. Et c’est une protection de cet ordre qui doit interdire à ceux qui n’en sont pas dignes l’accès aux objets désirés.

Plus vous avancez dans ce texte, plus vous voyez affirmé ce quelque chose, que je vous ai indiqué dans mon discours de la dernière fois en tant qu’il est à proprement parler la psychologie du riche. Le riche existait avant le bourgeois. Dans une économie même agricole plus primitive encore, le riche existe. Il existe et se manifeste depuis l’origine des temps, ne serait-ce que par ceci dont nous avons vu le caractère primordial, par les manifestations périodiques en matière de fêtes, de la dépense de luxe qui est celle qui constitue le premier devoir du riche dans les sociétés primitives.

Il est curieux qu’à mesure que les sociétés évoluent ce devoir semble passer en un plan sinon second, du moins clandestin. Mais la psychologie du riche repose tout entière en ceci que ce dont il s’agit pour lui-même, dans le rapport avec l’autre, c’est la valeur : c’est de ce qui peut s’évaluer selon des modes ouverts de comparaison, d’échelle  entre ce qui se compare dans une compétition ouverte qui à proprement parler est celle de la possession des biens.

Ce dont il s’agit, c’est de la possession de l’aimé parce que c’est un bon fonds, le terme y est:  /chrèstos/ et que ce fonds ce ne sera pas assez d’une vie pour le faire valoir. Aussi bien Pausanias, quelques années après ce Banquet (nous le savons par les comédies d’Aristophane) s’en ira-t-il un peu plus loin avec Agathon précisément, qui est ici au vu et au su de tous son bien-aimé, encore qu’il y ait déjà une paye qu’il ait ce que j’ai appelé la barbe au menton, terme qui a ici toute son importance. Agathon a trente ans et vient de remporter le prix au concours de tragédie. Pausanias va disparaître quelques années plus tard dans ce qu’Aristophane appelle le domaine des bienheureux. C’est un endroit écarté, non seulement à la campagne mais dans un pays éloigné. Ce n’est pas Tahiti mais c’est la Macédoine. Il y restera tant qu’on lui assurera sécurité.

L’idéal de Pausanias en matière d’amour c’est – si je puis dire – la capitalisation mise à l’abri, la mise au coffre de ce qui lui appartient de droit comme étant ce qu’il a su discerner de ce qu’il est capable de mettre en valeur.

Je ne dis pas qu’il n*y a pas de séquelles de ce personnage, tel que nous l’entrevoyons du discours platonicien, dans cet autre type que je vous désignerai rapidement parce qu’il est en somme au bout de cette chaîne, qui est quelqu’un que j’ai rencontré, non pas en analyse – je ne vous en parlerais pas – que j’ai rencontré assez pour qu’il m’ouvre ce qui lui servait de cœur. Ce personnage était vraiment connu et connu pour avoir un vif sentiment des limites qu’impose en amour précisément ce qui constitue la position du riche. Celui-là était un homme excessivement riche. Il avait si je puis m’exprimer ainsi – ce n’est pas une métaphore – des coffres-forts pleins de diamants (parce qu’on ne sait jamais ce qui peut arriver… c’était tout de suite après la guerre… toute la planète pouvait flamber).

Ceci n’est rien. La façon dont il concevait… car il était un riche calviniste – je fais mes excuses à ceux qui ici peuvent appartenir à cette religion – je ne pense pas que ce soit le privilège du calvinisme de faire des riches, mais il n’est pas sans importance d’en donner ici l’indication, car à vrai dire tout de même on peut noter que la théologie calviniste a eu cet effet de faire apparaître, comme un des éléments de la direction morale, que Dieu comble de biens ceux qu’il aime sur cette terre (ailleurs aussi peut-être, mais dès cette terre), que l’observation des lois et des commandements a pour fruit la réussite terrestre, ce qui n’a point été sans fécondité d’ailleurs dans toutes sortes d’entreprises. Quoi qu’il en soit le calviniste en question traitait exactement l’ordre des mérites qu’il s’acquerrait dès cette terre pour le monde futur dans le registre de la page d’une comptabilité : acheté tel jour, ceci. Et là aussi toutes ses actions étaient dirigées dans le sens d’acquérir pour l’au-delà un coffre-fort bien meublé.

Je ne veux pas en faisant cette digression avoir l’air de raconter un apologue trop facile mais, néanmoins, il est impossible de ne pas compléter ce tableau par le dessin de ce que fut son sort matrimonial. Il renversa un jour quelqu’un sur la voie publique avec le pare-choc de sa grosse voiture. Conduisant pourtant toujours avec une parfaite prudence. La personne bousculée s’ébroue. Elle était jolie. elle était fille de concierge, ce qui n’est pas du tout exclu quand on est jolie. Elle reçut avec froideur ses excuses, avec plus de froideur ses propositions d’indemnités, avec plus de froideur encore ses propositions d’aller dîner ensemble. Bref, à mesure que s’élevait plus haut pour lui la difficulté de l’accès avec cet objet miraculeusement rencontré, la notion croissait dans son esprit. Il se disait qu’il s’agissait là d’une véritable valeur. C’est bien pour cela que tout ceci le conduisit au mariage.

Ce dont il s’agit est à proprement parler la même thématique qui est celle qui nous est exposée par le discours de Pausanias. C’est à savoir que pour nous expliquer à quel point l’amour est une valeur – jugez un peu – il nous dit « A l’Amour, nous pardonnons tout. Si quelqu’un pour obtenir une place, une fonction publique out n’importe quel autre avantage social, se livrait à la moindre des extravagances que nous admettons quand il s’agit des relations entre un amant et celui qu’il aime, il se trouverait déshonoré15. Il serait coupable de ce qu’on peut appeler bassesse morale [/aneleutheria/ car c’est cela que ça veut dire, flatterie /kolakeia/]. Il flatterait, ce qui n’est pas digne d’un maître pour obtenir ce qu’il désire.» C’est à la mesure de quelque chose qui dépasse la cote d’alerte que nous pouvons juger de ce que c’est que l’amour. C’est bien du même registre de référence dont il s’agit, celle qui a mené mon calviniste accumulateur de biens et de mérites à avoir en effet pendant un certain temps une aimable femme. à la couvrir bien entendu de bijoux qui chaque soir étaient détachés de son corps pour être remis dans le coffre-fort, et arriver à ce résultat qu’un jour elle est partie avec un ingénieur qui gagnait cinquante mille francs par mois.

Je ne voudrais pas avoir l’air sur ce sujet de forcer la note. Et après tout à introduire ce discours de Pausanias (qu’on nous présente singulièrement comme l’exemple de ce qu’il y aurait dans l’amour antique je ne sais quelle exaltation de la recherche morale) je n’ai pas besoin d’arriver au bout de ce discours pour apercevoir que ceci montre la faille qu’il y a dans toute morale, qui de toute façon s’attache uniquement à ce qu’on peut appeler les signes extérieurs de la valeur. C’est qu’il ne peut pas faire qu’il ne termine son discours en disant que si tout le monde admettait le caractère premier, prévalant de ces belles règles par quoi les valeurs ne sont accordées qu’au mérite, qu’est-ce qui se passera? Dans ce cas aurait-on même été complètement trompé il n’ v a nul déshonneur… (… ) Supposons en effet qu’on ait, en rue de la richesse, donné ses faveurs à un amant qu’on croit riche, et que, s’étant complètement trompé, on n’y trouvât pas d’avantage pécuniaire parce que lamant s’est trouvé pauvre… de l’avis général on fait montre de ce qu’on est vraiment, un homme capable, pour un avantage pécuniaire, de se mettre sur n’importe quoi, aux ordres de n’importe qui, et ce n’est pas une belle chose. Suivons jusqu’au bout le même raisonnement; supposons le cas où, aYant donné sa faveur à un amant, parce qu’on le croit vertueux et qu’on espère se perfectionner grâce à son amitié: on se soit trompé, et que lamant se révèle /kakos/ foncièrement mauvais  et vicieux, dépourvu de mérite, re possédant pas de vertu  il est beau pourtant d’être trompé.

On voit là généralement quelque chose où curieusement on voudrait trouver, reconnaître la manifestation première dans l’histoire de ce que Kant a appelé l’intention droite. Il me semble que c’est vraiment participer d’une erreur singulière. L’erreur singulière est de ne pas voir plutôt ceci : nous savons par expérience que toute cette éthique de l’amour éducateur, de l’amour pédagogique en matière d’amour homosexuel et même de l’autre, est quelque chose en soi qui participe toujours – l’expérience nous le montre – de quelque leurre qui à la fin montre le bout de l’oreille. S’il vous est arrivé, puisque nous sommes sur le plan de l’amour grec, que vous ayez quelque homosexuel qui vous soit amené par son protecteur (c’est toujours assurément, de la part de celui-ci, avec les meilleures intentions), je doute que vous ayez vu dans cet ordre quelque effet bien manifeste de cette protection plus ou moins chaude sur le développement de celui qui est promu devant vous comme l’objet de cet amour qui se présenterait comme un amour pour le bien, pour l’acquisition du plus grand bien. C’est ce qui me permet de vous dire que c’est bien loin d’être là l’opinion de Platon. Car à peine le discours de Pausanias – assez précipitamment je dois dire – est-il conclu sur quelque chose qui dit à peu près: « tous les autres étaient Uraniens  et que ceux qui n’en sont pas, eh bien mon dieu qu’ils aillent recourir à celle aussi la Vénus Pandémienne, la Grande Pendarde, à celle qui non plus n’en est pas, qu’ils aillent se faire foutre s’ils en veulent! C’est là-dessus, dit-il, que je conclurai mon discours sur l’Amour. Pour la plèbe, autrement dit pour l’amour populaire. nous n’avons rien à en dire de plus.

Or si Platon était d’accord si c’était bien cela dont il s’agit, croyez-vous que nous verrions ce qui se passe tout de suite après? Tout de suite après Apollodore reprend la parole et nous dit: /Pausaniou… pausamenou/, Pausanias avant lait la pause, c’est difficile à traduire en français et il y a une petite note qui dit : « aucune expression française ne correspond, or la symétrie numérique des syllabes est importante, il y a probablement une allusion, voyez notice… ».

Je vous en passe. Ce n’est pas M. Léon Robin qui le premier a tiqué là-dessus. Déjà dans l’édition Henri Estienne il y a une note en marge. Tout le monde a tiqué sur ce Pausaniou… pausamenou parce qu’on y a vu une intention. Je crois que je vais vous montrer qu’on n’a pas vu tout à fait laquelle, car à la vérité, tout de suite après avoir fait cette astuce – il nous est bien souligné que c’est une astuce -, car entre parenthèses le texte nous dit : J’ai appris des maîtres… vous le voyez. à parler… /didaskousi gar me isa legein outôsi oi sophoi/ (les maures mont appris à parler ainsi par isologie), disons … jeu de mots, mais ce n’est pas le jeu de mots l’isologie, c’est vraiment une technique. Je vous passe tout ce qui a pu se dépenser d’ingéniosité pour chercher quel maître, est-ce Prodicus, n’est-ce pas Prodicus? N’est-ce pas plutôt Isocrate parce que aussi dans Isocrate il y a iso et ce serait particulièrement iso d’iso-logier Isocrate. Ceci nous mène à des problèmes! Vous ne pouvez pas savoir ce que ça a engendré comme recherches! Isocrate et Platon étaient-ils copains… ?

On me reproche de ne pas toujours citer mes sources, et à partir d’aujourd’hui j’ai décidé de le faire, ici c’est Ulrich von Wilamowitz-Moellendorff. Je vous le dis parce que c’est un personnage sensationnel. Si ça vous tombe sous la main, si vous savez lire l’allemand, acquérez ses livres (il y a un livre sur Simonide que je voudrais bien avoir), il vivait au début de ce siècle et c’était un érudit allemand de l’époque, personnage considérable dont les travaux sur Platon sont absolument éclairants. Ce n’est pas lui que je mets en cause à propos de Pausaniou… pausamenou, il ne s’est pas attardé spécialement à ce menu badinage.

Ce que je voulais vous dire c’est ceci, c’est que je ne crois pas en l’occasion à une référence particulièrement éloignée avec la façon dont Isocrate peut manier l’isologie quand il s’agit de démontrer par exemple les mérites d’un système politique. Tout le développement que vous trouverez dans la préface de ce livre du Banquet tel qu’il a été traduit et commenté par Léon Robin me parait quelque chose sûrement d’intéressant, mais sans rapport avec ce problème et voici pourquoi.

Ma conviction sans doute était déjà faite concernant la portée  du discours de Pausanias, et je l’ai même déjà tout entière donnée la dernière fois en disant que le discours de Pausanias est vraiment l’image de la malédiction évangélique : ce qui vaut vraiment la peine est à jamais refusé aux riches. Néanmoins il se trouve que je crois en avoir trouvé là une confirmation que je propose à votre jugement. J’étais dimanche dernier – je continue à citer mes sources – avec quelqu’un dont je serais fâché si je ne vous avais pas déjà dit l’importance déjà dans ma propre formation, à savoir Kojève. Je pense que certains tout de même savent que c’est à Kojève que je dois d’avoir été introduit à Hegel.

J’étais avec Kojève avec qui, bien entendu, puisque je pense toujours à vous, j’ai parlé de Platon. J’ai trouvé dans ce que m’a dit Kojève (qui fait tout autre chose que de la philosophie maintenant car c’est un homme éminent, mais qui quand même écrit de temps en temps deux cents pages sur Platon, manuscrits qui vont se promener dans des endroits divers)… il m’a fait part d’un certain nombre de choses de ses découvertes dans Platon tout récemment, mais il n’a rien pu me dire sur le Banquet car il ne l’avait pas relu. Cela ne faisait pas partie de l’économie de son discours récent. J’en étais donc un peu pour mes frais, encore que j’aie été très encouragé par bien des choses qu’il m’a dites sur d’autres points du discours platonicien, et nommément en ceci qu’il est bien certain (ce qui est tout à fait évident) que Platon essentiellement nous cache ce qu’il pense tout autant qu’il nous le révèle et que c’est à la mesure de la capacité de chacun (c’est-à-dire jusqu’à une certaine limite très certainement pas dépassable) que nous pouvons l’entrevoir. Il ne faudra donc pas m’en vouloir si je ne vous donne pas le dernier mot de Platon parce que Platon est bien décidé, ce dernier mot, à ne pas nous le dire.

Il est très important, au moment où peut-être tout ce que je vous raconte de Platon vous fera ouvrir le Phédon par exemple, que vous ayez l’idée que peut-être l’objet de Phédon n’est-il pas tout à fait de démontrer, malgré l’apparence, l’immortalité de l’âme. Je dirai même que sa fin est très évidemment contraire. Mais laissons ceci de côté.

Quittant Kojève je lui ai dit alors que ce Banquet, nous n’en avions tout de même pas beaucoup parlé, et comme Kojève est quelqu’un de très très bien, c’est-à-dire un snob, il m’a répondu: « En tout cas vous n’interpréterez jamais le Banquet si vous ne savez pas pourquoi Aristophane avait le hoquet ! » Je vous ai déjà dit que c’était très important parce que c’est évident que c’est très important. Pourquoi aurait-il le hoquet s’il n’y avait pas une raison? Je n’en savais rien pourquoi il avait le hoquet, mais quand même encouragé par ce petit impulse, je me suis dit, d’ailleurs avec une grande lassitude, que je je m’attendais à rien de moins embêtant que de retrouver encore les spéculations  sur le hoquet, l’éternuement, ce que ça peut avoir comme valeur antique, voire psychosomatique… très distraitement je rouvre mon exemplaire et je regarde ce texte à l’endroit Pausaniou… pausamenou… car c’est tout de suite après qu’il va s’agir d’Aristophane (qu’il prenne la parole) et je m’aperçois de ceci c’est que pendant seize lignes il ne s’agit que d’arrêter ce hoquet (quand ce hoquet s’arrêtera – s’arrêtera-t-il – s’arrêtera-t-il-pas – s’il-s’arrête-pas-vousprendrez-telle-sorte-de-truc-et-à-la-fin-il-s’arrêtera) de telle sorte que les termes  /pausai/.  /pausômai/  /pausè/  /pauesthai/.  /pausetai/, si nous [y] ajoutons Pausaniou… pausarnenou  donnent sept répétitions de  /paus/, dans ces lignes, soit une moyenne de deux lignes et un septième d’intervalle entre ces paus… éternellement répétés ; si vous y ajoutez ceci que ça-fera-ou-ça-fera-pas quelque chose et qu’en fin de compte je-ferai-ce-que-tu-as-dit-que-je-ferai, c’est-à-dire que le terme  /poiesô/  s’y ajoute répété avec une insistance quasi égale. ce qui réduit à une ligne et demie les homophonies, voire les isologies, dont il est question, il est quand même extrêmement difficile de ne pas voir que si Aristophane a le hoquet, c’est parce que pendant tout le discours de Pausanias il s’est tourdu de rigolade – et que Platon n’en fait pas moins! Autrement dit. que si Platon nous dit quelque chose comme Pausaniou… pausamenou : « Toto a tout tenté » qu’il nous répète ensuite pendant les seize lignes le mot « tentant » et le mot « tenté », il doit quand même nous faire dresser l’oreille, car il n’y a pas d’autre exemple dans n’importe quel texte de Platon d’un passage si crûment semblable à tel morceau de l’almanach Vermot. C’est là aussi un des auteurs dans lequel j’ai formé, bien entendu, ma jeunesse. C’est même là que j’ai lu pour la première fois un dialogue platonicien qui s’appelle Théodore cherche des allumettes, de Courteline, véritablement un morceau de roi!

Donc je crois suffisamment affirmé que pour Platon lui-même, en tant que c’est lui qui parle ici sous le nom d’ Apollodore, le discours de Pausanias est bien quelque chose de dérisoire.

Eh bien… puisque nous voici parvenus à une heure avancée, je ne vous ferai pas aujourd’hui l’analyse du discours d’Eryximaque qui suit. Eryximaque parle à la place d’Aristophane qui devrait parler à ce moment-là. Nous verrons la prochaine fois ce que veut dire le discours d’Eryximaque, médecin, par rapport à la nature de l’amour. Nous verrons aussi – car je crois que c’est beaucoup plus important – le rôle d’Aristophane et nous verrons dans son discours qu’Aristophane nous fera faire un pas, le premier véritablement éclairant pour nous, sinon pour les antiques à qui le discours d’Aristophane est toujours resté énigmatique comme une énorme farce. Il s’agit de diœcisme de ce  /diœkisthèmen/ comme il s’exprime, du séparé en deux. Il s’agit de cette Spaltung, de ce splitting qui, pour ne pas être identique à celui que je vous développe sur le graphe, n’est pas assurément saris vous présenter quelque parenté.

Après le discours d’Aristophane je verrai le discours d’Agathon. Ce que je veux dès maintenant pour que vous sachiez où vous allez en attendant la prochaine fois… si vous regardez ce texte de plus près (il y a en tout cas une chose de certaine, et là je n’ai pas besoin de préparation savante pour lui donner plus de valeur), à quelque moment de l’analyse que vous abordiez ce texte vous verrez qu’il y a une chose et une seule qu’articule Socrate quand il parle en son propre nom, c’est premièrement que le discours d’Agathon, le discours du poète tragique, ne vaut pas tripette.

On dit : c’est pour ménager Agathon qu’il va se faire remplacer si je puis dire, par Diotime. qu’il va nous donner sa théorie de l’amour par la bouche de Diotime. Je ne vois absolument pas en quoi la susceptibilité peut être ménagée de quelqu’un qui vient d’être exécuté. C’est ce qu’il a fait à l’endroit d’Agathon. Et dès à présent – ne serait-ce que pour me faire objection s’il y a lieu – je vous prie de pointer ce dont il s’agit, c’est que ce que Socrate va articuler après toutes les belles choses qu’Agathon à son tour aura dites de l’Amour, ce qui n’est pas seulement là tous les biens de l’Amour, tout le profit qu’on peut tirer de l’Amour mais, disons, toutes ses vertus, toutes ses beautés… rien n’est trop beau pour être mis au compte des effets de l’Amour… Socrate d’un seul trait sape tout cela à la base en ramenant les choses à leur racine qui est ceci : amour, amour de quoi?

De l’amour nous passons au désir et la caractéristique du désir, si tant est qu’Éros/era/. qu’Éros désire, c’est que ce dont il s’agit, c’est-à-dire ce qu’il est censé porter avec lui, le beau lui-même, il en manque/endès/,  /endeia/, dans ces deux termes il manque, il est identique par lui-même au manque dans ces deux termes. Et tout l’apport de Socrate en son nom personnel dans ce discours du Banquet est qu’à partir de là quelque chose va commencer qui est bien loin d’arriver à quelque chose que vous puissiez tenir dans la main, comment cela serait-il concevable… jusqu’à la fin nous nous enfoncerons au contraire progressivement dans une ténèbre et nous retrouverons ici la nuit antique toujours plus grande… Et tout ce qu’il y a à dire sur la pensée de l’amour, dans le Banquet, commence là.

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