samedi, juillet 27, 2024
Recherches Lacan

LVII L'éthique de la psychanalyse 1959 – 1960 Leçon du 10 février 1960

Leçon du 10 février 1960

 

Pourquoi cette anamorphose est-elle là ? Elle est là bien sûr pour illus­trer ma pensée. La dernière fois, j’ai fait une espèce de raccourci de quel­que chose qui pourrait s’appeler le sens ou le but de l’art, au sens commun que nous donnons actuellement à ce terme, les Beaux-Arts. Il n’y a pas que moi que cela a préoccupé dans l’analyse. J’ai fait allusion à l’article d’Ella Sharp sur ce même sujet de la sublimation. Elle part, vous le savez, vous pouvez vous reporter à cet article, des parois de la caverne d’Altamira qui est la première caverne décorée qui a été découverte. En fin de compte, si nous partons de ce que nous décrivons comme ce lieu central, cette extériorité intime, cette extimité qui est la Chose, peut-être ceci éclairera-t-il pour nous ce qui reste encore une question, voire un mystère pour ceux qui s’intéressent à cet art préhistorique, c’est à savoir précisément son site, dans une cavité souterraine dont on s’étonne qu’elle ait été choisie précisément pour les difficultés extrêmes qu’elle devait donner au travail, à l’éclairage pendant le travail et aussi à la prise de vue qu’on suppose en quelque sorte nécessitée par la création même, sur ces parois, d’images saisissantes. Aller les contempler ne devait pas être une chose de toute facilité dans les conditions d’éclairage qu’on suppose devoir être celles des primitifs. Donc je dirai que, tout à fait au départ, c’est autour d’une cavité, sur les parois d’une cavité que sont jetées ce qu’on pourrait appeler, au double sens du terme, subjectif et objectif, cette sorte d’épreuves qui nous paraissent être ces premières productions de l’art primitif, je veux dire épreuves sans doute pour l’artiste, qui nous donne la pensée de quelque chose comme une mise à jour d’une certaine possibi­lité créatrice – puisque ces images, comme vous le savez, se recouvrent souvent les unes les autres comme si, en un lieu consacré, c’était pour chaque artiste, chaque sujet capable de s’offrir à cet exercice, que c’était aussi bien sur ce qui avait été fait précédemment que de nouveau il dessi­nait, projetait ce qu’il avait à cette occasion à manifester – ; aussi bien épreuves au sens objectif, car nous y voyons une série d’épreuves toujours sur des termes qui assurément ne peuvent pas nous saisir comme ayant un certain rapport assez profond avec quelque chose qui était à la fois lié au rapport au monde le plus étroit, je veux dire à la subsistance même des populations qui semblent être composées essentiellement de chasseurs, mais aussi bien à ce quelque chose qui, dans sa subsistance, se présente pour lui avec le caractère d’un au-delà du sacré, de ce quelque chose jus­tement que nous essayons de fixer dans sa forme la plus générale par le terme de la Chose. La subsistance primitive, dirais-je, sous l’angle de la Chose.

Là on peut dire qu’il y a une ligne qui se retrouve à l’autre bout dans cet exercice aussi infiniment plus proche de nous. C’est une chose, cette ana­morphose, probablement du début du XVIIe siècle, et je vous ai dit à cette époque l’intérêt qu’a pris pour la pensée constructive, la pensée des artistes, ces sortes d’exercices. J’ai essayé de vous faire comprendre très brièvement comment on peut en somme en dessiner la genèse. C’est à savoir que si de la cavité et de la paroi, en tant que l’exercice sur la paroi consiste à fixer l’habitant invisible de la cavité, nous voyons la chaîne s’établir du temple en tant qu’organisation autour du vide et par rapport à ce vide, et en tant que ce vide désigne justement la place de la Chose. Nous voyons ensuite, je vous l’ai dit, sur les parois de ce vide lui-même, pour autant que la peinture apprend progressivement à maîtriser ce vide, et même à le serrer de si près qu’elle se voue à le fixer sous la forme de l’illusion de l’espace, c’est la progressive introduction, à travers toute l’histoire de la peinture, la maîtrise de l’illusion de l’espace autour de laquelle nous pouvons organiser l’histoire de la peinture. Je vais vite. C’est une sorte de rapide gramme qui peut simplement, pour vous, être considéré comme quelque chose que vous devez mettre à l’épreuve de ce que vous pourrez lire par la suite sur ce sujet.

Vous savez bien qu’avant l’instauration systématique de ce qui est à proprement parler les lois géométriques de la perspective, formulées à la fin du XVe et au début du XVIe siècle, la peinture a montré une sorte d’étape où des artifices permettent de structurer cet espace. Le double bandeau, par exemple, qu’on voyait au VIe et au VIIe siècle aux parois de Sainte­ Marie Majeure, est une façon de traiter certaines stéréognosies. Mais lais­sons. L’important est qu’à un moment on arrive à l’illusion. C’est bien là d’ailleurs autour de quoi reste un certain point sensible, un point de lésion, un point douloureux, un point de retournement de toute l’histoire en tant qu’histoire de l’art et en tant que nous y sommes impliqués, c’est que l’illusion de l’espace est autre chose que la création du vide et que ce que représente l’apparition des anamorphoses à la fin du XVIe, début du XVIIe siècle. Je vous ai parlé souvent de jésuites la dernière fois, c’était un lapsus, j’ai vérifié dans le livre excellent sur les anamorphoses qu’a fait Jurgis Baltrusaitis, Olivier Perrin éditeur, c’est d’un couvent de Minimes qu’il s’agit, autant à Rome qu’à Paris. Je ne sais pas pourquoi j’ai projeté aussi au Louvre ces Ambassadeurs d’Holbein, qui sont à la National Gallery. Vous verrez, sur ce tableau des Ambassadeurs toute une étude pour vous imager ce que je vous ai dit la dernière fois, cet objet étrange, ce crâne, comme l’articule avec beaucoup de raffinement l’auteur, si l’on passe devant le tableau, si l’on sort de cette pièce par une porte faite à cette fin de le voir dans sa vérité sinistre, au moment où le spectateur se retourne pour la dernière fois en s’éloignant du tableau.

Donc, dis-je, l’intérêt pour l’anamorphose est décrit comme ce point tournant où, de cette illusion de l’espace, l’artiste retourne complètement l’utilisation, et s’efforce de le faire entrer dans ce qui est le but primitif, à savoir comme tel d’en faire le support de cette réalité en tant que cachée, cette fin de l’art, pour autant que c’est d’une certaine façon de cerner la Chose qu’il s’agit toujours dans toute oeuvre d’art, et c’est ceci qui permet d’approcher, me semble-t-il, d’un peu plus près, ce qui semble être encore la question irrésolue concernant les fins de l’art, encore pour nous qui, comme Platon, nous posons la question, la fin de l’art serait-elle d’imiter ou de ne pas imiter ? Imite-t-il ce qu’il représente ? Quand on entre dans cette façon de poser la question, on est déjà pris dans la nasse et il n’y a aucun moyen d’en sortir, de ne pas rester dans l’impasse où nous sommes entre l’art figuratif et l’art dit abstrait. Jusqu’à un certain point, nous ne pouvons simplement qu’évidemment sentir l’aberration qui se formule dans la position du philosophe qui est implacable, c’est Platon qui fait tomber l’art au dernier degré des oeuvres humaines, puisque pour lui tout ce qui existe, qui n’existe que dans son rapport à l’Idée qui est réelle, n’est déjà qu’imitation d’un plus que réel, d’un surréel. Et si l’art imite, nous dit-il, c’est une ombre d’ombre, une imitation d’imitation. Vous voyez donc quelle vanité il y a dans l’œuvre d’art, dans l’œuvre du pinceau.

Or, bien sûr, et dans un sens opposé, pour vous dire qu’il ne faut point entrer dans la nasse pour comprendre que, bien sûr, naturellement, les œuvres de l’art imitent ces objets qu’elles représentent, mais que leur fin n’est justement pas de représenter ces objets. En donnant l’imitation de l’objet, elles font de cet objet autre chose. Elles ne font que feindre d’imi­ter les objets. Et c’est pour autant que l’objet est instauré dans un certain rapport avec la Chose qu’il est fait pour cerner, pour présentifier, absen­tifier à la fois la Chose. Et puis cela, en somme, tout le monde le sait, que quand la peinture tourne une fois de plus d’une façon saisissante sur elle-même au moment où Cézanne fait des pommes, c’est bien évidemment parce qu’en faisant des pommes il fait tout autre chose que d’imiter des pommes; encore que sa dernière façon de les imiter soit la plus saisissante et soit celle qui soit le plus orientée vers une technique de présentification de l’objet. Mais plus sera présentifié l’objet en tant qu’imité, plus il nous ouvrira cette dimension où l’illusion comme telle, comme exemple de ce brisement d’elle-même vise autre chose. Chacun sait bien que le mys­tère, parfois, de cette façon qu’a Cézanne de faire des pommes, a une valeur qui n’a jamais encore été conçue, que quand Cézanne le faisait, par un certain rapport au réel tel qu’alors il se renouvelle dans l’art, une cer­taine façon de faire surgir l’objet qui est nouvelle, qui est lustrale, qui est un renouveau de sa dignité par où, si je puis dire, sont dansés d’une nou­velle façon ces insertions imaginaires en tant qu’au moment précis de l’histoire de l’art dont il s’agit, certaines de ces insertions imaginaires sont choisies et, comme on l’a remarqué, elles ne peuvent pas être détachées de ce qui jusqu’alors a composé pour les artistes qui ont précédé, dans leurs précédents efforts de réaliser cette fin de l’art, ce qui a été choisi et repris d’une autre façon.

Il y aurait bien des choses à dire là-dessus, et en particulier que la notion d’historicité ici ne saurait être employée sans la plus extrême prudence. Le terme d’histoire de l’art est bien ce qu’il y a de plus captieux et l’on peut dire que chaque émergence de ce mode d’opérer consiste pour toujours à renverser l’opération illusoire, la faire retourner vers sa fin première qui est de projeter une réalité qui n’est point celle de l’objet qui est représenté, qui est une réalité vers laquelle cette façon de traiter l’objet est tournée. Nous verrions que, dans l’histoire de l’art, il n’y a au contraire, par la nécessité même qui la supporte, que substructure, que même à l’histoire du temps, je veux dire du temps où il se manifeste, l’artiste est toujours aussi dans un rapport contradictoire. C’est contre les normes et les schèmes régnant, politiques par exemple, voire les schèmes de pensée, c’est en quelque sorte à contre-courant que l’art, toujours, essaie de réopérer son miracle. Voici en somme pourquoi nous nous trouvons là devant un jeu qui peut vous paraître assez vain en effet comme exercice si l’on suppose les raffinements opératoires que nécessite cette petite réus­site technique. Et pourtant, comment ne pas en être touché, voire ému, comme de quelque chose dont je dirai qu’avec cette forme montante et descendante que prend l’image dans cette sorte de seringue, nous sommes là devant quelque chose qui, si je me laissais aller à une image, me paraî­trait comme une sorte d’appareil à prise de sang, à prise du sang du Graal, si vous voulez bien vous souvenir que le sang du Graal est précisément ce qui dans le Graal manque.

Ceci, si je vous l’apporte aujourd’hui, au point où nous en sommes de notre exposé, c’est pour autant que c’est, si localisées qu’en soient l’ap­parition et la tendance, quelque chose qui a sûrement sa fonction dans l’histoire de l’art. N’en prenez que l’usage métaphorique. C’est pour autant que ce que je veux vous exposer aujourd’hui, c’est à savoir la pos­sibilité de cette forme de sublimation qui s’est créée à un moment de l’his­toire de la poésie et qui nous intéresse d’une façon si exemplaire par rap­port à ce qu’en somme la pensée freudienne a remis au centre de notre intérêt dans l’économie du psychisme, à savoir Eros et l’érotisme; c’est pour autant qu’en fin de compte vous pourrez presque l’articuler, le struc­turer autour de cette anamorphose, c’est que ce que je dessine pour vous, à propos de l’éthique de la psychanalyse, repose tout entier sur ceci auquel nous viendrons dans la suite, je ne fais que l’indiquer au départ, c’est à savoir que la référence interdite, celle que Freud a rencontrée au point terminal de ce qu’on peut appeler chez lui le mythe œdipien, le mythe oedipien dont il est déjà assez frappant qu’en somme, tout de suite, l’expérience de ce qui se passe chez le névrosé l’ait fait bondir sur le plan d’une création poétique de l’art, du drame d’Œdipe en tant qu’il est quel­que chose de daté dans l’histoire culturelle. Vous le verrez quand nous prendrons Moise et le monothéisme, quand nous nous rapprocherons de ce Malaise dans la civilisation que j e vous ai priés de lire pendant cet inter­valle, combien, si l’on peut dire, il n’y a pas dans Freud de distance aux données de l’expérience judéo-grecque, je veux dire de celle qui caracté­rise notre culture dans son vécu le plus moderne.

Que Freud n’ait pu manquer de conduire jusqu’au terme d’un examen l’action de Moïse, sa méditation sur ce qu’on peut appeler en somme les origines de la morale, c’est quelque chose qui doit nous frapper. Quand vous pourrez lire cet étonnant ouvrage qu’est Moise et le monothéisme, vous verrez combien dans son texte apparaît, concernant ce que je vous ai montré tout au long de ces années comme étant l’essentielle référence, le Nom du père, sa fonction signifiante, combien dans son texte même, quand il s’agit de Moïse et du monothéisme Freud ne peut s’empêcher de montrer ce qu’on peut appeler la duplicité de sa référence. je veux dire que formellement, dans son texte, il fait intervenir ce recours structurant, la puissance paternelle, comme une sublimation comme telle. Il souligne, dans le même texte où il laisse à l’horizon le trauma primordial du meurtre du père, et sans se soucier de la contradiction, que c’est dans une date historique surgissant sur le fond de l’appréhension sensible et visible, celle qui engendre, c’est la mère. Et, nous dit-il, il y a un véritable progrès dans la spiritualité dans le fait d’affirmer que le père, à savoir celui dont on n’est jamais sûr, et dont aussi bien on peut dire que la reconnaissance de son action implique toute une élaboration mentale, toute une réflexion, le fait d’introduire comme primordiale la fonction du père représente comme telle une sublimation à propos de laquelle il pose tout de suite la question, comment précisément en concevoir le saut et le progrès puisque, pour l’introduire, il faut que déjà quelque chose se manifeste qui institue du dehors son autorité, sa fonction, sa réalité ? À savoir que lui-même souligne, et à ce moment, l’impasse que constitue le fait qu’il y a la sublimation et que cette sublimation, nous ne pouvons la motiver his­toriquement, sinon précisément par le mythe auquel il revient, mais dont à ce moment là, la fonction de mythe devient tout à fait latente; je veux dire que ce mythe n’est vraiment pas autre chose que ce qui s’inscrit dans la réalité spirituelle la plus sensible de notre temps, à savoir la mort de Dieu. Que c’est en fonction de la mort de Dieu que le mythe du meurtre du père, qui la représente de la façon la plus directe, est introduit par Freud comme un mythe moderne, et comme un mythe ayant toutes les propriétés du mythe comme tel. Car, bien entendu, ce mythe, pas plus qu’aucun autre mythe, n’explique rien, le mythe et sa fonction étant tou­jours, comme je vous l’ai montré en toutes occasions, comme je l’ai arti­culé, m’appuyant sur Lévi Strauss à cette occasion, et surtout ce qui a pu venir nourrir sa propre formulation, cette sorte d’organisation signifiante, d’ébauche si vous voulez qui s’articule pour supporter les antinomies de certains rapports psychiques à un niveau qui n’est pas simplement de tempérament, d’une angoisse individuelle, qui ne s’épuise pas non plus dans aucune construction supposant la collectivité comme telle et qui prend sa dimension complète.

Nous supposons là qu’il s’agit de l’individu, et aussi bien de collectivité. Les deux ne présentent pas entre eux d’opposition qui soit telle au niveau où il se passe. Il s’agit du sujet en tant qu’il a précisément à pâtir du signi­fiant, et que dans cette passion du signifiant surgit le point critique dont l’angoisse n’est à l’occasion qu’un affect jouant le rôle de signal occasion­nel. Nous sommes donc portés à l’intérieur même du point où Freud pose la question de la source de la morale, où il a apporté cette inappré­ciable connotation qu’il a appelée le Malaise dans la civilisation, autre­ment dit ce quelque chose de déréglé par quoi une certaine fonction psy­chique, le Surmoi, semble trouver en elle-même sa propre aggravation, une sorte de rupture des freins qui assuraient sa juste incidence. Il reste à l’intérieur de ce dérèglement même que ce dont il s’agit, c’est à savoir comment, dans quelle mesure nous pouvons concevoir ce qu’il nous montre, au fond de la vie psychique, les tendances peuvent trouver leur juste sublimation.

Mais d’abord, quelle est cette possibilité de la sublimation ? Je ne puis pas, dans le temps qui nous est imparti, vous promener à travers les diffi­cultés presque insurmontables, presque insensées, auxquelles se trouvent confrontés les auteurs chaque fois qu’ils ont essayé de donner un sens à ce terme de sublimation. Il y a tout de même quelque chose que je voudrais bien qu’un jour l’un d’entre vous fasse, se rendre à la Bibliothèque natio­nale pour prendre connaissance de cet article qui est dans le tome VIII d’Imago, de Bernfeld, qui s’appelle Bemerkungen zur Sublimierung. Cela prendrait vingt minutes s’il nous en faisait ici le résumé. Bernfeld était un esprit particulièrement ferme dans cette seconde génération et les fai­blesses vers quoi vient, en fin de compte, à s’articuler ce qu’il pose concer­nant la sublimation, sont tout de même bien faites pour nous éclairer. Je veux dire qu’il se trouve fort gêné d’abord par la référence que Freud donne aux opérations de la sublimation, d’être toujours éthiquement, culturellement, socialement valorisées. Cette sorte de critère externe au psychisme laisse assurément dans l’embarras, et certainement une telle référence mérite en effet, par son caractère extra-psychologique, d’être mise en relief, en valeur, pour tout dire d’être critiquée. Nous verrons que ce caractère fait moins de difficulté qu’il semble au premier abord. Mais c’est bien là un des problèmes. D’autre part, la contradiction entre le côté Zielablenkung de la Strebung, de la tendance, du Trieb, et le fait que ceci se passe dans un domaine qui est celui de l’Objekt libido, de la libido objectale, est aussi fait pour lui poser toutes sortes de problèmes. Il les résout avec une maladresse extrême qui caractérise tout ce qui a été dit jusqu’ici sur la sublimation dans l’analyse. Il les résout en disant que c’est cette part de la tendance qui peut être en somme utilisée – au point où il en est, tome VIII, qui doit dater de 1923-1924 environ-aux fins du moi, aux Ichziele, que nous devons définir la sublimation. Et de donner des exemples dont il me semble que la naïveté éclate. Il prend un petit Robert Walter qui, comme beaucoup d’enfants, se livre aux exercices de la poé­sie dès avant l’apparition de sa puberté. Eh bien que nous dira-t-il à ce sujet ? Que c’est un Ichziel, un but du moi que d’être un poète; que c’est pour autant que ceci est fixé très précocement chez l’enfant que va pou­voir être jugée toute la suite, à savoir le mode sous lequel, au moment de sa puberté, vont se voir peu à peu intégrés dans cet Ichziel le bouleverse­ment sensible cliniquement, encore qu’assez confus dans le cas qu’il nous expose, de son économie libidinale, et la progressive intégration de ce qui restait au départ très séparé entre son activité de petit poète et ses fan­tasmes par exemple. C’est donc, nous dit-il, supposer le caractère pri­mordial, primitif que cet enfant s’est donné comme but de devenir un poète. Cette sorte d’argumentation se retrouve dans les autres exemples qu’il nous donne, qui sont également bien instructifs puisqu’il y a des exemples concernant la fonction des Verneinungen, des négations qui se produisent spontanément entre groupes d’enfants. Il s’est en effet beau­coup intéressé à cette question, dans la publication sur les problèmes de la jeunesse dont il se trouvait à ce moment là titulaire. L’important est ceci, et en somme se retrouve dans tout ce qui a été formulé, même par Freud, sur ce sujet. Freud fait remarquer comment l’artiste, après avoir opéré sur le plan de la sublimation, se trouve en somme le bénéficiaire de son opé­ration pour autant que, comme elle est reconnue par la suite, il se trouve recueillir sous forme de gloire, honneur, voire argent, précisément les satisfactions fantasmatiques qui étaient au principe de la tendance qui se trouve ainsi, dans la sublimation, et par la voie de la sublimation, se satis­faire.

Tout ceci est fort bel et bon, à cette seule condition que nous tenions pour quelque chose en somme de déjà établi au dehors, qu’il y a une fonc­tion du poète. Qu’un petit enfant puisse prendre comme but de son moi de devenir un poète, voilà qui peut sembler aller tout seul, particulière­ment chez ceux que Bernfeld appelle un homme éminent. Il est vrai qu’il se précipite aussitôt dans une parenthèse, en disant qu’en utilisant ce terme de hervorragender Mensch, homme éminent, il veut le dépourvoir le plus qu’il se peut de toute espèce de connotation de valeur, ce qui est bien tout de même la chose la plus étrange qu’on puisse dire à partir du moment où on a fait intervenir une notion comme celle d’éminence. Pour tout dire, la dimension de la personnalité éminente est inéliminable à l’origine de certaines élaborations, et aussi bien nous voyons, dans Moise et le monothéisme, qu’elle n’est pas éliminée, mais mise par Freud au pre­mier plan. Ce dont il s’agit là est bien originellement de décrire, de situer la possibilité d’une fonction comme la fonction poétique, dans un consen­sus social à l’état de structure. C’est cela qui doit être justifié, et non pas simplement par les bénéfices secondaires qui, individuellement, y entrent, s’y mettent à l’épreuve et à l’exercice.

Eh bien, ce que nous voyons, à une certaine époque de l’histoire qui se trouve nous intéresser pour autant qu’elle le fait intervenir de la façon la plus directe, le principe d’un idéal qui est celui de l’amour courtois, pour autant qu’il va se trouver, pour un certain cercle aussi limité que nous le supposions, au principe d’une morale, de toute une série de mesures de comportement, d’idéaux de loyauté, de mesures, de services, d’exempla­rité de la conduite, tout ceci va tourner autour de quoi ? D’une érotique. D’une érotique d’autant plus surprenante à voir surgir à une certaine date, qui est très probablement le milieu ou le début même du XIe siècle, pour se prolonger pendant tout le XIIe, voire même en Allemagne jus­qu’au début du XIIIe. je fais là allusion très précisément à ce que comporte ce jeu des chanteurs – qui, à une certaine ère européenne, se qualifiant de troubadours dans le midi, trouvères dans la France du nord, Minnesänger dans l’aire germanique, des domaines périphériques comme l’Angleterre par exemple, ou certains domaines espagnols n’en étant atteints que secondairement- à ces jeux liés à une technique, à un métier poétique très précis, surgissant pendant cette époque, et qui ensuite, même dans des siècles qui n’en ont plus gardé qu’un souvenir plus ou moins effacé, s’éclipsent. Il y a un moment maximum qui va à peu près du début du XIIe siècle au premier tiers du XIIIe siècle, où cette technique très spéciale qui est celle des poètes d’amour courtois joue un rôle et une certaine fonction. Cette fonction, nous ne pouvons pas absolument, au point où nous en sommes, en mesurer absolument la portée, ni l’incidence. Ce que nous savons c’est que certains cercles qui, comme leur nom l’indique, sont des cercles au sens de l’amour courtois, je veux dire des cercles de cour, des cercles nobles, occupant une certaine position élevée dans la société, en ont certainement été affectés de la façon la plus sensible, la plus précise et y ont participé.

je veux dire qu’on a pu poser la question de savoir s’il y a eu ou non vraiment des cours d’amour. Assurément, ce que jean de Nostre-Dame, autrement dit Nostradamus, au début du XVe siècle, nous représente de la façon dont s’exerçait la juridiction des dames dont il nous dit les noms flamboyants, à consonance languedocienne, ne peut manquer de faire passer sur nous un certain frisson d’étrangeté. Ceci a été critiqué, à juste titre, et reproduit fidèlement par Stendhal dans son livre De l’amour qui reste vraiment un livre admirable en la matière, qui était à ce moment là très proche de l’intérêt romantique qui s’attachait aux découvertes, aux résurgences de toute cette poésie courtoise, de la poésie qu’on appelait alors provençale, encore qu’elle soit beaucoup plus toulousaine, voire limousine. L’existence et le fonctionnement de ces juridictions de casuis­tique amoureuse que jean de Nostre-Dame nous évoque est discutable, et discuté. Néanmoins, ces jugements restent avoir été portés. Il nous reste des textes en particulier, que Raynouard, en 1817, a mis au jour et publiés dans un ouvrage d’ensemble sur la poésie des troubadours qui est l’ou­vrage d’André le Chapelain, dont le titre abrégé est tout simplement De arte amandi, c’est-à-dire que ce titre est fait, structuré comme pleine­ment homonyme au traité d’Ovide qui n’a pas cessé d’être transmis par les clercs.

Dans ce manuscrit du XIVe siècle qui a donc été extrait de la Biblio­thèque nationale par Raynouard, nous voyons le texte de jugements qui ont été effectivement portés par des Dames, qui sont parfaitement repé­rables historiquement, nommément Éléonore d’Aquitaine qui fut suc­cessivement, et ce successivement comporte une grande participation personnelle au drame qui s’ensuit, l’épouse de Louis VII le Jeune, d’Henri Plantagenêt qu’elle épousa quand il était duc de Normandie, qui devint ensuite roi d’Angleterre avec tout ce que cela comporta par la suite de revendications sur des domaines du champ français, ainsi que sa fille qui épousa un certain Henri Ier, comte de Champagne. Il y en a d’autres encore qui sont repérables historiquement. Toutes sont dites, dans ce manuscrit, avoir participé, sous quelque forme que cela ait été, à des juri­dictions de casuistique amoureuse, lesquelles supposent de la façon la plus claire – car nous en avons dans des textes, dans les poèmes d’amour courtois que nous avons – des repères qui sont parfaitement typifiés. Il ne s’agit pas là de termes approximatifs ; il s’agit de termes extrêmement précis, ayant une connotation d’idéal à poursuivre, de conduite typifiée, desquels bien sûr je voudrais vous donner ici à l’occasion quelques termes typiques.

Nous pouvons les emprunter indifféremment soit au domaine méri­dional, soit au domaine germanique, au signifiant près qui dans un cas est d’oc, dans l’autre de langue germanique, car il s’agit d’une poésie qui se développe en langue vulgaire. Donc, au signifiant près, le recoupement, la systématisation, le rapport réciproque des termes se retrouve. C’est du même système qu’il s’agit et ce système s’organise autour de thèmes divers, dont le premier par exemple est celui du deuil, et même d’un deuil jusqu’à la mort par exemple. Le départ ici, comme l’a exprimé l’un de ceux qui en Allemagne, au début du XIXe siècle ont mis en évidence les carac­téristiques de cet amour courtois, c’est d’être une scolastique de l’amour malheureux. Il y a des termes définissant le registre dans lequel sont obte­nues ce qu’on peut appeler les valeurs de la Dame, ce que représente telle ou telle norme sur lesquelles sont réglés les échanges entre les partenaires, de cette sorte de rite singulier, la notion de récompense, de clémence, de grâce, de Gnade, de félicité. L’important est seulement ici d’indiquer dans les dimensions de ce dont vous pouvez, si la chose vous intéresse, vous reporter dans le détail, à l’organisation extrêmement raffinée, en tout comparable, pour la complexité, à ce qui d’une façon peut-être plus facile à mémoriser pour vous, vous pouvez vous représenter, encore qu’il se présente à nous sous une forme beaucoup plus affadie, comme Carte du Tendre, puisqu’en somme les précieuses, à un autre moment de l’histoire, ont remis au premier plan un certain art social de la conversation.

Ici il s’agit de choses qui sont d’autant plus surprenantes à voir surgir, qu’elles surgissent dans une époque dont les coordonnées historiques nous montrent qu’au contraire rien n’y semblait, bien loin de là, y répondre à ce qu’on pourrait appeler une promotion, voire une libération de la femme. Qu’il me suffise, pour donner ici une idée des choses, d’évo­quer par exemple une histoire comme celle qui s’est passée en pleine période de floraison de cet amour courtois, l’histoire de cette comtesse de Comminges, fille d’un certain Guillaume de Montpellier, qui, à ce titre, se trouvait l’héritière naturelle d’un comté qui est précisément le comté de Montpellier. Un certain Pierre d’Aragon, roi d’Aragon et fort ambitieux de s’installer au nord des Pyrénées malgré l’obstacle que lui a fait à cette époque la première poussée historique du Nord contre le Midi, à savoir le fait de la croisade des Albigeois, et des victoires de Simon de Montfort sur les comtes de Toulouse, du fait que cette femme se trouve l’héritière naturelle, quand son père mourra, d’un comté de Montpellier, il veut à ce seul titre l’avoir. La personne semble, elle, être fort peu de nature à s’im­pliquer dans ces intrigues plus ou moins sordides. Tout semble indiquer qu’il s’agit d’une personnalité extrêmement réservée, voire proche d’une certaine sainteté, au sens religieux du terme. C’est en effet à Rome, et en odeur de sainteté qu’elle finit. Cette personne se trouvera, par l’intermé­diaire des combinaisons politiques et avec la pression d’un seigneur de même puissance, Pierre d’Aragon, contrainte de quitter son mari. Une intervention papale force celui-ci à la reprendre, mais à la mort de son père plus rien ne tient, tout se passe selon les volontés du plus puissant sei­gneur; elle est effectivement répudiée par son mari qui en a fait d’autres, et qui en a vu d’autres, elle épouse ledit Pierre d’Aragon qui n’a d’autre conduite avec elle que de la maltraiter, au point qu’elle doit s’enfuir, et c’est ainsi qu’elle termine sa vie à Rome sous la protection du pape qui, à l’occasion, se trouvait fonctionner comme le seul protecteur de l’inno­cence persécutée. Le style de cette histoire est simplement pour vous montrer quelle est, dans une société féodale, la position effective de la femme. Elle est à proprement parler ce que les structures élémentaires montrent, les structures élémentaires de la parenté, c’est-à-dire un corré­latif des fonctions d’échange social, un support d’un certain nombre de biens et de signes de puissance. Elle n’est véritablement rien d’autre. Et rien, sauf référence à un domaine propre, le droit religieux, ne peut la préserver d’être essentiellement identifiée à une fonction purement sociale ne laissant aucune place à sa personne, à sa liberté propre de per­sonne.

C’est dans ce contexte que se met à s’exercer cette très curieuse fonction du poète de l’amour courtois, de ce poète dont il est très important de vous représenter quelle est la situation sociale. Sa position en effet est bien de nature à jeter une petite lumière sur l’idée fondamentale, le gra­phisme que l’idéologie freudienne peut donner d’une mode dont l’artiste se trouve sous une certaine forme retarder la fonction. Ce sont des satis­factions de puissance nous dit Freud. C’est pourquoi il n’en est que plus remarquable que nous fassions apparaître ici, dans l’ensemble par exemple des Minnesänger – il y en a, je crois, 126 dans ce recueil dit Manuscrit des Manes qui, au début du XIXe siècle, se trouvait à la Bibliothèque nationale de Paris et devant lequel Henri Heine allait faire ses dévotions comme à l’origine même de la poésie germanique, depuis 1888 ce manuscrit a été, je ne sais par la voie de quelle négociation, mais de la façon la plus justifiée, restitué aux Allemands, il est maintenant à Heidelberg -, dont une part très importante nous montre des situations qui ne sont pas moindres que celles d’empereur, de roi, voire de prince.

Le premier des troubadours est un nommé Guillaume de Poitiers, sep­tième comte de Poitiers, neuvième duc d’Aquitaine, qui paraît avoir été, avant qu’il se consacrât à ces activités poétiques, et il est à proprement par­ler dans une position inaugurale dans l’histoire de la poésie courtoise, un fort redoutable bandit du type de ce que, mon Dieu, tout grand seigneur qui se respectait pouvait être à cette époque. Je veux dire qu’en maintes circonstances historiques que je vous passe, nous le voyons se comporter selon les normes du rançonnage le plus inique des services qu’on pouvait attendre de lui. Mais à partir de certains moments, il devient poète de cet amour singulier pour lequel je ne puis que vous renvoyer au titre des ouvrages qui comportent une analyse thématique de ce qu’on peut appe­ler tout un rituel de l’amour. Ce que je veux vous faire entendre, c’est ce que je vais dire maintenant, à savoir comment nous, analystes, pouvons le situer.

Au passage, je vous signale un livre un petit peu déprimant par une cer­taine façon qu’il a de résoudre les difficultés en les éludant assez joliment, mais qui est un livre plein de ressources et de citations, de là tout son intérêt, c’est La joie d’amour du nommé Pierre Belperron, paru chez Plon [1948]. Je vous signale également, dans un autre registre, quelque chose qu’il convient de lire parce qu’après tout il s’agit moins là d’amour courtois que de ce qu’on pourrait appeler toute sa filiation historique. C’est le très joli recueil que Benjamin Perret, sans jamais toujours bien savoir articuler ce dont il s’agit, a appelé Anthologie de l amour sublime. Un livre qui est paru chez Hachette, de René Nelli, auquel je ne repro­cherai qu’un certain moralisme philogénique, qui s’appelle L’amour et les mythes du cœur, dans lequel vous trouverez également beaucoup de faits, et pour finir par un livre auquel j’ai fait allusion auprès de l’un d’entre vous, le livre d’Henry Corbin qui s’appelle L’imagination créatrice, paru dans la collection Homo Sapiens, chez Flammarion. Ce livre sur l’imagi­nation créatrice vous portera beaucoup plus loin que le domaine limité qui est celui dans lequel aujourd’hui je veux finalement articuler ce que je désire vous montrer.

Voici donc de quoi il s’agit dans cette révolte que la poésie, une poésie datée, avec des thèmes tout à fait repérables sur lesquels je ne m’étends pas par manque de temps, et par le fait que nous les retrouverons par la suite dans les exemples où je vous montrerai qu’il faut trouver d’une façon sensible leur origine, ce que je pourrais appeler leur origine convention­nelle. C’est en effet l’intérêt d’une telle étude de nous montrer quels sont, en somme, ces thèmes de convention. Car là-dessus, je dirai, tous les his­toriens sont univoques, cet amour courtois était en somme un exercice poétique, une façon de jouer avec un certain nombre de thèmes idéalisant qui ne pouvaient avoir, si l’on peut dire, aucun répondant concret réel à l’époque où il fonctionnait. Néanmoins ces idéaux, au premier plan desquels est l’idéal de la Dame comme telle, avec ce qu’il comporte, et que je vais vous dire maintenant, sont ceux qui se retrouvent dans des époques ultérieures et, jusqu’à la nôtre, voient leurs incidences tout à fait concrètes dans l’organisation sentimentale de l’homme contemporain et en somme y perpétuent leur marche, qu’il faut reconnaître comme une marche, c’est-à-dire quelque chose qui prend son origine dans un certain usage systématique, délibéré, de signifiant comme tel.

Tous les efforts qui ont été faits, en effet, pour montrer par exemple la parenté de cet appareil, de l’organisation de ces formes de l’amour cour­tois, avec je ne sais quelle intuition de source religieuse, mystique par exemple, de quelque chose qui se situerait quelque part en ce centre qui est visé, en cette Chose qui est là exaltée au sens de l’amour courtois, sont des tentatives, l’expérience l’a montré, vouées à l’échec. Il y a en effet cer­taines parentés apparentes dans ce qu’on peut appeler l’économie de cette référence du sujet à l’objet de son amour, qui apparaissent dans des expé­riences mystiques étrangères, par exemple, on l’a souligné, et c’est pour cela que j e vous donne à lire le livre d’Henri Corbin, voire hindoue, voire tibétaine. Chacun sait que Denis de Rougemont en fait grand état. Néanmoins ce qui apparaît, c’est qu’il y a de très grandes difficultés, voire des impossibilités critiques, si l’on peut dire, à articuler, pour des raisons par exemple aussi simples que des raisons de date, certaines analogies qui sont mises en évidence entre certains poètes de la péninsule ibérique, musulmans par exemple ; les choses dont il s’agit dans la poésie arabe sont postérieures à ce qui se présente dans la poésie de Guillaume de Poitiers.

Ce qui se présente à nous au contraire, et de la façon la plus claire, c’est que, du point de vue de la structure, nous pouvons dire qu’en somme à cette époque une activité qui est à proprement parler une activité de créa­tion poétique exerce une influence déterminante, mais secondairement, je veux dire dans ses suites historiques, sur les mœurs mêmes, à un moment où l’origine, où les maîtres mots de la chose seront oubliés, mais que nous ne pouvons juger de la fonction de cette création sublimée que dans des repères de structure. Ici, l’objet, nommément l’objet féminin dont je vous ai déjà dit qu’il s’introduit déjà par cette porte très singulière de la priva­tion, de l’inaccessibilité, est la Dame à laquelle il se voue, quelle que soit d’ailleurs la position sociale de celui qui fonctionne. Quelquefois il y en a qui sont à des niveaux populaires, qui sont quelquefois sortis des servi­teurs, des sirvens de tel lieu qui est celui de leur naissance. Bernard de Ventadour par exemple était le fils d’un servant au château de Ventadour dont le titulaire, Ebles de Ventadour, était lui aussi un troubadour. Quelle que soit la position de celui qui se trouve en position de chanter l’amour dans un certain registre, l’inaccessibilité de l’objet est posée là au principe. je veux dire qu’il n’y a pas possibilité de chanter comme telle la Dame dans sa position poétique, si ce n’est dans ce présupposé d’une barrière, de quelque chose qui l’isole et qui l’entoure.

D’autre part cet objet, la Domnei comme on l’appelle, mais dont il est bien remarquable que tellement fréquemment, dans ce qui lui est adressé, le terme sous lequel elle est invoquée est masculinisé. On l’appelle à l’oc­casion mi Dom, c’est-à-dire mon seigneur. Cette Dame donc, tous ceux qui lisent attentivement cette poésie courtoise s’aperçoivent que ladite Dame se présente avec des caractères dépersonnalisés qui ont fait, comme je vous le disais, que quelques auteurs ont pu remarquer que toutes s’adressent à la même personne. Le fait qu’à l’occasion son corps soit décrit comme g’ra delgat e gen, c’est-à-dire que extérieurement les dodues faisaient partie du sex-appeal de l’époque, e gen veut dire gra­cieuse, ce fait ne doit pas vous tromper car on l’appelle toujours ainsi. L’objet, pour tout dire, dont il s’agit, pour autant que c’est l’objet féminin, est à proprement parler dans ce champ poétique vidé de toute substance réelle. C’est bien cela qui rend si facile dans la suite, à tel ou tel poète métaphysique, à un Dante par exemple, de faire équivaloir une personne dont on sait qu’elle a bel et bien existé, à savoir cette petite Béatrice dont on sait qu’il l’avait énamourée quand elle avait neuf ans, qui est restée au centre de sa chanson depuis la Vita nuova jusqu’à la Divine Comédie, de la faire équivaloir à la philosophie, voire au dernier terme la science sacrée, et de lui lancer appel en des termes d’autant plus proches du sensuel que ladite personne devenait plus proposée en position à proprement parler allégorique, à savoir qu’on ne parle jamais tant en termes d’amour les plus crus que quand la personne est transformée en une fonction symbo­lique.

Ce que nous voyons ici en somme fonctionner à l’état pur, c’est ce qui, je crois, est du ressort de cette place qu’occupe la visée tendancielle dans la sublimation, c’est à savoir ce point central où ce que demande l’homme, ce qu’il ne peut faire que demander, c’est d’être privé à proprement par­ler de quelque chose de réel. C’est, en somme, que quelque chose articule ce centre, cette place que tel d’entre vous me parlant appelait, d’une façon que je trouve assez jolie et que je ne répudie pas expressément, bien que, vous allez le voir, ce qui en fait le charme, ce soit en quelque sorte une réfé­rence presque histologique, c’est ce que celui qui s’adressait à moi, parlant de ce que j’essaie de vous montrer dans das Ding, appelait la vacuole. C’est bien en effet de quelque chose de cet ordre dont il s’agit pour autant, si vous voulez, que dans une cellule primordiale nous nous laissons aller à cette sorte de rêverie des plus scabreuses qui est celle de certaines spé­culations contemporaines, qui nous parlent de communication à propos de ce qui se transmet, organiquement, à l’intérieur d’une structure orga­nique. Eh bien, en effet, si vous voulez admettre que, dans un organisme monocellulaire, quelque chose puisse, représenté dans la transmission de telle ou telle fonction pseudopodique, être organisé comme un système de communication, à ceci près qu’il peut être impossible de parler de communication dans cette occasion, de préciser pourquoi on peut parler de communication quand il n’y a pas de communication comme telle, c’est pour autant que cette communication s’organiserait schématique­ment autour de la vacuole et visant la fonction de la vacuole comme telle, que nous pourrions en effet avoir ce dont il s’agit, schématisé, dans la représentation. Pourquoi ? Pour reprendre pied sur terre, à savoir mettre les choses comme elles se présentent, là où la vacuole est pour nous véri­tablement créée, elle est créée au centre du système des signifiants pour autant que cette demande dernière d’être privé de quelque chose de réel est ce qui est essentiellement lié à cette symbolisation primitive qui est toute entière dans la signification du don d’amour.

À cet égard, je n’ai pas pu au passage ne pas être frappé du fait que, dans la terminologie de l’amour courtois, le terme de domnei est employé dont le verbe vient faire domnoyer qui a un tout autre sens que celui de se donner, qui veut dire quelque chose comme caresser, comme batifoler, et qui est quelque chose qui, dans le vocabulaire de l’amour courtois représente à proprement parler ce rapport de quoi ? Domnei, malgré l’es­pèce d’écho signifiant qu’il fait avec don n’a rien à voir avec ce mot, il vise essentiellement la même chose que la Domna, la Dame, à savoir celle qui, dans l’occasion, domine. Ceci a peut-être son côté amusant si nous pensons que peut-être ce serait à explorer historiquement, toutes les normes, quantité de métaphores qu’il y a autour du terme donner dans l’amour courtois ; si donner pouvait être situé d’une façon quelconque dans un sens ou dans un autre de l’un des partenaires par rapport à l’autre, cela n’a peut-être pas d’autre origine que ce que je pourrais appeler ici la conta­mination signifiante à propos du terme domnei et de l’usage du mot dom­noyer.

Ce que la création de la poésie courtoise tend à faire, c’est à situer, à la place de la Chose, et dans une époque dont nous pouvons retrouver les coordonnées historiques, où justement quelque discord peut apparaître dans les conditions de la réalité particulièrement sévère par rapport à cer­taines exigences du fond, un certain malaise dans la culture et, selon le mode de la sublimation qui est celui propre de l’art, de nous poser cet objet que j’appellerai, pour illustrer ma pensée d’une façon ici équivalente, un objet affolant, un partenaire inhumain. Tout, en effet, le caractérise de cette manière. Jamais la Dame n’est à proprement parler qualifiée pour telle ou telle de ses vertus réelles et concrètes, pour sa sagesse, sa pru­dence, voire même sa pertinence. Si elle est qualifiée de sage, ça n’est que pour autant qu’elle participe à une sorte de sagesse immatérielle qu’elle représente plus qu’elle n’en exerce les fonctions. Par contre, le caractère essentiel est d’être aussi arbitraire, dans ses exigences de l’épreuve qu’elle impose à son servant, qu’il est possible ; c’est d’être essentiellement ce qu’on a appelé plus tard, au moment des échos enfantins de cette idéolo­gie, d’être cruelle et, comme on dira plus tard, semblable aux Tigresses d’Ircanie.

À la vérité, c’est à lire les auteurs de cette époque, les romans de Chrétien de Troyes par exemple, qu’on peut voir jusqu’à quels extrêmes sont poussés les caractères d’arbitraire qui règnent entre les deux termes de ce couple de l’amour courtois. Bref, ce que je voudrais ici encore vous dire, après avoir souligné l’artifice de la construction courtoise, avant de vous montrer combien ces artifices se sont montrés durables, compli­quant beaucoup plus qu’ils ne les ont simplifiés, loin de là, les relations entre l’idée de l’homme et celle du service de la femme, ce que je dirai c’est que ceci qui est là devant nous, l’anamorphose, nous servira encore à per­cevoir, à préciser d’une certaine manière ce qui restait un peu flou dans notre perspective, c’est à savoir ce qui est à proprement parler la fonction narcissique. Vous savez que ce que j’ai cru devoir introduire de la fonction du miroir comme structurant, comme exemplaire de la structure imagi­naire, se qualifie dans le rapport narcissique. On a mis en évidence, assu­rément, le caractère narcissique, je veux dire le côté d’exaltation idéale qui est implicite, et qui est même expressément visé dans l’idéologie de l’amour courtois. Ici, je vous dirai que cette petite image qui nous est représentée par l’anamorphose que j’ai présentée aujourd’hui à votre exa­men est là en quelque sorte pour nous faire voir de quelle espèce de fonc­tion du miroir il s’agit. C’est un miroir au-delà duquel ce n’est que par accident que se projette l’idéal du sujet. Le miroir, à l’occasion, peut impli­quer si l’on peut dire les mécanismes du narcissisme et nommément la dimension destructive que nous retrouverons par la suite, à savoir la dimension de l’agressivité. Mais il remplit un autre rôle; il remplit juste­ment un rôle de limite. Il est ce qu’on ne peut franchir et l’organisation de l’inaccessibilité de l’objet est bien la seule à quoi il participe. Mais il n’est pas le seul à y participer.

Il est toute une série de ces motifs – et je ne peux, à l’occasion que briè­vement vous les indiquer – ils constituent les présupposés, les données organiques de cet amour courtois comme tel, et nommément par exemple ceci: l’objet n’est point seulement inaccessible, il est séparé de celui qui se languit de l’atteindre par toutes sortes de puissances opposantes et maléficieuses qui sont celles que le joli langage provençal appelle, entre autres dénominations, lauzengiers. Ce sont les jaloux, mais aussi les médisants. Ceci se retrouve dans toutes les formes où est articulé ce thème.

Un autre thème qui est important est celui que nous appellerons le thème du secret. Il est tout à fait essentiel et il comporte un certain nombre de méprises, et celle-ci que l’objet n’est jamais nommé en dehors d’une sorte d’intermédiaire qu’on appelle le Senhal. Ceci se retrouve dans la poésie arabe sur les mêmes thèmes, où ce même rite, avec ce qu’il com­porte de curieux, frappe toujours les observateurs. Les formes du Senhal sont parfois extraordinairement significatives et en particulier chez cet extraordinaire Guillaume de Poitiers le fait qu’il appelle, à un certain moment de ses poèmes, l’objet de ses soupirs du terme de Bon Vezi, ce qui veut dire Bon Voisin. À la suite de quoi les historiens se sont perdus en conjectures et n’y ont trouvé rien d’autre que la désignation d’une Dame dont les territoires étaient proches de ceux de Guillaume de Poitiers, et dont on sait qu’elle a joué dans son histoire un grand rôle, et qui semblait être une luronne.

Je crois pour nous que, beaucoup plus important que cette référence au Bon Voisin, qui serait la Dame qu’à l’occasion Guillaume de Poitiers lutina, c’est ce rapport à ce qui dans l’origine tout à fait inaugurale des pre­mières fondations de la Chose, dans la genèse psychologique, fait rap­procher par Freud das Ding du Nebenmensch ou Minne – comme tel, à savoir de la place que dans un certain développement, qui est le déve­loppement proprement chrétien, de la place que tiendra l’apothéose du prochain comme tel. Bref ce que j’ai voulu vous faire sentir aujourd’hui est ceci que c’est une organisation artificielle, artificieuse du signifiant comme tel qui, à un certain moment, fixe si l’on peut dire les directions d’une certaine ascèse qui donne un nouveau sens et qui nous empêche d’ériger ce sens, le sens qu’il faut que nous donnions dans l’économie psychique à la conduite du détour. Le détour, dans le psychisme, n’est pas toujours seulement et uniquement fait pour régler le passage, l’accès qui rejoint ce qui s’organise dans le domaine du principe du plaisir, à ce qui se propose comme structure de la réalité. Il y a aussi des détours et des obs­tacles qui s’organisent dans la fonction de faire à proprement parler appa­raître comme tel ce domaine de la vacuole. À savoir ce qu’il s’agit de pro­jeter comme tel, c’est à savoir une certaine transgression du désir.

Et c’est ici que nous voyons à proprement parler apparaître ce que j’appellerai la fonction éthique de l’érotisme, pour autant qu’en somme le freudisme n’est qu’une perpétuelle allusion à cette fécondité motrice de l’érotisme dans l’éthique, mais qu’en somme il ne la formule pas comme telle. Et pourtant, si quelque chose se trouve alors dans les techniques pré­cises – car ces techniques, elles vont loin dans ce qu’elles nous laissent entrevoir de ce qui pouvait à l’occasion passer dans le fait de ce qui est à proprement parler de l’ordre sexuel dans l’inspiration de cet érotisme – c’est à proprement parler une technique de la retenue, une technique de la suspension de l’amor interruptus. Et les étapes que comme telles l’amour courtois propose avant ce qui est appelé très mystérieusement, car nous ne savons pas en fin de compte ce que c’était, le don de merci, s’articulent comme telles après à peu près tout ce que Freud, dans ses Trois essais sur la sexualité, articule comme étant de l’ordre du plaisir préliminaire. Or le paradoxe de ce qu’on peut appeler, dans la perspective du principe du plaisir, l’effet du Vorlust, les plaisirs préliminaires, c’est justement qu’ils subsistent, à l’encontre du mouvement, de la direction du principe du plaisir. C’est pour autant que le plaisir de désirer, c’est-à-dire en toute rigueur le plaisir d’éprouver un déplaisir, est soutenu, que nous pouvons parler de la valorisation sexuelle des états préliminaires de l’acte de l’amour.

Or, ce qui nous est indiqué dans la technique érotique de l’amour cour­tois comme étant les étapes qui précèdent cette fusion – dont nous ne pouvons jamais savoir si elle est à proprement parler d’union mystique, de reconnaissance distante de l’Autre, puisqu’aussi bien, dans beaucoup de cas il semble qu’une fonction comme celle du salut, de la salutation, soit pour l’amoureux de l’amour courtois le don suprême, c’est-à-dire vraiment le signe de la présence de l’Autre comme tel, et rien de plus, et j e puis vous dire que ceci a été l’objet de spéculations qui ont été fort loin, jusqu’à identifier ce salut avec celui qui réglait, dans le consolamentum, les rapports des grades les plus élevés de l’initiation cathare -avant d’en arri­ver à ce terme, les étapes sont soigneusement articulées et distinguées, qui vont depuis le voir en passant par le parler, puis par le toucher, lequel est identifiable d’une part à ce qu’on appelle les services, et par le baiser, ou l’osculum qui est la dernière étape qui précède celle de la réunion de merci.

Tout ceci, bien entendu, se livre à nous avec un caractère éminemment énigmatique. Pour l’éclairer, on a été jusqu’à le rapprocher de certaines techniques tout à fait précises d’érotique hindoue ou tibétaine qui semble, elle, avoir été codifiée de la façon la plus précise, et représenter une sorte d’ascèse où, comme telle, cette sorte de substance vécue qui pour le sujet peut surgir de cette discipline du plaisir est recherchée comme telle. Je crois que ce n’est que par une extrapolation que nous pouvons supposer que quoi que ce soit qui y ressemble fut effectivement pratiqué par les troubadours. À la vérité, personnellement, je n’en crois rien. Je crois par contre que cette influence de la poésie a été décisive et que nous n’avons pas besoin pour cela de supposer tellement d’identité entre telle et telle pratique empruntée à des aires culturelles différentes. Je crois que ce qu’il y a de plus frappant pour nous à retenir, après l’échec sensible dans les dif­férents travaux qu’on a consacrés à quelque genèse par influence de ce mode particulier de l’instauration idéalisante de l’objet féminin dans notre culture, c’est qu’en fin de compte c’est à un livre libertin, à L’art d aimer d’Ovide, que peut-être certains des textes les plus ascétiques, les plus sin­guliers, les plus paradoxaux qui sont utilisés dans le registre de l’amour courtois, sont empruntés.

Ovide a écrit, dans des vers étincelants, une espèce de petit traité pour libertin, à savoir dans quels endroits de Rome rencontrer les plus jolies poulettes et il développe ce thème en trois chants qui se terminent par une évocation directe de ce qu’on ne peut appeler qu’une partie de pattes en l’air. Au milieu de cela, des formules se rencontrent, comme arte regendus amor, l’amour doit être régi par l’art. Et voici qu’au bout d’une dizaine de siècles passés, à l’aide de ces mots magiques, un groupe de poètes se met à faire passer ceci à la lettre dans une véritable opération d’incantation artistique. Quelque part aussi on lit, militae species amor est, l’amour est une espèce de service militaire, ce qui veut dire pour Ovide que ces dames de Rome ne sont pas si commodes. Et voici que sur le registre de la che­valerie, c’est une milice armée dans les fonctions de la défense de la femme et de l’enfant, c’est, autrement dit, dans la perspective si joliment profilée par Don Quichotte que ces termes viennent à retentir.

Vous comprendrez facilement l’importance que je peux apporter à ces choses qui elles, en tout cas, comme analogies, sont incontestables, attes­tées. Car il est certain que dans les milieux des clercs – et c’est pourquoi, finalement, certains ont donné une sorte de généalogie cléricale de l’amour courtois – jamais l’Ars amandi d’Ovide n’a été oublié. Et nous savons que Chrétien de Troyes en a fait une traduction. C’est par cette reprise qu’on peut voir ce que veut dire à cette occasion la fonction du signifiant comme tel. C’est ici que j’aimerais mettre le point le plus extrême de ce que j’entends dire en disant que l’amour courtois a été créé à peu près comme ce fantasme qui est quelque chose que vous voyez sur­gir au sein de la seringue tout à l’heure évoquée, et centrale.

Ceci n’empêche pas qu’il ne s’agisse pourtant de quelque chose de tout à fait fondamental, et d’absolument essentiel, et qui fait que de nos jours André Breton peut célébrer l’Amour fou dans les termes de ses préoccu­pations, c’est-à-dire dans quelque chose qu’il met en rapport avec ce qu’il appelle le hasard objectif. Drôle de configuration signifiante qui com­prendrait, à relire ces choses sans leur contexte, dans un siècle ou deux, que le hasard objectif, cela veut dire les choses qui arrivent avec un sens d’autant plus plein qu’elles se situent quelque part où nous ne pouvons saisir aucun schème rationnel ni causal, ni rien qui d’aucune façon peut en justifier le surgissement dans le réel ? Autrement dit, c’est bien aussi à la place de la Chose que Breton viendra ici faire surgir l’amour fou.

Eh bien, pour vous quitter aujourd’hui, et vous donner rendez-vous dans trois semaines, je voudrais terminer sur quelque chose qui m’est venu à la pensée ce matin, fonctionnant par une sorte de réminiscence de la mémoire, issu d’un autre poète surréaliste, à savoir de Paul Eluard, et qui, dans son chant, est émis exactement sur cette frontière, sur cette limite que j’essaie dans mon discours de nous permettre de localiser et de sentir. Voici ces quatre vers

 

Sur ce ciel délabré, sur ces vitres d’eau douce,

Quel visage viendra, coquillage sonore,

Annoncer que la nuit d’amour touche au jour,

Bouche ouverte liée à la bouche fermée.

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