samedi, juillet 27, 2024
Recherches Lacan

LVII L'éthique de la psychanalyse 1959 – 1960 Leçon du 2 mars 1960

Leçon du 2 mars 1960

 

N’oublions pas que j’ai pris cette année la résolution que ce séminaire soit vraiment un séminaire, d’autant plus que nous disposons de plus d’une personne capable d’y prendre part d’une façon tout à fait efficace.

C’est ainsi que celui que je peux appeler notre ami Pierre Kaufmann, assistant à la Sorbonne qui, depuis bien longtemps, suit et s’occupe de la façon la plus efficace de ce qui se passe à ce séminaire, car peut-être un cer­tain nombre d’entre vous suivent-ils ses chroniques du jeudi dans Combat, chroniques philosophiques où, à plusieurs reprises, ne serait-ce que pour ce congrès de Royaumont, a fait un très ample rapport de ce qui s’est passé ; à bien d’autres occasions il est revenu sur ce qui se passe ici dans notre enseignement et, tout récemment encore, à propos de tel article faisant allusion à notre enseignement, il a apporté dans sa chro­nique des précisions d’autant plus utiles que les auteurs, par exemple, qui pouvaient nous reprocher tel déficit dans notre enseignement sur le seul vu d’une partie de celui-ci, ou d’un article, il avait eu la très grande bonté de les informer de ce qui se passait d’une façon plus actuelle dans la suite du développement de ce dit enseignement. C’est ainsi que l’article Besoin et langage a rempli une fonction très utile sur certaines choses qu’avait dites Henri Lefebvre. Ceci dit, nous avons parlé l’autre jour ensemble de ce petit article de Bernfeld auquel j’ai fait allusion il y a deux séminaires. Monsieur Kaufmann a bien voulu s’y intéresser, et je crois qu’il va abor­der là-dessus quelques détails, voire quelques questions. Et puis, cette prise de dialogue s’est amplifiée, lui-même a été, je crois, entraîné bien au-­delà des limites de ce petit article, si bien qu’il m’a apporté récemment quelque chose qui m’a paru assez suggestif et prometteur pour que je l’incite à lui donner tout le développement qui lui sera à lui-même loisible et agréable, de nous présenter les réflexions que lui inspirent cet article et les prolongements auxquels il l’a conduit.

je vous signale tout spécialement ceci, qu’à plusieurs reprises, dans cet article, Monsieur Kaufmann a fait des allusions très intéressantes, je ne peux les appeler que des allusions à côté de ce que lui-même a approfondi à propos des sources de la matière à laquelle il avait affaire dans le champ psychologique au moment où lui-même s’y est engagé. Là-dessus nous sommes, dans les pays aussi bien français qu’anglais, il faut bien le dire, assez ignorants de toute une tradition allemande extrêmement riche, dans laquelle il est tout à fait impensable de supposer que Freud s’est tenu soi­gneusement isolé, alors que tout fait apparaître au contraire que cette lec­ture a été soigneuse, étendue et, pour tout dire, immense. Sur bien des points, nous aurions beaucoup à apprendre de choses que même Monsieur Kaufmann n’a pas encore mises au jour complètement ni publiées. je crois qu’aujourd’hui vous pourrez en avoir une idée. je lui cède maintenant la parole en le remerciant de ce qu’il a préparé pour nous.

P KAUFMANN. – L’article de Bernfeld dont je voudrais rendre compte a paru en 1922 dans Imago. Cet article se présente à nous comme un ensemble de considérations d’ordre historique d’abord. Bernfeld apparaît comme un lecteur et un commentateur de Freud. En particulier, il a noté un certain nombre de textes de Freud relatifs à la sublimation et dans une seconde partie il applique ces vues de Freud, telles qu’on pouvait les connaître à la date où il écrit, à des exemples de création sociale. Malheureusement, je n’ai pas pu disposer de l’ouvrage où ont paru ces observations originales sur des poésies d’adolescents. Il nous en donne un résumé qui nous permet au moins de fixer sa pensée théorique. Enfin, il reprend ces exemples dans des vues qu’on ne pourrait pas qualifier, qu’il se refuse lui-même de qualifier de systématiques sur la sublimation et qui nous donnent cependant une certaine orientation dont Bernfeld lui-même donne à son écrit une portée historique. D’ailleurs, lorsqu’on se réfère à la date de sa publication, ces aspects historiques s’accentuent, puisque l’article est de 1922, c’est-à-dire qu’il se situe juste avant l’élaboration de la doctrine freudienne sur l’idéal du moi. Ce point est d’autant plus intéressant que c’est précisément sur le rôle de l’idéal du moi dans la sublimation que Bernfeld a, notamment, fait porter son analyse. Si bien qu’on peut dire que Bernfeld, dans cet article, est, au fond, plus intéressant encore par les gauchissements qu’il représente vis-à-vis de ce que nous connaissons de la doctrine de Freud prise dans son ensemble, que par son apport vraiment positif. Donc c’est un article qui est intéressant de par son insertion à l’intérieur même de l’évolution du freudisme.

Mais il a un autre intérêt, et c’est ici qu’apparaît la nécessité de le rap­peler dans une histoire qui va en deçà même de l’apparition du freudisme. En effet, au départ, Bernfeld nous dit, à propos de la sublimation, que cette notion a été forgée par la psychanalyse et qu’elle a été transmise par la psychanalyse à la psychologie, spécialement à la psychologie de l’en­fant, puisque Bernfeld se tient à mi-distance de ces deux domaines. Et si on se réfère aux Trois essais sur la sexualité, cette assertion de Bernfeld sur l’origine de la notion même de sublimation se trouve contredite par Freud, puisqu’il nous dit formellement que c’est à la sociologie que la notion est, par lui, empruntée. Les sociologues, dit-il, semblent d’accord pour dire que les forces qui créent tous les processus auxquels on a donné le nom de sublimation, constituent un des facteurs les plus importants. Nous ajouterons volontiers que le même processus joue un rôle dans le développement individuel. C’est ainsi que cette petite divergence entre Freud et son commentateur nous met sur la voie d’un problème métho­dologique au fond essentiel, qui touche à l’interprétation qu’on donnera à la psychanalyse, c’est-à-dire à la situation de la psychanalyse vis-à-vis de la sociologie, comme dit ici Freud.

C’est à partir de cette remarque que je me suis préoccupé de savoir quels pouvaient être ces sociologues auxquels Freud fait ici allusion. D’ailleurs, je me suis engagé là sans aucun guide, car je suppose qu’on peut trouver là-dessus des références. C’est donc un peu par hasard que j’ai lu tel ou tel auteur. Je suis tombé sur trois noms, sur lhering, sur Vierkandt, et enfin sur Simmel.

La première orientation, celle vers lhering, m’a été suggérée par une note de Höffling dans sa Psychologie fondée sur l’expérience. En effet, c’est à partir du problème des relations entre les pulsions et la civilisation que Höffling fait allusion ici à la contribution de lhering dont il cite l’ouvrage, La finalité dans le droit. Si j’ai pris cette citation de Höffling, c’est que, pour des raisons que j’indiquerai plus tard, il me semble que Höffling est un bon relais dans la recherche théorique des origines lointaines du freudisme. La seconde référence à Vierkandt, je l’ai simplement trouvée dans le dictionnaire sociologique du même auteur. Et enfin la dernière, qui s’est avérée la plus intéressante, celle de Simmel, j’y suis allé en raison du titre d’un des ouvrages connu de Simmel, Philosophie des Geldes, Philosophie de l’argent. Or je m’étais demandé si, précisément, on ne pourrait pas trouver dans cet ouvrage des anticipations intéressantes de ce que Freud nous articule sur la sublimation anale.

Ihering et Vierkandt m’ont donné assez peu de choses, seulement les directions. Par contre, Simmel apparaît, à travers la lecture de ce livre, comme l’un des précurseurs de la doctrine freudienne de la sublimation, ou du moins, disons, comme l’un de ceux qui nous permettraient d’en situer l’interprétation.

Je serai bref sur les deux premiers auteurs. Ihering d’abord. Dans son livre, qu’il est difficile de lire car je n’ai pu me le procurer qu’à la Bibliothèque nationale, on trouve deux ordres de considérations. D’abord des considérations qui peuvent paraître relativement banales sur le dépassement des Triebe, des pulsions. Cependant, il est intéressant de relever que Ihering se préoccupe de savoir comment peuvent s’accor­der deux ordres qui ne dérivent pas directement l’un de l’autre, c’est-à­-dire qu’il parle d’une collaboration entre l’ordre des pulsions, et l’ordre de la civilisation. Plus précisément, il oppose deux groupes de ce qu’il appelle les [pulsions] sociales, d’une part la rétribution et la contrainte, d’autre part le sentiment du devoir et l’amour. Donc, ce qu’il est intéressant de noter, c’est qu’il cherche comment peut intervenir une collaboration entre ces deux groupes de principes. Il y a cependant, dans Ihering, un côté plus intéressant, à titre de suggestion, c’est le rôle fondamental qu’il fait jouer dans l’éthique au langage. Dans le deuxième volume de ce livre, au chapitre IX, De l’éthique, il parle de l’autorité du langage dans les choses de l’éthique. Et voici ce qu’il nous dit: « Il y a une sorte de dépôt de l’ex­périence humaine dans le langage, et intervient souvent dans la conscience une confrontation entre le sentiment que le sujet peut avoir de ses moti­vations pratiques, et d’autre part la signification sociale qui se trouve déposée dans le langage. L’usage du langage, qui renferme ce trésor – il s’agit de l’expérience accumulée de l’humanité – peut servir à chaque moment d’épreuve, et produit une accentuation du sentiment de la part du langage. Cet usage du langage est un fait que la science doit respecter. » Et c’est ainsi que sa méthode d’analyse de l’éthique sera, à travers la ter­minologie de l’éthique, de chercher à accéder à l’essence même de l’éthique. Dans cette vue, il fait une théorie générale de ce que les socio­logues appellent aujourd’hui régulation, c’est-à-dire notamment la civi­lité et le contrôle social de la civilité, de la politesse. Et il se réfère notam­ment à des livres qui figurent à la Bibliothèque nationale, de l’abbé Morvan de Bellegarde, Réflexions sur ce qui peut plaire ou déplaire dans le commerce du monde. Ces livres semblent être riches de promesses. En ce qui concerne Vierkandt, je serai bref. Vierkandt recherche lui-même cet accord, dont on peut dire que, sommairement, il est l’objet de la subli­mation, entre l’ordre des pulsions et l’ordre de la culture.

je viens tout de suite au livre de Simmel, Philosophie de l’argent. Ce livre comprend deux parties. Il a paru en 1900. Il y a une partie analytique et une partie synthétique. La partie analytique comprend trois chapitres, La valeur de l’argent, La valeur substantielle de l’argent et L’argent dans les séries finales. Il introduit ici, dans son troisième chapitre, à la fois l’idée de série et l’idée de finalité et le fait solidairement. La seconde partie com­prend un chapitre sur la liberté individuelle, sur les valeurs personnelles qui peuvent tenir lieu d’équivalent à l’argent. Le chapitre suivant porte sur le style de vie. Et l’on trouve en germe dans ce chapitre, ainsi que dans les chapitres précédents, le problème qui a été soulevé par Freud à propos du caractère anal. D’une manière générale, ce qui nous intéresse dans ce livre de Simmel, c’est qu’il relie le problème de la signification de l’argent, explicitement, au problème de la satisfaction du besoin, de la distance de la chose, en un sens très voisin de celui qui a été envisagé ici, et, enfin, de la sublimation. Car le terme de sublimation se trouve évoqué à propos de l’art à la page 24.

La sublimation se trouve ici évoquée par Simmel à propos de la mise à distance de l’objet. je vais prendre ces indications de Simmel dans son pre­mier chapitre, à partir de la page 16. Il nous dit que, bien que la pulsion, normalement, exige un objet pour sa satisfaction, dans bien des cas cepen­dant cette pulsion se dirige seulement vers cette satisfaction, de telle manière que la nature même de l’objet lui soit indifférente. Il prend l’exemple de l’objet féminin, en exclusion de toute espèce de choix, et ensuite, il montre comment la conscience va, au contraire, chercher à spé­cifier cet objet de satisfaction. Primitivement nous avons, dit-il, un getrie­ben werden, c’est-à-dire que nous sommes poussés en somme par der­rière, tandis qu’au contraire, au fur et à mesure que l’objet va se spécifier, nous sommes en présence d’un terminus ad quem. De plus en plus, la satisfaction sera cherchée vers un terminus ad plus. C’est ainsi que nous allons voir apparaître un objet qui va prendre une signification intrin­sèque. Et à cette signification, dans la pensée de Simmel, va s’attacher précisément une valeur. On peut remarquer, en passant, que Simmel introduit une notion qui rappelle à bien des égards la notion freudienne du narcissisme. En effet, il nous dit, à mesure que se produit la spécialisa­tion et l’affinement du besoin de la conscience, une certaine quantité de forces se trouve retirée au besoin solipsiste, c’est-à-dire que nous avons quelque chose ici d’analogue au passage de la libido narcissique à la libido objectale. Ce passage, pour le décrire, Simmel introduit précisément la notion de distance. La chose étant précisément ce qui va se donner à dis­tance. Là où l’on reconnaît, dit-il, la signification profonde, propre, de la chose, là est la distance. Il ajoute, dans les pages suivantes, que cette constitution, en somme, d’un objet indépendant du moi, et à distance du moi, correspond à une atténuation, un affaiblissement des affects du désir.

Et à la faveur de cette distanciation de l’objet, va se produire une sépa­ration entre le sujet et l’objet. Et voici en quels termes il nous la présente « Nous nommons l’acte où intervient une unification du sujet et de l’ob­jet de satisfaction un acte subjectif. Tandis que dans la réalité – ici inter­viennent trois termes qui sont Hindernis, Versagung et Verschiebung – c’est-à-dire que c’est à travers un obstacle, un déni, un ajournement que va se produire la division entre le sujet et l’objet. » Il y aura une coupure qui va intervenir ici entre le sujet et l’objet et il ajoute : « … avec ce même procédé d’inhibition et de distanciation, nous allons voir apparaître une signification propre au moi, et une signification propre à l’objet ». Et c’est dans ce contexte qu’il va introduire le terme et l’idée de la sublima­tion. Mais ce qui est intéressant, c’est justement que cette idée de subli­mation va se trouver associée à l’idée de distance. Il oppose le cas où nous avons simplement le sentiment concret de la Chose à celui où nous avons une abstraction et une sublimation. Il introduit ici le terme de distanciation pour désigner cette mise à distance de l’objet et le rapport où se trouve le moi vis-à-vis d’un objet distant, notamment dans l’art.

Ce simple texte nous montre qu’il y a quelque intérêt à s’interroger sur la source du terme même de sublimation et sur le contexte dans lequel Bernfeld a situé son interprétation. Je disais que l’un des premiers buts de Bernfeld est de se présenter à nous comme un lecteur de Freud, c’est-à­-dire qu’il cite un certain nombre de textes de Freud, et, ce qu’il ne prélève pas sur ces textes est au moins aussi intéressant que ce qu’il cite car, juste­ment, tout ce que Bernfeld écarte dans ses citations de Freud concerne précisément cet aspect culturel que Simmel avait pris en considération. D’une manière générale, dans la systématisation des textes, nous ne trou­vons rien de particulièrement original dans l’exposé de Bernfeld. Voici ce qu’il nous dit de la sublimation telle qu’il pense la présenter d’après Freud. Il nous dit d’abord que la sublimation est un destin que la pulsion sexuelle doit subir en raison du déni extérieur ou intérieur de son but. Là, il se réfère à Léonard de Vinci, aux Trois essais, à l’article sur l’érotisme anal et à l’Introduction au narcissisme. En second lieu, il dit que ce destin spéci­fique s’accomplit dans la mesure où il intéresse la libido objectale. Il consiste en ceci que la pulsion se déplace sur un but autre, éloigné de la satisfaction sexuelle, et il y a accent sur le fait qu’il se détourne du sexuel. Et il se réfère ensuite à un texte de la Psychologie des foules.

Il y a ici un petit problème que je n’ai pas encore pu résoudre, mais qui ne me parait pas devoir être laissé de côté ; le problème consiste en ceci qu’il ne cite pas le texte qui est donné par une édition que j’ai eue en mains, c’est-à-dire par l’édition d’Imago. Or, la différence porte sur un point qui est en vérité assez important pour l’interprétation de la notion même de sublimation. D’après la référence de Bernfeld, il semble qu’il s’agit du texte de l’édition de 1918 des Petits écrits. Voici quel est le texte « Le gauchissement de but de la pulsion du sexuel définit donc la subli­mation ». Et il dit alors, citant Freud, « deren Abteilung vom Idealich aus­geht ». Il dit que cette sublimation est issue, le terme est très fort, ausgeht, l’origine en est dans le moi idéal. Et il poursuit: « dont l’accomplissement, la réalisation, demeure entièrement indépendante d’une telle excitation », d’une telle mise en stimulation. Or, le texte d’Imago nous donne angeregt macht, c’est-à-dire que, d’après le texte que nous avons maintenant, il n’est plus dit que la sublimation a son origine dans le moi idéal, il n’est plus dit qu’elle est issue de ce moi idéal, mais qu’elle peut être excitée, être stimulée. Il y a ici deux hypothèses qui peuvent être formulées, ou bien il a mal lu son texte, ou bien le texte a été modifié.

J. LACAN. – Cela peut arriver, puisque c’est ce que j’avais fait dans mes notes.

P KAUFMANN. – Et ce problème apparaît d’autant plus important pour l’interprétation d’ensemble que toute son interprétation de la subli­mation repose précisément sur l’accord qui s’établirait entre la libido objectale défoulée d’une part et, d’autre part, les buts du moi, c’est-à­-dire qu’il accentue ce qu’il appelle les buts du moi, la part qui revient au moi dans la sublimation.

Je vais en venir maintenant aux exemples que Bernfeld nous donne. Son premier exemple est celui de la création poétique d’un adolescent qui a étudié entre 13 et 19 ans. Voici l’allure générale de l’observation. Le jeune homme a commencé à rimer-il parle toujours de poèmes, mais il prend soin de dire que c’est seulement dans la troisième période du développe­ment de cette poésie qu’on peut parler vraiment d’art – à 13 ans, et il écrit alors des ballades dont la matière est empruntée en général à l’enseigne­ment scolaire. À 14 ans et demi, il écrit sa première poésie lyrique qui est issue de sa vie personnelle et entre 15 ans et demi et 19, il écrit à profusion des nouvelles, des drames, des poésies, des récits autobiographiques, uni­quement issus de sa vie personnelle. Le commentaire général est qu’avant 14 ans et demi, la situation est dominée par un complexe de castration. À 14 ans et demi se produit l’expérience de la puberté et une tentative de choix d’objet par rapport à une imago maternelle. À 15 ans, dit Bernfeld, se produit le refoulement des composantes sensibles en vertu d’une réani­mation régressive du complexe d’Œdipe et ce phénomène culmine entre 16 et 17 ans.

Cela étant, Bernfeld se pose la question de savoir avec quelle énergie le poète écrit. D’abord, de 13 ans à 14 ans et demi, il nous dit que la source d’énergie c’est Ichtrieb et Ichlibido, la pulsion du moi et la libido du moi. Il assume ces situations dans son moi idéal: « Je voudrais être quelque chose de grand et, plus tard, un poète ». Donc, dès le départ, l’accent est mis sur le moi idéal, et toute l’analyse de Bernfeld va consister en ceci que la libido objectale qui, d’abord, est réprimée, qui, ensuite, sera défoulée, sera, dans une troisième période, en partie à nouveau refoulée et en partie mise au service du moi idéal et de ce qu’il appelle les buts du moi. Alors, dans cette première période, il y a cet idéal qui est assumé, d’autre part, il y a un refoulement. Il dit, refoulement des objets sexuels, la mère et la sueur. Et d’autre part, il y a une lutte qui s’engage contre la mastur­bation et qui détermine des fantaisies. Il dit que, dans cette première période, les fantaisies n’ont aucune connexion avec ses poèmes, c’est-à­-dire qu’il ne rime que pour s’exercer et pour voir ce qu’il peut faire. Et Bernfeld dit que, dans cette phase, les buts refoulés de la libido objectale refluent dans les rêveries et non dans les poèmes.

La seconde période est celle qui va de 14 ans et demi à 15 ans et demi, et il écrit des poèmes lyriques avec beaucoup de facilité. À ce moment-là, les pulsions sexuelles forcent l’entrée de la conscience et commencent à se rassembler sur un objet; il est épris d’une certaine Melitta. Son amour pour Melitta est ordonné au but du moi, il s’affirme comme une force géniale sur le modèle du jeune Goethe à Strasbourg. Cependant, la dyna­mique des rêveries n’est pas modifiée dans cette période. Elles reçoivent un emploi de la libido objectale et sont colorées dans leur contenu par Melitta, mais ne sont pas plus qu’auparavant ordonnées aux buts du moi. Leur fonction est, comme celle des rêves, entièrement déterminée par l’inconscient. Dans cette période, ce sont les sentiments issus de son amour pour Melitta qui sont à la source de ses poèmes. Il ajoute d’ailleurs ici qu’il serait trop long de préciser le rôle de ses Stimmungen dans l’épa­nouissement de cette activité poétique. Il précise bien qu’au cours de cette période il n’est pas du tout question d’un gauchissement de but de la libido objectale. Cependant, dit-il, l’auteur se préoccupe de ses poèmes, il les corrige, par exemple, mais c’est là une manifestation de l’activité des pulsions du moi et de la libido du moi qui n’a pas encore déposé, aban­donné le but d’être poète, qui s’annexe des produits des pulsions sexuelles qui font leur apparition sans qu’il y ait participation à sa production. Il s’agit donc d’une annexion par les pulsions du moi et par la libido objec­tale d’un produit spontané des sentiments. Et c’est dans la troisième période, dit-il, que nous allons pouvoir caractériser la production artis­tique comme telle.

Tout d’abord, ce qui est essentiel, c’est que la libido objectale dirigée sur Melitta consomme une énergie. Nous allons voir comment cette libido objectale va se partager. Il y a d’abord une quantité notable qui se trouve refoulée, qui reflue vers l’Œdipe et qui intensifie les rêveries d’une manière excessive.

J. LACAN. – Ces Versagungen, ce déni est considéré comme un sur­gissement interne, spontané. Il n’y a aucune intervention à ce moment-là de l’extérieur; il y a un virage de ses rapports avec la Melitta en question.

P KAUFMANN. – Oui. Au début, dans son analyse initiale, il parle d’une Versagung intérieure ou extérieure.

J. LACAN. – Mais dans le cas limite dont il s’agit, il entend bien que c’est en fonction de la résistance de l’Œdipe, puisque c’est là clairement son idée, que surgit dans cet amour enfantin la culpabilité. Il y fait jouer le rôle le plus direct dans le virage que prend toute la production littéraire.

P KAUFMANN. -Il insiste sur ces rapports avec Melitta. Il dit qu’une certaine quantité demeure non inhibée, et dirigée vers Melitta qui lui apparaît comme n’étant pas oubliée, mais comme inaccessible, uner­reichbar. Ensuite, du côté du moi, le moi apparaît très renforcé dans sa portion libidinale, son but d’être poète, et en vertu d’un nouvel investis­sement libidinal puissant du moi initial, poète et ascète, surhomme, mora­liste, etc.

A partir de la libido objectale tournée vers Melitta, se développent des sentiments. Les poèmes de Robert sont tout à fait changés, ils prennent de l’ampleur, ils se caractérisent par des images qui sont issues de la rêverie. Et, d’autre part, les expériences affectives sont travaillées dans ses poèmes. Nous allons voir que c’est dans ce terme de Bearbeitung, la signification de cette Bearbeitung qui, ici, va être essentielle. Voici ce que dit Bernfeld « J’ai, dans mon travail, caractérisé cette période comme étant une période consciemment artiste, car, dans cette période, une part très considérable d’énergie est employée à l’élaboration artistique des sentiments ». Alors ici, tantôt il oppose Stimmung et rêverie, il dit: « der Stimmung », à moins que cela veuille dire que l’énergie est utilisée à l’élaboration des senti­ments et surtout des rêveries.

J. LACAN. – Cela veut dire, avant tout, des rêveries diurnes.

P KAUFMANN. – Il se produit donc une élaboration tertiaire qui inter­vient, au service du but du moi. Et, à la faveur de cette élaboration, le rêveur devient un poète. Cette élaboration tertiaire se comprend ici par l’élaboration secondaire que vise Freud à propos du fantasme et de la fantaisie. Maintenant, quelle est l’énergie qui soutient cette élaboration ? Cette énergie, incontestablement, dit-il, est celle de la libido objectale qui n’est plus refoulée et qui est détournée, infléchie de son objet Melitta vers les poésies propres. Il dit qu’il est épris de ses romans comme pour insis­ter ici sur la réalisation de ce déplacement. En somme, la véritable quali­fication d’activité artistique vient lorsque les fantaisies sont élaborées par le moi et conformément aux buts du moi idéal, avec le concours de l’éner­gie de la libido objectale qui n’est plus refoulée.

J. LACAN. – En d’autres termes, je pense que ce qui ressort de votre exposé, ce sont les obscurités de la théorie bernfeldienne à cette occa­sion, ou de l’application qu’il essaie de donner de sa recherche au cas par­ticulier qu’il envisage. Il en résulte quelque chose d’assez ambigu et qui fait problème. C’est qu’en somme, on ne peut parler de sublimation que quand il y a transfert d’énergie de la libido objectale aux Ichziele. Les Ichziele sont préexistants et on ne peut parler de sublimation que quand on peut parler de transfert de l’énergie qui, à ce moment-là, est réanimée, remise au jour par la phase pubertaire dans laquelle il entre. C’est cette part d’énergie qui est transférée des buts de plaisir aux buts Ichgerechte, conformes au moi. C’est seulement là qu’on peut parler de sublimation. Et d’autre part il est tout à fait clair qu’encore que la distinction freu­dienne soit maintenue entre la Verdrängung et la Sublimierung, que ça n’est pourtant qu’au moment où la Verdrängung apparaît que la Sublimierung est, comme telle, saisissable. Ce que vous appelez l’élabo­ration tertiaire, disons que c’est le troisième temps qu’il distingue dans son cas. C’est pour autant que l’amour enfantin pour cette Melitta se res­sent d’un processus de refoulement que ce qui est préservé, ce qui ne tombe pas complètement sous le coup de ce processus de refoulement passe sur l’autre plan, le plan de la sublimation. Je pense que nous sommes tout à fait d’accord là-dessus.

Donc, encore que la distinction qui est maintenue entre ce qu’il dit sur la Sublimierung et la Verdrängung, qu’il reste une sorte de synchronisme entre les deux processus, nous disons, le processus de la sublimation n’étant, aux dires de Bernfeld – car j e souligne ici qu’il ne s’agit nullement de ce que j’entends mettre en valeur – disons que Bernfeld en reste à ne pouvoir saisir la sublimation qu’autant qu’il a le corrélatif instantané, contemporel du refoulement.

P KAUFMANN. – Il y a deux moments, en somme. Il y a, d’une part, le refoulement dans la seconde période et, dans la troisième période, il y a une partie qui est refoulée et l’autre qui est sublimée. Mais je n’ai pas été sensible à la relation qu’il établit alors dans cette période entre les deux; parce que dans la définition que finalement il donne à la sublimation, il insiste beaucoup sur ce fait que, justement, la différence entre la sublima­tion et la formation réactionnelle tient au fait qu’il y a défoulement de la libido dans le cas de la sublimation. Au début, d’ailleurs, il cite Freud et dit qu’il y a quelque équivoque dans les textes des Trois essais. Il ajoute que, néanmoins, il est clair que la sublimation se distingue de la formation réactionnelle par le caractère non refoulé de la libido.

J. LACAN. – En réalité, au niveau des Trois essais sur la sexualité, la plus grande ambiguïté règne concernant les rapports de la formation réac­tionnelle et la Sublimierung. C’est de ce texte, pages 78 et 79 des Gesammelte Werke que part le problème. À ce moment-là, nous nous trouvons en présence d’une articulation qui a causé beaucoup de diffi­cultés aux commentateurs, puisqu’on en est à se demander si, selon cer­tains passages, il fait de la Sublimierung une forme particulière de la réac­tion, de la formation réactionnelle, ou si, inversement, la formation réactionnelle est à mettre à l’intérieur d’une forme plus large dans laquelle la Sublimierung aurait une portée plus large. La seule, importante à rete­nir, je crois, est la petite phrase qui se trouve au bas de la note 79, qui fait la distinction, qui n’a pas été autrement donnée en détail, comme le remarque très bien Bernfeld dans son texte, dans laquelle on n’est pas entré, qui n’a pas été autrement développée, et qui est la suivante, qui conclut en somme tout ce paragraphe sur formation réactionnelle et sublimation: « Il peut y avoir aussi des sublimations par d’autres méca­nismes, et plus simples. » En somme, pour résumer les choses, l’énigme que laisse manifestement ouverte cette manière d’analyser l’économie des sources d’énergie dans l’activité poétique de ce jeune garçon reste suspendue à un résidu évident, c’est celui que Bernfeld exprime lui-même à la page 340 sous la forme suivante: « Die Energie, mit der die tertidre Bearbeitung vollzogen wird, ist nun unbezweifelbar unverdrängte Objekthbido. » Et c’est là qu’est le problème, si nous admettons, si nous faisons du phénomène de la sublimation quelque chose qui est étroite­ment dépendant de cette distinction entre Libidoziele, Ichziele et Lustziele. Il y a là un flou qui est dans le texte de Bernfeld.

Si nous faisons tourner les choses – et c’est là que Sterba aussi, dont l’ar­ticle est paru l’année précédente, achoppe – si nous faisons balancer, en somme, autour de ce qu’on peut appeler le virement de l’énergie d’une des sphères dans l’autre, d’un certain type de buts qui sont à ce moment­-là marqués d’un profond bouleversement au moment de la puberté, au moment où il saisit le point tournant qui lui paraît capital dans la pro­duction poétique de son garçon, il est donc amené à poser cette sorte d’évocation poétique enfantine comme étant quelque chose qu’il faut attribuer, mettre au chapitre, très expressément, des Ichziele. En d’autres termes, la question est à peu près résolue de la façon suivante. C’est un but du moi que de devenir poète, et c’est quelque chose qui, chez ce garçon, se manifeste très tôt par des activités qui, en somme, ne se distinguent aux yeux de Bernfeld que comme étant une sorte de reflet de ce qui lui est appris à l’école, d’une façon, si l’on peut dire, diffuse, non personnalisée. Il y a, si vous voulez, un signe de moins-value, de moindre value, porté sur toutes les productions de cette époque. Les productions lui semblent, sans doute à juste titre, nous ne les avons pas sous la main pour en juger, ne devenir intéressantes qu’à partir d’un certain moment où ce person­nage se sent engagé plus dramatiquement dans sa production.

J’accentue ici les choses dans le sens le plus favorable à l’auteur, dans le sens de son développement coordonné, clinique. Je crois pourtant que l’activité de cet enfant qui se trouve, comme bien d’autres enfants – de façon fugitive, combien d’enfants, à une période qui est celle de la période de latence, ont des activités poétiques épisodiques ? Et Freud était bien placé pour l’observer chez l’un de ses enfants – qu’il y a là quand même à cette époque un problème qui est, en somme, pour accentuer les choses, un problème autre que de diffusion culturelle, d’imitation; que le pro­blème de la sublimation doit être posé précocement. Je veux dire que si nous ne nous limitons pas au champ de ce qui est le développement indi­viduel, le fait de savoir pourquoi il y a des poètes, pourquoi l’engage­ment poétique peut se proposer très tôt à un jeune être humain est une chose qui n’est pas uniquement soluble à considérer le développement génétique qui nous est ici présenté et les caractéristiques nouvelles qui apparaissent à partir du moment où, en somme, la sexualité entre en jeu d’une façon patente. C’est aller dans le sens strictement contraire à toute l’aspiration et à la découverte freudiennes que de ne pas voir que la sexualité est là, chez le jeune enfant, dès l’origine et même, bien plus encore, dès avant l’origine, je veux dire la phase qui précède la période de latence.

Si on a tellement insisté sur les sources prégénitales de la sublimation, c’est justement pour cela. Et le problème de ce qu’est la sublimation est quelque chose qui se pose beaucoup plus tôt précisément qu’au moment où la division entre les buts de la libido et les buts du moi comme tels devient tout à fait claire et patente, accessible au niveau de la conscience. S’il m’est permis d’accentuer là quelque chose, je dirai que si ce terme dont je me sers avec vous pour essayer de donner enfin à cette sublimation une articulation conforme à ce à quoi nous avons affaire au niveau de ce problème, la Chose, ce que j’appelle ici das Ding, est là comme une place décisive autour de laquelle doit s’articuler la définition de la sublimation, avant que Je soit né, et, à plus forte raison, avant que les Ichztele, les buts du Je apparaissent.

La même remarque portera, mais j’y reviendrai tout à l’heure, sur le rapprochement que vous avez fait de l’usage queje fais de l’image de la Chose, avec celui qu’en fait Simmel. Il y a dans Simmel quelque chose qui m’intéresse puisque c’est la notion, non seulement d’une distanciation, mais d’un objet comme ne pouvant pas être atteint. Mais c’est encore un objet. Or, ce qui ne peut être atteint dans la Chose, c’est justement la Chose, et non pas un objet dans l’articulation que je vous en donne, en quoi il y a une différence tout à fait radicale entre ce qu’indique Simmel. Et il est bien certain que ceci est absolument cohérent avec l’apparition, dans l’intervalle, de cette différence essentielle qui constitue l’inconscient freudien comme tel. Simmel peut approcher quelque chose que vous avez saisi dans une sorte d’appréhension du caractère anal. Si j’ai bien compris, dans son texte, vous n’en avez pas trouvé du style anal, mais il ne peut pas arriver à l’articuler pleinement, faute, justement, de cette différence fon­damentale qui est celle dans laquelle nous essayons d’articuler l’incons­cient freudien comme tel.

P KAUFMANN.-En ce qui concerne, alors, la définition que Bernfeld donnera de la sublimation, précisément comme un accord entre la libido défoulée et les buts du moi, on peut noter qu’il y voit cet avantage que se trouve exclue de la définition de la sublimation toute référence à l’éva­luation sociale. Au départ, d’ailleurs, il y a là un trait méthodologique qui caractérise tout son article. Au départ, il dit qu’on ne peut guère qu’embrouiller le problème si l’on introduit dans l’analyse de la sublimation la notion de valeur. Il dit expressément, par exemple, qu’entre une oeuvre d’artiste et une collection de timbres, on ne doit pas faire de différence au niveau de l’analyse et il propose de procéder par une sorte de spécification progressive. Il dit qu’il prendra le concept de la sublimation, en somme, sous la forme la plus générale, à travers des exemples plus variés que pos­sible, et que peu à peu on pourra restreindre le champ du concept à tel ou tel type de sublimation.

J. LACAN. – Ce n’est pas seulement entre collection d’oeuvres d’art et collection de timbres, mais entre collection d’art et, chez tel enfant ou chez tel patient, une collection de bouts de papiers sales.

P KAUFMANN. – Et il reprend ceci à la fin en disant, lorsqu’il définit la sublimation, ce changement de but d’une libido objectale non refoulée qui tend à la réalisation d’un but la plupart du temps préétabli, d’un but du moi, il dit que, grâce à cette formulation, on évitera les difficultés de l’évaluation sociale.

J. LACAN. – Il répugne à introduire des critères étrangers aux critères du développement psychique.

P KAUFMANN. -Il me semble que, dans la perspective de Simmel et compte tenu qu’effectivement il n’ait pas parlé de psychanalyse, ni d’in­conscient, il y a cependant certaines affinités entre les deux perspectives. Dans cette évaluation sociale, je crois que la position de Simmel, et le recours qu’il fait à la notion de distanciation, permet de dissocier le terme d’évaluation et le terme de social, c’est-à-dire qu’il y a valeur, pour Simmel, dans la mesure où il y a distanciation. Et ce que Bernfeld a voulu éviter, c’est de recourir à une valeur, à une dimension de valeur qui soit sociale. Seulement, on peut prendre, en somme, le phénomène à deux niveaux. On peut prendre, d’une part, la mise à distance qui représente une valorisation, mais une valorisation qui n’apparaît pas comme une socialisation et d’autre part, cette socialisation que justement Bernfeld ne veut pas prendre en considération. Il me semble justement que la conception qu’il se forme des buts du moi brouille le problème parce qu’il fait une description de la sublimation sans faire aucune référence au principe de réalité et à l’analyse que Freud donne du principe de réalité dans les Deux principes du processus psychique. Il est vrai que Freud ne prononce peut-être pas à ce moment-là le terme de sublimation. Mais enfin, c’est de sublimation, justement, qu’il s’agit. C’est un texte qui est tout à fait parallèle à l’Introduction à la psychanalyse – bien qu’ici les deux principes soient beaucoup plus denses et beaucoup plus précis que ceux de l’Introduction à la psychanalyse – au moment où Freud dit que l’art est, en un sens, un retour à la réalité – Realität – mais à un nouveau type de réalité qu’est la Wirklichkeit, et où alors il pose d’une manière tout à fait satisfaisante le problème de la sublimation lorsqu’il dit qu’il y a dans la sublimation retour à la réalité; mais ce n’est pas à la réalité qu’on croit. Freud nous dit à peu près ceci que c’est la réalité d’un manque, et non pas la réalité d’un plein. Il dit, la sublimation fait retour à la réalité, parce qu’au contraire de ce que pensent les monistes, ce n’est pas la coïncidence des intérêts positifs qui permet de rassembler les hommes mais c’est au contraire la reconnaissance de leur manque respectif, de leur affinité, de leur communauté dans la négativité, dans le manque. Et cette idée d’une Versagung que les autres connaissent aussi, c’est une idée qui n’est abso­lument pas reprise. Le texte n’est pas cité par Bernfeld. Effectivement, il ne dit pas ici Sublimierung, mais c’est bien de cela qu’il s’agit. Le problème qu’on peut se poser ici est justement de savoir si ce n’est pas cette dimen­sion qui manque dans son analyse.

J. LACAN. – Il y a quand même toute l’histoire du groupe d’enfants. Est-ce que vous pouvez nous le résumer ? Pouvez-vous nous résumer la fin de l’article ? C’est-à-dire ce qu’il nous dit sur la sublimation en essayant de l’articuler autour de cette curieuse expérience de groupe de jeunesse et là aussi comment il essaie de situer l’incidence de la sublima­tion.

P KAUFMANN. – Il s’agit d’un groupe d’enfants de 14 ans, d’une colo­nie juive qui fonde une association scolaire, et Bernfeld distingue quatre périodes dans la vie de ce groupe. Il y a trois périodes qui ont pour trait commun d’être emplies de rêveries éloignées de la réalité, telles qu’élabo­ration des statuts, élaboration d’une langue secrète, etc. Dans la quatrième période, ce sont, au contraire, des activités réelles auxquelles on assiste, en particulier un boycottage contre un de leurs camarades, ou bien une atti­tude de solidarité à l’égard de l’un des maîtres. Et l’analyse de Bernfeld porte ici sur la relation qui existe entre ce développement et certaines activités exhibitionnistes. En effet, c’est au cours de cette période que les enfants se livrent à ces activités exhibitionnistes. Et il insiste beaucoup sur le fait que ces activités exhibitionnistes sont en accord avec les buts sociaux, c’est-à-dire avec les buts de chaque enfant dans la mesure où ils viennent à coïncider avec les buts de la société. Il y a dans cette activité exhibitionniste, dit-il, un côté qui est conforme au moi, aux buts du moi, et d’autre part il y a une partie qui n’est pas en relation avec ces buts, l’ex­citation génitale. Alors, dit Bernfeld, les effets génitaux de l’exhibition subissent un refoulement et, dans cette mesure même, une partie de la libido, tandis que le reste va renforcer les buts du moi. Autrement dit, il établit un parallèle ici entre la division qui s’établit à l’intérieur de la libido dans le cas de l’exhibition, et ce qui se passait au moment où, dans la situation du poète par rapport à Melitta, une partie de la libido se trouve refoulée, et une partie va renforcer les buts du moi. Il dit que nous assis­tons ici à une sublimation au service de la libido du moi.

J. LACAN. – Il dit textuellement, ici arrive le conflit pubertaire entre le moi et la libido objectale. La constatation de la grosseur du pénis -puisque c’est là, à ses yeux, l’élément significatif essentiel de cette exhi­bition réciproque – confirme les buts du moi en tant que le moi, narcissi­quement, s’exhibe comme le plus beau, le plus fort, le plus grand; et il y a une autre partie qui est contraire au moi pour autant qu’elle conduit à une excitation génitale. C’est ainsi qu’il précise le versant décisif que constitue, dans l’histoire de cette association, cette sorte de cérémonie, si l’on peut dire, interne au groupe ésotérique, et c’est de là qu’il fait partir ce qui, à proprement parler, va caractériser la quatrième période, c’est-à­-dire le moment où il s’agit, à proprement parler, de sublimation dans leur activité collective.

Il faut bien le dire, ceci mérite d’être souligné pour le caractère tout de même problématique du problème que ceci pose. Surtout si l’on ajoute ceci, c’est que cette exhibition, à ce moment décisif, s’accompagne, chez certains, dans la société, chez ceux qui se considèrent comme les plus forts et les plus audacieux, d’une masturbation collective.

P KAUFMANN. – Il dit, d’ailleurs, qu’on ne peut pas décider si cette promotion s’opère au bénéfice du chef ou au bénéfice de la société. C’est-­à-dire qu’il dit bien qu’il y a une sorte de sublimation, mais il dit par ailleurs qu’on ne peut pas dire sur quoi elle porte, quel en est l’effet. Et ces deux exemples – il ne fait pas le rapprochement explicite mais cela appa­raît à travers son texte – lui permettent de comparer deux sortes de sublimations, d’une part la sublimation artistique, ce qu’il appelle une subli­mation sociale, de les comparer à la sublimation passagère qu’on peut observer-ce sont des cas de vie quotidienne-par exemple lorsqu’on tra­vaille, lorsqu’on est chagrin. Et, dans son analyse, il part de cette subli­mation passagère, et en somme on peut dire qu’il y revient au terme; et il distingue deux possibilités qu’il présente comme des possibilités limites. Mais cela donne bien, au fond, les deux pôles de sa conception de la subli­mation.

Deux cas, en somme, peuvent se présenter, ou bien la pulsion ne par­vient pas à se satisfaire, et alors elle cherche des voies qui lui permettent cette satisfaction, ou bien le moi est trop faible, il appelle à la rescousse une énergie supplémentaire, à savoir la libido objectale. Il y a ici deux limites entre lesquelles se distribuent les différentes formes de sublimation, et l’on peut dire que c’est entre ces deux limites qu’il situe par ailleurs son analyse de la sublimation artistique et de la sublimation sociale. En somme, tout se joue entre ces buts du moi préexistants et, d’autre part, la destinée de la pulsion libidinale selon qu’elle sera, ou non, en mesure de s’ajuster aux buts du moi. En somme, Bernfeld n’a pas eu de chance. Il a traité de la sublimation en relation au moi idéal juste avant que Freud précisément ne puisse l’instruire sur la nature de ce moi idéal, et en parti­culier sur la nécessité de prendre en considération la relation avec autrui.

J. LACAN. – Vous êtes tout à fait optimiste. Parce que ceux qui ont écrit après n’ont pas, semble-t-il, tiré meilleur profit du moi idéal. Et si vous lisez ceux qui ont écrit, et au dernier point les notes sur la sublima­tion, ainsi que l’article Neutralisation et sublimation qui est paru dans le volume d’Analysis Studies, il n’y a pas la moindre ébauche d’articulation entre ce qui est sublimation et moi idéal. C’est bien en effet là que nous en sommes. Et là que nous allons essayer nous-mêmes de nous avancer.

Je vous remercie vraiment beaucoup pour ce que vous avez fait pour nous aujourd’hui. Vous me permettrez seulement d’ajouter la citation de la phrase, pour pointer ce que nous avons acquis aujourd’hui, et où se constitue la théorie proprement bernfeldienne : « Ces composantes d’un tout d’émoi pulsionnel qui se tiennent sous le coup, sous la pression d’un refoulement, peuvent être sublimées. Donc les particularités de ces com­posantes permettent le soutien d’une fonction du moi par le refoulement de tendances, d’une fonction, et non pas du moi, par le refoulement de tendances du moi qui sont mises en danger actuellement. » Voilà la défi­nition à laquelle il se tient, et qui comprend les deux extrêmes que vous avez soulignés, soit celui d’une particulière force du moi qui déjà pointe tout à fait clairement, et qui est même articulé dans Bernfeld, qui désigne ceux qui ont précocement ces tendances du moi particulièrement élevées comme étant, si l’on peut dire, une aristocratie, une élite-il a beau mettre entre parenthèses qu’aussi bien il ne met là aucun accent de valeur, il est tout de même difficile de n’en mettre aucun – ou bien il s’agit de la mise en danger de certaines tendances du moi appelant à leur aide la ressource qui est fournie par ces tendances pulsionnelles pour autant qu’elles peu­vent échapper au retour. Voilà la conception à laquelle s’arrête Bernfeld.

Il est tout à fait sensible, je pense, à tous, que ce que je vous montre ici cette année est quelque chose qui peut se situer entre ce qu’on peut appe­ler une éthique freudienne et une esthétique freudienne. L’éthique freu­dienne est là pour autant qu’elle nous montre qu’une des phases de la fonction de l’éthique – et il est bien étonnant qu’on ne l’accentue plus, alors que d’un autre côté cela court la place psychanalytique, ce dont parle toujours Jones, cette complaisance morale – est en quelque sorte ce par quoi l’éthique nous rend inaccessible cette Chose qui l’est d’ores et déjà. J’essaie aujourd’hui de vous montrer, sur la voie d’une esthétique freudienne au sens le plus large du terme esthétique, c’est-à-dire l’analyse de toute économie à proprement parler des signifiants, que l’esthétique freudienne nous la montre, cette Chose, inaccessible.

Et c’est bien là quelque chose qui est tout à fait essentiel à mettre au départ du problème pour essayer d’en articuler les conséquences. C’est dans ces conséquences, en particulier, que se situe le problème de l’idéa­lisation. Ce quelque chose que vous avez vu s’ébaucher la dernière fois autour de la sublimation de la morale courtoise, c’est quoi ? Le surgisse­ment du type idéal. Et on pourra introduire un mot qui aura toute la por­tée dans ce que nous dirons par la suite. Il y a un certain style d’honnêteté pour autant que, dans l’ordre de l’éthique, nous faisons la distinction à ces trois niveaux déjà sensibles dans toute la méditation des Anciens et dont un passage du De officiis, que je vous communiquerai ultérieurement, nous parle, entre les trois niveaux du problème éthique, le summum bonum, avec ce problème de savoir si ce summum bonum doit être arti­culé suivant l’honestas, comme étant l’honnête homme, qui doit être articulé comme une certaine organisation, un certain style de vie qui se situe justement en fonction de ce quelque chose qui est la sublimation initiale, et l’utilitas d’autre part, c’est-à-dire ce qui a été articulé comme la base et le fondement de l’utilitarisme, c’est-à-dire ce par quoi j’ai commencé à poser le problème éthique cette année et à quoi nous serons ramenés à la suite. Et nous montrerons ce qui est véritablement l’essence de l’utilita­risme. Vous le verrez, il y a là des perspectives qui peuvent bien être dites ici dès maintenant.

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