samedi, juillet 27, 2024
Recherches Lacan

LVII L'éthique de la psychanalyse 1959 – 1960 Leçon du 15 juin 1960

Leçon du 15 juin 1960

 

Je voudrais pointer quel est le sens que je donne à une pareille explora­tion. Évidemment cela peut paraître à plus d’un éprouvant. Je me suis longtemps servi de la métaphore du lapin et du chapeau à propos d’une certaine façon de sortir du discours analytique ce qui n’y est pas. Je pour­rais dire maintenant que je vous expose quelquefois à l’épreuve de vous donner à manger des lapins crus. Remettez-vous. Prenez leçon du boa, dormez un peu, puis ça passera. Vous vous apercevrez au réveil que vous avez quand même digéré quelque chose. C’est très important, Antigone. C’est justement par ce procédé, un peu dur évidemment, un peu coriace, qui consiste à vous mettre avec moi à casser les cailloux sur la route du texte, c’est tout de même là que ça vous passera dans la peau. Je veux dire que vous vous apercevrez rétrospectivement que cette image d’Antigone, même si vous ne vous en doutiez pas, elle est absolument là, latente, fon­damentale, elle est essentielle et fait partie de votre morale, que vous le vouliez ou que vous ne le vouliez pas. Et c’est pour cela qu’il est impor­tant d’en réinterroger le sens. Si ce sens justement, n’est pas le sens, en fin de compte, édulcoré à travers quoi d’habitude en est véhiculé la leçon. Il s’agit de rien moins que de la réinterprétation de tout le sens du message sophocléen. Et je crois qu’en avoir entendu certaines choses, même si vous pouvez, je dirai, résister à ce ré-aiguisement des arêtes du texte, vous ne pouvez pas ne pas sentir de quoi il s’agit. Et si vous voulez maintenant relire Sophocle, vous vous apercevrez de la distance que ce discours, même si on peut m’arrêter sur tel ou tel point, je n’exclus pas que je puisse,

à l’occasion, moi aussi faire un contresens, mais je ne pense pas qu’il puisse nous arrêter sur la révélation de ce non sens global dans lequel Sophocle, par le soin d’une certaine tradition, est conservé.

Enfin, alors que j’en discutais avec certains d’entre vous qui m’opposaient certains souvenirs qu’ils ont de la lecture d’Œdipe à Colone, souvenirs évidemment influencés par l’interprétation scolaire, je me suis souvenu d’une petite note en bas de page. Il y a ici des gens qui aiment les notes en bas de page. Je vais vous en lire une dans un ouvrage dont il conviendrait tout de même que des analystes comme vous aient au moins la connaissance totale pour l’avoir lu une fois, qui est le Psyche d’Εrwin Rohde dont nous avons une traduction française excellente. Dans l’en­semble, vous y apprendrez plus, et des choses plus certaines sur ce que nous lègue la civilisation grecque, que dans aucun ouvrage original en français. Le peuple le plus spirituel de la terre n’a pas toutes les cordes à son arc. Nous avons déjà le malheur d’avoir un romantisme qui ne s’est pas élevé beaucoup plus haut que le niveau d’une certaine sottise, dans l’ordre de l’érudition nous n’avons pas non plus tous les privilèges.

À la page 463 d’Εrwin Rohde, il y a une petite note en bas de page sur l’Œdipe à Colone pour résumer ce dont il s’agit. Je vous ai déjà parlé de l’Œdipe à Colone dans des termes qui sont exactement dans la ligne de ce que je poursuis aujourd’hui. « Il suffit de lire la pièce sans parti pris, écrit­-il, pour voir que ce vieillard sauvage irrité, impitoyable, qui prononce sur ses fils les malédictions horribles – c’est juste au terme de la pièce vingt minutes avant, il est encore à écraser Polynice sous ses malédic­tions – et qui jouit d’avance en homme assoiffé de vengeance des malheurs qui vont fondre sur sa ville natale, n’a rien de cette profonde paix des dieux, de cette transfiguration du pénitent que l’exégèse traditionnelle se plaît à constater surtout en lui. Le poète, qui n’a pas l’habitude de voiler les réalités de la vie, s’est clairement rendu compte que la misère et le mal­heur n’ont pas pour effet ordinaire de transfigurer l’homme, mais de le déprimer et de lui enlever sa noblesse, son Œdipe est pieux. Il l’était dès l’origine même dans l’Œdipe roi, mais il est devenu sauvage dans sa détresse. » Voilà en tout cas le témoignage d’un lecteur qui n’est pas spé­cialement orienté sur les problèmes de la tragédie dans cet ouvrage qui est l’historique des concepts que les grecs se font de l’âme.

Pour nous, ce que j’essaie de vous montrer, c’est qu’avant tout l’élabo­ration éthique qui nous est léguée de la morale avant Socrate, Aristote et Platon, avant les Grecs, montre l’homme et l’interroge dans les voies de la solitude, et nous situe le héros dans cette zone d’empiétement de la mort sur la vie qui est le champ où il s’exerce concernant la zone de son véritable rapport, qui est du rapport à ce que j’ai appelé ici la seconde mort. Ce rapport à l’être, en tant qu’il suspend tout ce qui a rapport à la transformation, au cycle des générations et des corruptions, à l’histoire même qui nous porte à un niveau plus radical que tout, et en tant que comme tel il est suspendu au langage. Si vous voulez, pour s’exprimer dans les termes de Monsieur Levi Strauss, et je suis sûr de ne pas me trom­per en l’invoquant ici, car comme je vous l’ai dit, incité par moi à la relec­ture d’Antigone, c’est proprement en ces termes qu’il s’est exprimé par­lant à ma personne, Antigone, en face de Créon, se situe comme la synchronie opposée au rapport de la diachronie.

J’ai laissé à mi-chemin en fin de compte tout ce que j’aurais pu vous dire sur le texte d’Antigone. Comme nous ne pouvons pas l’épuiser, ne serait­-ce que pour des raisons de temps cette année, il est clair que la question est posée à la fin de ce que j’appellerai l’utilisation divine d’Antigone. Et qu’on pourrait à cet égard aborder plus d’un rapprochement, plus d’un témoignage, qu’Antigone pendue dans son tombeau nous évoque autre chose que l’acte du suicide, mais le rapport à toutes sortes d’héroïnes pendues, de mythes de la jeune fille pendue, d’un certain mythe d’Érigone par exemple, liée à l’avènement du culte de Dionysos. Son père, à qui Dionysos a donné le vin, en a, faute d’en connaître bien l’usage, abusé; il est mort, et sa fille vient de se pendre sur son tombeau. C’est là un mythe explicatif de tout un rite où nous voyons des images de jeunes filles plus ou moins simplifiées, symbolisées, suspendues à des arbres. Bref tout l’arrière-plan rituel et mythique est là qui revient pour reprendre dans son harmonie religieuse ce qui nous est ici promu sur la scène. Il n’en reste pas moins que dans la perspective sophocléenne, le héros n’a rien à faire avec cette utilisation, et qu’Antigone est celle qui a déjà choisi sa visée vers la mort. L’invocation qui s’enroule autour de cette espèce de tige est autre chose, elle ne rejoint pas le défi humain dans l’occasion.

J’en resterai là aujourd’hui, car ce dont il s’agit au moment ou j’ai achevé ce que j’ai à vous transmettre sur la catharsis, c’est de l’effet de beau qui résulte de ce rapport du héros à cette limite définissable en cette occa­sion par une certaine άτη. Ici je vous demande de comprendre pourquoi, usant des définitions mêmes de la structure du séminaire, je veux passer la parole, ne veux pas être celui qui se charge à lui tout seul, tel maître Jacques, de remuer toutes les zones plus ou moins hétérogènes de ce qui nous est légué de l’élaboration traditionnelle en ces matières.

Il est bien entendu que, je le souligne, c’est là un mode pour toute une certaine zone d’entre vous, je veux dire chacun de vous, qui, à un certain moment de sa pensée, peut résister bien souvent à ce que j’essaie de vous faire entendre en commentant sympathiquement, d’une façon plus ou moins ambiguë d’ailleurs, ce qu’il est convenu d’appeler l’ampleur de mon information ou, comme on dit encore, de ma culture. Je n’aime pas du tout cela d’ailleurs. Cela a une contrepartie. On se demande où je prends le temps de rassembler tout cela. Vous admettrez quand même que j’ai sur vous un peu d’avance dans l’existence. J’ai pas tout à fait deux cents ans de tondeuse comme une pelouse anglaise, mais ça commence à s’approcher. Enfin j’en suis plus près que vous. J’ai eu le temps d’oublier plusieurs fois les choses dont je vous parle. Je voudrais donc, aujour­d’hui, concernant le beau, céder la parole à quelqu’un qui m’a paru par­ticulièrement compétent pour le faire dans un champ, en un point d’arti­culation que je considère comme essentiel pour la poursuite de mon discours, la définition du beau et du sublime, telle qu’elle a été posée par Kant. Il y a là, en effet, vous le verrez, un mode d’analyse catégoriel qui est d’une haute portée pour rejoindre structuration topologique qui est le mien, qui est l’effort de celui que je poursuis devant vous, le rapport, le rappel, pour ceux d’entre vous qui auront déjà ouvert la Critique du juge­ment, des aperçus donnés, pour ceux qui ne l’ont pas encore fait, me paraît une étape, un temps essentiel et c’est pour cela que je vais deman­der à Monsieur Kaufmann de prendre tout de suite la parole. Vous verrez ensuite l’usage que nous pourrons faire du travail qu’il a apporté aujour­d’hui à votre intention.

 

Ρ KAUFMANN. – Il y a évidemment bien des manières d’aborder la Critique du jugement, de l’aborder d’une manière dogmatique, ou à par­tir de l’histoire du kantisme, ou à partir de l’histoire de l’art. La vole que j’ai choisie consiste à partir de Werther. De deux passages de Werther qui m’ont paru situer en somme les thèmes d’existence par rapport auxquels Kant a situé sa propre entreprise de conceptualisation. En effet, ce sont deux passages – je ne sais pas historiquement si Kant les a interrogés dans son élaboration du concept de beau et de sublime – où il transparaît trois points essentiels de la notion que Kant s’est faite de ces deux expériences esthétiques. En effet, ce sont deux passages où nous voyons le héros de Goethe d’abord pris par le sentiment de la beauté, puis s’abandonnant à l’expansion de ce sentiment qui le met au contact d’une nature foisonnant de pleine divinité. Nous voyons progressivement, au moment où ce sen­timent d’expansion culmine en une ivresse de divinisation, apparaître chez Werther l’angoisse de mort. Je vais tout à l’heure vous lire ces deux passages dans la traduction. Mais voyez tout de suite pourquoi je pars de ce texte de Goethe. C’est qu’au fond l’entreprise de Kant a été de chercher une solution philosophique à l’impasse dans laquelle s’est engagé le héros de Goethe.

En effet, à travers ces textes, il vous apparaîtra sans doute que le suicide de Werther est dû à l’impuissance où il s’est trouvé d’atteindre à une posi­tion d’équilibre entre la vie et le sentiment même de la vie qui nous est donné au départ avec le sentiment du beau, entre la vie, la transcendance du sens de la vie qui culmine dans l’ivresse de la divinisation, et enfin la mort. Ces trois dimensions de l’expérience, Werther n’a pas été en mesure de les articuler l’une à l’autre. Or, Kant nous propose une esthétique du beau, une esthétique du sublime. Mais sans doute, ce qui est le plus impor­tant dans la Critique du jugement, c’est l’articulation à laquelle il accède entre l’esthétique du beau et l’esthétique du sublime. Autrement dit, il y a un progrès dans la Critique du jugement, et ce progrès figure en somme une sublimation de l’expérience de Werther.

En somme, on peut dire que la Critique du jugement, c’est, assez pré­cisément, Werther sublimé. Je vais donc lire assez rapidement quelques fragments de ces deux textes en scandant les différentes articulations.

Au livre Ι, d’abord: « Une merveilleuse sérénité a pris possession de toute mon âme, à l’égard de cette douce matinée de printemps que de tout cœur je goûte. Je suis seul et je me réjouis de vivre dans cette contrée créée pour des âmes comme la mienne… Je suis, mon très cher, si absorbé dans ce sentiment de charme existant que ma production artistique en souffre. » Voici donc le premier moment, c’est-à-dire un contact qu’on peut qualifier d’instinctif avec la nature, quoiqu’on puisse déjà noter que Werther ici fait état d’une paralysie de sa puissance de création, paralysie qui va peu à peu se développer à mesure que l’exigence même de création va se faire de plus en plus aiguë. Nous allons ensuite assister à l’expansion de ce sentiment de beauté.

« Je ne pourrais actuellement dessiner pas même un trait, et jamais je n’ai été plus grand peintre qu’en ces instants, lorsque l’aimable vallée autour de moi se couvre de vapeurs, sanctuaire au sein duquel ne peuvent pénétrer que quelques rayons furtifs. Alors, couché dans l’herbe auprès de la chute du ruisseau, mille plantes diverses, tout près du sol, attirent mon attention. Lorsque je sens plus près de mon cœur le fourmillement du petit monde qui vit entre ces brins d’herbe, les innombrables, les insondables forces de ces vermisseaux, de ces moucherons… – nous assis­tons ici à l’expansion indéfinie du sentiment de beauté, puis à sa divinisa­tion – et que je sens la présence du tout-puissant qui nous a créés à son image, le souffle de l’être, tout amour, qui nous porte et nous garde pla­nant dans les éternelles délices, quand alors autour de mes yeux il se fait comme un crépuscule, le ciel plane dans mon âme comme l’image d’un amant. Je soupire, souffrant, et je songe, ah, si on pouvait exprimer tout cela. » On voit ici comment l’indéfini se convertit dans une exigence de création: « Ah, si tu pouvais exhaler sur le papier ce qui, avec tant de plé­nitude et tant de chaleur, vit en toi, miroir du dieu infini. » Puis tout à coup nous avons cette chute: « Mon ami, en ces pensées je m’abîme, je suis comme terrassé sous la puissance de ces magnifiques visions. » Vous voyez comment nous assistons à partir d’un sentiment d’accord avec le spectacle de la nature, un spectacle auquel d’ailleurs Werther participe, à une dilatation infinie qui se manifeste comme exigence de création, et comment tout à coup un abîme surgit du fait même de ce déploiement à l’infini. Nous pouvons dire que le premier thème est celui de la critique du sentiment du beau chez Kant, et que le second répondra à la critique du sentiment du sublime.

Il y aurait un autre passage, daté du 18 août, dont je vais seulement vous donner un petit extrait de manière à faire sentir qu’il s’agit bien d’un thème fondamental dans Werther. « Quelle fatalité a voulu que ce qui fait la félicité de l’homme devienne la source de sa misère. Le sentiment si plein, si chaleureux que mon cœur a de la vivante nature, ce sentiment qui m’inondait de tant de volupté, qui du monde qui m’entourait me faisait un paradis, devient maintenant un intolérable bourreau, un démon tourmenteur qui me poursuit ». Suit une description équivalente de celle que je lisais. Nous voyons comment le sentiment ici de germination s’accorde avec le sentiment de l’infini. Nous voyons peu à peu cette infinité se déployer, puis au paragraphe suivant: « Frère, le souvenir de ces heures à lui seul me fait du bien… encore que par la suite je ressente doublement l’angoisse de l’état où je suis tombé. Devant mon âme s’est en quelque sorte levé un rideau, et la scène où je contemplais la vie infinie se trans­forme sous mes yeux en l’abîme de la tombe éternellement ouverte. »

À partir de cette première indication, voici les moments de la recherche que je vous propose. Tout d’abord, je voudrais donner une esquisse conceptuelle très générale de la Critique du jugement, c’est-à-dire les quatre moments d’abord de l’analyse chez Kant du beau, puis du sublime. Ensuite pour donner en somme une toile de fond à ces premières ana­lyses, nous pourrions, si nous avons le temps, nous référer à deux groupes de problèmes. Tout d’abord la relation de la Critique du jugement avec la Physiologie esthétique de Burke ; le libéral anglais a publié en 1757 une Physiologie du beau et du sublime qui est une des sources de la Critique du jugement. Burke, précisément, se place, pour faire l’analyse de ces sentiments, à un point de vue physiologique. Et en second lieu il pourrait être intéressant de poser le problème des relations entre l’esthétique kan­tienne et l’histoire, au XVIIIe siècle, et la position historique du problème des signes. Car on voit comment, chez Lessing, chez Mendelssohn, peu à peu se prépare une formulation des problèmes esthétiques qui amène Kant, au fond, à s’intéresser et à s’interroger sur ce qui sera la question fondamentale de son esthétique, à savoir le problème de la constitution transcendantale des signes. Alors que l’esthétique du XVIIIe siècle, chez Mendelssohn et chez Lessing, s’en tient à des interrogations sur le sens des signes, on peut dire que le progrès essentiel marqué par Kant, consistera à s’interroger sur la condition de possibilité des signes dans leur acception esthétique.

Donc je vais commencer, sous réserve d’y revenir, par vous donner d’emblée quelques indications sur le sentiment du beau et du sublime chez Kant. Prenons d’abord le sentiment du beau. Comment est-ce que Kant formule le problème de l’analyse du beau ? Il part au fond d’une des­cription du sentiment esthétique, mais cette description tourne autour d’un problème essentiel qui est l’universel absolu, l’universalisation du plaisir esthétique. En effet, si nous rapportons l’entreprise kantienne, ici, à ce que nous pouvons appeler l’échec de Werther, nous voyons que ce que recherche Kant, c’est de sauver Werther en universalisant à la fois le plaisir esthétique d’une part et, d’autre part, le sentiment du sublime. Autrement dit, il s’agit de prêter un sens positif à l’expérience de Werther, et ce sens positif reviendra à cette expérience de l’universalité qui sera prêtée au plaisir. Comment peut-il y avoir un plaisir universalisable ? C’est le problème du beau. D’autre part, en ce qui concerne le problème du sublime, il est plus complexe, car ce qui fondamentalement va faire la différence du beau et du sublime chez Kant, c’est que le sublime est conflictuel. L’expérience du beau est une certaine espèce de repos dans le plaisir de la contemplation. Au contraire, l’expérience du sublime est l’ex­périence d’un déchirement entre notre sensibilité d’une part et, d’autre part, notre destination supra-sensible. Autrement dit, nous sommes arra­chés du sensible mais, arrachés que nous sommes du sensible, nous nous défendons contre cet arrachement et c’est ce conflit même qui caractérise le sublime. C’est ce conflit dont précisément Werther nous rendait témoi­gnage, mais c’est ce conflit auquel il s’agira, pour Kant, de garantir l’uni­versalité. L’universalité de ce conflit constitutif en somme de la condition humaine, constitutif de la finitude humaine comme telle, 1’universalisa­tion de ce sentiment, c’est le sublime. Il s’agit donc d’universaliser le pur plaisir, et d’universaliser le conflit entre notre attachement au monde naturel et le sentiment de notre destination supra-sensible. Pour poser le problème du beau, Kant se réfère à l’analyse générale qu’il donne du juge­ment, et aux moments qui, dans la Critique de la raison pure, permettent de déterminer d’une manière générale tout jugement, c’est-à-dire qu’il va se placer au point de vue de, en langage technique, de la qualité, de la quantité, de la relation et de la modalité. Je fais abstraction de cette ter­minologie et viens aux choses elles-mêmes.

Le premier point d’où part Kant est le problème de l’existence de l’ob­jet dont nous avons jouissance esthétique. Autrement dit, est-ce que le jugement de goût, en tant qu’il se fonde sur le plaisir esthétique, se rap­porte à une réalité existante ? La réponse kantienne est négative, c’est-à­-dire que le jugement de goût et le plaisir esthétique sont de telle nature qu’ils surmontent l’opposition introduite par la Critique de la raison pure entre l’apparence et la réalité. Le plaisir esthétique, selon le premier moment du jugement esthétique, est un plaisir que nous goûtons du fait que nous ne déterminons, au-delà de la simple apparence de l’objet, aucune réalité existante qui l’outrepasserait. Autrement dit, nous voyons que ce premier moment est une certaine solution à l’opposition entre la chose et l’apparence, entre la Ding et l’Erscheinung. On peut dire qu’à l’intérieur du plaisir esthétique intervient une coïncidence entre la chose et l’apparence. La chose, en tant que chose existante venant en quelque façon se résorber dans sa pure apparence, ce que Kant exprimera en disant que le goût est la faculté de juger un objet ou un mode de représentation par la satisfaction du plaisir, d’une façon toute désintéressée. D’une façon toute désintéressée, c’est-à-dire que, dans le plaisir esthétique, nous ne prenons aucun intérêt à l’existence même de la chose.

Comment est-ce possible ? Un texte de Kant concernant cette satis­faction désintéressée nous suggère que nous devons distinguer dans l’ap­parence de l’objet entre d’une part la présence même de la chose et d’autre part le comment de cette présence, c’est-à-dire le mode selon lequel cette chose nous apparaît. Si nous pouvons goûter une satisfaction esthétique désintéressée c’est dans la mesure où l’accent de l’expérience se déplace de la chose présente au mode sous lequel cette chose nous apparaît. Voici ce que nous dit Kant : « Toute relation des représentations et même toute relation entre les impressions peut être objective mais il n’y a que le sen­timent de plaisir et de déplaisir par lequel rien n’est déterminé dans l’ob­jet. Mais au contraire l’étant, le sujet, selon que le sujet ressent le mode dans lequel le “comment vit-il” est affecté par la représentation. »

Nous pouvons donner un caractère tout à fait concret à cette expé­rience. Si je m’interroge sur la présence devant moi de cette carafe, ou bien je peux me rapporter à la carafe prise comme chose existante, c’est-à-dire que je serai amené à diviser dans le sentiment de cette existence entre l’ap­parent pur et simple, entre l’aspect de la chose d’une part et d’autre part la chose elle-même, c’est-à-dire qu’au-delà de l’Erscheinung, il y aura la Ding. Mais il y a une autre manière dont je puis envisager cette expé­rience et cette seconde manière est précisément l’attitude esthétique qui consiste non plus à rapporter l’état de la conscience à la chose existante hors de moi, mais simplement à faire l’épreuve de la manière, du mode selon lequel je suis affecté. Bien entendu je m’abstiens ici de toute analo­gie. Mais ceci éveille très certainement des résonances dans votre esprit. Dans quelle mesure maintenant cette analyse que nous donne Kant du désintéressement dans la satisfaction esthétique, nous prépare-t-elle à comprendre comment il peut y avoir une universalisation du plaisir ? Comment il peut y avoir un plaisir qui vaille non seulement pour moi, mais pour tout homme ?

Eh bien, c’est justement ici le comment que nous avons à préciser. En effet, il s’agit de fixer le statut de ce mode selon lequel l’objet nous est donné. Or, nous savons que dans la perspective transcendantale de Kant, c’est dans le cadre de conditions à priori que se constitue l’objet. Autrement dit, le mode selon lequel l’objet, la chose existante nous est donnée, peut nous être donnée. Ce mode selon lequel la chose nous appa­raît n’est pas empirique mais il est à priori, c’est-à-dire qu’il relève non pas de l’expérience mais des conditions mêmes, subjectives, de la perception. Autrement dit, il peut y avoir satisfaction désintéressée parce que nous déplaçons l’accent de l’épreuve de la chose au mode de cette épreuve, et d’autre part il peut y avoir universalisation, comme nous allons le voir, du plaisir ainsi goûté dans ce sens que ce mode selon lequel nous sommes affectés par la chose à des conditions qui ne sont pas empiriques, mais qui sont à priori, autrement dit transcendantales, d’ordre transcendantal. Voici donc en ce qui touche le premier moment.

Ce désintéressement vis-à-vis de la chose existante nous donne accès au second moment, à savoir à l’universalité. Où est le problème ici pour Kant ? Autrement dit, pourquoi y a-t-il difficulté à comprendre comment il peut y avoir un plaisir universel ? Cela tient à la nature même du plaisir, c’est à savoir à ce fait que le plaisir est un état. En effet, toute connaissance porte sur des objets. La Critique de la raison pure a déterminé les condi­tions à priori de la constitution des objets mais on ne comprend pas, s’il est vrai que l’universalité propre au savoir s’attache à l’objet, comment une certaine espèce d’universalité peut s’attacher à un état. Eh bien tel est le problème précisément que Kant va se poser dans cette analyse du second moment. Comment universaliser le plaisir esthétique ? Partons du premier moment. Nous avons dit que la satisfaction goûtée dans le beau est une satisfaction désintéressée qui nous rend témoignage d’un mode selon lequel l’objet est donné. Plus précisément, Kant nous dit que le plaisir esthétique est issu du sentiment d’un libre jeu entre l’imagination et l’entendement. Cela signifie qu’ainsi que l’a montré l’analyse de la connaissance dans la Critique de la raison pure, deux facultés doivent intervenir en toute détermination d’objet. Ces facultés sont la sensibilité et l’entendement, et l’imagination est une faculté intermédiaire entre la sensibilité et l’entendement. Nous avons donc ainsi à nous préoccuper, non pas du rapport entre l’entendement et la sensibilité, mais du rapport entre l’entendement et l’imagination. Eh bien, que nous apporte l’imagi­nation ? Et que nous apporte l’entendement ? Il s’agit ici bien entendu non pas de l’imagination créatrice, mais de la capacité que nous avons de nous former des images des choses sans poser la question d’une existence adéquate à cette image. L’imagination nous apporte une multiplicité et la diversité qui est en elle vient de la sensibilité, des formes de la sensibilité, et l’unité qui est en elle vient du moi jugeant. Autrement dit, et dans la perspective très générale de l’esthétique classique, Kant fait du beau l’unité d’une diversité. Et le sentiment du beau, le sentiment de plaisir esthétique sera donc le sentiment d’un libre accord entre la diversité et l’unité. Nous voyons donc par là que, dans la constitution même de l’ex­périence esthétique, interviennent les facultés de la connaissance d’objet. Autrement dit, c’est dans la mesure où la connaissance requiert cette double polarité, à savoir une diversité d’une part, une unité d’autre part, c’est dans la mesure où il y a une scission entre la sensibilité et l’entende­ment, et par conséquent entre l’imagination et l’entendement, c’est dans la mesure, donc, où nous avons cette double polarité que nous pouvons goûter un plaisir esthétique, puisque nous goûterons le libre accord entre ces deux facultés distinctes.

Mais cette structure de la connaissance par laquelle doivent nécessaire­ment coopérer, dans notre connaissance, deux facultés, cette structure est le cadre de notre connaissance universelle. Kant pense que c’est l’uni­versalité des conditions de la connaissance qui garantit l’universalité du plaisir esthétique. Je reprends ceci. La Critique de la raison pure nous a montré que collaborent, pour la constitution d’un objet, de cette carafe objet, deux facultés. La collaboration, le concours de ces deux facultés est une condition de la détermination d’objet. Il ne peut y avoir d’objet commun. Il ne peut y avoir d’objet qui soit objet pour tous; il ne peut y avoir de carafe qui soit carafe objective pour vous et pour moi que sous la condition précisément de ce concours entre les deux facultés de la sensi­bilité et de l’entendement. Autrement dit, que sous la condition d’une liaison de la diversité par l’unité du moi pensant. Tel est, précisément, le cadre à l’intérieur duquel nous goûtons le plaisir esthétique. Sans doute, dans le plaisir esthétique, nous n’avons pas détermination de la multipli­cité sensible donnée, de la diversité sensible donnée, nous n’avons pas détermination de cette diversité sensible par le jugement, c’est-à-dire que nous ne déterminons pas d’objet. Ce qui reviendra pour Kant à dire que nous n’avons pas de concept de l’objet beau, nous ne déterminons pas l’objet. Cependant, ce sont ces mêmes facultés qui coopèrent dans la connaissance, dont la coopération est garante de l’universalité de la connaissance. Ce sont donc ces deux facultés qui, dans la connaissance, sont déterminées et déterminantes qui, dans le cas du plaisir esthétique, constitueront les deux pôles entre lesquels va s’instaurer l’accord que nous goûtons dans le plaisir esthétique.

Au regard de la connaissance, nous avons deux facultés qui coopèrent. Nous avons une détermination de la diversité par le jugement. Nous avons ces mêmes facultés dans le cas du plaisir esthétique, mais nous ne pouvons plus dire que le jugement détermine un objet. Nous avons seu­lement un accord, un libre accord, un libre jeu, comme dit Kant, entre la diversité et l’unité, et l’universalité du plaisir esthétique, la possibilité que nous avons d’universaliser, donc, un plaisir, au moins sous les espèces du plaisir esthétique, repose, dit Kant, sur l’universalité du cadre de connais­sance. Autrement dit, je porte en moi la fonction d’objectivation. C’est dans cette mesure même qu’il y a universalité possible du plaisir esthé­tique, entre les pôles constitués par les deux fonctions de la connaissance.

Enfin, prenons si vous voulez, à nouveau, l’exemple de la carafe. Dans la connaissance d’objet il y a une diversité donnée et il y a une liaison par le jugement qui fait que je pense, ceci est une carafe. Il y a une diversité et dans l’espace et dans le temps. Et cette diversité est reliée sous un concept, le concept de la carafe qui détermine l’objet. J’ai donc ainsi deux facultés, sensibilité et imagination plus ou moins liées, d’une part, et, d’autre part, l’entendement. Et l’entendement détermine la sensibilité. C’est la condi­tion, comme je le disais, grâce à laquelle cette carafe peut être non seule­ment carafe pour moi, mais pour tous. Il y a constitution d’une objecti­vité. C’est à l’intérieur de ce cadre d’objectivation que nous avons le plaisir esthétique, dans la mesure où les facultés interviennent, mais seu­lement selon leur accord. Si je considère une carafe de Cézanne au lieu d’avoir une détermination de la diversité donnée par le concept, il y aura un libre jeu entre le foisonnement des impressions spatiales qui me vien­nent d’une part, et d’autre part la manière dont elles se rassemblent dans l’unité d’un tableau. J’aurai ainsi un plaisir qui sera universalisable. Pourquoi ? Parce que vous et moi avons les mêmes cadres de constitution de l’objectivité, c’est-à-dire que c’est la communauté du cadre de consti­tution de l’objectivité qui fait qu’il peut y avoir un plaisir non objectif, purement subjectif, mais qui vient s’insérer à l’intérieur de ce cadre. Voici donc ce qui concerne le moment de l’universalité.

Le troisième moment, qui est désigné sous la catégorie de la relation, techniquement, désigne ce qui retient l’interprétation qu’il convient de donner de la finalité dans le cas du jugement esthétique. Kant nous dit que le deuxième moment que je viens de citer est: « Est beau ce qui plaît uni­versellement sans concept. » Le troisième moment concerne la finalité de l’objet. Quel intérêt d’abord y a-t-il à introduire ici, dans l’analyse – je ne me place pas au point de vue de Kant, mais à un point de vue plus géné­ral – à introduire la notion de finalité ? C’est qu’au fond, à travers ce pro­blème de la finalité esthétique, se trouve posé le problème des relations entre le beau et le bon ou le bien. De même que tout à l’heure pouvait se poser le problème des relations entre le beau et l’objectivité, en effet, si nous supposons que l’objet beau est un objet proportionné à sa destina­tion naturelle, nous pouvons dire que la finalité dans la relation des moyens à une fin, sera caractéristique du jugement esthétique. Ce que Kant au contraire nous dit, c’est que le beau, le jugement de goût, se caractérise par une finalité sans fin. Nous pouvons comprendre cette for­mule à l’aide de la formule précédente relative à l’objectivité. Ce que nous trouvions tout à l’heure dans l’universalité du plaisir esthétique, c’est le cadre de l’objectivation. Eh bien, ce que nous trouvons ici c’est, en quelque façon, le cadre de la finalisation, c’est-à-dire que nous éprou­vons dans le jugement esthétique, non pas la relation de certaines données à une fin effectivement donnée, mais simplement un rapport de finalité qui n’est pas lui-même rapporté à une fin déterminée. Ceci se comprend très aisément à partir de ce que nous disions il y a un instant sur le libre accord des facultés de la connaissance à l’intérieur d’un plaisir universa­lisable. Car cette finalité sans fin est précisément cet accord entre la faculté qui nous donne la diversité et la faculté par laquelle se trouve assurée la liaison de nos impressions diverses. Pourquoi parler ici de finalité ? Précisément parce que ni l’une ni l’autre de ces facultés ne peut être réduite, identifiée à son opposé. Nous avons en somme ici, dans le plaisir esthétique, le sentiment d’une sorte de fait à priori, c’est-à-dire que nous avons un accord sous Stimmung, comme dit Kant. Nous avons un accord qui ne correspond à aucune nécessité logique qui est bien une certaine espèce de fait et c’est cet accord libre dont nous faisons l’épreuve dans le plaisir. Car Kant nous dit que nous ne devons pas distinguer entre le plai­sir d’une part et d’autre part cette finalité. Le plaisir, c’est le simple fait que nous tendons à nous maintenir dans cet état d’harmonie entre les deux facultés de l’imagination et de l’entendement. Pour Kant, la caractéris­tique éminente du plaisir, c’est qu’il nous porte à nous maintenir dans l’état où nous sommes, à l’inverse pour la douleur. Donc, nous avons un état dans lequel nous cherchons à nous maintenir, et nous tendons à nous maintenir dans cet état parce qu’il répond objectivement même pour nous, de la constitution de l’expérience.

Le quatrième moment sera celui de la nécessité, c’est-à-dire que ce sera le problème du principe subjectif du sentiment du plaisir. Kant se pose ici la question de savoir s’il y a véritablement une nécessité du jugement de goût au sens où il y a une nécessité de la connaissance. Autrement dit, si le jugement de goût est un jugement apodictique. La réponse de Kant va très profondément dans l’analyse du sentiment du beau, car il tient que l’universalité du jugement de goût n’étant en rien comparable à l’univer­salité d’une connaissance, l’universalité du jugement de goût est une com­municabilité fondée. Autrement dit, nous n’éprouvons rien d’autre, dans le sentiment du plaisir esthétique, que ce fait allant de droit, que notre plaisir est aussi valable pour tous. Mais nous pouvons avoir ici une néces­sité de type apodictique, pour cette seule raison que nous n’avons pas d’objet conceptualisable, nous n’avons pas d’objet conceptuellement déterminé sur lequel porte le jugement. Ça n’est pas le jugement sur l’ob­jet qui est ici universalisé, c’est-à-dire que notre sentiment de nécessité ne vient pas se confondre avec la notion d’une nécessité logique, mais nous avons le sentiment que l’universalité est fondée d’une manière nécessaire.

Eh bien, en quoi consiste donc cette nécessité distinguée de la nécessité de connaissance ? Elle se fonde sur la relation que nous avons envisagée tout à l’heure, entre le cadre de l’objectivité et le plaisir esthétique, c’est-à-dire que si l’universalité est fondée selon ce quatrième moment, c’est en vertu du caractère à priori de cette relation entre les conditions de consti­tution en général de l’expérience et le plaisir esthétique qui vient s’insérer entre ces deux pôles de l’imagination et de l’entendement. Autrement dit, c’est dans la structure même de la subjectivité que vient se fonder ici le caractère de nécessité propre au jugement de goût. Nous pouvons mar­quer de suite quelles sont, d’un point de vue esthétique, les deux limites de cette analyse kantienne. D’abord, il s’agit d’une esthétique de la forme. Il s’agit d’une esthétique dite classique. Kant, très expressément, récuse toute participation des impressions sensorielles à l’élaboration du plaisir esthétique. D’autre part, le jugement de goût porte sur une forme arrêtée. Autrement dit, il est essentiel que le jugement de goût entendu comme jugement de beauté, vise une apparence délimitée.

Ce qui va faire précisément le passage de l’expérience du beau à l’expé­rience du sublime, c’est que l’expérience du sublime sera d’abord une expérience de l’informe. Comment est-ce que nous pouvons relier cette expérience du sublime à l’expérience du beau ? Il y a un passage dans la Critique du jugement qui nous montre qu’en vérité ces deux moments de la critique kantienne doivent être ramenés l’un à l’autre. C’est un passage où Kant nous dit que dans le sublime, notre imagination est en quelque façon dessaisie de sa puissance, et que nous avons – c’est le terme dont il se sert – à en faire le sacrifice. Nous sacrifions dans le sentiment du sublime ce bel accord qui règne dans le sentiment du beau entre notre subjectivité et l’expérience. Nous sommes dessaisis de la puissance de notre imagination, nous faisons le sacrifice de cette puissance, et dans cette mesure notre imagination se raccorde, dit-il, à une loi qui est la loi de la raison. Autrement dit, dans le sentiment du beau, dans le plaisir esthé­tique du beau, nous éprouvons l’harmonie entre l’entendement et l’ima­gination, c’est-à-dire que nous éprouvons une heureuse collaboration entre nos facultés de connaissance; au contraire, dans le sentiment du sublime, nous sommes dessaisis de ce bonheur d’une imagination accor­dée à notre propre subjectivité et, de même, notre propre subjectivité reconnaît qu’elle est impuissante à saisir heureusement la diversité des impressions sensibles. Autrement dit, il y a ici un conflit qui intervient entre nous-mêmes et le sensible. Dans ce conflit, nous avons à sacrifier quelque chose – c’est le terme même – notre imagination, à sacrifier sa prétention à se saisir du sensible. Car dans le sentiment du sublime, nous sommes, cela est caractéristique, débordés par le spectacle du sublime, donc nous devons nous reconnaître impuissants.

Mais que se produit-il ici dans le sentiment du sublime ? Il se produit une conversion du sentiment de nos impuissances en un sentiment de puissance, c’est-à-dire que nous reconnaissons que nous sommes empi­riquement impuissants, nous reconnaissons que notre capacité d’appré­hension est bornée, nous reconnaissons que notre puissance est bornée vis-à-vis de la puissance des choses extérieures. Mais, dit Kant, ce senti­ment d’impuissance réveille en nous le sentiment d’une autre puissance qui est la puissance de l’infini dont notre raison est la faculté. L’analyse que fait Kant du sentiment du sublime se partage entre deux domaines, le domaine qu’il appelle mathématique, c’est-à-dire le domaine de la gran­deur, et le domaine qu’il appelle dynamique, c’est-à-dire le domaine de la causalité.

Prenons déjà la grandeur au sens mathématique. Il nous dit que nous éprouvons le sentiment du sublime devant un spectacle naturel lorsque nous reconnaissons que nous ne disposons d’aucune mesure qui soit propre à déterminer les grandeurs de la nature, c’est-à-dire qu’indéfini­ment nous rapportons notre mesure à ce qui est mesuré, puis ce qui est ainsi mesuré à autre chose en le prenant comme mesure, autre chose qui devra être mesuré. Mais nous reconnaissons que c’est indéfiniment que ce progrès s’accomplira. Autrement dit, nous sommes dépouillés de toute capacité de détermination de la grandeur. Donc, à cet égard, nous sommes dans un sentiment d’impuissance. Mais, dit Kant, pourquoi avons-nous ce sentiment d’impuissance ? Nous n’avons ce sentiment d’impuissance que pour autant que nous savons que nous pouvons indéfiniment pour­suivre l’opération. D’où tenons-nous ce sentiment d’une poursuite indé­finie, d’une poursuite indéfinie d’opérations, sinon de la raison elle-même et de la loi de la raison ? C’est ainsi que l’incapacité où nous avons été de mesurer, de déterminer quantitativement la nature elle-même, va se trou­ver convertie dans le sentiment de la puissance infinie de notre raison en tant que notre raison est source des opérations que nous accomplissons dans le domaine de la quantité. Sans doute Kant ici a-t-il pensé au calcul infinitésimal. Ces textes ne sont pas parfaitement explicites, mais on trouve chez le critique anglais Home, la même idée rapportée au calcul infinitésimal à propos justement de la grandeur et de la sublimité. Bien entendu, nous pouvons avoir ce sentiment à la fois dans l’infiniment grand et dans l’infiniment petit. Et d’ailleurs vous voyez comment ces textes de Kant recouvrent très exactement les textes de Goethe que nous lisions tout à l’heure.

 

J. LACAN. – Entre un fourmillement naturel et un signifiant ou un problème du signifiant non complètement élucidé à l’époque de Kant, le calcul infinitésimal recelait encore je ne sais quel mystère qui a totale­ment disparu depuis. Vous avez certainement raison en disant que c’est le calcul infinitésimal qui est évoqué derrière cette expérience du sublime.

 

Ρ KAUFMANN. – Il y a aussi sans doute à faire intervenir ici la distinc­tion entre l’espace

et toute détermination d’espace. Kant nous montre dans la Critique de la raison pure que toute détermination de l’espace est une limitation de l’espace, de telle sorte qu’il y a ici une résorption dans l’espace pris comme infini des déterminations particulières de l’espace.

Enfin en ce qui concerne le sublime dynamique, nous n’avons pas une détermination de grandeur, mais une détermination de puissance. On peut relire les textes de Kant : « Des roches surplombant audacieusement et comme menaçants; des nuages s’amoncelant avec un cortège d’éclairs et de tonnerre ; des ouragans qui laissent après toute la dévastation ; l’océan sans borne dans sa fureur; les hautes cascades du fleuve puissant, voilà des choses qui réduisent à l’insignifiance notre force de résistance comparée a notre puissance. Mais l’aspect est d’autant plus attrayant qu’il est plus terrible. Si nous nous trouvons en sûreté, nous disons facilement de ces choses qu’elles sont sublimes, parce qu’elles nous font découvrir en nous-mêmes une faculté de résistance d’un tout autre genre qui nous donne le courage de nous mesurer avec l’apparente toute-puissance de la nature ». Cette faculté, c’est la liberté. Disons plutôt l’autonomie dont la puissance nous apparaît ici comme supérieure à la puissance de la nature extérieure.

Vous voyez en somme que, dans la mesure où ce mouvement de notre imagination dans le sublime est porté par la raison, c’est-à-dire par une certaine espèce de loi, le mouvement que nous décrit Kant est très exac­tement le suivant. Il y a une puissance extérieure qui menace de nous écraser, mais au moment même ou nous éprouvons cette menace, elle se convertit dans le sentiment d’une loi intérieure. Nous avons une puissance qui est celle de choses singulières, des nuages, des volcans, etc., le sentiment du sublime intervient lorsque nous opposons à cette puissance extérieure une loi, cette fois, qui est plus forte qu’elles, c’est-à-dire qu’on ne force pas beaucoup les termes de Kant en disant qu’il se produit une sorte de dépersonnalisation et d’intériorisation de cette puissance exté­rieure, sous réserve, bien entendu, que pour Kant nous n’avons pas une intégration au sujet de la force extérieure, mais que nous avons une sorte de contestation entre la puissance extérieure et la puissance intérieure. Nous voyons donc dans quel sens, et dans le cadre des relations de cette dernière indication, va se produire ce que Kant désigne comme dessaisis­sement ou sacrifice de quelque chose par notre imagination. Nous renon­çons à la capacité de fixer une forme extérieurement donnée, nous renon­çons à une capacité de la délimiter, en somme de nous en emparer par l’appréhension dans ce qui était le plaisir du beau. Notre imagination en fait le sacrifice, mais la contrepartie, alors positive de ce sacrifice, c’est l’épreuve que nous faisons de la loi de notre liberté dans l’assomption de la loi de la raison.

Voilà donc quel serait le premier moment de notre recherche portant sur ces concepts kantiens. Et bien entendu il faudrait y revenir. Mais maintenant ou pourrait essayer de les situer, et notamment par rapport à des textes antérieurs de Kant. D’abord en ce qui concerne l’esprit général de la doctrine et ce qui atteste en somme que la relation qu’on peut établir entre les thèmes de Werther et ce texte de Kant n’est pas purement spé­culative. Nous trouvons dans les Observations sur le sentiment du Beau et du Sublime cette image caractéristique. C’est un texte de 1764 : « Le lever du soleil n’est pas moins magnifique que son coucher, mais celui-là ressortit au beau, et celui-ci au tragique et au sublime ». Autrement dit, nous voyons que Kant rapporte explicitement à l’origine les sentiments de beau et de sublime au sentiment de la naissance et du déclin, de la nais­sance et de la mort. Ce texte est tiré de Remarques posthumes qui ont été écrites par Kant sur ses propres Observations sur le sentiment du Beau et du Sublime. C’est de ces remarques que nous pouvons tirer des indica­tions sur l’arrière-fond de la recherche kantienne. Et tout d’abord sur le dessein même qu’a eu Kant de fonder l’universalité du plaisir esthétique. Il nous dit que les divers sentiments de plaisir et de déplaisir, de satisfac­tion et de contrariété ne dépendent point de la nature des choses qui les suscitent, l’amour est souvent un mystère pour tout le monde, et ce qui contrarie l’un vivement laisse l’autre indifférent.

Et cette diversité, Kant ne s’en accommode pas, comme le montre une remarque comme celle-ci: « Tout s’écoule en nous comme l’eau d’un fleuve, et le cours inconstant rend le jeu inconstant et fallacieux. Où trou­ver dans la nature des points d’appui que l’homme ne saurait changer et qui lui indiqueraient sur quelles rives il faudrait se tenir ? » Spéculative­ment, ce sont ces rives que Kant a cherchées, et qu’il a cherchées dans ce qu’il appelle quelque part la dignité de l’humanité. « Je suis par goût un chercheur, je sens la soif de connaître, le désir inquiet d’étendre mon savoir et la satisfaction de tout progrès accompli. Il fut un temps où je croyais que tout cela pouvait constituer l’honneur de l’humanité, et je méprisais le peuple, qui est ignorant de tout. C’est Rousseau qui m’a désabusé. J’apprends à adorer les hommes, et je me trouverais bien plus inutile que le commun des hommes si je ne m’efforçais à donner à tous les autres une valeur qui consiste à faire ressortir les droits de l’humanité. » Cette formule kantienne peut être prise comme épigraphe du dessein kantien dans le domaine du plaisir. Il s’agit très précisément de faire res­sortir les droits de l’humanité dans les domaines du plaisir. Autrement dit, de fonder, comme nous avons vu qu’il a cherché à faire, l’universalité du plaisir.

Comment est-ce que se posera ici alors la question de cette recherche d’unité ? Il est très caractéristique qu’à l’époque où Kant écrit ces Observations, en 1764, il soit encore sous l’influence directe de Rousseau. Et cette universalité, il semble parfois la chercher du côté de la nature comme le faisait Rousseau. On peut dire que tout le progrès de Kant a consisté à se rendre compte que l’universalité ne pouvait pas être trouvée du côté de la nature et qu’il fallait la chercher dans un ordre d’à priori qui, lui, sera radicalement opposé. Mais dès le moment où il écrit ces Observations, on voit comment il va se séparer de Rousseau. Il oppose l’idée de nature à l’état civilisé. Et il nous dit que de revenir à la nature ne consistera pas à rejeter toutes les acquisitions de la civilisation, mais à apprécier en somme ces acquisitions en relation aux exigences de la nature. « Il est nécessaire d’examiner comment l’art et l’élégance de l’état civilisé se produisent, et comment ils ne se trouvent jamais dans certaines contrées afin d’apprendre à distinguer ce qui est factice, étranger à la nature, de ce qui lui appartient en propre. Si l’on parle du bonheur de l’homme sauvage, ce n’est pas pour retourner dans les forêts, c’est seule­ment pour voir ce que l’homme a perdu d’un côté, tandis qu’on gagne de l’autre. Et cela afin que, dans la jouissance et l’usage du luxe social, on n’aille pas s’attarder de tout son être aux goûts qui en dérivent et qui sont contraires à la nature comme à notre bonheur, afin qu’on reste avec la civi­lisation un homme de la nature. Voilà la considération qui sert de règle au jugement, car jamais la nature ne crée l’homme pour la vie civile. Ses incli­naisons et ses efforts n’ont pour fin que la vie dans son état simple. »

 

J. LACAN. – C’est vraiment un passage à communiquer à Claude Lévi-Strauss, car c’est vraiment l’éthique de l’ethnographe déjà fondée au niveau de Kant qui est très remarquable. Tout le discours de Claude Lévi-Strauss d’inauguration de sa chaire au Collège de France est déjà, là, indi­qué, c’est-à-dire pas forcément antidaté, mais précisé d’une manière que l’on ne trouve nulle part accentuée comme cela dans Rousseau.

 

Ρ KAUFMAN. – Il oppose ici nature et civilisation, ou culture, comme on dit aujourd’hui. Mais ce qui est à remarquer, c’est que, dans la Critique du jugement, il s’efforce d’aller au-delà de la culture elle-même. Ceci est attesté par des textes de la Critique du jugement où il se préoccupe, s’in­terroge sur l’intérêt social du beau. Nous avons vu que le beau et le sen­timent du beau, le plaisir esthétique est universellement communicable, mais est-ce que cela veut dire, comme le pensait par exemple Burke, que le plaisir esthétique soit en relation avec la sociabilité ? Autrement dit, est ce que nous devons considérer cette société qui est rendue possible par la participation à un plaisir esthétique commun comme représentant sim­plement une sociabilité ? Et Kant répond par la négative, et c’est dans cet esprit qu’il fait l’analyse de la transmission par signe de la beauté, c’est-à­-dire que, pour Kant, nous avons à distinguer entre la nature et la civilisa­tion prise comme humanité de fait, et enfin cette humanité de droit qui est liée à la constitution même de notre expérience, autrement dit de la com­munauté des conditions de constitution de l’expérience humaine. Ce sen­timent d’insécurité que nous venons d’indiquer se transforme dans ces Observations sur le Beau et le Sublime d’une manière intéressante en vertu de l’application qui est faite dans ce thème précritique des concepts de beau et de sublime, à la femme et à l’homme.

Pour Kant, la femme relève de la catégorie du beau, et l’homme de la catégorie du sublime, en ce sens que le beau et la femme, dit Kant, risquent toujours de nous tromper, autrement dit en ce sens que ce sont des appa­rences. Il y a dans la psychologie, dans ces remarques de Kant sur la femme et le sentiment esthétique une primauté de l’apparence. On ne s’éprend, dit-il, que de l’apparence, mais on aime la vérité. Il dit encore, la vérité est plutôt obligation que beauté. Alors nous voyons comment cette première esquisse qui est donnée dans ce texte d’une psychologie empi­rique et moraliste au sens français, des sentiments de beauté et de sublime, nous voyons comment cette opposition permet de rendre compte de cette notion d’apparence que l’homme trouve dans le premier moment de la Critique du jugement.

On peut dire que le beau, pour Kant, est une belle apparence fondée. La femme, d’après les Observations sur le sentiment du Beau et du Sublime, est une belle apparence sans fondement, et le beau est une apparence fon­dée. Le parallèle ici est tout à fait indiqué, puisqu’il poursuit, dans tout un chapitre des Observations, ces oppositions entre femme, homme, beauté et sublime. Les qualités viriles, au contraire, dit-il, sont du côté, en tant qu’elles sont viriles, de la vérité.

Après avoir introduit, donc, cet arrière-plan kantien, il faudrait en venir à l’insertion de Kant dans l’histoire des arts au XVIω siècle et, notam­ment, faire intervenir l’évolution du baroque ou du rococo au classique d’une part, et d’autre part l’analyse du sentiment de la mort dans l’art classique. Si vous voulez, l’opposition entre les vestales en tant qu’elles ont été exhumées à Pompéi, c’est-à-dire le beau naissant de l’oubli selon les formules de Winkelmann ou de Lessing, d’une part, et, d’autre part l’antique au sens mortel qui est celui des Ruines de Piranèse. Ceci don­nerait sa toile de fond à Kant et permettrait de faire une interprétation de sa philosophie de l’art comme une critique d’art.

 

J. LACAN. – Vous ne pouvez ici que nous ouvrir les perspectives d’un sujet de travail que vous nous avez donné aujourd’hui, qui a consisté à faire sentir à notre assemblée, qui est diverse, hétérogène dans sa forma­tion, 1’idée de structure autour de laquelle Kant à la fois regroupe et dis­socie l’idée de beau. Nous aurions pu mettre, dans le fond, l’idée du plai­sir chez Aristote, et retrouver un texte très joli de la définition du plaisir qu’il donne dans la Rhétorique. Enfin, ceci va nous servir comme de point pivot, comme il est naturel en toute matière philosophique traditionnelle, pour reprendre au point où nous l’avons laissée, la question de l’effet de la tragédie, laquelle, malgré ce que nous croyons toujours, doit en référer à Aristote, ne saurait se suffire de l’idée de quelque façon que ce soit, interprétée, de catharsis morale.

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