samedi, juillet 27, 2024
Recherches Lacan

LVII L'éthique de la psychanalyse 1959 – 1960 Leçon du 20 janvier 1960

Leçon du 20 janvier 1960

 

Le pivot autour de quoi je fais tourner, parce que je le crois nécessaire, ce dans quoi nous avançons cette année, est bien évidemment ce das Ding qui n’est pas, bien entendu, sans faire problème, voire sans faire surgir quelques doutes sur sa légitimité freudienne pour ceux – c’est bien natu­rel – qui réfléchissent, qui conservent, comme ils le doivent, leur esprit cri­tique en présence de ce que je formule pour vous. Il est bien clair que j’as­sume pleinement la responsabilité de ce das Ding dont, bien entendu, vous devez pouvoir mesurer, concevoir la portée exacte, précisément dans la mesure où il se sera avéré nécessaire à notre progrès dans notre exposé. C’est évidemment dans sa fonction, dans son maniement, que vous pourrez en apprécier le bien fondé. J’en reparle pourtant, le dési­gnant comme ce quelque chose dont certains pourraient dire ou penser que j’ai été le chercher dans un petit détail du texte freudien, là où j’ai été le pêcher dans l’Entwurf.

Mais justement, je crois d’abord que dans les textes comme ceux de Freud – c’est précisément ce que l’expérience nous enseigne – rien ne nous y apparaît comme caduc au sens où ce serait quelque chose par exemple d’emprunté, quelque chose qui viendrait là sous la forme de quelque psittacisme scolaire, et sans être marqué de cette puissante néces­sité articulatoire qui distingue son discours, qui rend justement si impor­tant de nous apercevoir des points, par exemple, où il reste ouvert, où il reste béant. Ils n’en impliquent pas moins une nécessité que je crois en plusieurs occasions avoir pu vous faire sentir.

Et ce das Ding, je crois, tel que j’essaye de vous en faire sentir la place et la portée, est quelque chose de tout à fait essentiel – à mesure que nous avancerons vous le reconnaîtrez – quant à la pensée freudienne. Cet inté­rieur exclu qui, pour reprendre les termes mêmes de l’Entwurf, est ainsi exclu à l’intérieur, dans un quelque chose qui s’articule à ce moment, et très précisément à ce moment comme ce Real-Ich qui veut dire alors le dernier réel de l’organisation psychique, qui est là conçu, articulé comme hypothétique au sens où il est supposé nécessairement au Lust-Ich où se manifestent les premières ébauches d’organisation psychique, c’est-à­-dire cet organisme ~p dont la suite nous montre qu’il est dominé par la fonction de ces Vorstellungsrepräsentanz, c’est-à-dire non pas seulement par les représentations, mais par des représentants de la représentation qui est très précisément ce qui correspond, qui trace la voie où s’est engagée avant Freud, toute la connaissance dite psychologique en tant que c’est dans cet atomisme elle a d’abord pris forme et qui est en somme la vérité dudit atomisme. Cette élémentarité idéationnelle – tout est parti de l’homme, et avant l’homme, et par une sorte de nécessité qui est essen­tielle – la connaissance psychologique, et donc en somme tout l’effort que nous avons vu l’autre jour de la psychologie, a tenté de s’en dégager. Mais elle ne peut s’en dégager, elle ne peut s’insurger contre l’atomisme qu’à méconnaître, si elle n’emprunte les voies freudiennes, en elle-même, je veux dire dans son objet, cette floculation qui soumet sa matière, et sa matière c’est le psychisme, à la texture sur laquelle s’échafaude la pensée, autrement dit la texture du discours en tant que la chaîne signifiante, telle que je vous apprends ici à la pratiquer qui est la trame sur laquelle la logique s’édifie, la logique, avec ce qu’elle apporte de surajouté et d’es­sentiel qui est la négation, le splitting, la Spaltung, la division, la déchirure qu’y introduit l’immixtion du sujet.

Eh bien, la psychologie, en tant qu’elle est soumise à cette condition atomique d’avoir à manier les Vorstellungsrepräsentanzen, pour autant qu’ils structurent, qu’en eux-mêmes est floculée cette matière psychique, pour autant que la psychologie tente de s’en affranchir, ses tentatives, jusqu’à présent, sont essentiellement, on peut dire, maladroites. Je n’ai pas besoin de faire plus que de vous rappeler le caractère confus de ces réfé­rences, de ces recours à l’affectivité, c’est-à-dire au registre, à la catégorie la plus confuse, au point que, même quand c’est à l’intérieur de l’analyse que cette référence est faite, c’est toujours à quelque chose de l’ordre de l’impasse qu’elle nous mène, à quelque chose dont nous sentons que ce n’est pas la ligne dans laquelle effectivement notre recherche peut vrai­ment progresser. En fait, bien sûr, il ne s’agit point ici de nier l’importance des affects. Il s’agit de ne pas les confondre avec le point, la substance de ce que nous cherchons dans le Real-Ich, au-delà de cette articulation signifiante, tel que nous pouvons, nous, artistes de la parole analytique, le manipuler. Qu’il suffise, au passage, de vous indiquer à quel point cette psychologie des affects dans laquelle Freud, pourtant, donne des touches au passage, toujours si significatives, si indicatives, quand il insiste en fin de compte toujours sur le caractère conventionnel, artificiel, sur le carac­tère non pas de signifiant, mais de signal auquel en fin de compte on peut la réduire, ce caractère qui en fait aussi sa portée déplaçable, un caractère aussi, bien sûr, qui présente l’économie, un certain nombre de nécessités, l’irréductibilité par exemple; ce n’est pas du fond qu’il s’agit, ce n’est pas de l’essence économique, voire dynamique, qui souvent, foncièrement, est cherchée à l’horizon, à la limite, dans la perspective de la recherche analytique ; ce n’est pas l’affect qui en donne le mot, c’est ce quelque chose de plus opaque, de plus obscur qui précise toutes les notions dans lesquelles débouche la métapsychologie analytique, c’est-à-dire ces notions énergétiques, avec les catégories étrangement qualitatives dans lesquelles elle arrive à s’ordonner aujourd’hui. Qu’il nous suffise ici d’in­diquer la fonction, dans les voies où s’est engagée récemment la méta­psychologie, de ce terme d’énergie sexuelle ou libido en tant que désexua­lisée, c’est-à-dire la référence à proprement parler à des notions qualitatives de plus en plus difficiles à soutenir d’une expérience quel­conque; bien moins encore, bien entendu, d’une expérience qu’on pour­rait dire affective.

Cette psychologie des affects, nous aurons peut-être un jour à la faire ensemble. Je voudrais simplement pour, au passage, enfoncer le caractère inadéquat de ce qui a été fait dans cet ordre, et spécialement dans l’analyse jusqu’à présent, vous proposer incidemment, au passage, quelques sujets de méditations et, par exemple, ce qu’on a pu dire sur un affect comme la colère. Je veux dire combien ce sont des petits problèmes, de petits exer­cices pratiques, latéraux, que je vous donne, combien peut-être l’usage des catégories, je crois précises, auxquelles je vous invite à vous référer, pourrait peut-être nous permettre de nous expliquer pourquoi, dans l’histoire de la psychologie et de l’éthique, on s’est tellement intéressé à la colère, et pourquoi nous nous y intéressons, dans l’analyse, tellement peu. Descartes, par exemple, articule sur la colère quelque chose qui pleine­ment vous satisfait. Je pourrais simplement ici, au passage, vous indiquer la ligne dans laquelle je crois qu’on pourrait dire quelque chose, repérer avec exactitude si cette hypothèse de travail que je vous suggère, colle ou ne colle pas, à savoir que la colère est une passion, mais qui se manifeste purement et simplement par tel ou tel corrélatif organique ou physiolo­gique, par tel ou tel sentiment plus ou moins hypertonique, voire élatif ; que peut-être la colère nécessite quelque chose comme une sorte de réac­tion du sujet; qu’il y a toujours cet élément fondamentalement, d’une déception, d’un échec dans une corrélation attendue entre un ordre sym­bolique et la réponse du réel. Autrement dit que la colère c’est essentiel­lement quelque chose de lié à cette formule que je voudrais emprunter à Péguy qui l’a dit dans une circonstance humoristique: « C’est quand les petites chevilles ne vont pas dans les petits trous. » Réfléchissez à cela, et voyez si ça peut vous servir. Ça a toutes sortes d’applications possibles, jusques et y compris d’y voir peut-être l’indice d’une ébauche possible d’organisation symbolique du monde chez les rares espèces animales où on peut effectivement constater quelque chose qui ressemble à la colère. Car il est tout de même assez surprenant que la colère soit quelque chose de remarquablement absent du règne animal dans l’ensemble de son éten­due.

La direction dans laquelle assurément la pensée freudienne s’engage, c’est toujours de mettre l’affect à la rubrique du signal. Que Freud en soit venu, au terme de son articulation de sa pensée, à mettre l’angoisse elle-même dans la cote du signal, est une chose qui doit être, pour nous, suffisamment indicative déjà. C’est au-delà, donc, que nous cherchons, au-delà de l’organisation du Lust-Ich pour autant qu’il est entièrement lié, pour nous, dans son caractère phénoménal, au plus ou moins grand inves­tissement de ce système des Vorstellungsrepräsentanzen, autrement dit des éléments signifiants dans le psychisme, qui est quelque chose qui est bien fait, justement, pour nous permettre, au moins opérationnellement, de définir le champ de das Ding, et opérationnellement, en tant que nous essayons de nous avancer sur le terrain de l’éthique. Et je prétends, comme a progressé d’un point de départ thérapeutique la pensée de Freud, de nous permettre de définir le champ du sujet en tant qu’il n’est pas seulement le sujet intersubjectif, le sujet soumis à la médiation du signifiant, mais ce qu’il y a derrière ce sujet. Nous sommes projetés, dans ce champ que j’appelle le champ du das Ding – sur quelque chose qui est bien au-delà de ce domaine mouvant, confus, mal repéré faute d’une suf­fisante organisation de son registre, de l’affectivité -nous sommes proje­tés sur quelque chose de beaucoup plus foncier qui est à proprement par­ler ce que j’essayais déjà pour vous de désigner dans nos entretiens précédents de cette année, à savoir celui non pas de la simple Wille au sens schopenhauerien du terme, pour autant qu’à l’opposé la représenta­tion c’est l’essence de la vie, que Schopenhauer veut en faire le support, c’est ce quelque chose où il y a à la fois la bonne volonté et la mauvaise volonté, ce volens nolens qui est le vrai sens de cette ambivalence qu’on serre mal quand on la prend au niveau de l’amour et de la haine.

C’est au niveau de la bonne et de la mauvaise volonté, voire de la pré­férence pour la mauvaise au niveau de la réaction thérapeutique négative, que Freud, au terme de sa pensée, retrouve le champ du das Ding et nous désigne le plan de l’au-delà du principe du plaisir. C’est comme un para­doxe éthique que le champ du das Ding est retrouvé à la fin et que Freud nous y désigne ce quelque chose qui, dans la vie, peut préférer la mort. Et comme tel il s’approche plus qu’aucun autre du problème du mal, plus précisément du projet du mal comme tel. Si ceci, qui nous est désigné à travers ce que nous avons vu au début, peut être dans un coin où on pour­rait le laisser passer, le considérer comme contingent, voire comme caduc, je crois que tout, de la pensée de Freud, nous montre que, bien loin qu’il en soit ainsi, à la fin il en désigne le champ comme étant celui qui polarise vraiment, qui organise, autour duquel gravite le champ du principe du plaisir au sens où le champ du principe du plaisir est ce champ au-delà du principe du plaisir, pour autant que ni le plaisir, ni les tendances de la vie comme telles, ni les tendances organisatrices, unificatives, érotiques de la vie, ne suffisent d’aucune façon à l’ordonner, à faire purement et simple­ment de l’organisme vivant comme tel, des nécessités et des besoins de la vie, le centre du développement psychique. Assurément, le terme opéra­tionnel, dans cette occasion, a, comme dans tout procès de pensée, sa valeur. Ce das Ding n’est pas pleinement élucidé, même si nous nous en servons pourtant. Il faut tout de même sentir qu’il y a là quelque chose pour lequel ce terme opérationnel, je veux dire l’étiquette opérationnel, peut tout de même vous laisser sur une certaine insatisfaction humoris­tique. Bien qu’après tout ce que nous essayons justement de désigner là, dans cette direction, est précisément ce à quoi nous avons affaire chacun et tous de la façon la moins opérationnelle.

Je ne veux pas me laisser aller à une sorte de dramatisation. On aurait tort de croire que c’est très spécial à notre époque. Toutes les époques se sont cru arrivées au maximum du point d’acuité de cette confrontation avec ce je ne sais quoi de terminal, d’au-delà du monde, où le monde, et dont le monde en sentirait la menace. Mais quand même aussi bien, puisque le bruit du monde et de la société nous apporte l’ombre agitée d’une certaine arme incroyable, d’une certaine arme absolue qui finit quand même par être maniée devant notre regard, qui, d’une façon, devient vraiment digne des muses, ne croyez pas tellement que ce soit immédiatement pour demain, puisque déjà, au temps de Leibniz, on pou­vait croire, sous des formes moins précises, que la fin du monde était là. Tout de même, cette arme suspendue au-dessus de nos têtes, imaginez-la vraiment avec son caractère fonçant sur nous du fond des espaces, satel­lite porteur d’une arme encore cent mille fois plus destructrice que celle qui se mesure déjà à des centaines de mille fois plus destructrice que celles qui précédaient. Et ce n’est pas moi qui invente puisque tous les jours on agite devant nous une arme qui pourrait vraiment mettre en cause la pla­nète elle-même comme support de l’humanité.

En somme il suffit que vous vous portiez à cette Chose, peut-être un peu plus présentifiée pour nous par le progrès du savoir qu’il n’a pu jamais l’être dans l’imagination des hommes qui n’a pourtant pas manqué d’en jouer, portez vous donc à cette confrontation avec le moment où un homme, ou un groupe d’hommes, peut faire que pour la totalité de l’es­pèce humaine, toute la question de l’existence soit suspendue, et vous verrez alors à l’intérieur de vous-mêmes qu’à ce moment das Ding se trouve du côté du sujet. Vous verrez que vous supplierez que le sujet, du savoir qui aura engendré cette autre chose dont il s’agit, l’arme absolue, fasse le point et que la vraie Chose soit à ce moment-là en lui. Autrement dit, qu’il ne lâche pas l’autre chose simplement comme on dit, « il faut que ça saute », ou qu’on sache pourquoi.

Eh bien, avec cette petite digression dont je vous ai dit que c’est seule­ment le mot opérationnel qui me l’a suggérée, et qu’aussi bien, sans avoir recours à des vues aussi dramatiques, on n’ose plus dire, vue la matériali­sation très précise que les choses prennent, eschatologiques, nous allons essayer de reprendre au vrai niveau, au niveau où nous avons effective­ment affaire à lui, cette essence du das Ding. Ou plus exactement ce com­ment nous avons affaire à lui dans le domaine éthique. Autrement dit, les questions non seulement de son approche, mais de ses effets, de sa pré­sence au cœur même de la menée humaine, à savoir de ce vivotage au milieu de la forêt des désirs et des compromis que lesdits désirs font avec une certaine réalité assurément pas si confuse qu’on peut elle-même l’ima­giner; que ses lois, ses exigences et très précisément sous la forme des exi­gences qu’on appelle de la société, exigences dont Freud ne peut pas faire l’état le plus sérieux, mais dont il faut bien dire tout de suite par quel biais spécial il l’aborde, et qui lui permet en quelque sorte d’en dépasser la pure et simple antinomie, je veux dire l’antinomie société-individu, l’individu étant d’ores et déjà posé comme lieu éventuel du désordre. Eh bien, l’individu malade, tel que Freud l’aborde, révèle une autre dimen­sion que celle des désordres de la société, ou pour mieux dire, en parlant comme on doit parler à notre époque, des désordres de l’État, car il est tout à fait impensable, à notre époque, de parler abstraitement de la société. Il est impensable, historiquement, ça l’est aussi philosophique­ment, pour autant qu’il y a un monsieur nommé Hegel qui nous en a montré la parfaite cohérence, à savoir la liaison de toute une phénomé­nologie de l’esprit avec cette nécessité qui rend parfaitement cohérente une légalité, toute une philosophie du droit qui, à partir de l’État, enve­loppe toute l’existence humaine jusques et y compris, je veux dire en le prenant comme point de départ, le couple monogamique.

Il est bien évident, puisque je vous fais ici l’éthique de la psychanalyse, que je ne peux pas vous faire en même temps l’éthique hégélienne. Ce que je veux à l’occasion marquer, c’est précisément qu’elles ne se confondent pas. Autrement dit que cette sorte de divergence qui éclate au point d’ar­rivée d’une certaine phénoménologie des rapports de l’individu et de la cité, de l’État, dans Platon les désordres de l’âme sont référés d’une façon insistante à la même dimension, dans l’État, de la reproduction à l’échelle psychique, des désordres de la cité, l’individu malade, tel que Freud l’aborde, nous révèle une autre dimension que celle des désordres de l’É­tat, des troubles de la hiérarchie. C’est que, comme tel, il a affaire à l’indi­vidu malade, je dis le névrosé, le psychotique, il a affaire comme tel direc­tement avec les puissances de la vie, pour autant qu’elles débouchent dans celles de la mort d’une part ; il a affaire aussi directement avec les puis­sances qui découlent de la connaissance du bien et du mal.

Nous voici donc avec das Ding, et nous voici avoir à nous débrouiller avec lui. Ce que j e vous dis, à vrai dire, est tellement peu quelque chose qui doive vous surprendre, que je ne veux simplement que vous désigner du doigt ce qui s’est passé, c’est-à-dire que les analystes sont tellement possédés par ce champ du das Ding, c’est tellement la nécessité interne de leur expérience, que qu’est-ce que nous avons vu comme évolution de la théo­rie analytique pour autant qu’elle est actuellement dominée par l’exis­tence quelque part, dans la communauté analytique, d’une école dite école kleinienne, dont ce qu’il y a de tout à fait frappant, c’est que quelles que soient les distances, voire les réserves, voire le mépris que telle ou telle autre section de la communauté analytique peut lui témoigner, c’est quand même celle qui, jusqu’à l’effort qui est fait ici par notre groupe, polarise, oriente toute l’évolution de la pensée analytique ? Eh bien, je crois que dans la perspective que je suis en train de vous annoncer, ceci ne veut rien dire d’autre, avec cette clef, je vous prie de reconsidérer toute l’articulation kleinienne.

L’articulation kleinienne consiste en ceci, à avoir mis à la place centrale de das Ding le corps mythique de la mère, pour autant que c’est à lui, se référant à lui, s’adressant à lui, que se manifeste la tendance agressive, transgressive, la plus primordiale, les agressions primitives et les agres­sions retournées ; et que dans le champ où nous avons à nous avancer maintenant, dans le champ de l’énoncé de ce qu’est dans l’économie freu­dienne la notion de la sublimation – l’école kleinienne comme telle, à savoir Mélanie Klein elle-même, Ella Sharpe, pour autant que sur ce point elle la suit pleinement, récemment un auteur américain qui a écrit à pro­prement parler sur le plan de la sublimation en tant qu’il est au principe de la création dans les beaux arts, et qui pourtant n’est pas du tout kleinien, M. Lee, sur l’article de qui je reviendrai, Theory concerning the Creation in the free Arts, que la notion de la sublimation, après avoir été critiquée par un examen diversement ou plus ou moins exhaustif des formulations freudiennes, puis des tentatives faites au niveau de son école pour lui don­ner son plein sens, aboutit à la notion d’une sublimation dont la fonction essentielle est une fonction restitutive, et toujours plus ou moins un effort de réparation symbolique des lésions imaginaires apportées à ce champ, à cette image fondamentale du corps maternel. Il y a là quelque chose sur lequel nous reviendrons, et que je vous pointe d’ores et déjà comme quel­que chose dont vous devez tenir compte. Je vous apporterai les textes, si vous ne les avez déjà vus apparaître dans le champ de votre connaissance.

Cet aboutissement de la notion de sublimation, cette réduction de cette notion à cet effort restitutif du sujet par rapport au fantasme lésé du corps maternel, est quelque chose qui nous indique d’ores et déjà que ce n’est assurément pas la solution la meilleure, ni du problème de la sublimation, ni du problème topologique, métapsychologique lui-même. Les rapports du sujet avec quelque chose de primordial dans son attachement pour l’objet le plus fondamental, le plus archaïque, c’est quelque chose qui vous permet tout au moins de penser, au point où nous en sommes, que mon champ ainsi défini du das Ding – opérationnellement – est quelque chose qui, en tout cas, lui donne son cadre, l’explique, peut permettre de concevoir la nécessité, les conditions offertes au fleurissement de ce qu’on pourrait appeler dans l’occasion un mythe analytique, le mythe kleinien comme tel. Mais aussi peut-être en nous permettant de le situer, de réta­blir une fonction plus large que celle à laquelle on arrive, et tout spéciale­ment à l’endroit de la sublimation, nécessairement si l’on suit les catégo­ries kleiniennes.

En effet, par la suite je pourrai reprendre, en vous montrant le texte, à quoi aboutit la notion, la fonction, l’utilisation de la notion de sublima­tion pour les cliniciens plus ou moins touchés, plus ou moins ralliés aux fonctions kleiniennes comme telles. Ils aboutissent, je dois l’indiquer tout de suite – je crois avoir le temps de le justifier par la suite – à ce que j’ap­pellerai une notion assez réduite, assez puérile, d’un certain côté de ce qu’on pourrait appeler art-thérapie. Je veux dire l’art-thérapie par les fonctions à proprement parler diversement rattachables aux arts, je veux dire à l’ensemble de ce qui se met sous la rubrique des Beaux-Arts, et qui est un certain nombre d’exercices gymnastiques, dansatoires et autres, qui sont supposés pouvoir apporter des satisfactions au sujet, un élément de solution de ses problèmes, voire de son équilibre qui est noté dans une série d’observations qui ont toujours leur valeur enrichissante en tant qu’observations quand elles sont bien prises.

Je vous y mènerai, en vous priant de vous y arrêter avec moi aux articles spécialement d’Ella Sharpe, dont je suis loin de faire petit état, Certains aspects de sublimation et de délire et, l’autre article, Semblables et diver­gents déterminants inconscients qui sont sous-jacents aux sublimations de l’art pur et de la science pure. Cela n’est certes pas un article à la lecture duquel vous perdrez mais qui, je crois, confirmera l’espèce de réduction à quoi est amené le problème de la sublimation comme tel dans cette direction, cette perspective, et ce que j’ai appelé une certaine puérilité des prétendus résultats qui sont obtenus par cette voie. Vous y verrez que ceci consiste à donner aux signes de l’art une fonction, une activité valable, à des activités qui semblent bien se situer dans le registre de l’explosion plus ou moins transitoire d’éléments, de dons qui paraissent, dans les cas envisagés, plus que discutables ; et aussi bien laisser complètement de côté ceci qui doit être, me semble-t-il, toujours accentué concernant ce qu’on peut appeler une production artistique, pour autant qu’elle tom­berait sous cette rubrique de dévaluation dont il convient de ne pas le mettre entre parenthèses puisqu’aussi bien c’est celui qui, par Freud, a été paradoxalement, c’est bien ce qui surprend les auteurs -, promu, cette rubrique qui consiste en ceci, c’est qu’ils sont socialement plus recon­nus, c’est qu’ils jouent un rôle essentiel dans quelque chose qui n’est peut­-être pas poussé aussi loin que nous pourrions le désirer dans Freud mais qui est incontestablement lié à la promotion d’un certain progrès social, et Dieu sait que la notion dans Freud est loin d’être unilinéaire d’une cer­taine élévation de quelque chose reconnu socialement comme tel.

Je n’avance pas plus pour l’instant. Il suffit d’indiquer à quel point Freud l’articule, l’articule d’une façon qui peut paraître tout à fait étran­gère au registre métapsychologique, pour simplement, à cette occasion, remarquer qu’il n’y a pas d’évaluation correcte possible de la sublimation dans l’art si nous ne pensons pas à ceci, c’est que toute production de l’art, spécialement des Beaux-Arts, est historiquement datée. Je veux dire qu’on ne peint pas à l’époque de Picasso comme on peignait à l’époque de Velázquez, et qu’on n’écrit pas non plus un roman en 1930 comme on l’écrivait au temps de Stendhal, et que ceci est un élément absolument essentiel dont nous n’avons pas, pour l’instant, à le connoter sous le registre du collectif ou de l’individuel, ou de quelque chose d’autre. Disons que nous le mettrons sous le registre du culturel, et que son rap­port justement avec la société, à savoir ce que la société peut bien y trou­ver de satisfaisant, est justement ce qui maintenant est mis par nous en question. Je veux dire que c’est là que gît le problème de la sublimation en tant qu’elle est créative d’un certain nombre de formes dont l’art n’est pas la seule, dont il s’agit de situer les autres, mais dont l’art, et tout spéciale­ment un art entre autres si proche pour nous du domaine éthique, nous le verrons, l’art littéraire, est quelque chose, le champ dans lequel nous devons nous avancer. Mais nous sommes quand même un peu écartés du problème de fond, à savoir du problème éthique. C’est en fonction du problème éthique que cette sublimation, nous avons à la juger; c’est pour autant que créatrice de valeurs, et de quelles valeurs !, en tout cas de valeurs socialement reconnues, que nous avons à la juger.

Je vais donc essayer de recentrer les choses sur le plan éthique. Et on ne saurait toujours mieux le faire, comme je l’ai pointé, qu’en nous référant à ce qui, dans ce domaine, a donné une sorte d’expression pivot, si para­doxale soit-elle, à savoir la perspective kantienne. En présence de ce que je vous ai appelé tout à l’heure le das Ding, pour autant que nous espérons qu’il fasse le poids du bon côté, opposé à cela, nous avons ce que je vous ai articulé l’autre jour de la formule kantienne du devoir, autrement dit, une autre façon de faire le poids. Kant ne fait intervenir, pour définir le devoir, purement et simplement, et rien d’autre, que la règle de conduite universellement applicable, autrement dit, la poids de la raison. Ce qui est tout à fait frappant c’est, bien entendu, qu’il y a à montrer comment la rai­son peut faire du poids. Il y a toujours avantage à lire les auteurs dans le texte. L’autre jour, je vous ai fait état du passage à l’horizon, dans le texte de Kant, du Schmerz, de la douleur comme telle, comme corrélative de l’acte éthique. J’ai pu m’apercevoir que c’était passé, même à certains d’entre vous pour qui je pense que ces textes ont eu à un certain moment une très grande familiarité, ceci est passé inaperçu. Si vous ouvrez la Critique de la raison pratique, vous verrez que, pour nous faire croire à l’incidence du poids de la raison, Kant prend un exemple dont je dois dire que dans sa fraîcheur il a un caractère tout à fait magnifique. Je veux dire qu’il invente à notre usage un double apologue, histoire de faire sentir quel est le poids du principe éthique pur et simple.

Voici le double apologue. Il veut nous montrer la prévalence possible du devoir comme tel envers et contre tout, c’est-à-dire envers et contre tout bien conçu comme vitalement désirable. Le ressort de la preuve gît dans la comparaison de ces deux situations. Kant dit: « Supposez que pour contenir les débordements d’un luxurieux on réalise la situation suivante. Il y a là, dans une chambre, la dame vers laquelle le portent momentanément ses désirs, on lui laisse la liberté d’entrer dans cette chambre pour satisfaire son désir, ou son besoin, mais à la porte, pour la sortie, il y a le gibet où il sera pendu ». Ceci n’est rien, et ce n’est pas là le fondement de la moralité pour Kant. Vous allez voir où gît le ressort de la preuve. Pour Kant, il ne fait pas un pli que le gibet sera une inhibition suf­fisante. Pas question qu’un type aille baiser en pensant qu’il aille passer au gibet à la sortie. Ensuite, même situation concernant la présence de la ter­minaison tragique. Un tyran offre à quelqu’un le choix entre le gibet et sa faveur, à la condition qu’il porte contre son ami un faux témoignage. Ici Kant met en lumière, et à juste titre, qu’on peut concevoir que quelqu’un mette en balance sa propre vie avec le fait de porter un faux témoignage, surtout, bien entendu, si on pense que, dans cette occasion, le faux témoi­gnage n’est pas là porté sans conséquences fatales pour la personne contre laquelle il est dirigé. Donc le pouvoir de la preuve est ici, c’est là qu’est le point intéressant, frappant, remis à la réalité. Je veux dire au comporte­ment réel du sujet. C’est dans le réel que Kant nous prie de regarder quelle est l’incidence de ce que j’ai appelé en l’occasion le poids de la raison, pour autant que Kant les identifie ici au poids du devoir.

Il y a pourtant une chose qui, à le suivre sur ce terrain, semble lui échap­per, c’est qu’après tout il n’est pas exclu que, dans de certaines condi­tions, le sujet, dans le premier cas, je ne dis pas s’offre au supplice puis­qu’en fin de compte à aucun moment l’apologue est poussé jusqu’à ce terme, mais envisage de s’y offrir, c’est-à-dire que, quelle que soit la sorte d’évidence, notre philosophe de Königsberg, si sympathique personnage il faut bien le dire, je ne suis pas ici en train de dire qu’il s’agit de quelqu’un de petite envergure ni de minces capacités passionnelles, ne semble pas du tout considérer qu’il y a aussi un problème posé par le fait que dans des conditions suffisantes de ce que Freud appellerait Uberschätzung, sur­valorisation de l’objet – et c’est ce que je vais d’ores et déjà, et dès main­tenant appeler sublimation de l’objet-je veux dire dans cette condition où l’objet de la passion amoureuse prend une certaine signification, et c’est dans ce sens que j’ai l’intention d’introduire la dialectique où je pré­tends vous enseigner à situer ce qu’est réellement la sublimation, dans cer­taines conditions de sublimation de l’objet féminin, autrement dit d’exal­tation de l’amour, d’exaltation historiquement datable et dont Freud nous donne même l’indice dans cette petite note dont je vous ai parlé l’autre jour, où il nous dit que, pour le moderne l’accent de la libido est porté plu­tôt sur l’objet que sur la tendance, ceci pose une immense question et c’est celle où j’entends vous introduire si, bien entendu, cela vous convient, comme je vous l’ai dit, cela doit tout de même nous mener à pas­ser quelques séances sur quelque chose dont je vous ai déjà dit l’autre jour l’uniforme chez Hamlet, dans l’histoire germanique de la Minne, c’est-à-dire une certaine théorie et pratique de l’amour qui doit être, pourquoi nous refuserions-nous à cela, nous passons bien du temps en des explorations ethnographiques, je ne vois pas pourquoi nous ne nous intéresserions pas à la Minne, surtout si je vous affirme que c’est très inté­ressant concernant certaines traces en nous du rapport avec l’objet qui ne sont pas concevables sans ces antécédents historiques, donc dans cer­taines conditions de sublimation on peut, et la littérature des contes qui représente quand même quelque chose au point de vue fantasmatique, sinon strictement historique, mais après tout aussi bien des faits divers qu’il ne serait pas, au cours de l’histoire, impossible de recueillir, dire qu’il n’est pas impossible qu’un monsieur qui couche avec une femme en étant très sûr d’être, par le gibet ou autre chose, zigouillé à la sortie, ce qui évidemment change quelque peu les données, tout au moins la valeur démonstrative de l’exemple kantien, ceci bien entendu reste à la rubrique des excès passionnels, dans certaines rubriques qui pour nous posent d’autres questions, il n’est pas impossible que ce monsieur envisage froi­dement la même issue à la sortie pour le plaisir de couper la dame en mor­ceaux par exemple. C’est l’autre cas également envisageable, et dont les annales criminologiques nous fournissent un plus grand nombre d’exemples accessibles. Ce que je suis en train de désigner par là, et si j’ai rapproché ces deux formes de la transgression au-delà des limites nor­malement désignées au principe du plaisir en face du principe de réalité considéré comme critère du principe, à savoir la sublimation excessive de l’objet et ce qu’on appelle communément la perversion dans le second cas, à savoir que, pour le plaisir de couper la dame en morceaux, le monsieur accepte l’issue fatale à la sortie, c’est que d’ores et déjà ceci nous permet de rapprocher l’un de l’autre sublimation et perversion, pour autant qu’ils sont l’un et l’autre un certain rapport du désir qui attire notre attention sous la forme d’un point d’interrogation, à savoir si ce dont il s’agit dans l’occasion n’est pas très précisément ce qui nous permet, en face du prin­cipe de réalité, de trouver une espèce d’autre critère d’une autre ou de la même moralité, c’est à savoir celle qui fait en somme simplement hésiter le sujet au moment de porter un faux témoignage contre das Ding, c’est­-à-dire le lieu de son désir, qu’il soit pervers ou sublimé, autrement dit, le registre de moralité dirigé du côté de ce qu’il y a au niveau de das Ding.

Il nous semble qu’après tout, nous ne progressons ici qu’avec de gros sabots, et dans les sentiers de notre bon sens à nous analystes qui n’est pas un bon sens si étranger que ça au bon sens tout court. Ce qu’il y a au niveau de das Ding, du moment où il est révélé, c’est à savoir qu’il s’agit du lieu des Triebe, pour autant justement que nous nous apercevons que les Triebe n’ont rien à faire, comme tels, en tant qu’émergences, que révé­lés par la doctrine freudienne, avec quoi que ce soit qui se satisfasse d’une terminologie tempérée, de celle qui ordonne bien sagement l’être humain dans ses rapports avec son semblable dans cette construction harmo­nique qui lui permet de trouver les différents étages hiérarchiques de la société, depuis le couple jusqu’à l’État. Et ici il nous faut bien alors reve­nir à la question de ce que signifie la sublimation telle que Freud essaie de nous en donner la formule.

La sublimation est, par lui, rattachée aux Triebe, aux instincts comme tels. C’est même ce qui fait, pour les analystes et pour les disciples, toute la difficulté de sa théorisation. Il s’agit – je vous prie de me dispenser pour aujourd’hui de la lecture, après tout pour vous fatigante, de tel ou tel passage de Freud qui viendrait en son temps, quand vous verrez tout l’in­térêt qu’il y a à trancher dans un sens ou dans un autre, et de confirmer si nous sommes oui ou non dans la vraie articulation freudienne, mais je ne pense pas pouvoir soutenir cet intérêt dans la masse de votre assemblée, sans vous montrer où je vise, c’est-à-dire où je veux vous mener-il s’agit dans la sublimation d’une certaine forme, nous dit Freud, de la façon la plus précise, de satisfaction des Triebe ; ce qu’on traduit improprement par instincts, ce qu’il faut traduire sévèrement par pulsions ou par dérives. Ceci traduirait que ce Trieb soit détourné de ce qu’il appelle Ziel, c’est-à­-dire son but. La sublimation nous est représentée essentiellement comme étant distincte justement de cette sorte d’économie de substitution qui est celle où d’habitude se satisfait la pulsion en tant qu’elle est refoulée. Le symptôme, c’est le retour par voie de substitution signifiante de ce qui est au bout du Trieb, de la pulsion comme étant son but. Et c’est ici que la notion et la fonction du signifiant prend tout son poids et sa portée; c’est qu’il est impossible de distinguer autrement ce que Freud considère comme le retour du refoulé, de ce qui l’en distingue comme mode de satisfaction possible de la pulsion, c’est-à-dire ce paradoxe que la pul­sion peut trouver son but ailleurs que dans ce qui est son but, et sans qu’il s’agisse là de cette substitution signifiante qui est celle qui constitue la structure surdéterminée, l’ambiguïté, la double causalité fondamentale de ce qu’on appelle le compromis symptomatique.

Cette notion n’a pas fini de proposer aux analystes et aux théoriciens sa difficulté. Que peut vouloir dire ce changement de but ? Qu’est-ce que ça peut être ? Puisque de but il s’agit et non pas à proprement parler d’objet, encore que, comme je vous l’ai souligné la dernière fois, et comme je ne peux encore que vous l’indiquer aujourd’hui, l’objet vienne très vite en ligne de compte. Mais, n’oublions pas ici que Freud, aussi, nous fait très tôt remarquer qu’assurément ici il convient de ne pas trop confondre, bien loin de là, la notion du but et celle de l’objet. Et il y a très spéciale­ment un passage que je vous lirai quand il conviendra, mais dont je peux peut-être d’ores et déjà vous donner la référence, où Freud précisément, si mon souvenir est bon, dans l’Einführung des Narzissmus, accentue la différence qu’il y a quant à la fonction de l’objet, entre ce qui est à pro­prement parler la sublimation, et ce qui est idéalisation, pour autant que l’idéalisation est quelque chose qui a une fonction tout à fait différente, pour autant qu’elle fait intervenir l’identification du sujet à un objet.

La sublimation est tout autre chose. Les questions que se sont posées les analystes sur ce sujet sont les mêmes au dernier terme, et ceux qui savent l’allemand, je leur indique un petit article assez bien daté, il est de 1930, de Richard Sterba, sur ce problème, Zur Problematik der Sublim­ierungslehre dans la revue Internationale Zeitschrift Volume VII, qui fait assez bien le point des difficultés qu’à l’époque, c’est-à-dire après un article de Bernfeld, fondamental en la matière, puis un article de Glover dans l’International Journal of Psychoanalysis de 1931, je dis après, mais c’est avant, en fait ils sont parus à peu près en même temps, et Glover n’a pas pu en faire état dans son article parce que des questions de parution ne lui ont pas permis d’en avoir connaissance avant que son article soit déjà écrit. L’article de Glover est intitulé, Sublimation, substitution et anxiété sociale. C’est un article en anglais qui donnera beaucoup plus de difficul­tés, car c’est un article extrêmement long, extrêmement difficile à suivre, pour la raison qu’il promène littéralement l’étalon de la sublimation à travers toutes les notions jusque là connues de l’analyse pour essayer de voir comment on peut, à tel ou tel niveau de la théorie, l’y faire coller. Ceci donne un résultat très surprenant de survol et de reprise de toute la théo­rie analytique de bout en bout, et montre en tout cas avec une très grande évidence l’extraordinaire difficulté qu’il y a à utiliser la notion de subli­mation dans la pratique sans aboutir à des contradictions dont ce texte vous montrera très manifestement la pullulation.

Pour nous, je voudrais tout de suite essayer de vous montrer dans quelle direction nous allons poser la sublimation, ne serait-ce que pour nous permettre ensuite d’en éprouver le fonctionnement et la valeur. Cette satisfaction du Trieb, paradoxale puisqu’elle semble se produire, je vous l’ai expressément articulé, ailleurs que là où est son but, est-ce que nous allons, avec Sterba par exemple, nous contenter de dire qu’en effet le but a changé, qu’il était sexuel avant, maintenant qu’il ne l’est plus ? C’est d’ailleurs ainsi que Freud l’articule. D’où il faut conclure que la libido sexuelle est devenue désexualisée. Et voici pourquoi votre fille est muette. Est-ce que nous devons, nous, constater que le terme qui est en dehors de cet autre registre, le registre kleinien qui en fait à proprement parler la solution imaginaire d’un besoin de substitution, de réparation par rapport au corps de la mère qui nous paraît contenir une certaine vérité mais partielle, est-ce que nous pouvons nous contenter de cette formule de l’énergie libidinale désexualisée ? Je crois que, pour quiconque qui ne se contente pas de formules de caractère verbal, au sens où ceci veut dire vide de tout sens dans un certain registre, que ceux qui ne se conten­tent pas d’une telle solution, ceci provoquera au moins à interroger d’un peu plus près ce dont il s’agit dans la sublimation.

Vous devez quand même d’ores et déjà pressentir dans quel sens j’en­tends diriger notre propos. La sublimation comme telle, et en tant qu’elle apporte aux Triebe une satisfaction différente de son but, de son but qui en fin de compte est toujours défini comme son but naturel, est précisément, dans les faits, ce qui révèle la nature propre du Trieb en tant qu’il n’est pas purement l’instinct. Autrement dit qu’il a rapport avec das Ding comme tel, avec la Chose en tant qu’elle est distincte de l’objet. Ceci va nous ame­ner à distinguer, et ceci alors n’est vraiment pas difficile car nous avons tout de la théorie freudienne, des fondements narcissiques de l’objet pour nous guider, de l’insertion de l’objet dans le registre imaginaire, à distin­guer l’objet pour autant qu’il spécifie les directions, les points d’attrait de l’homme dans son ouvert, dans son monde, pour autant que l’intéresse l’objet en tant qu’il est plus ou moins son image, son reflet. Cet objet, précisément n’est pas la Chose, n’est pas das Ding pour autant qu’elle est au cœur de l’économie libidinale, et la formule la plus générale que je vous donne de la sublimation est ceci qu’elle élève un objet et ici je ne me refuserai pas aux résonances de calembour qu’il peut y avoir dans l’usage d’un terme qui est celui que je vais amener- à la dignité de la Chose.

Vous devez sentir immédiatement ce que ceci comporte concernant, par exemple, ce à quoi j’ai fait allusion à l’horizon de notre discours et où je viendrai la prochaine fois, à la sublimation de l’objet féminin. Toute la théorie de la Minne ou de l’amour courtois, un certain mode qui a été en somme décisif pour autant que bien entendu tout à fait effacé dans ses prolongements sociologiques de nos jours, il garde, il laisse tout de même des traces dans un inconscient qui est un inconscient pour lequel le terme de collectif n’a aucun besoin d’être utilisé, d’inconscient traditionnel véhi­culé par toute une littérature, par une imagerie dans laquelle nous vivons dans nos rapports avec la femme. C’est pour autant que je vous montrais qu’alors, d’une façon tout à fait consciente, précise, et je vous prouverai même plus, qu’il a été délibéré, ce n’est pas du tout une création de l’âme populaire, de la fameuse grande âme du temps béni du Moyen Âge comme Gustave Cohen l’appelait, c’est d’une façon délibérée, dans un cercle de lettrés, qu’ont été articulées les règles, l’honnêteté, le code moral grâce auquel a pu être produit ce déplacement, cette promotion de l’ob­jet dont je vous montrerai que dans son caractère d’absurdité, car comme l’a écrit un écrivain allemand qui est spécialiste de cette littérature germa­nique médiévale, il a employé le terme de l’« absurde » Minne, je vous montrerai dans le détail les traits d’absurdité de ce code en tant qu’il institue, qu’il constitue, au centre d’une certaine société, quelque chose qui comporte cette fonction particulière d’un objet qui est pourtant bel et bien un objet naturel. Ne croyez pas qu’on faisait moins l’amour à cette époque qu’à la nôtre.

C’est très précisément en fonction du fait que l’objet, ici, est élevé à la dignité de la Chose comme telle, et telle que nous pouvons la définir dans notre topologie freudienne, en tant qu’elle n’est pas glissée, mais en quel­que sorte cernée par le réseau des Ziele, c’est en tant que ce nouvel objet promu à une certaine époque, est promu à la fonction de la Chose, qu’on peut s’expliquer ce phénomène qui, sociologiquement, se présente, je vous l’assure, et s’est toujours présenté, à ceux qui l’ont abordé, comme franchement paradoxal, de la promotion de tout signe, tout rite, fonction d’échange de thèmes, et spécialement de thèmes littéraires qui ont fait la substance et l’incidence effective de ce rapport humain défini si l’on peut dire selon les lieux et les époques, par des termes différents, amour cour­tois, Minne et il y en a d’autres. Nous ne pourrons certainement pas les épuiser. Sachez seulement que la courbe et le cercle des précieux et des précieuses, au début du XVIIe siècle, en est la dernière manifestation dans notre cycle à nous. Je voudrais tout de même dire que vous n’avez pas pour autant là le dernier terme, parce qu’il ne suffit pas de dire, on a fait ça, et puis c’est comme ça, pour que tout soit résolu, pour que l’objet puisse venir jouer ce rôle, et vous verrez que ça ne vous donnera pas la clef sim­plement de cet épisode historique. Car bien entendu, ce que je vise au der­nier terme, c’est à vous montrer, sous plus d’une incidence qu’il nous permet, grâce à cette situation éloignée que nous pouvons mieux saisir dans ses détails, ce qu’il en advient pour nous par exemple d’autres thèmes, la façon dont nous nous comportons sur le plan de la sublima­tion, c’est à dire d’une formation collective appréciée qui s’appelle l’art, par rapport à la Chose. Cette définition n’épuise pas, ne clôt pas le débat. D’abord parce qu’il faut que je vous l’affirme, que je vous la confirme, et que je vous l’illustre et ensuite que je vous montre que le terme, pour que l’objet devienne ainsi disponible, il faut au dernier terme que quelque chose se soit passé au niveau du rapport de l’objet au désir, car c’est bien cela naturellement qui nous intéresse. Il est tout à fait impossible de l’ar­ticuler correctement sans ce que nous avons dit l’année dernière concer­nant le désir et son comportement.

Je voudrais seulement aujourd’hui terminer sur quelque chose où je voudrais que vous ne voyiez qu’un exemple, mais un exemple paradoxal et un exemple diminuant, mais un exemple assez significatif de ce dont il s’agit dans la sublimation. Si nous sommes restés aujourd’hui au niveau de l’objet et de la Chose, je voudrais vous montrer ce que c’est que cette sorte d’invention d’objet dans une fonction spéciale dont on dit que la société l’estime, l’évalue et l’approuve ; ceci, encore, vous ne pouvez même pas voir poindre pourquoi. Ce petit exemple, je vais l’emprunter à quelque chose qui est de mes souvenirs, et dont je vous dis tout de suite que vous pouvez le mettre à la rubrique psychologie de la collection. Quelqu’un, qui a publié récemment un ouvrage sur les collectionneurs et les ventes, où les collectionneurs sont présumés s’enrichir, m’a longtemps supplié de lui donner quelques idées sur le sens de la collection. Je m’en suis bien gardé, parce qu’il aurait d’abord fallu lui dire de venir suivre mon séminaire pendant cinq ou six ans.

Psychologie de la collection, bien entendu il y a beaucoup à dire. Je suis moi-même un peu collectionneur, et si certains parmi vous croient que c’est par imitation de Freud, je leur en laisse le bénéfice. Je crois que c’est pour de toutes autres raisons que lui. Des collections de Freud, j’en ai vu des débris sur les étagères d’Anna Freud et elles m’ont paru relever plus d’une certaine fascination qu’exerçait sur lui, au niveau du signifiant, la coexistence de l’art et de la civilisation égyptienne que d’un goût éclairé de ce qu’on appelle un objet. Ce qu’on appelle un objet, le fondement de la collection, est justement quelque chose dont vous devez sévèrement dis­tinguer le sens, de ce qu’on appelle un objet au sens où nous l’employons dans l’analyse, pour autant que l’objet est un point de fixation imaginaire donnant sous quelque registre que ce soit, satisfaction à une pulsion. L’objet de collection est tout autre chose, et je voudrais vous le montrer dans un exemple où la collection est réduite à sa forme la plus rudimen­taire. Car on s’imagine qu’une collection est faite d’une diversité de ras­semblements. Eh bien, ce n’est pas forcé du tout, et le souvenir que J’évo­querai est le suivant. Pendant la grande époque de pénitence qu’a traversé notre pays sous l’ère pétainiste, au temps de travail-famille-patrie et la ceinture, je fus rendre visite, à Saint-Paul de Vence, à mon ami Jacques Prévert et j’y vis ceci dont je ne sais pourquoi le souvenir a resurgi dans ma mémoire, qui est d’une collection de boites d’allumettes. C’était, vous le voyez, une collection qu’on pouvait facilement s’offrir à cette époque. Je veux dire que c’est même tout, peut-être, ce qu’on avait à collectionner. Les boîtes d’allumettes se présentaient ainsi, elles étaient toutes les mêmes et disposées d’une façon extrêmement agréable, qui consistait à ce que chacune étant rapprochée de l’autre par un léger déplacement du tiroir intérieur, elles s’enfilaient les unes les autres, formant comme une longue bande cohérente, laquelle courait sur le rebord de la cheminée, était capable ensuite de monter sur la muraille, d’affronter les cimaises, de redescendre le long d’une porte. Je ne dis pas que cela allait ainsi à l’infini, mais c’était excessivement satisfaisant du point de vue ornemental. Je ne crois pas pourtant que ce fut là le principal et la substance de ce qu’avait de surprenant ce collectionnisme et la satisfaction en particulier que pou­vait y prendre celui qui en était le responsable. Je crois que le choc, la nou­veauté, l’effet réalisé par ce rassemblement de boîtes d’allumettes vides, ceci est absolument essentiel, était de faire apparaître ceci auquel nous nous arrêtons peut-être trop peu, c’est qu’une boîte d’allumettes n’est pas du tout simplement un objet, mais qu’il peut en tout cas, sous cette forme, Erscheinung, apparition, telle qu’elle était proposée, dans sa multiplicité, vraiment imposante, être une Chose. Autrement dit, que ça tient en soi-même. Qu’une boîte d’allumettes ce n’est pas simplement quelque chose avec un certain usage, que ce n’est même pas au sens pla­tonicien un type, la boîte d’allumettes abstraite. Que la boîte d’allumettes toute seule est une Chose, avec sa cohérence d’être, et que c’est ici, dans ce caractère complètement gratuit, proliférant et superfétatoire, quasi absurde, sa choséité de boîte d’allumettes qui était bel et bien visé comme quelque chose qui, dans l’absurdité du moment, donnait certainement au collectionneur sa raison dans ce mode d’appréhension de quelque chose qui était moins important pour lui comme boîte d’allumettes que comme cette Chose qui subsiste dans une boîte d’allumettes, que quoi qu’il arrive, et quoi qu’on fasse on ne trouve pas ailleurs indifféremment dans n’im­porte quel objet. Car, si vous y réfléchissez, la boîte d’allumettes est quel­que chose qui se présente à vous sous une forme vagabonde de ce qui pour nous a tellement d’importance que de pouvoir prendre même, à l’occasion, un sens moral, et qui s’appelle le tiroir; que la boîte d’allu­mettes n’est certainement pas quelque chose qui soit indigne de remplir éventuellement cette fonction.

Car, plus encore, si l’on peut s’apercevoir à cette occasion que ce tiroir libéré, et non plus pris dans l’ampleur ventrale, commode, ce fait est quel­que chose qui se présente avec un pouvoir copulatoire dont précisément l’image qui nous était dessinée par la composition prévertienne était là tout à fait destinée à la rendre à nos yeux sensible.

Eh bien, ce petit apologue de la révélation de la Chose au delà de l’ob­jet vous montre évidemment une des formes, en tout cas la plus inno­cente, de la sublimation. Peut-être pouvez-vous y voir pointer en tout cas, et sous une forme qui n’était peut-être pas celle qu’on peut attendre d’abord, en quoi, mon Dieu, la société peut s’en satisfaire. Si c’est une satisfaction, dans ce cas en tout cas, c’est une satisfaction qui ne demande rien à personne.

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