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Recherches Lacan

LVII L'éthique de la psychanalyse 1959 – 1960 Leçon du 25 mai 1960

Leçon du 25 mai 1960

 

Je vous ai dit que je parlerai aujourd’hui d’Antigone. Ça n’est pas nous qui faisons, par quelque décret, d’Antigone, un point tournant en notre matière. Il y a bien longtemps que ce point, même pour ceux pour qui il peut être sinon invisible, du moins même pas remarqué, ils le savent tout de même exister quelque part dans la discussion des doctes. Pour tous donc, pour tous, disons par l’intermédiaire des presque tous, cet Antigone est effectivement en notre matière, la matière de l’éthique, un point tour­nant. Qui ne sait ce qu’elle représente ? Qui ne peut en tout conflit qui nous déchire dans notre rapport avec une loi qui se présente comme juste au nom de la communauté, qui n’est capable d’évoquer Antigone ? Ce que les doctes ont apporté sur ce sujet, qu’en penser ? Qu’en penser quand on en a fait pour soi, pour ceux à qui l’on parle, à nouveau le par­cours, quand on a eu l’impression, souvent, de s’égarer dans tant de détours aberrants ? Car elles sont bien étranges les opinions et les pensées qu’on voit sous les plumes des plus grands se formuler au cours des âges, au cours de cet exemple critique. C’est bien l’impression que j’ai eu sou­vent, tous ces temps ci, en essayant, pour vous, de ne pas laisser échapper, dans ce que je croyais être important d’articulé autour de cet exemple, tant ce que j’avais à articuler était venu pour moi me rappeler que cet exemple était après tout le meilleur. Ne pas vous priver ni me priver de l’aide que je pouvais tirer de ce long parcours historique de la question autour d’Antigone. Antigone est la tragédie. La tragédie, pour nous analystes, est présente au premier plan de notre expérience, manifestée comme telle par les références que Freud, poussé par la nécessité des biens offerts par le contenu mystique des références qu’il a trouvées dans Œdipe, mais aussi bien, vous le savez, dans d’autres tragédies, et s’il n’a pas plus expres­sément mis en avant celle d’Antigone, ce n’est pas pour dire qu’elle ne puisse ici, au tournant, au pied de ce carrefour où je vous mène, ne pas nous apparaître ce qu’elle était déjà pour Hegel, et vous le verrez, très pro­bablement pas dans le même sens que pour nous, à savoir, des tragédies de Sophocle, celle peut-être qui est à mettre tout en avant. La tragédie est liée plus profondément, plus originellement encore que par son lien à ce com­plexe d’Œdipe, à la racine de notre expérience. Car enfin, ne l’oublions pas, ce mot essentiel, ce mot clef, ce mot pivot de catharsis, qui est pour vous, pour vos oreilles, représente sans doute un mot plus ou moins étroi­tement lié au terme d’abréaction avec ce qu’il suppose de déjà franchi des problèmes que Freud, dans son ouvrage inaugural avec Breuer articule, à savoir la décharge, la décharge en acte, voire la décharge motrice, de ce quelque chose qui n’est pas si simple à définir, est pourtant là et nous ne pouvons pas dire que le problème soit pour nous résolu d’une émotion restée suspendue.

Est-ce que la notion d’insatisfaction suffit pour en remplir le rôle de compréhensibilité qui est ici requis quand il s’agit, si on peut dire, qu’une émotion, un traumatisme peut laisser pour lui, pour le sujet quelque chose en suspens, en restant en suspens aussi longtemps qu’un accord ne sera pas retrouvé ? Sans doute, relisez ces premières pages de Breuer, de Freud, et vous verrez à la lumière de ce que j’ai essayé pour vous de cliver dans notre expérience, combien il est impossible à l’heure actuelle de s’en satis­faire, de ne pas interroger, sur le mot de satisfaction admis dans la matière, de ne pas interroger, de ne pas voir par exemple quel problème pose le fait que l’action, dit Freud, puisse être déchargée dans les paroles qui l’arti­culent. Aussi bien cette catharsis, si elle est liée dans ce texte particulière­ment au problème de l’abréaction, quand nous l’invoquons – car elle est déjà invoquée ici à l’arrière plan, expressément, à des origines antiques – est, comme telle, toujours centrée sur la formule d’Aristote, sur ce qu’il donna au début du VIe chapitre de la Poétique, de la définition de la tra­gédie.

Il l’articule d’une façon longue et sur laquelle nous aurons à revenir. Il l’articule en en donnant la définition, et ce qui est exigible dans l’ordre des genres pour qu’elle soit, comme telle, définie comme une tragédie. Je vous dis, le passage est long, nous aurons à y revenir. Il s’agit des caracté­ristiques de la tragédie, de sa composition, de ce qui la distingue, par exemple, du discours épique. Je ne vous ai reproduit là que la chute, les derniers termes de ce passage, ceux où singulièrement Aristote donne sa fin finale, ce qu’on appelle son τέλος, dans l’articulation causale. Il le for­mule ainsi : « δί έλεον καί φόβου πεφαίνουσα τήν τών τονου των παθημάτων κάθαρσις, moyen accomplissant par la pitié et par la crainte la catharsis des passions semblables à celle-ci ». Ces mots, qui ont l’air simples, ont provoqué, entraîné au cours des âges un flot, un monde de commentaires, que je ne peux même pas songer à vous en faire ici l’his­toire. Ce que je vous apporte ici, dans cet ordre, de mes recherches, est toujours choisi, ponctuel.

Cette catharsis, qu’est-ce qu’elle est ? Nous la traduisons habituelle­ment par quelque chose comme purgation. Et aussi bien pour nous, sur­tout pour nous médecins, derrière cette abréaction se profile, depuis tou­jours, de la résonance sémantique que ce terme a pris pour nous depuis les bancs de cette école par lesquels tous ici nous sommes plus ou moins passés, de l’école secondaire, que nous traînons derrière nous le terme de purgation, avec ce qu’il évoque presque de moliéresque, pour autant que le moliéresque ici ne fait que traduire l’écho d’un concept médical très ancien, celui qui, pour employer les termes de Molière, comporte l’éli­mination des humeurs peccantes. Ce n’est pas pourtant bien loin de ce que le terme par lui-même est fait pour évoquer, et, après tout, je peux bien, pour vous le faire sentir tout de suite, faire état de ce que le parcours de notre travail a présentifié récemment pour vous sous le nom des Cathares. Les Cathares, qu’est-ce que c’est ? Je pense vous l’avoir dit au passage, c’est les purs. Καθαρός, c’est un pur, et le terme, dans sa réso­nance originelle, n’est pas un terme qui signifie avant tout illumination, décharge, mais purification. Dans le contexte antique, le terme de cathar­sis est employé sans doute d’une part, déjà, dans une tradition médicale, dans Hippocrate, avec un sens expressément médical, lié plus ou moins a des éliminations, des décharges, à un retour à la normale.

Mais d’un autre côté, dans d’autres contextes, il est lié à la purification et à la purification rituelle tout à fait spécialement, d’où une ambiguïté que nous ne sommes pas, bien sûr, vous vous en doutez, les premiers à découvrir. Et pour évoquer un nom, je vous dirai qu’au XVIe siècle, un nommé Denis Lambin, reprenant Aristote, met au premier plan la fonc­tion rituelle de la tragédie, dans l’occasion, donnant au sens cérémoniel de la purification le premier plan en la matière. Il ne s’agit pas de dire qu’il a plus ou moins raison qu’un autre. Il s’agit simplement de vous ponctuer dans quel espace se pose l’interrogation et le problème. En fait, ne l’ou­blions pas, ce terme de catharsis, dans la Poétique où nous le recueillons au niveau de ce passage, reste singulièrement isolé. Non pas qu’il n’y soit commenté, développé et traité, mais nous n’en saurons, jusqu’à un nou­veau papyrus découvert, rien. Car, vous le savez je suppose, la Poétique, nous n’en avons qu’une partie. On peut évaluer ce que nous avons, à peu près à la moitié, et, dans la moitié que nous avons, il n’y a rien de plus que ce passage pour nous parler de la catharsis. Nous savons qu’il y en avait plus, parce que quand Aristote parle, dans certains termes, de la catharsis, au livre VIII dans la numérotation de la grande édition classique de la Politique, il dit: « Cette catharsis sur laquelle je me suis expliqué ailleurs dans la Poétique ». Quand vous allez à la Poétique, vous ne trouvez que cela, de sorte que vous êtes suffisamment éclairé, si vous savez que la Poétique est incomplète, sur le fait qu’évidemment il en manque.

Il est question de la catharsis dans la Politique, au livre VIII de l’édition Didot, là où l’on parle de la musique, et de la catharsis à propos de la musique. Et c’est là que, du fait du sort des choses, nous en savons beau­coup plus long, et nommément sur le fait que ce que signifie pour Aristote, à propos de la musique, l’apaisement, c’est un apaisement qu’il articule très spécialement en le centrant sur une certaine sorte de musique, celle dont il attend non pas tel effet éthique, ni non plus tel effet pratique – je suis forcé d’aller un peu vite – mais l’effet d’enthousiasme. C’est autour de l’enthousiasme, c’est-à-dire de la musique la plus inquiétante à cet effet, disons, qu’on peut imaginer. Après tout, la musique autour de laquelle mène son débat sur la sagesse antique, est-elle une bonne ou une mauvaise musique ? Appelons-la pour nous le hot, ou le rock’n roll. C’est de cela qu’il s’agit, d’une musique qui leur arrachait les tripes, qui les fai­sait sortir d’eux-mêmes, et dont il s’agissait de savoir s’il fallait ou non l’in­terdire. Au niveau des enthousiasmes, après être passé par l’épreuve de l’exaltation, de l’arrachement dionysiaque de cette musique, ils sont plus calmes. Voilà ce que veut dire la catharsis au point ou elle est évoquée au VIIIe livre de la Politique. Et à ce propos, je vous fais remarquer que tout le monde ne se met pas dans ces états d’enthousiasme, tout le monde est à portée d’en être un tant soit peu susceptible, mais il y en a d’autres, il y a les παθητικοί s’opposant aux έυθουββιατικοί. Ceux-là sont à portée d’être la proie d’autres passions, nommément ces passions de la crainte et de la pitié. Et, à ceux-là aussi, une certaine musique, la musique, peut-on penser, qui est en cause dans la tragédie, où elle joue son rôle; apportera aussi une catharsis, un apaisement. Catharsis, tel est le terme employé pour cet apaisement au niveau de la Poétique, et il ajoute par le plaisir, apaisement par le plaisir nous laissant une fois de plus nous interroger sur ce que ceci peut vouloir dire, à quel niveau, et pourquoi, et quel plaisir à cette occasion est invoqué. Je le souligne puisque notre topologie concer­nant ce retour au plaisir dans une crise qui se déploie dans une autre dimension, dans une dimension qui à l’occasion le menace, on sait à quels extrêmes la musique enthousiasmante peut nous porter. Quel est donc ce plaisir ? C’est ici que je vous dis que la topologie que nous avons définie du plaisir comme la loi de ce qui se déroule en-deçà de l’appareil où nous appelle ce centre d’aspiration redoutable du désir, nous permet peut-être de rejoindre, mieux qu’on ne le fit jusqu’ici, l’intuition aristotélicienne.

Quoi qu’il en soit, avant d’en revenir à articuler cette visée, ce point de l’au-delà de l’appareil comme point central de cette gravitation, je veux encore ponctuer latéralement, à des fins érudites, qu’à rassembler ce qui, dans la littérature moderne, a donné corps et substance à l’usage du terme de catharsis, tel qu’il est pour nous reçu, c’est-à-dire avec son acception médicale, j’entends dans un champ et dans un domaine qui déborde de beaucoup le champ à proprement parler de nos confrères, je veux dire que la notion médicale de la catharsis aristotélicienne est admise à peu près généralement, aussi bien dans le domaine des littérateurs, des critiques, de ceux qui articulent le problème au niveau de la théorie littéraire, si l’on cherche à déterminer l’étape du triomphe de cette conception de la cathar­sis, on arrive à un point originel au-delà duquel, vous l’ai-je dit, je n’ai fait que vous l’indiquer tout à l’heure, la discussion est au contraire très large. Je veux dire qu’il est loin d’être acquis que le mot catharsis ait seulement cette connotation médicale. Cette connotation médicale, son triomphe, sa suprématie, a une origine qui vaut la peine d’être notée ici. C’est pour cela que je fais ce petit arrêt érudit. L’origine en est Jakob Bernays en 1857, dans un ouvrage paru dans une revue à Breslau. Je suis bien incapable de vous dire pourquoi à Breslau, n’ayant pas pu réunir assez de documents biographiques sur Jakob Bernays. Si j’en crois ce que j’ai demandé à quel­qu’un hier de me rapporter, à savoir le livre de Jones, Jakob Bernays, qui fait partie-vous avez, je pense, reconnu au passage la famille où Freud a choisi sa femme – d’une famille de juifs grands bourgeois émérites, je veux dire ayant déjà depuis de très grands siècles au moins acquis leurs titres de noblesse dans la culture allemande. Jones se réfère à Michael Bernays comme étant quelqu’un à qui sa famille fit longuement le reproche d’une apostasie politique, d’une conversion destinée pour lui à assurer sa carrière. Il était professeur à Munich. Quant à Jakob Bernays, si j’en crois celui qui a bien voulu faire cette recherche pour moi, il n’est pas mentionné autrement que comme quelqu’un ayant fait, lui aussi, une carrière émérite comme latiniste et comme helléniste, et c’est en effet fort vrai. Il n’en est rien dit non plus, sinon que lui ne paye pas du même prix son accession aux cadres d’université.

Voici une réimpression, en 1880, à Berlin, de deux contributions à la théorie aristotélicienne du drame, par Jakob Bernays. C’est excellent. Il est rare d’avoir autant de satisfaction à la lecture d’un ouvrage universi­taire en général, et universitaire allemand en particulier. C’est d’une clarté cristalline, et ça n’est certainement pas pour rien qu’on puisse dire que ce soit à cette date que se situe l’adoption quasiment universelle de ce qu’on peut appeler la version médicale de la notion de la catharsis. Il est regret­table que Jones, pourtant si érudit lui-même, n’ait pas cru autrement devoir mettre en valeur la personnalité ni l’œuvre, dont on ne semble pas faire du tout état, de Jakob Bernays, en une matière dont je crois que tout de même il est très difficile de ne pas penser que Freud n’était certaine­ment pas insensible à la renommée des Bernays, Freud n’ait pas eu quelque audition, quelque vent, par conséquent faisant par là remonter aux meilleures sources l’usage originel qu’il a pu faire de ce mot de cathar­sis. Ceci donc étant indiqué, nous voici à revenir à ce dont il va s’agir dans notre commentaire d’Antigone, à savoir de l’essence de la tragédie. La tragédie, nous dit-on, atteint son but – et nous avons peine à ne pas tenir compte d’une définition qui après tout ne vient qu’un siècle, même pas, après cette époque qui, pour nous, est celle de la naissance de la tra­gédie -, a pour but la catharsis, la purgation de ces παθήματα, de ces passions, de la crainte et de la pitié. Comment pouvons-nous concevoir cette formule ? Nous abordons ici le problème dans notre perspective, je veux dire dans celle où nous axe ce que nous avons déjà tenté de formuler, d’articuler, concernant la place propre, dans une économie qui est celle de la Chose freudienne, du désir. Est-ce que ceci va nous permettre de faire le pas de plus qui est bien nécessité en cette révélation historique ? De cette formulation dont nous ne pouvons plus dire qu’elle nous soit si fer­mée – nous le devons à la perte d’une partie de l’œuvre d’Aristote, ou à quelque chose qui, dans la nature même des possibilités de la pensée est conditionné d’une façon telle que ceci nous soit présenté fermé – ce pas en avant, dans le domaine de l’éthique, qui s’articule dans ce que nous développons ici depuis deux ans et plus concernant le désir, est ce qui nous permet d’aborder l’élément nouveau à la compréhension du sens de la tragédie, et par cette voie – il y a sûrement une voie plus directe – exem­plaire, la fonction de la catharsis.

Nous allons voir, dans Antigone, ce point de visée qui définit le désir. Ce point de visée qui va vers une image centrale sans aucun doute, qui détient le ne sais quel mystère jusqu’ici inarticulable puisqu’il faisait cil­ler les yeux au moment qu’on la regardait, et qui pourtant, cette image, est bien là au centre de la tragédie, puisque c’est l’image d’Antigone elle-même dans tout son éclat fascinant, dont nous savons bien qu’au-delà des dialogues de la famille et de la patrie, qu’au-delà de tous les développe­ments moralisants, c’est bien elle qui nous fascine, dans cet éclat insup­portable, dans ce qu’elle a qui nous retient et qui à la fois nous interdit, au sens où cela nous intimide, dans ce quelque chose de déroutant, au dernier terme, qu’a l’image de cette victime si terriblement volontaire. C’est du côté de cet attrait que nous devons chercher le vrai sens, le vrai mystère, la vraie portée de la tragédie. C’est dans le côté d’émoi qu’il comporte, du côté des passions sans doute, mais d’une passion singulière où la crainte et la pitié sont bien δί έλέον καί φόβου. Par l’intermédiaire de la pitié et de la crainte, nous sommes purgés, purifiés de tout ce qui est de cet ordre, de cet ordre là que nous pouvons d’emblée, d’ores et déjà, reconnaître c’est la série de l’imaginaire à proprement parler. Et si nous en sommes purgés par l’intermédiaire d’une image entre autres, c’est bien là où nous devons nous poser la question, quelle est alors la place occupée par cette image autour de laquelle toutes les autres semblent tout d’un coup s’évanouir, se déplier, se rabattre en quelque sorte ? N’est-ce pas parce que cette image centrale d’Antigone, de sa beauté -ceci je ne l’invente pas, car je vous montrerai le passage du chant du Chœur où elle est évoquée comme telle, et je vous montrerai que c’est le passage pivot – ne nous éclaire pas, par l’articulation de l’action tragique, sur ce qui fait son pou­voir dissipant par rapport à toutes les autres images ? À savoir la place qu’elle occupe, sa place dans l’entre-deux de deux champs symbolique­ment différenciés. C’est sans doute de tirer tout son éclat de cette place, cet éclat que tous ceux qui ont parlé dignement de la beauté n’ont jamais pu éliminer de leur définition.

C’est cette place, vous le savez, que nous cherchons à définir et que nous avons déjà, dans nos leçons précédentes, approchée, tenté de saisir la première fois par la vole de cette seconde mort imaginée par les héros de Sade, la mort pour autant qu’elle est appelée comme le point où s’an­nihile le cycle même des transformations naturelles. Nous en retrouve­rons, de ce point où se distinguent les métaphores fausses de l’étant, de ce qui est la position de l’être, nous en retrouverons la place articulée comme telle, comme une limite, nous en retrouverons, tout au long du texte d’Antigone, je veux dire dans la bouche de tous les personnages, d’abord du message de Tirésias, sans cesse la présence et la définition. Mais aussi bien comment ne pas la voir dans l’action même, pour autant que le point central, le milieu de la pièce, est constitué par le moment de ce qui s’arti­cule comme gémissement, comme commentaire, comme débat, comme appel autour d’Antigone en tant qu’elle est condamnée au supplice ? Quel supplice ? Celui d’être enfermée vivante en un tombeau. Le tiers central de la pièce est constitué par cette manifestation, cette apophonie, ce détail qui nous est donné de ce que signifie la position d’une vie qui va se confondre avec la mort certaine, une mort vécue si l’on peut dire d’une façon anticipée, une mort empiétant sur le domaine de la vie, d’une vie empiétant sur la mort. Le champ comme tel de ce sort est ce qu’on s’étonne que les dialecticiens, voire des esthètes aussi éminents qu’un Hegel ou qu’un Goethe, n’aient pas cru devoir, dans leur appréciation de l’effet de la pièce, retenir. Et pour vous suggérer que cette dimension n’est pas une particularité d’Antigone, je peux facilement vous proposer de regarder dès lors de-ci, de-là, où vous pouvez en retrouver les corres­pondants. Vous n’aurez pas besoin de chercher bien loin pour vous apercevoir de la fonction singulière, dans l’effet de la tragédie, de la zone ainsi définie. C’est ici, dans la traversée de cette zone, de ce milieu, que le rayon du désir se réfléchit et se réfracte à la fois aboutissant en somme à nous donner l’idée de cet effet si singulier, et qui est l’effet le plus profond, que nous appelons l’effet du beau sur le désir, c’est à savoir ce quelque chose qui semble singulièrement le dédoubler là où il poursuit sa route. Car on ne peut dire que le désir soit complètement éteint par l’appréhension de la beauté, il continue sa course, mais il a là, plus qu’ailleurs, le sentiment du leurre, en quelque sorte, manifesté par la zone d’éclat et de splendeur où il se laisse entraîner. D’autre part, non réfracté mais réfléchi, repoussé, son émoi, il le sait bien le plus réel. Mais là il n’y a plus d’objet du tout, d’où les deux faces de cette sorte d’extinction ou de tempérament du désir par l’effet de la beauté, sur lequel insistent certains penseurs, Saint Thomas que je vous citai la dernière fois et, de l’autre côté, cette disrup­tion de tout objet sur laquelle l’analyse de Kant, dans la Critique du Juge­ment, insiste.

Je vous parlais tout à l’heure d’émoi, et ici j’en profite pour vous arrê­ter, et proprement sur l’usage intempestif qui est fait de ce mot dans la tra­duction courante, en français, de Triebregung, d’émoi pulsionnel. Pourquoi avoir choisi si mal ce mot ? Pourquoi ne pas s’être souvenu qu’émoi n’a rien à voir, à faire avec l’émotion, ni l’émouvoir ? L’émoi est un mot français qui est lié à un très vieux verbe, émoyer, ou esmayer, qui veut proprement dire faire perdre à quelqu’un, j’allais dire ses moyens si en français ce n’était pas un jeu de mot, mais c’est bien de la puissance qu’il s’agit, car esmayer se rattache au vieux gothique magnan, mögen en alle­mand moderne. Un émoi, comme chacun sait, est quelque chose qui s’ins­crit dans l’ordre de vos rapports de puissances et nommément ce qui vous les fait perdre.

Nous voici maintenant en devoir d’entrer dans ce texte d’Antigone en y cherchant autre chose qu’une leçon de morale. Car il me paraît difficile – je ne sais pourquoi quelqu’un de tout à fait irresponsable en la matière écrivit, il -y a peu de temps, que je suis sans résistance concernant les séductions de la dialectique hégélienne, je ne sais pas si ce reproche était alors mérité, comme il fut écrit au moment que je commençai ici à articu­ler pour vous la dialectique du désir dans les termes où je le poursuis depuis, on ne peut pas élire que l’auteur en question soit un personnage qui ait spécialement du nez – quoi qu’il en soit il n’est pas, assurément, de domaine où Hegel me paraisse plus faible que dans celui de sa poétique, et spécialement, ou autant, que tout ce qu’il peut articuler autour d’Antigone vienne se raccorder pour lui autour de l’idée d’un conflit de discours, sans doute au sens où ces discours comportent l’enjeu le plus essentiel, et qui plus est vont toujours vers je ne sais quelle conciliation. Je demande quelle peut être la conciliation qu’il y a à la fin d’Antigone ? Et aussi bien ça n’est pas sans stupeur que cette conciliation est dite subjec­tive par-dessus le marché. Je lis, dans le texte de la Poétique, l’affirmation, à propos d’Œdipe à Colone dont nous avons déjà parlé ici, d’Œdipe à Colone qui se résume en ceci, ne l’oublions pas, c’est la dernière pièce de Sophocle, que c’est de là que porte la dernière malédiction d’Œdipe sur ses fils, celle donc qui va engendrer toute la suite catastrophique des drames sur lesquels nous allons nous retrouver avec Antigone, et qui se termine sur ce qu’on peut bien appeler la malédiction terminale d’Œdipe « Oh! N’être jamais né », etc. Comment parler de conciliation dans un tel registre ?

Je ne suis pas enclin, de mon indignation, de m’en faire un mérite. D’autres, d’ailleurs, s’en sont aperçu avant moi. Goethe, nommément, semble l’avoir un tant soit peu soupçonné, ou bien encore Εrwin Rohde dans Psyché. J’ai eu le plaisir ces temps-ci, en allant fouiller en ce qui pou­vait tout de même servir pour moi de lieu de rassemblement sur les conceptions antiques concernant l’immortalité de l’âme, de rencontrer dans ce texte tout à fait recommandable, voire admirable de Psyché, au tournant, son étonnement devant l’interprétation généralement reçue de l’Oedipe à Colone de Sophocle. Essayons de nous laver un peu la cervelle de tout ce bruit autour d’Antigone, et d’aller regarder dans le détail qu’est­-ce qui s’y passe.

Qu’est-ce qu’il y a dans Antigone ? Il y a d’abord Antigone. Est-ce que vous vous êtes aperçu, je vous le dis au passage, que dans toute la pièce on n’en parle jamais qu’en l’appelant ήπαίς, ce qui veut dire la gosse ? Ceci, pour mettre les choses au point, pour vous permettre d’accommoder votre pupille sur le style de la chose. Et puis il y a une action. La question de l’action dans la tragédie est très importante. Je ne sais pas pourquoi quelqu’un, que je n’aime pas beaucoup, peut-être parce qu’on me l’envoie toujours dans les dents, qui s’appelait La Bruyère, a dit que nous venions trop tard, dans un monde trop vieux, ou que tout avait été dit. Moi, je ne m’aperçois pas de cela. Je crois que sur l’action dans la tragédie il y a encore beaucoup à dire. Je veux dire que ce n’est pas du tout résolu. Et que, pour prendre notre Εrwin Rohde auquel je donnais tout à l’heure un bon point, je suis étonné, en un autre chapitre, quand il en parle, car il en parle beaucoup dans son livre sur Sophocle, de voir qu’il nous explique une sorte de curieux conflit entre l’auteur tragique et son sujet qui consis­terait en ceci que les lois de la chose – on ne sait d’ailleurs pas trop bien dans cette perspective pourquoi – lui imposent de prendre une belle action comme support, de préférence une action mythique, j’imagine que c’est pour que tout le monde soit déjà dans le bain, soit au courant, et en quelque sorte de faire valoir cette action, si l’on peut dire, avec ambiance et les caractères, les personnages, les problèmes, tout ce que vous voudrez, du temps. Et ce serait là que serait le problème. Il résulterait en somme que Monsieur Anouilh a eu bien raison de nous donner sa petite Antigone fasciste. Ce conflit, qui résulterait en somme du débat du poète avec son sujet, ce serait susceptible, nous dit Εrwin Rohde, d’engendrer je ne sais quels conflits de l’action à la pensée, pour lesquels il évoque, non sans une certaine pertinence, je veux dire en faisant écho à beaucoup de choses déjà dites avant nous, le profil d’Hamlet. C’est amusant.

Je pense que c’est difficile à soutenir pour vous. Si vraiment ça a servi à quelque chose ce que j’ai essayé de vous expliquer l’année dernière au sujet d’Hamlet, à savoir de vous montrer qu’Hamlet n’est pas le drame du tout de la puissance, de l’impuissance de la pensée au regard de l’action, pourquoi, au seuil des temps modernes, Hamlet ferait-il ici le témoignage d’une spéciale débilité de l’homme à venir au regard de l’action ? Je ne suis pas si noir, je dirai plus, rien ne nous oblige à l’être, sinon une sorte de cli­ché de la décadence dans laquelle, je vous l’avais signalé au passage, Freud lui-même tombe quand il fait le rapport des attitudes diverses d’Hamlet et d’Oedipe au regard du désir. Je ne crois pas que ce soit dans une telle divergence de l’action et de la pensée que réside le drame d’Hamlet, ni le problème de l’extinction de son désir. J’ai essayé de vous montrer que la singulière apathie d’Hamlet tient au ressort de l’action même, que c’est dans le mythe choisi que nous devons en trouver les motifs, que c’est dans son rapport au désir de la mère, à la science du père concernant sa propre mort, que nous devons en trouver la source. Et pour faire un pas de plus je vous désigne ici le recoupement où nous pouvons trouver notre analyse d’Hamlet avec ce point où je vous mène de la seconde mort. Ceci, que je ne pouvais point vous montrer l’année dernière, je vous le désigne maintenant au passage, et par l’intermédiaire de cette évocation de la réflexion d’Εrwin Rohde, si intempestive soit-elle.

N’oubliez pas un des effets où se reconnaît la topologie que je vous désigne. C’est que si Hamlet s’arrête au moment de tuer Claudius, c’est qu’il se préoccupe de ce point précis que j’essaie de vous définir, il ne lui suffit pas de le tuer, il veut pour lui la torture éternelle de l’enfer. Pourquoi, sous prétexte que nous en avons fait notre affaire de cet enfer, est-ce que, dans l’analyse d’un texte, nous nous croirions déshonorés de faire entrer en jeu ceci, c’est que même s’il n’en est pas sûr, s’il n’y croit pas plus que nous à l’enfer, Hamlet, d’une certaine façon, puisqu’il se ques­tionne : « Dormir, rêver peut-être », il n’en reste pas moins qu’il s’arrête dans son acte parce qu’il veut que Claudius aille en enfer. C’est quand même à ne pas vouloir serrer de près les textes, je veux dire à rester dans l’ordre de ce qui nous paraît admissible, c’est-à-dire exactement dans l’ordre des préjugés, qu’à tout instant nous ratons l’occasion de désigner, dans les sentiers que nous suivons, les limites propres, les points de fran­chissement.

Ne vous eussé-je rien enseigné ici autre chose que cette méthode impla­cable de commentaire des signifiants, qu’il vous en resterait quelque chose, du moins je l’espère, et j’espère même qu’il ne vous en restera rien d’autre, à savoir que, si tant est que ce que j’enseigne ait la valeur d’un enseignement, je n’y laisserai après moi aucune de ces prises qui vous permettent d’y ajouter le suffixe isme. En d’autres termes, que d’aucun des termes que j’aurai successivement poussés devant vous, mais dont heureusement votre embarras me montre qu’aucun d’entre eux n’a pu encore suffire à vous paraître l’essentiel, qu’il s’agisse du symbolique, du signifiant ou du désir, qu’aucun de ces termes, en fin de compte, ne pourra jamais, de mon fait, servir à quiconque de gri-gri intellectuel.

Après il y a, dans une tragédie, le Chœur. Le Chœur, qu’est-ce que c’est ? On vous dit c’est vous, ou bien c’est pas vous. Je crois que la ques­tion n’est pas là, puisqu’il s’agit de moyens, et de moyens émotionnels. Je dirai, le Chœur, ce sont les gens qui s’émeuvent. Donc, regardez-y à deux fois avant de vous dire que c’est vos émotions qui sont en jeu dans cette purification. Elles sont enjeu quant à la fin, à savoir que non seulement elles, mais bien d’autres, doivent être par quelque artifice apaisées, mais ce n’est pas pour autant qu’elles sont plus ou moins directement mises en jeu. Elles y sont sans aucun doute, vous êtes là à l’état, en principe, de matière disponible, mais d’un autre côté aussi, de matière tout à fait indif­férente. Quand vous êtes le soir au théâtre, vous pensez à vos petites affaires, au stylo que vous avez perdu dans la journée et au chèque que vous aurez à signer le lendemain. Ne nous faisons donc pas trop de cré­dit. Vos émotions sont prises en charge dans une saine disposition de la scène. C’est le Chœur qui s’en charge. Le commentaire émotionnel est fait, c’est ce qui fait la plus grande chance de survie de la tragédie antique. Il est fait, il est assez dit que le il est juste ce qu’il faut bêta, il n’est pas sans fermeté non plus, il est bien humain. Vous êtes donc délivrés de tous soucis. Même si vous ne sentez rien, le Chœur aura senti à votre place. Et même, après tout, pourquoi ne pas imaginer que l’effet peut être obtenu, là en effet, la petite dose, sur vous-même, si vous n’avez pas tellement palpité que cela ? À la vérité, je ne suis pas tellement sûr que le spectateur participe tellement, palpite. Je suis bien sûr par contre qu’il est, par l’image d’Antigone, fasciné. J’ai dit, fasciné. Ici, il est spectateur. Mais je vous le demande encore, spectateur de quoi ? Quelle est l’image que présente Antigone ? Là est la question. Ne confondons pas ce rapport à l’image privilégiée et l’ensemble du spectacle. Le terme de spectateur, communément employé pour discuter l’effet de la tragédie, me paraît tout à fait problématique si nous ne limitons pas quel est le champ de ce qu’il engage. Au niveau de ce qui se passe dans le réel, il est bien plutôt l’auditeur, et là-dessus je ne saurais trop me féliciter d’être en accord avec Aristote pour qui tout le développement des arts du théâtre se produit au niveau de l’audition. Le spectacle étant arrangé pour lui dans l’ordre des choses en marge de ce qui est à proprement parler la technique. Ça n’est certainement pas rien pour autant, mais ça West pas l’essentiel, comme l’élocution dans la rhétorique, le spectacle n’est ici que comme moyen secondaire.

Ceci pour remettre à leur place les soucis modernes dits de la mise en scène. Les mérites de la mise en scène sont grands, je les apprécie toujours, que ce soit au théâtre ou au cinéma. Mais quand même n’oublions pas qu’ils ne sont si essentiels que pour autant que, si vous me permettez quelque liberté de langage, notre troisième oeil ne bande pas assez; on le branle un tout petit peu avec la mise en scène. Ce n’est pas non plus pour, à ce propos, me livrer au plaisir morose que je dénonçais tout à l’heure dans les conceptions d’une quelconque décadence du spectateur. Je n’en crois rien. Le public a dû toujours être, au même niveau, sous un certain angle; sub specie acternitatis, tout se vaut, tout est toujours là, simplement pas toujours à la même place. Et, je le dis en passant, il faut vraiment être un élève de mon séminaire, je veux dire être spécialement éveillé pour arriver à trouver quelque chose au spectacle de la Dolce Vita. Je suis émer­veillé du bruissement de plaisir qu’il semble avoir provoqué chez un nombre important de membres de cette assemblée. Je veux croire que cet effet n’est dû qu’au moment illusionnel produit par le fait que les choses que je dis sont bien faites pour mettre en valeur une certaine sorte de mirage, celui, effectivement, qui est à peu près le seul qui, dans cette suc­cession d’images, soit visé, qui n’est jamais atteint nulle part, sauf, je dois dire, en un moment. Il me semble que le moment où, au petit matin, les viveurs, au milieu des fûts des pins, au bord de la plage, après être restés immobiles et comme disparaissant de la vibration de la lumière, se mettent tout d’un coup en marche vers je ne sais quel but, qui est celui qui a fait tel­lement plaisir à beaucoup qui y ont retrouvé ma fameuse Chose, c’est à dire je ne sais quoi de dégueulasse qu’on extrait de la mer avec un filet. Dieu merci, on n’a pas encore vu cela à ce moment-là. Seulement les viveurs se mettent à marcher, et ils seront presque toujours aussi invisibles et ils sont tout à fait semblables en effet à des statues qui se déplaceraient au milieu d’arbres d’Uccello. Il y a là en effet un moment privilégié et unique à lui tout seul. Il faut que les autres, ceux qui n’ont pas encore été reconnaître l’enseignement de mon séminaire, y aillent. C’est tout à la fin, ce qui vous permettra de prendre vos places, s’il en reste, au bon moment.

Nous voici donc au point de notre Antigone. Notre Antigone donc, la voici au moment d’entrer dans l’action où nous allons la suivre. Que vous en dirais-je de plus aujourd’hui ? J’hésite. Il est tard. Je voudrais prendre ce texte de bout en bout pour vous en faire saisir les ressorts. Il est quand même quelque chose que vous pourriez faire d’ici la prochaine fois, c’est de le lire. Je ne crois pas que de vous en avoir à la fois sonné la cloche en vous disant que je vous parlerai d’Antigone ait suffi, vu le niveau ordinaire de votre zèle, à vous le faire même parcourir. Il ne serait pas tout à fait inintéressant que vous le fassiez pour la prochaine fois. Il y a mille façons de le faire. Il y a d’abord une édition critique de Monsieur Robert Pignarre. Pour ceux qui savent vraiment le grec, je recommanderai la tra­duction juxtalinéaire, car à bien voir le mot à mot, en somme, des textes grecs, c’est follement instructif. C’est sur ce plan, la prochaine fois, que je vous ferai voir à quel point nos repères sont là dans le texte parfaitement articulés par des signifiants que je n’ai pas besoin d’aller chercher un par­-ci, par-là. Je veux dire qu’il serait en quelque sorte une sorte de sanction vraiment arbitraire si je trouvais de temps en temps un mot pour faire écho à ce que je prononce. Je vous montrerai que les mots que je prononce sont ceux que vous retrouvez de bout en bout comme un fil unique et qui donne véritablement l’armature de la pièce. Donc si vous pouvez regar­der de près ce texte d’Antigone paru chez Hachette, vous en aurez déjà, je pense, suffisamment de fruits à pouvoir anticiper sur ce que je pourrai vous montrer.

Il y a quelque chose encore que je veux vous signaler. Un jour, Goethe, parlant avec Eckermann, musardait un peu autour de toutes sortes de choses. Quelques jours avant, il avait inventé le canal de Suez et le canal de Panama. Je dois dire que c’est assez brillant de lire cela et de voir qu’en 1827 il avait eu, sur le sujet de la fonction historique de ces deux ustensiles, une vue extrêmement claire. Puis un beau jour, on lit un livre qui vient de paraître, complètement oublié, du nommé Irisch, qui fait d’Antigone un très joli commentaire que je connais à travers Goethe. Je ne vois pas en quoi il se distingue du commentaire hégélien, en plus bêta. Il y a des choses très amusantes. Je dois dire que ceux qui reprochent à Hegel de temps en temps l’extraordinaire difficulté de ses énonciations, triomphe­ront là, bien sûr, sous l’autorité de Goethe, à confirmer leurs railleries.

Goethe rectifie assurément ce dont il s’agit pour Hegel quand il s’agit d’opposer Créon à Antigone comme deux principes opposés de la loi, du discours, de conflit en quelque sorte qui serait lié aux structures. Il montre assez que Créon sort manifestement de son chemin, pour tout dire poussé par son désir, cherche, lui, à rompre la barrière, à viser son ennemi Polynice au-delà des limites où il lui est permis de l’atteindre, et c’est pour autant qu’il veut le frapper précisément de cette seconde mort qu’il n’a aucun droit de lui infliger; que c’est en ce sens que Créon développe tout son discours, et par là, à soi tout seul, il court à sa perte. Si ce n’est pas dit exactement comme cela, c’est impliqué, entrevu par le discours de Goethe. Il ne s’agit pas d’un droit qui s oppose à un droit, mais d’un tort qui s’oppose à quoi ? À autre chose qui est bien pour nous le véritable problème, à savoir ce que, dans cette occasion, représente Antigone. Vous le verrez, je vous le dirai, ce n’est pas simplement la défense des droits sacrés du mort ou de la famille, ni non plus tout ce qu’on a voulu repré­senter d’une sorte de sainteté d’Antigone. Antigone est portée par une passion, et nous tâcherons de savoir laquelle. Mais il y a une chose singu­lière, c’est que Goethe, quel que soit ce qu’à ce moment il articule, nous dit avoir été choqué, heurté par un moment de son discours, ou, au-delà de tout ce calvaire dont nous suivrons le parcours, alors que tout est fran­chi, sa prise, son défi, sa condamnation, son gémissement même, qu’elle est vraiment au bord de ce fameux tombeau, Antigone s’arrête pour se justifier. Alors que déjà elle-même a semblé fléchir dans une sorte de désir : « Mon père, pourquoi m’avez-vous abandonnée ? », elle se reprend, et aussi bien, dit, sachez-le, je n’aurais pas défié la loi des citoyens pour un mari ou un enfant à qui on eût refusé la sépulture, parce qu’après tout, dit-elle, si j’eusse perdu un mari dans ces conditions, j’aurais pu en prendre un autre, que si même j’avais perdu un enfant, avec le mari j’aurais pu refaire un autre enfant avec un autre mari, mais ce frère, αντάδελφος, le terme grec se liant soi-même avec le frère, parcourt toute la pièce, il apparaît au premier vers, quand elle parle à Ismène, ce frère né du même père et de la même mère, maintenant le père et la mère sont cachés dans l’Hadès, il n’y a plus aucune chance que quelque frère en renaisse jamais.

 

μηνρòς δ’έν `Αιδου καί παπρòς κεκευθότοιν

ουκ έστ’ άδελφôς òστις àν βλàστοι ποτέ

 

Là, le sage de Weimar trouve que quand même c’est un peu drôle. Il n’est pas le seul. Et au cours des âges, le ressort, la raison de cette extraor­dinaire justification a toujours laissé les gens vacillants. Il faut bien que toujours quelque folie frappe les plus sages discours, et Goethe ne peut pas manquer de laisser échapper un vœu. C’est la vérité de l’homme de retenue, et qui sait quel est le prix d’un texte, de toujours se garder de formuler d’une façon anticipée, car n’est-ce pas là introduire tous les risques ? Il dit, je souhaite qu’un érudit nous montre un jour que ce pas­sage est interpolé. Naturellement, quand on fait pareil vœu, on peut tou­jours espérer qu’il sera comblé. Il y a eu au moins quatre ou cinq érudits au cours du XIXe siècle pour dire que ce n’était pas tenable. Une des meilleurs façons dont les choses ont été avancées, c’est que, parait-il, une histoire qu’on dirait pareille serait dans Hérodote, au troisième livre. À la vérité, ça n’a pas beaucoup de rapport, à part qu’il s’agit de vie et de mort et aussi de frère, de père, d’époux et d’enfant. A part ça, qui est vrai, il ne s’agit pas du tout de la même chose, car c’est une femme à qui on offre, à la suite de ses lamentations, le choix entre une personne à gracier de toute sa famille qui se trouve toute entière impliquée dans une condamnation globale comme cela pouvait se faire à la cour des Perses, et elle explique pourquoi elle préfère son frère à son mari. D’autre part, ce n’est pas parce que deux passages se ressemblent, qu’on pense que l’autre est une copie du premier. Et après tout, pourquoi est-ce que cette copie est introduite là ? En d’autres termes, ce passage est si peu apocryphe que les deux vers cités précédemment, qui sont choisis dans le passage, sont choisis parce qu’Aristote, environ quatre-vingt ans après Sophocle, les cite au troi­sième livre de sa Rhétorique. Il est quand même difficile, si ces vers por­tent en eux-mêmes la charge de tellement de scandale, de penser que quel­qu’un qui vivait quatre-vingt ans après Sophocle, aurait cité, à titre d’exemple littéraire, et pas dans un endroit peu important – car il s’agit de ce que du point de vue de la Rhétorique on doit faire pour expliquer ses actes, et de tous les exemples qui peuvent venir dans une pareille matière qui paraît assez commune – il se trouve qu’Aristote cite justement ces deux vers. Cela risque de rendre tout de même le passage et la thèse de l’interpolation un tant soit peu douteuse. En fin de compte, ce passage, justement parce qu’il porte avec lui ce caractère de scandale, est peut-être de nature à nous retenir. Nous verrons, d’ailleurs je pense que vous pou­vez déjà l’entrevoir, qu’il n’est là, semble-t-il, que pour fournir un appui de plus à ce que nous essaierons de définir tout à fait strictement la pro­chaine fois concernant la visée d’Antigone.

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