samedi, juillet 27, 2024
Recherches Lacan

LVII L'éthique de la psychanalyse 1959 – 1960 Leçon du 29 juin 1960

Leçon du 29 juin 1960

 

Donc, au moment de clore ce sujet difficile, risqué, où j’ai choisi de vous promener cette année, je crois ne pouvoir trop faire dans le sens de vous articuler la limite du pas que j’ai entendu vous faire faire. Je poursuis l’année prochaine autour de quelque chose dont ce n’est pas du tout for­cément le titre que je vous donne, mais est le sens d’articuler les unes par rapport aux autres ce qu’on peut appeler les fins et les moyens de l’ana­lyse. Il me semble indispensable au moins que nous nous soyions arrêtés un instant sur ce quelque chose de toujours voilé qu’il y a dans ce qu’on peut appeler les buts moraux de l’analyse. Du fait que nous puissions articuler, promouvoir, dans le progrès de l’analyse, dans son ordonnance, quelque chose qui s’appelle normalisation psychologique, quelque chose y est inclut que nous pouvons appeler moralisation rationalisante. Aussi bien en est-il de ce qui s’articule dans le sens d’un achèvement de ce qu’on appelle le stade génital, de cette maturation de la tendance et de l’objet, qui donnerait la mesure d’un rapport juste au réel, une certaine implication morale est certainement incluse. Est-ce que ce que l’articulation idéale d’harmonisation psychologique nous montre est ce quelque chose où doit se réduire la perspective théorique et pratique de notre action ? En fin de compte, devrions-nous, dans cet espoir d’accès à une possibilité de bonheur en fin de compte sans ombres, penser que la réduction peut être totale de cette antinomie que Freud lui-même a articulée d’autre part si puissamment, par laquelle il dit, dans le Malaise dans la civilisation, que la forme sous laquelle, concrètement, dans l’homme, s’inscrit l’instance morale et qui n’est rien moins que rationnelle à son dire, que cette forme qu’il a appelée le surmoi est telle dans son économie qu’elle devient d’au­tant plus – comme Freud dit – exigeante, qu’on lui fait plus de sacrifice ? Est-ce que cette menace, ce déchirement de l’être moral, chez l’homme, est quelque chose, que dans la doctrine et dans la pratique analytique, il nous soit permis d’oublier ? À la vérité, en effet, c’est bien ce qui se passe. Nous ne sommes que trop portés à oublier, autant dans les promesses que nous croyons pouvoir faire, qu’à celles qu’aussi nous croyons pouvoir nous faire, de telle ou telle issue de notre thérapeutique. C’est grave et je ne peux pas, pour moi, me dissimuler que c’est d’autant plus grave que nous nous mettons en posture de donner à l’analyse sa portée pleine, je veux dire que nous sommes en face de l’issue possible concevable de ce qu’au plein sens du terme on doit appeler l’analyse dans sa fonction didac­tique.

Est-ce que la fin d’une analyse, si nous devons la concevoir comme pleinement terminée, pour quelqu’un qui doit se trouver ensuite, par rap­port à l’analyse, en position responsable, c’est-à-dire lui-même analyste, est-ce qu’elle doit idéalement, je dirai en droit, se terminer sur cette pers­pective de confort qui est celle qui est promue dans ce que, tout à l’heure, j’ai épinglé de la note de cette sorte de rationalisation moralisante où elle tend à s’exprimer aujourd’hui trop souvent ? Est-ce que vraiment est tenable, pour nous partisans, du moment où nous avons articulé – et je crois dans la droite ligne de l’expérience freudienne – cette année la dia­lectique de la demande, du besoin et du désir, est-ce qu’il est tenable de réduire, si l’on peut dire, le succès de l’analyse, à ce quelque chose que nous pouvons décrire comme une sorte de position de confort individuel liée à quelque chose d’assurément fondé et de légitime, que nous pouvons appeler, pour donner à ces termes tout leur poids, le service d’un certain nombre de biens, biens privés, biens de la famille, biens de la maison, d’autres biens dont nous savons aussi qu’ils nous sollicitent, biens du métier, de la profession, de la cité ? Est-ce que cette cité, même, nous pouvons, de nos jours, si facilement la clore ? Qu’importe. Il n’est que trop manifeste que l’aspiration au bonheur de ceux qui viennent recourir à nous concrètement, effectivement, dans notre société, implique comme un miracle, comme une promesse que, quelque régularisation que nous apportions à leur situation, la place restera encore ouverte pour qu’il se trouve un mirage de génie original, d’excursion vers la liberté, caricatu­rons, de possessions de toutes les femmes pour un homme, de l’homme idéal pour une femme, dont, assurément, en toute rigueur, on pensait que, vous faire les garants que le sujet puisse d’aucune façon y trouver son bien même, est une sorte d’escroquerie.

Disons qu’il n’y a aucune raison que nous nous fassions les garants de la rêverie bourgeoise. Un peu plus de rigueur, un peu plus de fermeté est exigible dans notre affrontement de la condition humaine. Et c’est pour­quoi j’ai rappelé la dernière fois que le service des biens a des exigences, que le passage de l’exigence du bonheur sur le plan politique a des consé­quences, que tout un mouvement dans lequel est entraîné le monde où nous vivons, en promouvant jusqu’à ses dernières conséquences la mise en ordre universelle de ce service des biens, implique une amputation, les sacrifices que nous connaissons, à savoir ce style de puritanisme dans le rapport au désir qui s’instaure historiquement, et actuellement qui s’im­pose dans tout un secteur du monde engagé dans cette mise en ordre du service des biens sur le plan universel. Qu’aussi bien le problème n’est pas pour autant résolu du rapport actuel de chaque homme pour autant qu’il ne s’agit pas du bonheur des générations futures, mais de son rapport à lui dans ce court espace de temps entre sa naissance et sa mort, avec son propre désir.

Ici, comme je crois vous l’avoir montré dans la région que j’ai pour vous cette année dessinée, cette fonction du désir doit rester dans un rap­port fondamental avec la mort. Je pose la question de savoir, la terminai­son de l’analyse, la véritable, j’entends celle qui prépare à devenir analyste, ne soit pas, à son terme, affronter celui qui la subit à la réalité de la condi­tion humaine qui est proprement ceci que Freud, parlant de l’angoisse, a désigné comme étant le fond où se produit son signal, à savoir cette Hilflosigkeit, cette détresse, qui s’articule proprement en allemand dans ce terme en ceci que l’homme, à ce niveau, dans ce rapport à lui-même qui est sa propre mort – mais entendons, au sens que je vous ai appris à la dédoubler cette année – n’a à attendre d’aide de personne, c’est-à-dire, doit finalement atteindre, et connaître – j’entends au terme de cette ana­lyse didactique-le champ, le niveau de l’expérience de ce désarroi absolu, de ce désarroi au-delà de celui au niveau duquel l’angoisse est déjà une protection, non pas Abwartung, mais Erwartung. L’angoisse déjà se déploie en le laissant se profiler à un danger. Il n’y a même pas de danger au niveau de cette expérience de l’Hilflosigkeit dernière. La limite de cette région, je vous l’ai dit, elle s’exprime en ces termes derniers, pour l’homme, de toucher au terme de ce qu’il est et de ce qu’il n’est pas. C’est bien pourquoi le mythe d’Oedipe prend ici sa portée complète.

Je vais une fois de plus aujourd’hui vous ramener à la traversée de cette région intermédiaire en vous rappelant le temps qui, dans l’histoire d’Œdipe, n’est point à négliger, celui qui s’écoule entre le moment où il est aveugle, et le moment de cette mort privilégiée, unique, dont je vous ai déjà arrêté l’attention sur l’énigme, dans Sophocle, qu’elle constitue. Ne l’oublions pas, tout de même, si Oedipe, en un sens, n’a pas fait de com­plexe d’Œdipe, il faut s’en souvenir. Qu’est-ce qu’Oedipe ? En se punis­sant d’une faute qu’il n’a pas commise, il n’a tué qu’un père dont il ne savait pas que c’était son père, bien plus il l’a rencontré sur la route, pour prendre un mode tout à fait vraisemblable selon lequel nous est présenté son mythe, pour autant que déjà, ayant eu vent de quelque chose qui lui était promis de peu reluisant à l’endroit de son père, il fuit justement ceux qu’il croit ses parents, qui l’ont élevé et, sur la route où il veut éviter le crime, il le rencontre. Il ne sait pas non plus qu’en atteignant, lui, le bon­heur, le bonheur conjugal, le bonheur de son métier de roi, le bonheur d’être le guide d’une cité heureuse, c’est avec sa mère qu’il couche. On peut donc poser la question de ce que signifie le traitement qu’il s’inflige. Le traitement que s’inflige Oedipe veut dire justement qu’il renonce à ceci qui l’a captivé, et qui est proprement qu’il a été joué, dupé par son accès même au bonheur, qu’au delà du service des biens, et même de la pleine réussite de ses services, il entre dans la zone où il va chercher son désir. Car observez bien les dispositions d’Œdipe, à l’article de la mort, il n’a pas bronché. L’ironie de l’expression bon pied bon oeil ne saurait dans son cas prendre trop de portée puisque l’homme aux pieds enflés, à ce moment, a les yeux crevés. Mais cela ne l’empêche pas de pouvoir encore exiger tout. C’est à savoir, ne l’oublions pas, les honneurs dus à son rang.

Le souvenir de la légende nous laisse là apercevoir ce que l’ethnogra­phie la plus moderne souligne. Parce qu’on lui a envoyé, après le sacrifice, la cuisse de la victime au lieu de l’épaule – à moins que ce soit l’inverse – il relève ce manquement comme une injure intolérable, et il rompt avec ceux, ses fils, à qui il a remis le pouvoir. Mais au terme, sa malédiction éclate, à l’endroit de ses fils, absolue. Il convient de reconnaître, d’explo­rer, ce que peut contenir ce moment où ce à quoi Oedipe ayant renoncé, c’est-à-dire au service des biens, rien pourtant n’est abandonné de la pré­éminence de sa dignité sur ces biens mêmes. Où là, dans cette liberté tra­gique, ce à quoi il a affaire, c’est à la suite de ce désir qui l’a porté à fran­chir ce terme, et qui est chez Oedipe le désir de savoir. Il a su, il veut savoir plus loin encore. Est-ce que, pour me faire comprendre, il faut que j’évoque une autre figure tragique, sans doute plus proche de nous, c’est à savoir le Roi Lear ? Je ne puis ici m’étendre sur la portée du Roi Lear, mais je veux simplement produire, pour vous faire entendre ce que j’ap­pelle ce franchissement d’Œdipe, ce que c’est. Dans le Roi Lear, sous une forme dérisoire, nous avons ce franchissement. Il renonce lui aussi au service des biens, aux devoirs royaux, il croit qu’il est fait pour être aimé, ce vieux crétin, il remet donc le service des biens à ses filles. Mais il ne faut pas croire qu’il renonce pour autant à quoi que ce soit. C’est la liberté qui commence, la vie de fête avec cinquante chevaliers, la rigolade jusqu’au terme, il est reçu alternativement par l’une et par l’autre des deux mégères auxquelles il a cru pouvoir remettre les charges du pouvoir. Dans l’inter­valle, le voilà avec cette seule garantie de la fidélité due au pacte d’honneur. C’est librement qu’il a transmis ce qui lui assurait la force. Ici, il faut la for­midable ironie shakespearienne, et vous savez que c’est tout le contenu de cette pullulation de destinées qui s’entre-dévorent dans ce Roi Lear, c’est que ce n’est pas seulement au niveau de Lear, mais au niveau de tous ceux qui sont des gens biens dans la pièce, que nous voyons l’absolue condam­nation au malheur de tous ceux qui se fondent sur la seule fidélité et sur le pacte d’honneur. Je n’ai pas besoin d’insister, rouvrez la pièce.

L’important c’est ceci, c’est que Lear, comme Œdipe, nous montre que tout ce qui s’avance dans cette zone, qu’il s’y avance par la voie dérisoire de Lear ou par la voie tragique d’Œdipe, s’y avancera seul et trahi. Au terme de ce qu’Oedipe nous montre, sa parole dernière, c’est, vous le savez, ce mé phunai que j’ai devant vous tant de fois répété, qui comporte toute cette exégèse de la négation. J’ai essayé de vous montrer l’approche, en français, et dans ce petit ne, dont on ne sait rien faire, ce ne dit explétif, qui est là suspendu dans l’expression: « Je crains qu’il ne vienne », qui s’accommoderait si bien que le ne, ne soit pas là comme une particule se baladant entre la crainte et la venue qui n’a aucune raison d’être, si ce n’est que c’est le sujet lui-même, que c’est le représentant, le reste en fran­çais de ce que veut dire en Grec le qui n’est pas de la négation. Je pour­rais avec vous reprendre n’importe quel texte pour vous en montrer les manifestations. Epheuge mé eidenai, dit le gardien dans Antigone. Il est parti sans laisser de traces. Il s’agit effectivement de celui dont ils ne savent pas encore que c’est Antigone. Ils en donnent épheuge mé adenai, en prin­cipe, cela veut dire qu’on évite qu’on sache que c’est lui, non to mé adenai, si l’on prenait les choses au pied de la lettre, deux négations, on dirait qu’il a évité qu’on ne sache pas que c’est lui. Cela ne veut pas dire cela. Le mé mephunai est là pour ce quelque chose qui est justement la Spaltung de l’énonciation et de l’énoncé que je vous ai déjà expliquée. Le mé phunai, cela veut dire, plutôt, ne pas être. Oui, plutôt ne pas être. C’est là la pré­férence sur laquelle doit se terminer une existence humaine parfaitement achevée, celle d’Œdipe. Si achevée que ce n’est pas de la mort de tous qu’il meurt, à savoir d’une mort accidentelle, de la vraie mort, de celle dans laquelle il raille lui-même son être. C’est ce que j’appellerai une malédiction consentie. De cette vraie subsistance qu’est la subsistance de l’être humain, cette subsistance dans la soustraction de lui-même à l’ordre du monde. Cette attitude est belle, comme on dit dans le madrigal, deux fois belle d’être belle.

C’est ici qu’Oedipe nous montre où s’arrête, où se définit la zone limite intérieure du rapport au désir, celle en fin de compte pour toute expé­rience humaine, qui est toujours rejetée au-delà de la mort, puisque la plu­part des choses autour de quoi l’être humain commun règle sa conduite est simplement de faire ce qu’il faut pour ne pas risquer l’autre mort, celle qui consiste simplement à claquer le bec. Primum vivere. Les questions d’être sont toujours rejetées à plus tard, ce qui ne veut pas dire qu’elles ne soient pas là à l’horizon. Voici les notions topologiques qu’il conviendra de rappeler, parce qu’aussi bien, il est tout à fait impossible de s’y retrou­ver dans des rapports assurément fondamentaux dans notre expérience, et de dire quelque chose qui ne soit pas simplement tournage en rond et confusion, même sous des plumes éminentes. Quand vous lisez, par exemple, cet article en tous points d’ailleurs remarquable de Jones sur Haine, culpabilité et crainte, en montrant leur disposition circulaire, non pas d’ailleurs d’une circularité absolue, mais beaucoup de choses à l’inté­rieur de cet article – je vous prie de l’étudier la plume à la main car, sans aucun doute, nous aurons affaire à lui l’année prochaine – combien de choses s’éclaireraient à condition de mettre en avant des principes, ceux que nous sommes en train d’essayer d’articuler.

Reprenons-les donc, ces principes, au niveau de cet homme du com­mun auquel nous avons affaire, et tâchons de voir ce qu’ils impliquent. Jones, par exemple, a senti, comme bien d’autres, a peut-être mieux exprimé que d’autres, ce qu’on peut appeler l’alibi moral. Il a appelé cela moralisches Entgegenkommen, c’est-à-dire la complaisance de l’exigence morale. Il montre en effet que, bien souvent, dans ce que l’homme s’im­pose de devoirs, il n’y a que l’alibi de la crainte des risques à prendre si on ne se l’imposait pas. Il faut tout de même bien appeler les choses par leur nom. Ce n’est pas parce que l’on met là-derrière un triple voile analytique, ce n’est pas cela que ça veut dire. En d’autres termes, ce que l’analyse arti­cule, c’est que, dans le fond, il est plus commode d’encourir, de subir l’in­terdit, que d’encourir la castration. Et puis encore, essayons un tout petit peu de nous laver la cervelle ; qu’est-ce que ça veut dire, dans Freud, et avant qu’on approfondisse comme on dit la question – ce qui est bien sou­vent une façon de l’éviter – qu’est-ce que ça veut dire que le surmoi qui se produit au moment du déclin de l’Oedipe ? On incorpore sans aucun doute l’instance interdisante. Alors, ceci devrait peut-être vous mettre quand même sur la voie, parce que ailleurs, dans un article célèbre qui s’appelle Deuil et mélancolie, Freud dit aussi que le deuil et son travail s’appliquent à un objet incorporé, à un objet que, pour une raison ou une autre, auquel on ne veut pas tellement de bien. Je veux dire qu’il est proprement articulé que cet être aimé dont nous faisons, par notre deuil, si grand cas, ça n’est pas uniquement des louanges que nous lui adressons, ne serait-ce que pour cette saloperie qu’il nous a faite en nous quittant.

Alors, peut-être que la naissance, la structure, la condition du surmoi, j’entends œdipien, puisque bien sûr on a fait quelque pas en avant depuis, et qu’on a montré qu’il y a pas eu avant – personne non plus est capable de justifier dans l’état actuel des choses pourquoi c’est toujours le même surmoi, bien qu’il soit né paraît-il avant, en rétorsion des pulsions sadiques selon Madame Mélanie Klein – tenons-nous en donc d’abord à méditer sur ce que ce peut être alors ce surmoi œdipien. Si nous incorpo­rons le père, pour être si méchant avec nous-mêmes, c’est peut-être, comme dans le cas du deuil, que nous avons, à ce père, beaucoup de reproches à faire. Et c’est ici que peut vous servir quelque distinction à laquelle, dans les années précédentes, je vous ai introduits, c’est à savoir que choses différentes sont la castration, la frustration la privation. Et que si la frustration est l’affaire propre de la mère symbolique, je vous ai expliqué que sans aucun doute, naturellement, sans pouvoir toujours pousser jusqu’au terme ce qu’impliquent ces articulations, que le res­ponsable de la castration dans Freud, à le lire, et si nous devons donner un sens à ce que c’est la castration, c’est le père réel, qu’au niveau de la priva­tion c’est le père imaginaire.

Tâchons justement bien de voir la fonction de l’un et de l’autre de ces pères au déclin de l’Œdipe, et dans la formation du surmoi, peut-être cela nous apportera-t-il quelque clarté. Peut-être n’aurons-nous pas l’im­pression de jouer deux lignes écrites sur la même portée quand nous fai­sons entrer en ligne de compte le père comme castrateur et d’autre part le père comme origine du surmoi. Pour tout dire, je crois qu’en effet cette distinction est essentielle. Que tout ce que Freud a articulé d’abord concernant la castration, quand il s’est mis, par un phénomène véritable­ment stupéfiant je dois dire, parce qu’il n’avait jamais, même, été esquissé avant lui, quand il s’est mis à épeler le phénomène. Le père réel, nous dit Freud, est castrateur. En quoi ? Pour sa présence de père réel, comme effectivement besognant le personnage vis-à-vis de qui l’enfant est en rivalité avec lui, la mère. Le père réel est promu – que ce soit comme cela dans l’expérience ou pas, mais dans la théorie assurément, ça ne fait aucun doute – comme Grand Fouteur, et pas devant l’Éternel, croyez-moi, il n’est même pas là pour compter les coups. Seulement, est-ce que ce père réel et mythique, précisément au déclin de l’Œdipe, ne s’efface pas, si je puis dire, derrière celui que l’enfant, à cet âge – et c’est pour cela que c’est un âge avancé tout de même, cinq ans – peut très bien l’avoir découvert, à savoir le père imaginaire, à savoir celui qui l’a, en fin de compte, lui le gosse, si mal foutu.

Observez, je vous en prie, ce que l’analyse de l’expérience analytique épelle en ânonnant, et dites-moi si ce n’est pas là que gît la nuance; si ce n’est pas justement pour autant que l’expérience, à ce tournant, est faite de tout ce qui, dans ce petit enfant, non pas tant parce qu’il est petit, mais parce qu’il est homme, est pour lui privation, si ce n’est point autour de cela que se forge, se fomente ce deuil du père imaginaire, c’est-à-dire d’un père qui serait vraiment quelqu’un. Ce en quoi naît d’une façon plus ou moins définitive et bien formée selon les cas ce perpétuel reproche qui reste fondamental dans la structure du sujet d’être si mal. Ce père imagi­naire, c’est lui et non pas le père réel, qui est le fondement de l’image pro­videntielle de Dieu, et la fonction du surmoi, à son dernier terme, à son horizon, dans sa perspective dernière, est haine de Dieu, reproche à Dieu d’avoir si mal fait les choses. Tel est ce qui, je crois, témoigne de la vraie structure de l’articulation du complexe d’Œdipe, et si vous la répartissez ainsi, vous trouverez beaucoup plus clairs tous les détours, toutes les hésitations, tous les tâtonnements que font les auteurs pour s’en expli­quer, les accidents et les détails. Avec cette clef en particulier, et jamais autrement, vous pourrez voir ce que vraiment Jones veut dire quand il parle autant de la genèse du surmoi, du rapport entre les trois, haine, crainte et culpabilité.

Pour reprendre donc les choses, nous dirons que, plût au ciel que le drame se passe à ce niveau sanglant de la castration et que le pauvre petit homme inondât de son sang, comme Cronos Uranos, le monde entier. Chacun sait que cette castration est là, à l’horizon, ce qui ne se produit, bien entendu, jamais nulle part et que ce qui s’effectue est quelque chose qui a beaucoup plus de rapport avec le fait que de cet organe, de ce signi­fiant, le petit homme est un support plutôt piètre, qu’il apparaît avant tout plutôt privé, et que c’est là que nous pouvons entrevoir la commu­nauté de son sort avec ce que la petite fille éprouve, et qui, dans cette perspective, s’inscrit également d’une façon beaucoup plus claire. En fin de compte, ce dont il s’agit, c’est de ce tournant où le sujet s’aperçoit tout simplement, chacun le sait, que son père est un idiot, ou un voleur selon les cas, ou simplement un pauvre type, ou ordinairement un croulant, comme dans le cas de Freud, croulant sans doute bien sympathique et bien bon, mais qui, quand même, comme tous les pères, a bien dû com­muniquer malgré lui les mouvements, comme ça, en bousculade, de ce qu’on appelle les antinomies du capitalisme, c’est-à-dire qu’il a quitté Freiberg, où il n’y avait plus rien à faire, pour s’installer à Vienne. Et c’est une chose qui ne passe pas inaperçue dans l’esprit d’un enfant, même quand il avait trois ans. C’est bien parce que Freud aimait son père qu’il a fallu qu’il lui redonne une stature, et pour l’achever, cette stature, lui donner cette taille du géant de la horde primitive.

Mais bien entendu ce n’est pas là ce qui résout les questions de fond. À la vérité, pour Œdipe, comme je vous l’ai dit, et c’est en cela que, prouvant qu’il est un homme complet, il nous montre du même coup que ce n’est pas là la question essentielle – car c’est justement pour ça qu’Oedipe n’a pas de complexe d’Œdipe – c’est que dans son histoire, remarquez-le bien, il n’y a pas de père du tout. Je veux dire que celui qui lui a servi de père, c’est son père adoptif, et nous en sommes tous là mes bons amis, parce qu’après tout pater is est quem Justae nuptiae demonstrant, ce qui veut dire que le père, c’est celui qui nous a reconnu. Foncièrement, nous en sommes au même point qu’Oedipe, encore que nous ne le sachions pas et que, quant au père qu’Oedipe a connu, lui, ça n’est très précisé­ment, comme le mythe de Freud l’indique, que le père une fois mort. Aussi est-ce là, comme je vous l’ai cent fois indiqué, qu’est la fonction du père, puisque la seule fonction du père, dans notre articulation d’être un mythe, c’est justement, comme je vous l’explique, toujours et unique­ment le Nom-du-père. C’est-à-dire rien d’autre que le père mort, comme Freud nous l’explique dans Totem et Tabou. Mais, bien entendu, pour que ceci soit pleinement développé, il faut que l’aventure humaine, ne serait­-ce qu’en esquisse, soit poussée jusqu’à son terme, à savoir que la zone où Oedipe s’avance, après s’être déchiré les yeux, soit explorée.

C’est donc toujours par quelque franchissement de la limite, bénéfique, que l’homme fait l’expérience de son désir. Et en fait, comme d’autres avant moi l’ont articulé, c’est tout le sens de ce que Jones spécialement produit quand il parle d’aphanisis, étant essentiellement lié à ce risque majeur qui est le risque tout simplement de ne pas désirer. Le désir d’Œdipe, c’est ce désir d’en savoir le fin mot sur le désir. Quand je vous dis que le désir de l’homme est le désir de l’Autre, quelque chose me revient dans l’esprit qui, je crois, chante dans Paul Eluard sous le terme du dur désir de durer. Ce dur désir de durer n’est rien d’autre que ce désir de désirer.

Pour l’homme du commun, donc, en tant que le deuil de l’Œdipe est à la source, à l’origine du surmoi, la double limite au-delà de la mort réelle risquée, jusqu’à la mort préférée, assumée, jusqu’à l’être pour la mort, ne se présente que sous un voile. Ce voile, c’est précisément ceci qui s’ap­pelle, dans Jones, la haine, qui fait que c’est dans l’ambivalence de l’amour et de la haine que tout auteur analytique conscient, si je puis dire, met le dernier terme de la réalité psychique à laquelle nous avons affaire. La limite extérieure qui est celle qui retient l’homme dans le service du bien est le primum vivere. C’est bien la crainte, comme on nous le dit. Mais vous voyez combien son incidence est en quelque sorte superficielle. C’est entre les deux, et dans la zone intermédiaire, que gît, pour l’homme du commun l’exercice de sa culpabilité, reflet de cette haine pour celui – car l’homme est créationniste – créateur, quel qu’il soit, qui l’a fait si faible et si insuffisante créature.

Bien sûr, ces balivernes ne sont rien pour le héros, pour lui, qui s’est effectivement avancé dans cette zone, pour Œdipe. Pour Oedipe, qui va jusqu’au phunai du véritable Être-pour-la-mort, les épousailles avec l’anéantissement considéré comme le terme de son vœu, de cette malé­diction consentie du mé phunai Ici il n’y a rien d’autre que cette véritable et invisible disparition qui est la sienne. L’entrée dans cette zone est celle, pour lui, de ce renoncement aux biens et au pouvoir en quoi consiste la punition qui n’en est pas une. L’acte d’arrachement au monde qui est constitué par le geste de s’être aveuglé, celui-là seul, les anciens le savaient, qui échappe aux apparences, peut arriver à la vérité. Le grand Homère est aveugle, Tirésias aussi. C’est entre les deux que, pour Œdipe, se joue le règne absolu de son désir. Ce qui est suffisamment souligné par le fait qu’on nous le montre jusqu’à son terme irréductible, exigeant tout, n’ayant renoncé absolument à rien, et absolument irréconcilié.

Cette topologie, qui est la topologie tragique en l’occasion, je vous en ai montré l’envers et la dérision, parce qu’elle est illusoire, parce que ce pauvre Lear n’y comprend rien, et fait retentir, pour avoir voulu entrer, lui, d’une façon bénéfique avec l’accord de tous, dans cette même région, l’océan et le monde, pour nous apparaître toujours n’ayant rien compris, tenant morte dans ses bras l’objet, bien entendu méconnu par lui, de son amour. Tels sont les termes autour desquels se définit cette région qui nous permet de poser les limites qui nous permettent enfin de faire la clarté sur un certain nombre d’énigmes, de problèmes que pose notre propre théorie et notre expérience, en particulier ceci l’intériorisation de la loi, nous ne faisons que le dire, n’a rien à faire avec la Loi. Encore fau­drait-il dire tout de même pourquoi. Il est possible que ce surmoi serve d’appui à la conscience morale, mais chacun sait bien que le surmoi n’a rien à faire avec la conscience morale en ce qui concerne ses exigences les plus obligatoires. Ce qu’il exige n’a rien à faire avec ce que nous serions en droit de faire la règle universelle de notre action. C’est véritablement le b-­a ba de la vérité analytique. Mais il ne suffit pas de le constater, il faut en rendre raison. Je pense que le schéma que je vous propose en est capable, et que si vous vous y tenez fermement vous y trouverez occasion, dans ce dédale, à ne pas vous perdre.

Voilà ce que je voulais vous dire aujourd’hui. La prochaine fois, je grouperai autour de ce quelque chose qui amorcera en fin de compte la voie vers quoi tout ceci est dirigé, c’est-à-dire une appréhension plus sûre de ce qui peut être considéré comme catharsis et des conséquences de ce rapport de l’homme au désir.

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