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Recherches Lacan

LVII L'éthique de la psychanalyse 1959 – 1960 Leçon du 9 mars 1960

Leçon du 9 mars 1960

 

Je vous ai apporté aujourd’hui ce qu’on peut considérer comme une curiosité, une amusette même. Mais je crois que ces sortes de singularités sont précisément les choses que nous sommes peut-être nous seuls ana­lystes en mesure de situer. Ce qui va suivre, que je vous ai annoncé la der­nière fois après les propos que Pierre Kaufmann a bien voulu nous appor­ter, concernant l’article de Bernfeld et de ses antécédents, et qui nous annonce en somme que le problème est d’établir le lien entre sublimation et idéalisation, avant donc de quitter la sublimation telle que je vous en ai fait le schéma autour de cette notion qui peut rester encore énigmatique et voilée, pour les meilleurs raisons, de la Chose, je vous apporte quelque chose en quelque sorte en note, concernant cette Chose et concernant ce que je pourrais appeler en somme les paradoxes de la sublimation. La sublimation n’est pas en effet ce qu’un vain peuple pense et, vous allez le voir, ne s’exerce pas toujours obligatoirement dans le sens du sublime. De même, la notion du changement d’objet n’est pas quelque chose non plus que vous deviez considérer comme faisant disparaître, bien loin de là, l’objet sexuel en tant que tel. L’objet sexuel peut venir au jour accentué comme tel dans la sublimation. Le jeu sexuel le plus cru peut être l’objet d’une poésie ; cela n’en est pas moins là une visée sublimante qui sera mise en jeu. Enfin, pour tout dire, je crois qu’il n’est pas inutile qu’après que je vous ai parlé de l’amour courtois, je ne sais pas quelle suite vous aurez donné dans vos lectures à ce que je vous ai apporté dans ce sens, des psychanalystes n’ignorent pas des pièces du dossier de l’amour courtois, de la poésie des troubadours dont les spécialistes ne savent eux-mêmes lit­téralement que faire. Ils en sont embarrassés comme un poisson d’une pomme. Ce poème, il n’y en a pas deux comme cela dans l’histoire de la poésie courtoise, qui est un hapax, se trouve justement dans l’œuvre d’un des plus subtils, d’un des plus raffinés de ces troubadours qui s’appelle Arnaud Daniel, et qui s’est distingué tout spécialement par des trouvailles formelles exceptionnellement riches, notamment sur la sestina sur laquelle je ne peux pas m’étendre ici, mais dont il faut que vous sachiez au moins le nom.

Cet Arnaud Daniel a composé un poème sur la plus singulière qui se soit produite de ces relations de service, comme je vous l’ai dit la dernière fois que j’ai parlé de ce sujet, entre l’amoureux et la Dame, et il a fait tout un poème qui se distingue par ce que les auteurs effarouchés appellent un poème débordant les limites mêmes de la pornographie, allant jusqu’à la scatologie, sur un cas qui semble s’être produit comme un problème dans cette casuistique particulière qui suppose des jugements rendus à l’occa­sion, cette casuistique morale courtoise. Ce cas est celui-ci. Une Dame, qu’on appelle dans le poème Dame ou Domna Ena, donne à son cheva­lier l’ordre, et c’est un ordre qui est une épreuve à laquelle se mesurera la dignité de son amour, de sa fidélité, de son engagement, elle lui donne l’ordre de se soumettre à cette épreuve qui consistera, comme le texte le porte, à emboucher sa trompette. Emboucher sa trompette, vous allez le voir d’après le texte de cette singulière poésie, n’a pas du tout un sens ambigu. Aussi bien, pour ne point vous faire attendre plus longtemps, je vais vous lire-puisque je pense qu’aucun de vous ne peut entendre cette langue perdue qu’est la langue d’oc, qui a pourtant son style et son prix – ce poème en strophes de neuf vers à rime homogène, la rime changeant d’une strophe à l’autre.

« Puisque Seigneur Raymond – il s’agit, vous allez le voir, de ceux qui ont pris part à cette affaire, c’est-à-dire d’autres poètes qu’Arnaud Daniel, Seigneur Raymond c’est Raymond de Durmont – défend Dame Ayma et ses ordres, je serai d’abord vieux et blanchi avant de consentir à des requêtes pareilles, d’où il pourrait résulter un si grand inconvénient. Car pour emboucher cette trompette, il lui serait besoin d’un bec avec lequel il tirerait du tuyau les grains. Et puis il pourrait bien sortir de là aveugle, car la fumée est forte qui se dégagerait de ses replis. » Je pense que la nature de la trompette en question commence à se faire voir. « Il lui serait bien besoin d’avoir un bec et que ce bec fût long et aigu – si nous évoquons là les récentes images, aussi très singulières, d’une exposition d’un peintre célèbre – car la trompette est rugueuse, laide et poilue. . . et le marécage est profond au dedans… Et il ne convient pas qu’il soit jamais un favori celui qui met sa bouche au tuyau. Il y aura bien assez d’autres épreuves plus belles et qui vaudraient d’avantage. Et puis, si Seigneur Bernart le Bernart ici dont il s’agit est l’amant – s’est soustrait à celle-là, par le Christ, il n’a pas un instant agi en lâche pour avoir été pris de peur et d’effroi. Car si le filet d’eau était venu… il lui aurait complètement échaudé la joue, et il ne convient pas qu’une femme. .. Bernart, je ne suis point d’accord avec le propos de Raimon Durfort… pour vous dire que vous ayez jamais eu tort en cela; car si vous aviez trompété… qui cherche à vous en dissuader, louez à ce sujet Dieu qui vous en a fait réchapper. Oui, il est bien réchappé à un grand péril, qui eût été reproché ensuite à son fils et à tous ceux… Mieux lui vaudrait qu’il fût allé en exil que de l avoir cornée dans l’en­tonnoir entre l’échine et le pénil, par où se suivent les matières couleur de rouille. Il n’aurait jamais su tant… qu’elle lui compissât le museau et le sourcil. »

Le poème se termine par un envoi de quatre vers: « Dame, que Bernart ne se dispose point du tout à corner de la trompette – corner, cornard et corne, on est là en pleine ambiguïté, étant donné qu’il veut dire à la fois corne, clairon, et aussi tuyau-sans un grand dousil-mot autochtone qui veut dire quelque chose comme outil – avec lequel il fermera le trou du pénil, et alors il pourra corner sans péril. »

Ce document assez extraordinaire, qui nous ouvre une perspective sin­gulière sur ce qu’on peut appeler la profonde ambiguïté de l’imagination sublimante, tire son prix, je vous prie de le remarquer, de ceci d’abord, c’est que nous n’avons pas conservé tous ces produits de la poésie des trouvères et des troubadours. Ce poème, qui a évidemment son mérite lit­téraire que la traduction ne montre pas, non seulement ne s’est pas perdu, mais encore, alors que nous ne trouvons certains poèmes d’Arnaut Daniel que dans deux ou trois manuscrits, celui-ci nous le trouvons dans vingt manuscrits. Manifestement, il y a ceux qui, à l’époque, ont recueilli et transmis ces poèmes, en disant qu’il y a toujours la part des circonstances historiques ; d’autre part, que le texte lui-même implique, nous avons d’ailleurs aussi d’autres textes mais je vous en fais grâce, que deux autres troubadours, Trumalec et Raymond de Durfort ont pris parti en sens contraire en ce débat douteux; que nous nous trouvons là devant quelque chose qui se présente comme une espèce de brusque retournement de ce qui, dans le sens, est voilé, et de quelque chose qui se présente à nous comme une sorte de rétorsion singulière, la femme idéalisée mettant sou­dain brutalement à la place de la Chose construite, savamment élaborée à l’aide de signifiants raffinés – et Dieu sait qu’Arnaut Daniel a été loin dans le sens de la plus grande subtilité du pacte amoureux, allant jusqu’à pousser l’extrême du désir jusqu’au moment où il est offert lui-même en une sorte de sacrifice où il se retourne dans une espèce d’abolition de lui-même – eh bien, c’est le même qui se trouve avoir donné avec quelque reluctance un poème sur un sujet qui, pour qu’il lui consacre avec tant de soin son talent poétique, devait le toucher par quelque point.

Nous nous trouvons donc devant ceci, cette Dame, celle qui se trouve dans la position de l’Autre et de l’objet, se trouve brutalement mettre dans sa crudité le vide d’une Chose qui s’avère dans sa nudité être la Chose, la sienne, celle qui se trouve au cœur d’elle-même dans son vide cruel. Cette Chose – certains d’entre vous ont vu, ont pressenti la fonction et la direction, la perspective dans cette relation à la sublimation – cette Chose, ici, est en quelque sorte dévoilée avec une puissance toute parti­culièrement insistante et cruelle. Il est difficile tout de même de ne pas en voir les échos, et qu’il ne s’agit pas là d’une singularité qui soit sans anté­cédents, quand nous lisons dans La Pastorale de Longus ce qui est l’ori­gine de la flûte poétique, Pan, poursuivant la nymphe Syrinx qui se dérobe à lui, qui disparaît au milieu des roseaux, dans sa fureur, fauche les roseaux. Et c’est de là, nous dit Longus, que sort la flûte aux tuyaux inégaux symbolisant, ajoute le poète, subtil, que Pan, par là, veut exprimer que son amour était sans égal. Que nous disent la légende et le mythe ? Que c’est effectivement Syrinx qui est transformée dans le tuyau de la flûte de Pan, et le registre, en quelque sorte, de dérision où peut venir s’inscrire le singulier poème dont je vous ai fait, ici, la communication, est quelque chose qui se situe, si l’on peut dire, dans la même structure, dans le même rapport, dans le même schéma de ce vide central autour de quoi s’ordonne et s’articule ce en quoi, à travers quoi finalement se sublime le désir. Je ne serais pas complet si je n’ajoutais pas au dossier, à toutes fins utiles, et en quelque sorte pour situer en l’occasion la place que nous pou­vons donner à ce singulier morceau littéraire qu’Arnaut Daniel – à ceux-­mêmes qui ne sont point spécialistes de la poésie des troubadours, se trouve ficher quelque part, c’est au chant XXVI du Purgatoire – que Dante le situe dans la compagnie des sodomistes.

Je n’ai pas pu pousser plus loin la genèse particulière du poème dont il s’agit. Je vais maintenant donner la parole à Madame Hubert qui va vous parler d’un texte auquel la littérature analytique se réfère d’une façon extrêmement fréquente, c’est le texte de Sperber qui se rapporte appa­remment au problème de l’origine du langage, mais qui touche à toutes sortes de problèmes voisins de ce que nous avons ici à articuler concer­nant la sublimation, nommément à l’article de Jones sur La théorie du symbolisme, sur lequel j’ai fait moi-même un commentaire dont les échos m’apprennent qu’il n’est pas facilement accessible au lecteur. J’y ai fait allusion dans le petit article, dans le numéro de la revue que j’ai consacrée à la théorie du symbolisme de Jones. En effet, Jones en fait état très expressément à propos d’une question qu’il pose. La question est la sui­vante: si, dit-il, la théorie de Sperber est vraie, c’est à savoir que c’est très directement comme un équivalent de l’acte sexuel que nous devons consi­dérer certains travaux primordiaux, et notamment les travaux agricoles, les rapports de l’homme à la terre, pouvons-nous dire que tel ou tel des traits qui sont engendrés, dont nous gardons la trace dans la signification de ce rapport primitif, peuvent être rapportés au processus de symboli­sation ? Jones dit non. En d’autres termes étant donné la conception qu’il se fait de la fonction du symbole-je n’y insisterai pas plus ici car ce n’est pas notre objet – il considère que ça n’est pas d’une transposition en somme symbolique dont il s’agit en quoi que ce soit, ni qui puisse être mis au registre d’un effet de sublimation.

L’effet de sublimation, là, est à prendre, si l’on peut dire, dans sa libé­ralité, dans son authenticité. La copulation du laboureur avec la terre est quelque chose que nous avons à considérer dans une stricte équivalence de termes, non pas comme quelque chose que nous pouvons appeler une symbolisation, mais quelque chose qui est strictement l’équivalent d’une copulation symbolique. Si on lit le texte de Jones, on lit cela, et cela vaut la peine qu’on s’y arrête. J’en ai tiré dans mon article quelques consé­quences sur lesquelles je reviendrai, mais pour que ce texte prenne sa véritable valeur – il est dans ce premier numéro d’Imago qui est peut-être encore plus introuvable que les autres – Madame Hubert a bien voulu tra­vailler dessus et elle va aujourd’hui vous faire part de son contenu.

Mme HUBERT. – L’article s’appelle De l’influence de facteurs sexuels sur l’origine et le développement du langage. Avant d’attaquer le pro­blème de la genèse du langage, il faut définir la signification du terme lan­gage. Il ne s’agit ici que de la genèse du langage articulé, on laissera entiè­rement de côté les différentes sortes de langages. Pour le psychologue linguiste, le concept du langage signifie non seulement la production d’un son mais la transmission d’un contenu psychique d’un individu à un autre, en d’autres termes, il ne s’agit de langage que s’il s’agit d’une inten­tion de communication. En conséquence, par exemple, un cri de douleur comme tel n’est pas une parole, mais peut le devenir s’il est articulé pour implorer du secours.

Notre problème est le suivant: quelles furent les conditions préalables qui ont fait naître chez un individu sans parole, mais doté d’un appareil vocal, l’intention de communiquer avec un autre ? Certainement en observant que les sons qu’il avait produits sans intention se montraient capables d’influencer l’action de cet autre individu. Avant que l’invention d’une communication, et en conséquence la parole, eût pu naître, les conditions préalables suivantes ont dû être réunies. Un individu A décharge à plusieurs reprises ses affects par des sons, un deuxième, B, réagit régulièrement à ces sons d’une manière visible pour A, et A recon­naît le rapport entre ses propres cris et les réactions de B. Seulement, après avoir passé par ces stades préliminaires, A peut avoir l’intention d’utiliser sa voix pour communiquer avec B, c’est-à-dire qu’il peut crier maintenant de façon intentionnelle s’il souhaite la réaction de B. À partir de ce moment ce n’est pas seulement une voix que possède A, mais aussi le langage.

Les situations qui auraient pu mener à un développement tel semblent limitées par les conditions suivantes, premièrement, au moins deux indi­vidus participent à la situation, au moins un individu, A, est en état d’af­fect, ce qui le mène au cri. Troisièmement certaines forces doivent entrer en jeu pour obliger l’individu B à réagir de façon régulière. Quatrièmement la réaction de B doit être souhaitable pour A, sinon A n’aurait aucun intérêt de provoquer la réaction de B par ses cris. Cinquièmement la situation doit se produire souvent, et rester la même. Sixièmement, la situation doit être simple. Les deux dernières conditions sont la conséquence de l’intelligence inférieure de l’homme qui se dis­tingue à peine de l’animal à ce stade du développement. Il a fallu qu’une situation simple se reproduise souvent pour permettre à A de concevoir le rapport causal entre son cri et la réaction.

En considérant les situations dans lesquelles on a considéré les origines de la parole, il est facile de voir que les conditions ne sont pas remplies. On imagine facilement la scène des deux chasseurs primitifs qui sont subite­ment attaqués par une bête féroce. L’un des deux, A, crie et s’aperçoit que le second peut prendre la fuite à ce cri. Dans une occasion ultérieure il crie volontairement pour attirer l’attention de son collègue sur ce dan­ger. Il est en possession de ce cri d’alarme, donc d’un élément linguistique. Les deux premières conditions sont remplies: la présence des deux indi­vidus, l’apparition d’un affect – en ce cas la peur – la troisième aussi, la régularité, paraît être exacte, parce que même si le cri ne fait pas fuir B, il s’apercevra aussi de l’adversaire et réagira apparemment au cri de A. D’autre part il faut douter de la quatrième condition, la réaction de B devrait être souhaitable pour A. Il serait imprudent de projeter les senti­ments altruistes de nos jours dans l’âme des primitifs. Le point cinq, fré­quence de la situation, peut être admis, mais le dernier, la simplicité de la situation, ne s’avère pas justifié. Autrement dit, à nos yeux la théorie du cri d’appel manque de toute probabilité. L’attention principale de A est occu­pée par la situation du danger, il est peu probable qu’il reconnaisse un rap­port causal entre le cri et la réaction, rapport vrai, ou causal.

En réalité il n’existe que deux situations qui remplissent entièrement les conditions requises. La première est celle du nourrisson affamé, il crie sans intention, et reçoit la nourriture de sa mère, ensuite il reconduit le rapport causal et apprend à appeler sa mère. La deuxième est le rapport sexuel où l’excitation du mâle se décharge par des sons auxquels la femelle réagit par son approchement. En conséquence la naissance de la parole se réduirait à l’une de ces situations, ou à toutes deux. Il est certain que le rapport de l’enfant à sa mère explique l’origine du langage individuel. Néanmoins, il faut refuser dans mon opinion que le langage humain puise

là ses origines. À part les premiers sons réflexes l’enfant ne crée pas son langage, il le reçoit des adultes. Il semble que tous les indices désignent la sexualité comme la racine la plus importante du langage.

Nous avons essayé de situer le moment où le développement de la parole humaine a pris son départ. Nous nous demandons maintenant, est-ce qu’il existe des chemins à partir de ce point qui mènent à des dates de la vie linguistique que nous connaissons par notre propre expérience ? En d’autres termes, comment expliquer que le langage cherche à dési­gner des choses qui n’ont aucun rapport ou un rapport très éloigné avec la sexualité ? Je crois que mon hypothèse, c’est-à-dire l’origine du langage à partir de corps sexuels, rendra compréhensible l’effort de l’étendre à des activités plus nombreuses et toujours nouvelles. Jusqu’à maintenant nous n’avons encore vraiment abordé la question de l’origine du langage, nous n’avons fait que cerner la signification de la question. La plupart des auteurs se sont surtout intéressés au problème suivant : comment se fait-il que les hommes cherchaient à faire un groupe de sons de la représentation précise ? En d’autres termes, comment ont-ils créé un vocabulaire ? Dans la littérature scientifique, ces deux questions n’ont pas été séparées d’une façon suffisamment précise. Mon hypothèse que l’excitation sexuelle est probablement la source capitale des premières manifestations de la parole, pourrait peut-être nous montrer le chemin de la compréhension du pro­blème du vocabulaire. D’ailleurs les scientifiques admettent qu’à chaque niveau culturel d’un groupe correspond un corrélatif exact dans sa langue. C’est-à-dire que le développement linguistique suit pas à pas le dévelop­pement culturel. Ceci s’applique aussi aux origines du langage. Ainsi il est clair qu’un développement du cri de séduction n’était pas possible avant la formation de la famille. Seul le fait de vivre avec d’autres individus pou­vait créer ces moyens de communication. Pour les mêmes raisons il faut admettre que le progrès culturel de l’invention des outils, qui représente vraiment la séparation radicale de l’homme et de l’animal, a influencé le développement du langage de façon décisive.

Je vais essayer de démontrer la probabilité que les activités exécutées avec l’aide d’outils étaient accompagnées de manifestations ressemblant à des appels de séduction parce qu’elles étaient investies sexuellement. Investissement sexuel signifie ici que l’activité phantasmatique de l’homme primitif présentait une certaine analogie avec les organes sexuels humains, qu’on voyait dans le travail avec les outils, l’image de l’acte sexuel. À cette occasion apparaissaient des affects semblables à l’acte sexuel qui créent des tensions. Cette tension demandait une décharge semblable à la tension sexuelle et conduisait de même à l’émission de sons. Il n’est pas possible de fournir des preuves avec la même certitude pour toutes les espèces de travail. Quelquefois on est obligé de se conten­ter d’une certaine probabilité.

Je commence avec un groupe d’activités qui me semblent principales pour prouver mon hypothèse, les travaux agricoles. On trouve dans l’imagination des peuples agricoles un parallélisme étroit entre la pro­duction des plantes par la terre et la procréation, la naissance et la crois­sance de l’homme. Le langage le témoigne par une infinité d’images et d’expressions qui sont communes aux deux domaines. La procréation de l’homme est réalisée par la semence qui dépose le germe de la vie dans le sein de la mère. Les enfants sont les rejetons de l’homme. D’autre part, nous parlons des entrailles de la terre. Ce qui importe ici, c’est le fait que la représentation primitive identifie la charrue avec le phallus, la terre avec la femme qui conçoit, et qu’elle perçoit l’activité de la charrue comme un acte sexuel. On peut citer ici toutes les coutumes superstitieuses où la charrue joue le rôle de symbole de fertilité. Chez Eschyle se trouve un passage où le péché d’Œdipe consiste en ceci qu’il aurait ensemencé le champ, qui aurait dû lui être sacré, de la mère. De même dans un livre on voit un objet qui représente à la fois une charrue et un phallus qui se trouve dans la décoration d’un vase grec, ce qui prouve qu’il ne s’agit pas seulement d’un vase symbolique, mais d’une représentation assez réelle.

Une symbolique semblable existe aussi chez des peuples ne connaissant pas la charrue, qui fouillent la terre avec une sorte de bâton pour chercher des racines. Le même investissement sexuel existe aussi pour les deux méthodes principales pour travailler le grain. Ici le mortier est le repré­sentant d’un sexe féminin, tandis que le pilon représente le pénis. En anglais, to meel, to […], signifie à la fois coït et moudre. Le mot latin, pilon, apparaît en bas allemand, en danois (mots allemands).

L’activité qui consiste à couper avec les outils émoussés semble inves­tie de tendances sexuelles d’une façon analogue. Nous trouvons avec une grande fréquence la double signification de mal couper avec un outil émoussé et coïre. Par exemple en syrien, en souabe, couper maladroite­ment, en allemand, Vikel, coïre, en bavarois, Vekal, couper avec un couteau mal aiguisé. En allemand Vekel, coïre, ou alsacien Vegel. En alsacien Kise veut dire coïre et un couteau émoussé, en souabe, fich, couper avec un couteau émoussé et en même temps coïre, etc. La symbolique est facile­ment compréhensible. L’outil coupant est le membre viril, l’objet façonné, le creux obtenu par cette activité représente le sexe féminin.

Une analogie encore plus frappante touche à l’activité de forer. Un très bel exemple est donné par un mode particulier de faire du feu. Il s’agit de deux morceaux de bois dont l’un sert à percer l’autre avec des mouve­ments rotatifs. Une très ancienne coutume hindoue accompagnant la pro­duction du feu sacré fait bien ressortir l’analogie avec l’acte sexuel: voilà le bois tournant, le procréateur, préparez et amenez la souveraine, nous voulons faire tourbillonner le feu. D’après nos vieilles coutumes le feu repose dans les bois comme le fruit bien protégé dans la femme enceinte. Chaque jour de nouveau les hommes offrant des sacrifices chantent les louanges de […]. Faites entrer dans celle qui est étendue, vous qui en connaissez l’art. Aussitôt elle conçoit, elle a enfanté celui qui l’a fécondée avec sa pointe rouge luisant dans sa trajectoire, le feu est né dans le bois précieux.

Bien que mon exposé puisse paraître très incomplet, il montre néan­moins une certaine vraisemblance de mon hypothèse. L’exécution de ces occupations majeures provoquerait chez l’homme primitif, grâce aux investissement sexuels, une excitation, ou au moins une tension psy­chique qui s’exprimerait par des sons, de même que l’excitation sexuelle primitive aurait provoqué des […]. Ceci représenterait le moyen de com­muniquer à d’autres personnes la représentation de travail par la repro­duction des sons qui l’accompagnaient régulièrement, donc la création d’un mot pour désigner ce travail. En admettant que la découverte de la première méthode de travail ait résulté dans un groupement de sons aptes à donner le nom à ce travail, comment expliquer que ce qui n’est pas du même groupement de travail servira à l’invention d’une nouvelle méthode de travail mais qu’une nouvelle racine de langue sera créée pour chaque découverte nouvelle. Car si la tension sexuelle par exemple en labourant, se décharge sous la forme d’un certain groupement de sons, il est difficile de comprendre pourquoi cette tension, provoquerait un autre groupe­ment de sons sous l’influence d’une autre méthode de travail. La solution de ce problème ne me semble pas trop difficile à résoudre. Simultanément à l’invention du premier outil, un mot fut créé gui fut simultanément investi de façon à garder la double signification de coïre et d’accomplir un certain travail. Mais ce mot fut appris par la nouvelle génération long­temps avant le réveil de ses pulsions sexuelles. La signification sexuelle du mot s’effaçait, elle prenait plutôt un sens figuratif. La situation se présente d’une façon tout à fait différente pour l’inventeur d’une nouvelle méthode de travail. J’ai des raisons, j’y reviendrai plus tard, pour penser que l’in­vention d’une nouvelle méthode ne pouvait se faire autrement que sous l’influence d’une tension sexuelle. Il s’agit ici littéralement de l’attrait du nouveau.

En accomplissant sa nouvelle méthode de travail qu’il venait d’inven­ter, l’auteur était en état de tension qui l’incitait à émettre des cris sem­blables à des interjections. Il me semble évident que si ce cri là reprenait un autre groupement de sons que celui que ses ancêtres avaient inventé de cette façon l’homme créait lentement une série de mots pour désigner des affinités primitives. Tout les distingue des autres par leur valeur acous­tique, mais elles sont toutes égales par ce qu’ils avaient gardé leur valeur particulière, la double signification de coïre.

Le rapport étroit entre l’invention du langage et celle de l’outil me semble plus convaincante que celle qui se base sur la terreur ou l’étonne­ment pour provoquer la première parole. À son niveau mental, seule la répétition extrêmement fréquente, pour ainsi dire infinie, lui permit de fixer dans sa mémoire et de reproduire les premiers cris. Cette condition requise plus haut, est remplie en déduisant l’origine de la parole des sons acoustiques gui accompagnaient le travail. Les chants qui accompagnent encore aujourd’hui les travaux en commun me semblent avoir encore un rapport direct avec l’investissement primitif de plaisir de tout travail. Je ne crois pas me tromper en réduisant l’origine des racines du langage aux tra­vaux exécutés par un groupe. Ceci expliquerait la consolidation et la sur­vie de ces pratiques, puisqu’elles auraient été apprises par tout un groupe d’hommes à la fois.

Quelques lecteurs doutent sans doute de l’exactitude de notre suppo­sition que l’invention de nouvelles méthodes de travail ne se produisait que sous la pression d’une tension sexuelle. Il me semble difficile à admettre qu’il y a là un pur hasard que presque toutes les méthodes de tra­vail sont sexuellement investies, et qu’elles rendent possible, provoquent même une comparaison avec l’activité sexuelle. Ceci ne peut s’expliquer que par le fait que les phantasmes sexuels de l’homme ont déjà participé de façon déterminante à la création de cette méthode. À partir du moment où l’homme n’avait plus de périodes de rut comme les animaux, il lui arrivait souvent de ne pas avoir une femelle à sa disposition. Il était donc obligé de chercher un autre moyen de décharge pour déployer ses forces. Il préférait naturellement une activité ayant une ressemblance quel­conque avec l’acte sexuel, pouvant lui servir de remplacement.

Le lecteur s’est aperçu que j’ai abordé un sujet bien discuté. Récem­ment Sigmund Freud et ses élèves ont insisté sur le rapport étroit des conquêtes de la civilisation et de telles pulsions sexuelles insatisfaites. Il nous suffit ici de constater que les pulsions sexuelles jouent un rôle très important dans la vie spirituelle des hommes, et d’autant plus que nous nous rapprochons de l’origine de la civilisation humaine. Par conséquent il faut attribuer sa place à ces pulsions aussi dans le domaine concernant l’origine du langage. La plupart des lecteurs refusent probablement de croire à cette monstruosité qu’au moins la majorité des sons n’auraient signifié à l’origine qu’une seule et même chose, l’acte sexuel. D’une part nous sommes trop pris dans nos règles modernes de bienséance pour prononcer sans aucune gêne des mots sexuellement investis, et d’autre part il nous semble invraisemblable qu’un seul concept aurait pu se diffé­rencier en ce nombre infini de significations dont une langue moderne dispose. L’une et l’autre des objections peuvent être assez facilement sur­montées. Je saute maintenant un paragraphe où il développe le dévelop­pement du langage à partir de ces racines pour arriver aux phrases et à la différenciation des catégories, des mots, des substantifs, etc., parce que j’ai l’impression qu’il n’y a pas beaucoup de rapport avec les antécédents. J’en arrive à la deuxième partie de son travail, où il y a beaucoup d’étymologique.

« Ma théorie sur l’origine du langage a l’avantage d’être mise à l’épreuve de façon pratique. En affirmant à l’encontre de nos sentiments modernes que toutes les significations d’une langue dérivent de la signification prin­cipale coïre, je suis obligé de prouver que les mots désignant les choses sexuelles ont réellement eu une grande capacité de développement concernant leur signification. De la richesse du déplacement de significa­tion, historiquement démontrable, concernant ces mots, dépendra le bienfondé de mon hypothèse. En prenant quelques exemples de mots sexuels je vais examiner leur force d’expansion. Je suis obligé de me limiter au domaine des langues germaniques. Mais si ma pensée est exacte cela se trouvera dans n’importe quelle langue. Dans mes exemples il s’agit parfois de mots appartenant à un dialecte moderne puisque ces mots particuliers manquent souvent dans la langue écrite. Je ne me cache pas que ce pro­cédé représente une source d’erreurs, mais j’espère que le résultat princi­pal ne sera pas influencé par les erreurs de ce genre.

Je commence avec le mot Geaille. Ce mot apparaît dans l’ancien mot allemand dans la signification de […] et en même temps de coïre. Le déve­loppement ultérieur de la signification se fait à partir de la signification coïre ; relativement tôt dans les premiers stades de bas allemand moderne, ce mot prend la signification de vexare, maltraiter. Un autre auteur ancien a certainement raison en disant que la signification générale de maltraiter vient de la signification plus spéciale de maltraiter en violant. La signifi­cation maltraiter, de gheare, est donc prouvée à une période assez ancienne. L’expression à l’origine probablement très forte de « que le diable te batte », perdait son sens propre grâce à son emploi extrême­ment fréquent, et par le détour de tourmenter, importuner s’ensuivait la signification plus faible d’agacer qui s’emploie encore aujourd’hui dans un dialecte suisse. Agacer devient taquiner, puis tromper. Une autre ligne de développement part également de maltraiter, jeter violemment par terre, casser. Jeter par la transformation de l’usage transitif à l’usage intransitif devient tomber. Des mots plus grossiers comme […] qui veut dire laisse-moi en paix, prennent la signification de gayen qui devient s’éclipser, se tailler. Ce qui explique que gayer devient une expression assez grossière pour courir et marcher. Enfin il y a une autre signification, se vanter, faire l’important, qui provient probablement d’agacer avec des paroles, taquiner. Le participe passé du verbe subit aussi un développe­ment indépendant de signification. En Suisse […] signifie mal, contrarié, mal élevé, grognon, en ajoutant que des composés de gayen prennent encore d’autres chemins, par exemple […] qui veut dire renverser, dialo­guer, ou kamengaye qui veut dire lutter, ou [… ] qui veut dire échouer un examen.

Il faut admettre que la richesse du développement des significations ne laisse rien à souhaiter. Cet exemple ne représente pas un phénomène, au contraire, on peut dire que tous les verbes signifiant coïre tendent à élar­gir leur signification de façon analogue. Dans le mot Irlandais nous trou­vons une correspondance presque parfaite, brouiller, plus ancien brouillen dérivé de brouit qui veut dire fiancée, ne signifie pas primitive­ment la fiancée, mais une jeune femme, comme l’anglais bright, ou on sué­dois brut, bruden, ou brouiden signifie prendre femme une jeune fille, donc coïre. De façon analogue, comme pour graen, se développent des significations suivantes, agacer, soucier, battre, frapper, jeter, tomber, se sauver, marcher. »

Il donne ensuite un exemple très joli d’un vieux poème néerlandais qui date de 1640 où il y a encore un tas d’autres significations mais je ne connais pas assez le néerlandais pour le traduire. « Il y a un troisième verbe avec un développement identique dans le mot cerden, en dialecte cerda, qui veut dire […]. Nous avons les mêmes significations, agacer, pousser, jeter, tomber, se sauver, s’apercevoir de quelque chose. Ainsi en Irlande nous trouvons cerda, carda, polir, nettoyer, repasser. Aussi des substantifs désignant le sexe féminin se trouvent très souvent à côté des verbes signifiant coïre ou fouetter, par exemple le verbe coïre en westphalien s’appelle kitchen, ou kouetchen. Nous avons à côté des substantifs. Il faut encore examiner de près le développement de la signification de quelques mots désignant la vulve. Mon exemple principal est le mot ger­manique fout. Il signifie partout, ou le sexe ou les fesses. Le substantif fout a un développement assez restreint de sa signification. Il a pris le sens de femme dans des régions très étendues, quelquefois sans aucun sens péjo­ratif, mais le plus souvent il est devenu un gros mot comme dans le sué­dois fond qui veut dire prostituée, un homme efféminé et lâche. Un autre élargissement de la signification se présente dans le sens de trou, fente, par exemple en alsacien […] veut dire blessure d’un arbre, en suédois […] veut dire la fente entre les deux pantalons pour attacher les bretelles, en néerlandais foot veut dire esprit, force vitale. Nous ne nous étonnons pas de trouver en souabe fouat, rire de quelqu’un, en westphalien fouten, tromper, futelen en alsacien, se tromper. En suédois, fouten veut dire tra­vailler, en frison fouden, bâcler, en alsacien foudehen, travailler superfi­ciellement. Il y a ainsi des adjectifs dérivés de fout qui sont très répandus, par exemple fonti qui veut dire paresseux, en allemand il y a forge foutel qui veut dire vulve, et à côté de la signification nous trouvons gueule, bouche en Allemagne du sud. À l’origine c’est une injure qui s’est beau­coup affaiblie de nos jours. Vorge est utilisé de façon générale comme injure ou dans la signification de fille facile, c’est utilisé aussi dans le sens de villosité. L’analogie avec fout s’étend aussi aux dérivés verbaux, par exemple en suisse fudeselen, s’emporter, se comporter de façon licen­cieuse, en alsacien Fudeselen, se tailler.

Je vous fais grâce de plus d’exemples, mais ce qui est intéressant, c’est que dans les langues germaniques le déploiement de signification des mots signifiant coïre et vulve prend des formes très diverses. Cela se pré­sente sous forme d’une sorte de schéma. Vous voyez ici vulve qui devient femme, animal de sexe féminin. puis poil pubien, villosité, une personne déguisée et souvent portant un masque. Puis d’autre part d’autres parties du corps, la bouche, le sein de la mère, le derrière, d’autre part sac, panier, un récipient, et encore pâtisserie. Et nous voyons justement ce même schéma apparaître dans une catégorie récente de mots. Et en même temps pour le verbe coïre, d’abord maltraiter, battre, agacer, taquiner, tromper, jeter et tomber, puis s’éclipser, se tailler, courir et marcher, cela devient encore mal travailler, avec mal couper, émoussé, et avoir des mouvements incertains, mal parler, enfin bégayer. Dans une autre série, cela donne se procréer, croître, avoir lieu et se passer. » Comme conséquence de son schéma, il nous dit: nous avons vu que ce sont des sons gui ont accom­pagné le travail. Si une racine présente entièrement ou en partie ce système de significations, il faut considérer les significations sexuelles comme point de départ, ou au moins comme point de bifurcation pendant le développement. Le nombre des mots ayant passé une fois par la signifi­cation sexuelle est tellement grand qu’un étymologue est obligé de garder ce point de vue constamment à l’esprit, et d’autant plus qu’il considère des époques linguistiques plus anciennes. Le cri de séduction, dit-il encore, représente la manifestation la plus ancienne du langage. La naissance des racines désignant les différentes activités s’explique par l’investissement sexuel des différentes méthodes de travail. Il nous faut nécessairement admettre une période des racines où elles ont surtout un caractère verbal. L’hypothèse que toutes les racines étaient primitivement en rapport avec les concepts sexuels est rendue probable par le fait que le rôle Important de ces concepts pour le développement des significations peut être démontré au point de vue de l’histoire de la langue germanique.

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