Leçon du 27 mars 1968
– J. Lacan : Ce séminaire ne me paraît pas du tout s’engager dans des conditions défavorables. La réduction de votre nombre est certainement propice à ce que je voudrais, c’est-à-dire qu’il s’échange ici quelques questions et peut-être des réponses ou une mise au point. Ce petit nombre tient probablement à des conditions diverses, jusques et y compris ceci qu’il y a des vacances qui approchent et même aussi des périodes d’examen, et mille autres facteurs. On ne peut que regretter que certains des seniors de mon École qui assistent à mes séminaires ne soient pas là… j’espère qu’ils vont se pointer parce que j’aimerais qu’ils entrent en action. Mais s’ils ne sont pas là nous nous en passerons.
Comment Procéder ? J’ai reçu un certain nombre de lettres qui ont répondu à ma sollicitation de questions. On pourrait en lire un certain nombre. Il faut que je choisisse parce que j’en ai reçu un bon nombre. Monsieur Soury est là ? Je commence par la sienne.
Vous avez attaché les effets du signifiant à la possibilité d’une conséquence… C’est en effet une citation, je ne sais pas si tout le monde l’a retenue au passage, d’une de mes phrases. Je n’ai pas eu le temps de vérifier à quel moment, sous quelle incidence, je l’ai prononcée, mais cela n’a pas une trop grande importance ; j’ai dû, au début d’une conférence, mettre l’accent, probablement en réponse à quelque contradiction entrevue, sur ce terme de conséquence et sur ce fait que, pour le connoter d’une figure biographique, l’essence de ce que nous avançons comme témoignage de notre expérience, c’est que les événements y ont des conséquences. Il est
bien certain que le terme « conséquence », j’ai dû, au moment où je l’ai avancé, l’avancer de cette connotation qu’il prend de tout ce qui nous est apporté de réflexion et de ce qu’il présentifie pour nous, c’est que la notion même de conséquence telle que nous pouvons l’appréhender, pour autant qu’on nous apprend à réfléchir, est liée à des fonctions de suite logique. Ce qui a avant tout conséquence, c’est l’articulation d’un discours avec ce qu’il comporte de suite, d’implication. On peut dire que le premier champ dans lequel nous ayons appréhension d’une nécessité, c’est celui de nécessité logique. Quand nous disons quelque chose, ça tire à conséquence, à savoir qu’on peut nous attraper sur tel détour de phrase, point de chute, conclusion, façon de clore et de conclure ; c’est implicite au discours lui-même.
Vous me dites : conséquence est utilisable pour la succession temporelle, pour des objets déterministes (je ne vois pas très bien ce que vous appelez les objets déterministes)… pour la vie animale… Et vous citez tout de suite, pour articuler ce que vous dites : La conséquence du choc est que la particule a pour impulsion… Oui, je ne sais pas si c’est la meilleure utilisation du mot « conséquence ». Nous essayons autant que possible, de traduire l’effet de choc, à savoir la transmission d’impulsions, dans des formules qui mettront le moins de conséquences possibles, et « conséquence » vient prendre sa place, nous en reparlerons. Nous dirons plutôt, en ce qui concerne la loi de transmission du choc, à savoir effet d’action et de réaction, que tout cela tirera à conséquence à partir du moment où il y aura à en parler.
En d’autres termes, ce qui tire à conséquence dans l’expérience analysée, analysable, ne se présente, en effet, pas du tout au niveau d’effets qui se conçoivent uniquement d’une fonction dynamique mais au niveau d’une dimension d’effets qui implique qu’il est posé question à un niveau qui est repérable comme celui des conséquences langagières.
En d’autres termes, c’est parce qu’un sujet n’a pas du tout, d’aucune façon, pu articuler quelque chose de premier, que son effort ultérieur pour lui donner, je ne dirai même pas signification, sens, mais articulation au sens proprement où cette articulation est faite dans rien d’autre qu’une séquence signifiante, laquelle prend forme plus précise, accent de conséquence, à partir du moment où s’y établissent les scansions ; c’est dans cette dimension là que se déplace toute cette expérience qui est l’expérience analytique en tant que ce qu’elle regarde, c’est assurément toutes sortes de choses qui portent effet dans de tous autres registres que ceux du pur et simple discours. Mais c’est qu’en tant qu’il s’agit que la mouvance de ce qui tire effet, est prise dans cette articulation langagière, qu’elle nous intéresse, qu’elle fait question, que nous pouvons la saisir dans le champ analysable.
A leur durée, à leur persistance, à leur effet adhésif à ce qui dure, à ce qui se maintient dans cet effort d’articulation, nous pourrons en effet indirectement mesurer ce qu’il y a de déplacé, dans l’autre champ qui est précisément le champ des forces réelles. Mais c’est toujours par quelque nœud de conséquences, et de conséquences signifiantes, d’articulations signifiantes, que nous avons prise sur ce dont il s’agit.
Bien sûr, ceci ne peut prétendre à aucun degré à se suffire. Mais puisque vous semblez ne pas être frappés de ce dont simplement je désirais donner à ce niveau là un flash, c’est que le terme de « conséquence » prend sa véritable portée, sa résonance, son usage ordinaire au niveau logique, et que c’est bien parce qu’il s’agit d’une reprise, d’un travail, d’une élaboration logique que nous avons affaire à quelque chose d’analysable.
Ceci de premier abord. Bien entendu, c’est dans toute la mesure où nous avons pu pousser les choses beaucoup plus loin, donner une formulation de ces effets que j’appelle effets de sujet jusqu’à vraiment être tout proche de leur donner un statut que tout ceci est tenable.
Mais ce n’était qu’un rappel. Je vous dis ça histoire de ranimer l’attention, d’accommoder l’oreille au feu d’un discours.
Vous articulez ensuite comme si c’était convaincant : un enfant est la conséquence d’un accouplement.
Logiquement, c’est suspect, l’usage de ce terme de « conséquence ». A ce sujet, vous ferez cet appel auprès de quelqu’un, il faut tout de même avoir une petite prévision de la conséquence de ses actes. Vous direz ça justement parce que vous serez passé sur le plan éthique. Au niveau de l’accoucheur, vous n’allez pas parler de la grossesse comme d’une conséquence ; cela semblerait superflu.
Là-dessus, vous ajoutez quelques remarques qui n’ont plus rien à faire avec mon cours mais qui vous sont personnelles ; je les lis puisque après tout, je ne vois pas pourquoi je n’en ferais pas état : Les mathématiques sont détournées comme obscurantisme parce que, probablement, la rigueur
dans le maniement du signifiant devient l’alibi de l’absence de rigueur dans l’usage du signifiant — classification sociale, indices de salaire, notes d’examen, statistiques -. L’enchaînement interne de démonstration de définitions est converti en conférences, un déchaînement de conférences ; les mathématiques modernes, avec leur structure, permettent de formuler les absences de rigueur en question, mais cette possibilité n’est pas utilisée. Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?
– M. Soury : Que les mathématiques récentes permettent de formuler les abus d’emploi de chiffres, s’il faut faire comprendre l’usage obscurantisme, un exemple est le zéro en classe, qui a remplacé le bonnet d’âne.
L’école moderne ne met pas de bonnet d’âne, mais des zéros. Le zéro est issu des chiffres et bénéficie du prestige des chiffres et du prestige de rigueur des chiffres.
Comment le zéro, issu de cette tradition, est-il devenu une insulte à la disposition du professeur, une étiquette infamante utilisée contre les écoliers ?
Le passage étonnant, c’est : comment une création de rigueur comme les chiffres, et le zéro en particulier, est devenue une insulte contre les écoliers, un bonnet d’âne, mais qui est plus respecté que si un vrai bonnet d’âne était donné ?
– J. Lacan : Vous croyez qu’il faut faire intervenir les mathématiques modernes pour nous élever contre ou nous poser quelques questions au sujet de l’usage du zéro ?
Ce que je vois d’intéressant dans ce que vous dites, ce que ça me suggère, à moi, c’est des petits points d’histoire auxquels on ne songe pas, en effet : depuis quand l’usage du zéro en classe ? Il faudrait avoir des témoignages historiques là-dessus. Il est évident qu’on n’a pu mettre de zéro en classe que depuis le temps où le zéro fonctionne dans les mathématiques, ce qui, comme chacun sait, n’a pu arriver qu’avec l’adoption des chiffres arabes, c’est-à-dire qu’on ne mettait pas de zéro du temps des pédants romains, puisque le zéro n’existait pas.
A partir de quand a-t-on noté de zéro à vingt, peut être intéressant. Néanmoins, peut-être étendre la réprobation que vous inspire le zéro conçu comme une arme à je ne sais quoi qui serait inhérent à l’usage des mathématiques, me paraît problématique.
– M. Soury : Pas inhérent.
– J. Lacan : Mais enfin, vous faites allusion à la dimension des mathématiques modernes. Je pensais, en vérité, que votre remarque était plus près de quelque chose que j’ai suggéré, non pas que les structures permettent de formuler des absences de rigueur, mais que, dans la logique de cette mathématique, nous voyons s’élever la nécessité où elle s’est trouvée portée par son développement même, d’élaborer sa logique. Nous nous trouvons placés devant des nœuds qui sont inhérents à la logique elle-même et qui peuvent pour nous, apparaître comme une espèce de résonance à quelque chose qui constitue dans notre champ, le champ de l’analyse, ce que nous avons à élaborer d’une logique d’un registre qui est forcément différent parce qu’il s’applique à un tout autre ordre… Enfin ne nous éternisons pas là-dessus.
Je prendrai d’autres questions. Voulez-vous, Rudrauf, faire un petit choix dans ce que vous m’avez écrit ?
– M. Rudrauf : En fait, j’avais repris une de vos formules. Vous aviez, me semble-t-il – j’ai vécu cela de cette manière – stigmatisé une certaine inversion de votre formule l’inconscient est structuré comme un langage. Quelqu’un avait dit « pourquoi pas : le langage est structuré comme l’inconscient » ? à quoi vous aviez répondu clairement que la logique voulait qu’on aille du connu à l’inconnu et non pas de l’inconnu au connu.
Cette inversion de votre formule m’avait paru poser un problème de compréhension de la formule elle-même, en ce sens que dire L’inconscient est structuré comme un langage, c’était supposer le langage connu et l’inconscient inconnu, puisque après tout ce langage – et quel langage ? – à l’image duquel nous voyons se structurer l’inconscient, était-il si parfaitement connu ? et cet inconscient auquel nous nous référions était-il si parfaitement inconnu ?
Lors d’un séminaire suivant, vous avez tenu quelques propos qui m’ont semblé… où vous avez dit : Si je dis que l’inconscient est structuré comme un langage, cela ne veut pas dire que je le sais.
C’est évidemment poser toute la question de la connaissance de l’analyste, ou de la connaissance à travers ou par le biais, par le moyen de l’articulation logique. Mais tous les gens qui sont confrontés avec les problèmes analytiques sont confrontés avec le problème de savoir ce qui se passe, ce que le malade sait, ce que le malade et nous-mêmes apprenons sur ce x, qui est l’inconscient. Après tout, ce x, pourquoi dire ce x, pourquoi je structure ici l’inconscient à travers x, c’est-à-dire le langage mathématique ou à travers une figuration mathématique…
– J. Lacan : x n’est pas de soi-même une formulation équivalente à « inconnu ». C’est dans le langage romanesque qu’on désigne un inconnu par « M. X » ou « M. Y ». L’usage mathématique de x, ce n’est pas du tout une chose qui est pour « inconnu » : x désigne ce qu’on appelle une variable. Ce n’est pas pareil.
– M. Rudrauf : Dans un problème posé, x = l’inconnue, dans le langage du petit élève.
– J. Lacan : Bon, laissons x de côté. Je ne crois pas jamais avoir désigné l’inconscient, en tant que je le considère – vous dites très bien – comme, sinon inconnu, du moins au départ, pour nous, dans sa fonction d’inconscient, beaucoup moins connu, et pour cause, que le langage, je ne l’ai pas pour autant identifié à la fonction qui est celle d’habitude en usage pour la lettre x en mathématiques.
Par contre, vous avez rapproché deux choses qui sont évidemment tout à fait légitimes à rapprocher, qui sont ceci que j’ai dit d’abord que ce n’est pas du tout la même chose de dire que l’inconscient est structuré comme un langage ou de dire que le langage est structuré comme l’inconscient, d’abord parce que la seconde chose est vraiment sans aucune suite. On a voulu formuler des choses et assez près de moi, d’une façon qui est beaucoup plus pointue, beaucoup plus tirant à conséquence, que l’ordre de l’inconscient serait ce sur quoi peut être fondée la possibilité du langage. Ça a des prétentions plus grandes que l’autre, et c’est plus dangereux, si je puis dire; ce n’est pas moins faible, mais c’est plus insinuant.
Par contre, quand je dis que je peux impliquer dans cette dimension, dans cette marche qui est celle de mon enseignement, toute cette partie de ma position qui n’est pas savoir, c’est un correctif c’est plus qu’un correctif, c’est essayer de faire entrer ceci qu’il puisse y avoir, quand il s’agit d’un analyste, un enseignement qui se supporte sans comporter ce principe qu’il y a quelque part quelque chose qui tranche entièrement la question. Il y a un sujet supposé savoir.
Je dis que nous pouvons en effet avancer dans cet enseignement et pour
autant, très précisément, qu’il a pour départ cette formule, sans qu’il implique que, nous aussi, nous nous mettions dans cette position que j’ai appelée proprement professorale et qui est celle qui élide toujours ceci, c’est que le sujet supposé savoir est, en quelque sorte, là; que la vérité est déjà quelque part.
Où va la pointe de votre remarque une fois que vous avez fait ce rapprochement dont je vous ai dit que je l’accepte ?
-M. Rudrauf : Si je reprends le texte tel que je l’ai formulé là, elle va à ceci, que dire que l’inconscient est structuré comme un langage, c’est marquer qu’à la première écoute, l’inconscient est représenté comme un champ existant, selon une autre de vos formules, c’est-à-dire existant avant que qui le sache ? Nous renvoyant ainsi à d’autres formules réversibles, pour demander: comme quoi est structuré l’inconscient ?
On pourrait dire : l’inconscient est structuré comme les symptômes, parce que nous cherchons la signification psychanalytique du symptôme; que l’inconscient est structuré comme le rêve – bien sûr on peut dire que le rêve est structuré comme un langage -; que l’inconscient est structuré comme un dessin d’enfant…
– J. Lacan : Si on conteste que l’inconscient est structuré comme un langage, ça ne va pas loin. Je vous assure qu’on a beaucoup plus de raisons de contester que le rêve est structuré comme un langage. Si le rêve est structuré comme un langage, c’est pour autant justement que le rêve est la voie royale de l’inconscient, mais qu’il n’est pas l’inconscient à lui tout seul. Il est un phénomène qui a bien d’autres dimensions que d’être la voie royale de l’inconscient, et on peut parler du rêve autrement qu’en parlant de l’inconscient. C’est même regrettable qu’on ne s’attache pas plus au phénomène du rêve en y ayant, une fois dégagé, extrait ses rapports avec l’inconscient.
Il y a toutes sortes de dimensions du rêve qui mériteraient d’être expliquées. Quand je vois tel ou tel personnage qui, heureusement, écrit dans une revue obscure de sorte que ça m’évite d’avoir trop à batailler contre un mode d’objection qui est vraiment tout à fait lamentable, quand un personnage nous sort un certain nombre de traits auxquels il croit pouvoir donner consistance sous cette forme qu’un des effets de ce qu’il appelle le travail du rêve, c’est la violence qu’il exerce sur quelque chose dont, en fin de compte, il ne conteste pas du tout que la matière donnée soit langagière, c’est de la déformation, impliquée d’une façon tout à fait sommaire, en ce qui concerne l’incidence du désir qui caractérise le rêve. Il peut trouver, par ci par là, et sans aucune difficulté, dans les textes de Freud lui-même, appui à ses remarques. Mais on ne peut pas dire qu’il apporte quoi que ce soit qui est le fond de la question. Je ne nie pas du tout que, dans le rêve, le langage, ne serait-ce qu’en raison de la Rücksichtsdarstellbarkeit, des égards dus à la nécessité de la représentation et de bien d’autres choses encore, subisse des déformations extrêmement importantes, des contractions, des distorsions; non seulement je ne nie pas, mais qui songerait à nier ? Si le rêve m’intéresse en tant qu’il y apparaît, et d’abord, ce mécanisme que j’ai identifié à la métaphore et à la métonymie puisque ça s’impose, c’est justement dans la mesure où le rêve est la voie royale de l’inconscient. Ce n’est pas autre chose. Ce n’est pas pour épuiser ce qui est la substance du rêve, de sorte que ce n’est pas une objection que d’y voir intervenir autre chose.
Alors n’insistons pas trop sur cet article, si ce n’est pour marquer que la confusion des notions de violence subie avec celle de travail est pour le moins étrange au point de vue philosophique. La confusion du travail du rêve avec la violence est quelque chose qui serait une espèce de représentation dont je ne nie pas qu’en fin de compte elle ne soit quelque chose qui s’apparente au langage, mais dont tout l’intérêt serait de nous présenter d’une façon distordue quelque chose de tout à fait singulier et qui, bien évidemment, ne peut prendre sa source que du fait de sortir d’un lieu de travail, sinon de violence, où on a pour but principal de distordre ce que je dis.
Je me demande d’ailleurs comment on pourrait s’employer dans ce même livre, tendre à distordre quoi que ce soit, si on n’avait pas comme matière précisément ce que je dis. (Il s’agit du cours de M. Ricoeur très précisément).
– M. Rudrauf : Je pense que cette question du rêve comme voie royale de l’inconscient est effectivement directement liée à cette découverte de Freud que le rêve parle, que le rêve est structuré comme un langage et que, pour comprendre le rêve, pour interpréter le rêve, il s’agit d’en traduire le langage, de transformer ce qui, jusque là, apparaissait comme une série d’images en une série ordonnée, linguistiquement, de signifiants.
La question que je croyais poser (j’ai du mal à reprendre la synthèse de cette question) est celle-ci : ce langage qui est en même temps la voie par laquelle nous cherchons à arriver à l’inconscient et qui est en même temps l’objet que nous recherchons, ce langage, quel est-il ? et de qui est-il ? Cela nous ramène à la question du sujet en tant qu’il est un fait de langage, et du langage en tant qu’il n’est langage qu’en tant qu’il est pour nous révélateur du sujet, acte du sujet. C’est à ce niveau que se pose à peu près la question.
– J. Lacan : Le langage n’est pas du tout acte du sujet. Le discours peut à l’occasion être acte du sujet. Mais le langage, précisément, nous met en face de quelque chose dont c’est tout à fait faire un saut, et un saut abusif, que de trancher sur ce point dont je ne dis pas non plus que nous puissions dire le contraire; j’ai fait allusion à des dimensions, en particulier à l’une d’entre elles qui s’appelle l’indécidable. Pourquoi ne pas nous en servir à cette occasion ? Je ne dis pas que nous pouvons démontrer qu’il n’est pas acte du sujet. Le fait de ne pas pouvoir le démontrer, évidemment, ne tranche rien. Mais enfin cela ne nous permet pas non plus d’affirmer d’aucune façon que le langage soit acte du sujet, ce qui est évidemment impliqué par toute position dite recherche, quelle qu’elle soit, de l’origine du langage, qui consiste à imaginer ceci que jusqu’à présent personne n’est arrivé à imaginer d’une façon satisfaisante, à savoir comment a bien pu arriver un jour qu’il y en ait qui parlent.
Je constate simplement que, dans l’histoire de la linguistique, c’est très précisément du jour où un certain nombre de gens se sont réunis en s’engageant d’honneur entre eux à ne pas soulever cette question que la linguistique a pu commencer. C’est simplement un fait historique; ça n’a pas plus de conséquence que le fait qu’un jour, quelqu’un (il s’appelait Lavoisier) s’est dit, dans toutes ces petites manipulations de chimistes, qu’on pèserait ce qui était entré dans la sphère au début et à la fin. Cela ne veut pas dire que tout est une question de balance dans la chimie; bien loin de là, comme la suite l’a prouvé. Mais là, c’est du même ordre. C’est un acte décisif au début: on va justement s’abstenir de penser tout ce que pourrait faire sortir le langage comme acte du sujet; à partir de ce moment, la chose extraordinaire, c’est qu’il s’avère qu’on fait quand même quelques trouvailles valables en matière de linguistique, ce qui, il faut bien le dire, qu’il n’y en avait pas trace avant, on a beau remarquer, pas besoin de se chatouiller la nénette pour trouver que le Cratyle ce n’est pas si mal. Il y avait donc déjà des gens qui étaient capables de dire des choses pas trop mal, mais ça ne constitue pas du tout, même l’amorce d’une science du langage; la linguistique est née à partir d’un certain moment qui, comme tous les moments de naissance d’une science, est un moment de cet ordre là, de l’ordre pratique; il y a quelqu’un qui a commencé à tripoter la matière en s’imposant certaines lois exclusives et en se limitant à un certain nombre d’opérations. A partir de ce moment là, quelque chose est possible; ce n’est pas plus démonstratif; ça commence à devenir démonstratif à partir du moment où nous nous posons des questions sur ce qu’on peut appeler l’effet de sujet, à savoir comment se fait l’interdiction d’un certain nombre de registres. Leur écart permet de mieux déterminer ce qui s’opère comme effet de sujet, qui n’est pas du tout forcément un sujet homogène à celui auquel nous avons affaire dans un usage courant, ordinaire du langage; mais nous nous interdisons justement quelque chose qui, quand on y regarde de près, revient à limiter le langage, non pas du tout à le dominer, à le surmonter, à inscrire en quoi que ce soit ce qu’on appelle un métalangage ou une métalangue, mais au contraire à en isoler certains champs; et alors il se produit des effets de sujet, qui ne sont pas d’ailleurs forcément des sujets humains ou des sujets parlants.
Je pense que le terme « sujet » pour indiquer le champ d’une science n’est pas non plus forcément mal choisi. J’ai parlé de la chimie ou de la linguistique. Il y a un sujet de la chimie, de la linguistique, comme il y a aussi un sujet de la logique moderne. C’est plus ou moins établi, ça va plus ou moins loin, c’est plus ou moins flottant, c’est pour nous tout à fait capital de prendre cette sorte de référence pour savoir ce que nous disons quand nous parlons du statut du sujet.
Il est bien évident que le statut du sujet auquel nous avons affaire dans l’analyse n’est aucun de ces sujets là, ni non plus aucun des autres sujets qui peuvent être situés dans le champ d’une science actuellement constituée.
-M. Rudrauf : J’aurais aimé préciser que quand j’ai dit : « le langage est un acte du sujet », je voulais dire ceci : c’est que le langage que vous nous donnez, votre acte d’un discours, c’est votre acte, mais dans la mesure où le langage n’est pas acte du sujet, je pense qu’il doit être défini comme étant le lieu de l’acte de l’autre.
– J. Lacan : Oui, c’est scabreux, je relancerai la question à notre cher
Nassif, mais Nassif a fait là-dessus un travail de resserrement de tout ce que j’ai fait l’année dernière, en y ajoutant une note dont nous aurons encore largement à tirer parti. Je ne voudrais pas ici abuser, ni de lui, ni de vous, en lui demandant de vous répondre sur ce sujet. C’est très hardi en tous les cas, ce que vous venez de dire; c’est plus que hardi, c’est critiquable. Malheureusement le temps nous est mesuré, et je ne peux pas donner à tout cela tout son développement.
Je voudrais, parce que j’ai toujours un peu scrupule à vous faire déranger sans que vous repartiez avec quelque chose dans la besace, essayer de profiter de ce que nous sommes aujourd’hui en petit comité. J’insiste – c’est surtout pour moi que ça peut être dépréciant plus que pour n’importe qui d’autre – sur l’absence, ici, d’un certain nombre de personnes qui sont à d’autres moments assidues à ce que j’avance cette année dans ce séminaire. Pourquoi ne sont-elles pas là ? Est-ce que c’est parce que j’aurais peut-être pu les appeler à répondre à ma place à ce qui s’énonce ici ? Qui sait ? On ne sait pas : c’est peut-être pour ça. C’est peut-être aussi parce qu’elles ont un sens de l’économie de leur temps qui est tel que si elles croient trouver à broutiller dans ce que j’énonce ici, à partir du moment où ça ne sera qu’un effort de travail, elles pensent qu’elles n’en tireront pas assez de bénéfice; qui sait ? Encore une chose possible; bref, je le déplore.
Par contre, je me félicite de la présence de tous ceux qui ont bien voulu venir entendre quelque chose, et c’est à leur endroit et parce que nous sommes dans un petit comité qu’après tout je voudrais pouvoir faire sentir des choses – car il y a aussi ici bien des gens que j’ai admis avec plaisir, encore qu’ils ne soient point analystes – faire sentir l’ampleur d’un enjeu et aussi ce qui fait que je ne peux pas dire tout et n’importe quoi devant n’importe quelle assistance, je veux dire dans une assistance que je repère moins que je peux le faire, à voir toutes vos figures, devant celle que j’ai aujourd’hui ici.
Nous écrivons au tableau
Tous les hommes aiment la femme Tous les psychanalystes désirent savoir je ne pense pas
je ne suis pas
Justement, ceci pour présentifier les choses puisqu’il s’agit de sujets, voilà des sujets qui sont évidemment beaucoup moins maniables et sur lesquels, heureusement, la linguistique nous donne des orientations.
Il est bien évident que nous sommes déjà un peu orientés, grâce à mon discours, non pas grâce à mon langage, grâce à mon discours; là, ce sont des sujets que nous trouvons au premier aspect, désignés en grec comme ce qu’on appelle d’habitude le sujet grammatical. Le sujet de la phrase, c’est à l’occasion le sujet qu’on peut tout à fait introduire dans une logique propositionnelle, et retrouver les formules aristotéliciennes de la logique prédicative à l’aide d’infimes changements
Tous les hommes sont aimant la femme Tous les psychanalystes sont désirant savoir
L’intérêt de la chose, c’est que ce sont des propositions qui, en raisons de la présence de tous tombent sous le coup de ce que j’ai introduit cette année, et non sans raison, comme l’implication de ce qu’on appelle la logique quantificatrice.
Il est évident que d’écrire tous les hommes ou d’écrire tous les psychanalystes, c’est une façon qui est distincte de celle qui va se marquer dans les deux autres articulations qui sont en dessous, d’impliquer quoi ? ce que j’ai mis toujours en cause pour le distinguer sévèrement: d’impliquer dans l’énoncé le sujet de l’énonciation.
C’est évidemment en quoi la logique de la quantification nous intéresse, c’est au niveau de ce qu’on appelle l’universel; et dès que vous faites intervenir l’universel, il est clair que ce qui est intéressant, ce qui en fait le relief, ce sont des choses que je vous expose en somme ici d’une façon familière, je veux dire que ce n’est pas strictement rigoureux au point de vue de la démonstration, je veux dire que les propos que je vais vous tenir avant de vous quitter, c’est plutôt des choses où je me permets une certaine laxité au regard de certaines exigences de rigueur qui ne sont pas vaines, auxquelles je suis absolument obligé de me soumettre dans un discours grandement public. Ici, sur le terrain du copinage, je peux dire des choses comme celle que je dis pour l’instant, à savoir qu’il est bien évident que vous devez sentir que ce en quoi ça nous intéresse, une formule comme celle-là que tous les hommes, par exemple, sont mortels, c’est l’histoire de faire remarquer qu’il y a quelque chose qui est toujours profondément élidé et qui fait en quelque sorte le charme secret, le côté collant, le côté qui fait que nous adhérons tellement, quand même, que nous sommes tellement intéressés par ces choses prodigieusement niaises que sont les syllogismes exemplaires qui nous sont donnés. Si vraiment il ne s’agissait que de savoir que tous les hommes sont mortels et que Socrate étant un homme, Socrate est mortel, ceux qui n’entendent ça que comme ça disent ce qu’ils ont dit depuis toujours : à quoi ça ressemble ? C’est une pétition de principe; si vous venez de dire que Socrate est un homme, comment pourrait-on nier que Socrate est mortel, sinon à mettre en question ce que vous avez mis au début. C’était Locke qui avait trouvé que c’était une pétition de principe.
C’est tout à fait une idiotie; il n’y a aucune pétition de principe; il y a quelque chose dont l’intérêt passe tout à fait ailleurs. L’intérêt est évidemment en ceci – c’est dans les manches du prestidigitateur – que ce n’est pas du tout vain de parler de Socrate à cette occasion puisque Socrate n’est pas mortel à la façon de tous les autres hommes, et que c’est précisément ce qui en fin de compte nous retient et même nous excite; ce n’est pas simplement par une incidence latérale due à la particularité de l’illustration, mais parce que c’est bien de ça qu’il s’agit tout au fond de la logique, toujours de savoir comment ce sacré sujet de l’énonciation, on pourrait en être quitte avec lui, ce qui ne se fait pas aisément, et tout spécialement pas au niveau de la logique de la quantification qui est là particulièrement résistante.
Ce n’est pas tout à fait la même chose, donc, que ce sujet quantifié, que ce sujet beaucoup plus troublant qui, alors, lui, se qualifie, se désigne tout à fait nommément et d’une façon que l’on peut dire dévoilée comme le sujet de l’énonciation, ce que les linguistes ont bien été forcés de reconnaître en donnant au je cette définition d’être le shifter qui est le « chief raté », autrement dit l’index de celui qui parle, autrement dit je est variable au niveau de chacun des discours, c’est celui qui le tient qui est désigné par là, d’où résultent toutes sortes de conséquences, en particulier que toute une série d’énoncés qui ont je pour sujet sont fort troublants; on s’est longuement arrêté au je mens à travers les âges; que j’y aie, moi, ajouté le je ne pense pas et je ne suis pas assurément a son intérêt, un intérêt que vous êtes tous capables de voir dans tous ses développements. Il est bien certain qu’il est beaucoup plus intéressant de s’arrêter à ce qu’a d’impossible le je ne suis pas qu’à ce je mens qui va tellement de soi qu’on ne puisse pas vraiment le dire, si je puis dire, ce je ne suis pas, ça vaut la peine qu’on s’y arrête un peu, surtout si on peut lui donner un support qui est tout à fait précis quant à ce dont il s’agit, à savoir concernant le sujet de l’inconscient.
C’est que, dès qu’on s’en est aperçu – je ne sais pas si vous en êtes encore là mais ça peut vous venir – c’est quand on s’est aperçu de l’impossibilité de dire, pas du tout que ça soit, puisque ça est, justement, ça est que je ne suis pas; c’est aussi vrai pour vous que pour moi, et qu’à partir du moment où vous vous en êtes aperçus, le je suis paraît devenir non pas imprononçable – c’est toujours prononçable – mais simplement grotesque.
Or ces choses ont un grand intérêt à être réalisées si elles paraissent cohérentes et strictement cohérentes, de l’introduction dans un certain domaine qui est celui des questions que pose l’existence ou non de l’inconscient.
Quoi qu’il en soit, il s’agit naturellement de savoir pourquoi je m’occupe cette année de l’acte psychanalytique d’une part, et du psychanalyste d’autre part; tout en étant centré autour de cet acte (nous sommes toujours dans le langage familier aujourd’hui, je le répète, « centré autour » ça ne veut pas dire grand-chose) que tous les hommes aiment la femme, évidemment c’est faux; nous avons assez de nos jours, d’expérience – on l’a toujours su, justement -, disons que, dans une moitié de la société (soyons larges) ça n’est pas vrai, c’est faux. Mais ça ne résout rien que ce soit faux. L’important, ce n’est pas du tout de savoir que c’est grossièrement faux; l’important, c’est de s’apercevoir que si nous pouvons admettre simplement que si ce n’est pas vrai, c’est en raison de ceci qu’il y en a qui font erreur; je ne sais pas si vous vous rendez bien compte de ceci, c’est que ça a l’air d’être l’hypothèse de la psychanalyse; disons même ceci, soyons bien précis, je ne veux pas dire que la psychanalyse dit que, dans tous les cas, c’est parce qu’il y en a qui font erreur qu’ils préfèrent autre chose. La psychanalyse peut bien (là je joue sur le velours) se permettre toutes les prudences; elle peut bien dire qu’il y en a, des homosexuels masculins chez qui c’est dû à des choses organiques ou glandulaires ou à n’importe quoi d’autre de cette espèce; elle peut dire quelque chose dans ce genre; ça ne lui coûte rien;
d’ailleurs ce qu’il y a de remarquable, c’est le nombre de choses qui ne lui coûtent rien.
Mais, pour ce qui lui coûte, elle est beaucoup moins précise; mais il semble qu’elle ne se soit jamais posée la question de ce que comporte pour ceux au moins chez qui elle a à faire intervenir l’hypothèse, c’est que si ce n’est pas vrai, c’est en raison de ceci qu’il y en a qui – je résume – font erreur; ça a son équivalent dans la théorie analytique, mais c’est de ça qu’il retourne.
C’est là que je voudrais faire remarquer ceci, c’est qu’il s’agit de savoir si, oui ou non, ceci, auquel nous pourrions donner corps plus subtil tous les hommes aiment la femme (vous remarquerez que j’ai mis la femme) c’est-à-dire l’entité du sexe opposé, c’est quelque chose qu’un psychanalyste tient ou non pour vraie; il est absolument certain qu’il ne peut pas la tenir pour vraie puisque ce que la psychanalyse sait, c’est que tous les hommes aiment non pas la femme mais la mère.
Cela a, bien sûr, toutes sortes de conséquences y compris qu’il peut arriver, à l’extrême, que les hommes ne puissent pas faire l’amour avec la femme qu’ils aiment, puisque c’est leur mère, alors que d’autre part ils peuvent faire l’amour avec une femme à condition qu’elle soit une mère ravalée, c’est-à-dire la prostituée.
Restons toujours dans le système. Je voudrais poser la question suivante: dans le cas où un homme peut faire l’amour avec la femme qu’il aime – ce qui arrive aussi, il n’est pas toujours impuissant avec les femmes, quand même ! [variante: on n’est pas toujours impuissant avec les femmes qu’on aime !] je voudrais savoir ceci, ce qui implique la question suivante, qui est une légère modification de l’énoncé universel que j’ai écrit tous les hommes aiment la femme : est-il vrai que tous les hommes désirent une femme (là, ce n’est plus la femme) quand elle leur est comme telle proposée, c’est-à-dire en tant qu’objet à leur portée ?
Supposons qu’il n’y a pas d’impuissants, supposons qu’il n’y a pas de ravalement de la vie amoureuse; je pose une question qui montre bien la distinction de ce que j’appellerai le fondement naturaliste d’avec ce qu’on appelle la réserve organiciste, car ce n’est absolument pas la même chose de dire que, dans les cas auxquels nous avons à faire dans la psychanalyse, il y a des cas qui relèvent de l’organique, ce n’est pas du tout au nom de cela que nous voulons poser la question de savoir : est-ce qu’il va de soi – et là vous allez voir que l’on est forcé de mettre des choses qui montrent assez l’artifice de ce que je soulève, parce qu’il va falloir d’abord que je dise : sorti de tout le contexte, à savoir du contexte de ses engagements, de ses liens, des liens qu’a précédemment la femme, de ceci ou de cela -, est-ce qu’il y a ceci qu’il est, au principe, naturel, disons que, dans ces situations dont c’est assez remarquable que les romanciers soient forcés de se donner un mal de chien pour les inventer, à savoir la situation que j’appellerai – je ne sais pas comment l’appeler -, elle est impensable, c’est la situation du chalet de montagne : un homme, une femme normalement constitués, ils sont isolés, comme on dit, dans la nature – il faut toujours la faire intervenir, la nature, dans cette occasion ! – est-ce qu’il est naturel qu’ils baisent ? Voilà la question. Il s’agit du naturalisme du désirable.
Voilà la question que je soulève. Pourquoi ? Non pas du tout pour vous dire de ces choses qui ensuite vont faire le tour de Paris, à savoir ce que Lacan enseigne, ça veut dire que l’homme et la femme n’ont ensemble rien à voir. Je ne l’enseigne pas; c’est vrai. Textuellement, ils n’ont rien à voir ensemble. C’est ennuyeux que je ne puisse pas l’enseigner sans que ça fasse scandale; alors je ne l’enseigne pas, je le retire.
C’est justement parce qu’ils n’ont rien à voir que le psychanalyste a quelque chose à voir dans cette affaire là, (écrivons-le au tableau), STAFERLA. (Il faut aussi savoir user d’une certaine façon de l’écriture).
Bien entendu, je ne l’enseigne pas. Pourquoi ? Parce que même si c’est ce qui ressort d’une façon qui s’impose strictement de tout ce que nous enseigne la psychanalyse, à savoir que ce n’est jamais quia genus femina (je dis femina, même pas mulier) en tant que la « femme », qu’elle est désirée, qu’il faut que le désir se construise sur tout un ordre de ressorts où l’inconscient est absolument dominant et où par conséquent intervient toute une dialectique du sujet.
L’énoncer de cette façon bizarre, que l’homme et la femme finalement n’ont ensemble rien à voir, c’est simplement marquer un paradoxe, mais un paradoxe qui n’a pas plus de portée mais qui est du même ordre que ce paradoxe de la logique dont je faisais état devant vous, c’est du même ordre que le je mens ou le paradoxe de Russell du catalogue de tous les catalogues, qui ne se contiennent pas eux-mêmes. C’est de la même dépendance.
Il n’y a évidemment pas intérêt à les produire comme s’il s’agissait justement du seul point où ça constituerait à l’occasion non plus seulement un paradoxe mais un scandale, à savoir s’il y avait là une référence naturaliste.
Quand quelqu’un écrit dans une petite note ou ailleurs que, dans la façon dont Lacan réinterprète Freud, parait-il, c’est un Freud-Lacan; il y a élision de ce qu’il y aurait pourtant intérêt à conserver, la référence naturaliste, je demande au contraire ce qui peut à l’instant subsister de la référence naturaliste concernant l’acte sexuel après l’énoncé de tout ce qui est articulé dans l’expérience et la doctrine freudienne.
C’est justement de donner à ces termes « l’homme et la femme » un substrat naturaliste qu’on en vient à pouvoir énoncer des choses qui se présenteraient, en effet, comme des folies. C’est pour ça que je ne les prononce pas. Mais ce que je prononce aujourd’hui – il y a un nombre remarquablement insuffisant de psychanalystes ici -, c’est la question suivante : qu’est-ce que pense « d’instinct » – vous pensez bien qu’un mot comme ça ne peut jamais venir dans ma bouche au hasard -, le clinicien, au nom de son instinct de clinicien – restera à définir ce que c’est que l’instinct de clinicien -, à propos de l’histoire du chalet de montagne.
Vous n’avez tous qu’à vous référer non seulement à votre expérience, mais à votre intuition intime. Le type qui vient vous raconter qu’il était avec une jolie fille dans le chalet de montagne, qu’il n’y avait aucune raison de « ne pas y aller », simplement il n’en a pas eu envie, vous dites « oh ! il y a quelque chose… ça ne peut pas marcher… » Vous cherchez d’abord à savoir si ça lui arrive souvent d’avoir des arrêts comme ça; bref vous vous lancez dans toute une spéculation qui implique que ça devait marcher.
Ceci pour vous montrer simplement que ce dont il s’agit, c’est de la cohérence, de la consistance des choses au niveau de l’esprit de l’analyste. Car si l’analyste réagit comme cela d’instinct, d’instinct de clinicien, il n’y a même pas besoin là de faire intervenir derrière, la résonance naturaliste, à savoir que, l’homme et la femme, c’est fait pour aller ensemble; je ne vous ai pas dit le contraire; je vous ai dit : ils peuvent aller ensemble sans avoir rien à voir ensemble; je vous ai dit qu’ils n’avaient rien à voir ensemble.
Si le clinicien, l’essence clinicienne, intervient pour « tiquer » d’une certaine façon, il s’agit de savoir si c’est quelque chose qui est – peut-être, pourquoi pas, ça existe – simplement de l’ordre du bon sens; je ne suis pas contre le bon sens. Ou il s’agit d’autre chose, à savoir s’il se permet lui, l’analyste, qui a toutes les raisons de savoir, ou si cette femme qui, je vous le répète, pour le psychanalyste n’est pas du tout automatiquement désirée par l’animal mâle quand cet animal mâle est un être parlant, cette femme se croit désirable parce que c’est ce qu’elle a de mieux à faire dans un certain embarras. Et puis ça amène encore un petit peu plus loin.
Nous, nous savons que, pour le partenaire, elle croit l’aimer, c’est même ce qui domine; il s’agit de savoir pourquoi ça domine, dans ce qui s’appelle sa nature; nous savons aussi très bien que ce qui domine réellement, c’est qu’elle le désire; c’est même pour ça qu’elle croit l’aimer.
Quant à l’homme, bien sûr, nous connaissons la musique; pour nous, c’est absolument rabâché; quand il arrive qu’il la désire, il croit la désirer mais il a affaire à cette occasion à sa mère, donc il l’aime. Il lui offre quoi ? le fruit de la castration liée à ce drame humain. Il lui donne ce qu’il n’a plus. On le sait, tout ça. Ça va contre le bon sens.
Est-ce que c’est simplement le maintien du bon sens qui fait que l’analyste, avec cet instinct de clinicien, pense tout de même que si une fois où il n’y a rien de tout ça, parce que le romancier a tout fait pour que ce ne soit plus à l’horizon (le chalet de montagne) si ça ne marche pas, c’est qu’il y a quelque chose ?
Je prétends que ce n’est pas simplement en raison du bon sens. Je prétends qu’il y a quelque chose qui fait justement que le psychanalyste est, en quelque sorte, installé, instauré dans la cohérence. Il l’est pour la raison très précise qui fait que tous les psychanalystes désirent savoir, c’est aussi faux que ce qui est énoncé au-dessus et dont il faut savoir pourquoi c’est faux. Bien sûr, ce n’est pas faux en raison du fait que c’est faux, puisqu’on peut toujours l’écrire, même si tout le monde sait que c’est faux; dans les deux cas, il y a quelque part une maldonne.
Après avoir défini l’acte psychanalytique que j’ai défini d’une façon très hardie, j’ai même mis au centre cette acception d’être rejeté à la façon de l’objet a, c’est énorme, c’est nouveau, jamais personne n’a dit ça, ça devient tangible, c’est tangible, on pourrait quand même essayer de me contredire, de dire le contraire, d’amener autre chose, d’élever une objection; c’est curieux que, depuis que je l’ai dit il n’y a pas tellement longtemps que je l’ai mis au premier plan -, personne n’a même seulement commencé à moufter pour dire quelque chose contre, alors que, dans le fond, c’est absolument énorme, on pourrait hurler, dire : « qu’est-ce que c’est que cette histoire ! jamais on ne nous a expliqué la fin de l’analyse comme ça, qu’est-ce que c’est que cet analyste qui est rejeté comme une merde ? » La merde trouble énormément de gens; il n’y a pas que la merde dans l’objet a, mais souvent c’est au titre de merde que l’analyste est rejeté; ça dépend uniquement du psychanalysant; il faut savoir si pour lui la merde est vraiment ce dont il s’agissait. Mais il est frappant que toutes ces choses que je dis, je peux développer ce discours, l’articuler, on peut commencer à faire tourner des tas de choses autour avant que quiconque songe à élever la moindre protestation et donner une autre indication, une autre théorie sur le sujet de la fin de l’analyse. Curieux, curieux. Cette abstention est étrange; parce que, dans l’ensemble, c’est une chose qui comporte toutes sortes de conséquences perturbantes. Cela pourrait suggérer une sorte d’inventivité dans la contradiction. Non, zéro !
Donc si personne n’élève la moindre contradiction, c’est parce que, tout de même, on sent très bien, on sait très bien que la maldonne, qu’il s’agisse de la première proposition ou de la seconde, tourne autour de que le psychanalyste, lui, n’a à mettre son grain de sel là-dedans – c’est une métaphore, ça veut dire n’a son mot à dire là-dedans -, que pour autant qu’il entre dans le ballet. Je veux dire le psychanalyste. Il est absolument clair que nous nous perdons si nous partons de l’idée que le psychanalyste est celui qui peut en connaître mieux, qu’un autre, au sens où, sur toute cette affaire de ce qu’il en est de l’acte sexuel et du statut qui en résulte, il aurait le recul qui ferait que lui aurait la connaissance de la chose.
Ce n’est absolument pas de cela qu’il s’agit. C’est aussi pour cela qu’il n’a pas à prendre parti, si c’est naturel ou pas naturel, dans quel cas ça l’est et dans quel cas ça ne l’est pas. Simplement il instaure une expérience dans laquelle il a à mettre son grain de sel au nom de cette fonction tierce qui est cet objet a, qui joue la fonction clé dans la détermination du désir, qui fait que c’est en effet le recours de la femme, dans ce qu’il en est de l’embarras où la laisse l’exercice de sa jouissance dans son rapport avec ce qu’il en est de l’acte. Je peux aller très loin, je peux dire « ce qu’on lui impose » d’ailleurs; j’ai l’air de faire là une revendication féministe mais n’en croyez rien, c’est beaucoup plus large que ça, ce qu’on lui impose c’est dans la structure, ceci qui la désigne, dans la dramatisation subjective de ce qu’il en est de l’acte sexuel, qui lui impose la fonction de l’objet a, pour autant qu’elle masque ce dont il s’agit, à savoir un creux, un vide, cette chose qui manque au centre et dont on peut dire – qui est cette chose que j’ai essayé de symboliser – qu’il semble que l’homme et la femme n’ont ensemble – et retenez le choix des termes dont je me suis servi – rien à voir. En d’autres termes, comme elle n’a aucune raison, de son côté, d’accepter cette fonction de l’objet a, il se trouve simplement, à cette occasion, à l’occasion de sa jouissance et du suspens de celle-ci dans son rapport à l’acte, de s’apercevoir de la puissance de la tromperie, mais d’une tromperie qui n’est pas la sienne, qui est quelque chose d’autre, qui est précisément imposée par l’institution, dans l’occasion, du désir du mâle.
L’homme de son côté, ce qu’il découvre, n’est autre chose que ce qu’il y a chez lui d’impuissance à viser à autre chose que quoi ? bien sûr, un savoir. Il y a sans doute quelque part et dès l’origine, pour nous livrer à des élucubrations développementales, un certain savoir du sexe; mais ce n’est pas de ça qu’il s’agit. Ce n’est pas que tous les enfants mâles ou femelles aient des sensations sur lesquelles ils ne sont pas sans prise et qu’ils peuvent plus ou moins bien canaliser. Ce à quoi il s’agit d’arriver, le savoir d’un sexe, c’est précisément ceci dont il s’agit, c’est qu’on n’a jamais le savoir de l’autre sexe.
Pour ce qui est du savoir d’un sexe, du côté mâle, ça va beaucoup plus mal que du côté femelle.
Ne croyez pas que, quand je dis qu’il n’y a pas d’acte sexuel, je doctrine quelque chose qui signifie de tout ce qui se passe sous ce titre : l’échec radical. Disons qu’à prendre les choses au niveau de l’expérience psychanalytique, elle nous démontre, à rester à ce niveau – vous voyez que je fais là une réserve – ce savoir d’un sexe pour le mâle, quand il s’agit donc du sien, aboutit à l’expérience de la castration, c’est-à-dire à une certaine vérité qui est celle de son impuissance, de son impuissance à faire, disons, quelque chose de plein de l’acte sexuel.
Vous voyez que tout ceci peut arriver assez loin, c’est-à-dire ce joli balancement littéraire de la puissance du mensonge d’un côté et de la vérité de l’impuissance de l’autre; il y a un entrecroisement. Vous voyez donc combien facilement tout cela verserait vers une espèce de sagesse, voire d’enseignement de sexologie, comme on dirait, quoi que ce soit qui pourrait se résoudre par voie d’enquête d’opinion. Ce que je voudrais vous faire remarquer, c’est que justement ce dont il s’agit, pour préciser ce qu’il en est du psychanalyste, c’est de s’apercevoir de ceci qu’il n’a aucun droit à articuler, à un niveau quelconque, cette dialectique entre savoir et vérité pour en faire une somme, un bilan, une totalisation par l’enregistrement d’un échec quelconque, car ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Nul n’est en posture de maîtriser ce dont il s’agit, qui n’est rien d’autre que l’interférence de la fonction du sujet au regard de ce qu’il en est de cet acte dont nous ne pouvons même pas dire où est tangible, dans notre expérience – je veux dire analytique – sa référence – ne disons pas « naturelle » puisque c’est ici qu’elle s’évanouit – mais sa référence biologique.
Le point où j’en suis quand je vous dis que la règle pour que l’analyste échappe à cette vacillation qui le fait facilement verser dans une sorte d’enseignement éthique, c’est qu’il s’aperçoive de ce qu’il en est dans la question, à la place même de ce qui en conditionne la vacillation essentielle, à savoir l’objet a, et que, plutôt qu’au bout de ses années d’expérience, il se considère comme le clinicien à savoir celui qui, sur chaque cas, sait faire le cubage de l’affaire, il se donne plutôt – ce que je disais la dernière fois, à la fin de mon dernier discours, à la pointe de ce que j’ai dit la dernière fois devant ce que j’appelle un public plus large – cette référence, que j’ai empruntée au discours d’une année précédente, à savoir je ne dirai pas l’apologue car je ne fais jamais d’apologues, je vous montre la réalité de ce qu’il en est pour l’analyste, figurée dans d’autres exemples et dont ce n’est pas étonnant que ce soient des exemples pris dans l’art par exemple, une chose pour se repérer, à savoir, pour avoir une autre espèce de connaissance que cette espèce de connaissance de fiction qui est la sienne et qui le paralyse, quand il s’interroge dans un cas, quand il en fait l’anamnèse, quand il le prépare, quand il commence à l’approcher et une fois qu’il y entre avec l’analyse, qu’il cherche dans le cas, dans l’histoire du sujet, de la même façon que Velasquez est dans le tableau des Ménines, où lui, il était, l’analyste, déjà, à tel moment et en tel point de l’histoire du sujet.
Cela aura un avantage: il saura ce qu’il en est du transfert. Le centre, le pivot du transfert, ça ne passe pas du tout par sa personne. Il y a quelque chose qui a déjà été là.
Ceci lui donnerait une toute autre manière d’approcher la diversité des cas. Peut-être, à partir de ce moment, il arriverait à trouver une nouvelle classification clinique que celle de la psychiatrie classique qu’il n’a jamais pu toucher ni ébranler et pour une bonne raison, jusqu’à présent, c’est qu’il n’a rien jamais pu faire d’autre que de la suivre.
Je voudrais vous imager encore plus ce dont il s’agit, et je voudrais essayer de le faire dans les quelques minutes que je m’accepte et que je vous remercie de me donner.
On parle de vie privée. Je suis toujours surpris que ce mot de « vie privée » n’ait jamais intéressé personne, surtout chez les analystes qui devraient être particulièrement intéressés par ça. Vie privée… de quoi ? On pourrait faire des broderies rhétoriques.
Qu’est-ce que c’est que la vie privée ? Pourquoi est-ce qu’elle est si privée, cette vie privée ? Ça devrait vous intéresser. A partir du moment où on fait une analyse, il n’y a plus de vie privée. Il faut bien dire que quand les femmes sont furieuses que leur mari se fait analyser, elles ont raison. Ça a beau nous gêner, nous, analystes, il faut reconnaître qu’elles ont raison, parce qu’il n’y a plus de vie privée.
Ça ne veut pas dire qu’elle devient publique. Il y a un éclusage intermédiaire : c’est une vie psychanalysée, ou psychanalysante. Ce n’est pas une vie privée.
Ceci est de nature à nous faire réfléchir. Après tout, pourquoi est-ce qu’elle est si respectable, cette vie privée ? Je vais vous le dire. Parce que la vie privée, c’est ce qui permet de maintenir intactes ces fameuses normes qu’à propos du chalet de montagne j’étais en train de foutre en l’air. « Privée », ça veut dire tout ce qui préserve sur ce point délicat de ce qu’il en est de l’acte sexuel et de tout ce qui en découle, dans l’appariement des êtres, dans le « tu es ma femme, je suis ton homme » et autres trucs essentiels sur un autre registre que nous connaissons bien, celui de la fiction, c’est ce qui permet de faire tenir dans un champ où nous, analystes, nous introduisons un ordre de relativité qui, comme vous le voyez, n’est pas du tout facile à maîtriser et qui pourrait être maîtrisé à une seule condition, si nous pouvions reconnaître la place que nous y tenons, nous, en tant qu’analystes, non pas en tant qu’analystes sujets de la connaissance mais en tant qu’analystes instruments de révélation.
Là-dessus, il se pose la question de la vie privée de l’analyste. Je ne le dis qu’en passant, puisque, naturellement, il y a des ouvrages qui sont largement diffusés et qui sont des tissus de connerie, et l’un d’entre eux qui a le plus grand succès, où il est dit que la qualification, l’épinglage de ce que doit être le bon analyste, la moindre des choses qu’on puisse exiger, c’est qu’il ait une vie heureuse. C’est adorable ! Et en plus, tout le monde connaît l’auteur; je ne veux pas me mettre à spéculer… enfin…
Mais qu’un analyste, par exemple, puisse maintenir ce que je viens de définir comme étant le statut de la vie privée, c’est quelque chose. C’est justement parce que l’analyste n’a plus de vie privée qu’il vaut mieux, en effet, qu’il tienne beaucoup de choses à l’abri, c’est-à-dire que s’il a, lui, à savoir à quelle place il était déjà dans la vie de son patient, la réciproque n’est pas du tout forcément nécessaire.
Mais il y a un tout autre plan sur lequel ça joue, cette histoire de vie privée; c’est justement celui que je viens de soulever, à savoir celui de la consistance du discours. C’est justement parce que l’analyste ne sait jusqu’à présent à aucun degré soutenir le discours de sa position qu’il se fait n’importe quel autre. Tout lui est bon. Il fait cette sorte d’enseignement qui est comme tous les enseignements, alors que le sien ne devrait ressembler en rien aux autres, à rien d’autre, à savoir qu’il est enseignant de quoi ? de ce qu’il faut aux enseignés qui le sont déjà, c’est-à-dire de leur apprendre sur les sujets dont il s’agit tout ce qu’ils savent, c’est-à-dire justement tout ce qui est le plus à côté; toutes les références lui sont bonnes; il enseignera tout, n’importe quoi, sauf la psychanalyse.
En d’autres termes, ce par quoi j’ai pris soin de commencer en prenant les choses au niveau le plus ras de terre, à savoir ce qui peut sembler le moins contestable, et nous montrer que la psychanalyse justement le conteste, il est impossible d’écrire, si ce n’est à la façon d’un défi, les deux premières lignes qui sont là, ce qui fait le statut de l’analyste c’est en effet une vie qui mérite d’être appelée vie privée, c’est-à-dire le statut qu’il se donne est proprement celui où il maintiendra – elle est construite pour ça – l’autorisation, l’investiture de l’analyse, sa hiérarchie, la montée de son gradus, de façon telle qu’au niveau où, pour lui, ça peut avoir des conséquences, cette fonction, la sienne, la plus scabreuse de toutes, qui est celle d’occuper la place de cet objet a, ça lui permet de conserver néanmoins stables et permanentes toutes les fictions les plus incompatibles avec ce qu’il en est de son expérience et du discours fondamental qui l’institue comme faire
Voilà ce que je termine aujourd’hui pour vous, et que vous comprendrez que j’aie réservé à une assistance plus limitée, qui n’est pas forcée d’en tirer une moisson de scandales, de ragots ou de bla-bla-bla.