samedi, juillet 6, 2024
Recherches Lacan

LXIV La logique du fantasme 1966 – 1967 Leçon du 31 Mai 1967

Leçon du 31 Mai 1967

 

Pour ceux qui se trouvent, par exemple, revenir aujourd’hui après avoir suivi un temps mon enseignement, il faut que je signale ce que j’ai pu, ces toutes dernières fois, y introduire d’articulations nouvelles.

L’une, importante, qui date de notre antépénultième rencontre, est assurément d’avoir désigné, expressément dirais-je — puisqu’aussi bien la chose n’était pas, à ceux qui m’entendent, inaccessible — expressément le lieu de l’Autre — tout ce que jusqu’ici (je veux dire depuis le début de mon enseignement) j’ai articulé comme tel — désigné le lieu de l’Autre : dans le corps.

Le corps lui-même est, d’origine, ce lieu de l’Autre, en tant que c’est là que, d’origine, s’inscrit la marque en tant que signifiant.

Il était nécessaire que je le rappelle aujourd’hui, au moment où nous allons faire le pas qui suit, dans cette logique du fantasme, qui se trouve — vous le verrez confirmer à mesure de notre avance — qui se trouve pouvoir s’accommoder d’une certaine laxité logique ; en tant que logique du fantasme elle suppose cette dimension, dite de fantaisie, sous l’espèce où l’exactitude n’y est pas exigée au départ. Aussi bien, ce que nous pourrons trouver de plus rigoureux dans l’exercice d’une articulation qui mérite ce titre de logique inclut-il en soi-même le progrès d’une approximation. Je veux dire un mode d’approximation qui comporte en lui-même non seulement une croissance, mais une croissance autant que possible la meilleure, la plus rapide qui soit, vers le calcul d’une valeur exacte. Et c’est en ceci que.. en nous référant à un algorithme d’une très grande généralité, qui n’est rien d’autre que celui le plus propre à assurer le rapport d’un incommensurable idéal, le plus simple qui soit, le plus espacé aussi, à resserrer ce qu’il constitue d’irrationnel par son progrès lui-même ; je veux dire que cette incommensurabilité de ce a… que je ne figure que pour la lisibilité de mon texte par être le Nombre d’or, ; car ceux qui savent, savent que cette sorte de nombre constitué par le progrès même de son approximation est toute une famille de nombres et, si l’on peut dire, peut partir de n’importe où, de n’importe quel exercice de rapport, à cette seule condition, que l’incommensurable exige, que l’approximation n’ait pas de terme, tout en étant pourtant parfaitement reconnaissable à chaque instant comme rigoureuse. C’est de ceci donc qu’il s’agit : de saisir ce que, ce à quoi nous sommes confrontés sous la forme du fantasme, reflète d`une nécessité. En d’autres termes, le problème, qui pour un Hegel pouvait se contenir dans cette limite simple que constitue la certitude incluse dans la conscience de soi-même (1)- cette certitude de soi-même, dont Hegel peut se permettre, peut se permettre étant données certaines conditions que j’évoquerai tout à l’heure qui sont conditions d’histoire, de mettre en question le rapport avec une vérité — cette certitude, dans Hegel — et c’est là en quoi il conclut tout un procès par où la philosophie est exploration du savoir — il peut se permettre d’y introduire le telos, la fin, le but, d’un savoir absolu. C’est pour autant qu’au niveau de la certitude, il se trouve pouvoir indiquer qu’elle ne contient pas en elle-même sa vérité. (1)

C’est en ceci que nous nous trouvons non pas pouvoir simplement reprendre la formule hégelienne, mais la compliquer : la vérité à laquelle nous avons affaire tient en cet : acte par où la fondation de la conscience de soi-même, par où la certitude subjective est affrontée à quelque chose qui de nature lui est radicalement étranger (1) et qui est proprement ceci que : (Est-ce qu’on ne pourrait pas faire quelque chose pour que cette interruption cesse ?)  (2)…

 

(1) Les haut-parleurs font entendre des lambeaux d’enregistrement.

(2) Une longue pause est nécessaire pour faire cesser cette perturbation.

 

Ce qu’il s’agit donc d’introduire aujourd’hui et d’autant plus rapidement que notre temps aura été écourté, c’est ceci : l’expérience psychanalytique introduit ceci que la vérité de l’acte sexuel fait question dans l’expérience. Bien sûr, l’importance de cette découverte ne prend son relief qu’à partir d’une position du terme acte sexuel comme tel. Je veux dire, pour des oreilles cela suffisamment formées à la notion de la prévalence du signifiant dans toute constitution subjective, d’apercevoir la différence qu’il y a entre une référence vague à la sexualité qu’on peut à peine dire comme fonction, comme dimension propre à une certaine forme de la vie, celle nommément la plus profondément nouée à la mort ; je veux dire ; entremêlée, entrecroisée à la mort ; ce n’est pas tout dire, à partir du moment ou nous savons que l’inconscient c’est le discours de l’Autre ; à partir de ce moment il est clair que tout ce qui fait intervenir l’ordre de la sexualité dans l’inconscient, n’y pénètre qu’autour de la mise en question : l’acte sexuel est-il possible ? Y a-t-il ce nœud définissable comme un acte où le sujet se fonde comme sexué ; c’est-à-dire mâle ou femelle ? L’étant en soi ou, s’il ne l’est pas, procédant dans cet acte à quelque chose qui puisse — fût-ce à son terme — aboutir à l’essence pure du mâle ou de la femelle ? Je veux dire : au démêlement, à la répartition, sous une forme polaire, de ce qui est mâle et de ce qui est femelle, précisément dans la conjonction qui les unit dans quelque chose – dont ce n’est pas ici, à cette heure, ni la première fois que j’introduis le terme — dans quelque chose que je nomme comme étant la jouissance ; j’entends comme dès longtemps introduite et nommément dans mon séminaire sur l’Éthique.

Il est en effet exigible que ce terme de jouissance soit proféré et proprement comme distinct du plaisir, comme en constituant l’au-delà.

Ce qui, ans a théorie psychanalytique, nous l’indique, est une série de termes convergents ; au premier rang desquels est celui de la Libido ; qui en représente une certaine articulation, dont il nous faudra désigner — au bout de ces entretiens de cette année — désigner en quoi son emploi peut être assez glissant pour non pas soutenir, mais faire se dérober les articulations essentielles que nous allons tenter d’introduire aujourd’hui.

La jouissance, c’est-à-dire ce quelque chose qui a un certain rapport au sujet, en tant que cet affrontement au trou laissé dans un certain registre d’acte questionnnable, ce qui de l’acte sexuel. Il est, ce sujet, suspendu par une série de modes ou d’états qui sont d’insatisfaction ; voilà qui à soi seul justifie l’introduction du terme de jouissance, qui aussi bien est ce qui à tout instant — et nommément dans le symptôme se propose à nous comme indiscernable de ce registre de la satisfaction ; puisqu’à tout instant pour nous le problème est de savoir comment un nœud, qui ne se soutient que de malaise et de souffrance, est justement ce par quoi se manifeste l’instance de la satisfaction suspendue ; proprement : ce où le sujet se tient en tant qu’il tend vers cette satisfaction. Ici la loi du principe du plaisir. À savoir de la moindre tension, ne fait qu’indiquer la nécessité des détours où chemin par où le sujet se soutient dans la voie de sa recherche — recherche de jouissance — mais ne nous en donne pas la fin, qui est cette fin propre, fin pourtant entièrement masquée pour lui dans sa forme dernière, pour autant qu’on peut aussi bien dire que son achèvement, son achèvement est si questionnable, qu’on peut aussi bien partir de ce fondement qu’il n’y a pas d’acte sexuel, qu’aussi bien celui-ci : qu’il n’y a que l’acte sexuel qui motive toute cette articulation.

C’est en ceci que j’ai tenu à apporter la référence — dont chacun sait que je me suis servi depuis longtemps — la référence à Hegel ; pour autant que ce procès — ce procès de la dialectique des différents niveaux de la certitude de soi-même, de la Phénoménologie de L’esprit comme il a dit — se suspend à un mouvement qu’il appelle “dialectique” (et qui assurément, dans sa perspective, peut être tenu pour être seulement dialectique) d’un rapport qu’il articule de la présence de cette conscience, pour autant que sa vérité, sa vérité lui échappe dans ce qui constitue le jeu du rapport d’une conscience-de-soi-même à une autre conscience-de-soi-même dans le rapport de l’intersubjectivité.

Or il est clair, il est dès longtemps démontré — ne serait-ce que par la révélation de cette béance sociale, en tant qu’elle ne nous permet pas de résumer à l’affrontement d’une conscience à une conscience, ce qui se présente comme lutte, nommément du maître et de l’esclave —… ce n’est même pas à nous de faire la critique de ce que laisse ouvert… de ce que laisse ouvert la genèse hégelienne. Ceci a été fait par d’autres et nommément par un autre — par Marx pour le nommer et maintient la question de son issue et de ses modes en suspens.

Ce par quoi Freud arrive et reprend les choses en un point analogique seulement de la position hégelienne, s’inscrit, s’inscrit déjà suffisamment dans ce terme — dans ce terme de jouissance — pour autant que Hegel l’introduit : le départ, nous dit-il, est dans la lutte à mort du maître et de l’esclave, après quoi s’instaure le fait que celui qui n’a pas voulu risquer — risquer l’enjeu de la mort — celui-là tombe à l’égard de 1’autre dans un état de dépendance, qui pour autant n’est pas sans contenir tout l’avenir de la dialectique en question. Le terme de jouissance y intervient. La jouissance, après le terme de cette lutte à mort — de pur prestige, nous est-il dit — va être le privilège du maître, et que pour l’esclave la voie tracée dès lors sera celle du travail.

Regardons les choses de plus près et cette jouissance dont il s’agit, voyons dans le texte de Hegel… (qu’après tout je ne puis pas ici produire et encore moins avec l’abréviation à laquelle nous sommes contraints aujourd’hui)… de quoi le maître jouit-il?

La chose, dans Hegel, est très suffisamment aperçue le rapport instauré par l’articulation du travail de l’esclave fait que si, peut-être, le maître jouit, ce n’est point absolument à la limite et à forcer un peu les choses — ce qui est à nos dépens vous allez le voir — nous dirions qu’il ne jouit que de son loisir. Ce qui veut dire : de la disposition de son corps.

En fait il est bien loin d’en être ainsi — nous le réindiquerons tout à l’heure — mais admettons que de tout ce dont il a à jouir comme choses, il est séparé par celui-là qui est chargé de les mettre à sa merci, à savoir de l’esclave, dont on peut dire dès lors — et je n’ai point à le défendre, je veux dire : ce point vif, puisque déjà dans Hegel, il est suffisamment indiqué — qu’il y a pour L’esclave une certaine jouissance de la chose, en tant que non seulement il apporte au maître, mais a à la transformer pour la lui rendre recevable.

Après ce rappel il convient que je m’interroge, avec vous — que je vous fasse interroger — sur ce que, dans un tel registre, implique le mot jouissance. Rien assurément n’est plus instructif, toujours, que la référence à ce qu’on appelle le lexique, pour autant qu’il s’attache à des buts aussi… précaires que l’articulation des significations. “Les termes inclus dans chaque article” — lit-on quelque part dans la note de la préface de ce magnifique travail qui s’appelle le Grand Robert — “les termes inclus dans chaque article constituent autant de renvois, de chaînons, qui devront aboutir aux moyens d’expression de la pensée”. “L’astérisque… — car en effet vous pourrez constater que dans chacun de ces articles qui remplissent très bien leur programme — “l’astérisque renvoie aux articles qui développent longuement une idée suggérée d’un seul mot” ; moyennant quoi l’article Jouissance commence par le mot plaisir marqué d’un astérisque. Ceci n’est qu’un exemple, mais le mot, sans doute, ce n’est point par hasard qu’il nous présente ces paradoxes. Bien sûr, jouissance n’a pas été abordé la première fois par le Robert ; vous pouvez également étudier ce mot dans le Littré : vous y verrez que ce qui est son emploi — son emploi le plus légitime — varie du versant qu’indique l’étymologie qui le rattache à la joie à celui de la possession et ce dont on dispose au dernier terme : la jouissance d’un titre. La jouissance d’un titre, que ce terme signifié quelque titre juridique ou quelque papier représentant une valeur de Bourse ; avoir la jouissance de quelque chose — des dividendes par exemple — c’est : pouvoir le céder. Le signe de la possession, c’est de pouvoir s’en démettre. Jouir de est autre chose que jouir, et, assurément rien plus que ces glissements de sens — en tant qu’ils sont cernés dans cette appréhension que j’ai appelée tout à l’heure “lexicale”, dans son exercice dans le dictionnaire — ne nous montre à quel point la référence à la pensée est bien ce qu’il y a de plus impropre, pour désigner la fonction — radicale, j’entends — de tel ou tel signifiant.

CE N’EST PAS LA PENSÉE QUI DONNE DU SIGNIFIANT L’EFFECTIVE ET DERNIÈRE RÉFÉRENCE. C’est de l’instauration qui résulte des effets de l’introduction d’un signifiant DANS LE RÉEL. C’est pour autant que j’articule d’une nouvelle façon ce rapport du mot jouissance à ce qui est pour nous, dans l’analyse, en exercice, que le mot jouissance trouve et peut conserver sa dernière valeur. Et ceci, j’entends aujourd’hui vous en faire sentir la portée en son point le plus radical.

Le maître jouit de quelque chose ; que ce soit de lui-même — il est son maître, comme on dit — ou aussi bien de l’esclave. Mais de quoi jouit-il dans l’esclave ? Précisément : de son corps.

Comme on le lit dans l’Écriture : le maître dit : Va ! Et il va. Comme je me suis permis — je ne sais plus si je l’ai écrit ou si seulement je l’ai énoncé — : si le maître dit : — “Jouis ! “, l’autre ne peut répondre que ce J’ouis (j’apostrophe, j’entends)  sur lequel je me suis amusé. Je ne m’amuse en général pas au hasard. Ceci veut dire quelque chose. J’aurais pu aussi bien être relevé par quelqu’un de ceux qui m’écoutent. Je regrette trop souvent de ne recueillir rien de plus que ce qui me force à le faire moi-même.

La question est celle-ci : Ce dont on jouit — s’il y a cette jouissance qui s’inaugure dans le je du sujet en tant qu’il possède — ce dont on jouit cela jouit-il ?

Il semble pourtant que ce soit ça la véritable question. Car, aussi bien, il est clair que la jouissance n’est nullement ce qui caractérise le maître. Le maître, en tant qu’il est celui-là, dans la Cité, qui ne saurait d’aucune façon être n’importe qui, mais qui est marqué de sa fonction de maître, il a bien autre chose à faire qu’à s’abandonner à la jouissance. Et la maîtrise de son corps — car il ne s’agit pas seulement du loisir — est quelque chose qui ne se mène que par les plus rudes disciplines. À toutes les époques de civilisation, celui-là qui est maître n’a nullement le temps de se laisser aller et fût-ce dans ses loisirs !

Les types sont à distinguer ; mais après tout le type du maître antique n’est pas d’un ordre tellement purement idéal que nous n’en ayons les repères : il est suffisamment inscrit — je dirais : dans les marques du premier discours philosophique — pour qu’on puisse dire que Hegel nous en donne un témoignage suffisant.

La question est justement celle-ci : est-ce que — ce qui après tout n’est que juste et conforme au premier enjeu de la partie — celui qui, à en croire Hegel, n’a pu dès le départ, tenir le risque éventuel de la perte de la vie, (ce qui est bien en effet la voie la plus sûre pour perdre la jouissance) — celui qui a assez tenu à la jouissance pour se soumettre et pour aliéner son corps, et pourquoi donc la jouissance ne lui resterait-elle pas en main ?

Nous avons mille témoignages de ceci — qu’une courte vue, on ne sait quel fantasme, qui veut que tout soit toujours du même côté, que le bouquet complet soit dans une seule main — nous avons mille témoignages que ce qui caractérise la position de celui dont le corps est remis à la merci d’un autre, c’est à partir de là que s’ouvre ce qui peut s’appeler la pure jouissance. Et aussi bien à entrevoir, à suivre les indices qui nous en donnent tout au moins le recoupement, peut-être certaines questions s’effaceraient-elles sur le sens de certaines positions paradoxales et nommément la masochiste. Mais après tout il vaut mieux quelques fois que les portes les plus immédiatement ouvertes ne soient pas franchies… Parce qu’il ne suffit pas qu’elles soient faciles à franchir pour que ce soient les vraies. Je ne dis pas que ce soit là le ressort du masochisme. Bien loin de là ! Parce que, assurément, ce qu’il faut dire c’est que, s’il est pensable que la condition de l’esclave soit la seule qui donne accès à la jouissance, dans la mesure où précisément nous pouvons le formuler, comme sujet : nous n’en saurons jamais rien.

Or le masochiste n’est pas un esclave. Il est au contraire — comme je vous le dirai tout à l’heure — un petit malin, quelqu’un de très fort : le masochiste sait qu’il est dans la jouissance. C’est précisément à son propos, à son terme, à votre usage, pour ce qu’il est d’entendre, sur lui, ce dont il s’agit, que tout ce discours progresse. Et pour le faire progresser, il convenait de montrer que dans Hegel il y a plus d’un défaut : le premier, bien sûr, étant celui qui me permettait, devant ceux qui m’entendent, de le produire ; à savoir que, dès avant que je l’avance et que j’en parle, avec le stade du miroir, nous avons marqué qu’en aucun cas cette sorte agressivité qui est d’instance et de présence dans la lutte à mort de pur prestige, n’était rien d’autre qu’un leurre. Et dès lors, dès lors rendait caduque toute référence à elle comme articulation-première.

Je ne fais que repointer au passage les problèmes que pose — que pose et laisse béants — la déduction hégelienne concernant la société des maîtres : comment s’entendent-ils entre eux ?…. Et puis, mon Dieu, la simple référence à ce qu’il en est, à savoir que l’esclave — pour qu’on en fasse un esclave — il n’est pas mort !…. Que le résultat de la lutte à mort est quelque chose qui n’a pas mis la mort en jeu ; que le maître n’a que le droit de le tuer, mais que précisément, et c’est pour cela qu’il s’appelle Servus : le maître servat, le sauve ; et que c’est à partir de là que se pose la véritable question : qu’est-ce que le maître sauve dans l’esclave ? Nous sommes ramenés à la question de la loi primordiale, de ce qui institue la règle du jeu, à savoir : celui qui sera vaincu, on pourra le tuer, et si on ne le tue pas, ce sera à quel prix ?

À quel prix ? C’est bien là que nous rentrons dans le registre de la signifiance : ce dont il s’agit, dans la position du maître, est ceci : des conséquences — toujours — de l’introduction du sujet dans le réel.

Pour mesurer ce qu’il en est concernant ses effets sur la jouissance, il convient de poser, au niveau de ce terme, un certain nombre de principes. À savoir que si nous avons introduit la jouissance, c’est sous le mode — logique — de ce qu’Aristote appelle une ousia, une substance. C’est-à-dire quelque chose, très précisément, qui ne peut être — c’est ainsi qu’il s’exprime dans son livre des Catégories — qui ne peut être ni attribué à un sujet ni mis dans aucun sujet. C’est quelque chose qui n’est pas susceptible de plus ou de moins, qui ne s’introduit dans aucun comparatif, dans aucun signe plus petit ou plus grand, voire plus petit ou égale.

La jouissance est-ce quelque chose dans quoi marque ses traits et ses limites le principe du plaisir. Mais c’est quelque chose de substantiel et qui, précisément, est important à produire, à produire sous la forme que je vais articuler au nom d’un nouveau principe : il n’y a de jouissance QUE du corps. Permettez-moi de dire que je considère que le maintien de ce principe, son affirmation comme étant absolument essentielle, me paraît d’une plus grande portée éthique que celle du matérialisme. J’entends que cette formule a exactement la portée, le relief, que l’affirmation qu’il n’y a que la matière introduit dans le champ de la connaissance. Car après tout, vous n’avez qu’à voir, avec l’évolution de la science, que cette matière, en fin de compte, se confond si bien avec le jeu des éléments dans lesquels on la résout, qu’il devient à la limite presque indiscernable de savoir ce qui devant vous joue, si ce sont ces éléments (stoikeia), ces éléments signifiants derniers, ou ceux de l’atome ; à savoir ce qu’ils ont en eux-mêmes de quasiment indiscernable avec le progrès de votre esprit, le jeu de votre recherche, mais ce qu’il en est au dernier terme : d’une structure que vous ne savez plus d’aucune façon rapporter à ce que vous avez comme expérience commune de la matière.

Mais dire qu’il n’y a de jouissance que de corps et nommément : que ceci vous refuse les jouissances éternelles, c’est bien là ce qui est en jeu dans ce que j’ai appelé valeur éthique du matérialisme, à savoir qui consiste à prendre ce qui se passe dans votre vie de tous les jours au sérieux, et s’il y a question de jouissance, de la regarder en face et de ne pas la repousser dans des lendemains qui chantent… il n’y a de jouissance que du corps. Ceci répond très précisément à l’exigence de vérité qu’il y a dans le freudisme.

Nous voici donc laissant entièrement à son errance la question de savoir si ce dont il s’agit c’est de l’être ou de n’être pas ; s’il s’agit d’être homme ou d’être femme dans un acte qui serait l’acte sexuel. Et si ceci est ce qui domine tout ce suspens de la jouissance, c’est également ceci que nous avons à prendre éthiquement au sérieux. Ce à propos de quoi s’élève ce quelque chose que nous pourrions appeler notre droit de regard.

Œdipe n’est pas un philosophe. C’est le modèle de ce dont il s’agit quant au rapport de ce qu’il en est d’un savoir et le savoir dont il fait preuve ; au moins nous est-il indiqué dans la forme de l’énigme que c’est un savoir concernant ce qu’il en est du corps. Par ceci il rompt le pouvoir d’une jouissance féroce celle de la sphynge, dont il est bien étrange qu’elle nous soit offerte sous la forme d’une figure vaguement féminine, disons : mi-bestiale, mi-féminine. Ce à quoi il accède après cela — ce qui ne le rend pas, vous le savez, plus triomphant pour cela — c’est assurément une jouissance. Au moment qu’il y entre, il est déjà dans le piège. Je veux dire que cette jouissance, c’est celle-là qui le marque, d’ores et déjà et d’avance, du signe de la culpabilité.

Œdipe ne savait pas ce dont il jouissait. J’ai posé la question de savoir si Jocaste, elle, le savait. Et même, pourquoi pas : Jocaste jouissait-elle de laisser Œdipe l’ignorer ? Disons : quelle part de la jouissance de Jocaste répond-elle à ce qu’elle laissât Œdipe l’ignorer ?

C’est à ce niveau, grâce à Freud, que se posent désormais les questions sérieuses concernant ce qu’il en est de la vérité.

Or l’introduction que j’ai déjà faite de la fonction d’aliénation – en tant qu’elle est cohérente avec la genèse du sujet comme déterminé par le véhicule de la signifiance – nous permet de dire que quant à ce qui nous intéresse et qui est premièrement posé — à savoir qu’il n’y a de jouissance que du corps — c’est que l’effet de l’introduction du sujet, lui-même effet de la signifiance, est proprement de mettre le corps et la jouissance dans ce rapport que j’ai défini par la fonction d’aliénation.

Je veux dire que, comme je viens pendant une demi-heure de l’articuler devant vous, le sujet, en tant qu’il se fonde dans cette marque du corps qui le privilégie, qui fait que c’est la marque — la marque subjective — qui désormais domine tout ce dont il va s’agir pour ce corps, qu’il aille là et puis là et pas ailleurs, et qu’il soit libre ou non de le faire, voilà sans doute ce qui distingue le maître, parce que le maître est un sujet La jouissance est, dans ce fondement premier de la subjectivation u corps, ce qui tombe dans la dépendance de cette subjectivation, et, pour tout dire, s’efface. À l’origine, la position du maître — et c’est cela que Hegel entrevoit — est justement renonciation à la jouissance, possibilité de tout engager sur cette disposition ou non au corps. Et non seulement du sien, mais aussi de celui de l’Autre.

L’Autre c’est l’ensemble des corps, à partir du moment où le jeu de la lutte sociale simplement introduit que les rapports des corps sont dès lors dominés par ce quelque chose qui, aussi bien, s’appelle la loi. Loi qu’on peut dire liée à l’avènement du maître, mais bien seulement si on l’entend : l’avènement du maître absolu. C’est-à-dire la sanction de la mort comme devenue légale.

Ceci, dès lors, nous permet d’entrevoir que si l’introduction du sujet comme effet de signifiant, gît dans cette séparation du corps et de la jouissance, dans la division mise entre les termes qui ne subsistent que l’un de l’autre, c’est là, pour nous — que doit se poser — la question — la question de savoir comment la jouissance est maniable à partir du sujet.

Eh bien, la réponse – la réponse est donnée par ce que l’analyse découvre comme approximation de ce rapport à la jouissance : sans doute, dans le champ de l’acte sexuel, ce qu’elle découvre, c’est l’introduction de ce que j’ai appelé valeur de jouissance ; c’est-à-dire : annulation de la jouissance comme telle le plus immédiatement intéressée dans la conjonction sexuelle ; ce qu’elle appelle la castration.

Ceci ne résout rien. Bien sûr, ceci nous explique comment il se fait que la forme légale la plus simple et la plus claire de l’acte sexuel — en tant qu’il est institué dans une formation régulière qui s’appelle le mariage — d’abord ne soit, à l’origine, que le privilège du maître. Pas simplement, bien sûr, du maître en tant qu’opposé à l’esclave, mais — comme vous le savez, si vous savez un peu d’histoire, et d’histoire romaine nommément — même opposé à la plèbe. N’a pas accès à l’institution du mariage qui veut, sinon le maître.

Mais, aussi bien, chacun sait — chacun sait, mon Dieu, par l’expérience, pour ce que ce mariage, qui a été mis dès lors à la portée de tous, traîne encore après lui de déchirements — chacun sait que cela ne va pas tout seul ! Et si vous ouvrez Tite-Live, vous verrez qu’il est une époque, pas tellement tard dans la république, où les dames — les dames romaines, celles qui étaient vraiment marquées du vrai connubium — ont empoisonné pendant toute une génération — avec une ampleur et une persévérance qui n’a pas été sans laisser quelques traces dans la mémoire et que Tite-Live inscrit — ont empoisonné leurs maris ; ce n’était pas sans raison. Il faut croire que l’institution du mariage, quand elle fonctionne au niveau de véritables maîtres, doit emporter avec elle quelques inconvénients, qui ne sont pas probablement uniquement liés à la jouissance ; puisque c’est plutôt le caractère accentué du trou mis à ce niveau — à savoir du fait que la jouissance n’a rien à faire avec le choix conjugal — que ces menus incidents résultaient.

Quand nous parlons de l’acte sexuel au niveau, nous, où il nous intéresse, nous analystes, c’est précisément pour autant que la jouissance est en cause. Comme je vous l’ai rappelé la dernière fois, Dieu n’a pas dédaigné d’y veiller. Il suffit que la femme entre dans le jeu d’être cet objet que nous désigne si bien le mythe biblique, d’être cet objet phallique, pour que l’homme soit comblé. Ce qui veut dire exactement : parfaitement floué ; à savoir ne rencontrant que son complément corporel.

La découverte de l’analyse est précisément de s’apercevoir que c’est uniquement dans la mesure où l’homme ne serait bas floué au point de ne retrouver que sa propre chair — rien d’étonnant que, dès lors, il n’y ait là “qu’une seule chair”, puisque c’est la sienne !- c’est justement dans la mesure où cette opération de flouage ne se produit pas, à savoir où la castration est produite, qu’il y a, oui ou non, chance qu’il y ait un acte sexuel.

Mais alors ! Qu’est-ce que veut dire ce qu’il en est de la jouissance ? Puisque la caractéristique d’un acte sexuel qui serait fondé, serait précisément dans le fait de ce manque à la jouissance, quelque part.

Cette interrogation sur ce qu’il en est de la jouissance en fonction tierce, c’est très précisément ce qui nous est donné dans une autre approche ; une approche qui s’appelle, — exactement à l’inverse de ce pas, de ce franchissement, qui est fait dans le sens de l’acte sexuel — qui s’appelle… — et justement, et uniquement à cause que c’est dans un sens inverse, concernant une certaine progression, progression logique — qui s’appelle, à cause de cela : la régression.

Et c’est ici que notre algorithme — que notre algorithme en tant qu’il confronte le petit a avec le Un, soit vers l’intérieur comme je l’ai déjà dessiné, à savoir : petit a se rabattant sur le Un, donnant, ici (1), la différence Un moins a qui est en même temps a2 ; il y a aussi une autre façon de traiter la question, c’est celle qui nous est suggérée par la fonction de l’Autre, à savoir que ce Un qui est ici (2), vient s’inscrire ici en a, que c’est le petit a, ici — sans se rabattre, à savoir laissant entre lui et le grand A le grand intervalle du Un — qui est en cause.

Vous ne pouvez que voir que ce fait privilégié : que le Un sur a soit justement égal au Un plus a et que c’est ça qui fait la valeur de cet algorithme ; c’est justement par-là que nous est donné le lieu, la topologie, de ce qu’il en est concernant la jouissance.

Dans le cas de l’esclave : l’esclave est privé de son corps ; comment savoir ce qu’il en est de sa jouissance ? Comment le savoir, sinon précisément dans ce qui, de son corps, a glissé hors de la maîtrise subjective. Tout ce qu’il en est de l’esclave, pour autant que son corps va et vient au caprice du maître, laisse néanmoins préservés ces objets qui nous sont donnés comme surgis, précisément, de la dialectique signifiante.

Ces objets qui en sont l’enjeu mais aussi la forgerie, ces objets pris aux frontières, ces objets qui fonctionnent au niveau des bords du corps, ces objets que nous connaissons bien dans la dialectique de la névrose ces objets sur lesquels nous aurons à revenir encore et maintes fois, pour bien définir ce qui fait leur prix et leur valeur, leur qualité d’exception. Je n’ai pas besoin de les rappeler, pour ce qui en est de l’oral et de ce qu’on appelle aussi l’anal. Mais ces autres, aussi, supérieurs, moins connus – au registre plus intime, qui, par rapport à la demande, est constitué comme le désir — et qui s’appellent le regard et la voix. Ces objets, pour autant qu’eux ne sauraient d’aucune façon être pris par la domination quelle qu’elle soit du signifiant, fût-elle entièrement constituée au rang de domination sociale ; ces objets qui, de leur nature, y échappent, qu’est-ce à dire ?

Est-ce là ?….  puisque pour l’esclave, il n’y a du côté de l’Autre qu’une jouissance supposée, (Hegel est trompé en ceci que c’est pour l’esclave qu’il y a la jouissance du maître) ; mais la question qui vaut, je vous l’ai posée tout à l’heure ce dont on jouit, jouit-il ? Et s’il est vrai que quelque chose du réel de la jouissance ne peut subsister qu’au niveau de l’esclave, ce sera bien alors dans cette place, pour lui, laissée en marge du champ de son corps, que constituent les objets dont je viens de rappeler la liste. C’est là, c’est à cette place que doit se poser la question de la jouissance.

Rien ne peut retirer à l’esclave la fonction, ni de son regard ni de sa voix, ni celle aussi de ce qu’il est, dans sa fonction de nourrice — puisque si fréquemment c’est dans cette fonction que l’Antiquité nous le montre -, ni même non plus dans sa fonction d’objet déjeté, d’objet de mépris.

À ce niveau, se pose la question de la jouissance. C’est une question et, comme vous le voyez, c’est même une question scientifique.

Or, le pervers… le pervers, eh bien, c’est cela qu’il est : la perversion est à la recherche de ce point de perspective, pour autant qu’il peut faire surgir l’accent de la jouissance. Mais il le recherche d’une façon expérimentale. La perversion, tout en ayant le rapport le plus intime à la jouissance, est — comme la pensée de la science — cosa mentale ; c’est une opération du sujet en tant qu’il a parfaitement repéré ce moment disjonction de par quoi le sujet déchire le corps de la jouissance, mais qui sait que la jouissance n’a pas seulement été, dans ce processus, jouissance aliénée, qu’il y a aussi ceci : qu’il reste quelque part une chance qu’il y ait quelque chose qui en ait réchappé. Je veux dire que tout le corps n’a pas été pris dans le processus d’aliénation. C’est de ce point, du lieu de petit a que le pervers interroge, interroge ce qu’il en est de la fonction de la jouissance.

À ne jamais se saisir que d’une façon partielle, et, si je puis dire, dans la perspective – je ne dirai pas du pervers… car vraiment on peut dire que les psychanalystes n’y comprennent rien… (N’y en a-t-il pas un, récemment, qui posait cette sorte d’équation, à ce propos qu’il ne saurait à la fois — le pervers — être sujet et jouissance, et que dans toute la mesure où il était jouissance il n’était plus sujet !….)… Le pervers reste sujet dans tout le temps de l’exercice de ce qu’il pose comme question à la jouissance ; la jouissance qu’il vise c’est celle de l’Autre, en tant que lui en est peut-être le seul reste ; mais il le pose par une activité de sujet.

Ce que ceci nous permet de remonter, ne peut se faire qu’à une seule condition : c’est que nous nous apercevions que ces termes — sadomasochisme par exemple — comme on les noue, n’ont de sens que si nous les considérons comme des recherches sur la voie de ce que c’est que l’acte sexuel.

Des rapports que nous appelons sadiques entre telle ou telle vague unité du corps social n’ont d’intérêt qu’en ceci : qu’elles figurent quelque chose qui intéresse les rapports de l’homme et de la femme.

Comme je vous le dirai la prochaine fois — puisque cette fois-ci, ma foi, j’aurai été écourté — vous verrez qu’à oublier ce rapport fondamental, on laisse échapper tout moyen de saisir ce qu’il en est dans le sadisme et dans le masochisme. Ceci ne voulant pas dire non plus qu’en aucune façon ces deux termes figurent des rapports comparables à ceux du mâle et de la femelle.

Un personnage, d’une — je dois dire — incroyable naïveté, écrit quelque part — cette vérité…- que “le masochisme n’a rien de spécifiquement féminin”, mais les raisons qu’il en donne vont au niveau de formuler qu’assurément, si le masochisme était féminin, ça voudrait dire qu’il n’est pas une perversion, puisqu’il serait naturel à la femme d’être masochiste. Donc, à partir de là on voit bien que, naturellement, les femmes ne peuvent être qualifiées de masochistes, puisque, étant une perversion, ça ne saurait être quelque chose de naturel !

Voilà le genre de raisonnement dans quoi on s’embourbe. Non pas, certes, sans une certaine intuition, je veux dire la première, à savoir qu’une femme n’est pas naturellement masochiste. Elle n’est pas naturellement masochiste, et pour cause ! C’est parce que si elle était, en effet, masochiste, ça voudrait dire qu’elle est capable de remplir le rôle que le masochiste donne à une femme. Ce qui, bien entendu, donne un tout autre sens, dans ce cas, à ce que serait le masochisme féminin. Elle n’a justement, la femme, aucune vocation pour remplir ce rôle. C’est ce qui fait la valeur de l’entreprise masochiste.

C’est pourquoi vous me permettrez de terminer aujourd’hui sur ce point, en vous promettant — comme point d’arrivée, comme pointe de ce qui est mis en question par cette introduction de la perversion — en vous permettant de vous indiquer comme pointe, que nous mettrons enfin, j’espère, quelque ordre, tout au moins un peu plus de clarté, concernant ce dont il s’agit, quand il s’agit du masochisme.

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